Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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332. Londres, Dimanche 29 mars 1840
9 heures

L’effet de cette grosse majorité est considérable ici, et me servira, j’espère. J’avais hier Lord John Russel chez Lord Normanby. J’ai vu le soir lord Landsdowne et M. Macaulay. Ils sont disposés à compter avec nous. Ellice est charmé. Il partira décidément le vendredi 10 avril. Il est bien heureux. J’ai causé hier soir avec le revérend M Sidney Smith, qui a réellement beaucoup d’esprit. Mais tout le monde s’y attend, tout le monde vous en avertit. C’est son état d’avoir de l’esprit comme c’est l’état de Lady Seymour d’être belle. On demande de l’esprit à M. Sidney Smith, comme une voiture à un sellier. Rien ici ne va facilement librement, sans attente, ni dessein. Tout est classé, arrangé, convenu. On fait bien d’avoir de la liberté politique, car on n’en a pas d’autre.
La Duchesse de Sutherland dinait chez Lord Normanby. Je confirme mon dire d’hier. Elle compte évidemment sur vous, chez elle. Elle s’informe de la date de votre arrivée. Après le Parlement au mois d’Aout, ils ont le projet d’aller en Ecosse où ils n’ont pas été depuis longtemps.
Lord Grey est arrivé avant-hier, très bien portant et très grognon, me dit-on. Il paraît qu’il fait comme M. Royer-Collard; il perd ses illusion de vieillesse. Ces deux hommes là ont bien mal entendu leur position avec un peu de bienveillance, ils auraient pu avoir beaucoup d’influence. Ils aiment mieux avoir de l’humeur et déplaire. Je suis pourtant curieux de Lord Grey, et je veux être bien avec lui.

3 heures
Je viens de faire à pied le tour complet de Regents Park. J’ai marché une heure et demie. Ce doit être ravissant en été. Par malheur, je n’étais pas seul. Bourquenoy et mes deux attachés, m’ont accompagné. J’aime à me promener seul quand je ne suis pas deux. J’aime à penser en marchant, à me souvenir à prévoir. Ma mémoire et ma prévoyance vont au même but. Voilà encore une épreuve. Je me plais ici, et j’y réussis, pour mon compte du moins. Tout ce que j’ai de curiosité & d’amour propre mondain est satisfait. Je ne suis insensible à aucun des plaisirs de ma situation. Décidément ce sont de petits, de bien petits plaisirs, des plaisirs qui ne vont pas au delà, de l’épiderme dont rien ne reste passé le moment de leur présence. Je suis là dessous, mon âme qui languit et se plaint du vide ; elle a faim et soif; tout cela ne la nourrit pas.
De tendres soins, donnés ou reçus, des regards d’affection des paroles de confiance, voilà ce qui fait vivre ce qui remplit et épanauit le cœur. Hors de cela, rien ne suffit. J’ai ressenti cette impression dans le tumulte des plus grands évènements et des plus grandes affaires. J’aime beaucoup cela beaucoup. Cela même ne va pas au fond. Un vide immense reste. Salomon a eu tort de dire : Vanité des vanités, tout est vanité ! Le pouvoir, le monde, les succès d’ambition, d’amour propre tout cela est quelque chose; je l’accepte et j’en jouis volontiers. C’est du luxe, beau luxe pour une âme d’ailleurs satisfaite, mais qui ne serait pour moi que misère, si j’étais réduit à m’en contenté. Deux ou trois jolis cottages que j’ai entrevus au delà de Regents Park au pied des coteaux de Primrose, m’ont fait venir tout ceci sur les lèvres, et je vous le dis comme je me le suis dit
à moi-même tout le long de ma promenade.  C’était à vous aussi que je le disais en marchant.

6 heures
Lord Clarendon et M. Croker m’ont interrompu. Ils sont arrivés successivement. Ils ne s’étaient pas vus depuis le bill de réforme. Croker a beaucoup d’esprit; mais c’est un maniaque. Il voit l’Angleterre en République. La révolution francaise a donné a des hommes fort distingués un coup de marteau dont ils ne se sont jamais remis. La santé dans cette société-ci est bien plus forte que la maladie. Plus j’y regarde, plus je me rassure. Croker n’a plus qu’un pied à terre à Kensington. Il habite à cing lieues de Londres, près de Hamptoncourt dans une chaumière qu’il a arrangée, dit-il, pour lui et ses livres. Il m’a fait promettre pourtant d’aller diner chez lui dans la belle saison. Outre qu’il a de l’esprit c’est un esprit varié et cultivé. Vous savez que je suis sensible à cela, et ici encore plus.
Vous avez décidément raison. Lord Clanden, est tout-à-fait aimable. Nous sommes très bien ensemble.

Lundi, 9 heures et demie
Non, il n’est pas permis de condamner un homme de sens à un pareil ennui. J’ai dîné hier à côté de Mad. Lionel Rothschild, fort jolie, mais parfaitement et bavardement bête. Je ne sais pas si je l’amusais, mais elle s’est crue obligée de m’amuser et deux heures de ce plaisir la c’est trop. Lord et Lady Albermarle, Lord et Lady Landsdowne Ellice et des Rothichild de tout pays et de tout âge. Il y en avait un qui se marie aujourd’hui et qui dans le transport de sa joie m’a paru en train de s’enivrer tout le long du dîner.
J’ai fini chez Lady Holland, avec Lord et Lady Palmerston et Lord John Russell. Plus Lady Acton. Il y a un petit complot pour lui faire épouser, Lord Alvanley. Elle ne veut pas. On dit qu’il ne peut plus revenir en Angleterre, tant ses affaires sont en mauvais état, et que lorsqu’il aura assez du Pacha d’Egypte, il s’établira à Paris. Avant-hier chez Lord Normanby, j’ai fait connaissance, avec Lord Chesterfield la fleur des dandys fashionable. Fleur sans grâce ni parfum. Décidément la frivolité ne va pas aux Anglais. L’esprit même qu’ils y apportent est raide, affecté, tiré par les cheveux. Il faut à ce rôle une souplesse, une vivacité de corps et d’esprit, qui leur manquent tout à fait, et quand ils les cherchent, on voit l’effort bien plus que le succès. On dit
que les affaires de Lord Chesterfield aussi sont mauvaises et qu’il reste peu de chose des 35000 louis de rente avec lesquels il est entré dans le monde. Pourtant les Whigs le soignent et espérent un peu le ramener à eux ! Il a été choqué que Sir Robert Peel ne lui ait rien offert dans sa dernière négociation. Tout ce que je vous dis là ne signifie pas grand chose; mais je sais que d’ici tout vous intéresse.

2 heures
Le 332 m’est arrivé pendant ma toilette. Je le parcours vite ; puis, je le pose là, à côté de moi, jusqu’à ce que j’aie fini, et je le regarde souvent. Je n’avais guère besoin que vous me disiez votre opinion en cas d’un Ministère Soult Molé. Vous avez bien vu qu’elle était la mienne. Mais je veux vous dire que je n’ai pas dit du tout ce qu’on vous a répèté : " Avec Molé jamais. " J’en suis parfaitement sûr. J’ai écouté toutes mes paroles à cet égard. Voilà la seconde ou la trosième preuve d’un petit travail arrangé en ce sens pour me lier à Paris par mes propos à Londres. Peu m’importe du reste. Quand l’occasion viendra, personne ne me lira que moi-même.
Votre plaisir de mon succès ici fait bien plus de la moitié du mien. Soyez tranquille ; je ne me sens pas la moindre disposition à en dévenir arrogant. Je vous dirai, à cette occasion, une chose très arrogante. Deux situations me conviennent et me mettent ou plutôt me laissent dans mon état moral simple et naturel, la très bonne ou la très mauvenie fortune, la grandeur ou l’adversité. Je m’y sens parfaitement à l’aise. Ce sont les situations mitoyennes et douteuses qui me déplaisent et me gênent quelques fois dans mon allure.

3 heures
Vous ne devineriez pas qui m’a interrompu. Le master of the household de la Reine, M. Charles Murray, qui venait de sa part me demander la permission de s’aboucher avec mon cuisinier pour qu’il lui fit venir de France un bon patissier. Je les ai abouchés en effet, et le patissier viendra. Je suis bien aise que vous ayez causé avec Thiers et de ce qu’il vous a dit. Il n’y a pas de caresse qu’il ne me fasse et ne me fasse faire. On me caresse fort de tous côtés. On dispute mon opinion et mon nom. Je n’ai qu’à me taire et à faire ce que je fais ici. Voici ce que m’écrit le plus sensé et le plus clairvoyant de mes amis conservateurs.
"Autant qu’on peut juger une situation, le lendemain du jour où elle s’est dessinée voici, il me semble, où nous en sommes. Nos 158 voix ne sont pas complètement homogènes. Mais en les réduisant à 140, on a le chiffre des conservateurs détermine à empêcher l’alliance avec la gauche, soit dans le pouvoir, soit dans l’opposition. 40 voix à peu près dans la majorité ministérielle ont la même tendance, mais non la même résolution. Le parti conservateur est donc en minorite, et ne peut recevoir la majorité que de ses alliances ou des fautes du Cabinet. "
" Ceci me semble dicter la conduite que nous devons tenir. Nulle occasions qu’on puisse prévoir ne se présentera, d’ici à la fin de la session de donner un vote politique. L’attitude hostile serait donc sans prétexte et aurait de grands dangers. Elle établirait la division d’une manière permanente entre nous et la portion la plus rapprochée de nous dans la nouvelle majorité. L’attitude expectante, nous
laissera prêts pour l’une des deux éventualites que le temps doit prochainement amener. Si Thiers se gouverne et se modère, la gauche ne tardera pas à le quitter, et nous lui deviendrons nécessaires. Nous restons assez nombreux pour faire nos conditions. Si Thiers s’enivre de son succès, s’il demande ce qui me paraît inévitable, la dissolution pour consolider le déplacement de la majorité nous sommes en mesure d’appeler à nous la portion la plus modérée de ses amis et de former avec eux le Roi aidant, un ministère et une majorité. Dans les deux hypothèses la guerre ne nous serait bonne à rien et nous ne pouvons que gagner à la paix. Voilà la conduite que je conseillerai à Duchâtel. Je vous prie de m’en dire votre avis. Je m’en servirai suivant l’occurrence, pour moi et pour les autres." Pour vous seule, bien entendu.
Adieu. Il m’est presque aussi difficile de vous quitter ici que rue St Florentin. Adieu, Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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336. Londres, Dimanche 5 avril 1840
10 heures

M. O’Connell est parfaitement ce que j’attendais. Peut-être l’ai-je vu comme je l’attendais. C’est toujours beaucoup de répondre à l’attente. Grand, gros robuste animé, l’air de la force et de la finesse; la force partout, la finesse dans le regard prompt et un peu détourné, mais sans fausseté ; point d’élégance, et pourtant pas vulgaire, des manières un peu subalternes et en même temps assez confiantes quelque arrogance même, quoique cachée. Il est avec les Anglais, Lord Normanby, Lord Palmerston, Lord John Russell, Lord Duncanmon, qui étaient là, d’une politesse à la fois humble et impérieuse ; on sent qu’ils ont été ses maîtres et qu’il est puissant sur eux, qu’il leur a fait et qu’ils lui font la Cour. Soyez sûre que je n’invente pas cela parce que cela doit être. Cela est. L’homme, son attitude, son langage, ses relations avec ceux qui l’entourent tout cela est plein de vérité, d’une vérité complète et frappante. Il était très flatté d’être invite à dîner avec moi.
Je lui ai dit quand on me l’a présenté : "Il  y a ici, Monsieur deux choses presque également singulières, un Ambassadeur de France Protestant, un membre catholique de la Chambre des communes d’Angleterre. Nous sommes vous et moi deux grandes preuves du progrès de la justice et du bon sens." Ceci m’a gagné son cœur. Il n’y avait à dîner que Lord J. Russell, Lord Duncanmon, Edward Ellice et sa femme, M. Charles Buller et M. Austin. Mistress Stanley hésitait à inviter quelques personnes pour le soir. Elle s’est décidée et a envoyé ses petites circulaires. Sont arrivés avec empressement Lord et Lady Palmerston, Lord Normanby, Lord Clarendon, l’évêque de Norwich, Lady William Russel, etc, etc.
En sortant de table, un accès de modestie a pris à M. O’Connell ; il a voulu s’en aller.
"Vous avez du monde » il a dit à M Stanley.
-Oui, mais restez, restez. Nous y comptons."
-Non, je sais bien.
-Restez, je vous prie." Et il est resté avec une satisfaction visible mais sans bassesse. Lady William Russell qui ne l’avait jamais vu, m’a demandé en me le montrant. - C’est donc là M. O’Connell, et je lui ai dit "Oui"en souriant d’être venu de Paris pour le lui apprendre.
-Vous croyez peut
être, m’a-t-elle dit, que nous passions notre vie avec lui.
- Je vois bien que non."
Ils étaient tous évidemment bien aises d’avoir cette occasion de lui être agréables ; lui bien aise den profiter. Il a beaucoup causé. Il a raconte les progrès de la tempérance en Irlande, les ivrognes disparaissant par milliers, le goût des habits un peu propres et des manières moins grossieres venant à mesure que l’ivrognerie s’en va.
Personne n’osait ou ne voulait élever de doute. Je lui ai demandé si c’était là une bouffée de mode populaire ou une reforme durable. Il m’a répondu avec gravité : " Cela durera ; nous sommes une race persévérante, comme on l’est quand on a beaucoup souffert. "
Il prenait plaisir à s’adresser à moi, à m’avoir pour témoin du meilleur sort de sa patrie et de son propre triomphe. Je suis sorti à onze heures et demie et sorti le premier, laissant M. O’Connell au milieu de quatre ministres Anglais et de cinq ou six grandes Dames qui l’écoutaient ou le regardaient avec un mélange comique de curiosité et de hauteur, de déférence et de dedain. Ceci ne tirera point à conséquence ; O’Connell n’entrera point dans la societé anglaise. C’est un spectacle curieux qu’on a voulu me donner. On y a parfaitement réussi ; d’autant mieux qu’à part moi, tous étaient acteurs.

4 heures et demie
Je reviens du Zoological garden. Il fait un temps admirable. Le printemps commence. Il y a bientôt trois ans, par un bien beau temps aussi, nous étions ensemble au Jardin du Roi. Ce souvenir m’a frappé en me promenant dans le Zoological garden, et ne m’a pas quitté depuis.
Vous avez raison pour les dîners. Le 1er Mai ne compte pas, et le dîner Tory ne peut venir qu’après un pur dîner whig. Je rétablirai cet ordre. Mais il n’y a pas moyen de donner aucun dîner un peu nombreux avant le 1er mai. On entre dans la quinzaine de Pâques. Beaucoup de gens s’en vont. Je n’aurais pas qui je voudrais même dans le corps diplomatique. D’ailleurs, pour le 1er Mai le corps diplomatique me convient, huit ministres, et trois ou quatre grands seigneurs. J’espère que le service ira assez bien. Mon maître d’hôtel est excellent.
J’ai écrit en effet à Mad. de Meulan que je ne pouvais la faire venir en Angleterre avec ma mère et mes enfants. Son chagrin, est grand et je m’en afflige, car j’ai pour elle de l’amitié et je suis toujours très touché de l’affection. Mais je n’hésite pas le moins du monde, et la chose est entièrement convenue. Je l’ai engagé à passer une partie de l’été au Val-Richer, à y faire venir son frère et sa belle-sœur. Je crois qu’elle le fera. Personne n’est plus convaincu que moi qu’elle ne pourrait accompagner ici ma famille, sans de grands ennuis au dedans, et de graves inconvénients au dehors. Je ne veux ni condanmer ma mère aux ennuis, ni encourir moi-même les inconvénients.
Je l’ai dit très franchement à Mad. de Meulan, très amicalement mais très franchement. Je suis de plus en plus du parti de la vérité.

Lundi 9 heures
J’ai dîné hier chez lord Landsdowne, un dîner un peu litteraire, Lord Seffery, Lord Montragle Lord et Lady Lovelace, Mistress Austin, etc. De là, chez Lady Palmerston qui avait fort peu de monde. Nous avons causé assez agréablement. Lady William Russell gagne. Elle est vraiment très simple dans son savoir. Et avant-hier en entrant chez Mistress Stanley, elle est allée embrasser son beau-frère, Lord John, embrasser sur les deux joues, avec une cordialité fraternelle touchante. Lady Palmerston restera, désermais chez elle tous les Dimanche. Je vous répète qu’elle est très occupée de son mari. Ils étaient allés hier se promener tête à tête et elle se plaint sans cesse des
Affaires et des Chambres qui prennent à Lord Palmerston tout son temps. Est-il vrai que la petite Princesse est infiniment mieux et va retourner à Vienne ?

3 heures 1/2
D’abord, comme d’ordinaire comme toujours, je vous remercie et je vous remercie tendrement de la vérité et de votre côlère, et de votre chagrin si tendre. Puis-je vous demander la permission de repousser non pas votre principe qui est excellent, mais vos conséquences qui sont extrêmes et fausses. Grondez-moi, comme on gronde un innocent ; j’ai commis par pure ignorance a blunder mais le blunder n’ira pas plus loin. Je suis ce que j’étais ; je resterai ce que je suis.
J’avais vu souvent le colonel Maberly en France chez Mad. de Broglie. Il me connait ; il m’invite à dîner, je venais d’avoir quelque affaire avec lui pour les Postes des deux pays. Personne ne m’avait jamais parlé de Mad. Maberly. Vous ne m’aviez point dit la prophètie de M. Pahlen. J’ai dîné chez un anglais de ma connaissance, chez un membre du Parlement, chez le Secrétaire des postes anglaises sans me douter de l’inconvenance. Une fois là, le ton de la maîtresse de la maison ne m’a pas plu. Mais cela m’arrive quelquefois, même en très bonne compagnie. J’ai du regret de ma bèvue, mais point de remords. Je regarderai de plus près à mes acceptations ; mais je n’ose pas répondre de ma parfaite science. Venez. J’ajoute que si je ne me trompe cela a été à peine su, point ou fort peu remarqué. Rien ne m’est revenu. Soyez donc, je vous prie, moins troublée du passé. Et bien tranquille, sur l’avenir du moins quant à moi-même. Je reprends ma phrase. Je suis ce que j’étais et je resterai ce que je suis. Et je suis charmé que cela vous plaise. C’est une immense raison pour que j’y tienne. Mais en honneur comment voulez-vous que ces blunders-là ne m’arrivent jamais ?
J’ai bien envie de me plaindre à Lady Palmerston de ce qu’elle ne m’a pas empêché de dîner chez Mad. Maberly. Elle me répondra que je ne lui avais pas dit que Mad. Maberly m’avait invité. Croyez-moi, j’ai quelque fois un peu de laisser-aller ; mais il n’est pas aisé de me plaire, ni de m’attirer deux fois de suite chez soi. Et je suis plus difficile en femmes qu’en hommes. Et toutes les prophéties, que vous auriez mieux fait de me dire seront des prophèties d’Almanach. I will not be caught. Mais regardez-y toujours bien je vous prie, S’il m’arrive malheur, je m’en prends à vous. Et n’ayez jamais peur de me tout dire. Votre colère est vive, mais charmante. Je ne sais pourquoi je vous ai parlé de cela d’abord. C’est une nouvelle preuve de notre incurable égoïsme.
J’ai commencé par moi. J’aurais dû commencer par vous, par ce triste jour. Samedi en vous écrivant, je voulais vous en parler ; et le cœur m’a failli. De loin, avec vous sur ce sujet-là, celui-là seul, je crains mes paroles, je crains vos impressions. Je n’aurais confiance que si j’étais là, si je vous voyais, si je livrais ou retenais mon âme selon ce que j’apercevrais de la vôtre. Je me suis tu samedi, ne sachant pas, dans quelle disposition vous trouverait ce que j’aurais dit craignant le défaut d’accord entre vous et moi. Tout ce qui va de vous à moi m’importe, me préoccupe. Dearest, je vous ai vue bien triste près de moi. Ne le soyez pas, laissez la moi ; ne le soyez du moins que parce que je ne suis pas là. C’est là ce que je ne voudrais. Et cela ne se peut pas. Et dans ce moment, je ne vous dis pas la centième partie de ce que je voudrais dire.
Que le 1er juin se hâte. C’est charmant de penser que vous serez ici le 15.
Je reviens du lever. La Reine était pâle et fatiguée. Il n’y a point d’evening party aujourd’hui. Il est convenu qu’elle ne dansera plus. Lord Melbourne observait avec une inquiétude paternelle, et visible la file des présentations, impatient d’en voir la fin. Le Drawing-room aura lieu Jeudi.
Savez-vous qu’on dit que Lady Palmerston est grosse?
Adieu, Adieu. Non vous ne m’avez pas trop dit, et s’il y a quelque chose que vous ne m’ayiez pas dit vous avez eu tors. Mais vous avez eu tort aussi de croire si facilement au mal ; je veux dire au mal possible. Vraiment tort. Je finis par cette vérité. Non ; je finis par Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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340. Londres Samedi 11 avril 1840
8 heures

Je me lève de bonne heure. Il fait du soleil, ce que les Anglais appellent un beau soleil, blanc et pâle. Lord Mahon me contait hier soir qu’une femme, peu savante voulant lier conversation avec le dernier Ambassadeur Persan et croyant les Persans toujours de la religion de Zoroastre lui avait parlé du culte qu’ils rendaient au soleil. " C’est ce que vous feriez aussi, Madame Si vous le voyiez. "
Je fais comme les Anglais ; j’appelle cela du soleil, et je m’en rejouis ce matin pour ma course à Kensington, car c’est à Kensington que demeure M. Senior et que je vais déjeuner avec l’archevêque de Dublin.
On s’attendait, pour lundi, à une scène curieuse de l’archevêque de Dublin. Il devait parler à la Chambre des lords sur la question des Clergy-reserves au Canada, contre l’archevêque de Cantorbery et l’Evêque d’Exeter, et très vivement.
« Je ne suis pas sûr me disait Lord Holland, qu’il ne dise pas qu’il ne sait point de bonne raison pour qu’il y ait à la chambre haute un banc des Evêques." Mais il ne parlera pas. Tout ce débat va tomber. L’attorney général a découvert que c’était une question-of law à décider par les juges, non par le Parlement.
Je dinerai aujourd’hui, chez l’évêque de Londres, avec je ne sais combien d’évêques. Il m’en a déjà annoncé deux. Et il m’a demande d’aller un dimanche avec lui dans sa voiture assister à l’office solennel de St Paul. L’église veut prendre possession de moi. Malgré son intolérance ; elle est quelquefois de bonne composition. Avant-hier, chez M. Hallam dinaient avec moi d’une part, l’évêque de Londres et M. Gladstone, le champion le plus ardent de l’Eglise dans les communes de l’autre M. Grote, le plus obstiné radical. Il étaient très bien ensemble.
Il n’est pas le moins du monde question de la translation du corps de Napoléon en France. M. Molé me paraît peu au courant des Affaires étrangères. Car ici je ne vois pas pourquoi il mentirait. Du reste je ne suis pas surpris qu’il soit peu au courant. On ne l’aimait pas du tout dans le département, et parmi les gens qui y restent toujours, je n’en sais aucun qui prenne soin de l’instruire.
L’Angleterre a fait le geste pour Naples ; à l’heure qu’il est, l’amiral Stopford doit avoir saisi des bâtimens napolitains et les avoir envoyés à Malte où ils resteront en dépôt jusqu’à l’arrangement. Lord Palmerston est pourtant un peu préoccupé des conséquences possibles du coup. Nous nous emploierons à les prévenir et à amener un accommodement.
J’ai été hier soir un moment chez Lady Jersey ; un petit rout. J’ai causé avec Lady Wilton. Vous avez raison. Elle a de l’esprit. Lady Jersey fait les honneurs de la beauté de ses filles d’une façon vraiment plaisante, comme un marchand d’esclaves.
Au drawing-room, elle n’avait point la robe de Mad. Appony, mais une robe qu’elle a prise à Londres et qu’elle a absolument voulu me faire trouver belle.
3 heures
Je comptais sur une lettre aujourd’hui. Pourquoi ne l’ai-je pas ? J’ai cru jusqu’à présent que vous me l’aviez adressee chez mon banquier qui me les envoie toujours plus tard. Mais il commence à être trop tard. Ecrivez moi sous le couvert de mon banguier moins souvent que sous les autres. Ce n’est pas plus sûr et c’est plus long. Aurai-je au moins une lettre demain Dimanche ? Je me crois bien sur de vous avoir dit que le dimanche même on distribuait les lettres du corps diplomatique vers 1 heure. Vous pouvez donc m’écrire aussi pour le dimanche quand vous le voudrez seulement sous mon propre couvert. Une fois par semaine cela se peut très bien.
Voilà le n°340 que vous avez intitulé 330. Je suis bien aise que vous vous trompez quelquefois. Il m’arrive en effet par mon banquier. Vous voyez que ce n’est pas le plus prompt. Je l’aime bien, car je ne l’espérais plus. Je ne l’aime pourtant pas autant que le 339. Voulez-vous que je vous dise pourquoi ? Comme vous m’aviez écrit deux jours de suites vous pensiez que j’en aurais fait autant et vous avez eu jeudi un petit mécompte de n’avoir pas une lettre de moi écrite mardi, n’est-ce pas vrai ? Pourquoi ne pas me le dire ? Vous me reprochez de vous tromper. Je vous reproche de me cacher. J’ai plus raison que vous.
Je compte faire venir ma mère et mes enfants au mois de Juin mais pourvu que je puisse les ramener avec moi en France au commencement d’Octobre. Je n’ai pas le moindre doute à cet égard. Il faut absolument, pour mes affaires économiques et quand je n’aurais nul autre motif, que j’aille passer à Paris quatre ou cinq mois du commencement d’octobre au milieu de Février. Cela est convenu avec le Roi, le Cabinet, ma famille tout le monde. Je ne doute pas et personne ne doute, amis, médecin & que je ne puisse ramener ma mère et mes  enfants dans les premiers jours d’octobre sans le moindre inconvénient. Et probablement au mois de Février, quand je reviendrais ici, je les laisserais encore à Paris jusqu’au mois de Juin. Je ne me soucie pas de leur faire passer des mois d’hiver à Londres. Je crains un peu pour ma mère, le charbon dans sa chambre. Elle est disposée à des mouvements vers le cerveau, à des lourdeurs de tête. Elle sera fort bien ici dans la belle saison. L’hiver je ne sais pas. Je suis persuadé que la traversée sera peu de chose pour elle. Mon médecin l’accompagnera. Je ne prévois point de difficulté, ni d’inconvénient à cette venue en juin et à ce retour en octobre ; du moins pour la première fois, nous verrons ensuite.
J’ai renoncé, bien contre mon goût et mon naturel, à la prétention de tout régler d’avance et pour longtemps. Mais pour ceci et dans les limites que je vous dis c’est parfaitement décidé. Il n’y a donc rien là, absolument rien qui dérange nos projets ni qui puisse nous causer aucun mécompte. Tenez pour certain que sauf les plus grandes affaires du monde ce qui ne se peut pas à Londres à cette époque.
Je serai à Paris d’octobre en Février avec ma mère et mes enfants. Il faudrait donc que je ne les fisse pas venir du tout d’ici là ce qui leur serait et à moi aussi un vif chagrin. Ils viendront donc en Juin, Notre seul dérangement portera, sur nos visites, de châteaux qui en seront, nullement supprimées mais un peu abrégées. Ces visites-là seront pour moi une convenance et presque une affaire. Ma mère le sait déjà et en est parfaitement d’accord. Je ne la laisserai pas seule à Londres. Mlle Chabaud viendra l’y voir au mois d’aout. Je ferai donc des visites, nos visites seulement un peu plus courtes. Il faut bien quelques sacrifices. Je voudrais bien sur cela, n’en faire aucun.
Que signifie cette phrase : "Je ne veux pas que votre première pensée soit pour moi "? Si vous parlez de mes devoirs, de mes premiers devoirs vous avez raison. Est-ce là tout ? Dites-moi. Et puis dites-moi aussi que vous vous associez à mes devoirs, et que vous m’en voudriez de ne pas les remplir parfaitement.
Répondez-moi exactement sur tout cela. Vous ne répondez pas toujours. Et soyez sure que je n’essaierai plus jamais de vous tromper même pour vous épargner un chagrin, même quand j’espérais réussir. Je commence à vous aimer trop pour cela.
J’ai été au Zoological garden avec toute mon ambassade qui m’y a mené. J’aurais mieux aimé y aller seul. Ne me dites pas que vous n’y retournerez jamais avec moi.
Ne vous ai-je pas dit que Brünnow était venu me voir mardi ? Je lui ai rendu hier sa visite. Nous nous parlons de fort bonne grâce. C’est fini.
Je viens de chez Lady Palmerston. J’y ai été à pied. Il me faut une demi-heure. Je l’ai amusée de la reconciliation de Mad. de Talleyrand avec Thiers et de la robe de Lady Jersey. Elle ne les aime ni l’une ni l’autre. Elle est charmée du dernier succès de son mari.
Mon archevêque de Dublin est étrange, le plus dégingandé, le plus distrait le plus familier, le plus ahuri, le plus impoli et à ce qu’on dit le meilleur des hommes. Il en a l’air.
Adieu. J’ai encore deux lettres à écrire et quelques visites à faire. Adieu. Adieu. Commeil y a trois mois comme dans deux mois

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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341. Londres, Dimanche 12 avril 1840 929
10 heures

J’ai dîné chez l’évêque de Londres. L’archevêque de Cantorbery, l’évêque de Landaff, un ou deux Chanoines de Westminster, Lord Aberdeen, Sir Robert Inglis, M. Hallam. Tout ce clergé très gracieux pour moi. J’ai causé avec l’évêque de Landaff et Lord Aberdeen Pour la première fois, avec ce dernier un peu de politique. J’essaye de lui expliquer la France. Ma soirée chez Lord Northampton, Royal society. Un rout immense. Je n’ai jamais vu tant de savants à la fois. On m’en présente tant que les noms, les genres, les gloires se brouillent dans ma tête. Je parlerai quelque jour à un mathématicien de ses poésie et à un peintre de ses machines. Sir Robert Peel était là. Comme orateur, il n’a pas fait une bonne campagne en Chine. Celle de lord Palmerston est beaucoup meilleure. Son succès est général. "His best speech." m’ont dit Lord Aberdeen et Sir Robert Inglis. Lady Palmerston que j’ai vue hier (je vous l’ai dit, je crois) prétend que depuis trois jours, il est comme en vacances. Point de bataille dit-on, jusqu’à la Pentecôte.
La Reine était prodigieusement préoccupée, agitée de ce débat. Plus Whig et plus Melbourne que jamais. Il ne paraît pas que le mari nuise le moins du monde au favori. Et le favori doit son succès aux meilleurs moyens, à sa conduite parfaitement sincère, sérieuse, dès le premier jour, et tous les jours depuis, il a traité cette jeune fille, en Reine en grande Reine. Il lui a dit la verité toute, la vérité. Il l’a averti de tous les périls de sa situation de son avenir. Une affection de père, un devouement de vieux serviteur. Tout cela de très bonne grâce et très gaiment. Il a bien de l’esprit et bien de l’honneur.

6 heures
Je rentre. Ellice est venu me prendre en caléche, à 1 heure et demie et depuis nous avons toujours roulé ou marché. Nous sommes sortis de Londres par Putney bridge, et rentrés par Hammersmith bridge et Kensington. A Putney d’abord, nous avons fait une visite à Lord Durham qui est jusqu’au 1er Mai, dans une assez médiocre maison que lui a prêtée Lady de Grey. Bien changé, bien abattu, bien triste, presque aussi étonné et irrité de la maladie que des revers politiques, que des malheurs domestiques ; toujours enfant gâté, et il en faut convenir traité bien sévèrement par la Providence pour un enfant gaté. Il a de grands maux de tête, qui  allaient mieux depuis quelques jours ; mais il a pris un rhume qui le fatigue et l’impatiente. Ellice lui avait évidemment promis le plaisir de ma visite. Il a été aimable, spirituel, animé par minutes, et retombant à chaque moment dans une nonchalance fière et triste.
J’aime sa figure malade. Il m’intéresserait beaucoup si je ne lui trouvais une profonde empreinte d’égoïsme et l’apparence de prétentions au dessus de ses mérites. Il est bien effacé aujourd’hui ; mais on dit qu’il redeviendra tôt ou tard un embarras considérable.
De Putney à Richmond par le parc. Promenade charmante, à travers les plus jolis troupeaux de daims, petits, grands, familiers, sauvages. La verdure commence à poindre. Dans un mois ce sera délicieux. Le cœur m’a battu en arrivant à Richmond. Oui battu, comme si je devais vous y trouver. Ellice me montrait la Tamise, la terrasse, le pays. Je cherchais votre maison. Ellice ne savait pas bien. J’ai été très choqué. Il m’en a indiqué deux ou trois. Je sais à présent. Elle est devenue, un hôtel Family-Terrace. J’aurais bien voulu être seul. La vue de Richmond est ravissante, grande et gracieuse. Nous nous sommes promenés là une demi-heure. Si j’avais été seul, je serais resté plus longtemps. J’aurais cherché bien des choses. Je suis sûr que je les aurais trouvées. Je vais m’habiller pour aller diner chez Ellice. Que ne puis-je aller dîner avec vous !

Lundi, 9 heures
À 9 heures et demie, j’ai été à Holland house pour la première fois. Je m’y plairai beaucoup. J’aime cette bibliothèque, ces portraits,  tout cet aspect sociable et historique. J’ai horreur de l’oubli de ce qui passe. Tout ce qui porte un air de durée et de mémoire me plaît infiniment. Et du seul plaisir que j’aime vraiment, un plaisir sérieux, qui repose et éleve mon âme en la charmant. Je puis me laisser aller un moment aux petites choses aux choses agréables et amusantes, mais fugitives et qui fuyent sans laisser de trace. Au fond, elles me plaisent peu ; le plaisir qu’elles me procurent est petit et fugitif comme elles. J’ai besoin que mes joies soient d’accord avec mes plus sérieux instincts, qu’elles me donnent le sentiment de la grandeur, de la durée. Je ne me désaltère et ne me rafraichis réellement qu’à des sources profondes. Cette maison gothique, cet escalier tapissé de cartes de gravures, avec sa forte et sombre rampe, en chène sculpté, ces livres venus de tous les pays du monde, dépôt de tant d’activité et de curiosité intellectuelle, cette longue série de portraits peints, gravés, de morts, de vivants, tant d’importance depuis si longtemps et si fidèlement attachés, par les maîtres du lieu, à l’esprit, à la gloire aux souvenirs d’amitié ; tout cela m’a fortement intéressé, ému. J’ai été en sortant de Holland-house chez Lady Tankerville. Je l’avais promis à Lady Palmerston qui me l’avait demandé. Elle protège beaucoup Lady Tankerville. J’ai essayé de plaire aux gens que j’ai trouvés là. Partout, c’est mon mêtrer de plaire. Mais je ne me plais pas partout. J’y étais hier au soir fort peu disposé.

