Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°20. Jeudi 10 4 heures

Non Dearest vous ne rêvez point. Je l’espère bien. Qui perdrait plus que moi au réveil ? Que vous êtes aimable! Ce n’est point à St Ouen que m’a femme s’occupait de charité. Je n’avais point le Val-Richer alors. Je l’ai acheté l’année dernière. C’est à Paris, d’ans le faubourg St Honoré, où elle s’était chargée des pauvres d’un côté de la rue de la Madeleine et où pendant le choléra elle les soignés si bien que de ses pauvres, il ne mourut qu’une vieille femme de 32 ans. Ici, il y a peu de charités à faire. Les moindres paysans possèdent et cultivent quelques champs qui leur suffisent. Ils sont assez fiers d’ailleurs, et tiennent à ne rien recevoir. L’école; qui n’est pas mauvaise est située dans un village voisin où les enfants se rendent ; en hiver surtout ,car pendant l’été ils sont occupés aux travaux de la campagne. Le cottage dont je vous ai parlé appartient à un habitant de là commune qui l’a prêté au curé jusqu’à ce qu’un presbytère soit construit. C’est de ce presbytère que nous avons besoin, et c’est là que vous m’aiderez puisque vous le voulez. Nous en causerons quand je vous verrai. Car je vous verrai, J’ai mon jour devant moi ; j’y marche.
Si je pouvais presser le temps comme l’aiguille de ma pendule ! Il faut que j’en convienne. Dieu à bien fait de ne pas nous laisser régler l’allure du temps. Comme nous la précipiterions tantôt pour fuir la douleur tantôt pour arriver à la joie ! Employez bien du moins toutes vos journées d’ici au 18. Reposez-vous calmez vous, promenez-vous, fortifiez-vous. Je répète toujours la même chose. Comment faire autrement quand il n’y en a qu’une ?
Vous voulez savoir comment ma journée à moi, est réglée, quelles sont mes habitudes. Les voici. Je me lève entre 7 et 8 heures. Je vais voir ce que font mes ouvriers, car j’en ai encore. Je me promène un moment. J’entre chez ma mère, chez mes enfants. Il sont encore aux bains de mer pour tout ce mois. Remonté dans mon cabinet j’écris mes lettres ; j’attends la poste. Je l’attends toujours même quand elle arrive plutôt que je ne dois l’attendre. La poste venue, je me donne plein loisir, pleine liberté jusqu’au déjeuner; je lis, je relis, je marche, je m’assieds, je rêve, c’est mon moment de plus grande complaisance pour moi-même.
Nous déjeunons à 11 heures. Après le déjeuner, on passe une demi-heure, une heure ensemble dans le salon ou dans le jardin. Vrai jardin de curé encore je ne me suis ruiné cette année que dans la maison, je me ruinerai l’année prochaine au dehors, à faire un jardin. J’ai du gazon, des arbres, de l’eau qui court de l’eau qui dort, du mouvement de terrain, des points de vue. L’espace est petit ; cinq ou six arpents seulement ; mais les près et les bois l’entourent et l’étendent indéfiniment. Je ferai quelque chose de gracieux au milieu d’une solitude assez sauvage.
Vers une heure tout le monde est rentré chez soi. Mes filles viennent dans mon cabinet, lire avec moi de l’anglais, et causer. Je crois à la conversation, surtout quand elle est affectueuse quand un peu d’émotion se lie aux idées, et les fait pénétrer plus avant que dans l’intelligence seule. Ma fille aînée, elle a huit ans, aime passionnément la conversation, & la sienne en est presque déjà une pour moi.
Il y a quelques jours à Trouville, j’étais préoccupé, triste. Je ne sais plus de quoi. Elle était là; elle vint tout à coup se jeter dans mes bras en me disant tout bas et toute rouge; « Mon père, à quel age aurai-je toute la confiance ? Elle appartient à la petite armée des natures d’élite. Mes filles parties, je m’occupe, je lis, j’écris. Je reçois qui vient. Nous dînons à 6 heures.
