Dans ce troisième et dernier volet de notre parcours Foucault auditeur, intéressons-nous aux boîtes 44A et B intitulées « Neurophysiologie, Lagache & EEG » (EEG pour « électro-encéphalogramme ») qui conservent les notes relatives aux enseignements reçus en psychologie. De nombreux feuillets sur les questions de psychologie normale et pathologique se trouvent aussi dans la boîte 38.

En 1946-1947, le caïman Georges Gusdorf (1912-2000), en collaboration avec son ami le psychiatre Georges Daumézon (1912-1979), organise pour ses étudiants en philosophie une initiation à la psychopathologie avec la présentation de malades à l’hôpital Sainte-Anne. En reprenant le poste de Gusdorf en 1948, Louis Althusser continue cet exercice qui s’inscrit dans la tradition des présentations de malades par le Professeur Georges Dumas auxquelles assistaient Sartre, Lagache, Canguilhem et Nizan au milieu des années 1920.

C’est ainsi qu’à la fin des années 1940, beaucoup de Normaliens complètent leur formation en philosophie par des études de psychologie dont la reconnaissance institutionnelle date de l’arrivée de Daniel Lagache (1903-1972) à la Chaire de Psychologie Générale à la Faculté des Lettres de l’Université de Paris en 1947 : une Licence de Psychologie est créée à l’Université et un cycle d’études dispensés en partenariat avec l’Institut de psychologie de Paris voit le jour. Pour sa part, Foucault s’inscrit dès 1949 à ce programme et il obtient successivement ses Diplômes de psychopathologie en juin 1952 et de psychologie expérimentale en juin 1953.

Pour se faire une idée de cette nouvelle offre de formation qui attire les philosophes au tournant des années 1950, regardons la présentation du cursus qui est donnée par la rédactrice en chef du bulletin d’information pour les étudiants en psychologie :

« Les programmes des Certificats et des Diplômes se recouvrent, se recoupent et se complètent. Nous conseillons donc de voir les bibliographies de toutes les matières, et de suivre en même temps l’enseignement de la Faculté et celui de l’Institut de Psychologie. Faire la première année Psychologie Générale et Psychologie de l’Enfant, ainsi que l’Année Préparatoire de l’Institut de psychologie (...). Laisser pour la fin Psychologie Expérimentale (de l’Institut) et Psychophysiologie (de la Faculté des Sciences) car ils ont un programme commun et sont considérés comme les plus difficiles, par les étudiants venant des Lettres. Ne pas oublier que la Statistique est au programme de tous les Diplômes et de la plupart des Certificats de la Licence, que c’est l’écueil sur lequel butent la plupart des étudiants et qu’il faut donc la commencer dès le début de l’année. Pour Psychologie Appliquée et Psychologie Pathologique, la connaissance effective des tests est nécessaire (il est possible de faire des stages bénévoles dans le courant de l’année).
Quoique tous les cours soient publiés dans le Bulletin, il ne faut pas oublier que ce sont des résumés faits par des étudiants, et qu’ils ne peuvent suffire. La culture générale, et une culture étendue dans tous les domaines de la psychologie, sont indispensables à qui veut faire de la Psychologie » (Anne Ancelin-Schützenberger, « Aperçus sur les études de psychologie », Bulletin du groupe d’études de psychologie de l’université de Paris, 21 novembre 1950, 1-2, IV, p. 1-2).

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"Psychologie de la vie sociale" (Boîte 44A, f070)

Nous indiquons ci-dessous les chemises dont les intitulés correspondent aux cours indiqués dans le Résumé des cours de 1949-1950 du Bulletin du groupe d’études de psychologie de l’université de Paris (N° 1-2, 21 novembre 1950, 4e année, « sommaire (1949-1950) », p. 94. Ce bulletin créé par les étudiants en 1947 deviendra plus tard le Bulletin de psychologie qui vit encore aujourd’hui).