Une heure
Vous persistez dans votre erreur. Vous appelez 331, le 341. Heureusement, il n’en est pas moins bon. Non, je ne me suis pas un peu plus fâché à la réflexion qu’au premier moment. Regardez-y d’aussi près que vous voudrez. Regardez-y bien. Il n’y a rien qui ait peur de vos regards, Tâchez de tout voir. Mais il est vrai qu’en relisant et plus d’une fois, j’ai été encore plus étonné, et je vous l’ai dit mon étonnement ne peut vous déplaire, pas plus qu’à moi votre chagrin.
Sully n’aurait rien dit à son maître, s’il n’avait pas dérangé ses affaires pour ses maîtresses. Sully prenait des maîtresses et ne les aimait pas. Henri IV les aimait et se laissait prendre par elles. C’est là ce que Sully lui reprochait. Je regrette vos deux mots bien bas et bien intimes. Je ne sais si je les devine bien. Mais je voudrais bien que vous me les dissiez. Placez les quelque part. Je les reconnaitrai séparés. Il y a conscience à se refuser ces petits plaisir si grands.
Vous avez bien raison de mépriser. Soyez sûre que vous ne méprisez pas assez. Vous avez raison aussi de douter du mariage de la main gauche. Il se traitera longtemps sans se celèbrer, ni se consommer jamais. Mais il faut du temps et des incidents pour se dégager. Des embarras, des coup de bascule, de l’impuissance à droite et à gauche, c’est l’avenir et un avenir peut être assez long. Quoi au bout ? Je ne sais pas. En tout cas, je ne crois pas du tout que la rivière coule du côté de M. Molé.
Naples fait bien moins de bruit ici qu’à Paris. Elle n’en ferait même aucun, s’il n’y avait que la rudesse envers un petit Roi. Vous savez qu’ici on ne s’en soucie guère. Mais il peut y avoir tout autre chose ; et la Sicile insurgée inquiéterait même l’Angleterre. On est fort disposé, je crois à accepter, à désirer même nos bons offices pour arranger l’affaire. Soyez sûre qu’il ne viendra pas de là une querelle entre nous. Au contraire.
Il n’y a point de nouveau réglement pour le drawing-room. C’est moi qui ai eu la fantaisie de rester jusqu’à la fin pour voir le défilé complet. Je suis bien impatient que vous sachiez quelque chose des dispositions des Sutherland. Ce serait bien plus commode pour vous, et je ne comprendrais pas qu’ils fissent autrement.
Mais en tout cas nous vous trouverions, je n’en doute pas sur la route de Kensington, une bonne petite maison bien pourvue. Ellice part après-demain mercredi. Il est bien zelé
et bien pratique. Pour moi, je vous aimerais bien mieux seule chez vous. Bourqueney m’écrit : "Je sors de chez Mad. la Princesse de Lieven avec qui je viens de passer une heure beaucoup trop courte.» Votre lettre était sans doute déjà, à la poste.
Adieu. Adieu. Je compte sur une lettre demain. Ai-je tors ? Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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344.Londres, Vendredi 17 avril 1840

Je ne vous ai rien dit en me levant. J’étais dans une disposition horriblement triste. Inquiet de ma petite Pauline, me reprochant d’avoir quitté mes enfants, en demandant pardon à leur mère à la mienne. J’ai passé la nuit avec ce cauchemar me reveillant sans cesse, ne me rendormant que pour retrouver mes enfants, ma mère, vous, vos enfants à vous, tout ce que j’aime ce que j’ai perdu, ce qui me reste tous malades, inquiet pour tous. Je suis sorti de mon lit fatigué, agité. Je n’ai rien fait. Je me suis mis tout de suite à ma toilette. Je l’ai fait traîner jusqu’à l’arrivée de la poste. Enfin, elle est mieux ; elle a bien dormi ; elle n’a pas eu de petit retour de fièvre. Ma mère est tranquille. Mon petit médecin veut que je le sois. Je le suis. Je suis plus content que tranquille. On a toujours tort d’être tranquille. Je vous le disais hier. Je le répèterais toujours. Quelle fièvre que la vie ! Je ne suis point d’un naturel agité. J’ai de la sérénité et de la force. Et pourtant
que d’agitations intérieures. Que d’inconséquences et de faiblesse ! Que de résolutions prises, pour être cent fois regrettées, déplorées, et qu’on reprendrait  également en pareille circonstance, malgré l’épreuve des regrets passés et la prévoyance des regrets futurs ! Trop heureux encore quand l’épreuve se borne à des craintes à des tourments, quand les regrets ne vont pas jusqu’à l’irréparable. Ah nous sommes de bien lègères créatures ! nos sentimens même les plus profonds, les plus puissants cèdent bien souvent à des considérations, à des intérets bien secondaires. Et puis nous nous étonnons, nous nous indignons des inquiétudes et des peines qui nous arrivent, comme si nous n’avions pas dû les prévoir, si nous n’avions pas pu les éviter! Enfin Dieu soit loué ; ma petite fille est mieux et je puis vous parler d’autre chose. Je ne l’aurais pas pu ce matin. Et je ne voulais pas vous parler de mon mal. Cette petite fille est vraiment bien délicate. Elle est née délicate. Elle a été malade, en naissant ; elle a eu dans les six premières semaines, une maladie qu’on appelle le muguet, des aphtes dans la bouche et la gorge. Elle avait les jambes très faibles, près de tourner. Elle a porté deux ou trois ans des petites bottines avec une mécanique. Les bains de mer, en 1835 lui ont merveilleusement fortifié les jambes et les reins. J’espère qu’on qu’on trouvera quelque régime qui fortifiera aussi le fond de sa santé. Certainement, je ne ferai pas venir ici mes enfants et ma mère contre l’avis des médécins. Je vais bien penser à cela écrire, m’informer. Si on ne me donne pas pleine sécurité, au lieu de les faire venir, je les enverrai au Val Richer où ils passeront l’été en bon air, en plein repos, dans leurs habitudes, et j’irai, les y retrouver vers la fin de septembre. Ne parlez de cela à personne. Mais, pour rien au monde, je n’ajouterai un risque de plus à tous ces horribles risques, de la vie humaine. Il n’y a point de privation que je ne préfère. Je suis charmé que décidément les Sutherland vous attendent chez eux. Cela vous épargne tout embarras. Je ne doute pas qu’ils n’aient moyen de vous mettre au rez-de-chaussée. La maison est si grande ! Quel degré de liberté aurons-nous là ? Comment arrangerons-nous nos heures ? Pensez-y d’avance pour que nous ne perdions pas un jour à le chercher.
Je trouve Thiers fort bon à la Chambre des Pairs, convenable et habile pour ici ; son langage ne me génera en rien et me servira. Pour l’Intérieur, il a été plus faible, plus vague, toujours dans sa position d’équilibriste. Il y est condanmé. Il y restera jusqu’à ce que quelque évênement, quelque crise le force à se brouiller avec la gauche ou le pousse à s’y plonger Quel sera son choix le jour de cette épreuve ? Je ne le prevois pas du tout. Il a en lui de quoi prendre le bon et le mauvais parti. Bien entouré, sontenu encouragé, gardé, il prendrait le bon. Livré à lui-même, il y a beaucoup de chance qu’il prenne le mauvais. Ce qu’il y a de bon autour de lui suffira-t-il à le garder, à le soutenir ? Je ne sais pas. C’est comme votre Empereur. Il faut quelque évènement, quelque grande necessité pour le faire
changer dans un bon sens. Il n’a pas en lui-même assez de force, et d’esprit pour se décider, pour s’éclairer seulement. Il se livre à son humeur, car ce n’est pas de la politique. Il n’a point de politique puisqu’il est modéré en fait et violent en paroles. Il ne changera que quand il plaira à Dieu. La conversation de M. de Pahlen n’y suffit pas. Je suis curieux de la lettre que vous me promettez. Elle a vraiment de l’esprit ; ne tardez pas à me l’envoyer, je vous prie. Les dépêches de M. de Brünnow doivent être longues. Il a l’esprit long. Je ne m’étonne pas que l’Empereur s’y plaise. Il (M. de Brünnow disait l’autre jour, à quelqu’un qu’il écrivait en ayant toujours devant lui le portrait de l’Empereur. Il écrit beaucoup, beaucoup ; assez pour que le Time parlât avant-hier de la singulière activité de la chancellerie Russe. M. Dedel va partir pour passer quelque temps en Hollande. J’en suis fâché. C’est celui qui me convient le mieux dans le corps diplomatique. Monde bien médiocre en soi et ici bien obscur. On compte sur le Prince Esterhazy pour les premiers jours de mai. Adieu. Je vous quitte pour aller au sermon Trinity Chapel, une petite église Anglicane où prêche, dit-on, un homme de talent. Après j’irai me promener un peu, seul. J’ai besoin de prendre l’air. Je ne suis pas sorti du tout hier soir. Je suis remonté dans ma chambre à 9 heures et demie, et j’étais dans mon lit à 4 heures. Mauvais lit.
Adieu. Adieu. A Stafford house le 3 juin !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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347. Londres, mardi 21 avril 1840
9 heures

J’ai eu un grand, grand succès at the Mansion house. J’étais seul du corps diplomatique et d’autant mieux reçu. On me dit que M. de Brünnow y serait allé si je n’y étais pas allé. Le Lord Maire ayant porté ma santé et celle des ministres étrangers, voici mon petit speech, un peu prémédité et écrit en rentrant ; vous l’aurez tout entier avec ses fautes :  My lord Ladies and Gentlemet I beg yous pardon for my bad very bad English language. I am sure you will show some kindness to a foreigner who likes et better to speak very imperfectly your language than to be imperfectly understood, speaking his own. I am truly happy Gentlemen that it is in this moment my duty to express to you in the name of all the corps diplomatique as in my own name, of Europe as well as of France our warmest feelings of gratitude for your noble and kind hospitality. Your ancestors Gentlemen, I could almost say your fathers should have been very astonished if They have been told that During more than twenty five years, the Ambassadors, the Ministers, the representatives of all the States, all the nations in Europe and in America could every year sit together, with you, in this hall, enjoying the friendship of England and promising to you the friendship, of the civilised world. In times not far from us, war, a war if not general at least partial, if not incessant at least very frequent, rendered such meetings always incomplete and irregular. Peace has made to us that happiness, the consequence and the image of the happiness of the wortd. And pray, gentlemen, remark this : it is not an idle, infertile peace,  as it exists sometimes between weak, somnolent and declining nations. It is the most active, the most fruitful peace that was ever seen brought in and maintained by the power of civilisation, labour, justice and liberty.
Gentlemen, let us thank the almighty Providence who did pour such blessings upon our age ; let us hope that peace shall tast twenty five years more and many years, after these, and that it shall never be interrupted but for a just and unavoidable cause. It is the earnest wish of my country as well as of yours. And in some future and blissful day, by the long influence of peace may all mankind be one mind and one heart upon earth, as we are all the children of our God who is in heaven."
Les cheers ont été vifs avant, pendant et après. Il y a beaucoup de cordialité sous la réserve de ces hommes là, et une fois touchés, ils le sont réellement. Dans tous les toasts portés après celui-ci, chaque orateur s’est cru obligé de me faire un compliment et le compliment était un remerciement sincère. Bizarre coup d’oeil que celui d’un dîner d’il y a trois siècles ! Les costumes, the loving cup, les bassins d’eau de rose. Cela m’a intéressé. Mais les hommes m’intéressent toujours infiniment plus que les choses et j’oublie tous les spectacles du monde, pour des yeux qui s’animent en m’écoutant et des figures graves et timides qui me parlent avec une émotion bienveillante.
Nous sommes restés à table de 6 heures 3/4 à 10 heures ¾. Le bal est venu après le dîner. Mais j’ai quitté le bal, et j’étais chez moi à minuit moins un quart.
Du reste, j’ai vu là beaucoup de ce que vous appelez des merveilles en Angleterre. La démocratie convient moins aux femmes qu’aux hommes. Je n’ai pas trouvé non plus beaucoup de richesses sur les personnes en diamants, bijoux ; mais immensement en vaisselle sur la table.

Une heure
Je suis heureux. Mes nouvelles de Paris sont excellentes. Ma mère, mon médecin, vous, tout le monde me dit la même chose. Mon cœur se dilate. J’ai tort, car il faudra recommencer au premier jour. Mais que faire ? Prendre la vie avec ses oscillations, ses imperfections, son incurable mélange de bien et de mal, de joie et de peine, de crainte et d’espérance. On dit que c’est là la sagesse. Au moins c’est bien notre nature, toujours ouverte à toutes les impressions, tristes ou douces et qui s’obscurcit et s’illumine tour à tour avec une complaisance, une imprévoyance que je trouverais bien légères, si je n’en étais moi-même atteint. Enfin, ma fille est beaucoup mieux ; on me promet qu’elle sera bien tout-à-fait. J’écris aujourd’hui à mon médecin ma résolution quant au voyage. Je ne tarderai pas à en parler à ma mère. Mais pourquoi ce vertige ? Souvenez-vous de ce que vous m’avez promis pour M. Andral. Vous m’avez dit : "Si dans deux ou trois jours je ne suis pas mieux. » N’allez pas me manquer de parole.
Je suis décidément de votre avis sur la distribution des places au 1er mai. Seulement, comme je n’ai pas le chancelier, je prendrai à côté de moi Lord Lansdowne et Lord Melbourne.
Et Lord Palmerston aura à côté de lui le Duc de Wellington et un ministre comte. Je dîne après-demain jeudi à Holland house, et le mercredi 29 avril chez Lord Lovelace. Que dois-je de soins à la comtesse douairiere de Charleville qui m’invite sans cesse à des soirées, bals & ? Je voudrais pourtant bien ne pas m’asservir à toutes les invitations, même du meilleur monde.
Adieu. J’ai une dépêche à écrire ce matin. Ma semaine sera peu active comme conversation politique. Presque tous les ministres sont partis. Le temps paraît tourner à la pluie. On s’en réjouit. Je m’y résigne puisqu’on s’en réjouit. Moi, qui ne suis pas la terre, je ne me rassasie jamais de soleil. Adieu, Adieu.
Souvenez-vous de votre promesse. J’ai beau me prêter à la mobilité de la vie. Sachez bien que j’ai des idées fixes. Toujours adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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348. Londres, mercredi 22 avril 1840
10 heures

J’ai le cœur bien soulagé depuis que je suis tranquille sur ma fille. Je me surprends toujours à me dire tranquille. Il est vrai que je le suis comparativement. Mon courrier m’a apporté ce matin la lettre  de Lady Clanricarde, plus spirituelle que nouvelle mais très spirituelle, comme vous dites et écrite d’un ton ferme quoiqu’un peu verbeux. Ses idées marchent mieux que ses phrases. Evidemment elle ne se plaît pas à Pétersbourg et je le comprends. Je serai bien aise quelle revienne à Londres et de faire un peu connaissance avec elle. Entre nous, je rencontre ici, comme ailleurs du reste bien peu de femmes d’esprit. Je ne m’en plains pas. J’aime que ce que j’aime soit rare. J’aime encore mieux que ce soit unique. Le premier, le plus fort de tous les orgueils, c’est l’orgueil tendre. J’ai celui-là au plus haut degré. Je suis content de mon courrier de ce matin. Il m’a apporté des lettres qui me mettent en mesure de faire faire, si je ne m’abuse un pas à ma grande question. On est fort content de la façon dont j’ai arrangé la médiation de Naples. J’espère que, de son côté, le Roi de Naples entendra raison. J’en serais sûr s’il n’y avait pas là une question d’argent. Son avarice sert merveilleusement sa dignité. En tout cas, les hostilités vont être suspendues ; et j’en suis fort aise. Les mécontents Italiens étaient déjà à l’œuvre. Du reste il n’y a rien à faire pour moi cette semaine. Lord Palmerston est à Broadland  et n’en reviendra très probablement que Lundi.
Thiers m’annonce qu’il va m’envoyer le grand Cordon.

4 heures
Je voulais répondre avec détail au 348, faire aujourd’hui même ce que vous désirez. J’ai été pris par des visites du corps diplomatique, Hummelauer, Björnstjurna & &. Comme tout le monde est parti, je suis un peu leur ressource et je ne m’y refuse pas. Je n’ai pas le temps de vous écrire ce matin à mon aise. Ce sera pour demain.
Vous avez parfaitement raison de ne pas vous mêler de M. de Brünnow. Il ne faut pas parler de ces choses-là par complaisance pour l’humeur d’autrui et sur des ouï-dire. Quand vous serez ici, quand vous aurez vu, vous direz ce que vous aurez vu, s’il vous convient de le dire et comme il vous conviendra. Mais je vous le dis d’avance; si c’est là un homme d’esprit Russe, tant pis pour les Russes. Cela ne ressemble pas du tout à Matonchewitz. Dans le monde où je vis ici, M. de Brünnow ne sera jamais qu’un étranger subalterne et déplacé.
Votre modification sur le duc de Bordeaux est considérable, et le contentement m’étonne un peu. J’ai tort ; ce n’est pas vrai. A la place de M. le duc de Bordeaux, je ne me laisserais pas dissuader. Je mettrais dans l’embarras.
Mes nouvelles domestiques sont très bonnes. Ma mère se remet de l’agitation que lui causait sa responsabilité. Vous seriez profondément touchée de sa lettre de ce matin ; à 75 ans, une telle ardeur de cœur, tant de passion sous la gravité du caractère et de l’âge ! J’ai interdit à Pauline de m’écrire tant que cela la fatiguerait le moins du monde. Henriette la remplace.
Bülow et Alava sont venus dîner hier avec moi. Le Roi de Prusse a été assez malade. M. de Humboldt ne l’a pas vu pendant quinze jours. Il est mieux. Il a recommencé à sortir. Le Roi de Hanovre aussi a été réellement malade. Je ne savais pas à quel point il était ici odieux et décrié : non pas qu’on ne lui accorde les bonnes qualités que vous m’avez dites ; mais on lui attribue en même temps les plus mauvaises, les vrais vices. Et si peu d’esprit à côté ! Vous n’exigez pas, n’est-ce pas, que je prenne la défense de cet ami-là ? Pourtant son amitié pour vous m’a paru si sincère qu’au fond je lui porte un peu de bienveillance. Hummelauer m’annonce le Prince Esterhazy pour les premiers jours de mai. Pourtant, ils n’ont encore aucune date précise pour son départ.
Adieu. Si vous ne me donnez pas de meilleures nouvelles de vous, je compte que vous m’en donnerez d’Andral. Il demeure rue des Petits Augustins N°5 ou 7 Adieu. Adieu.
Voilà une lettre bizarrement pliée. Je n’ai pas sous ma main les enveloppes convenables.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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352. Londres, Dimanche 26 avril 1840 966
Une heure

J’espère que ma lettre vous sera arrivée hier d’assez bonne heure pour vous en servir. Il m’avait été absolument impossible de vous écrire la veille. Les Ministres ne sont pas venus au diner de la Cité parce qu’ils y avaient été très mal reçus la dernière fois, sifflés à la lettre. Lord Melbourne, s’en était très bien tiré, très dignement. Mais ils ne se sont pas souciés de recommencer. Lord Palmerston à qui le matin même, j’avais dit en passant que j’irais, me répondit qu’ils n’iraient pas, et pourquoi. Un motif accidentel de plus. Les Shériffs que la Chambre avait mis en prison, et qui venaient d’être mis en liberté devaient être au dîner, et y étaient en effet. Le Lord Maire a porté leur santé et protesté contre leur emprisonnement. Tout cela faisait bien des petits embarras. Du reste, la santé des ministres a été portée et acceptée avec une froideur décente. Leur absence a été remarquée, mais sans étonnement. Les représentants de la cité au Parlement radicaux n’y étaient pas non plus et n’auraient pas été mieux reçus. La Cité est partagée en Torys en haut, radicaux en bas.
Les Ministres prendront leur revanche, le 2 Mai, at the Royal academy. Encore un speech. J’y ai quelque regret. Pas pour moi ; peu m’importe un speech de plus au de moins. Mais cela fait bien des speech et bien rapproches. Il y a quelque inconvénient à occuper si fréquemment de soi, sous la même forme. Ceci n’est pas ma faute, et il n’y a pas moyen de l’éviter. Je vais aujourd’hui au sermon à St Paul. L’évêque de Landaff m’attend at the deanery. C’est un excellent homme d’une modestie touchante. Je suis très frappé de la vanité anglaise ; je le suis autant de la modestie anglaise. On la rencontre souvent et si simple si douce ! C’est un très agréable spectacle. Je me prends sur le champ d’amitié pour ces vertus qui s’ignorent et s’étonnent qu’on ne les ignore pas. Cette lettre-ci vous sera portée par mon petit médécin, M. Béhier. Il me servira quelquefois de commissionnaire. Recevez le avec bonté. Il vous demandera quel jour vous voulez voir, M. Andral, et se chargera d’arranger le rendez-vous de façon à ce qu’il ne manque pas. J’écris à ma mère sur le voyage. Je lui dis toutes mes raisons. Je lui donne l’espérance, dune course de huit jours au Val-Richer, par le Havre et Honfleur, dans le cours de l’été. J’espère qu’elle ne se troublera pas trop de la perspective d’une responsabilité solitaire, ainsi prolongée. Je sais qu’elle se troublait un peu de la perspective du voyage. Mais un trouble n’en exclut pas un autre.

Lundi, 9 heures
Pitoyable sermon de mon ami l’évêque de Landaff. Mais j’ai trouvé le grand office Anglican très beau, quoiqu’un peu bâtard, entre Rome et Genève. Beaucoup de musique et assez bonne. On avait quelque envie de me faire une réception officielle solennelle en hommage au premier successeur de Sully. L’évêque me l’avait insinué. Je m’y suis refusé. Je n’aime pas l’étalage des grandeurs Humaines dans ce lieu-là. Et puis il m’a semblé de meilleur goût d’entrer tout simplement avec l’Evêque et d’aller m’asseoir à côté de lui. Ma modestie n’a eu d’autre effet que de se faire remarquer elle même. A peine entrés, on nous a aperçus, reconnus ; la foule s’est rangée, et nous avons traversé l’Eglise entre deux haies de fideles curieux et respectueux. Convenez que je vous raconte tout.
Le soir à Holland house. Brünnow y est venu. Il était assis à côté de Lord Holland, moi à côté de Lady Holland, trois ou quatre personnes autour Bülow, Rogers M. Suttrel. Il s’adresse à moi : « J’ai une grande joie ; je suis bien bien heureux ; j’apprends que le Grand Duc a demandé lui-même en mariage la princesse de Hesse.
Lady Holland se penche vers moi : " Il y a trois mois que cela est dans les gazettes. " Sur quoi, Brünnnow nous explique comment l’Empereur a voulu que le mariage ne se fit que quand il serait un mariage d’inclination. Et il était aussi joyeux que s’il eût épousé lui-même. Vient le nom de M. de Pahlen dont tout le monde parle à merveille. Après son nom, sa maison. Lady Holland parle de celle des Champs- Elysées, du regret qu’il a dû avoir de la quitter : " M. le Baron, permettez moi de le dire, c’est une manie de l’Empereur qui la lui a fait quitter. Je ne sais pas quelle manie ; je ne devine pas ; mais une manie enfin." Grande explication de Brünnow, un peu décontenancé. Il y avait de grandes, d’immenses réparations, à faire à l’hôtel qu’occupait à Pétersbourg M. de Barante. L’Empereur a fait faire un devis. C’était fort cher. C’eut été fort long. Un an et demi de travaux. Que fût devenu M. de Barante dans est intervalle ? L’Empereur l’aime extrêmement. L’Empereur n’a pas voulu qu’il fût dans la rue pendant qu’on raccommoderait sa maison. Et puis, quoi donc ? L’ambassadeur de Russie aurait été logé à Paris un an et demi de suite, par la France, pendant que l’Ambassadeur de France à Pétersbourg se serait trouvé sans logement russe ! L’Emperereur ne pouvait souffrir cela. L’Empereur a deux manies; la manie de M. de Barante, et la manie de la probité. Tenez que ce sont les propres paroles.
Ceci n’est pas un bon commérage. Qu’il ne me revienne pas ici, je vous prie.
Lord Palmerston ne revient que demain. Ils paraissent charmés d’être à la campagne. Ils y sont seuls. Lady Palmerston écrit que son mari, la fait monter tous les jours à cheval sur un old hunter. Cela contredit ma nouvelle.

Une heure
Je n’ai pas de lettre aujourd’hui. Pourquoi donc ? Je n’y comprends rien. Elle peut arriver encore par mon banquier ; mais je n’y compte pas. J’en suis vivement contrarié, pour ne pas dire plus.
Il n’y a point de bonne auberge à Hampstead. De petites maisons à louer, furnished, des cottages propres mais très simples. On dit qu’il y a mieux à Clapham, près de Hampstead. Je le saurai ces jours-ci. Je ferai voir aussi à Norwood où on m’assure qu’il y a de bonnes auberges. C’est mon petit herbet seul que je charge de cela, et qui est le plus discret des hommes. Adieu, quand même.
P.S. Je ferme ma lettre à 4 heures et demie. Rien n’est venu par aucune voie.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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358. Londres, Dimanche 3 mai 1840
10 heures

Eh bien, on ne fait jamais que la moitié de ce qu’on veut. J’ai parlé français ; mais je n’ai pas parlé très briévement. Un speech de sept ou huit minutes, pas un simple remerciement. Cela m’a si bien réussi que j’en suis bien aise. J’ai vu à l’air des gens, que j’étais attendu que, si je me bornais à quelques phrases bien polies, il y aurait beaucoup de désappointement. La curiosité était bienveillante ; le désappointement ne l’eût pas été. Je crois que je me suis rassis au milieu de la curiosité satisfaite et de la bienveillance redoublée. Je vous envoie le speech, que je viens d’écrire pour vous. J’ai trouvé cette réunion assez frappante. Toute l’aristocratie de toute espèce, de toute opinion y était. Et les savants, les lettrés, les artistes, le barreau la cité & deux absences ont été remarquées ; Lord Aberdeen qui n’est pas encore revenu de la campagne, et M. de Brünnow qui n’est pas venu. Le Duc de Wellington a remercié du toast to the navy and the army. Je répète ce que je vous ai dit : Un aveugle qui cherche son chemin. Je devrais dire un aveugle apoplectique. J’ai été très touché de ce spectacle, la grandeur d’un côté, le respect de l’autre, et entre deux la décadence l’impuissance. Il y avait bien de la force d’âme dans le vieillard balbutiant et chancelant. Mais je ne suis pas sûr qu’arrivé à cet état physique, il n’y ait pas plus de dignité à se retirer du milieu des hommes et à finir sa vie, en présence de Dieu seul et de ses enfants. L’exposition ne vaut pas grand chose. Trois ou quatre bons tableaux ; de jolis paysages et des chiens admirables. Souvent beaucoup d’esprit et de sensibilité dans l’intention ; mais une ignorance et un mépris du dessin, et de la peinture  qui sont étranges. Milton dictant le Paradis perdu à ses filles a beaucoup de succès. Le Milton est beau, bien grave, bien méditatif, bien inspiré. Les filles sont d’une gentillesse déplorable. On aime beaucoup la gentillesse ici. Un très bon portrait du Duc de Wellington expliquant ses dépêches au colonel Gurwood. Je ne sais pourquoi je vous dit tout cela qui ne vous fait rien.

4 heures
Ce que vous me mandez de Lord Aberdeen me plait beaucoup. J’espère et je crois qu’il dit vrai. Si je ne me trompe nous serons désormais fort à l’aise ensemble. Tout va bien avec les Anglais quand une fois la glace est enfoncée. J’ai dit hier à Lord Grey, que je desirais beaucoup avoir l’honneur d’être présenté à Lady Grey. Demain ou après-demain, j’irai lui faire une visite, à lui, et il me présentera lui-même. En général, je ne crains pas du tout de déroger. J’ai foi dans ma noblesse. Ma pente serait plutôt de ne pas me soucier des petites précautions de dignité convenue. J’y prends garde ici, à cause de l’officiel. Lord Grey, qui a été aimable pour moi, et a paru prendre plaisir à me voir, n’est pas venu chez moi, probablement par un peu de fierté timide et de mauvaise humeur. Mais vous avez raison. Pour Lady Grey ; il n’y a point de difficulté. L’avance est naturelle et Lord Grey y sera compris. M. de Brünnow sort de chez moi. Deux grandes heures. Eh bien, je ne retire rien de ce que j’ai dit mais je dis autre chose. C’est un esprit grossier et subalterne, dénué de ce tact qui tient à l’’élévation, à la finesse et à la
promptitude des impressions, c’est un commis qui sert son maître, et qui le flatte encore plus qu’il ne le sert voulant d’abord se servir lui-même. Mais, malgré et sous tout cela, il a de l’intelligence de la capacité assez d’étendue et de rectitude dans le jugement, je crois même de la bonne
intention, et de l’honnêteté. Nous nous sommes dit beaucoup de choses ; et le bien que je vous dis là, m’a apparu dans la conversation. Il ne sait pas s’y prendre pour servir la bonne  politique, et il ne se cassera pas le cou pour elle. Mais en gros, il la comprend, et si je ne me
trompe, au fond, il la préfère. M. de Nesselrode a raison de l’employer. Du reste, il professe presque autant d’admiration pour M. de Nesselrode que pour l’Empereur. Je conviens de l’impolitesse qui vous choque. Je l’ai vue souvent. Mais soyez sure qu’elle est bien générale. Je la rencontre ici comme ailleurs. Et j’ai le droit de le dire, car je suis encore ici à cet état de bête curieuse qui fait qu’elle ne tombe pas sur moi. L’esprit de cotérie domine dans le monde. Chacun reste avec ses familiers, dans ses habitudes, pour ne pas se gêner, par égoïsme et aussi par stérilité d’esprit. Cela est assez sot et fort ennuyeux. Il faut rompre hautainement avec ces mauvaises manières là, leur faire sentir qu’on les aperçoit et leur imposer plus d’égards et une autre conversation. Personne n’est plus propice que vous à leur donner une telle leçon. Mais probablement cela
aussi, vous ennuierait.

Lundi une heure
Ce que vous me dites de M. Andral me contrarie beaucoup. Il se sera piqué que vous ne l’ayez pas reçu quand il est venu. Quel ennui que d’être loin et de ne pouvoir rien faire soi-même ! Je traiterais avec les susceptibilités. Mon petit médecin me dira quelque chose là dessus. Parlez-lui en quand vous le verrez. Et s’il n’y a pas moyen d’avoir
M. Andral, voyez M. Chomel. Il est tout aussi habile. N’y mettez pas de fantaisie, je vous prie, ni de négligence. Demandez-lui son jour, son heure, et soyez là quand il viendra. Décidément, Norwood. Répondez-moi là dessus.
Avez-vous écrit aux Sutherland ? Dès que vous aurez
quelque chose de bien arrêté, dites-le moi. Je suppose que vous savez que Paul est parti Vendredi pour Pétersbourg. M. de Brünnnow m’a dit que sa conduite envers vous, lui avait fait le plus grand tort là. Et ici, Lady Palmerston me
dit la même chose. Elle en pense bien mal.

2heures 1/2
J’ai été interrompu par Nouri Effoudi qui voulait causer avec moi, dit-il. Je m’y suis prêté de mon mieux, mais avec peu de succès. Quelle pitié ! Il faut que je sorte. J’ai une multitude de visites à faire. Adieu. Adieu. Ce discours fait un gros paquet. Adieu

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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368. Paris, le 9 mai 1840,
10 heures

Je suis dans la plus gande impatience de l’arrivée de la poste. Vous étiez comme cela il y a quelque semaines vous savez ce que c’est d’attendre quand on a le cœur inquiet J’ai eu deux lettres dans le courant de la journée, d’un comte Esterhazy, camarade de mon fils, et de Beakhauser. Toutes les deux confirment le mieux dans son état. Mais l’accident a été bien bien grave, et je ne pense qu’à cela. Cette lettre de Brünnow hier matin m’a tellement saisi que j’en suis vraiment malade mes jambes m’ont manqué hier tout le jour, et cette nuit a été bien mauvaise. Il ne me faut pas de secousse, je n’ai plus de quoi les supporter. Je n’ai vu personne hier que Mad. Appony, Brignole, le prince Labanoff, et Pogenpohl. Celui-ci est le correspondant de Beakhausen. A propos mon fils demeure à Berkeley square, 2. Je ne puis vous parler que de lui. Il ne me sort pas de la tête.
J’ai envoyé hier ma lettre à lady Palmerston mais changée. Voyez tout ce qui vient après la première citation et sautez à " Il ne vaudrait pas la peine d’avoir de l’esprit ? " jusqu’à : " Et je passerai." Ensuite voici : " Mon importance politique est finie, je jouis des bénéfices de ma nullité, tant pis pour ceux qui ne veulent pas les reconnaître elle est cependant bien légitime. De grands malheurs et de grandes injustices ont établi mon indépendance." Après cela : " Je vais en Angleterre" & & Et j’ai inséré là : " Je ne retarderai pas mon arrivée pour les petites inquiétudes des petits diplomates." Il n’y a rien là qui puisse blesser lady Palmerston quoique sa lettre m’ait blessée.
J’ai écrit à la duchesse de Sutherland une lettre qui la met à son aise tout en lui prouvant que pour ma part je me serais crue bonne à faire partie de sa famille, tout juste dans un moment d’affliction.