Après dîner, on se promène on on reste ensemble ou seuls, chacun à son gré. Je protège la liberté des autres pour garder la mienne. Le soir, quand il n’y a point d’étranger on se réunit dans la chambre de ma mère, à qui cela est plus commode. Je fais une lecture, pour l’amusement de mes enfants, un romans de Walter-Scott, un voyage. Ils vont se coucher à 9 heures ; et avant 10 heures, je rentre chez moi; j’ouvre mes fenêtres. Le ciel est souvent beau. Le calme profond : la lune éclaire et endort toute ma vallée. C’est mon heure à moi. Prenez-la, Madame ; mettez-y ce que vous voudrez ; à coup sûr, je l’y mettrai ; je l’y ai déjà mis.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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33. Mercredi 30 août 3 heures

J’ai écrit bien des lettres. Vous me l’ordonniez ce matin. Mais il me parait impossible de quitter ma table sans en commencer une pour vous. Je viens de relire, et de faire plus que cela, vingt fois au moins, votre lettre. Elle est là devant moi et moi je suis à côté d’une place vide aujourd’hui, & que personne n’a occupée que moi depuis Vendredi. J’ai toujours les yeux tournés à gauche, & il me semble cependant que mon cœur doit tourner à droite pour aller vous chercher chacun fait son exercice & son devoir ; qu’ils seront à l’aise, occupés, reposés, ravis dimanche ! Monsieur croyez vous que dimanche arrive ? Vous êtes en route dans ce moment. Il me parait que vous devez dîner au Val Richer. Je voudrais vous y savoir de retour. Ce petit voyage, qui sait, vous aurez été exposé, l’air de la mer est vif, n’allez pas tomber malade, je ne resterais pas à Paris.

Jeudi 31. 9 heures
Je viens de faire un acte de vertu. J’étais au bas de l’escalier lorsqu’on me remet votre lettre. Je l’ai prise avec moi, elle est restée intacte pendant que j’ai fait le tout des Tuileries. Je la tenais bien serrée dans ma main enfin je ne l’ai ouverte qu’en rentrant. Quel bon régime ! Tous les matins une longue promenade, en rentrant une lettre. Il y a un régime plus doux que celui-là. Je ne puis pas dire meilleur comme santé, mais c’est égal. Je suis meux, je ne serai plus si faible.
M. de Noailles vint me voir hier matin, il me prit de le mener à Passy. Arrivés là Mad. Récamier ne le reçut pas ce qui me valut son bras pour ma promenade au bois de Boulogne. Nous causâmes de tout, la vicomtesse de Noailles est de retour d’Allemagne. Elle a vu l’ancienne famille royale. Elle dit de M. le duc de Bordeaux qu’il a un beau visage, mauvaise. Tournure, point de grâce, & qu’il est malhabillé. Elle trouve qu’il est plus retardé que développé pour son âge. Sa conversation se ressent de l’habitude de vieilles gens. Mademoiselle est charmante. Le duc & la duchesse d’Angouleme se font appeler roi et reine. Voilà le bulletin de Kirchberg.
Je fis mon diner hier plus tard que de coutume. Après, je marchai un peu avec Marie. Il fit trop froid pour la voiture ouverte.Je passais ma soirée entre M. de Noailles & Pozzo, beaucoup de haute politique, un peu dans le passé, beaucoup dans l’avenir. Eh bien, Monsieur, je m’ennuyai, je baillai, qu’est-ce que c’est ? Je ne puis plus causer avec personne. Vous m’avez trop envahie ; je vous ai trop donné tout, mon esprit comme un cœur. Je vous ai trop écouté. Je ne sais plus écouter personne. Et puis après ces huit jours, les plus beaux de ma vie ; vous me quittez ! Moi qui hais la solitude, je crois qu’aujourd’hui je m’en accomoderais mieux que de la causerie qui ressemble si peu à la vôtre. Je crois encore que dans le choix. J’aimerais mieux le tout petit bavardage dont vous n’approchez jamais, que ces entretiens qui cherchent à se rapprocher de vous sans jamais y atteindre. Pozzo a bien de l’esprit cependant, mais je le trouve quelques fois décousu. A propos, rien ne l’embarrasse comme lorsqu’on lui fait des questions sur l’Angleterre en ma présence. Il a un peu le sentiment que je pourrais y répondre aussi bien que lui, il n’aime pas cela. M. de Noailles en fit la remarque hier après qu’il nous eut quittés.