Bulletin du groupe d'études de psychologie

[Collection: BSV, ULiège]

La chemise intitulée « Lagache, Psychologie sociale » contient 30 feuillets avec les notes prises par Foucault au cours de Daniel Lagache dans la section « Psychologie de la vie sociale » qui comportait deux volets en 1949-1950, avec la « Constitution de la personnalité » et les « Questions de criminologie ».

Dans la section « Psychologie pathologique » Daniel Lagache se chargeait des « Leçons de psychanalyse théorique » tandis que Jean Delay donnait les cours sur « L’électroencéphalographie en psychiatrie clinique » et sur les « Aspects théorique et pratique de la psychochirurgie ».

Jean Delay (1907-1987) avait accédé à la Chaire de Clinique des maladies mentales de la Faculté de Médecine le 1er janvier 1946. Professeur de clinique des maladies mentales et de l’encéphale, il a accueilli dans son service le séminaire de Jacques Lacan de 1953 à 1963. C’est dans le service du Professeur Delay à Sainte-Anne que Foucault a effectué le stage de psychologie, recommandé par le guide des études, durant lequel il avait notamment pour fonction de faire passer le test du Rorschach aux patients.

Les chemises 13 « Electro-encéphalogramme et psychologie » et 14 « Electro-encéphalogramme »contiennent les notes de cours et de lecture lié à cet enseignement de la technique psychologique (http://eman-archives.org/Foucault-fiches/collections/show/75).

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"Psychologie différentielle" (boîte 44B, f0944)

La chemise 50: « Oléron » (boîte 44B) contient le cours dédié à la « Psychologie différentielle ». Pierre Oléron (1914-1995) est un psychologue français qui a travaillé sur l’intelligence (Les Sourds-muets, Paris, Puf, « Que sais-je », 1950 ; Les Composantes de l’intelligence d’après les recherches factorielles, Paris, Puf, 1957).

La chemise 9 : « Pichot. Les tests et la psychopathologie » (boîte 44B) contient des notes sur toute une batterie de tests différents à l'usage des diagnstics cliniques (http://eman-archives.org/Foucault-fiches/viewer/show/7945#page/n0/mode/1up).

Pierre Pichot (1918-2020), psychiatre, adjoint du Professeur Jean Delay à l’hôpital Sainte-Anne dans les années 1950, s’est spécialisé dans la psychopathologie, la psychométrie et les tests psychologiques avant de s’intéresser, à partir des années 1970, à la psychologie comportementale et au développement des thérapies cognitivo-comportementales. Chargé des « travaux pratiques » pour l’obtention du diplôme de psychopathologie, le Docteur Pichot est vraisemblablement le psychologue scientifique auquel Foucault pense en commençant son article sur « La Recherche scientifique et la psychologie » (Dits et écrits, n° 3) par l’évocation de la question que « l’une des plus fines blouses blanches de la psychologie » aurait posée à un « débutant », à savoir « s’il voulait faire de la “psychologie” comme M. Pradines ou Merleau-Ponty ou de la “psychologie scientifique” comme Binet ou d’autres. » (cf. Didier Eribon, op. cit. p. 62 ; J. L. Moreno Pestaña, En devenant Foucault, éditions du Croquant, 2006, p. 72). 

Par ailleurs, on sait que, dans le cadre de ses études de psychologie, Foucault a suivi le cours de « Psychologie pédagogique » pour lequel Merleau-Ponty avait obtenu un poste de maître de conférences à la Sorbonne qu’il occupa de 1949 à 1952. C’est dans la boîte 33EB (contenant majoritairement les notes des lectures de Heidegger et qui ne fait pas partie du corpus mis à disposition sur E-Man par le projet FFL) que se trouvent une trentaine de fiches de lecture sur La Structure du comportement et sur Phénoménologie de la perception, parmi lesquelles on peut lire une fiche intitulée « L’enfant et autrui (Merleau-Ponty, cours de 1951) » (f0207) qui correspond au cours édité dans Merleau-Ponty, Psychologie et pédagogie de l’enfant. Cours de Sorbonne 1949-1952 (Paris, Verdier, 2001, édition établie par Jacques Prunair, p. 321-327).