2 heure
Dieu merci votre lettre me rassure, quelle providence que votre affection. Personne n’a songé à me dire un mot, le lendemain du jour où l’on m’allarme. Il faut absolement que je sache si la convalescence de mon fils sera longue. Car décidement si elle traînait, j’irais en Angleterre de suite. Vous me direz cela. J’ai répondu hier à M. de Brünnow en lui envoyant un petit mot pour mon fils. 5 heures. Le duc de Noailles est venu m’interrompre. J’ai à peine le temps de fermer ceci. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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373. Paris, le 17 mai 1840,
10 heures

J’ai vu Appony hier matin. Plus tard lord Granville. Le soir mon Ambassadeur et le duc de Noailles. Je tiens ma portie fermée encore à tous les autres ; je suis faible et souffrante. On ne parle que des cendres de Napoléon ! Les ambassadeurs n’admettent pas qu’il soit possible de permettre à sa famille d’assister aux obsèques. L’Europe réunit lui a interdit l’entrée du sol français. D’ailleurs il faudrait un décret de le chambre pour le permettre. Je trouve également difficile de l’accorder et de défendre. Ce qui est bien sûr c’est que Vous vous êtes créé là de très grands embarras pour l’avenir. Les étrangers ajoutent : " les dangers sont pour la France, qu’elle s’en tire. Granville parle comme cela aussi. Il me parait fort content de la manière dont lord Palmerston a accueilli tout ceci. En effet, il y a une une très bonne grâce. On pense généralement que la réhabilitation du Maréchal Ney sera une conséquence inévitable. Appony se prononce avec force contre cela. Le duc de Noailles dit que ce serait grave, en ce que cela casserait l’arrêt de l’un des grands corps de l’état. Je vous envoie le partage. L’affaire Rémilly est noyée pour le moment. J’ai enfin assez bien dormi cette nuit; la lettre de mon fils m’avait calmée, mais après une gande excitation le calme amène la fatigue, ce s’est qu’alors qu’on sent tout le mal qu’on s’est fait ! Il y a des gens qui disent que ces trois jours m’ont fait maigrir beaucoup, et je le crois. Vous recevez aujourd’hui la lettre dans laquelle je m’annonce et demain celle qui la détruit. Je pense à votre plaisir, et puis à votre désappointement. Je pense à tout, à tout ce qui vous passe par le cœur. Mais vous trouverez que j’ai raison, que mon inquiétude devait me faire aller ; que les nouvelles d’hier doivent me faire soumettre mes mouvements à la volonté de mon fils. Je ne veux contrarier en rien ses projets. Je sais qu’il déteste le séjour de Londres, et dès qu’il me dira ce qu’il faut faire, je me déciderai. Je reste prête à partir sur l’heure. Midi. Voici votre lettre. Elle confirme tout ce que vous me disiez hier sur mon fils, demain j’aurai de ses nouvelles plus directes et peut- être même sa décision sur mes mouvenents, car dès lundi je lui avais écrit sur ce sujet. Samedi je n’aurai rien de vous car vous m’aurez écrit à Boulogne. Je suis fatiguée, abimée, encore. un peu inquiète et l’incertitude sur ce que je vais faire dans peu de jours me tournente aussi. Voilà comme on passe sa vie ! C’est à peine vivre. Adieu, adieu. Je vois que Londres vous plait, cque vous vous y amusez. Au fond je ne vous croyais pas si susceptible d’être amusé. Mais c’est une disposition heureuse. Ah mon Dieu que je me tirais vite moi de ces bals de cour, et quand je ne pouvais pas m’en tirer, que je supportais impatiemment cette gêne ! Quelle mine désagréable je faisais au roi. Il y a bien des points sur lesquels nous ne nous ressemblons pas, mais vous avez raison. Et moi, j’ai tort. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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370. Londres, Samedi 16 mai 1840
Une heure

Les nouvelles sont toujours bonnes. Je crois qu’il n’y aura bientôt plus de nouvelles. Je vous ai toujours dit le vrai, seulement comme j’ai pensé en même temps à la vérité de ce que je vous disais et à l’impression que vous en recevriez, j’ai ménagé mes paroles pour vous calmer sans vous tromper. Vous avez des correspondants qui n’y ont pas pris tant de soin. C’est fort, simple.
J’ai souri en voyant que vous croyez que je m’amuse beaucoup au bal. Demandez à Lady Palmerston qui me parlait l’autre jour de mon air fatigué et ennuyé en me promenant dans cette longue galerie de Buckingham-Palace. Mais deux choses sont vraies; je me défends de mon mieux contre l’ennui, et quand il l’emporte, je me résigne. Je m’impatiente peu. L’impatience me déplait et m’humilie. J’ai besoin de croire que je fais ce que je veux. Et quand je suis forcé de faire ce qui ne me plaît pas, j’accepte la nécessité pour échapper au sentiment de la contrainte. Si je ne me résignais pas, je me révolterais.

Je comprends tout ce qu’on dit sur les suites des cendres de Napoléon. Il y a beaucoup à dire. Je ne suis pas inquiet au fond. Les pays libres sont des vaisseaux à trois ponts ; ils vivent au milieu des tempêtes ; ils montent, ils descendent, et les vagues qui les agitent sont aussi celles qui les portent et les font avancer. J’aime cette vie, et ce spectacle. J’y prends part en France ; j’y assiste en Angleterre. Cela vaut la peine d’être. Si peu de choses méritent qu’on en dise cela ?
J’ai dîné hier chez Ellice, en famille. Il est vraiment très bon, et très spirituel. Et il s’amuse de si bon cœur ! Ils étaient fort contents. Le Chancellier de l’échiquier a eu un grand succès aux Communes. Son augmentation de 2 500 000 livres de taxes passera presque sans difficulté. Son statement a été trouvé excellent, simple, vrai. De plus le Cabinet est charmé de l’appui que le Duc de Wellington lui a donné l’autre jour en Chine. Jamais le Duc n’a été plus populaire parmi les whigs. Il y met un peu de coquetterie.
Il approuve fort ce qu’on a fait pour Napoléon.
Dedel est de retour. Le Roi de Hollande à parfaitement pris son parti sur Mlle d’Outremont. Il n’y pense pas plus que s’il n’y avait jamais pensé. Mais tout n’est pas fini entre lui et ses Etats-généraux. Ils auront beaucoup de peine à s’entendre sur les changements à la Constitution, car ni lui, ni les Etats ne cèderont. Mais point de guerre à mort non plus. A des entêtés qui ne se veulent pas de mal, il ne faut que du temps.
J’ai reçu un charmant petit portrait de ma fille Pauline ; d’une ressemblance excellente. Et elle a bon visage dans son portrait. On m’assure que ce n’est pas un mensonge. Ils ne partiront pour la campagne que vers la fin du mois. M. Andral a désiré qu’ils attendissent jusque là, pour prolonger un peu le lait d’ânesse.

3 heures et demie
Je viens de voir Lady Palmerston, et par elle son mari. C’est une personne de beaucoup de good sens et très pratique. Savez-vous qu’il n’est pas commode d’avoir à régler ce qui se passera à 2000 lieues, dans une affaire toute d’égards et de convenances, et de donner une pacotille de bon esprit et de mesure à des hommes qui n’en ont pas trop chez eux?
Je vous quitte pour écrire à Thiers le résultat de ma conversation, car j’ai vu aussi Lord Palmerston aujourd’hui comme hier les journaux ministériels ou quasi ministeriels, gardent le silence sur mon nom à propos de Napoléon. Je vous disais hier que je ne m’en étonnais pas. Pas plus aujourd’hui. Mais je suis bien aise qu’on sache que je le remarque, sans m’en étonner.
Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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376. Paris, dimanche le 17 mai 1840

J’ai reçu votre petit mot adressé à Boulogne et votre lettre du lendemain adressé à Paris. Je ne trouve ni dans l’une ni dans l’autre, plaisir, ou regrèt. Ma venue ou mon absence c’et égal, et je m’étais trompée quand je me figurais que vous seriez content, et quand je me figurais ensuite que vous seriez désappointé. Plaignez-moi de cette triste disposition qui me fait attacher de la valeur à tout, à tout ce qui vient de vous, à rechercher même plutôt la peine, que le bonheur. J’ai un caractère abominable, il est devenu tel. Mes malheurs m’ont aigrie. Je cours au devant de la peine, je me crois vouée à tous les mécomptes comme à toutes les afflictions. Je n’ai aucune force, aucune énergie au fond de mon âme, je n’y rencontre que le désespoir. Dieu a été bien sévère pour moi, les hommes bien injustes. J’avais trouvé du repos, c’était auprès de vous. Ce serait encore auprès de vous, mais sans vous, loin de vous tout me manque. Je ne sais pas me relever. Je tombe, je tombe, parce qu’il me semble qu’il ne vaut la peine de rester debout. Dieu m’avait créée bien différente. Le fond de mon cœur était de la joie, de la confiance, de la confiance en moi, de l’affection pour les autres, un inépuisable fond de tendresse. Elle y est encore au fond de mon cœur, mais une tendresse si triste, et cependant, si vive. Quand vous me grondez, ou quand vous m’écrivez des lettres froides, avant de finir regardez bien l’état dans lequel elles vont me trouver. Pensez à mon isolement, à ma faiblesse. Je suis susceptible, je suis méfiante, je vous dis tous mes défauts et vous les connaissez, mais vous m’avez prise for better and for worse ! Ayez pitié de moi, dites-moi toujours quelque chose qui me relève. Je n’ai que vous, vous seul au monde pour soutenir mon pauvre coeur.
Cette affaire Napoléon me parait tous les jours plus absurde. Jusqu’à ce qu’une autre affaire me la fasse oublier, je regarderai celle-ci sous toutes ces faces et elle ne m’en présente pas une qui n’ait son incovénient ou son danger. Le silence des journaux importants est fort remarguable. Ils n’osent pas blamer, et approuver tout-à- fait est difficile. Lord Granville m’a dit que Thiers lui avait parlé depuis longtemps de cette affaire, et il a dit la même chose à M. Molé, ce qui fait dire à M. Molé que vous devriez être un peu étonnée d’être le dernier informé d’un projet qui devait passer pas vous. Or M. Molé nie même que vous y ayiez été employé. Et il ajoute : " J’ai bien fait une fois de même à l’égard du Général Sébastiani, mais avais des motifs de lui faire quelque chose de désagéeable. Je ne savais pas que M. Thiers eut de semblables motifs à l’égard de M. Guizot." Je ne sais si je fais bien de vous faire ce rapportage ; je crois toujours devoir vous tout rapporter, mais vais ferez fort bien de l’ignorer, car cela prouve seulement l’envie de la part de M. Molé de vous mettre mal avec Thiers. Si les journaux du Ministère vous avaient nommé dans cette circonstance ils auraient empêché M. Molé de tenir ces propos.
Surement je me le rappelle bien (nin cigöuns vur cältnib!). Moi, j’y ai mis des nuages, de bien petits nuages. Mon mauvais caractère à fait cela. Prenez pitié de ce mauvais caractère oubliez, pardonnnez. Vous avez des joies encore sur la terre, moi, je n’ai que vous ! Au fond je crois que vous préférez aussi que je vienne plus tard. Quand je lis vos lettres et que je me rapelle la vie de Londres, pour ceux qui le font vraiment. Je ne vois pas où serait ma place, mon heure entre les affaires et les plaisirs. c’est peut-être cette reflexion qui vous a empêché de me montrer le moindre plaisir de mon arrivéé. Je lis, je relis ces deux lettres. Je n’y trouve pas un demi mot, et s’il n’y avait pas adieu Ah ! qu’est-ce que je deviendrais ? Je compte toujours être à Londres le 15 juin, y comptez-vous aussi ? Y voyez-vous le moindre inconvénient pour vous. C’est politiquement que je vous fais cette question.
Adieu, adieu, rendez-moi un peu de joie, un peu de bonheur, un me grondez pas ; jamais, jamais. Il faut que j’aie bien des torts pour que vous m’ayiez traitée si sévèrement dans un moment où vous savez que j’ai tant d’angoisses dans le cœur. Ma lettre d’hier vous aura déplu aussi. Je voudrais la reprendre, et cependant savez-vous ce qui m’arrive ? L’orage gronde et grossit dans mon cœur tant que je n’ai pas parlé, dès que je vous ai dit je me sens soulagée. Il me semble que vous m’avez répondu, que de douces paroles. m’ont calmée, que j’ai pleuré de tendresse, et je me répose.
Adieu. Adieu, me connaissez- vous bien ? Je ne crois pas encore. Adieu, répétez adieu comme moi, comme moi. Ah quel soupir s’échappe de mon cœur dans ce moment, adieu !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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371. Londres, Dimanche 17 mai 1840
10 heures

Mon premier mouvement en lisant vos lettres est de croire que tout ce que vous me dîtes, c’est vous qui le dites et qui le pensez. Je suis toujours sur le point de discuter avec vous, contre vous, comme si c’était vous les opinions et les commérages que vous me transmettez. Si nous étions ensemble, je m’y laisserais aller ; ensemble, on a du temps pour tout. De loin, cela, n’en vaut pas la peine. Vos sentiments à vous sont les seuls qui méritent que je m’y arrête et que nous nous mettions d’accord. Avec vous seule, je ne puis souffrir le désaccord. C’est à propos de tout ce qu’on dit sur le retour de Ste Hélène que je vous dis cela. Je laisse donc sans reponse les prédictions et les confectures. Mais une chose me préoccupe, c’est
la crainte que les commissaires qu’on enverra là ne se laissent aller à des récriminations à quelques paroles amères, blessantes. On en est ici assez préoccupé. L’affaire a très bien commencé en haut, très noblement. Il fautqu’elle se passe bien aussi en bas dans l’exécution.
J’écris à Paris toutes les recommandations possibles en ce sens. Un bâtiment lèger anglais le Delphin, partira Mercredi de Portsmouth, pour aller porter à Ste Helène l’ordre de translation. La frégate francaise aura une copie authentique de l’ordre et des instructions. L’allée et le retour prendront quatre mois. Nous n’aurons rien qu’au mois de Novembre.
J’ai dîné hier chez Sir Gore Ouseley avec le duc de Cambridge, le duc et là duchesse de Buckingham, leur fille, lady Anna, Temple, Bülow, Brünnow &. C’était ennuyeux aujourd’hui chez Lord Minto.

2 heures
J’en suis fâché, à cause du plaisir que cela vous aurait fait. M. de Noailles vient trop tard. Il y a trois semaines, par une dépêche du 1er mai, j’ai demandé la place d’attaché payé à Londres pour M. de Vandeul, qui est depuis un an à l’Ambassade comme attaché libre et dont je suis fort content.
Au département, on regarde, je crois, la nomination de M. de Vandeul comme certaine. Je regrette tout-à-fait de ne pouvoir faire en cette occasion ce que désire M. le duc de  Poix, et je désire à mon tour que quelque autre occasion, me soit offerte. Serez vous assez bonne pour le lui dire de ma part ?
Voilà une petite boite qu’on mapporte avec un billet de Lady Williams qui dit ceci : " the box contains a few patterns of babies clothes which, Mad. Graham begged Lady Williams to send her from hence and trusting to the french Embassy for convoying them to Paris. All that Lady William can offer en externation for the liberty Madame Graham is taking, is the observation that it is not probable she will ever repeat the offence again."
Lundi, 9 heures

Lord et lady Lansdowne, lord et lady Palmerston, lord Moutaggle, M. Macaulay et deux petits inconnus. Voilà notre dîner. Nous avons causé jusqu’à 11 heures. Lord Monteagh et M. Macaulay sont de bons meubles de conversation. Les Anglais sont singuliers ; ils aiment beaucoup la conversation ; quand elle s’anime et se varie, ils ont l’air d’y prendre grand plaisir. Et d’eux-mêmes, ils n’ont pas de conversation ; ils restent ensemble immobiles et silencieux, et s’ennuyent quand ils pourraient s’amuser. Ils ne savent pas faire ce qui leur plait, ni jouir de l’esprit qu’ils ont. Le feu est là, mais couvert ; il faut que l’étincelle qui l’allumera vienne d’ailleurs. En sortant de chez Lady Minto, je voulais aller finir ma soirée chez Lady Jersey ; mais par réflexion, je n’y suis pas allé. Deux Dimanches de suite, c’est trop. Elle abuserait. C’est l’insignifience la plus envahissante que je connaisse. Je me moque de moi-même quand je m’aperçois de toutes les petites précautions que je prends, toutes les petites combinaisons que je fais. Je pense à toutes les petites choses du monde comme si je n’avais jamais fait que cela, et ne me souciais que de cela ! e suis le contraire des Anglais; ils ne savent pas faire ce qui leur plaît ; moi, je puis savoir faire ce qui ne me plaît pas et m’occupe et presque mintéresser à ce qui m’est parfaitement indifférent, pour ne pas dire plus. Au fait, j’ai raison ; quand on n’a pas le fond du cœur plein et satisfait, il faut mettre à la surface de la vie, tout ce qu’on trouve sous sa main. Qu’il y a loin de la surface au fond, et quel vide immense peut exister dans des journées dont tous les moments sont remplis !
La Reine me prend Lord Melbourne samedi prochain. Elle l’emmène dîner à la campagne. J’ai souri de l’embarras avec lequel il me l’a dit. Embarras point réel, car personne n’est au fond moins embarrassé que lui, et ne prend plus ses aises, en toutes choses, et avec tout le monde. En quoi il a raison. Mais les apparences sont embarrassées. Nous sommes toujours fort bien ensemble. C’est l’homme du Cabinet qui a le plus d’esprit, le plus juste et le plus original.

3 heures
Oui toujours tout dire, toujours votre funeste franchise qui ne vous sera jamais fumeste. Le grand, le vrai mal de loin, c’est qu’il n’y a pas moyen de tout dire, car on n’écrit jamais tout ; ce qu’on écrit est si peu ! et comme reproche et comme tendresse. Vous me grondez à moitié. Je vous ai grondée à moitié. J’avais bien autre chose à vous dire que ce que je vous ai dit. Mais j’ai eu un tort, un grand tort, j’en conviens. J’aurais du envoyer chez Brodie dès le premier moment , et y renvoyer tous les jours, et vous transmettre scrupuleusement ses paroles. J’y ai pensé. Je ne l’ai pas fait, sottement, par sot ménagement. Je ne connais pas Brodie. Il est peut-être bavard. J’ai craint qu’il ne s’étonnat d’un soin si assidu, qu’il ne racontât son étonnement, qu’on n’en prit occasion de bavarder comme lui. Crainte puérile absurde. J’ai eu tort. Mais j’en ai été trop puni. J’en ai été barbarement puni. Vous m’avez écrit ce que vous m’avez écrit. Vous avez dit à Génie tout ce que vous m’avez écrit, pis probablement car vous lui avez dit que vous étiez si fâchée que vous partiriez pour Londres, sans m’en avertir. Ma mère a appris en envoyant savoir de vos nouvelles, que vous partiez le surlendemain. Vous seriez partie sans le lui avoir dit, sans avoir vu mes enfants. Voilà ce que vous avez fait. Et sais-je ce que vous avez pensé ? Cela est insensé ; cela est injuste, inique, révoltant. Savez-vous ce que vous deviez penser et faire ? Vous deviez être fâchée, très fachée contre moi et me le dire aussi vivement que vous l’auriez voulu, que votre emportement vous l’aurait suggéré. Et vous deviez en même temps deviner mon motif, l’entrevoir du moins ; et voir aussi tout le reste, et me croire un peu, même quand les autres vous disaient le contraire. Les autres ne vous ont écrit que lorsqu’ils ont été eux-mêmes à peu près rassurés, et dans leur froide irréflexion, ils vous ont dit alors tout ce qu’ils avaient craint plus qu’ils n’avaient craint car on exagère toujours le mal qu’on a caché. Moi, j’envoyais deux fois par jour ; on parlait au valet de chambre de votre fils ; je passais moi-même à sa porte. Je recueillais indirectement des renseignements de qui je pouvais. J’ai envoyé au Time quand il a donné des nouvelles alarmantes de votre fils. Et je vous mandais chaque jour ce que je savais ce que je recueillais. Et je vous le mandais de la façon la moins alarmante pour vous. Vous deviez deviner, vous deviez croire tout cela. C’est bien la peine d’avoir pensé et senti tout ce que nous avons pensé et senti ensemble depuis trois ans, de nous être dit tout ce que nous nous sommes dit l’un à l’autre, et l’un sur l’autre pour qu’en un jour, en une heure, tout cela s’évanouisse, pour qu’un tort, un mécompte d’un jour efface toute confiance, pour qu’on pense et parle comme on penserait et parlerait d’une personne qu’on connaitrait beaucoup, et qui aurait manqué d’obligeance ou de soin ! Il est près de cinq heures. La poste me presse, et j’ai encore tant de choses à vous dire ! vous avez raison de loin, il vaudrait mieux se taire ; la vérité n’est pas possible. La vérité est pourtant le remède à tout, le seul remède. Vous vous croyez bien sérieuse, bien passionnée. Vous avez des légèretés, inimaginables, toutes sérieuses et passionnées qu’elles sont. Car c’est une légèreté inimaginable coupable que de s’abondonner à une idée, à une impression du moment, si complètement qu’on oublie tout le reste, tout ce qu’on a pensé, vu, cru, & qu’on croit toujours au fond de son âme ce qu’on croira, ce qu’on verra le tendemain. Moi, je n’oublie rien. Je pense à tout, toujours, et mon sentiment pour vous est toujours le même, et je suis juste envers vous, dans les plus mauvais moments. Vous comprenez bien que je n’accepte pas votre querelle sur les bals et les jeunes femmes. J’en aurais ri en récevant votre lettre si j’avais été en train de rire. Je crois vous avoir dit une phrase charmante de mon puritain John Newton :
" Since the Lord gave me the desire of my heart in my dearest Mary, the rest of the sex are no more to me than the tulips in the garden. "
Si cela ne vous plait pas, je ne vous parlerai plus jamais des tulipes que j’ai trouvées belles.
Il faut pourtant que je finisse. C’est grand dommage car je n’ai pas fini. Adieu pourtant. Adieu toujours. Je crois en effet que vous ne me connaissez pas. Adieu encore.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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380. Londres, Mercredi 27 Mai 1840
9 heures

Je commence à sentir cette impatience, ce mépris des lettres qui s’éveillent quand on approche du terme. Plus je vous dirais, moins je vous écris. Il fait un temps admirable ce matin; le soleil brille, l’air du printemps souffle. Je voudrais me promener avec vous. On n’écrit pas la promenade. Nous avons dîné hier agréablement. La conversation, vous aurait plu. Vous y êtes venue. M. de Bacourt a raconté une course en calêche que vous aviez faite, vous, la duchesse de Dino Lady Clauricard, lui, Dedel, lord John Russell, je ne sais qui encore ; un orage, une pluie énorme. Les trois dames dans le fond de la calèche, lord John en travers, sous le tablier, sur vos pieds, et aussi trempé en arrivant à Richmond que s’il eût été sur le siège. Cela me plaisait d’entendre parler de vous. Pourtant tout ne me plaisait pas. J’ai gardé et je garderai jusqu’au bout les susceptibilités et les exigences du premier printemps. J’en souris moi-même. Et ce que je dis là est presque un mensonge, car je n’en souris pas vraiment, franchement. Ce qui est vrai, ce qui est franc, ce qui s’éveille, en moi naturellement et tout-à-coup, sans réflexion, ni volonté ce sont les impressions de la jeunesse. Elles ne me gouvernent plus, mais il faut que je les gouverne, car elles sont encore là. La vie est infiniment trop courte. Notre âme a à peine le temps de se montrer. Les choses lui échappent bien avant le goût et la force d’en jouir. Il faut que vos vers de l’autre jour aient raison.
Tout commence en ce monde et tout s’achève ailleurs.

Une heure
Je vous promets du calme ici. J’espère que vous arrangerez votre vie de manière à éviter la fatigue matérielle. Vous ne pouvez pas vous coucher tard. J’en ai repris l’habitude avec une singulière facilité. Non, certainement, je ne traite pas de bétises vos impressions sur votre santé. Je crois, je suis sûr qu’elles sont souvent très exagérées. Vous avez bien plus de vie, bien plus de force que vous ne croyez dans vos mauvais moments. Mais vos mauvais momens m’occupent beaucoup, me tourmentent. Ils seront rares ici. J’y compte. Ainsi, le 13 ; c’est bien convenu. Et vous serez ici le 15. Mais il faudra que vous partiez le 13 de bonne heure. Arriverez-vous à Boulogne, de manière à passer le dimanche 14 ? Ou bien ne passerez-vous que le lundi 15 ? Répondez moi sur tout cela. Je prétends que je suis plus exact que vous en fait de réponses. Ma mère et mes enfants partent pour la campagne, le 4 juin.
Notre affaire de médiation marche. Jai obtenu hier de Lord Palmerston la restitution des bâtiments napolitains détinus encore à Malle. Le Roi de Naples de son côté concède l’abolition du monopole et le principe de l’indemnité. Il ne reste plus que des détails d’exécution sur lesquels on s’entendra. Je suis fort occupé ce matin d’une affaire qui vous touche fort peu, le chemin de fer de Paris à Rouen. On ira alors de Londres à Paris, par Southampton en 20 ou 22 heures. Je serais bien aise que cela se fit sous mon règne. C’est en train. Et les Anglais en sont fort en train. Ils y mettent 20 millions. Croyez-vous comme on me l’écrit, que la session française finira du 20 au 25 juin ? Qu’en dit-on, autour de vous ? Il est vrai que Thiers déploye beaucoup d’activité et de dextérité. Il est fort content, me fait tous les compliments et toutes les tendresses du monde, me promet qu’il n’y aura point de dissolution, qu’il ne s’y laissera point pousser et finit par me dire : " J’espère que notre nouveau 11 octobre, à cheval sur la Manche réussira aussi bien que le premier. " Lord Brougham est arrivé avant-hier. Vous ne l’avez donc pas vu à son passage à Paris, ou bien il n’y a pas passé. Je ne l’ai pas encore vu. Lady Jersey, ma dit qu’il était horriblement triste. Pauvre homme ! Il ne trouvera pas dans le mouvement qu’il se donne de remède à son mal. Il faut que le remède s’adresse là où est le mal au cœur même. Le mouvement extérieur distrait tant qu’il dure, mais ne guérit point. Voilà la grossesse de la Reine déclarée. C’est une grande question de savoir si on proposera dans cette session, le bill de régence. Le Cabinet, voudrait bien y échapper et il l’espère. Si le bill était proposé, la session finirait je ne sais quand. Adieu. J’étais bien tenté de croire que, d’ici au 15 juin, tout me serait insipide. Je me trompais. Le 385 (384) venu ce matin, m’a été au cœur. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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382. Londres, Vendredi 29 mai 1840
Midi

Voilà un peu d’eau froide sur la mousse Bonapartiste et un petit dédommagement au réjet de la dotation Nemours. La chambre a montré plus d’intelligence et de fermeté que je n’en attendais. La forme est mesquine, mais le fond est bon. Gardez mon avis pour vous, je vous prie, puisque je ne suis pas obligé d’en avoir un. Vous me direz votre impression de la séance car j’espère que vous aurez été assez bien pour y aller.
Je n’ai jamais été si préoccupé du temps, de l’air, du soleil, du brouillard. Je vois tout cela sur votre tête. Et je vois tout ce qui se passe en vous sous toutes ces influences. Le beau temps persevère. Je fais beaucoup de courses la semaine prochaine. Ellice me mène Mercredi à Epsom ; je dînerai tout près, chez M. Motteux. Je reviendrai tard. Jeudi, je vais à Eton. C’est une grande solennité du Collège. On désire beaucoup que j’y sois. Tout cela ne me plaît pas beaucoup ; mais je me prête assez facilement à ce qui ne me plaît pas beaucoup, surtout quand je n’ai rien qui me plaise beaucoup. L’indifférence me rend très complaisant. Je ne le serai pas tant quand vous serez ici. Je deviendrai avare de mes chevaux. Et de mon temps.
J’attends mon gros Monsieur. Je sais qu’il vient d’arriver, et qu’il va venir chez moi. Je sais aussi qu’il vous a laissée mieux et meilleur visage que trois jours avant son départ. Il m’a apporté un très joli petit portrait de Guillaume par Mad. Delessert ; rien, une ébauche à moitié ébauchée, mais parfaitement ressemblant, et gracieux. Ressemblant au modèle et au peintre. C’est ce qui arrive souvent. On met du sien partout. Qu’est-ce qu’un comte Woronzoff qui vient d’arriver et que M. de Brünnow m’a présenté ? Il m’a parlé du comte Michel, comme de son frère ou de son cousin ; je n’ai pas bien entendu. Il y avait hier soir un concert chez la duchesse d’Argyll, un bal chez la duchesse de Montrose. Je n’y ai pas été. Je me retire de la frivolité, comme vous dites. Je ne veux pas qu’on dise que je ne m’en retire qu’à cause de vous. Je vais ce soir au concert de la Cour après le dîner de Lord Haddington.

4 heures
Mon bonheur s’est fait attendre longtemps. Enfin il est venu. Il ne faut pas beaucoup de lettres pour faire beaucoup de bonheur. Vous avez déjà mon impression sur la séance où vous étiez. De loin, j’ai été frappé surtout du fond. Vous de près, surtout de la forme. C’est dans l’ordre. Je persiste dans mon impression. C’est un acte de bon sens et de fermeté contre le brouhaha populaire. Je ne crois à aucun évènement prochain où je puisse être intéressé. Vous savez sur quel terrain je me suis placé, et vous m’y approuvez. La proposition Rémilly pourrait seule murir rapidement la situation. On m’écrit de tous côtés qu’elle sera rapportée peut-être, ce qui ne signifie rien, mais point discutée ce qui serait grave, decisif peut-être. En tout cas, j’y regarde beaucoup ; et si j’y voyais quelque chose, je vous le dirais sur le champ. Certainement, un chassé croisé serait déplorable, ridiculement déplorable. J’ai tant attendu qu’il faut que je finisse. Dans trois semaines, nous ne finirons jamais n’est-ce pas ? Je suis assez d’avis que vous arriviez d’abord près de Londres. Adieu, Adieu. En attendant. Cette fois, l’erreur était double. Pour 386, vous avez mis 287. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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383. Londres, Samedi 30 Mai 1840
une heure

Pas de lettre ce matin. Pourquoi ? Je ne comprends pas. Celle d’hier a beau être bonne. Elle ne me suffit pas pour deux jours. D’ailleurs, pourquoi celle d’aujourd’hui manque-t-elle ? Avez-vous été plus souffrante ? Votre santé me préoccupe infiniment plus que je ne vous le dis. Elle n’est pas bonne, et elle n’est pas bien gouvernée. Lord Harrowby me disait pourtant hier, chez Lord Haddington où nous avons dîné ensemble, qu’il ne vous avait pas trouvée changée du tout. Et il y avait longtemps qu’il ne vous avait vue. J’ai pris, un plaisir infini, à ces paroles. Mais je soupconne qu’il se doutait de mon plaisir, et parlait un peu pour me plaire. Il est très aimable. Le soir concert chez la Reine. J’y aurais pris plaisir si vous aviez été là. Nous aurions animé l’un pour l’autre cette musique, belle mais froide. Tout était froid, chanteurs et spectateurs. Pas de vrai goût pour la musique ; pas d’intelligence dans le choix des morceaux. Ils se sont fait chanter là de grandes scènes dramatiques, qui ont besoin du théâtre, du mouvement de la scène, du concours passionné du public. C’était très froid, un plaisir de convention. La Reine y prenait un intérêt plus vif que la plupart de ses hôtes. Le Prince Albert dormait. Elle le regardait dormir moitié en souriant, moitié avec impatience. Elle le poussait du coude. Il se réveillait, et à peine réveillé, il applaudissait de la tête. au morceau du moment. Puis il se rendormait en applaudissant. Et la Reine recommençait. Nous sommes sortis à une heure et demie.
Je ne sais pourquoi je vous raconte cela car je ne m’y intéresse pas. Je ne m’intéresse à rien aujourd’hui. Il me faut une lettre ! Et demain elle n’arrivera que tard ; et ce sera une lettre officielle. Tout cela est très mal arrangé. lord Grey m’a invité à dîner pour le 10 Juin, à mon vrai regret, j’avais un engagement, qui m’avait déjà fait refuser deux autres invitations. Il a fallu refuser la sienne. Je lui ai écrit un billet bien aimable qui à très bien réussi. Il m’a répondu avec une vraie satisfaction. J’irai le voir ce matin, et causer avec lui. Puis un de ces soirs, chez lady Grey qui ne sort presque jamais. Lord Durham est vraiment mal, et va partir pour Carlsbad.

2 heures et demie
J’ai été interrompu par Dedel. Nous sommes toujours tendrement ensemble. Il me convient fort. Tout le monde croit que le Roi de Prusse va mourir. M. de Bülow, qui avait été si longtemps mal avec le Prince royal, est aujourd’hui très bien ; à ce point qu’on ne serait pas étonné que le Prince devenu Roi il fût appelé à Berlin. Je vous quitte pour des visites. Lord Grey monte à cheval entre 3 et 4 heures Je vous dirai adieu en rentrant, un adieu triste mais non pas moins tendre.