Il y a dans votre lettre ce matin un mot qui m’a paru fort comme "Qu’on a d’esprit dans le cœur." ! & je me suis mise à penser, repenser où je l’avais entendu qui me l’avait dit. Après. beaucoup de recherche dans ma mémoire j’ai trouvé que personne ne me l’avait dit mais que moi je l’avais écrit un jour à M. de Metternich, & voici pourquoi je m’en souviens, c’est qu’il me fit sur ce mot six pages d’écriture qui m’ennuyèrent à la mort, & qui me firent un peu regretter l’esprit que je venais de mettre dans mon cœur. Le cœur y perdit bien aussi quelque chose, car il ne faut pas m’ennuyer. N’ayez pas peur Monsieur je ne vous ennuierai pas. J’aime ce que vous me dites. J’ai regret de l’avoir pensé pour un autre que vous, mais vous le voyez. Cela n’a pas été long mon Dieu que j’aime à vous dire tout, tout. Mais il faut que vous soyez là auprès de moi, tout près. Qu’il y a loin encore jusqu’au moment où vous y serez. Que je vous remercie Monsieur, de tout vos arrangements de tous vos calculs pour les lettres.
Vous me soignez comme un enfant, comme un enfant malade, un enfant qu’on aime. Ce sera toujours comme cela n’est-ce pas ? Cela me donne même l’envie d’être toujours un peu malade. Voulez-vous avoir du style anglais, bien anglais, voici lady Granville. Je ne sais si elle vous divertirait comme moi ; mais elle a tellement le privilège de me divertir que tout ce qui me vient d’elle m’amuse. Midi. Je viens de parcourir les journaux. Comment le duc d’Orléans part pour l’Afrique ! Et Compiègne donc ? Mais cela ne nous dérangera pas n’est-ce pas ? Dites le moi bien vite, non vous n’aurez plus le temps par lettre, vous viendrez me le dire, oui oui vous viendrez. Adieu vingt fois mille fois adieu, & d’une si douce façon. Adieu. Je reçois dans ce moment un billet de M. Molé qui me dit qu’il y a un peu de choléra à Paris. Venez donc me dire ce que j’ai à faire. J’ai peur. Quand vous serez près de moi je n’aurai plus peur. Venez-je vous en prie. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°30 Trouville Mercredi 30 août

Vous n’aurez qu’un mot, absolument qu’un mot. Je n’ai ici ni temps, ni papier, ni plume ni encre. Je ne trouve dans la maison que ce vieux chiffon de papier rose, pas mal ridicule à vous envoyer. Mais peu importe. Nous partons dans deux heures.
J’ai trouvé mes filles à merveille, grandies, engraissées et d’une vivacité charmante. Mon petit Guillaume est un peu enrhumé. Le temps est très mauvais, grande pluie, grand vent, la marée monte en ce momenl avec une rapidité et une force admirable. Elle fait presque autant de bruit que mes deux filles, qui sautent, rient, crient autour de moi pendant que j’écris, et voudraient bien voir ce que j’écris. J’ai pris à Lisieux votre n° 30. Je prendrai aujourd’hui le 31, tous aussi doux à recevoir, à lire, à relire. Il n’y a pas moyen d’écrire. Voilà Mad. de Meulan, et ma mère qui entrent. Adieu. Adieu, un bon et vrai adieu, mais jamais de dernier. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°40 Lundi 18 5 heures et demie

Oui, moi aussi j’ai bien souvent regardé au Ciel. Mais pourquoi dites vous encore aujourd’hui : " C’est affreux, c’est horrible d’être restée sur cette terre " ! Est-ce d’un tort ou d’un malheur que vous voulez parler ? Dearest, cette phrase me pèse sur le cœur. Et pourtant Dieu sait s’il y a dans vos douleurs, dans vos regrets ; quelque chose que je ne connaisse pas, que je ne sente pas comme vous, avec vous, pour moi, pour vous ! Vous m’aviez inspiré par là, avant, bien avant le 15 juin avant ce fatal 15 février, qui m’a frappé du même coup, vous m’aviez inspiré un