Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


Collection La correspondance croisée entre François Guizot et Dorothée de Lieven : 1836-1856


1836 (21 janvier) - 1837 (30 juin) : De la Princesse au Ministre, les premiers contacts et échanges parisiens

*** Présentation de la collection :

Ces premiers échanges montrent comment François et Dorothée appartiennent au même réseau social et politique et comment l’expérience du deuil va les rapprocher. Après la mort de ses deux plus jeunes fils en 1835, la princesse de Lieven quitte la Russie en y laissant son mari. Elle arrive à Paris après un séjour à Berlin. Dans la notice biographique que Guizot consacre à la princesse de Lieven, il fait le récit de leur rencontre en 1835, chez le duc de Broglie à Paris et donne ses premières impressions  sur la princesse :

Vers la fin de l'été de 1835, elle vint à Paris; elle y trouva d'anciennes et bientôt de nouvelles relations qui l'accueillirent avec cette sympathie à la fois empressée et respectueuse qu'inspire une personne rare par l'esprit, le caractère, les souvenirs de sa vie, et qui se débat passionnément contre une violente douleur. Ce fut alors que je la rencontrai pour la première fois chez le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères et président du cabinet où je siégeais comme ministre de l'instruction publique :
« Venez dîner avec nous, me dit un jour la duchesse de Broglie; nous aurons, en très-petit comité, une personne très-distinguée et très-malheureuse, la princesse de Lieven ; elle vient de perdre deux de ses fils ; elle demande partout en Europe des distractions qu'elle ne rencontre nulle part ; elle prendra peut-être quelque plaisir à causer avec vous. »

Assis à côté d'elle à table, je fus frappé de la dignité douloureuse de sa physionomie et de ses manières; elle avait cinquante ans; elle était dans un profond deuil qu'elle n'a jamais quitté; elle entamait et cessait tout-à-coup la conversation, comme retombant à chaque instant sous l'empire d'une pensée qu'elle s'efforçait de fuir. Une ou deux fois, ce que je lui dis parut l'atteindre et la tirer un moment d'elle-même ; elle me regarda, comme surprise de m'avoir écouté et prenant pourtant quelque intérêt à mes paroles. Nous nous séparâmes, moi avec un sentiment de sympathie pour sa personne et sa douleur, elle, avec quelque curiosité à mon sujet. Elle parla de moi à la duchesse de Broglie, et se montra bien aise de m'avoir rencontré.
Mélanges biographiques et littéraires (1868), pp. 205-206

Si la première lettre de février 1836 est une réponse de Dorothée pour refuser en raison de son deuil, une invitation de François. (Voir la lettre) En octobre 1836, une invitation de Dorothée cette fois, montre comment elle intègre déjà Guizot à son réseau social, politique et diplomatique. Voir la lettre.) Guizot laisse un témoignage de cette période :

Quand elle eut pris la résolution de rester à Paris, la princesse de Lieven me témoigna le plaisir particulier qu'elle prenait à me voir et à s'entretenir avec moi. J'étais de plus en plus frappé de son esprit, élevé, naturel, libre en même temps que mesuré, de la vivacité de ses impressions qui ne troublait jamais la solidité de son jugement, et de la profondeur de sentiment qu'elle avait conservée au milieu d'une vie toute politique et mondaine.


Mélanges biographiques et littéraires
 (1868), pp. p. 209

C'est la profondeur des sentiments de Dorothée qui se révèle à Guizot en février 1837. Guizot exprime clairement, comment non seulement l'expérience commune de la mort d'un enfant va tisser des liens sincères entre Dorothée et lui, mais aussi la réaction de Dorothée à cet évènement dans sa vie.

Deux circonstances amenèrent notre relation à une vraie et sérieuse intimité : le 15 février 1837, je perdis mon fils François que, bien qu'il fût mon fils, je n'hésite pas à appeler le meilleur et le plus charmant jeune homme qu'un père ait pu posséder et perdre ; le lendemain 16 février, je reçus de la princesse de Lieven ce billet. [...] Je fus profondément touché de cette sympathie si franchement et si douloureusement exprimée.

Mélanges biographiques et littéraires
 (1868), pp. 209-210

Lors du début de son premier séjour au Val-Richer sans son fils François, Guizot exprime clairement comment l'intensité de leur relation et de leur intimité est due à  l'expérience commune du deuil. 

Pendant que vous retrouvez à Londres, vos douleurs, pendant que vous n’y pouvez faire un pas, regarder à rien sans avoir le cœur bouleversé au souvenir de vos fils, moi j’achève ici, dans ma maison, les arrangements que le mien y avait commencés. Je fais descendre dans ma chambre son fusil de chasse, je me promène suivi de son chien.C’est un lien puissant entre nous, Madame, que cette triste ressemblance de nos destinées, et cette parfaite intelligence que nous avons l’un l’autre de nos peines.
Voir la lettre 

Le manuscrit autographe n'est pas accessible. Ce billet a été transcrit par Guizot. (Voir la lettre). Malheureusement, il n'y a pas de traces des lettres de Guizot de février 1837. Ne sont disponibles que leurs échos dans les réponses de Dorothée (Voir la lettre du 20 février 1837 à François Guizot.)
Mais, Guizot raconte comment leurs liens ne cessent de se resserrer, notamment grâce à la curiosité de Dorothée et de sa présence aux débats de la Chambre en 1837, alors que Guizot explique et justifie son action au ministère de l'instruction publique, en pleine crise ministérielle. Guizot découvre alors Dorothée et son esprit libre et vif sur la politique.