4 heures et demie
Je rentre triste, comme j’étais sorti. Je suis resté assez longtemps chez lord Grey qui me plaît. Lady Grey est venue, et m’a touché par sa sollicitude pour son mari. Elle l’a grondé devant moi de ce qu’il n’allait plus à la Chambre, ne parlait plus, ne se souciait plus de rien. Elle m’a demandé de venir souvent le voir, les voir, de l’aider, elle, à combattre, à changer la disposition de Lord Grey, avec abandon, simplicité, presque avec confiance, comme si elle me connaissait depuis longtemps. Je suis entré dans ses désirs ; j’ai flatté son malade. Je suis un très habile flatteur, car je ne mens jamais, mais je choisis les choses, et les paroles avec une sympathie intelligente et bienveillante. J’irai les voir en effet. J’ai assez de goût pour les âmes nobles et faibles. Leur noblesse me plaît, et il me semble que je suis bon à leur faiblesse. Je cause presque comme si j’avais le coeur content. C’est encore parce que vous étiez là. Lord Grey m’a très bien parlé de vous. Très bien veut dire très à mon goût. Adieu. Pourquoi n’ai- je pas de lettre? Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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386. Londres, Mercredi 3 juin 1840
8 heures

Je vais partir. Mes chevaux me menent à Sulton où je trouverai ceux d’Ellice. Que de choses on fait pour ne pas dire non ! Quand je serai là, le spectacle m’amusera peut-être une demi-heure ; mais il y aura bien plus de temps d’ennui, et la course me dérange. Et surtout, je n’aurai votre lettre que ce soir. Herbet me la gardera. Je n’ai pas voulu désobliger Ellice qui me soigne et me sert parfaitement. Je suis bien aise aussi de connaître un peu lord Spencer. Je ris de l’exactitude avec laquelle je vous rends compte de mes raisons pour aller à Epsom. C’est que j’ai cru entrevoir ce matin, dans le 390, une légère nuance de surprise. Encore frivole? Je ris aussi de cela. Savez-vous. ce que j’ai au lieu de frivolité ? Un peu de laisser-aller. Comme je le disais il y a une minute, il m’en coûte de ne pas faire ce qu’on me demande, de dire non. Je l’ai pourtant dit bien souvent, et bien définitivement. Et je suis fort capable de le dire. Mais il faut que j’y pense, et que je m’y arrête. Mon instinct est la complaisance. Je n’en passe pas moins pour très raide. Personne n’a autant qu’on le croit, les défauts qu’on lui croit ; et nous avons tous un peu ceux qu’on ne nous croit pas. Adieu. Je ne puis penser sans une vive contrariété à cette lettre qui va m’attendre. Ce n’est pas leur coutume. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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387. Londres, Jeudi 4 juin 1840
9 heures

Hier soir en rentrant, à onze heures, le 391 tout pauvre qu’il est, a fait mon plaisir et mon repos. J’étais fatigué et pas mal ennuyé. Roder deux heures en calèche, au mileu de cent cinquante mille personnes, avec M. et Mad. Edward Ellice et ses sœurs, c’est long. Ellice et lord Spencer étaient à cheval. Certainement, Epsom ne me reverra pas. Une seule chose m’a frappé les voitures et les chevaux innombrables. La Reine a été très bien reçue. On dit que depuis le Prince Régent, aucun souverain n’était venu, à Epsom. Nous avons dîné comme je vous l’ai dit : rien que Lord spencer et Lord Duncannon. Je me figure que Cincinnatus, était un fermier d’air un peu plus héroique que lord Spencer, qui du reste m’a plu et m’a parlé politique, au grand étonnement d’Ellice. Il (lord Spencer) en a une telle aversion qu’il la fuit même dans la conversation de peur qu’on ne le prenne au mot. Aujourd’hui Eton. Et puis je ne vais plus nulle part que là où vous voudrez. Au fait je suis trop complaisant. Je pourrais montrer pourtant depuis que je suis ici une belle somme de refus.
Mon instinct sur la souscription ne m’a pas trompé. Thiers et la gauche ont fait faire là, à Napoléon mort, une pitoyable campagne. On me donne des détails assez curieux. La guerre civile dans la gauche était ardente. Partout chez les ministres, dans les couloirs, les deux factions, Bonapartistes et Anti-bonapartistes, étaient constamment aux prises. Thiers a redouté une division éclatante. Dès lors plus de parti, plus de majorité. Il a passé une nuit sans dormir. Il a fait venir Barrot. Ils ont fait venir les journalistes et ils ont tous mis leurs déroutes, ensemble pour couvrir un peu leur retraite. Tout n’est pas gloire en ce monde.
Vous avez toute raison dans votre réserve, avec M. Molé. Vous savez parfaitement quelle position je veux avoir à présent. soit en général, soit envers lui. Vous avez vu dans quels termes je l’ai prise. Je m’en rapporte aveuglément à vous sur ce que vous direz ou ne direz pas. Je sais depuis longtemps qu’avec les gens vraiment d’esprit, et qui vous aiment, il n’y a qu’une chose à faire, les mettre dans le vrai et les laisser faire. Je ne sais pourquoi je parle ici au pluriel ; le singulier me plaît davantage.

10 h et demie
Certainement je vous guérirai d’âme, j’en suis sûr ; de corps, un peu, je l’espère. Mais seulement tant que nous serons ensemble. Je n’ai pas besoin que vous me disiez quand vous êtes si poorly. Votre écriture, me le dit. Adieu Adieu. Il faut que je fasse ma toilette et que je parte. Demain, plus de course. Je vais attendre. Que la première moitié de notre mois passe vite, et la seconde jamais. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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390. Londres, Dimanche 7 juins 1840
3 heures

Je vous écris avec une pensée charmante, dans le cœur. Plus que trois fois. demain, mardi et mercredi. Car sans doute vous partirez samedi matin. Vous me direz. Ma course à Epsom ne m’a pas paru si drôle qu’à lord Granville. J’ai peu ri. Ce qui me fait sourire, c’est l’importance qu’on attache quelquefois, dans le monde, à certaines choses, et tout ce qu’on y voit. J’ai été à Epsom. Epsoms est frivole. Tous les gens frivoles y vont. Donc, je deviens frivole, donc, je ferai ce que font, les gens frivoles. Donc, donc, .... Il y a bien du factice et bien de la servilité en cela d’agir plus simplement et plus librement. On me dit qu’Epsom est un spectacle curieux. Ellice me propose d’aller dîner à la campagne, tout près, avec sa famille et lord Spencer, et d’aller de là, voir ce spectacle. Je vais dîner avec Ellice et lord Spencer. Je vais avec eux me promener à Epsom. Je trouve que c’est long, et je reviens me coucher à onze heures. Si le monde voit dans ma promenade quelque chose de plus, et s’en promet, sur moi quelque empire de plus, le monde se trompe et le verra bien. Epsom m’a laissé comme il m’a pris, sans embarras d’y aller et sans envie d’y retourner.
Je vous en prie ; ne soyez pas un peu malade, dans vos lettres ni ailleurs, pour ces misères. Ayez foi. Vraiment ceci ne vaut pas la peine de douter. Et dites moi toujours tout à chaque occasion, petite ou grande, je vous en aime davantage. Même quand ce que vous me dîtes, me fait sourire.
J’ai beaucoup causé hier avec la Reine, à dîner surtout, causé de je ne sais quoi mais assez agréablement. Soyez sure qu’elle a de l’esprit, et pas mal de sérieux et de fermeté dans son jeune esprit. Elle est bien jeune. Elle rit toujours. Et on voit qu’elle a envie de rire encore plus qu’elle ne rit. Peu de monde, lord Melbourne et lord Palmerston, le Maréchal Saldanha, le comte de Hartig, M. et Mad. Van de Weyer qui sont revenus de Bruxelles, la maison. J’avais à ma droite lady Mary Howard, fille du comte de Surrey, enfoncée dans sa shyness et ses beaux cheveux blonds. Après le dîner, quelques uns ont joué au Whist, d’autres aux échecs. Nous nous sommes assis, autour d’une table. Conversation froide et languissante. La Reine va à Windsor, dans deux ou trois jours, je crois. La Duchesse de Sutherland est partie ; mais Charles Greville m’a dit qu’elle vous donnait Stafford-House, et que vous seriez là, en son absence. Cela me paraît très bien. Vous ne le saviez donc pas encore. Vous me l’auriez dit.

6 heures
Je viens de faire le tour complet de Regent’s park. J’ai marché une heure et demie, seul, lentement, pensant à vous. Quand vous serez ici, je ne ferai plus guère ces grandes promenades solitaires. Je vous donnerai mon loisir. Le beau temps dure. Je le regarde. Je lui demande, s’il durera dans huit jours. Alava a été assez malade. Il est bien bon enfant et pas mal au courant ; mais personne ne compte avec lui. Est-il vrai que M. Van de Weyer est un peu remuant et commère ? Que de choses j’ai encore à vous demander, quoique je commence à être établi ! N’est-ce pas, vous aurez la bonté avant de partir, de faire demander à Génie s’il n’a rien à m’envoyer. Décidément, il y aurait, à ce qu’il vint dans ce moment, assez d’inconvénients.

Lundi une heure
Je suis charmé que nous ne veniez à Londres qu’à cause de moi, et je veux que vous y trouviez infiniment plus de plaisir que de tracas. Je n’aime pas du tout le tracas. J’ose dire qu’il n’y a personne à la nature de qui il soit plus antipathique qu’à la mienne. Mais quand au bout du tracas, il y a un plaisir, un vrai plaisir, le tracas disparaît, je l’oublie absolument, je le traverse indifféremment. C’est si beau d’être heureux ! Si charmant ! Peu importe le prix du bonheur. Vous n’êtes pas si bien douce que moi. Vous avez le bonheur, très vif, mais la contrariété très-vive aussi, et au moment ou vous payez le bonheur, vous pensez à ce qu’il coûte. Moi, je ne pense jamais qu’à ce qu’il vaut. On m’a apporté hier le petit portrait d’Henriette, très ressemblant et très joli. Je viens de recevoir des nouvelles de leur arrivée à Lisieux. Les voilà établis à la campagne. J’espère qu’ils y seront bien. Vers le 15 suillet. ils iront aux bains de mer, à Trouville sur cette côté où je me suis promené en m’efforçant de traverser des yeux l’Océan pour alles vous chercher en Angleterre où vous étiez alors. C’est moi qui suis en Angleterre, et c’est vous qui venez m’y chercher. Mais pas des yeux seulement.
Adieu. Cet adieu est très à sa place.
Je ne crois pas à la guerre. Vous savez qu’en général je n’y crois pas. Mais pas en particulier non plus. Thiers s’amuse à en parler. cela lui plaît ; et cela lui sert aussi. Un peu de fièvre dans le présent, en perspective d’un peu de bruit dans l’avenir ; sa position s’arrange de cela. Il le croit du moins. Je ne connais personne ici qui accepte la pensée de la guerre. On est déjà assez préoccupé de celle de Chine qui sera probablement plus sérieuse qu’on n’a prévu. Je n’ai pas grande estime pour le nombre ; pourtant c’est quelque chose et en Chine ce quelque chose est immense. Adieu décidément. Plus que deux lettres. Adieu. Adieu. En attendant.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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397. Paris, dimanche le 7 juin 1840

Mon fils vient de me quitter. Il revient à Paris au commencement de Septembre pour y passer alors deux ou trois mois. Il est mieux mais sourd et paralysé du bras gauche.
Je n’ai rien à vous dire d’hier les ambassadeurs et le Duc de Noailles hier au soir ne m’ont pas beaucoup avancée. Thiers d’où on venait est en bonne humeur, et mon monde. le regarde comme établi pour longtemps. Il me semble. qu’Appony commence à en prendre son parti. Moi je trouve que tout prend une mine guerrière, ces messieurs le contentent ; mais infin il faut bien qu’on décide quelque chose à Londres, et quelque chose sera tout. Quoi ? C’est de vous qu’on l’attend.
Je vous remercie de quelques bonnes paroles dans votre lettre ce matin. Les bonnes paroles, c’est comme une caresse à un enfant. Je suis un vrai baby ; si facile à la peine, si facile à la joie. Encore facile à la joie ! Je retombe dans les recherches et les embarras pour trouver quelqu’un qui m’accompagne. Quelle bêtise d’être si poltronne, je le suis devenue. Car jadis je traversais toute l’Europe seule sans un moment de crainte. de Londres à Pétersbourg par terre. Et aujourd’hui Boulogne me parait un tour de force et d’extrême danger.
Adieu. Adieu. Je ne sais pas une nouvelle. On parle même de la sante du Roi de Prusse. Armin croit qu’il s’en tirera. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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389. Londres, Samedi 6 juin 1840
Une heure

Moi aussi, j’ai le cœur plus libre. On vient de me remettre le 394. Savez-vous qui en a profité ? Toute mon ambassade qui passé une demi-heure avec moi après déjeuner. Je cause avec eux. J’étais tout à l’heure très animé, fécond, inventif, éloquent. Eux ils étaient visiblement charmés de moi. Ils ne savaient pas pourquoi. Soyez très éloquente aussi avec moi, quand vous serez ici. J’aime passionnément l’éloquence. Vous partez dans huit jours, samedi prochain. Que la semaine sera longue ! Je donnerais bien des choses pour qu’il fit aussi beau qu’au jourd’hui. Pas le moindre vent ; un soleil admirable. Vous viendriez agréablement et vous viendriez vite. J’ai passé hier ma journée chez moi, sauf ma visite à lady Palmerston. Le soir aussi Je me suis couché de bonne heure. Il faut que mon tempérament soit aussi complaisant pour moi que mon caractère l’est pour les autres. ai grand besoin de sommeil. Je n’en ai pas toujours autant que je voudrais. Pourtant cela s’arrange. Quand je peux avoir une longue nuit je la prends, et elle me vaut pour une semaine. Je suis bien aise qu’on écrive d’ici que mon établissement est bon. Je vous attends avec impatience pour les petites choses après les grandes. Je suis sûr, parfaitement sûr que tout n’est pouve pas bien, qu’il y a des manques, que je me trompe quelquefois. Personne ne me reproche rien. Depuis que je suis ici, ni sur ma conduite, ni sur ma maison, je n’ai pas entendu une critique. C’est impossible. C’est absurde. Venez, venez. Apportez-moi de la vérité avec du bonheur.

Voici jusqu’à présent mes dîners du mois. Je ne vous dis pas ceux que j’ai refusés aujourd’hui la Reine. Le 6, les Berry, à Richmond. Le 10, Sir Robert Inglis. Le 14, lady Williams, à Putney-heath. Le 14, lady Lovelace. Le 20, Sir John Hobhouse. Le 22. Rothschild à Gunnersbury. Le 24, lord Abinger. Le 27, lord Monteagle. Il me semble qu’il n’y a rien là que de convenable. A propos de convenable, Mad. Maberly ma envoyé son roman, Emily. Il faut bien que j’écrive un billet poli, n’est-ce pas ? Je n’ai pas lu le roman. On dit qu’il est parfaitement innocent et parfaitement ennuieux. Vous avez cent fois raison, et je suis de votre avis depuis longtemps. Il y a longtemps que je pense et dis que le sénat Romain et le parlement d’ Angleterre sont les deux plus grands gouvernement que le monde ait connus. J’appelle grands gouvernemens ceux qui font de grandes choses par de grands hommes. J’ai peine à croire que la mort du Roi de Prusse soit la révolution. D’après tout ce qui me revient, le successeur sera bien timide. Il a l’esprit plus actif que la volonté. Beaucoup de pojets et de paroles de grandes ardeurs de pensée et de conversation, puis les goûts d’une vie régulière et molle ; voilà notre temps surtout dans le haut de la société. Les gouvernemens sont aujourd’hui des cadres où les Rois viennent se placer et s’emprisonner successivement, comme des images. On a pris avant-hier mes chevaux; on les a mis chacun dans une boite ; sur cette boite on a jeté un filet. La machine a grondé ; le train est parti, et mes chevaux sont arrivés à Eton, sans avoir bougé, malgré qu’ils en eussent. Ce sera le sort de bien des Rois, et de bien des ministres. Voici quatre jours d’immobilité pour les affaires. On va à la campagne. On croit en général que la session finira de bonne heure. Je le voudrais pour nos campagnes.

3 heures
J’ai été interrompu par Lord Brougham changé, triste, fatigue, abattu, dégoûté. Fatigué matériellement ; il a imaginé de venir de Cannes à Calais dans ce que nous appelons, une voiture, un carosse de louage toujours avec les deux mêmes chevaux. Vingt-six jours pour traverser la France. Il a fait la route à pied. Je l’ai revu avec plaisir. J’aime sa conversation c’est-à-dire son monologue. Il est ici un homme très important sans influence, et très considérable sans considération. C’est curieux. Adieu. Je pense au 26 avec un plaisir infini. A ma gauche, n’est-ce pas ? Il me semble que c’est de droit. Il n’y a de femmes outre la duchesse de Cambridge, que lady Aylesbury, lady Jersey, lady Etizabeth Stuart et lady Peel. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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394. Londres, Vendredi 12 juin 1840
8 heures et demie

J’ai été hier soir à Holland. house. Ils n’y étaient pas. Le conseil du matin et l’attentat les avaient fait venir en ville. J’avais deux emplois de ma soirée Lady Tankerville qui se plaint toujours qu’elle ne me voit pas assez et un bal chez Lady Glengall. Je suis rentré chez moi ; je me suis mis dans mon lit et j’ai lu pendant deux heures une vie de Hampden, grand Anglais, et homme bien hereux car il a eu le bonheur de mourir au moment où allaient commencer pour lui les espérances déçues, les doutes de conduite et la responsabilité. Je me plaît beaucoup dans la vieille Angleterre. J’aime ce qui en reste, et grace à Dieu, il en reste beaucoup. Par mes idées, et le tour de mon esprit, je suis du temps moderne ; par mon caractère et mes goûts, je suis des anciens temps.
J’assiste déjà aux embarras de la transition de règne, en Prusse. On a eu à célébrer à Berlin, le 100e anniversaise de l’Académie royale. Il fallait parler de Frédérie II, du Roi mourant et plaire au Roi qui s’approche. On a chargé M. de Humbolt de cet embarras. Il s’en est tiré, en homme d’esprit, et m’a envoyé son petit discours, car les hommes d’esprit pensent toujours un peu les uns aux autres.
A propos des hommes d’esprit, vous ai-je jamais dit comment m’avait abordé à St Cloud, en se fairant présenter à moi. Reschid. Pacha, qui essaye aujourd’hui de faire de la Turquie quelque chose qui ne soit pas turc? « Moi ausi, dans mon pays, je passe pour un homme d’esprit.» Il vient, dit-on, d’en donner une preuve en se débarrassant de son rival Khosrer-Pacha qu’il a fait remplacer par Ahmed Féthi Pacha, homme insignifiant, sa créature, et ancien ambassadeur à Paris. On dit que cela vous déplaira.
Je rentre à Berlin. Il me paraît que Humboldt, Bülow et toute cette couleur là sont au mieux avec le Prince Royal. Bresson aussi est bien avec lui depuis quelque tour. Bresson est prévoyant et habile. Il n’y a pas de doute sur la retraite de Wittgenstein. On le pressera de rester, sachant qu’il ne restera pas.

2 heures
Je vous ai quittée pour trouver dans le Times, la mort du Rois de Prusse et je n’ai pu vous revenir jusqu’à présent. Lord Palmerston n’a pas pu me rejoindre hier au Foreign office. Il a été retenu à l’home office par le Conseil privé qui interrogeait les témoins sur l’attentat. Il m’a remis à aujourd’hui, et j’attends un mot de lui pour l’aller chercher. Les deux Chambres présentent leur adresse ce matin. Je suppose que la Reine recevra le corps diplomatique demain si le Cabinet trouve bon qu’elle le reçoive. Elle l’a reçu, et ses félicitations en corps, lors de son mariage. Ils sont tous fort contens de la demarche faite, qui acquitte pleinement les convenances. Je les et tous vus ce matin. Dedel est mon meilleur conseiller. Quoique rien n’ait encore transpiré on croit en général que l’assassin est chartiste. Plusieurs propos, recueillis, maintenant indiquent dans ce parti-là, un projet pareil. Ce jeune homme s’exerçait depuis trois semaines à tirer au pistolet.
Le Cabinet a eu encore hier soir un échec aux Communes, toujours sur la même question. Il y a, si je ne me trompe, dans la Chambre un parti pris, pris à une bien petite majorité, mais pris, de mettre en Irlande un temps d’arrêt à l’influence d’Oconnell. Sur les 105 membres Irlandais, il est déjà, dit-on, maître de plus de 60. Avec le systême étectoral actuel, il deviendrait bientôt maître des 40 autres. Et alors on verrait tout autre chose que l’Angleterre obligée de bien gouverner l’Irlande ; on verrait l’Irlande gouverner l’Angleterre. Voilà le gros fait qui frappe, ce me semble, les esprits et décide bien des modérés même.
Vous avez raison d’avoir beaucoup de regret et un peu de remords Windsor est venu bien à propos pour vous. Voici une vérité. Vous êtes si sensible aux petites contrariètés qu’elles peuvent balancer, pour quelque temps, les plus grandes affections. La petite vie, en vous, fait tort à la grande. Cela vient de deux causes. Vous avez été longtemps l’enfant gâté du sort faisant toujours ce qui vous plaisait. Vos déplaisirs sont démesurés, et démesurement puissants sur vous. De plus, il n’y pas en vous une force proportionnée à l’élévation, et à la vivacité de votre âme, vous êtes comme des beaux peupliers, si hauts et si minces, que le moindre vent balance, et fait plier. Vous pliez trop et trop sous les petits fardeaux, comme sous les grands. Je le trouve souvent. Je m’en impatiente quelquefois. Et puis je finis toujours pas me dire que vous connaissant comme je vous connais et vous aimant comme je vous aime, c’est à moi de vous aider à porter tous les fardeaux, petits ou grands. Puisque j’ai plus de force que vous et plus d’indifférence aux choses vraiment indifférentes, il faut bien que vous en profitiez.
Adieu. Je vous écrirai encore demain et je vous verrai vendredi, d’aujourd’hui en huit. Je ne comprends pas que vous n’ayez rien reçu des Sutherland. Charles Gréville ma dit ce que je vous ai mandé, comme une chose arrêtée, convenue. Mais il faut qu’ils vous l’écrivent eux-mênes. Adieu. Adieu.
Je corrige une phrase à ma lettre. Ce que j’avais mis ne rendait pas ma pensée. On dit qu’on a trouvé dans les poches de cet Edward Oxford, un papier qui ferait allusion à quelque relation avec Hanovre. Cela n’est pas croyable.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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418. Londres, Mardi 22 septembre 1840
huit heures

Je ne puis souffrir de vous écrire à la hâte, comme ces jours-ci. A part même l’ennui d’une lettre courte, être avec vous et me presser de vous quitter, cela me choque. Je viens de me lever. Rien ne me presse. Je m’appartiens. Je vous appartiens. Je reviens à votre dernière phrase.
" Pourquoi suis- je si triste ? " Je vous connais comme à moi, une raison d’être triste qui suffit à beaucoup de tristesse. J’accepte celle-là, pour vous comme pour moi. Y en a-t-il quelque autre ? Répondez- moi à la question que vous me faites. Savez-vous ce que j’ai découvert samedi ? Qu’il m’était désagréable de quitter Londres. En roulant sur le chemin de fer, je ne comprenais pas, à la lettre, je ne comprenais pas pourquoi j’avais le cœur un peu serré. Je l’ai trouvé en y pensant, et cela m’a soulagé de le trouver. J’aime Londres. Londres ou Paris. Quand un sentiment possède le coeur, que de mouvement instinctifs, irréfléchis, obscurs, il y fait naître ! On est triste ou joyeux sans savoir pourquoi. Puis on comprend. N’y a-t-il pas bien des chansons qui ont dit ce que je dis-là ? Voi che sapete & & Les chansons ont raison.
Je suis très préoccupé des affaires. La phase où nous entrons et la manière dont nous y entrons ne me plaît pas. Je suis convainecu qu’en France, comme en Europe on désire la paix, et qu’en France comme en Europe, on n’accepterait franchement, on ne soutiendrait ardemment la guerre qu’autant qu’elle serait née d’elle- même, par un accident imprévu, par une nécessité soudaine inévitable. Il faut ne pas vouloir la guerre, même eût-on la prévoyance qu’elle viendra. Car si le monde, qui n’en veut pas, peut soupçonner qu’elle est venue par la volonté ou par la faute de quelqu’un, ce sera, pour celui-là un affaiblissement immense impossible à mésurer. Vous le savez ; j’ai toujours cru, je crois toujours la guerre évitable ; mais quand je croirais, le contraire, et tout en m’y préparant, je m’appliquerais sans relâche, sérieusement, sincèrement à l’éviter jusqu’au moment où elle viendrait tomber sur moi comme la foudre. Si l’incendie doit éclater, il faut que ce soit par le feu du ciel, non pas d’une main d’homme. Personne hier à Holland house. J’ai tort ; lord Jeffrey, qui arrive d’Edimbourg. Je persiste dans ma première impression ; l’homme le plus spirituel que j’aie vu ici. Un peu d’humeur, et de découragement dans l’esprit ce qui en ôte beaucoup, car cela donne l’air vieux, et la vieillesse ne va pas mieux à l’esprit qu’au corps. Je ne sais ce qui m’arrivera ; jusqu’à présent, l’âge, en m’apportant de l’expérience, m’a paru n’apporter que de la lumière et de la force. J’ai appris à mieux penser et à mieux agir, non à douter et à désespèrer. Un moment viendra, je le sais, où mon esprit conservât-il sa pleine santé, mon corps affaibli ne suffira plus à lui servir d’instrument. Je tâcherai de ne pas me faire illusion sur ce moment là.
Depuis quelques jours une singulière envie de dormir me prend tout de suite après dîner, presque à table. Beaucoup moins quand je dîne chez moi que chez les autres. Je soupçonne qu’on mange trop ici, même moi, et que la fatigue de mon estomac fait la lourdeur de ma tête. Une tempête affrense. La pluie bat mes vitres à les casser. Les arbres de mon square baissent la tête jusque sur la grille qui l’entoure. Je crains bien que ceci ne me coûte demain ma lettre. La poste ne passera pas aujourd’hui. Je vois par les journaux anglais qu’elle a passé hier. Ils ont leur exprès de Paris. Il faisait beau hier. La pluie a commencé le soir, quand je suis revenu de Holland house. une heure Cette irrégularité des lettres me désole autant pour vous que pour moi. Quand aurez-vous eu celle de Dimanche ? Quand c’est-à dire à quelle heure, car certainement vous l’aurez eue. Je regarde au vent ; je le trouve tombé. J’espère que ma lettre à moi, passera aujourd’hui et que je l’aurai demain. Pendant qu’on espère une transaction à Paris, j’y travaille ici de tout mon pouvoir. Travail difficile dans cette saison. Où saisir les gens pour les chauffer ? Et les rapports obscurs, contradictoires, embrouillent tout. On a dévié de cette grande idée qui présidait depuis dix ans à la conduite de l’Europe. Aucune question particulière ne vaut la guerre générale. Le mal est là. On n’a plus de boussole ! Et on a dévié pour la plus petite, la plus lointaine des questions, pour une question que bien peu d’années de patience devaient emporter. Je ramène sans relâche, devant tous les yeux, l’idée grande, l’idée simple qui a tout sauvé. C’est en son nom que je prêche la transaction. L’obstination est grande. Obstination d’aveugle, et d’aveugle piqué qu’on le soupçonne de ne pas voir. Je m’obstine aussi. Vous savez que je suis peu accessible, au découragement. Adieu. Je vous redemande, en finissant la réponse à votre question de samedi. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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427. Londres, jeudi 1 Octobre 1840
8 heures

Voilà, le 1er octobre le mois nous a fait de belles promesses. Les tiendra-t-il ! Quand serai-je libre ? Vous voyez bien que je ne le suis pas. Jamais je n’ai été plus avant dans l’affaire, et l’affaire plus avant dans sa crise. Pendant qu’on fait effort ici pour une transaction, on fait effort en Orient pour une prompte exécution. D’ici à quinze jours trois semaines, l’un ou l’autre effort aura atteint un résultat. Votre vie a été comme la mienne, bien engagée dans les affaires publiques, et vous en avez le goût comme moi. Ne vous est-il pas bien souvent arrivé de porter cette chaîne avec une fatigue pleine d’impatience, et de désirer ardemment une vie toute domestique toute simple, parfaitement libre, et calme, s’il y a du calme et de la liberté en ce monde. C’est un lieu commun, bien commun ce que je dis-là, mais par moments bien exactement vrai, bien passionnément senti. Je dis par moments pour ne pas donner à ma vie passée et probablement future, un démenti ridicule, car, si je m’en croyais aujourd’hui, je croirais à la parfaite, à la constante vérité du lieu commun. Et comme vous me croirez contre toutes les apparences, je vous dirai à vous, que pour moi le bonheur domestique est le vrai, le seul bonheur, le bonheur de mon goût, la vie de mon choix, si on choisissait sa vie. Mais on appartient à sa vocation bien plus qu’a soi-même. On obéit à son caractère bien plus qu’à son goût. Je me suis porté, je me porte aux affaires publiques, comme l’eau coule, comme la flamme monte. Quand je vois, l’occasion, quand l’événement m’appelle, je ne délibère pas, je ne choisis pas, je vais à mon poste. Il y a bien de l’orgueil dans ce que je vous dis là, et en même temps, je vous assure, bien de l’humilité. Nous sommes des instruments entre les mains d’une Puissance supérieure qui nous emploie selon ou contre notre goût, à l’usage pour lequel elle nous a faits.
J’ai dîné hier à Holland house. Lord Lansdowne, lord Morpeth, lord John Russell. Les deux premiers arrivent pour le conseil d’aujourd’hui. Ils viennent de loin, et fort contre leur gré. Je suis fâché de ne pas connaitre davantage lord Morpeth. Il me plait. Il a l’air d’un cœur simple, droit et haut. J’étais en train de pénétrer dans l’intérieur de cette famille là quand la mort de Lady Burlington est venue fermer les portes. Je les ai pourtant franchies bien souvent depuis ces portes de Stafford house, et avec quel plaisir !

2 heures
437 en aussi bon que long. Merci de vos détails. Ils m’importent beaucoup. Il n’est pas vrai qu’on s’échauffe ici contre la France. C’est un langage convenu. Je crois plutôt que les idées de transaction, le désir d’une transaction sont en progrès dans le public. Petit progrès pourtant, car le public y pense peu. Il n’y a ici point d’opinion claire, forte, qui impose au gouvernement la paix ou la guerre. Il sera bien responsable de ce qu’il fera, car il fera ce qu’il voudra. La question est entre les mains des hommes qui gouvernent. Leur esprit, ou leurs passions en décideront. Quant à la France, personne n’est plus convaincu que moi, par les raisons que vous me dites et par d’autres encore, qu’elle ne doit point provoquer à la guerre, prendre l’initiative de la guerre. Une politique défensive, une position défensive, c’est ce qui nous convient. Mais défensive pour notre dignité comme pour notre sûreté.
Or il peut se passer en Orient, par suite de la situation qu’on y a faite des événements, des actes qui compromettent notre dignité, et par suite notre sûreté. Nous ne devrions pas les accepter. Nous nous préparons non pour accomplir des desseins, mais pour faire face à des chances. Voilà mon abus, et mon langage. On le croit, si je ne me trompe, sincère et sérieux. Je ne m’étonne pas de l’attitude des légitimistes. Ce qu’il y a de plus incurable dans les partis, c’est l’infatuation de l’espérance. Bien pure infatuation, Soyez en sûre. Je ne me promènerai pas aujourd’hui, pas même seul. Il fait froid et sombre. J’aime mieux rester chez moi, à écrire ou à rêver.
Adieu. Je suppose que vous saurez aujourd’hui le secret du bis. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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434. Londres, Vendredi 9 octobre 1840
9 heures

Je ne veux dire à personne, pas même à vous, pas même à moi. même, de quelle impatience je suis dévoré. J’attendais un courrier ce matin. Il ne vient pas. Je vois dans les journaux anglais que les Chambres sont convoquées, pour le 28 octobre. Dans vingt jours ! Et d’ici là, que se passera-t-il ? Que va-t-on m’envoyer, me donner à dire, à faire ici ? Je persiste à croire à la paix très décidément. Il faudra encore bien des méprises pour amener la guerre. J’espère qu’il n’y en aura pas assez, de part ni d’autre. Dans vingt jours enfin. J’ai le cœur et l’esprit pleins, pleins ! Quel moment que l’ouverture des Chambres si tout est encore en suspens ! Vous vous porterez bien, n’est-ce pas ? Je n’aurai pas à m’inquiêter sur vous ? Je vous quitte. Je ne puis pas parler.