intérêt bien vif, un intérêt mêlé d’attrait et de respect. Je ne regardais jamais sans attendrissement votre deuil immobile, vos yeux qui se détournaient ou s’abaissaient sans cesse pour cacher ou retenir des larmes. Et depuis ! .... Depuis, il y a eu le 15 Février et le 15 juin. J’ai droit sur vous, Madame. J’ai droit que sans rien oublier de vos regrets, sans rien ôter à ces créatures chéries qui vous ont quittée, vous ne disiez plus qu’il est horrible d’être restée sur cette terre. Que dirais-je donc, moi ? N’ai-je pas perdu ce que vous avez perdu ? N’avez-vous pas reçu de moi ce que j’ai reçu de vous ? Ne nous sommes nous pas, tous deux en deuil, tous deux le cœur bien malade, ne nous sommes-nous pas tendu la main avec consolation, avec espérance? Je doutais moi ; j’hésitais. Je ne doute plus. Vous ne m’avez pas ôté mon mal vous ne m’avez pas rendu ce que Dieu m’a retiré. Mais vous m’avez donné un bien immense. Vous avez fait que dans cette balance si incertaine de biens et de maux qui s’appelle la vie, le bon bassin s’est trouvé de nouveau rempli, rempli d’un trésor. Dites-moi aussi cela de vous, Madame. Je le sais, je le crois, j’en suis sûr. Mais dites, redites le moi.

Mardi 7 h. 1/2
Vous voudriez regarder tout un jour dans le Val Richer. Voici un miroir très fidèle où vous verrez tout le jour d’hier, tous les événements, tous les acteurs Il est sept heures. Je suis encore dans mon lit, dans ma petite chambre, après mon cabinet à l’extrémité nord de la galerie. Je n’entends rien, excepté les vaches du fermier qui mugissent en allant paître. Je me lève. Je passe dans mon Cabinet. J’allume moi-même mon feu. Je vous écris. Nous sommes seuls, parfaitement seuls, point de bruit, point de mouvement, ma porte bien fermée. Un peu après huit heures, je l’ouvre. Mon valet de Chambre m’apporte des Eaux Bonnes. J’en bois un grand verre. Je sors à l’autre bout de la galerie, mes enfants, qui ont épié le moment où l’on entrait chez moi, accourent en sautant, criant ; Henriette crie un peu moins fort. Guillaume a un son de voix charmant qu’il défigure affreusement pour étouffer la voix de ses sœurs. Avec eux, je dis bonjour en passant à Mad. de Meulan dont la chambre est la première de ce côté de la galerie. Je vais chez ma mère. J’y passe un quart d’heure. Mes enfants déjeunent dans deux chambres, à côté ; une grande soupe que Mad. de Meulan partage avec eux. Je rentre dans mon cabinet. Je bois un second verre d’Eaux-Bonnes. Je me promène quelques moments dans la galerie, regardant mes livres, mes gravures, arrangement nouveau, encore incomplet, et qui m’amuse. Je rentre décidément. Je fais ma toilette. J’écris des lettres. J’attends la vôtre. Vous ne savez pas, personne n’a jamais su comment j’attends, à quel degré d’impatience intérieure je puis arriver. Pendant que j’attends, tout le monde s’occupe. Mlle Chabaud, cette amie de ma mère dont je vous ai parlé, donne à mes filles une leçon d’anglais. Ma mère fait lire Guillaume. Après leur prière, faite ensemble chez leur grand-mère, mes filles apprennent par cœur des vers français, des dialogues anglais, un peu d’histoire et de géographie. Mad. de Meulan travaille dans sa Chambre, fait de la tapisserie, colle des gravures, coupe et prépare du linge à coudre par me filles et par les femmes, le tout pour le Val Richer. Je suis descendu deux fois pour voir si la poste arrivait. Elle arrive enfin. On m’apporte le paquet dans mon Cabinet. J’y prends mes lettres c’est-à-dire ma lettre. J’envoie à chacun les siennes. Je ferme m’a porte. Je lis, je relis. J’achève et je cachette ma lettre. La poste s’en va.