Quelques semaines après ce fatal jour, j'étais rentré dans les devoirs et les travaux de la vie publique, et deux mois plus tard, par les causes que j'ai indiquées dans mes Mémoires, j'étais sorti du cabinet présidé par M. Molé. Le 5 mai 1837, dans la discussion des fonds secrets demandés par le nouveau ministère, je fus appelé à expliquer les raisons de ma retraite et le caractère de ma nouvelle situation. J'abordai avec une entière franchise, dans ce débat, les questions de politique générale comme les motifs personnels qui avaient déterminé ma conduite, et je reçus les plus empressés témoignages de la sympathie de mes amis et de l'estime de mes adversaires.
La princesse de Lieven venait quelquefois aux séances de la Chambre des députés ; elle assistait à celle-ci, et le lendemain elle m'exprima vivement le plaisir qu'elle avait pris à mon langage et à mon succès.

Mélanges biographiques et littéraires
 (1868), pp. 209-210

C'est un moment de crise intime et politique. Guizot indique comment se noue leur relation à ce moment décisif de son parcours politique. Au Chapitre XXII du quatrième tome de ses Mémoires, Guizot fait référence aux soutiens qu'il a reçus au cours de cette période douloureuse : 

Je ne me suis jamais senti plus près de plier sous le fardeau. A peine un mois après ce coup, les grands débats des Chambres commencèrent. Outre la politique générale, j’eus à soutenir, pour mon propre compte, la longue discussion du projet de loi que j’avais présenté un an auparavant sur l’instruction secondaire. Puis éclata la crise ministérielle. Je fus aidé, dans ma pesante tâche, par la sympathie qui me fut témoignée de toutes parts à ce cruel moment […].

Mémoires
, Tome quatrième, p. 231 

En mars 1837, Dorothée lui écrit qu'elle recherche la sienne :

Je cherche de la sympathie, je cherche aussi de la distraction. Vous êtes homme, vous êtes fort. Moi, je suis faible, bien faible. Pardonnez-moi d’oser ainsi vous entretenir de moi. Mais il me semble voir que je vous inspire un peu d’intérêt. Venez me le montrer plus souvent. Je sais bien peu me faire comprendre si vous ne vous êtes pas aperçu du plaisir que me donne votre présence.
Voir la lettre

Guizot éclaire comment les liens se serrent entre eux et souligne qu'aucun intérêt politique a été le moteur de leur relation. 

Ainsi commença, entre elle et moi, une amitié qui devint de jour en jour plus sérieuse et plus intime. Nous avions connu, l'un et l'autre, les grandes tristesses humaines et atteint l'âge des mécomptes; l'intimité s'établit entre nous simplement, naturellement, sans aucune pensée politique, à la suite des circonstances personnelles qui nous avaient fait vraiment connaître l'un à l'autre et nous avaient fait sentir une mutuelle sympathie.
Mélanges biographiques et littéraires (1868), p. 211

Dans la correspondance, le 15 juin 1837 marque un moment fondateur où des paroles prononcées auraient scellé leur lien. (Voir les lettres)
Le 7 septembre 1838, à l'occasion d'une dispute au sujet de la séparation de Dorothée et son mari, Guizot met en lumière un avant et après le 15 juin 1837. 

Vous m’aviez inspiré avant le 15 juin un intérêt momentané mais au moment sérieux et profond. Depuis le 15 juin, ma pensée et mon cœur ne vous ont pas quittée une minute. Vous êtes entrée et entrée avec un charme infini, dans les derniers replis de mon âme. Vous m’avez convenu, vous m’avez plu dans tout ce que j’ai en moi de plus intime, de plus exigeant, de plus insatiable. Je vous l’ai montré comme cela se peut montrer toujours bien au dessous de ce qui est, mais enfin, je vous l’ai montré. Et en vous le montrant, à vos émotions, à vos regards, à vos paroles en vous voyant renaître, et revivre, et déployer devant ma tendresse votre belle nature ranimée, je me suis flatté que je vous rendrais, et qu’à mon tour je recevrais de vous, non pas tout le bonheur, mais un bonheur encore immense, un bonheur capable de suffire à des âmes éprouvées par la vie, et qui pourtant n’ont pas succombé à ses épreuves, qui portent la marque la marque douloureuse des coups qu’elles ont reçus, et pourtant savent encore sentir et goûter avec transport les grandes, les vraies joies. 
Voir la lettre

On pourrait nuancer Guizot sur un point. Si aucun enjeu politique a déterminé leur relation, leur passion commune pour la politique, et l'Europe des puissances les conduit à inscrire leurs échanges et décrire leurs activités au sein de questions de politique intérieure et de relations internationales. Il est bien question de politique entre eux. Et l'enjeu éditorial de cette correspondance est justement d'évaluer la dynamique de l'intimité entre la princesse de Lieven et François Guizot dans l'élaboration de la figure européenne et de la carrure internationale de Guizot.
Voir les collections

M.D.

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    *** Fiche de descriptive la collection

    *** Titre : 1836 (21 janvier) - 1837 (30 juin) : De la Princesse au Ministre, les premiers contacts et échanges parisiens

    *** Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857), Guizot, François (1787-1874)

    *** Date : 1836, 1837

    *** Type : Correspondance

    *** Mots-Clés : Réseau social et politique, Relation François-Dorothée, Deuil, France (1830-1848, Monarchie de Juillet)

    *** Langue : Français

    *** Couverture : Paris (France)

    *** Éditeur de la collection : Marie Dupond & Association François Guizot, projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

    *** Mentions légales : Marie Dupond & Association François Guizot, projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0.

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