3 heures
Ma disposition est toujours la même. Je veux pourtant vous parler. On est inquiet ici. Je ne veux pas dire très inquiet. On n’est jamais très inquiet. On est très brave et très en sureté. C’est heureux d’être une grande nation avec l’Océan pour enceinte continue. Mais on redoute réellement, sinon les périls du moins les maux de la guerre. Et puis, on n’a nul goût pour une rupture avec la France ; on tient vraiment à vivre en paix et en amitié avec la France. Cela est profitable et cela a bon air. Les deux grands pays civilisés ; two gentlemen-countries. Et puis encore, au fond du cœur, on aurait honte d’une guerre si peu motivée, amenée uniquement parce qu’on ne l’aurait pas prévue, parce qu’on ne l’aurait pas crue possible. Car si on l’avait crue possible, on n’aurait certainement pas fait ce qui peut l’amener. Voilà la disposition au vrai. Je ne puis pas ne pas croire qu’on peut encore en tirer parti et sortir de cet abominable défilé. Mais, dans les actes et les paroles, la nuance est délicate et indispensable à saisir. En même temps qu’on a envie d’éviter la guerre et de s’accommoder, on est fier surceptible même. Pour rien au monde, on ne voudrait avoir, l’air de céder à la menace. On est, à cet égard, d’une préoccupation presque maladive. Ma principale inquiétude de ce moment est là. De part et d’autre, on a la peau d’une sensibilité prodigieuse. Il y faut des mains de velours. Mains rares, surtout après tant de révolutions, et de guerres.
Avoir raison au fond, et raison dans la forme, c’est beaucoup exiger. Ce sont des moments bien périlleux que ceux auxquels la perfection seule suffit. Et qui sait si la perfection même suffirait ? Je passe ma journée, en alternatives d’inquiétude et d’espérance, situation fort contraire à ma nature qui est portée à conclure, non à flotter et quand elle a conclu, à marcher ferme selon sa conclusion. Par mon instinct je dirai plus par mon expérience, j’ai confiance, grande confiance dans le courage au service du bon sens. Mais l’épreuve peut être bien rude. Et encore je ne vois les obstacles que de loin.
Je désire beaucoup, en me rendant à la session, pouvoir aller prendre ma mère et mes enfans au Val-Richer et les ramener avec moi à Paris. Je respirerais deux ou trois jours l’air de la campagne. Je ferais ce que vous me conseillez et j’arriverais un peu reposé. Car j’arriverai. C’est encore une chose dont je ne peux pas parler. Je n’ai point de petite nouvelle à vous mander. Je me trompe. M. de Brünnow, vient de m’écrire pour me prier d’aller après-demain prendre du thé et jouer au Whist à Ashburnham house. Je ne suis encore entré qu’une fois dans cette maison Ià, et certes pas avec indifférence. Unir à ce point dans le présent et étrangers, dans le passé, cela ne vous semble-t-il pas impossible ? Le comte de Noé est venu me voir il y a deux jours, m’apportant la nouvelle que Mad. Sébastiani était morte, morte à Richmond, au Star and Garter. C’est Mad. Bathiany qui est morte là. Voilà l’ordonnance de convocation, des chambres dans la seconde édition du Morning Post. C’est bien pour le 28. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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433. Londres, Jeudi 2 octobre 1840
9 heures

Mardi est votre mauvais jour. Jeudi est mon jour médiocre. Le mardi, vous m’écrivez plus brièvement ; vous n’avez pas en m’écrivant, le sentiment d’espérance ou de satisfaction qui anime et prolonge l’entretien. Comme nous regardons à tout ! Il n’y a rien de petit pour nous et entre nous. Je dis nous ; vous avez bien raison, tout est pareil entre nous ; nous n’avons rien à nous demander. Nous nous savons. Décidément les Holland partent aujourd’hui pour Brighton. J’ai été leur faire mes adieux hier au soir. Pour huit ou dix jours. Je dis décidément parce qu’on le disait. Ils pourraient bien être encore retenus ou bientôt rappelés. Il y aura peut-être un nouveau conseil de Cabinet après-demain samedi ou lundi. La gravité de la situation se fait sentir et je la fais valoir. On cherche sérieusement un moyen de calmer la France et de se rapprocher. Les plus raides eux-mêmes le cherchent. Il faut le trouver pendant que le traité s’exécute. Il faut se rapprocher au bruit du canon qui vient frapper les cœurs en France, sinon les corps. C’est difficile. Cependant, pourvu qu’on ne fasse pas de folie à Paris, je crois toujours qu’on finira par là. Moi aussi, j’attends la convocation des Chambres. Il faut au moins vingt jours de délai. Cela porte aux premiers jours de Novembre. Du reste, officiellement je n’en sais absolument rien.
C’est le peintre qui n’a pas voulu que je le regardasse. Car, pour vous regarder vous ; il aurait fallu le regarder lui, et tout le monde, et de la même manière. Il a dit qu’il valait mieux ne regarder personne et penser à quelque chose. Moi, je dis à quelqu’un. Pour être vrai cependant, je crois que c’est à quelque chose que pense mon portrait. Grand défaut de ressemblance. Hier soir en revenant de Holland house, j’ai été passer une demi-heure chez Mad. de Björstierna, soirée invitée. Tout ce qu’il y a ici de diplomates grands ou petits, et quatre ou cinq Anglais. J’ai joué au Whist. M. de Brünnow est toujours assez malade, et vraiment très changé. Je l’ai rencontré, il y a trois jours comme je faisais à pied ; le tour de Hyde park, ce tour que nous avons fait souvent le soir en calèche. Il se promenait aussi à pied. Il s’est joint à moi, avec un grand empressement et n’a pas voulu me quitter qu’il ne m’ait reconduit jusqu’à ma porte. On m’écrit que M. de Tatischeff à Vienne, M. de Meyendorff à Berlin, et même vos plus petits agents, dans les plus petits endroits sont remarquablement polis et soigneux depuis un mois avec les agents français, beaucoup plus qu’avant. En savez-vous quelque chose ? Et qu’est-ce que cela veut dire, si cela veut dire quelque chose, ce que je ne crois pas ?
Lord Melbourne est venu hier à Londres. Mais il n’a pas que dîner à Holland house. Il est retenu chez lui par un fort lumbago.

2 heures
Je reviens de Regent’s park. Je marchais dans Portland Place, les yeux baissés. Je les lève et je vois devant moi, assez loin une femme en noir, grande mince, un chapeau blanc, un petit voile, un mantelet de velours noir. Elle a paru me voir au même moment et doubler le pas. Le cœur m’a battu, mais battu ! Comme le sang vous monte au visage. On parle de l’influence du physique sur le moral. Et du moral, sur le physique, qu’en dire ? Pendant quelques minutes, toute ma personne s’est ressentie de cette idée, cette chimère, qui m’avait traversé l’esprit un quart de seconde. Vous avez très bien fait d’écrire à Paul. Vous le pouviez très convenablement après la façon dont vous vous étiez séparés, et dès lors vous le deviez, car vous devez ne laisser jamais échapper une occasion de lui fournir un moyen de revenir de ses torts. J’avais espéré que votre dernière entrevue, amènerait quelque chose d’un peu mieux que le simple décorum extérieur. Je crains bien qu’il ne veuille que cela. S’il vient à Paris, il faudra lui donner ce qu’il veut, et toutes les fois que vous le pourrez avec dignité, lui laisser entrevoir que, s’il voulait, il pourrait avoir davantage. Une humeur très égale, une douceur un peu triste, mais calme et persévérante, finiront peut-être par réveiller dans ce cœur là quelques uns des sentiments qui devraient y être. Comment ne m’aviez-vous pas dit que vous lui aviez écrit ? Le Chêne et le cèdre sont également sages. Ils écrivent, l’un et l’autre, très rarement à 21, et toujours avec une réserve prévoyante. Ce serait une triste et curieuse histoire que celle des rapports du hêtre avec 99, et qui ferait pénétrer bien avant dans les plus fins et plus profonds replis du cœur humain. Les mêmes passions, les mêmes faiblesses qui dominent sans pudeur comme sans combat, dans les natures grossières et basses, pénètrent souvent, par de très longs détours et après, des transformations infinies, dans les natures hautes et délicates. C’est là, dit-on de quoi dégoûter des hommes. Je ne le trouve pas. J’ai rencontré bien des coeurs légers, mais aussi des cœurs fidèles. J’ai vu tomber bien des gens ; j’en ai vu qui sont restés debout. Un seul bel exemple compense et efface presque à mes yeux, des milliers d’exemples tristes. Et là même où le mal se glisse, tout le bien ne périt pas. L’âme peut accueillir de mauvais et petits sentiments, et pourtant rester noble encore.
L’expérience de la vie m’a appris à beaucoup dédaigner et à rester juste. Je suis devenu plus exigeant à part moi, et plus indulgent dans presque toutes mes relations. Je me donne bien moins et je pardonne bien davantage. Et puis pour croire à la lumière, et pour en jouir, je n’ai pas besoin qu’il y ait au ciel des millions d’étoiles ; mon soleil me suffit. J’ai vu plusieurs personnes ce matin. Il me semble que l’inquiétude est réelle ici et va croissant. Hier soir chez Mad. de Björstierna, Neumann me disait, avec quelque componction, que certainement, si l’on avait prévu tout cela, on aurait fait autrement. Easthope sort d’ici, très inquiet, et répétant qu’il faut qu’on fasse quelque chose pour calmer la France. Nous verrons. Cette situation ne peut plus se prolonger beaucoup. Adieu. Que je passerais doucement de longues heures à causer avec vous ! Et les interruptions mille fois plus douces encore que les causeries. Adieu Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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440. Londres, jeudi 15 octobre 1840
8 heures

Le travail commence pour m’engager à retarder mon départ. Flahaut s’est mis à l’œuvre hier en dînant chez moi. Et aussi ce jeune Lavalette que Thiers vient de me renvoyer. Les arguments et les caresses abondent. Je réponds simplement que j’ai demandé mon congé, que le jour de mon départ de Londres et celui de mon arrivée à Paris ne sont pas fixés. Mais que je serai certainement à Paris, du 28 octobre au 2 novembre. On n’insiste pas. On recommence. Je répète Je ferai ce que je dis. J’ai écrit à Génie de dire, de ma part à M. de Broglie, que j’étais décidé, que je voulais pouvoir être à Paris, le 28 octobre si cela me paraissait nécessaire ; que je ne m’attendais à aucune difficulté à cet égard mais que, si on pensait à m’en faire, je priais qu’on me les épargnât, car j’avais un un parti pris et je serais certainement à Paris du 28 octobre au 2 novembre. Je suis persuadé que malgré la bonne envie, on ne fera aucune difficulté. Mes amis se sont souvent trompés, je devrais dire que j’ai souvent trompé mes amis à mon égard. J’ai avec eux du laisser aller trop de laisser-aller je n’aime pas les refus, les contradictions, les petites querelles. J’aime la facilité, la complaisance. J’aime à faire plaisir à mes amis. Trop j’en conviens ; ou plutôt je crains trop de les contrarier. Le moment arrivé pourtant où j’ai mon parti pris, je refuse, je refuse péremptoirement. Ils ne s’y attendent pas. Ils s’étonnent un peu de rencontrer la limite de ma facilité. C’est ma faute. Il faut être quelquefois contrariant et raide sans nécessité, pour pouvoir l’être sans exciter de surprise, ni tromper l’attente au moment de la nécessite. Les nouvelles d’Orient sont bien insignifiantes. On commence à craindre ici ce que je vous disais, la longueur du temps, l’hiver, la fièvre. C’est du humbog de dire que la Syrie est soumise. Jamais Gascon n’a dit mieux. Et si elle ne l’est pas dans le cours de ce mois, elle ne le sera pas d’ici au printemps prochain. Et d’ici là, on ne pourra, on ne fera à peu près rien pour la soumettre. La légèreté humaine, la présomption humaine l’imprévoyance humaine, l’insuffisance de l’esprit humain. Je deviendrai un vrai prédicateur. Les sermons ont raison. Lady Holland a été malade, vraiment malade l’autre jour ; une quasi cholérine. Elle s’est trouvée mal ; il a fallu quitter la table, passer la soirée dans sa chambre. Elle était hier au soir fatiguée et changée.
Lord Melbourne et lord Lansdowne. Celui-ci était venu me voir le matin. Très sensé et très impuissant. C’est un exemple frappant de ce que peut et ne peut pas donner une grande situation aristocratique. Il est très instruit, très éclairé, très considéré très riche, très bien établi dans le public et dans le gouvernement. Il n’est rien. M. de Flahaut part samedi. On dit que décidément Emilie épousera lord Ephinstone qui reviendra de l’Inde l’été prochain. On dit que lord Ossulston l’épouserait s’il voulait. On dit qu’il épouserait lady Fanny Cowper, s’il voulait. On dit beaucoup de choses de Lord Ossulston. Lady Tankerville a perdu chez Hammersley l’argent qu’elle destinait à son voyage, en France. Elle n’ira pas. Lady Palmerston a perdu 1200 louis. Lady Fanny 400. Je vous dis ce qu’on me dit. On vous l’a peut-être déjà dit. Je vous l’ai peut-être déjà dit moi-même. Nos bavardages ne porteront guère sur cela. Ils porteront surtout.

3 heures
Je viens de faire le grand tour de Hyde Park seul. Décidément j’aime mieux être seul. Décidément aussi, c’est une supériorité que j’ai sur vous. Je n’ai pas besoin des indifférents. Vous pouvez me la pardonner. Vous n’en souffrez pas. J’ai quatre chanteurs anglais qui viennent souvent, pendant ou après, le dîner, chanter dans ma cour des paroles anglaises sur de l’excellente musique allemande. Trois hommes et une femme, Ils sont venus hier. J’ai soulevé ma fenêtre. Je les ai écoutés une grande demi-heure : c’était triste, c’était gai, c’était grave, c’était tendre. J’ai passé par toutes ces impressions et toutes me portaient à vous. Elles m’y portaient doucement, légèrement, comme on doit être porté sur un nuage. Je ne voyais rien ; je ne pensais à rien ; je flottais dans l’air, bercé de sons charmants qui me parlaient de vous. C’était délicieux, mais si court, comme les beaux rêves. Même au soin des plus beaux, on sent qu’on rêve, on n’a pas de confiance. C’est là que le bonheur est vraiment une ombre. La réalité, la présence, le bonheur éveillé, celui-la seul remplit l’âme et y laisse une trace éternelle. Je suis très contrarié que mardi, à une heure, vous n’eussiez pas encore ma lettre de Dimanche. Je comptais qu’elle vous arriverait de bonne heure. On vous l’aura remise dans la journée ! Ce n’est que la moitié du plaisir que je voulais vous donner et le mien me manque.
Mon jeudi est médiocre. Il y a au moins trois ou quatre choses, que je vous ai demandées depuis huit jour, et auxquelles vous n’avez pas répondu. Rien de grave ; mais enfin des questions sans réponse. On met ma voiture de voyage en ordre. Je recherche les jours de départ des bateaux de Londres au Havre, de Southampton au Havre de Brighton à Dieppe. Adieu. Adieu. Un adieu d’espérance. Ce n’est pas encore le meilleur.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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443 Londres, Lundi 19 octobre 1840 8 heures et demie

Vous recevrez ceci Mercredi 21 et le Mercredi suivant 28, dans la soirée, vous me recevrez à mon tour. Je partirai dimanche 25, pour le Havre. J’y arriverai le 26, entre 5 et 8 heures du matin. J’en répartirai sur le champ et j’irai dîner au Val Richer. Je partirai du Val-Richer, le 27, dans l’après-midi avec tous les miens, pour aller coucher à Lisieux ou à Evreux, et le 28 au soir je serai à Paris. Ainsi, le mois d’Octobre n’aura pas menti. Personne, personne pas même vous, pas même moi, ne sait combien, il sera beau. Qu’est-ce que l’attente auprès du bonheur ?
J’ai reçu hier mon congé, dans une lettre particulière de Thiers, de très bonne grâce. Je serai à la Chambre le 29. Je ne manquerai qu’à la séance royale. Je crois que je comprends bien ma situation. et que j’y satisferai pleinement en tous sens. Elle a des embarras, des convenances, des intérêts, des devoirs fort divers. Je n’en éluderai aucun. Pour ma pleine confiance il faut, à mon jugement l’adhésion du vôtre. Que de choses à nous dire ! Ce nouvel assassinat ne m’a pas surpris. Je le pressentais. C’est une rude entreprise que de rétablir de l’ordre et de la raison dans le monde. Aujourd’hui tous les scélérats sont fous et tous les fous sont prêts à devenir des scélérats. Et les honnêtes gens ont à leur tour une folie, c’est d’accepter la démence comme excuse du crime. Il y a une démence qui excuse ; mais ce n’est pas celle de Darmer et de ses pareils. On n’ose pas regarder le mal en face et on dit qu’ils sont fous pour se rassurer. Et pendant que les uns se rassurent lâchement d’autres s’épouvantent lâchement. Tout est perdu ; c’est la fin du monde. Le monde a vu, sous d’autres noms, sous d’autres traits bien des maux et des périls pareils, égaux du moins sinon passifs, pour ne pas dire plus graves. Nous avons besoin aujourd’hui d’un degré de bonheur, et de sécurité dans le bonheur dont le monde autrefois. n’avait pas seulement l’idée. Il a vécu des siècles bien autrement assailli de souffrances, de crimes, de terreurs. Il a prospéré pourtant, il a grandi dans ces siècles là. Nous oublions tout cela. Nous voudrions que tout fût fait. Non certainement tout n’est pas fait ; il y a même beaucoup à faire encore. Mais tout n’est pas perdu non plus. L’expérience, qui m’a beaucoup appris, ne m’a point effrayé ; et moi qui passe pour un juge si sévère de mon temps; moi qui crois son mal bien plus grave que je ne le lui dis, je dis qu’à côté de ce mal, le bien abonde, et qu’à aucune époque on n’a vécu, dans le plus obscur village comme dans la rue St Florentin, au milieu de plus de justice, de douceur, de bien être et de sûreté.
J’écrirai aujourd’hui au Roi. On me dit qu’il a pris ceci avec son sang-froid ordinaire, triste pourtant de voir recommencer ce qu’il croyait fini. Le Morning Chronicle parle de lui ce matin est termes fort convenables. 2 heures Rien encore. J’y compte pourtant toujours. La poste est venue tard. Et vous ne prenez pas le plus court chemin pour venir à moi ; je suis encore plus impatient le lundi qu’un autre jour. Le dimanche est si peu de chose ! Enfin, je n’ai plus qu’un dimanche.
Lord Palmerston a demandé pour moi à la Reine une audience de congé. Je l’aurai Mercredi ou Jeudi Ne dites rien du jour de mon arrivée. Sachez seulement que je viens pour le début de la session.

Adieu. Adieu. 4 heures
Voilà 455. Excellent. Ce que j’aime le mieux ; confiant, comme l’enfance; profond, comme l’expérience. Un sentiment, n’est complet qu’avec ces deux caractères. Et il n’y a de bon, il n’y a même de charmant qu’un sentiment complet. Au début de la vie on peut trouver, on trouve du charmé dans des sentiments auxquels à vrai dire, il manque beaucoup. On sait pas ce qui y manque ; on jouit de ce qui y est sans regretter, sans pressentir ce qui n’y est pas. Quand on a vécu, quand on a mesuré les choses, on veut la perfection ; on ne se contente pas à moindre prix. Et là où on ne trouve pas tout, on ne se donne pas soi-même tout entier. Je n’ai jamais été si difficile et si satisfait.
Je n’ai pas encore les détails de la métamorphose que vous m’indiquez. Ils m’arriveront, je pense dans la journée. Cela, je puis l’attendre patiemment. Je serai fort aise de la métamorphose et pas sûr, après quelques épreuves, je finis par accepter les vicissitudes de certaines relations comme celles des saisons ; en hiver, j’espère l’été ; en été je prévois l’hiver ; le ciel pur ne chasse point le brouillard de ma mémoire, ni le brouillard le ciel pur. Je me résigne à ce mélange imparfait et à ses alternatives. Triste au fond de l’âme, mais sans injustice et sans humeur. Ou plutôt ce qui s’est montré à ce point variable et imparfait ne pénètre plus jusqu’au fond de mon âme. Je le classe dans ce superficiel qui peut être grave comme vous dîtes, et influer beaucoup sur ma destinée mais qui ne décide jamais de ma vie. Adieu. Oui, adieu comme nous le voulons.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Vous ne m’avez pas laissé. le temps ou bien je n’ai pas su le prendre, de vous dire hier Monsieur combien, j’ai été touchée de votre visite. Je sais que vous allez peu ou point dans le monde Je n’ai pas besoin de vous répéter pourquoi votre société a pour moi plus de prix que toute autre ; mais je voudrais que vous vous en rappelassiez plus souvent. Je suis arrivée à une époque d’anniversaires affreux. Je cherche de la sympathie, je cherche aussi de la distraction. Vous êtes homme, vous êtes fort. Moi, je suis faible, bien faible. Pardonnez-moi d’oser ainsi vous entretenir de moi. Mais il me semble voir que je vous inspire un peu d’intérêt. Venez me le montrer plus souvent. Je sais bien peu me faire comprendre si vous ne vous êtes pas aperçu du plaisir que me donne votre présence.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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N°1 Abbeville, samedi 1er juillet 7 h. du soir

J’arrive dans cet instant bien fatiguée. J’ai faim, j’ai sommeil mais je ne puis ni manger ni dormir avant de vous avoir remercier de ce bon billet, de ces bonnes connaissances que vous m’avez fait faire. j’ai tout dévoré. J’ai cherché l’histoire, le roman, c’est là ce qu’il me fallait d’abord. Il y a trop peu de cela, mais comme le peu qu’il y a m’a émue. J’ai couru ensuite après les dates. J’ai cherché à me rappeler ce que je faisais à pareil jour. Enfin, j’ai eu toute les émotions du monde. Elles n’ont pas toutes été douces. Ah mon Dieu, que j’ai peu d’esprit à côté de ces esprits là ! J’en ressens quelque embarras. Et puis je me dis qu’il y a autre chose qui compte, et je me rassure.
Monsieur je devais commencer par vous conter hier. Votre billet porte la date de 6 heures. Je ne l’ai vu qu’à 9. Mais à 6 heures je passais devant votre porte ; un embarras de voitures dans la rue parallèle à la vôtre ayant forcé mon cocher de prendre de votre côté pour me mener chez lady Granville. J’ai été bien contente d’elle. Elle m’a répété " you are safe." Je fus dîner chez Mad. de Flahaut, mais matériellement dîner & bien vite, & puis chez moi des affaires, des arrangements à prendre. Il se trouve que je n’avais pensé à rien, que je n’avais donné aucun ordre, quand tout était à commencer lorsque tout devait être fini. Voilà cette bonne tête, qu’on appelait comme cela jadis ! J’ai été excédée à 10 heures je me suis couchée sans pouvoir. dormir. À 6 heures j’étais en voiture & dans la rue de Luxembourg déjà j’avais ouvert le paquet je lisais et je n’ai pas fait autre chose jusqu’ici, excepté de une à trois heures où j’ai fermé les yeux, je ne sais si j’ai dormi, si j’ai rêvé, je ne puis trop expliquer cela, & je ne veux pas m’étendre sur cette partie de ma journée. Ma voiture est douce je m’y trouve bien, il me semble que je ne me trouverai bien que dans ma voiture mon courrier entre dans mes goûts il me fait avancer rapidement et cependant avancer c’est m’éloigner mais j’ai hâte de le faire. On dirait que cela me fera revenir plus tôt.
Adieu Monsieur. Je serai couchée à l’heure où je revenais de Chatenay, il y a huit jours. Je crois que je dors déjà. Pardonnez-moi, Monsieur, cette sotte lettre. Vous n’en aurez pas de plus élégantes jusqu’à ce que je sois settled en Angleterre. Je vous promets des nouvelles, mais jusque là seulement, ma plus tendre amitié.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°2 Dimanche 2 juillet 10 heures du soir

Je rentre de ma promenade solitaire. Il n’y a presque plus personne à Paris, et je ne vais pas chercher ce qui y reste. Le bonheur, les affaires ou la solitude. C’est un blasphème de placer ces trois mots l’un à côté de l’autre. Le bonheur ne doit jamais être nommé que tout seul ; rien ne lui ressemble. Mais sans bonheur, et à défaut des affaires, j’aime bien mieux la solitude que le bavardage des indifférents. Je sais qu’on ne la supporterait pas longtemps, que l’âme s’userait vite à vivre ainsi à ses propres dépens et de sa seule substance. Mais finir seul sa journée se promener deux heures sans rien regarder, sans rien dire, n’entendant que le bruit de ses pas n’écoutant que cette voix intérieure qui nous entretient de notre passé ou de notre avenir, c’est assez doux. Dans les affaires mêmes, un peu de solitude est bonne ; il faut un moment chaque jour, secouer tous les jougs ne relever que de soi-même, permettre à sa pensée cette liberté insouciante qui lui conserve seule toute son originalité et sa grandeur. Gouverner n’est pas labourer. On s’hébête à avoir toujours la main sur la charrue et l’oeil sur le sillon. C’est un grand vice de notre organisation politique en France que ce travail incessant, ce défaut absolu de loisir auquel nous nous sommes condammés. A faire un tel métier, on se sent devenir machine soi-même et on tombe bientôt au dessous de sa tâche pour n’avoir pas su ou pu, de temps en temps, la laisser là et n’y plus songer. Je vous assure Madame qu’au milieu des plus pressantes affaires, une heure de conversation avec vous n’importe sur quoi serait, tout plaisir à part, le régime le plus sain du monde. à la vérité, ce n’est pas là de la solitude.
Lundi 3. 10 h du matin. Voilà votre lettre d’Abbeville. Je ne serai pas seul aujourd’hui. Que vous êtes aimable! Je voudrais vous le dire à mon plein gré. Mais je n’en ferai rien. Cette lettre n’ira cependant pas par la poste ; elle vous sera portée par le jeune homme dont je vous ai parlé, M. Nettement, qui va passer trois semaines en Angleterre et vient de me dire qu’il partait demain. Un moment, il m’a semblé que dans cette confiance, je vous parlerais comme nous nous parlions ici. Cela ne se peut ; j’y renonce. Ces mains étrangères, quelque sûres qu’elles soient
Ces chances lointaines, inconnues, tout cela refoule dans le cœur les choses qui auraient le plus envie d’en sortir. Il y a un degré de vérité, de liberté, qui ne souffre aucune entremise. C’est déjà trop quand on est ensemble, que la nécessité de rédiger ses sentiments en phrases et de les envoyer à deux pas en entendant le bruit de sa voix. L’âme ne passe jamais tout entière dans cette manifestation extérieure, et au moment même où elle parle, elle aspire. Surtout à être devinée dans ce qu’elle retient. Je ne sais lequel de nos poètes pour peindre la conversation. intime de deux amants a dit :
Cachés, et se parlant tout bas, quoique tout seuls. Il savait ce que c’est que l’intimité.
A tout prendre cependant, je me sens un peu plus à l’aise par M. Nettement que par la poste. Je lui remets donc cette lettre. Si vous êtes encore à Londres quand il en partira, il ira vous demander vos ordres pour moi. Vous pouvez les lui donner en sûreté. J’étais sûr que les volumes vous plairaient beaucoup. Si je n’en avais été sûr, je ne vous les aurais pas envoyés. Je ne déteste rien tant que la profanation d’un souvenir. A présent, quand vous reviendrez (car vous reviendrez) je vous parlerai librement de ces deux nobles créatures qui ont tenu tant de place dans ma vie. Il n’y a jamais eu, entre elles et moi, cinq minutes de roman. Je m’éprise le roman. Il a la prétention de surpasser la réalité et il lui est bien inférieur. L’amour vrai l’admiration vraie le dévouement vrai sont très rares, c’est pourquoi les gens qui ne s’y connaissent pas les appellent romanesques. Ils ne le sont pas du tout ; ils sont au contraire, quand ils existent tout ce qu’il y a de plus simple de plus positif, de plus pratique. Seulement il ne faut pas s’y tromper et prendre pour les sentiments-là, les fantaisies qui s’en attribuent le nom. Les feux follets qui traversent l’air s’appellent aussi des étoiles ; mais ils n’en ressemblent pas d’avantage aux étoiles véritables, et celles-ci n’en sont pas moins hautes et fixes parce que des traits de flamme apparente courent et brillent un moment dans les régions inférieures de l’atmosphère. Pourquoi vous parlerais-je aujourd’hui d’autre chose? J’ai le cœur joyeux et profondément indifférent à tout ce qui n’est pas ma joie. J’attendais votre première lettre avec une inexprimable impatience. J’avais soif de rentrer par ce simulacre, en possession de nos longs et doux entretiens. Dans une charmante habitude la première interruption a quelque chose de très amer. L’âme se précipite pour ressaisir le fil qui lui a échappé un moment. Adieu, dearest Princess. Soignez-vous comme vous me l’avez promis. Je serai charmé que vous me donniez des nouvelles ; mais sachez bien que j’aime infiniment mieux autre chose.
Adieu. Adieu. Guizot Je suis obligé de rester deux ou trois jours de plus à Paris. Moi aussi, j’ai négligé mes affaires et comme il y en a qui intéressent mes enfants je veux les faire avant de partir. Remarquez mon cachet. C’est celui dont je me servirai habituellement.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°4 Vendredi 7. 11 heures du matin.

Vous voilà à Londres. Et vous avez été, en y arrivant bien émue, mais pas bouleversée pas malade. J’en tremblais. Et il est si triste de trembler de loin ! Je sais ce que c’est de trembler de près, de voir souffrir à côté de soi, d’assister minute par minute aux douleurs du corps et de l’âme. C’est affreux. Et pourtant il reste toujours au fond du cœur je ne sais qu’elle foi dans la puissance de l’affection qui vous persuade que, même sans y rien faire, vous soulagez, en les ressentant, en les voyant, les souffrances d’un être chéri. Et il y a du vrai dans cette foi, car enfin, un mot, un regard. une chaise rapprochée, une main pressée, C’est quelque chose, c’est beaucoup. Mais de loin, les plus douces paroles, les regards, les plus tendres, les plus ardents élans du cœur se perdent dans ce espace immense, vide, froid, qui vous sépare. J’ai toujours trouvé qu’on prenait trop aisément son parti de la séparation, qu’on n’en prévoyait jamais tout le mal. Quand on le prévoyait, quand on le sent tout entier, on a bien plus de mérite qu’on ne croit à y consentir, car on fait bien plus de sacrifices qu’il ne paraît. Le pauvre Brutus se trompait beaucoup s’il est vrai qu’il ait dit en mourant : " Ô vertu, tu n’es qu’un vain nom ! " Il faut que la vertu soit au contraire quelque chose de bien réel, car elle impose, et on accepte, pour lui obéir, de bien lourds fardeaux.
J’aime John Bull de vous avoir si bien reçue. Mais une autre fois, ne prenez personne pour votre fils. Comme à vous, les cottages de votre route me paraissent charmants, et j’y vois tout ce que vous avez pu y voir. Cependant. croyez-moi quelque heureuse que vous y fussiez, votre pensée votre caractère, toute votre âme se trouveraient bien à l’étroit dans un cottage. Il faut que le chêne s’étende, que le palmier s’élance, que la rose s’épanouisse. Nul n’est bien que dans un habit à sa taille ; et notre taille, Madame ce n’est ni vous, ni moi qui la réglons ; nous n’y pouvons pas plus retrancher qu’ajouter une coudée. Acceptons donc, quelque lourd qu’il puisse être quelques fois. l’habit qui nous va. Mais sous tous les habits, dans toutes les situations, les sentiments simples naturels, les sentiments primitifs et puissants qui sont le fond de l’âme humaine doivent trouver leur place et garder leur empire. Je ne sais ce qui a pu arriver à d’autres ; pour moi, je n’ai jamais éprouvé que les grands désirs, les grands travaux de la vie publique étouffassent, altérassent le moins du monde en moi, le besoin d’affection bien reçue, passionnée de sympathie intime, les joies du cœur et de la famille, tout ce qui remplit et anime la vie privée des hommes. Plus au contraire mon esprit s’est élevé et ma destinée s’est étendue, plus ces sentiments se sont développés en moi: plus ils me sont devenus chers ; plus même ils ont gagné, je crois en énergie, en fécondité en délicatesse! Il me semble qu’ils ont toujours participé au progrès général de mon être, et qu’en montant un échelon de plus, je n’ai jamais laissé en arrière aucune partie de moi-même. Il est vrai aussi que je suis devenu de plus en plus difficile pour la satisfaction intérieure de ces sentiments si doux de plus en plus exigeant quant aux mérites, aux perfections de leur objet. En ceci comme ailleurs, mon ambition a toujours été croissante, et je n’ai jamais accepté ni mécompte ni décadence. Mais en ceci surtout, ma plus haute ambition est satisfaite, car il a plu à Dieu de placer sur ma route des créatures dont la rencontre est de sa part, un bienfait infiniment supérieur à tous ses autres dons.
Samedi 8. Je n’ai pas eu de lettre hier. Vous l’avez peut-être adressée au Val Richer, m’y supposant déjà. Elle m’y attendra ; mais en attendant elle me manque beaucoup. J’espère que les miennes vous arrivent exactement Je ne sais que vous dire de ma course à Châtenay. J’ai été là dans l’état intérieur le plus mêlé, le plus combattu, tantôt charmé d’y être tantôt m’y trouvant plus seul que partout ailleurs. "Cette fois vous venez pour moi.» m’a dit Mad. de Boigne. Elle m’a parlé de vous, très bien, selon le monde. Le monde vous trouve très aimable Madame mais il vous craint un peu. Il lui semble que vous le regardez d’en haut, vous mettant plus à l’aise avec lui que vous ne lui permettez de l’être avec vous. Il soupçonne qu’au fond vous êtes un peu autre que vous ne lui paraissez. N’y ayez point de regret. La familiarité du monde n’est pas bonne ; il faut toujours se montrer à lui un peu dans le lointain et lui rester un peu inconnu.
Les bruits de dissolution prennent ici depuis deux jours, assez de consistance. Je suis allé avant. hier soir à Neuilly prendre congé du Roi et de la Reine. Le Roi, n’y était pas. Je n’ai donc point eu de conversation sur laquelle je puisse former quelque conjecture. En tout cas, les élections n’auraient probablement lieu qu’au mois d’Octobre. L’indisposition de M. le Duc d’Orléans n’était rien du tout, un pur accès de fièvre éphémère. Il passe demain une revue de la garnison de Paris. Les propos qui couraient sur son désir de commander lui-même, l’expédition de Constantine étant tout à fait tombée. Adieu., Madame. Je vais recommencer à trier dans ma bibliothèque les livres que je veux envoyer à la campagne. C’est un travail presque mécanique qui me convient à merveille. Mon âme pendant ce temps pense à qui elle veut. va où il lui plaît. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°6. (J’ai oublié de numéroter le billet que je vous ai écrit de Paris Dimanche 9 juillet. C’était le n°5.)
Du Val-Richer, Jeudi 13.

Certainement vous êtes malade, Princesse, assez malade pour ne pouvoir écrire quatre lignes. Sans cela, je ne comprends pas, je ne puis comprendre comment je n’ai point de lettres. Quelle ressource pour me rassurer ! J’en ai une autre moins triste quoique l’effet en soit fort triste. Il y a quelque irrégularité dans le service de la poste au fond de mes bois. Mes journaux ne m’arrivent pas encore exactement. Deux lettres ne me sont revenues qu’après avoir été me chercher à Caen. Peut-être y en a-t-il une de vous qui court ainsi après moi. Je viens de régler avec le Directeur des postes de l’arrondissement le service du Val-Richer, voici, quand vous voudrez m’écrire directement, ma vraie et sure adresse. Au Val-Richer, Commune de St Ouen le Paing. par Lisieux. Calvados. Adressées ainsi mes lettres m’arrivent le lendemain de leur départ de Paris. Quand en aurai-je une de vous ?
Je ne veux pas vous dire tout ce qui me vient à l’esprit, quel espace parcourt mon imagination, quels ennemis, quel fantôme elle y rencontre. Je n’ai pas en général l’imagination inquiète et noire : mais quand une fois elle prend ce tour là, elle échappe tout à fait à l’empire de ma raison, tout devient possible, probable, réel. Il faut se taire alors, se taire absolument, ne pas se parler à soi-même. Je vous quitte donc Madame. Pourquoi êtes-vous devenue un si grand intérêt dans ma vie ?