Il est onze heures. Le déjeuner sonne. Nous descendons tous, moi donnant le bras à ma mère, mes enfants avec des cris de joie. Ils sont très bruyants. A table ils parlent, parlent. Je les arrête un peu. Je dis à Henriette : « Sais-tu que Mad. de Lieven a deviné que tu étais très bavarde ? Elle me regarde, sa physionomie s’altère un peu, bien peu, des larmes tombent sur le petit visage gai, serein, qui ne se décompose jamais. Mais le sont bien des larmes. Elle est affligée, offensée que vous la croyiez bavarde. Je l’appelle. Elle vient à moi. Je la console Je lui dis que je vous ai souvent parlé d’elle, que vous avez bonne opinion d’elle. Elle est consolée et retourne en riant à sa place. Le déjeuner finit. Le temps est passable. Nous allons, nous promener, c’est-à-dire errer ensemble dans le jardin, dans le potager, le long des haies, autour de la pièce d’eau. Mes enfants cueillent des noisettes, ramassent les pommes tombées ! Je cours avec eux sur les gazons car nos près normands sont de vrai gazons de jardin. Guillaume tombe, roule, se plaint, grogne, recommence. On se moque de lui. Il est sensible à la douleur et facile aux larmes. On lui en fait honte. Presque une heure se passe ainsi. Pour me promener loin dans les bois, faire une vraie course, j’aime à être seul ou mieux que seul. La promenade en troupe à la file sans recueillement et sans intimité ne me plaît pas. Je l’évite quand je le puis sans être trop maussade. Nous rentrons. Je place, avec Mad. de Meulan, deux gravures de plus dans la galerie, une belle Ste Famille de M. Ingres et une Lecture de Virgile à Auguste. Nous aurons fait nous-mêmes tout cet arrangement. Les ouvriers d’ici manquent de goût et de patience. Et cela remplit le temps qu’on passe ensemble. Je me rétablis dons mon Cabinet. Je relis plus d’une fois. Je ne compte pas mes plaisirs. Je travaille Je voudrais dire quelque part avec quelque détail ce que je pense de l’état démocratique de la société parmi nous. Je commence à l’écrire. Chacun s’occupe chez soi. Mes filles viennent me voir deux ou trois. fois dans la matinée. Nous causons, un peu d’anglais. un peu d’arithmétique. Un ouvrier me dérange. Il vient poser dans ma chambre un devant de cheminée. Du froid me venait par là. Il ne m’en est plus venu cette nuit. Mad. de Meulan est le grand surveillant, le grand directeur des ouvriers. Ils ont pour elle beaucoup de considération beaucoup plus que pour moi.
Il est six heures un quart. On sonne le dîner. Point d’incident à table. Nous remontons chez ma mère. Grande récréation. On se décide pour le bal. Mes deux filles s’établissent sur des chaises, dans l’embrasure de la fenêtre. Guillaume va leur dire tour à tour : " Mademoiselle voulez-vous me faire l’honneur de danser avec moi la contredanse prochaine ? " La contredanse commence à deux, par un galop. J’interviens. A quatre, on va. Je ne puis venir à bout de leur apprendre à faire la chaîne anglaise. Je me retire du bal. Il finit. On regarde, on arrange de petits plâtres moulés sur des médailles des pierres antiques, et qui doivent prendre place dans des cadres noirs, aux deux bouts de la galerie. Il est neuf heures et demie. Mes enfants vont se coucher. A dix heures, je pars aussi. Je rentre chez moi. Hier, j’étais un peu las. Je me suis couché. J’ai lu une demi-heure dans mon lit, un récit de l’expédition Anglaise de l’Inde en Egypte, en 1800, par un homme de mes amis, M. de Noé, qui servait alors dans le 10e régiment de ligne anglais envoyé contre Tippoo Saïb. Son récit m’endort. J’ai bien dormi.
A quatre heures, j’ai été éveillé. J’ai rêvé éveillé, une demi-heure, si doucement ! Et je vous écris. Est-ce assez complet, assez exact ? Je vous garantis que vous avez tout sauf la présence réelle. Adieu. Un adieu provisoire. Je vais faire ma toilette, en attendant la poste. Il est déjà 9 heures et demie.
