Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Gabriel Belot à Marguerite Audoux

Auteur(s) : Belot, Gabriel

Description
Difficultés dans son travail de graveur - Préparation de l'édition de Marie-Claire qu'il illustre
Texte

Paris le 25 novembre 1931[1]

Ma bonne Marguerite Audoux[2],

Oui, c'est moi, bien en retard pour répondre à vos deux bonnes cartes, mais je connais votre indulgence et je sais bien que vous ne me tiendrez pas rigueur de mon silence car depuis mon retour à Paris[3], je me casse le nez sur toutes choses sans pour cela obtenir un seul résultat. En un mot, cette année est la plus impossible année vécue depuis l'après-guerre… Tout croule ou du moins semble crouler, et l'artiste n'a pas même comme fiche de consolation le droit d'être du chômage ou le droit de balayer le ruisseau de grand matin, ce qui lui ferait une rente pour acheter ses couleurs et son pain, mais tout cela est vieille chanson et je ne veux pas par des phrases trop noires obscurcir les rayons de soleil qui très certainement dans le beau pays où vous êtes viennent réaliser un peu de ce calme, générateur de vie ; qui à mes yeux et aussi aux vôtres donnent donc raison à la vie[4].
De temps en temps, je vais me battre avec l'Imprimeur pour défendre selon mes possibilités Marie-Claire[5] ; la chère enfant, mise au monde par vous, mais mariée à mes gravures, souffre d'avoir comme médecin accoucheur l'imprimeur, mais je crois que malgré tout nous ferons bien ; faire bien, c'est quelque chose dans une époque où le bâclé est de mise et où tout se fait pour le veau d'or et rien pour le coeur[6]. Trois machines sont en train de tirer et je fais reprendre le frontispice : « La sœur avec la petite fille Marie-Claire entre ses genoux » «La bonté», cela n'était rien… Si tout va bien, le cher livre verra le jour vers le 15 ou le 18 décembre. J'ai terminé la planche du menu[7] où j'ai gravé un Gabriel-belot artiste peintre assis sur un tronc d'arbre et donnant une noisette à croquer à un petit écureuil. Vis-à-vis de lui, Marguerite Audoux, non Marie-Claire, enfant et le regardant ; puis toutes les bêtes, un cochon tout jeune portant en son groin sonore le mot « menu », une grenouille sautant dans la boîte de couleurs, une chèvre fantasque, un chien tirant la langue, un lézard, et sur le tout un coucher de soleil doré. Et quand je vous dirai qu'il m'a fallu 4 bois pour ce menu et que le livre est à cette image, à la cadence de trois ou 4 bois par planche, cela vous donnera l'idée de l'effort accompli. Pour me reposer des 17 et 18 heures de gravure par jour, j'ai fait des tableaux avec autant d'heures par jour ; je croyais, étant mort de fatigue et les doigts éclatés et saignants sous les outils, que j'allais m'enfoncer dans la mousse, l'herbe, les bruyères. Il n'en a rien été. Au bout de trois heures de calme, j'ai été repris par ma folie. Folie ? Non, sagesse, car c'est encore par le travail-passion qu'on se repose du travail-Passion.
Plus j'avance dans la vie[8], plus j'ai l'impression que je n'ai (jusqu'à présent) fait que voler des bribes de temps pour faiblement m'exprimer, la vie étant une marâtre implacable et mon tempérament m'ayant incité à compliquer encore, si c'est possible, cette vie.
Si je pouvais vivre, ce n'est guère que dans 20 ans que je comprendrais le sens des choses et surtout, surtout la façon de l'exprimer. On m'écrit : Ne vous laissez pas décourager… je réponds : Décourager, je ne connais pas ce verbe, je suis pour la lutte, mais la lutte contre un édredon est bien la plus pénible que je sache puisqu'elle[9] vous étouffe en ayant l'air de céder.
Chère amie, je vous laisse votre beau soleil et croyez-moi toujours votre bien affectueux et dévoué

Gabriel Belot

[1] La lettre arrive à destination le 27.
[2] Le M initial est comme le prolongement, sous forme de pattes, d'un oiseau représenté en haut à gauche – l'ensemble formant une sorte de lettrine ‑. Entre d'une part cet oiseau, et d'autre part le lieu et la date de création qui se trouvent à droite, sont dessinés, toujours à l'encre, un ciel et des nuages.
[3] Nous ne savons d'où Belot revient.
[4] À la ponctuation anarchique ou absente (que nous rétablissons au minimum) s'ajoute une prolixité syntaxique qui va parfois jusqu'à entraver la compréhension. Cette très longue phrase, typique du style cursif de Belot, comporte initialement… deux seules virgules : la première erronée (entre mais et tout cela est vieille chanson) ; la seconde venant embrouiller la syntaxe (entre ce calme et générateur de vie), et que nous avons donc déplacée après vie sous forme d'un point et virgule. On pardonne d'autant plus volontiers à l'artiste que son écriture est à elle seule une œuvre d'art.
[5] Il s'agit de l'édition des éclectiques du livre, à laquelle participe Gabriel Belot pour les gravures. Curieusement, la première page annonce, sous le nom de l'édition, 1930 ; et l'achevé d'imprimé, à la fin du livre, mentionne le 12 janvier 1932.
[6] Marguerite Audoux et Gabriel Belot étaient faits pour se rencontrer…
[7] Celui, vraisemblablement, du repas destiné à fêter la sortie de ce magnifique ouvrage
[8] Belot vient d'entrer, le 6 novembre, dans sa cinquantième année.
[9] On attendrait un il.
Lieu(x) évoqué(s)Paris

Géolocalisation

Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 20/05/2022