Vendredi 14. Voilà une lettre, une longue, un excellente lettre. Et c’est bien celle que j’attendais. Il n’y en a point de perdue. Celle-ci est allée en effet me chercher à Caen, le service encore mal réglé de la poste a causé le retard. Un nom de village pour un autre, une négligence de commis, cinq minutes de sommeil d’un courrier qui passe, sans s’en apercevoir, devant une route de traverse, qu’il faut peu de chose pour faire beaucoup souffrir ! Enfin, la voilà. Et j’espère que les autres viendront plus régulièrement.
Vous n’êtes point malade. On vous trouve bonne mine. Ne permettez pas à tout ce monde de vous accabler de fatigue ; ils n’ont pas de quoi vous en dédommager. Ils vous aiment pourtant et ils ont raison ; et vous avez bien raison aussi d’accueillir toutes les amitiés, quels que soient leur nom et leur drapeau.
Entre nous, j’ai plus d’une fois regretter de ne pouvoir être avec mes adversaires politiques, aussi cordial aussi, bienveillant que je m’y serais senti enclin. J’en sais plus d’un en qui, politique à part, j’aurais trouvé peut-être un ami du moins une relation facile et douce. Mais le soin de la dignité personnelle, les devoirs envers la cause, les exigences et les méfiances de parti, tout cela jette entre les hommes, une froideur, une hostilité souvent sans motifs individuel et intimes. Il faut s’y résigner ; c’est la loi de cette guerre, car il y a là une guerre.
Mais vous, Madame, profitez, profitez toujours et sans hésiter de votre privilège de femme; soyez juste envers tous, bonne pour tous, amicale pour tous ceux qui le mériteront de vous. C’est quelque chose de si beau et de si rare que l’équité et l’amitié ! Je suis charmé que vous en jouissiez, et plus charmé encore que vous soyez si capable d’en jouir, que vous ayez l’esprit si libre et le cœur si affectueux. Je n’y mets qu’une condition Vous la devinez et elle est bien remplie, n’est-ce pas ? Pendant que vous retrouvez à Londres, vos douleurs, pendant que vous n’y pouvez faire un pas, regarder à rien sans avoir le cœur bouleversé au souvenir de vos fils, moi j’achève ici, dans ma maison, les arrangements que le mien y avait commencés. Je fais descendre dans ma chambre son fusil de chasse, je me promène suivi de son chien.
C’est un lien puissant entre nous, Madame, que cette triste ressemblance de nos destinées, et cette parfaite intelligence que nous avons l’un l’autre de nos peines. Il me semble que j’ai connu vos enfants ; je leur prête les traits, les qualités qui me charmaient dans le mien ; je les unis à lui dans mes regrets. Ne vous défendez pas, Madame, du sentiment qui vient émousser ce que les vôtres ont de plus poignant ; laissez-vous guérir autant que se peut guérir une vraie blessure. A mesure que nous avançons dans la vie, c’est la condition de notre âme d’éprouver et d’associer dans je ne sais qu’elle mystérieuse unité, les émotions les plus contraires, de souffrir et de jouir, de regretter, et de désirer à la fois, et avec la même vérité, la même énergie. Acceptons ces secrets de notre nature. Si vous étiez là, si nous causions en liberté, vous me parleriez de vos fils, je vous parlerais du mien. Nous nous raconterions toute leur vie, toute la nôtre, et un sentiment d’une douceur infinie et souveraine se répandrait sur notre entretien. Que mes lettres vous en apportent l’ombre ; les vôtres ont pour moi tant de charme !

Samedi 15, 9 h 1/2 du matin.
Que je dis vrai dans ces derniers mots, & bien plus vrai que je ne dis ! Voilà, le N° 5 qu’on m’apporte. Dearest Princess, je crains qu’à votre tour vous n’éprouviez quelque retard pour mes lettres, pour celle-ci du moins. Je m’en désole. Pardonnez le moi. J’aurais dû la faire partir avant-hier ; mais j’étais si impatienté de ne voir rien arriver que j’ai attendu. Je vous aurais écrit en trop mauvaise disposition. Aujourd’hui je ferais peut-être mieux d’attendre aussi. Ma disposition est trop bonne.
Tout à l’heure Madame j’irai me promener dans les bois qui m’entourent. Ils sont bien verts, bien frais, bien sombres, quoiqu’un beau soleil brille au dessus et les enveloppe de sa lumière. Ce lieu-ci est très solitaire, très sauvage. Autrefois quelques moines y venaient orner. Aujourd’hui quelques bûcherons y travaillent. J’y serai bien seul. Je n’y entendrai rien. Je n’y verrai personne. Je relirai vos lettres. Je serai charmé. Et pourtant, que le fond du jardin de la Duchesse de Sutherland me fera envie ! Et ma pensée tantôt m’y transportera, tantôt vous amènera vous-même dans les bois du Val-Richer. Et je me laisserai bercer à ces doux rêves jusqu’à ce que j’en sente le mensonge. Je rentrerai alors dans ma maison.
Je suis très préoccupé de ce que vous me dites des projets de M. de Lieven. Vous ne pouvez songer, ce me semble, à aller le rejoindre à Carlsbad. Vous voilà à peine en Angleterre. La saison des eaux serait passée avant que vous arrivassiez, en Bohème. Après les eaux, s’il y va M. de Lieven retournera sans doute auprès du grand duc. Non, Madame, il ne faut pas chercher le bonheur à tout prix ; mais il faut penser sans relâche aux moyens de lever les obstacles. Vous ne pouvez ni vous fier à Pétersbourg, ni errer sans cesse en Europe. Que ces deux points là soient bien arrêtés ; ils feront le reste.
Midi. C’est trop de bien en un jour. Je tremble pour les jours qui vont suivre. Je reçois à l’instant votre N°6. Mon pressentiment ne me trompait pas tout à fait quand je vous craignais malade. Reposez-vous, beaucoup, beaucoup. Je suis charmé que vous n’alliez pas à Howick.
Que je vous remercie d’avoir pensé à me rassurer sur votre mauvaise écriture ! Elle m’eût inquiété en effet. Je vais attendre bien impatiemment vos prochaines lettres. Je les crains pourtant un peu. Vous aurez attendu celle-ci. Vous vous serez, comme moi naguère, impatientée, tourmentée. Vous voyez que j’ai aussi ma fatuité. C’est un lieu commun que je dis là, Madame. Non, je n’ai avec vous, point de fatuité. Ce mot ne convient ni à vous, ni à moi. Mais j’ai confiance, je crois. Et vous aussi, n’est-ce pas ? Nous avons donc bien le droit de nous parler comme gens qui croient, c’est-à-dire tout simplement et en disant les choses comme elles sont, non pas comme on est convenu de les dire quand elles ne sont pas. Il faut pourtant que je finisse si je veux que ma lettre parte !
Il me semble que j’ai à peine commencé que je ne vous ai parlé de rien. Je vais au plus pressé à ce qui me touche vraiment ; et je laisse en arrière (comme je laissais le cahier rouge) la politique anglaise, la politique française, votre jeune Reine, la dissolution de son parlement, celle du nôtre, que sais-je ? Tout cela cependant m’intéresse beaucoup, et je lis très curieusement les détails que vous me donnez, et j’ai sur tout cela, des milliers de choses à vous dire. Et ma prochaine lettre, si dans celle-là encore, j’en trouve le temps. Adieu Madame.
Remerciez, je vous prie, la petite Princesse de son bon souvenir. J’y tiens beaucoup et j’en suis très touché. C’est à vous de lui demander pardon, pour moi d’un langage si familier. Je copie. Je suis bien heureux d’apprendre que Madame la Duchesse de Sutherland veut bien se rappeler mon nom. C’est du luxe en vérité d’être si bonne quand on est si belle. Mais le luxe qui vient de Dieu est charmant ; et il a comblé votre noble hôtesse de tant de dons qu’en effet elle nous doit peut-être à nous autres pauvres mortels de nous traiter avec un peu de bonté. Quelque place qu’elle me donnât à sa table, je serais ravi de m’y asseoir. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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7. Dimanche 16, Midi

Il faut pourtant que je vous parle un peu d’autre chose. L’Angleterre me préoccupe beaucoup. Je prends à ce qui la touche, un vif intérêt, bien plus vif depuis un mois. C’est un noble peuple moral de cœur et grand dans l’action. Il a su jusqu’ici respecter sans se courber, et s’élever sans rien abaisser. Qu’il ne change pas de caractère. Il en changera, s’il tombe sous l’empire des idées radicales. Je ne sais pas bien quelles réformes exige en Angleterre l’état nouveau de la société. Je crois qu’il en est d’indispensable, et qu’il y aurait folie à les contester obstinément. Je m’inquiète peu d’ailleurs des réformes, quelque difficiles qu’elles soient. C’est le métier des gouvernements de faire des choses difficiles et de s’adapter à la société ! Ce dont je m’inquiète c’est des idées et des passions au nom desquelles les réformes se feront. Si ce sont les idées radicales, les passions radicales, qu’on ne parle plus de réforme; c’est de révolution, c’est de destruction qu’il s’agit. Les idées radicales, les passions radicales c’est la souveraineté brutale du nombre, la haine jalouse des supériorités, la soif grossière des jouissances matérielles, l’orgueil aveugle des petits esprits ; c’est la collection de toutes les révoltes, de toutes les ambitions basses contenues en germe dans toute âme humaine et que l’organisation sociale a précisément pour objet d’y comprimer, d’y refouler incessamment. Ambitions, révoltes dont jamais un gouvernement, quelques réformes qu’il fasse ne doit arborer le drapeau, emprunter le langage, accepter l’impulsion ; car ce jour là, il n’est plus gouvernement ; il abdique sa situation légitime, nécessaire ; il parle d’en bas il est dans la foule, il marche à la queue. Et toutes les idées, tous les sentiments naturels, instinctifs, sur lesquels reposent la force morale du pouvoir et le maintien de la société, s’altèrent, se perdent ; et, spectateurs ou acteurs, les esprits se pervertissent, les imaginations s’égarent, les désirs désordonnés s’éveillent ; et un jour arrive où l’anarchie éclate comme la peste, où non seulement la société mais l’homme lui-même tombe en proie à une effroyable dissolution. Les Whigs, à coup sûr, ne veulent rien de tout cela et très probablement beaucoup de radicaux eux-mêmes n’y pensent point.
Mais tout cela fond des idées et des passions radicales ; tout cela montera peu à peu du fond à la surface, et se fera jour infailliblement si les idées et les passions radicales deviennent de plus en plus le drapeau et l’appui du pouvoir. Les Whigs, en s’en servant, les méprisent ; les Whigs sont éclairés, modérés, raisonnables. Je le crois, j’en suis sûr. Et pourtant quand j’écoute attentivement leur langage, quand j’essaye d’aller découvrir au fond de leur pensée leur credo politique, je les trouve plus radicaux qu’ils ne s’imaginent, je trouve qu’ils prêtent foi, sans s’en bien rendre compte, aux théories radicales, qu’ils n’en mesurent pas du moins avec clarté et certitude, l’erreur et le danger. Leur modération semble tenir à leur situation supérieure, à leur expérience des affaires, plutôt qu’au fond même de leurs idées. Ils ne font pas tout ce que veulent les radicaux ; mais, même quand ils les refusent, ils ont souvent l’air de penser comme eux. Et c’est là ce qui m’inquiète, c’est sur cela que je voudrais les voir inquiets et vigilants eux-mêmes. Car il y a beaucoup de Whigs, et beaucoup de choses dans le parti Whig, que j’honore, que j’aime, que je crois très utiles, nécessaires même à l’Angleterre dans le crise où elle est entrée. J’ai un désir ardent qu’elle sorte bien de cette crise qu’elle en sorte sans bouleversement social, que son noble gouvernement, mis à cette rude épreuve s’y montre capable de se conserver en se modifiant, et de défendre la société moderne contre les malades qui la travaillent en réformant lui-même ses propres abus. Ce serait là, Madame, une belle œuvre, une œuvre de grand et salutaire exemple pour tous les peuples. Mais elle est difficile, très difficile ; et elle ne s’accomplira qu’autant que le venin des idées et des passions radicales, qui s’efforce de pénétrer dans le gouvernement en sera au contraire bien connu et bien combattu. Que Whigs et Tories se disputent ensuite le pouvoir, ou (ce qui serait plus sage) se rapprochent pour l’exercer ensemble, tout sera bon, pourvu que les vieilles dissidences, les vieilles rivalités, les aigreurs & les prétentions purement personnelles se laissent devant le danger commun.
Vous voyez Madame, que moi aussi j’ai mes utopies. Si vous étiez ici je vous les dirais. Vous êtes loin; je vous les écris. Quelle différence ! vos lettres sont charmantes ; mais votre conversation c’est vos lettres plus vous.
Lundi 17. Dix heures du matin.
Je continue, Madame, seulement je reviens d’Angleterre en France. Vous m’avez quelques fois paru étonnée de l’ardeur des animosités politiques dont je suis l’objet. Laissez-moi vous expliquer comme je me l’explique à moi-même, sans détour et sans modestie. Je n’ai jamais été, avec mes adversaires violent, ni dur. A aucun je n’ai fait le moindre mal personnel. Avec aucun je n’ai eu aucune de ces querelles d’homme à homme qui rendent toute bonne relation impossible. Mais le parti révolutionnaire radical, qui s’appelle le parti libéral, avait toujours été traité, par ceux-là même qui le combattaient avec un secret respect. On le taxait, d’exagération, de précipitation ; on lui reprochait d’aller trop, loin trop vite. On ne lui contestait pas la vérité de ses Principes, la beauté de ses sentiments et l’excellence de leurs résultats quand le genre humain serait assez avancé pour les recevoir. Les partisans absolus de l’ancien régime étaient seuls, quant au fond des choses, ses antagonistes déclarés, et ceux-là, il ne s’en souciait guère. Le premier peut-être avec un peu de bruit du moins, j’ai attaqué le parti de front ; j’ai soutenu que presque toutes ses idées étaient fausses, ses passions mauvaises, qu’il manquait de lumières politiques, qu’il était aussi incapable de fonder les libertés publiques que de manier le pouvoir; qu’il n’avait été et ne pouvait être qu’un artisan passager de démolition, que l’avenir ne lui appartenait point ; qu’il était déjà vieux, usé ne savait plus que nuire, et n’avait plus qu’à céder la place à des maîtres plus légitimes de la pensée et de la société humaine. C’était là bien plus que combattre le parti ; c’était le décrier. Je lui contestais bien plus que le pouvoir actuel ; je lui contestais tout droit au pouvoir. Je ne lui demandais pas d’ajourner son empire ; j’entreprenais de le détrôner à toujours.
La question entre le parti et moi, n’a peut-être jamais été posée aussi nettement que je le fais là. Mais il a très bien démêlé la portée de l’attaque. Il s’est senti blessé dans son amour propre menacé dans son avenir; et il m’en a voulu infiniment plus qu’à tous ceux qui demeuraient courbés sous son joug en désertant sa cause et le flattaient en le trahissant. Je ne parle pas des accidents que j’ai essuyés dans cette lutte, ni des rivalités où je me suis trouvé engagé. Ce sont là des causes d’animosité qui se rencontrent à peu près également dans la vie de tout homme politique. Mais s’il y en a une qui me soit particulière et vraiment personnelle, c’est celle que je viens de vous indiquer.
Croyez-moi Madame ; n’ayez nul regret, pour moi à cette situation. Sans doute elle m’a suscité et me suscitera peut-être encore des difficultés graves. Mais elle fait aussi ma force; elle fait s’il m’est permis de le dire, l’originalité et l’énergique vitalité de mon influence. Dans cette guerre raisonnée systématique, que je soutiens contre l’esprit révolutionnaire, les chances, j’en suis convaincu, sont pour moi comme le bon droit.
L’esprit révolutionnaire, nous menacera encore longtemps ; mais il nous menace en reculant, & l’avenir appartient à ceux qui le chasseront en donnant à la société nouvelle satisfaction et sécurité. Et puis vous savez bien que vous m’apprendrez tous les soins, toutes les douceurs par lesquelles on peut prévenir les animosités politiques, ou les atténuer quand elles existent déjà.
2 heures Quelle lettre, bon Dieu ! Un vrai pamphlet politique ! Mais aussi pourquoi m’avoir fait si rapidement contracter l’habitude, et bien plus encore le besoin de penser tout haut avec vous et sur toutes choses ? Pourquoi mon esprit va-t-il à vous des qu’il se met en mouvement ? Je sais bien le parce que de tous ces pourquoi ; mais je ne vous le dirai pas aujourd’hui. Et pourtant c’est ce qui me plairait le plus à vous dire. Mais c’est aussi ce qui m’ entraînerait plus vite & plus loin que toute la politique du monde.
Adieu donc, Madame adieu, quoiqu’en vérité je ne vous aie rien dit aujourd’hui qui réponde à ce qui remplit et occupe réellement mon âme. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°9 Vendredi 21 Midi.

Madame que vous dirai-je ? Je n’aime pas les sentiments combattus ; ils sont peu dans ma nature. En général, quand deux impressions contraires m’arrivent ensemble, mon cœur choisit décidément choisit et l’une devient bientôt dominante, tout à fait dominante. Mais aujourd’hui que faire ? Vos N°7 et 8, le dernier surtout que je reçois à l’instant, me pénètrent de tristesse et de bonheur. Votre inquiétude me désole et me charme. Je lis, je relis, je relis vingt fois les paroles pleines d’une agitation pour vous si douloureuse, pour moi si tendre ! Que ne donnerais-je par pour vous l’épargner? Que ne vous dois-je pas pour l’avoir sentie? Pardonnez-moi dearest Princess, pardonnez-moi mon égoïste joie ; elle n’ôte rien, je vous jure à ma peine pour votre peine. Je crois que si ce n° 8 était arrivé avant-hier, le chagrin, l’eût emporté en moi. Je vous aurais vue encore si triste, si troublée ! Mais, depuis hier j’espère, le mal est passé ; hier au plus tard, vous avez reçu une lettre; vous en aurez une autre demain ; elles iront à vous désormais régulièrement, souvent, bien souvent. Chacun à notre tour, nous avons traversé l’un et l’autre un bien sombre nuage. De petites circonstances, des circonstances tout-à-fait étrangères à notre volonté, mon déplacement, des adresses inexactes, des postes mal réglées voilà la vraie cause du mal. Il ne se reproduira plus. Nous y veillerons. J’y veillerai comme les Guèbres sur la dernière étincelle du feu sacré, comme une mère sur son enfant malade. Les témoignages de votre affection me sont mille fois plus doux que je ne vous le dirai jamais. Mais je ne veux jamais les devoir à une minute de souffrance de votre cœur.
Et Lord Aberdeen ? Il est donc parti ? Et je puis en toute sûreté, le plaindre, être juste envers lui ? Que je vous remercie de m’avoir ainsi mis à l’aise avec moi-même ! Je ne connais rien de plus pénible que de nourrir en son âme un mauvais sentiment contre un galant homme malheureux. Et pourtant vous êtes une noble créature. Et moi j’ai le cœur bien fier. Je pressentais cela et depuis longtemps. Même avant votre départ, le nom de Lord Aberdeen me frappait plus sérieusement qu’aucun autre. Pauvre homme ! C’est si naturel !
Vous ne savez pas Madame, pour un homme sérieux et malheureux, quel charme il y a en vous, dans votre air, dans votre accent, dans ces entretiens où éclatent, avec tant de dignité et d’abandon, votre esprit si haut si simple, si libre, votre âme si gravement et si finement émue, si sensible aux grandes choses, si indifférente aux petites, pleine de tant de sympathie et de tant de dédain ! Je voudrais avoir quelque occasion d’être en bon rapport avec Lord Aberdeen de lui être agréable en quelque chose. Je me sens comme des devoirs envers lui. Vous me direz s’il vous écrit s’il doit revenir à Londres avant votre départ. Vous me direz tout, comme vous l’avez fait.
Samedi 22 midi. Dearest Princess, il n’y a plus de sentiment combattu. Je n’en ai plus qu’un absolument qu’un. Je suis désespéré de votre inquiétude. Je crains quelle ne vous fasse mal. Je reçois à la fois votre petit billet, sans numéro du lundi 17 qui m’est venu directement, après être encore allé me chercher à Caen et votre N°9, du Mardi 18, qui m’arrive par Paris. J’ai beau me dire qu’à présent, depuis Jeudi vous êtes tranquille, que vous savez combien vos inquiétudes étaient vaines. Je n’en suis pas moins désolé, troublé, inquiet de nouveau moi-même et de la façon la plus douloureuse. Je vous vois, vous êtes là devant mes yeux, impatiente, préoccupée quel charme agitée, triste, attendant, attendant encore. Vous me pardonnez, n’est-ce pas? Je veux que vous me pardonniez, quoique je n’ai point de tort, non certainement point de vrai tort, point de tort devant Dieu; car moi aussi j’ai attendu et bien des jours, et avec une impatience dont j’ai contenu, dont j’ai étouffé l’expression en vous la témoignant. Et si j’avais suivi ma pente, quand vos lettres ne m’arrivaient pas quand mon imagination se lassait, s’épuisait à chercher la cause du retard ou du silence, je vous aurais écrit tous les jours ; tous les jours je vous aurais demandé pourquoi je n’avais pas de lettre. J’aurais mieux fait. Je ne l’ai pas fait à cause de vous, de vous seule. J’ai craint quelque odieuse malice. J’ai voulu y voir clair.
Enfin tout est passé n’est-ce pas, bien passé? Vous ne craignez plus, vous ne souffrez pas, vous n’êtes pas malade ? Que la parole est pitoyable, & que tous mes efforts seraient vains pour vous envoyer sur ce papier, ce que j’ai en ce moment dans le cœur ? Voyez le, devinez-le. Vous le pouvez, j’en suis sûr ; je me confie à vous. C’est ma consolation dirai-je ma joie, mon inexprimable joie de savoir, d’avoir vu, de voir tout ce qu’il y a dans votre cœur de tendresse et de puissance. Ceci encore, cette joie vous me la pardonnez également. Dites-le moi, que j’aie le plaisir de l’entendre, quoique je n’en aie pas besoin. Demain enfin, après demain au plus tard j’aurai une lettre rassurée, et qui me rassurera j’espère. Mais que d’heures encore d’ici à demain ! Aujourd’hui, il me serait impossible de vous parler d’autre chose.
Adieu adieu. Mais, je vous en conjure, soignez-vous ; ne vous livrez pas à des émotions comme celle que ce petit chien a causée. L’absence est déjà assez lourde ; au moins faut-il être tranquille sur votre santé. Je ne serais pas tranquille quand vous vous porteriez toujours le mieux du monde. Comment l’être un moment si des secousses continuelles vous assiègent ? Éloignez-les ; abrégez-les. Vous pouvez avoir de l’empire sur vous? Vous m’avez dit que vous réprimeriez tout ce qui pourrait m’affliger. Pensez à moi. Je suis sûr que vous le ferez comme vous me l’avez dit. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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13. Stafford House dimanche 23 juillet 1837

Il y a longtemps que j’ai laissé là mon journal, j’ai passé huit jours à vous envoyer des soupirs & des plaintes. Vous ai-je bien manqué ? Cet ennui au reste je l’ai fait partager à tout le monde. Monsieur vous savez commander à vos chagrins. Je l’ai vu. Moi je n’ai pas cette faculté. Je l’ai moins que ne l’aurait un enfant. Je suis transparente. La joie, la peine, l’inquiétude tout se lit sur ma physionomie. Vous ne me connaissez pas encore. Je crains que vous ne me trouvez un peu primitive. En Angleterre un dîner est une affaire si grave, que lorsqu’on y manque on passe pour être très malade. J’ai tout renvoyé en journée alors on est accouru. J’ai fermé ma porte, & je n’ai vu que les plus indispensables.
J’ai dîné seule avec le duc & la duchesse. Le soir tard on me trainait en calèche. J’aimais à me trouver sous les étoiles à les regarder. y regardez vous jamais. Je ne connais pas une de vos habitudes. Je voudrais savoir comment votre journée est arrangée. Peut-être me l’avez vous dit, mais vos lettres où sont elles ? Attendu que j’en ai reçu une hier (toujours le N°7) je sortirai aujourd’hui, j’irai dîner à Holland House, je me propose même d’y être fort aimable.

2 heures. J’ai été à l’église, j’en sors à l’instant, je n’ai pas beaucoup écouté le prêtre. J’ai prié à ma façon, il me semblait que je ne priais pas seule, que tout ce que je pensais, tout ce que je demandais, un autre le pensait, le demandait avec moi. Il n’y avait rien qui ne fut digne du lieu où je me trouvais et cette image terrestre que je porte au fond de mon cœur loin de nuire à ma dévotion me semblait la redoubler, l’élever, l’épurer enfin, Dieu et vous étiez si bien confondus, dans mon âme qu’il me semble qui c’est de chez vous que je sors, mais non pas vous que je quitte. Ah jamais je ne vous quitte Monsieur je vous dis tout, parce que je vous crois bien digne de comprendre mon âme.
4 heures Je viens d’avoir un fort long entretien avec le comte Orloff, j’en suis complètement satisfaite. Tout a été réglé entre nous cela ne pouvait pas manquer car il est homme d’esprit. Entre nous, il est convenu que je ne tiendrai compte que de ses paroles, & pas de celles de mon mari, (c’est original, mais c’est ainsi.) Je retourne là où il me plait.
Cependant il faudra que je fixe un rendez-vous à mon mari. C’est Dieppe que le comte Orloff a choisi. Je n’ai pris l’intiative sur rien mais je me suis arrangée de façon à ce qu’il m’indique lui-même tout ce qui me convenait le mieux. Je ne suis jamais sortie d’une agitation aussi satisfaite.que je l’ai été de celle-là au reste comme les ratifications y manquent il faut que je prenne une mesure pour le cas où elles vinssent traverser ces projets. Dans l’esprit d’Orloff elles sont inutiles, à la bonne heure, & j’agirai en conséquence. Je serai en France avant le moment où de nouveaux ordres pourraient m’atteindre.

Lundi le 24. Lord Holland m’égaya beaucoup à dîner ; c’est un esprit aimable, toujours serein, pas le sens commun en politique mais toujours doux dans son extravagance. Il a vu la Reine pour la première fois il y a peu de jours il en est tranmporté. Il la trouve charmante & l’ensemble de la situation la plus jolie qu’on puisse imaginer. Ainsi, arrivé au palais pour son audience ou lui dit que la reine est enfermée avec Lord Melbourne et lui même on l’enferme avec une fille d’honneur de dix-huit ans aussi comme sa maîtresse, et jolie comme un ange. L’usage veut qu’au lieu d’un Chambellan, ce soit une fille d’honneur qui soit constamment dans le salon d’attente. Tout cela entretient la bonne humeur des vieilles perruques et comme je vous l’ai dit déjà la joie me semble être complètement l’ ordre du jour pour tout le monde. Savez-vous que cela donne de tristes pensées ? Cette petite princesse si innocente, si heureuse encore, combien longtemps jouïra-t-elle de cette ignorances des peines attachées à la condition ! Aujourd’hui encore elle rit, elle chante qui sait les soucis, les inquiétudes qu’elle aura dans peu de semaines & combien vite toutes les joies de son âge seront flétries !
J’ai beaucoup causé hier avec Lord Melbourne puis avec Lord Durham. Le premier me semble encore tout aussi innnocent que la reine, c’est l’effet qu’il a toujours fait sur moi. C’est un excellent homme. l’air rude & le cœur le plus mou possible. Beaucoup d’esprit & de droiture, & prodi gieusement d’indolence. Un abandon extrême quand il est sûr de quelqu’un, il lui dit tout. Toujours nous avons causé intimement ensemble. Il a des inquiétudes pour les élections. Lord Holland me parait en avoir aussi, à moins d’une accession considérable de voter à la Chambre, le gouvernement serait toujours obligé de s’appuyer sur le parti radical, je demande pourquoi ce ne serait pas sur le parti conservateur à quoi on m’objecte que dans ce parti il n’y a que le duc de Wellington & sir Robert Peel de modéré, & que leur monde ne leur permette pas de soutenir le ministère. On ne sait que faire de lord Durham et il me parait possible qu’on l’associe au gouvernement. Il y a également de l’embarras pour choisir des ambassadeurs car Pétersbourg & Vienne vout devenir vacants. Je crains même qu’il ne soit question de Paris. Mes paroles ne manquent pas pour détourner de ce projet qui me parait fort contraire aux intérêts du ministère Anglais.
Monsieur la poste est venue et mon refrain recommence. Pas de lettres ! Je ne m’agiterai plus comme j’ai fait toute la semaine dernière du moins je l’espère ; mais comment voulez-vous que je ne sois par triste ! Pas un mot d’affection depuis le N°4 qui finissait le samedi 8 juillet et nous sommes au 24. Il me parait que voici ce que je décide je quitterai Londres Samedi le 29. Je ne suis pas bien sûre si j’irai ou non passer une huitaine de jours auprès de Lady Cowper à Broadstairs. De là à Douvres et Boulogne. Je vais annoncer que ma santé m’empêche de faire les visites que j’avais projetées dans les châteaux. Trois motifs me déterminent à ceci Monsieur. D’abord je ne puis pas vivre sans lettre, je le sens, et il est inutile d’espérer que notre correspondance aille mieux, et puis dans le parti que j’ai arrêté pour mon avenir, mon incapacité de voyager doit être mise en première ligne. Troisièmement je vous l’ai dit dans cette lettre, il faut que j’aie le pied en France. Arrivée à Boulogne, j’aviserai. Veuillez aviser de votre côté c-à-d. régler notre correspondance en France. Voulez-vous que je vienne à Dieppe. Cela me rapproche de vous. Que j’aille à Paris cela fera mieux aller les lettres. Je vois bien que tout mon sort est suspendu à ces lettres. Quelle rage de lettres !
Dans tout cela et à tout hasard faites-moi trouver une lettre à Boulogne, poste restante vers le 8 août. Elle peut m’y attendre pour le cas où je tarde mais prenez vos mesures pour qu’elle y arrive, & qu’elle tombe vraiment entre mes mains. J’ai bien envie de vous dire que vous êtes maladroit. Dans tous les cas j’ai bien du guignon. Je dors un peu maintenant mais j’ai une mine épouvantable, & je serais très fâchée que vous me vissiez, quoique ce soit votre ouvrage. Eh bien il est venu le N°6. Je l’ai, je le tiens, et je l’aime ! je l’aime ! Quel pays barbare que cette France, quoi le cours de la poste n’est pas réglé ! Mais il l’est en Russie. Allons je ne querellerai plus personne et pour être bien sûre de ma résolution. Je m’arrangerai de façon à n’avoir besoin de personne. Il me reste à vous informer de ce que je vais dire ici et en France. C’est que le changement d’air d’existence, les émotions douces mais douloureuses que j’ai rencontrées ici ont tous subitement altéré ma santé, cela est vrai et visible. Que les médecins ne me permettent pas les voyages, cela est parfai tement vrai aussi ; qu’ayant rencontré ici tous mes amis réunis ayant passé trois semaines au milieu d’eux, j’ai atteint le but qui me ramenait momentanément en Angleterre. & qu’aujourd’hui qu’ils se dispersent, je vais retrouver l’air & l’existence qui ont si bien comme pendant deux ans à ma santé ! Je viens de confier tout cela à la duchesse, je ne le proclamerai que dans quelques jours. Je vais déranger déranger bien des arrangements mais je suis décidée.
Continuez cependant à m’écrire. Il vaut mieux que ses lettres me reviennent un peu vieillies que de ce que je reste sans nouvelle. C’est toujours à Londres que vos lettres seront adressées. La duchesse veut que je vous dise son souvenir. Elle a été flattée des paroles que vous lui adressez. C’est une très noble personne avec une très belle âme. La petit princesse est dans une dissipation et une coquetterie perpétuelle. Quel drôle de métier. Il me semble que j’ai été jeune, mais coquette jamais. Que de choses à vous dire quand je pourrai dire ! Monsieur vous figurez-vous nos moments de causerie ? Ce bonheur me sembe si grand, si immense, que je tremble en y pensant, car le bonheur est si rare. Adieu. Adieu, quelle lettre que votre N° 6 ! Êtes-vous content de me savoir heureuse par une lettre ? Monsieur, il me parait que vous devez être bien content de moi.
Mardi 25. Ma lettre ne part qu’aujourd’hui. J’ai reçu une énorme épitre de M. de Lieven. Il me fait part de ses plaiss. (Il venait d’arriver à Lubeck) jusqu’à la fin de septembre aux eaux, & puis il veut me voir, & me demande de lui fixer un rendez-vous. Il ne croit pas que ce puisse être en France. Ensuite il m’emmène à Rome, à Naples ; en avril il doit se retrouver à Pétersbourg. Je lui écris aujourd’hui pour lui faire comprendre que je ne puis rien faire que le rendez-vous, en France et le plus près possible de Paris. Il faudra bien que cela lui entre en tête. Il est si joyeux dans sa lettre, de sa liberté, de se retronner avec moi, de courrir avec moi que je suis un peu triste de devoir lui gâter tout cela. Que de réflexions j’ai faites ! Il y a deux mois quel accueil différent j’eusse fait à cette lettre ? Car quoique la société de mon mari ne soit pas ce qui convient à mon esprit ni peut-être à mon cœur cependant c’est une créature qui m’aime, à qui j’appartiens, qui s’occcupe de moi. C’est de l’intimité, de l’habitude, un intérieur tout ce qui est si indispensable, si doux pour une femme ! Mais une autre vie a commencé pour moi, une vie qui n’efface pas mes douleurs mais qui me fait oublier, qui me fait en plus comprendre cette vieille vie qui cependant a été si longue. Et encore, pourquoi fallait-il que tout juste à l’entrée d’une nouvelle existence pour moi. M. de Lieven qui devait se trouver naturellement en Sibérie, au bout du monde, se rapprochât de celui-ci, que son désir de me revoir devient plus vif qu’il ne l’a été pendant deux années de séparation. Tout cela Monsieur me mène bien loin, il y a du triste dans ces pensées, il y a même du remord, & je suis sûre que je n’ai pas besoin de poursuivre ce sujet pour que vous compreniez parfaitement. tout ce qui se passe en moi. Je serais peu digne de vous si je n’étais affectée par toutes nos réflexions.
Adieu vraiment, mais je recommencerai aujourd’hui une nouvelle lettre qui ira doit. J’adresse encore celle-ci à Paris. Je ne suis pas aussi sûre de partir Samedi que je l’étais hier. J’ai recommencé à manger et à dormir. Si ces bonnes habitudes se continuent, je ne vois pas pourquoi je ne me prolongerais pas encore un peu ici. Vous ne sauriez croire les efforts, les finesses, les tendresses qu’on met en oeuvre pour cela. Votre dernière lettre me rassure sur nos lettres dès lors je ne vois pas que M. Aston soit si nécessaire, vous en jugerez. Voici tout juste votre N°8. Je n’ai pas un moment à perdre. J’y répondrai dans la journée ; mais ceci doit partir. Que je vais lire, relire, jouïr ! Ah mon Dieu que la vie est une belle chose quand les lettres arrivent. J’ai copié votre N°7 & pour cause.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°10 Dimanche 23 Midi