10 heures 1/2
Comment avez-vous si chaud ? Ici il pleut toujours. Mais n’importe. Appuyez-vous, sur moi. Je vous soutiendrai longtemps, aussi longtemps que vous voudrez, que vous permettrez adieu. Le véritable adieu. Ils le sont tous. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 44 Vendredi 5 heures

Savez-vous que je n’ai pas seulement des ennemis, mais aussi des amis qui s’occupent beaucoup de mes fréquentes visites, de nos longues conversations, et qui s’en inquiètent un peu ! Ils se disent entre eux que certainement il y a de la politique là dessous, de votre part, comme de la mienne, de ma part comme de la vôtre. Nous sommes l’un et l’autre spirituels, habiles ; nous avons l’un et l’autre pris part, et point renoncé sans doute aux affaires de ce monde. Est-ce que je me disposerais à changer de politique à devenir russe au lieu d’anglais à ressusciter la sainte au lieu de la quadruple Alliance ?
Il faut que j’y prenne bien garde. J’ai besoin de ménager les sentiments, les habitudes, les préjugés de mon pays que j’ai déjà heurtés plus d’une fois, bien qu’avec raison, pour l’administration intérieure. Et puis, quand j’entre dans une relation politique importante, significative, je devrais en parler à mes amis politiques, leur dire ce que je veux, ce que je fais, les tenir au courant enfin, car leur cause est la mienne ; nos intérêts, nos destinées sont les mêmes. Ils me sont ; ils me seront très fidèles. Ils voudraient bien être toujours instruits. Cela se dit très doucement très affectueusement. Cela me revient indirectement. J’y réponds et j’y répondrai très simplement souriant un peu, disant de vous un peu de ce que j’en pense, rassurant mes amis sur la fixité de ma politique comme sur l’étendue de ma confiance en eux et gardant bien du reste ma liberté, que je n’ai jamais livrée. J’admire toujours à quel point les hommes, même des hommes distingués, prônent le côté petit et tortueux des choses, au lieu du côté simple et grand et à force de chercher finesse, s’en vont à cent lieues de la vérité.

Samedi matin, 6 heures
Je me lève. Voilà une heure et demie que j’essaie en vain de me rendormir. On dit que la faim empêche de dormir. J’ai faim. Vous me parlez du bonheur qui me reste et m’entoure. Vous me dîtes que j’en sais jouir. Vous avez raison. Je n’ai jamais dans mes plus cruels moments, méconnu le prix de ce qui me restait. Je ne m’y suis jamais senti indifférent. Je ne me suis jamais permis de me dire à moi-même que j’y pouvais être indifférant. Je me serais cru coupable envers Dieu, plus coupable envers ces créatures qui m’aiment, m’aiment beaucoup, & qui ont droit non seulement que je les aime, mais que je me trouve heureux de ce quelles m’aiment. L’affection veut donner du bonheur, et souffre et s’offense quand elle n’en donne pas. Je sais tout cela. Bien plus, je le sens ; et naturellement, sans effort, je jouis en effet de l’affection de mes enfants, de ma mère, de mes amis ; et je leur montre que j’en jouis, et j’espère qu’ils le croient, j’en suis sûr.
Mais laissez- moi, Madame, être avec vous parfaitement sincère, c’est-à-dire vous montrer toute mon âme. C’est en cela, pour moi, que la parfaite, sincérité consiste. Aux autres, je ne mens point, mais je ne dis pas tout. Ces relations, ces affections, ces joies qui me restent, en même temps que je les ai toujours senties, je ne me suis jamais donné, je n’ai jamais pu me donner le change à moi-même sur leur importance pour moi, sur leur place en moi. Je ne voudrais pas même en vous parlant à vous seule, même avec la certitude que nul autre ne verra jamais ce que je vous dis, je ne voudrais pas dire un mot qui fût injuste qui fût offensant pour ces sentiments et ces bonheurs là. Mais il ne leur est pas donné de pénétrer jusqu’au fond de mon âme, de remplir ma vie, d’être mon âme et ma vie. Ils animent, ils embellissent la région où ils se passent, mais cette région est pour moi celle du monde extérieur et non pas la mienne propre ; c’est une région où je me promène, et non pas cette où j’habite.