Ce lot de fiches comporte aussi les notes d’un exposé sur « Husserl et Merleau-Ponty, 23.11.51 (Psychologie et phénoménologie) » dont l’écriture n’est pas celle de Foucault et qui indiquent en haut de page, au début de l’exposé : « F[oucault] insistera plus sur les différences que les ressemblances ». Il s’agit vraisemblablement de notes prises par un auditeur à l’une des premières séances de Foucault à l’ENS au poste d’agrégé-répétiteur en psychologie obtenu en octobre 1951. Ces fiches indiquent un point de transition où le jeune agrégé de philosophie commence à donner des cours qui reçoivent rapidement un franc succès auprès des nouvelles promotions de Normaliens dans les rangs desquelles se trouvent Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Paul Veyne, Michel Serres.

Nous arrivons là à un point d’intersection entre la double formation en philosophie et en psychologie d’un côté et, de l’autre côté, la double réflexion sur les rapports de la phénoménologie à la psychologie ainsi que sur l’histoire et la critique des fondements de la psychologie. Cette double réflexion devient à la fois la matière des recherches développées dans un projet de thèse et la matière des cours à l’ENS et à l’Université de Lille où il devient assistant en psychologie en octobre 1952.

Tandis que son ancien camarade Pierre Gréco devient assistant de Jean Piaget pour le cours de « Psychologie pédagogique » en 1952 (cf. Jean Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie, Paris, Puf, 1968, p. 52-53) et commence par-là sa carrière de psychologue scientifique, Foucault devient « Chef du Laboratoire de Psychologie de l’ENS » en même temps qu’il rédige deux articles qui ne paraîtront qu’en 1957, un tableau historique de la psychologie (« La psychologie de 1850 à 1950 ») et une réflexion les contradictions fondamentales de la recherche en psychologie (« La recherche scientifique et la psychologie ») qui dresse un état des lieux au vitriol de la psychologie française. Une lettre à Jean-Paul Aron datant de la période lilloise laisse d’ailleurs entrevoir la part d’opportunisme qui anime Foucault dans la création du laboratoire puisque, le poste de répétiteur ayant été supprimé, il y voit un moyen de garder contact avec « le milieu » de l’École normale dont il a, écrit-il, « tant de mal à [se] détacher » (Foucault à Münsterlingen. À l’origine de l’Histoire de la folie, sous la dir. de J.-F. Bert et E. Basso, Paris, EHESS, 2015, p. 121).

Il y aurait bien d’autres parcours possibles dans les fiches de lecture de Foucault liées aux années d’apprentissages, par exemple avec un parcours qui s’intéresserait aux lectures de Hegel, de Marx et de la phénoménologie dont Foucault a rappelé dans plusieurs entretiens que ces matières constituaient le socle de l’Université française à l’époque de ses études. Dans cette direction, nous pouvons signaler des pistes d’exploration dans les boîtes 37 et 38 ainsi que dans les boîtes 42A et 42B « Littérature, sodomie, hérésie, homosexualité » qui – derrière des intitulés qui semblent à première vue renvoyer à des intérêts plus tardifs de Foucault – rassemblent aussi un grand nombre de fiches consacrées à la phénoménologie et à la psychologie, à partir du feuillet f355 « Ideen II » de la boîte 42A jusqu’au dernier feuillet de la boîte 42B.

Pour notre part, nous avons voulu mettre en avant un certain type de documents dans ce vaste ensemble de « fiche de lectures » : un autre rapport au savoir que celui qui s’effectue dans les livres se laisse entrevoir dans ce corpus de notes de cours que nous avons dégagé. Il s’agit de l’expression d’un savoir incarné, impliquant les enjeux de la relation professorale et pédagogique, avec éventuellement le pouvoir de fascination dont Foucault a pu parler à propos de Merleau-Ponty (Didier Eribon, Foucault et ses contemporains, Paris, Fayart, 1994, p. 107). Tous ces manuscrits dans lesquels s’est déposée la parole des professeurs qui ont marqué ses années d’apprentissage nous en apportent un singulier témoignage.