Je ne suis pas encore sorti de la mauvaise veine. Je n’’ai reçu ce matin qu’un mot du voyageur que vous avez envoyé chercher. Demain enfin, j’espère vous savoir tranquille, et le savoir de vous. J’en ai grand besoin. Et quand j’aurai reçu votre prochaine lettre j’aurai grand besoin de celles qui suivront. Je les attendrai presque avec la même impatience. Car vous êtes souffrante, très souffrante. mon voyageur me le dit. Vous étiez déjà souffrante avant cette déplorable agitation. L’avez-vous toujours été depuis votre arrivée en Angleterre ? Sentez-vous que vous le soyez, au fond, à part tout accident ? Dites-moi exactement ce qui en est. Vous m’aviez promis de me revenir reposée, engraissée.
Ah, que tout est fragile autour de nous ! Nous vivons sur le penchant d’un abyme, toujours près d’y voir tomber ce que nous avons saisi, ce que nous retenons avec le plus d’ardeur. J’ai perdu, tout-à-fait perdu le sentiment de la sécurité ; je n’espère plus qu’avec inquiétude. Je ne jouis plus qu’avec tremblement. On dit que les marins s’accoutument aux tempêtes si bien que le vent le plus violent ne trouble plus leur sommeil ; Mais mon âme au lieu de s’affermir s’est ébranlée par les épreuves, dans le souffle le plus léger, j’entends un affreux orage ; dans le moindre incident, je vois le dernier malheur. Et pourtant mes joies, ces joies si menacées me sont plus chères, plus nécessaires que jamais !
5 heures
J’ai eu des visites toute la matinée, un raout de campagne. Le Dimanche, ma porte est ouverte à tout venant. Je l’ai formellement annoncé pour qu’on me ménageât dans la semaine, et j’espère qu’on me ménagera. un peu en effet. Je vis ici à l’état de bête curieuse, mais de bête curieuse dont on n’approche qu’avec quelque respect. J’ai parcouru aujourd’hui une longue échelle sociale, depuis des laboureurs jusqu’au marquis, moral de Portes, propriétaire du beau château de Fervaques, l’une des terres qu’habitait alternativement Sully, & où l’on conserve encore religieusement la chambre et le lit d’Henri 4.
Je prends, à voir l’homme à tous les étages, un plaisir sérieux et que je rechercherais à dessein, s’il ne me venait pas naturellement. Quand on vit toujours au même niveau dans la même sphère; elle devient comme une prison où l’esprit s’enferme et hors de laquelle il ne sait plus rien voir, ne comprend plus rien. Il faut aller, venir, monter, descendre. Le genre humain est un territoire très varié, très accidenté, comme on dit aujourd’hui. On n’y peut marcher d’un pas ferme, on s’y égare à chaque instant, si on ne l’a pas parcouru en tous sens et vu sous tous les aspects. Par instinct, par goût, je ne suis pas très propre à ces relations, à ces conversations de toute sorte ; mais l’expérience, m’en a démontré la nécessité, et ce que je crois nécessaire me devient bientôt presque naturel. Et puis j’ai pour la créature humaine en général sous quelques traits qu’elle m’apparaisse, un fond de sympathie. Je la considère au premier moment avec curiosité, au second avec un intérêt qui a quelque chose de l’affection. Je me préoccupe de ce qu’elle pense, de ce qu’elle sent de tout son état intellectuel et moral. Je m’inquiète de ses destinées. Il me semble toujours que, si j’essayais, si j’avais le temps, je pourrais quelque chose sur elle, pour elle ; et la communication la plus éphémère m’a quelques fois fait rêver bien des heures à la personne, très insignifiante d’ailleurs, avec qui je l’avais eue.
A la vérité, dans les rapports de ce genre ce n’est jamais à moi que je pense, ni de moi qu’il s’agit. Pour que j’entre moi-même en jeu, pour que je me sente personnellement intéressé dans une relation humaine, il faut qu’elle satisfasse aux conditions les plus élevées, qu’elle réponde à des exigences infinies. Je deviens alors aussi difficile que je suis coulant et complaisant dans le train commun de la vie. Je me prête volontiers aux hommes dans leur intérêt et sans attendre grand chose d’eux. Mais pour me donner, je veux que tous mes désirs, toutes mes ambitions soient comblées, et au delà. Vous voyez, Madame, que moi aussi, je vous parle de moi. Parlez-moi donc toujours de vous et toujours davantage. Vous ne trouverez jamais rien qui me plaise autant.
Lundi midi
Pas de lettre de vous encore ce matin. Je n’ose me plaindre ; mais je vais attendre demain comme je pourrai. Je n’aurai un moment de repos que lorsque je vous saurai calme et moins souffrante.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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14. Stafford house le 26 juillet
9 heures

Il ne m’a plus été possible hier de vous écrire et cependant que j’étais pressée de vous parler de ce N°8. Il m’a fait tant de plaisir, tant de bien ! Que vous êtes ingénieux à me dire sous toutes les formes, dans toutes les langues, ce qui peut plaire, le plus à mon cœur ! Vous voulez me faire aimer la poésie, vous vous y prenez très bien. Je pense d’elle tout ce que vous en pensez, mais ce n’est que d’aujourd’hui qu’elle me va. Jusqu’ici elle me faisait mal et je ne vais pas chercher ce qui me tourmente. Comme vous j’y ai souvent retrouvé mon âme mais je repoussais cette image abandonnée, car toute ma vie a passée seule. C’était en effet de la poésie, rien que de la poésie, elle ne me paraissait pas pouvoir jamais devenir réalité pour moi, aujourd’hui elle s’offre à moi, distincte, sensible, je l’accepte avec transport. Elle ne me fera pas aller comme il y a 15 ans attendre que la marée monte sur une petite pointe de rocher. (Vous ai-je conté cela ? Si je ne l’ai pas fait Je vous dirai cela un jour.) Elle me fera jouir mille fois jouir, du bonheur que le Ciel m’a envoyé. Mais quand ce bonheur sera présent je ne lui promets plus mon attention. Ah comme deux mots feront pâlir tous les plus beaux vers du monde ! Comme j’y pense à ces deux mots, comme je les répète !
Vous croyez que vous m’appreniez quelque chose en me transcrivant ce que faisait le méthodiste. Comme lui j’appelle, j’appelle mais tout bas, sans nom. Je profère des mots cependant, je ne sais ce que je dis. Je sais ce que je sens, & cela est bien au-dessus de toutes les expressions heureuses. Monsieur, je me crois un grand poète.
Je mens si je vous dis que j’ai noté votre N°8 vingt fois. Je l’ai lu plus souvent.
Monsieur j’ai le cœur bien joyeux, je retourne en France. Le comte Orloff est venu hier encore une heure avant son départ. Nous avons tout récapitulé, tout examiné. Je me suis fort épanchée, par lui au besoin. Il s’est compromis Moi je suis où j’en étais. Je vous raconterai beaucoup de choses. Lord Melbourne est venu dîner hier ici. La grande maîtresse de la reine était au palais. J’ai bien causé avec le premier ministre qu’il vous divertirait, que de bonnes réflexions vous ferez sur lui, sur tout le monde, sur toute chose ! Comme je pense à vous en voyant tout cela ! Vous croyez peut être que je n’y pense qu’alors ?
Maintenant que nous savons que nous ne sommes pas morts & qu’on n’enlève pas nos lettres comme toutes mes précautions me paraissent bêtes ! Il m’en revient des témoignages de Paris, dont je suis forcée de rire. Mais c’est charmant Monsieur, nous avons fait à la fois les mêmes conjectures l’une plus absurde que l’autre. La ressemblance est complète à une chose près. Vos inquiétudes & votre mauvaise humeur vous portaient à vous taire & moi à bavarder. Qu’est-ce que cela prouve ? Il me semble que mon caractère vaut mieux que le vôtre. Vous me punissiez de mes peines & moi je vous accablais de lettres.

Jeudi 27
Je passai ma journée hier à Chiswik chez le duc de Devonshire. C’est un palais italien environné du plus beau jardin du monde. Je suis restée trois heures au moins couchée sur un divan sous le plus beau cèdre connu en Europe. Vous ne sauriez concevoir le beauté de cet arbre, de ce jardin, l’élégance, la magnificence de tout cela. Le temps était admirable. Il avait invité all my friends. Nous dînâmes de bonne heure. Un concert de 60 personnes. Ce fut gai & parfaitement beau. Je ne rentrai en ville que pour me coucher. On me parla beaucoup des élections. On ne parle pas d’autre chose, à Londres tout a été ministériel, en province c’est différent, mais à tout prendre jusqu’ici il me parait que cela se balance.
J’ai eu une lettre de M. Molé hier, toute pleine d’amitié. Il m’invite bien à revenir. Je vais le faire. Comme je passe ma soirée à la cour vendredi & que cela me mènera tard je ne crois pas que je puisse partir. Samedi. Dimanche cela ne va pas en Angleterre, ainsi ce ne sera que lundi ou mardi que je me mettrai en route sans savoir encore combien de temps je m’arrête chez Lady Cowper, mais je crois positivement que je serai en France le 8 ou 10 au plus tard.
Cependant ne vous relâchez pas dans votre correspondance ; car vos lettres me reviendront si je suis partie, & si je restais au-delà de ce que je pense vous comprenez bien que je ne peux pas vivre sans lettres. Je vous écris tant Monsieur qu’il m’arrive de ne plus écrire à personne.
Je vous quitte aujourd’hui pour remplir mille devoirs infligés. Que j’envie vos bois, vos ombrages ! Hier au milieu de ce luxe de végétation & de magnificence, c’est à eux que je pensais vous le savez bien. Adieu. Adieu. 3 heures Je rouvre ma lettre. Le N°9 est venu. Il m’a trouvée au milieu d’une conférence de 2 heures avec le duc de Wellington. Je l’écoutais avec curiosité avec attention. Quand on est entré & que j’ai senti ce petit morceau de papier entre mes mains, mon attention, ma curiosité tout est parti. Cependant il est resté une heure encore. J’étouffais. Enfin j’ai ouvert, j’ai lu, j’ai baisé. J’étouffe encore, mais de bonheur, de complète félicité. Je ne saurai imaginer, laissez moi vous montrer ce que je suis.
Ah mon Dieu il y a longtemps. que vous le voyez, et il y a quelque temps aussi que la poste le sait complètement mon bonheur me parait trop grand. J’en jouis avec trop de vivacité. Il me tue. Ainsi, je n’échappe pas. Je meure de chagrin, ou je meure de joie. Je suis une bien frêle créature. Comment tant d’âme, tant de passion dans un si faible corps !
Monsieur je vous quitte pour m’occuper de vous, pour lire, relire mille fois ces paroles, si douces, si chaudes, si pénétrantes. Vous me demandez pardon des inquiétudes que vous m’avez causées ? Ah vous voyez trop bien tout ce que ces tourments me valent aujourd’hui de jouissances. J’aime mess tourments, j’aime mes joies, car tout me vient de vous.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°12 Mercredi 26, 2 heures

Et moi aussi je respire. Quel horrible cauchemar ! et si long ! Depuis deux jours je n’y tenais plus. Dearest, every day dearer Princess, vous avez cependant trouvé le secret de mêler à une peine déchirante une joie ineffable. Ah ne regrettez pas l’abandon de vos sentiments, de vos paroles : j’en ai reçu un bonheur incompréhensible pour moi même au milieu de mon angoisse, et pourtant si réel, si puissant ! Ma raison, ma justice me le reprochaient, mais sans le détruire. Encore une fois, il faut me le pardonner. Vous le savez ; à un seul sentiment l’égoïsme est permis ; mais il lui est bien permis, car c’est le seul où le cœur, la personne, l’être tout entier se donnent vraiment et sans réserve, et avec plein droit par conséquent de tout accepter, de tout attendre. Oui, j’ai plein droit d’être égoïste avec vous. Je ne crains pas de trop recevoir. Je ne compte pas, je ne mesure pas. Donnez, donnez-moi; je m’acquitterai. Mais ce que je vous demande aujourd’hui, ce que je vous conjure de m’envoyer par tous les courriers, c’est la certitude que votre santé n’est pas trop atteinte, que le repos du corps vous revient avec celui du cœur. Là est la préoccupation, la cruelle préoccupation qui me reste.
Déjà, quand j’étais près de vous, j’ai si souvent tremblé en vous voyant, si aisément et si profondément ébranlée en voyant à la moindre émotion un peu vive, même douce, vos nobles traits, toute votre personne près de tomber dans ce frémissement qui fait mal, même quand la joie le cause et dont on ne sait même bientôt plus, quand il vous envahit, s’il vient de la joie ou de la douleur ! Vous ne savez pas quelles inquiétudes vous m’avez déjà causées, quels regards de minutieuse et infatigable inquisition j’ai cent fois porté sur votre physionomie, sur votre maintien, sur votre démarche, pour y découvrir la moindre trace de la moindre altération de la moindre souffrance. Et que faire de telles craintes dans l’absence, quand on ne peut s’assurer à chaque instant, de leur erreur, de leurs limites du moins ?
Vous me connaîtrez un jour, Madame ; vous savez un jour quelles agitations, quelles faiblesses infinies se cachent dans mon cœur, quand une affection vraie le possède, et emploient, à leur triste service dès que l’occasion s’en présente, tout ce que je puis avoir d’imagination, d’esprit d’énergie. Épargnez moi des troubles intérieurs qui atteint le bonheur le plus grand et lassant le plus ferme courage. Veillez sur vous, soignez-vous ; rapportez moi ce teint reposé, ces bras que vous m’avez promis ? Vous aurez des lettres, vous en aurez souvent, exactement. Il est impossible que la cruelle épreuve, par laquelle nous avons passé l’un et l’autre se renouvelle. Je suis enclin à croire qu’elle n’a eu que des causes matérielles, des méprises d’adresse, des ignorances de notre part quant aux arrangements de la poste ; peut-être des combinaisons trop variées et trop savantes. Certainement nous y pourvoirons. Vérifiez, je vous prie, ce que je vous ai dit ce matin sur les numéros de mes lettres. Vous avez eu le N°4. Le N°5 était le petit billet non numéroté, écrit le Dimanche 9. Et quant au retard du N°6, j’en entrevois la raison dans la route particulière qu’il a suivie, si je ne me trompe. Vote prochaine lettre me dira j’espère, qu’il vous est arrivé. Votre N°11 n’était que le n°10. Il commence le mardi 18 à midi, et votre N°9 finissait le mardi au moment de l’arrivée du postman. Votre N°12 que j’ai reçu ce matin, n’est donc que le N°11. J’entre dans ce détail pour qu’il n’y ait point d’erreur entre nous.
Jeudi 10 heure
Je n’ai pas de lettre ce matin. Je n’en espérais pas n’importe ; je suis désappointé. Quelle insatiable avidité que celle de notre âme ! Dès qu’elle entrevoit le bonheur elle s’y précipite, elle s’y attache ; elle le vous tout entier à tout moment. A demain mon âme. Je suis charmé de votre conversation avec le comte Orloff. Vous ferez ce que vous voulez. J’attends à présent. vos projets en raison des mouvements de M. de Lieven. Toujours attendre ! Je voudrais connaitre au moins tous les gens à qui vous parlez, de qui vous me parlez. Les noms qui m’arrivent par vous qui sont importants pour vous, et qui ne me représentent ni une figure, ni une voix, ni un caractère cela me déplaît. C’est du vague, de l’obscur, de l’étranger. Je n’en puis souffrir en ce qui vous touche. Ah, notre misère! Que de choses dont nous disons. Je ne puis les souffrir et qu’il faut souffrir pourtant, et que nous souffrons en effet.
2 heures
La proclamation du rois de Hanovre, fera du mal partout. Les conservateurs sont intéressés partout à la bonne conduite du pouvoir. Ceci est vraiment un acte de folie. Je serais bien fâché que les élections anglaises s’en ressentissent profondément. Quant à nous malgré les apparences je doute toujours que nous ayons des élections. Le mieux informé de mes amis m’écrit que jusqu’ici le Roi, qui en décidera seul, y a à peine songé, qu’on se traînera probablement jusqu’au mois de Novembre avec des velléités sans résultat, et qu’alors, quand le vent des Chambres commencera à souffler, s’il secoue un peu fort le roseau ministériel, le Roi préférera un remaniement du Cabinet à une dissolution.
Je ne pense guère à tout cela; d’abord, parce que je pense à autre chose, ensuite, parce que rien ne me déplaît tant que de penser à vide, et quand il n’y a rien à faire. La bavardage vain est la maladie de notre temps et de notre forme de gouvernement. L’esprit s’y hébète et la volonté s’y énerve. Vienne le moment d’agir ; je penserai alors. Jusque là, je veux jouir de ma liberté et n’appartenir qu’à moi-même, pour me donner à mon choix. Mais quand ce choix est fait on ne s’en dédit plus. C’est ce que dit Pompée à Sertorin dans les beaux vers, de Corneille. Je suis de l’avis de Pompée. Adieu dearest Princess. Pour la première fois depuis bien des jours, je vous ai écrit la cœur un peu à l’aise. Mais cette aise a encore besoin de confirmation. G.
Je ne sais ce qu’il y a de vrai dans les bruits de journaux sur l’état grave de M de Talleyrand. Je vais écrire à la duchesse de Dino. Vous pensez bien que je n’ai par remis votre lettre à Mad. de Meulan.)
Vendredi, 10 h. Je n’ai pas de lettre ce matin. J’en attendais pourtant. Jusqu’à ce que je sois pleinement rassuré sur votre santé, je n’aurai aucun repos.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°13 Samedi 29. Midi.

C’est mon tour d’attendre et de me désoler en attendant. Pas de lettre encore ce matin. Je m’étais levé en disposition si confiante, si douce ! Il y a deux mois, je n’éprouvais point de vicissitudes, pareilles. Je n’attendais rien. Avec quelle promptitude, avec qu’elle vivacité j’ai recommencé à vivre ! Car c’est là vraiment la vie. Nous nous connaissons à peine, Madame; nous nous sommes entrevus. Je sais bien qu’en un jour en une heure, nous en avons plus appris l’un sur l’autre que tant de gens n’en apprennent à passer leur vie ensemble. Tout ce que nous ne savons pas, tout ce que nous ne nous sommes pas dit, nous le pressentons ; et au moment où nous nous le dirons, il nous semblera que nous l’avions toujours su, que nous nous l’étions dit mille fois. Cependant il est étrange de se sentir si intimement uni à une personne qu’on a vue, qui vous a vu quinze jours.
Si ma vie extérieure, et ma vie intérieure étaient bien semblables, j’aurais moins ce sentiment là ; je pourrais me croire plus connu de vous. Mais, à la voir du dehors j’ai mené une vie toute d’action, toute vouée au public, qui a dû, qui doit paraître surtout ambitieuse, personnelle, presque sévère. Et en effet j’ai pris et je prends à ce qui m’a occupé aux études, aux Affaires, aux luttes politiques un grand, très grand intérêt. Je m’y suis adonné, je m’y adonne avec grand plaisir comme à un emploi naturel et satisfaisant de moi-même. J’y désire vivement l’éclat et le succès. Et les douloureuses épreuves que Dieu ma fait subir n’ont point changé en cela ma disposition, ni mon goût. Aux jours mêmes de l’épreuve je ne me suis point senti indifférent aux incidents de ma vie publique ; et tout en en portant le poids avec le plus pénible effort, j’y ai toujours trouvé une diversion puissante et librement acceptée. Et pourtant, j’ai le droit de le dire après ce que je dis là et pourtant là n’est point du tout, là n’a jamais été ma véritable vie ; de là je n’ai jamais reçu aucune émotion, aucune satisfaction qui atteignit jusqu’au fond de mon âme ; de là ne m’est jamais venu le sentiment du bonheur. Le bonheur, Madame, le bonheur qui pénètre partout, dans l’âme, qui la remplit et l’assouvit tout entière est quelque chose de bien étranger de bien supérieur à tout ce que la vie publique peut donner. Au delà bien au delà de tous les désirs d’ambition et de gloire, de tous les plaisirs de domination, de lutte, d’amour propre et succès, il y a un désir, il y a un plaisir qui a toujours été pour moi le premier, tellement le premier que j’aurais droit de le dire le seul ; le désir, le plaisir d’une affection infinie, parfaitement égale de cette affection qui unit et confond deux créatures de cœur, d’esprit, de volonté, de goût, qui permet à l’âme de se répandre dans une autre âme comme la lumière dans l’espace, sans obstacle, sans limite, et suscite dans l’une et l’autre toutes les émotions, tous les développements dont elles sont capables, pour leur ouvrir autant de sources de sympathie, et de joie.
Vous êtes-vous jamais figurée, Madame, vous qui sentez si vivement la musique, vous êtes-vous jamais figuré quel serait le ravissement de deux harpes bien harmonieuses & jouant toujours ensemble, si elles avaient la conscience d’elles-mêmes et de leurs accords ? Voilà le bonheur, voilà le seul sentiment, le seul état auquel je donne ce nom. Eh bien madame, j’ai cru entrevoir que vous aussi, vous étiez de même nature, que pour vous aussi, les préoccupations et les intérêts extérieurs, politiques, quelle qu’eût été leur part dans votre vie, ne suffisaient point à votre âme, que vous y trouviez un bel emploi de votre esprit si actif, si élevé, si fin ; mais que vous aviez en vous bien plus de richesses que vous n’en pouviez dépenser là, et des richesses, qui ne se dépensent point à cet emploi-là. En sorte que vous m’avez apparu comme une personne qui comprendrait et accueillerait en moi ce qui se montre et ce qui se cache, ce qui est pour le monde et ce qui est pour une seule personne au monde. Voilà par où Madame vous avez eu pour moi tant d’attrait ; voilà pourquoi d’instinct comme de choix, je me suis engagé si avant et si vite dans une relation si nouvelle. Je ne me suis point trompé, je ne me trompe point n’est-ce pas ? Ni vous non plus ? Nous sommes bien réellement tels que nous nous voyons ? J’en suis sûr, très sûr ; mais à chaque nouveau gage de certitude, à chaque fait, à chaque parole qui vous révèle de nouveau à moi telle que je vous sais à chaque pas de plus que je fais dans un si beau et si doux chemin, je suis ravi comme si je découvrais de nouveau mon trésor. Que vos lettres m’arrivent donc ; il ne m’en est pas venue une seule qui n’ait ajouté à ma foi, et à ma joie. Dimanche, 1 heure. La poste n’arrive pas. D’après les arrangements que j’ai pris elle doit être ici tous les jours, à 10 heures.
Décidément les champs, les bois, les lieux solitaires, tout cela ne vaut rien ; tout cela jette dans les relations une irrégularité, une incertitude que rien ne peut compenser. A Paris tout est ponctuel, assuré. A Paris j’aurais votre lettre depuis plus de trois heures. Car j’en aurai une aujourd’hui. J’y compte. Je vais demain mener ma mère et mes enfants aux bains de mer à Trouville. J’en reviendrai le surlendemain par Caen où l’on veut me donner un banquet. Il y aura encore là des dérangements, des retards.
Quel ennui ! Madame il ne faut par se séparer. Demain, je serai au bord de cette mer qui nous sépare. Mes regards, ma pensée, s’élanceront à l’horizon, vers l’autre bord. C’est là que vous êtes, là que je vous trouverais. Je ne puis m’accoutumer à l’impuissance, humaine, à ce perpétuel et vain effort de la volonté contre des obstacles qu’après tout, si elle voulait bien presque toujours elle pourrait surmonter. Mais les impossibilités morales, les convenances, les liens, les devoirs ! Madame, il me faut une lettre.
4 heures La voilà, et je n’en ai jamais reçu une qui valut celle-là. Vous revenez plutôt, bien plutôt ! Je me tais, je me tais. Mais c’est le N°14 qui vient de m’arriver. Je n’ai pas eu le n° 13. C’est ce qui m’explique le retard. Je l’aurai probablement demain. Je n’en veux perdre aucune. Je vois que vous avez eu mon N°6 car cette lettre-ci porte l’adresse que je vous y donnais.
Adieu adieu. Que l’air est doux et léger ! G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°16. Du Val-Richer, Samedi 5 août.

Vous êtes en France, peut-être déjà en route pour Paris. Cette lettre-ci va vous à chercher. Puis, j’irai moi-même. J’espère savoir bientôt avec certitude, quel jour vous y arriverez. Je dis avec certitude, comme si vous n’étiez pas souffrante, comme si la mer était toujours calme, la poste toujours régulière. Je me parle comme à un malade, avec une confiance que je n’ai pas. Je m’attends au contraire, ces jours-ci à d’amères impatiences. J’ai eu hier, en partant de Caen votre N°16, peut-être le dernier d’Angleterre, car il va jusqu’au lundi 31 et vous avez dû partir le mardi. Peut-être aussi m’aurez-vous écrit de Broadstairs. Vous n’aurez pas attendu jusqu’au jeudi ou vendredi, jour de votre arrivée à Boulogne.
Je vous fais assister à tous mes calculs. Ce n’est pas vrai. J’en retranche beaucoup. Enfin, que je vous sache rétablie à Paris, et pas trop fatiguée. Ce sera un pas immense. Vous êtes donc maigrie, changée, vous avez de la fièvre. Il y a en sentiment douloureux, abattu dans toutes vos paroles même dans les plus douces paroles. Je vous regarde d’ici ; je vous écoute ; je veux voir ce qui se passe en vous, au fond de votre santé. Dearest, que Dieu vous garde, et vous soigne et veille sur vous à toute heure ! Nous avons tant souffert l’un et l’autre avant de nous rencontrer! Il ne se peut pas que nous soyons destinés à devenir, l’un pour l’autre, une cause de souffrances nouvelles.
J’en devrais être bien désabusé, cependant, je ne puis me persuader que notre cœur soit sans pouvoir sur le sort, la santé, la vie de la créature, à qui il se donne, que cet élan si passionné si continu, de toutes les pensées, de tous les vœux ne monte pas aussi haut qu’il faut monter pour se faire entendre et obtenir quelque chose. Personne n’est plus convaincu que moi que les décrets de la Providence sur chacun de nous sont un mystère, un mystère impénétrable aux plus perçants, aux plus ardents regards humains. Mais précisément parce qu’il y a là un mystère nous ne pouvons, nous ne devons jamais être sûrs que nos efforts et nos désirs soient vains. J’ai vu le succès manquer aux plus tendres soins aux plus vives prières. Mais j’ai vu aussi le salut venir à leur suite. Et qui sait ? ... Madame les ténèbres, nous ne savons pas. C’est là le principe de ma confiance. J’ai vécu avec tous les gens d’esprit voix de mon temps et de tous les temps. J’ai beaucoup entendu, beaucoup lu sur les rapports de l’homme avec Dieu, sur l’action de Dieu dans les destinées de l’homme sur l’efficacité ou la vanité de nos efforts, de nos prières. J’y ai moi-même beaucoup pensé, et aussi rigoureusement que les plus rigoureux philosophes. Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir. Croyants où incrédules avec ou sans espérance, nous agissons, nous prions. Quand le mal est là, quand le besoin du secours nous presse, il n’y a personne qui ne prie ne fût-ce qu’en levant les yeux au ciel, et par un de ces élans soudain, involontaires, que la réflexion ne gouverne point. Où vont, que font nos prières? Le croyant les voit avec confiance monter jusqu’à Dieu qui les exaucera. L’incrédule les voit tomber à ses pieds et sourit orgueilleusement de sa propre faiblesse. Le croyant se trompe dans sa sécurité et l’incrédule dans son orgueil. Encore une fois, nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir. Mais cette ignorance insurmontable, native, finale n’est pour moi qu’une raison de plus de m’efforcer et de prier d’agir de tout mon pouvoir et de demander de tout mon cœur. Je suis dans les ténèbres devant le sanctuaire où la lumière est renfermée et d’où elle ne sortira point à ma voix. Mais je sais qu’elle est là, et je l’invoque ; et j’attends le résultat avec une anxiété douloureuse mais non glaciale sans certitude, mais non sans espoir.

2 heures
Je comprends parfaitement l’impression que vous a faite la musique. Il m’est arrivé quelque chose de semblable, pas tout à fait cependant. J’avais été près de trois ans sans entendre aucune musique. J’en avais peur. Une circonstance obligée me fit aller aux Italiens. On jouait Otello. Ma première impression fût extrêmement douce, une impression de laisser-aller, de détente, d’attendrissement sans retour sur moi-même. J’écoutais, je recueillais avidement les sons, comme une plante la rosée. Tout à coup je me rappelai qu’un jour, quand je n’étais pas seul, dans une loge voisine j’avais entendu ce même Otello, j’avais joui de mon plaisir et d’un autre plaisir qui me plaisait encore plus que le mien. Toute impression douce s’évanouit. Je sentis le mal remonter dans mon cœur. Je m’en allai. Depuis, je suis retourné deux fois, je crois, aux Italiens, mais sans plaisir ni peine. Aux concerts des Tuileries, la musique ne m’atteint pas. Vous m’avez parlé un jour de votre musique à vous, de votre manière de jouer, d’appuyer doucement et profondément sur les passages propres à saisir l’âme ! Voilà ce que je voudrais entendre, entendre seul avec vous !
On vous portera cette lettre. On vous la remettra à vous-même, Lundi soir ou mardi matin, si comme je le pense, vous êtes arrivée à Paris. Répondez moi tout de suite. Si je recevais plutôt un avis certain de votre arrivée, je partirais peut-être un jour plutôt. Enfin le temps marche. Que de choses à nous dire. Adieu. Adieu.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°17 Lundi 7 août. Une heure.