Voltaire fait quelque part dans La Henriade, je crois la description du système céleste, de toutes les planètes, de tous les astres, de leur hiérarchie, de leur immensité. Il les nomme, il les compte, les compte encore ne parvint pas à les épuiser. Au dessus, au delà de ceux qu’il a nommés, qu’il a comptés.

Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin.
Par delà tous les lieux, le Dieu des lieux réside.

Pardonnez-moi la pompe de cette image. C’est la seule où je reconnaisse vraiment la disposition de mon âme, et ce qui s’y passe. On peut me parler d’une foule de liens, d’affections, de jouissances ; on peut en décrire la force et la douceur. Je le reconnaîtrai, je le sentirai avec ceux qui le diront. Mais par delà tous ces lieux, le Dieu des lieux réside. Et ce n’est point là pour moi, Madame une volonté un parti pris, pas plus qu’une impression de jeunesse une fantaisie d’imagination. C’est le fait, le fait pur et simple, le fait constant pour moi, en moi soit que je l’ai possédé, soit qu’il m’aie manqué un seul sentiment, un seul bonheur, a toujours été pour moi le Dieu des lieux. Je vous le disais avant le 15 Juin, et vous ne vouliez pas me croire. Je vous le redis aujourd’hui. Croyez-moi ; et ne me parlez d’aucune compensation ; et gardons ensemble nos regrets, nos regrets justes & sacrés. Et soyez bien sûre que je sens comme vous les vôtres ; bien sûre que je donnerais je ne sais pas quoi pour vous voir entourée des joies qui me restent. Mais ne mettons rien, joies ou regrets, à côté de ce qui est au delà, et au dessus de tout. Ah, que ne passons-nous notre vie ensemble ! Ce que je vous dis là, je vous le ferai voir.

4 heures Votre lettre m’arrive tard. J’ai là M. Duvergier de Hauranne, dans mon cabinet. La cloche du déjeuner sonne. J’aurais tant de choses à vous dire ! Une seule, une seule aujourd’hui. Au nom de Dieu, ne soyez pas malade. J’ai besoin de votre santé comme de... Adieu. Adieu. Un adieu sans pareil, si cela se peut. G.
Ma mère est un peu mieux ce matin.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°43 Vendredi 22. 7 h. 1/2

Je me réveille bien triste. Je l’étais hier au soir. Je le serai souvent. Hier en vous écrivant, j’étais surtout préoccupé d’une injustice possible de votre part. Aujourd’hui, je le suis bien plus du chagrin même. M. Duvergnier de Hauranne est arrivé. M. Duchâtel ne se marie que le 2 octobre et il se marie sans mariage, absolument sans personne que les parents et les témoins nécessaires. En sortant de l’église, il va passer quelques jours à Meudon, et de là, il part pour Mirembeau, en Saintonge où est sa terre.
Je n’ai donc là, ni motif, ni prétexte. J’en attends un autre. Vous recevrez cette lettre-ci dimanche. Vous attendiez mieux le jour là. Quand vous me partez de vos longues journées, de votre impatience de les voir couler, j’éprouve un sentiment analogue à celui que j’éprouve quand vous m’écriviez d’Angleterre vos inquiétudes, vos douleurs de n’avoir pas de lettre. Pardonnez-moi encore, Madame ; ma première impression est une joie profonde de cette tendresse si vive. La peine ne vient qu’après. Je jouis pour moi avant de souffrir pour vous. Quand vous étiez en Angleterre, quand vos lettres m’arrivaient exactement, et non pas les miennes à vous, je souffrais pour vous. Aujourd’hui, quand je ne pars pas, c’est pour vous et pour moi j’aime mieux dire pour nous, que je souffre.
Quand viendra, la dissolution ? J’établis autour de moi, dans la conversation, qu’elle n’obligera probablement d’aller passer trois au quatre jours à Paris. Mais nous sommes à la merci de l’événement, à la merci des nécessités électorales du pays qui m’entoure. Que de chaines nous portons. J’en ai secoué beaucoup. Il en reste encore énormément.