Vous ne voulez pas que j’aille vous voir tout de suite. Je ne ferai que ce que vous voudrez. Mais le mécompte est grand. Je voulais partir après demain Mercredi soir, pour être à Paris, jeudi matin. J’ai un dîner obligé à Lisieux le Mercredi 16 août. Si je ne vais pas vous voir cette semaine comme je ne veux pas ne rester à Paris que 24 heures, je ne pourrai y aller que vers la fin de la semaine prochaine. Je partirais le jeudi 17 et je vous verrais le 18. Serez-vous reposée? Je trouverais, je vous assure, des conversations qui vous reposeraient mieux que votre solitude. Onze jours encore avant de savoir, de voir par moi-même comment vous êtes que c’est long ! Je sais que je suis ingrat, que c’est déjà un bien immense de vous avoir à 45 lieues, dans ma France, sans abyme ni tempête entre nous. Mais que voulez-vous?
En fait de bonheur, je n’impose point de limite à mes vœux. J’aime mieux souffrir de la privation qu’abaisser mon ambition. Réglons au moins tout de suite mon voyage. Que je puisse penser au jour précis à l’heure. Je n’ai jamais trouvé que l’attente usât la joie ; bien au contraire; le bonheur prévu mesuré, sondé d’avance à toujours surpassé mon espoir. J’entends le vrai bonheur. On parle d’imagination, d’idéal. Sans doute le train ordinaire de la vie est fort au dessous des rêves de l’âme ; mais le vrai bonheur, quand il apparaît, laisse loin, bien loin en arrière toute imagination humaine et il n’y a point de si bel idéal qui approche de la belle réalité. Que si je tarde à vous voir, au moins je vous trouve effectivement reposée. Ce que vous me dîtes pour me rassurer ne me suffit point.
Je n’ai jamais beaucoup compté sur votre séjour en Angleterre pour votre rétablissement. Je savais bien que tant de monde et de bruit vous fatiguerait. Mais ces déplorables agitations ont encore tout empiré, & vous revenez moins bien que vous n’étiez partie. Que je suis pressé d’y aller voir ! Vous ne savez pas à quel point mon imagination est malade sur la santé de ce que j’aime. C’est là le point, le seul peut-être, sur lequel m’a raison soit absolument sans pouvoir. Mon seul remède, c’est que je le sais.
4 heures J’ai fait hier jour de grande fête, et quête religieuse dans mon village un dîner bien différent de votre dîner chez le Duc de Devonshire. J’ai dîné chez mon curé avec un jeune prêtre des environs, le maire, l’adjoint un petit bourgeois, sa femme, sa fille et deux paysans. Ce dîner là était une grande affaire délibérée pendant huit jours et pour laquelle on était venu processionnellement nous inviter. Mad. de Meulan et moi, après s’être assuré de notre consentement. Nous sommes arrivés à travers. champs dans la cour, je devrais dire dans la basse-cour d’un cottage vieux, délabré où loge le curé en attendant la Construction d’un presbytère. Personne pour nous recevoir; on était encore à Vêpres. Mais en revanche, je ne sais combien de chiens, de cochons, de poules, d’oies, de camards, aboyant, grognant, criant, courant, barbotant dans deux ou trois pièces d’eau pleines de de boue ; là et là des charrettes brisées, des fagots déliés, des briques et des pierres entassées pèle-mêle, tout le bagage d’une forme mal tenue par de pauvres laboureurs. Et tout à l’entour le pays le le plus riant qui se puisse voir ; de vastes près bien frais couverts, de ces bœufs énormes, tranquilles, qui semblent le type de la force au repos ; de beaux arbres, des chênes, des hêtres, des pommiers, des pins, des mélèzes mariant leurs formes et leurs teintes si variées ; l’eau de ces marres stagnantes et sales courant à vingt pas de là, claire, pure rapide. Toutes les grâces de la nature, à côté de toutes les grossièretés de l’homme.
On est enfin revenu de Vêpres ; nous avons dîné. Tout ce monde tendu, mal à l’aise, obséquieux, tour à tour silencieux ou bavard, excepté deux, le Curé, bon prêtre sans embarras dans sa gaucherie, et le Maire ancien soldat, huit ans grenadier à cheval et sous officier dans la garde impériale, maintien grave, œil fixe et doux se taisant sans sauvagerie parlant sans vanité. Au bout d’une heure, à la fin du dîner, après quelques verres de vin de champagne car on en boit là, je suis parvenu à les mettre à l’aise et même un peu en train. Tout naturellement le dez de la conversation est tombé aux mains du vieux soldat ; et depuis la campagne de Russie jusqu’à la bataille de Waterloo, il s’est raconté lui-même sans esprit mais non sans intérêt, tour à tour bonhomme et fanatique, intelligent et crédule, enthousiaste et désabusé, ému et apathique, méprisant la paix, mais jouissant beaucoup du repos, ami de l’ordre respectueux, et disant de moi, pour témoigner l’estime qu’il me porte que les mauvais sujets de toute la France me craignent, comme il est craint, lui de ceux de St Ouen. A huit heures et demie, on nous a reconduits jusqu’au Val-Richer. Je donnerai des matériaux pour la construction du presbytère, et je suis très populaire dans St Ouen, dont je vous raconte les histoires. Je voudrais trouver ce qui peut vous divertir et vous reposer.
10 heures du soir.
Je ferme ma lettre pour la donner à un homme à moi qui va demain de grand matin, à Lisieux. Vous l’aurez ainsi un jour plutôt. Les lettres de Paris m’arrivent ici, le lendemain, de 9h. à midi. Celles qui partent du Val-Richer ne sont à Paris que le surlendemain. J’espère que vous m’aurez écrit d’Abbeville ou de Beauvais. Vous devez être à Paris demain. Adieu Adieu, sans aucun doute cet adieu là va moins loin et pèse moins sur le cœur. Il y a quelque chose de mieux pourtant, d’infiniment mieux.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°18 Mardi 8 3 heures

Vous arrivez aujourd’hui à Paris. Peut-être y êtes vous déjà, car de Beauvais à Paris il n’y a que huit postes et demie. Vous y devez trouver je ne sais combien de lettres, les N°11, 12, 13 d’ici, 15 de Caen et 16 d’ici. J’ai reçu ce matin votre dernier mot de Boulogne, N°18.
Je ne vous réponds pas sur le sujet dont vous me parlez. Nous en causerons en pleine liberté. Il n’y a pas un de vos sentiments que je ne comprenne et qui ne me plaise dans le sens le plus intime et le plus sérieux de ce mot, si souvent profané. Gardez-les tous dearest ; ce sont des notes justes, l’harmonie s’y mettra. Que seulement le calme physique vous revienne. Je suis sûr que si vous vous portiez bien vous ne seriez pas en proie à ces troubles dont vous vous plaignez. Vous avez le jugement si droit l’esprit si haut et si fin que certainement, quand l’état de vos nerfs n’y fait pas obstacle vous savez voir toutes choses, choses et personnes, comme elles sont, mettre chacune à sa place, en vous-même comme au dehors, choisir décidément ce qui est vrai, juste, ce qui vous convient, et accepter, dans votre choix, les inconvénients, les difficultés, les peines même la part de mal enfin, inséparables de toute résolution. comme de toute situation humaine. Vous voulez que je vous apprenne à être calme. Je ne sais pas un si beau secret. Mais si j’ai un peu de calme, c’est que pour mes sentiments aussi bien que pour mes actions, dans ma vie intérieure comme dans ma vie extérieure, j’ai assez de prévoyance et peu d’irrésolution. Quand quelque chose commence en moi ou autour de moi, j’en vois promptement et d’un coup d’œil assez libre toutes les faces, toutes les conséquences. Si j’accepte, j’accepte sans hésitation sans retour le bien et le mal, la joie et la peine, l’avantage et l’embarras, le mérite et le tort même, s’il y en a. Et dans la suite, à mesure que les choses se développent et portent leurs fruits, bons ou mauvais, je ne suis pas plus incertain qu’au début. Je ne connais guère le regret ni le repentir. Je veux ce que j’ai voulu ; je me tiens à ce que j’ai fait. Je n’ai point la prétention que ma vie soit sans souffrances et ma conduite sans fautes. Je porte le poids des unes et la responsabilité des autres sans m’en plaindre, sans en déplacer les causes, car ces causes, je les ai en général connues et voulues. En général, dans chacun de mes sentiments, de mes actes, je pressens leur avenir et j’y consens. Et s’il m’arrive, comme il m’arrive en effet de n’avoir pas tout prévu, je ne m’en prends qu’à mon insuffisance et j’y consens encore ; car à tout prendre, en fait d’intelligence et de sagacité, je n’ai point droit de me plaindre de la part que Dieu m’a faite. En tout, je suis soumis, Madame, soumis aux imperfections de la condition humaine à mes propres imperfections aux volontés de Dieu, à mes propres volontés. Je ne me révolte point; je ne me tracasse point ; je ne délibère point à chaque minute, je ne tâtonne point à choque pas. Je veux surtout de l’unité dans mon âme et dans ma vie, et pourvu que l’ensemble me convienne, je ne marchande pas sur les détails. Quelle est, dans cette disposition la part de mon naturel et celle de ma volonté ? Je l’ignore ; mais si j’ai quelque sérénité, voilà à quoi elle tient.
Vous êtes femme, dearest, et par conséquent, un peu plus mobile, un peu plus accessible que moi à l’empire des impressions du moment. Mais vous avez beaucoup d’esprit, de raison, de courage, de dédain. Vous allez naturellement à tout ce qui est grand, simple. Soyez sûre qu’avec un peu de santé et d’habitude, il vous viendrait... laissez-moi dire il vous viendra du calme. J’ai du bien à vous faire, comme du bonheur, à vous donner. Vous me dîtes que je vous ai aidée à supporter vos peines. Je vous aiderai à vous affranchir de ces troubles intérieurs, de ces incertitudes de ces luttes répétées où l’âme se lasse et perd sa force la force dont elle a besoin, et pour résister, et pour jouir. Que je serais heureux de voir la sérénité se répandre sur votre noble physionomie, et de goûter le charme infini de votre affection. sans crainte qu’elle vous fasse mal !
Je voulais vous parler des élections anglaises qui prennent, ce me semble, un tour bien conservateur. Mais je n’y ai plus pensé. A demain les affaires. Adieu. Vous ne vous figurez pas ou plutôt vous vous figurez bien avec quelle impatiente j’attends votre première lettre de Paris. G.

Mercredi 10h.
Je reçois à présent même votre N°19 de Paris. Au nom de Dieu, calmez-vous, soignez vous. Que la fatigue du voyage, de l’absence, de la mer disparaisse. Je me charge du reste. J’attends votre réponse à ma proposition pour la semaine prochaine. Les N°12 et 18 vous ont été adressés à Londres. Le N°15 à Boulogne, porte restante- il était écrit de Caen. Le N°17 vous a été adressé à l’hôtel Bristol.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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23. Paris samedi 12 août 1837,
8h. du matin.

Quelles lettres que ces lettres N°12 & 13 qui me sont revenus de Londres hier que vous m’y dites de ces paroles si douces, si profondes, qui m’attendrissent m’exaltent, me calment, qui font tout cela à la fois. Je ne sais l’effet qu’elles eussent produit sur moi en Angleterre. Ici elles me font du bien elles m’en ont fait hier. Elles m’en feront aujourd’hui car je les relirai. Je les relirai bien des fois. Soyez toujours pour moi ce que vous êtes en m’écrivant ces lettres. Je le mériterai tous les jours davantage, vous verrez cela.
9 heures 1/2
Le N°19 vient de m’être remis. Comment vous croyez que je n’ai pas lu votre Histoire de la révolution d’Angleterre. Je l’ai lue, relue. Je vous en ai parlé, mais c’était à une époque où vous ne faisiez par la moindre attention à ce que je vous disais. Cet ouvrage est regardé en Angleterre comme le meilleur qui existe et comme faisant époque. On y est fort impatient de la suite. Dans ce genre-là histoires, mémoires, j’ai beaucoup lu & il n’y a guère de proposition nouvelle à me faire. C’est le seul genre de lecture qui me plaise. Mais vous avez raison de penser qu’au fond une occupation sérieuse et qui n’a pas un but pratique immédiat ne me plaît pas trop, ce qui fait que je suis très souvent ennuyée, très ennuyée même.
Aujourd’hui non car je pense, je pense. Je trouve même que je n’ai pas assez de temps pour penser. Mais monsieur, je ne voulais plus vous dire cela du tout. Et je le veux Monsieur depuis votre lettre de ce matin. Elle me laisse bien froide, bien calme. Je l’ai méritée. La vivacité de mes expressions vous aura déplu, où vous aura effrayé. Vous voulez me remettre l’esprit en ordre. Vous faites comme mon médecin, il me tient au régime. Ne le faites pas trop, j’en serais triste. Donnez-moi quelques douces paroles qui aille chercher le fond de mon cœur. J’ai besoin de cela tous les jours. Adressez vos lettres à l’hôtel de la Terrasse. J’y rentre aujourd’hui. Je me moque du soleil & des ouvriers.
Je veux être chez nous, vous recevoir chez nous. Vous aimez cela mieux aussi ? Vous voulez savoir ce que je fais. Hier trois heures à l’air au bois de Boulogne, avec Marie et un secrétaire de l’ambassade d’Autriche que j’ai fait courir inutilement la nuit de Boulogne à Abbeville, croyant que J’allais mourir et auquel je voulais laisser le soin de ramener Marie & mes diamants à Paris. Il ne m’a plus trouvé à Abbeville. C’est le même qui a couru il y a 9 ans en Angleterre pour me remettre une lettre du Prince de Metternich que je n’ai plus voulu recevoir. Le pauvre homme est chanceux. Vous voyez bien que je lui devais une promenade au bois de Boulogne, il était honoré et embarrassé à l’excès j’ai prié Marie de lui faire quelques gentillesses.
J’ai vu lady Granville longtemps. Nous n’avons parlé que de vous. Elle me soigne, elle voudrait me voir perdre mon air abattu. Le prince Paul de Würtemberg m’a fait demander de le recevoir. Il est accouru plein de l’espoir que tout marchait à la confusion en Angleterre. Je l’ai horrible ment contrarié par tout le bien que je lui ai dit de la Reine, du premier ministre et la bonne disposition où j’ai laissé ce pays. Il espère encore que je radote car il m’a dit que j’avais fort mauvaise mine & même de la fièvre. Il m’a pris le pouls et m’a assuré que je devais me soigner. Tous les Würtemberg sont médecins & le duc Eugène était accoucheur.
A propos son courrier qui est aussi cousin germain de mon Empereur va épouser la princesse Marie. Le prince Paul prétend le savoir de M. Molé lui- même. Le Roi de Würtemberg ignore parfaitement cette négociation à laquelle il ne donnera jamais son consentement. C’est Léopold qui l’a conduit. J’ai dîné seule avec Marie hier. & de 8 à 10 heures je me suis encore fait traîner en calèche. Par une belle nuit et une belle lune. Mais c’est bien ennuyeux. J’ai mal dormi. Mes occupations sont des lettres à écrire. J’ai négligé tout les monde, il faut y revenir. Vous ai-je dit que M. de Talleyrand me presse de venir à Valençay & d’y faire venir M. de Lieven ? Cela ne sera pas. Mais au reste nous causerons de tout cela. C’est prodigieux tout ce que nous avons à nous dire. Eh bien, j’ai idée que nous ne nous dirons rien. Vous souvenez-vous nos belles promesses de nous écrire des nouvelles ? Nous ne nous en sommes pas dit une seule.
De vous rapporter des bras ? Vous n’en trouvez pas. On ne saurez remplir ses engagements plus mal que je ne l’ai fait. Mais il me fallait des lettres, elles ne venaient pas. Tout tout le mal est venu de là. Adieu, je trouve que ma lettre ressemble un peu à la vôtre, mais votre cœur ressemble au mien, cela rétablit tout.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°25 Lisieux, Samedi 26, 9 h du matin

J’arrive et je repars dans une demi-heure. Je suis un peu fatiguée ; non d’avoir couru la poste, non de n’avoir pas dormi, mais de ce mouvement contradictoire de cet odieux tiraillement qui emportait mon corps loin de vous tandis que mon âme retournait vers vous.
Parmi les sentiments qui me pressent, la surprise tient une grande place, la surprise de vous avoir quittée la surprise de ne pas vous voir aujourd’hui, de ne pas vous voir demain. Cela est, et je me demande à chaque minute si cela se peut. Je m’effraie quelques fois, Madame de l’empire que prend sur moi le besoin que j’ai de vous le bonheur que j’ai près de vous. Car enfin, je suis encore destiné à une vie active, sévère. J’ai des devoirs de tout genre des devoirs publics, des devoirs privés, mes enfants, ma mère un peu de renom à soutenir des curieux qui m’observent des rivaux qui m’épient. Tout cela est difficile laborieux. Il faut, pour suffire à tout cela que je suis vigilant, indépendant, disponible, que m’a poussée le soit comme ma personne. Que ferai-je si je suis à ce point envahi, absorbé, si j’arrache avec effort mon âme à une idée unique pour la lui rendre aussitôt de plus en plus exclusivement possédée ? Et pourtant désormais, il n’en peut être autrement, il n’en sera pas autrement. Je le sais, je le sens ; je ne m’en défends pas ; je repousserais avec aversion, si elle pouvait me venir, toute idée de m’en défendre ; mais elle ne me vient pas, elle ne me viendra pas. Aidez-moi Madame à mettre en harmonie tous mes sentiments, toutes mes volontés. Aidez-moi à ne rien oublier, à ne rien négliger de ce que je dois aux autres, à moi-même, à vous car c’est à vous maintenant que je dois tout, c’est à vous que revient, qu’appartient en définitive tout ce qui me touche, c’est pour vous, pour votre plaisir, pour votre orgueil, qu’il faut que jusqu’au dernier moment de ma vie, je me montre égal, supérieur à toutes les tâches dont il plaira à la providence de me charger. Je me sens si fier ! Que j’en sois toujours digne ! Je ne supporterais pas l’appréhension du moindre déclin dans ce qui m’a valu... Je ne veux pas lui donner de nom. De quoi vous parlé-je là quand mon cœur étouffe d’autre chose? Oui, c’est à dessein. Je cherche depuis que je vous ai quittée, tout ce que je puis avoir en mon âme de plus haut de plus ferme. Ce n’est que là que je puis trouver un peu de force. Je retrouverai assez tôt toute ma faiblesse. Que dis-je retrouver ? Elle est là ; je la sens et elle m’est plus chère que jamais. Here’s the place. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°31 Jeudi 31 3 h 1/2, du Val Richer.

Oui ceci est ma dernière réponse ; et à part le bonheur de vous voir qui est bien quelque chose, j’en suis charmé. Vous aimez mes lettres, me dites-vous. Vous êtes bien bonne. Je ne les aime pas moi. J’ai un grand défaut Madame. Je passe pour un homme raisonnable ; et je l’ai été, je le suis en effet avec tout le monde, dans le train habituel de la vie. Mais voici ma folie. Quand j’ai rencontré, quand j’ai goûté dans un coin, dans un seul coin, la perfection que Dieu laisse quelque fois tomber sur la terre la perfection de l’affection, de la vérité, de la liberté de l’intimité, de la confiance, de la conversation, de toutes choses enfin, petites ou grandes, je ne puis plus supporter que la moindre imperfection s’introduire que la moindre lacune se fasse sentir dans ce coin là. J’accepte l’insignifiance, le mensonge, tout le vide, l’incomplet, l’artificiel des relations humaines, et les formes et le langage qui conviennent à un fond si léger et si vain. Mais je me révolte, je souffre matériellement dans tous mes nerfs, quand les mêmes apparences, les mêmes réticences subsistent ou reparaissent dans une relation en elle-même vraie et parfaite. Par ma raison, je reconnais la nécessité et je lui obéis ; par ma folie, je proteste et j’enrage. J’agis, je parle aussi sagement, j’espère aussi convenablement qu’un autre ; mais en agissant, en parlant des pensées autres que celles qu’expriment mes actions assiègent mon esprit ; des paroles autres que celles que je prononce, errent sur mes lèvres. Et de jour en jour le sentiment de ce désaccord monte dans mon cœur ; et l’humeur me gagne ; et je prends tout ce que je dis, tout ce que j’écris, en mépris et en déplaisir. Qu’on se passe du Paradis quand on ne l’a pas ; il le faut bien ; mais l’avoir, l’avoir à soi, et y vivre, s’y promener du même air que sur cette pauvre terre au milieu de la pauvre foule qui la remplit, c’est intolérable.
J’irai vous voir Madame et je perdrai pendant quelques jours ce sentiment. Et puis je le retrouverai. Et puis je retournerai le perdre encore près de vous, et pour bien plus longtemps, l’espère. Et je prie Dieu de ne pas prendre mon humeur au pied de la lettre et de me laisser mon Paradis. J’y compte ; vous m’en avez répété dans le n° 31, et en termes ravissants, la ravissante promesse.

10 heures
Vous avez très bien fait de finir amicalement votre lettre à M. de Lieven. Ce n’est point faiblesse, Madame ; c’est droiture et bonté de cœur, c’est respect pour vous-même, pour vos souvenirs, pour un lien ancien et puissant. Vous devez à la supériorité même qui vous a, si souvent rendu cette relation difficile, de mettre de votre côté tous les bons procédés, toutes les bonnes paroles. Il faut que tout le monde soit dans son tort avec vous. J’espère beaucoup que votre lettre au Comte Orloff et son intervention auprès de M. de Lieven feront finir de triste ennui intérieur. J’en suis très préoccupé pour vous ; j’en suis choqué, j’en suis affligé. Tout cela est bien au dessous de vous, et pourtant cela vous atteint. Nous en reparlerons dimanche. J’ai bien des choses à vous dire à ce sujet. J’en ai infiniment à vous dire sur tous les sujets. Mais il y en a un qui prend tout le temps, et il en a bien le droit, car tout le temps ne lui suffit pas. J’ajourne tout à Dimanche excepté cet adieu toujours si doux, même à la veille de Dimanche. G.
Je serai chez vous à 1 heure et demie

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°36 Du Val-Richer, Jeudi 5 heures

Voilà la troisième fois aujourd’hui. Je m’étais promis ce matin d’attendre à demain. Mais j’en ai trop envie. Ma solitude me pèse trop. Je ne suis pas en train de résistance. Je suis fatiguée. J’ai voyagé cette nuit par un temps effroyable, la pluie, le vent, le froid, et une pauvre lune qui se débattait pour jeter au milieu de ce chaos un peu de lumière. Je ne me suis pas bien nettement aperçu de tout cela. Je rêvais, mais d’un rêve qui ne parvenait pas à l’illusion. Il faut de la foi en rêve comme dans la veille. Je crois que sans la regarder, sans y penser cette tourmente de l’atmosphère m’a troublé et dérangé au fond de cette voiture où j’étais pourtant bien seul, bien enfermé.
Le soleil est revenu depuis que je suis ici ; du soleil pour mes yeux, mais non pas pour mon âme. Il y a longtemps que je n’ai été à ce point en disposition triste et faible. On me croit beaucoup de force, et j’en ai. Mais la force ne supprime aucune de nos faiblesses. Elle les empêche Es, rien ne de gouverner notre conduite; voilà tout. Du reste je ne sais pourquoi j’appelle cela une faiblesse. Le vide est immense mais pas trop, pas plus que n’était le bonheur. Il est juste d’en sentir l’absence aussi vivement que la possession. Mes enfants, m’ont reçu avec transport. J’en ai été ému jusqu’à la reconnaissance. Je les aurais volontiers remerciés de leur joie. Je désire que vous les connaissiez. Mais vous ne les verrez jamais habituellement. C’est grand dommage. Ils vous aimeraient. Ils ont le cœur très prompt, très développé. Leur affection joyeuse, confiante, caressante, vous ferait du bien. Je voudrais vous voir entourée de sentiments doux, tendrement empressés. Je ne serais point jaloux de ce que vous y pourriez prendre de distraction même de plaisir.
Je vous trouve si seule de cœur ! Cela pèse sur le mien à toutes les heures du jour. Quand je ne suis pas là, vous êtes obligée de tout faire vous-même pour vous. Cependant si je devais perdre quelque chose la moindre chose à ce que vous trouveriez ailleurs aurais-je assez de vertu pour m’y résigner ? Je ne crois pas. Certainement non, je ne crois pas. Et me voudriez-vous cette vertu là ? J’espère bien que non. Imaginez qu’hier en arrivant à l’hôtel des poste pour monter en voiture, la première personne que j’aie aperçue dans la cour, c’est l’ambassadeur de Sardaigne qui venait embarquer, dans la malle poste de Turin, ce savant Prémontais qui a dîné avec nous mardi, et qu’il aime beaucoup. J’ai eu de cette rencontre, une joie d’enfant. Il me semblait qu’à côté de M. Brignole, j’entrevoyais une autre figure, seulement, il était entre elle et moi. C’était autrement mardi. J’aime mieux mardi.

Vendredi, 8 heures
J’ai beaucoup dormi. La pluie est ce matin plus épaisse que jamais. Je n’y ai pas regret. S’il faisait beau, il faudrait se promener, aller, venir être un peu en harmonie avec le soleil. Je resterai beaucoup dans mon cabinet. Mais j’y ai regret pour vous. Vous avez besoin d’air, de promenade moralement comme physiquement. Et puis soit santé, soit caractère, ces contrariétés-là vous atteignent plus que moi. En tout vous êtes sensible aux petites contrariétés. " Je suis un peu enfant gâté. " me disiez-vous l’autre jour. Il y a du vrai. Le cours de votre vie est pour beaucoup en cela. Vous avez été cruellement frappée, peu contrariée. Vos épreuves se sont passées dans la région haute. Au dessous dans celle des petits intérêts, et des petits plaisirs, vous avez eu, vous avez fait tout ce que vous avez voulu. Il en résulte quelques fois. Et vous entre la gravité si égale, si dédaigneuse de votre nature, et votre vivacité, votre susceptibilité sur des choses qui au fond ne vous font rien, et ne vous touchent qu’à la surface un contraste singulier pour qui ne vous connait pas. J’aime ce contraste. Il dit qui vous êtes, d’où vous venez, comment s’est passée votre vie. J’aime que le caractère les impressions, les habitudes, d’une personne, d’une femme surtout soient l’écho vrai, l’image vivante de sa destinée.
Il faut aux hommes plus d’indépendance de disponibilité ; il faut qu’ils soient plus prêts et moins sensibles à toutes choses. Restez comme vous êtes Madame, un peu enfant gâté dans le menu détail de la vie. Cela me plait, et je n’y perdrai rien. Vous voyez où j’aboutis toujours.

11 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Vous aimez que le dernier mot soit le plus tendre. Eh bien oui, ce sera le plus tendre, de beaucoup le plus tendre. Quelque mal que vous en disiez quelques fois, rien ne vaut adieu. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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38. Paris, vendredi 16 septembre 9 heures

Vous avez si bien raisonné sur la pauvreté de nos ressources, vous m’aviez si bien démontré la misère d’une lettre que j’ai presque lu sans plaisir celle qui est venu me trouver ce matin dans mon lit, & j’ai béni notre bonne invention qui nous vaut à moi du moins, un instant de transport & de bonheur. Voyez monsieur, ne raisonnez pas tant, ne me montrez pas ces tristes réalités. Quoi ? Vous créez la peine & vous prenez encore à tâche de me la bien définir, bien expliquer, de me montrer qu’il ne me reste pas un pauvre petit plaisir ! Savez-vous ce qui eut mieux valu ? C’était de me dire à quoi vous avez employé cette longue nuit ; si vous avez dormi, veillé, rêvé. Si vous avez eu froid ou chaud. Vous avez cent fois plus d’esprit que moi et dans ces cas-là je ne vous l’envoie pas, j’aime mieux ma bêtise.
Moi Monsieur, je ne disserte pas. Je pleure, oui je pleure ; cela me fait du bien, et puis je pense que j’aime à vous le dire, à vous rappeler nos jours, à les espérer encore, à vous raconter tous les petits incidents des moments passés sans vous, à vivre encore avec vous de cette manière. Est-ce que je vous fais de la peine Monsieur ? M’aimerez-vous moins si je vous ressemble si peu. Mais non, cela n’est pas possible. Tout ce que je pense vous le pensez. Je suis heureuse de le croire, d’en être sûre. Et bien je suis sûre que vous lisez tout ceci avec plaisir ; je voudrais égayer votre cœur, en lui donner que de la joie, je suis si bien que c’est là tout mon vœu, Il me semble presque que c’est mon devoir. Vous me donnez tant de bonheur, je voudrais embellir votre vie. Je le fais n’est-ce pas ? Vous êtes content de moi. Monsieur, comment suis-je arrivée à vous dire tout cela ? Je ne le sais plus ce que je sais c’est que je vous aime, je vous aime ! Et je m’occupe du 25, & jusque là je veux que vous me disiez tout ce que vous faites. J’aime les détails, j’aime à vivre avec vous dans votre intérieur.
Voyons ma journée hier. J’ai marché avant mon lunchon sous les arcades ; à 2 heures j’ai vu le comte Frédéric Pahlen frère de l’ambassadeur après lui, le prince Paul de Wirtemberg, qui est plein d’espoir que le mariage ne se fera pas. Après encore la petite princesse, que j’ai ramenée chez elle. Le bois de Boulogne ensuite, notre allée et d’autres où j’ai marché.
En revenant je suis allée chercher un piano. J’ai lu avant mon dîner ; je me suis reposée après, et j’ai passé ma soirée entre la petite princesse & mon ambassadeur. Nous avons dit des bêtises. Je me suis levée pour aller chercher La lune à dix-heures. Elle n’y était pas. Il y avait de vilains nuages noirs entre vous et moi. J’ai repris tristement ma place ; à onze heures 1/2 je me suis couchée. J’ai pris la lettre sans N° avec moi, j’ai bien dormi, et le voici il me semble qu’il est impossible de vous ennuyer plus complètement que je ne le fais. Aujourd’hui sera comme hier et vous le saurez encore.
J’ai eu une longue lettre de lady Cowper. Jamais il n’a été question de M. Stöckmar. Il est parfaitement décidé que la Reine n’aura pas de private secretary, et jamais ce n’eut pu être un étranger. Elle expédie les affaires avec ses Ministres. dans toute communication écrite avec eux, c’est elle seule qui ouvre & ferme, les boites, et dans les affaires moins secrètes elle se fait aider par son private purse; espèce de secrétaire subalterne, & Miss Davis une de ses filles d’honneur. L’arrivée de Léopold a fait du bien dans le ménage. La Duchesse de Kent porte un visage moins sombre ; il lui a démontré l’inutilité de sa mauvaise humeur. La petite reine est fort gaie, fort contente, & en fort grande amitié avec sa tante la reine des Belges.
1 heure. Je rentre d’une longue promenade à pied. Il fait horriblement, sale mais il me faut de l’exercice. Il me semble que la guerre civile est terminée en Portugal, & très pitoyablement pour les Chartistes. Adieu Monsieur si vous me dites encore que les mots sont des bêtises & que les mots écrits sont plus bêtes encore ? Savez-vous comment je vous répondrai ? par une lettre de quatre pages où il y aura adieu adieu & rien que cela bien serré, oui bien serré bien long.
Adieu car je vous dis trop de bêtises, adieu donc. J’avais déjà fermé ma lettre, apposé le sceau. J’ai voulu relire la lettre que vous m’avez remise de la main à la main. Ah quelle lettre ; qu’elle me fait frémir de joie. Il ne faut pas, que je la lise trop souvent, mais j’y reviendrai, une fois le jour, c’est permis, c’est possible. Je n’y manquerai pas jusqu’au 25. Ne dites pas que les paroles c’est peu de chose. Ces paroles sont tout. Que je les aime ! Monsieur vous voyez bien que d’adieu en adieu, il faudra bien que vous arriviez jusqu’à celui-ci. Adieu

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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48. Lundi le 25 Septembre
10 heures

Je l’ai parfaitement prévu, pensé sans vous le dire, que les amis s’inquiéteraient, & vous tourmenteraient encore plus que les ennemis. Vous ne m’apprenez, donc rien de nouveau. J’avais l’instinct de cela de mille autres choses quand je vous disais, il y a trois semaines je crois que notre bon temps était passé. Soyez en sûr ces huit jours de parfaite liberté ne peuvent plus renaître. Mais que de tristes réflexions à faire pour moi ! Savez-vous bien où tout cela peut mener ? Nous ne sommes qu’au début de tracasseries interminables, et croyez-vous que l’Empereur permette, puisse permettre que mon nom se trouve mêlé à des intrigues françaises puis-je m’y exposer moi-même quel air cela a-t-il ?
Dans mon pays Monsieur je suis une très grande dame, la première dame par mon rang, par ma place au Palais et plus encore, parce que je suis la seule dame de l’Empire qui soit comptée comme vivant dans la familiarité de l’Emp. & de l’Impératrice. J’appartiens à la famille voilà ma position sociale à Pétersbourg, et voilà pourquoi la colère de l’Empereur est si grande de voir le pays de révolution honoré de ma présence. Monsieur ne riez pas quoique j’en ai grande envie, c’est du grand sérieux. Avec des idées pareilles imaginez ce qu’il va dire quand lui arriveront les commérages, les petits journaux, les grands peut-être, que sais-je, des tracasseries politiques, et vous Monsieur emmènerez-vous un auditoire pour voir, entendre, ce qui se fait, ce qui se dit dans mon cabinet vert ? Persuaderez-vous des amis méfiants, des ennemies acharnés ? Vous me faites sortir Monsieur d’une position qui était devenue bonne qui serait devenue meilleure. Je suis toujours restée au courant des affaires de l’Europe.
Je n’ai jamais connu les intrigues de partis en France que pour en rire. Je n’ai pas pris plus d’intérêt à un homme politique qu’à un autre. Voilà ce qui était bien, ce qui faisait pour moi, de ce qui se passe ici, un spectacle animé curieux mais rien qu’un spectacle dont je jouissais avec ma petite société en pleine innocence, & pleine insouciance. Déjà cette position commence à s’altérer, je le vois à la mine de la petite diplomatie de petite espèces. Elle est encore un peu ahurie, et je ne manque aucune occasion de la dérouter. Je poursuivais dans cette intention mais cela me réussira-t-il ? Je vous ai montré pour mon compte le très mauvais côté de ma position actuelle. J’ai été chercher le pire parce qu’en fait de mal, j’aime à échapper aux surprises, je veux vous dire cependant que je ne m’agite pas, je ne m’inquiète pas plus qu’il en faut. Je compte un peu sur mon savoir-faire, infiniment sur mon innocence. Nous verrons comment cela pourra aller.
Mais arrivons enfin à ce qui nous importe à nous. Quand vous reverrai- je? Je vous ai écrit une triste lettre hier, n’était-elle pas même un peu brutale Je me sais jamais ce que j’ai écrit, mais j’ai toujours souvenance de l’impression sous laquelle j’ai écrit. Cette impression était bien mauvaise. Elle n’est guère meilleure aujourd’hui. J’ai un chagrin profond. Vous ne sauriez croire tout ce que j’essaye pour me distraire. Ne vous fâchez pas je cherche à me distraire de vous car lorsque je me livre à vous dans ma pensée je me sens toujours prête à fondre en larmes. Je me puis pas vivre comme cela, je ne puis pas me bien porter, vous voulez que je me porte bien. Mais que faire, qu’imaginer ?
Je lis un peu. Je me promène plus longtemps que de coutume. Le soir je quitte ma place, je fais de la musique je dis des bêtises. Enfin je ne me ressemble pas. Hier au soir si vous étiez entré vous ne vous seriez pas reconnu chez moi. Marie occupant mon coin, ce coin encombré de gravures, et garni, par M. Caraffa, dont les yeux noirs trouvent, les yeux bleus de Marie fort beaux. M. Durazzo M. Henage je ne sais quel jeune anglais encore. Moi au piano avec toute la Sardaigne qui chantait on me rappelait des morceaux de Bellini, Adair quelques autres je ne sais plus qui. Le piano est devant une glace. J’y voyais la porte, & je me suis dit vingt fois, cent fois " S’il entrait ! " Et je voyais dans la glace que mes yeux prenaient une autre expression.
En vérité Monsieur je ne conçois pas comment je pourrai aller longtemps comme cela et je frissonne en vous disant cela. Madame de Castellane est venue chez moi hier matin, et en m’attendant nullement à l’objet de cette visite ; elle m’a fort adroitement amenée à ne pas pouvoir lui refuser d’aller dîner chez elle un jour. Cela ne me plait pas cependant. J’ai choisi jeudi. Pendant qu’elle était là je reçu un billet de M. Molé. Un billet de phrases galantes, qui ne demandait pas de réponse. Tout cela veut-il couvrir les pêchés passés, ou servir de masque à de nouveaux ? Ah, j’ai le Temps sur le cœur.
2 heures. Je viens d’écrire une bonne et forte lettre à M. de Lieven. Je crois que vous en sériez très content. Je ne comprends pas ce qu’il pourra y répondre. Mon fils qui est auprès de lui me mande qu’il est comme fou sur le chapitre de mon séjour ici, et qu’il n’y a pas moyen de placer un mot en ma faveur. C’est une vraie démence. Que de tracas de tous les côtés, que des images qui s’amoncellent ! Et les compensations en bonheur que j’ai trouvées, que le ciel a mis sur ma route quand reluira-t-il pour moi ?
M. de Broglie va revenir pour les couches de sa fille. Cela ne peut-il pas faire un petit prétexte ! Mais par dessus tout la santé de votre mère ? L’air n’est-il pas plus froid en Normandie ? Les cheminées ferment ici elle serait mieux. Pourquoi ne pas établir d’avance qu’il faut rentrer plutôt en ville. Vous n’avez pas d’habitudes sur ce chapitre, car vous n’êtes établi chez vous à la campagne que depuis cette année. Et mon dieu que me sert de vous fournir toutes ces raisons, si elles ne vous viennent pas à l’esprit, si elles ne vous viennent pas au cœur (Oh la mauvaise parole).
Je ne pense pas ce que je vous dis, mais permettez-moi d’être triste, extrêmement triste, & de le rester tant que vous ne m’aurez pas fourni une date. Le 25 aujourd’hui m’a fait mal. J’y avais tant compté. Ce salon ce cabinet que je regardais avec tant de complaisance en pensant au 25, auxquels je trouvais un air si gai, si charmant, il me font un effet désagréable aujour’’hui en y entrant j’avais envie de fermer les yeux. Demain je dîne chez Pozzo, j’avais dit d’avance que je ne serais pas chez moi le soir. Je pensais que le 26 vous en revenant de la noce & moi du dîner nous passerions notre soirée dans mon cabinet ; que vous prendriez du thé à la petite table. Je pensais à de si jolies pensées. Cela fait mal aujourd’hui. Adieu Monsieur, adieu, comme toujours plus que jamais adieu.
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