J’ai ma mère souffrante ce matin. Elle est sujette à des étourdissements, à des vertiges qui pourraient devenir quelque chose de plus grave. On est venu m’avertir au moment où je me levais. Je sors de chez elle. Elle vient de prendre un bain de pieds avec beaucoup de moutarde. Elle est mieux. J’espère que ce ne sera rien du tout. Je lui ai vu plusieurs fois ces petits accidents, et ils ont toujours disparu devant des remèdes, fort simples Mais elle va avoir 73 ans. J’aime beaucoup ma mère. Je lui dois beaucoup. Et personne ne la remplacerait auprès de mes enfants. Elle est avec eux d’une tendresse, d’une assiduité, d’une vigilance inquiète qui fait presque tout ce qui me reste de sécurité. Quand j’avais mon fils, ma sécurité était infiniment plus grande. Tout homme et tout jeune qu’il était, j’étais sur qu’à mon défaut il soignerait, il élèverait ses sœurs et son fière avec une affection, une attention paternelle. Et il était plein d’esprit, de sens, d’activité sérieuse, de tout ce qui fait qu’on peut être à la tête d’une famille. Aujourd’hui moi manquant ma famille, si jeune, resterait comme un faisceau sans lin, un troupeau sans berger. C’est une forte attache que de se sentir nécessaire. Mais c’est aussi un pesant fardeau.
Je vous parle de ma famille. Ne vous arrive-t-il pas quelques fois d’être dans cette disposition où l’on n’ose pas, où l’on ne veut pas ne [?] que sur un seul sujet, sur le sujet intime qui remplit l’âme, et où cependant l’on ne pourrait souffrir de parler de choses indifférentes ? On va alors à ces choses qui sont beaucoup quoiqu’elles ne soient pas tout, à ces intérêts qui tiennent vraiment au cœur quoiqu’ils n’en occupent pas le fond. Ce n’est pas l’intimité personnelle exclusive, c’est encore de l’intimité et qui a quelque douceur.

11 heures
Votre n° 44 m’arrive une demi heure plus tard que de coutume. C’est long, une demi-heure ! Mais le dédommagement est immense, charmant. Ne me gâtez pas trop. J’ai tant de plaisir à croire tout ce que vous me dîtes ! Nous avons besoin pourtant de nous gâter l’un l’autre jusqu’à ce que nous nous retrouvions. Ah, que je voudrais trouver quelque parole qui vous apportât ce que j’ai dans l’âme ! Adieu. Adieu, un adieu triste est au moins aussi tendre qu’un adieu. satisfait. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°45 Samedi 5 heures

Si vous pouvez n’être pas trop contrariée, pas trop en colère comme vous dites, de l’article du Temps, n’y manquez pas, je vous prie. Je n’y penserai plus. J’en ai été préoccupé pour vous. Je vous ai vue inquiète de la plus simple apparition de votre nom dans les journaux. Vous m’avez parlé avec un peu de trouble de quelques lignes de la Presse que la petite princesse vous avait fait remarquer. Les difficultés de votre situation, l’humeur de M. de Lieven le surcroît d’ennui que ces malices là, un peu répétées, pourraient vous causer tout cela, m’est tout à coup venu à l’esprit. Pour moi-même, rien ne m’est plus indifférent, et je n’y aurais fait aucune attention.
Mais j’ai bien envie de vous gronder. Vous ne voulez pas " que je m’inquiète " pour vous, que mon affection pour vous soit pour moi " l’occasion de la moindre peine". Et pour qui voulez-vous donc que je m’inquiète ? D’où voulez-vous que me viennent des plaisirs ou des peines.? Madame, vous avez rencontré sur votre chemin bien peu d’affections vraies. Savez-vous ce qu’il y a dans vos paroles ? La triste habitude de voir l’affection hésiter, reculer, se cacher ou s’enfuir devant la menace, le chagrin, un obstacle sérieux, un grand ennui, un intérêt politique, que sais-je ? J’ai été plus heureux que vous en ce genre. J’ai connu, j’ai goûté des affections étrangères à toutes les craintes supérieures à toutes les épreuves, qui les acceptaient avec une sorte de joie et comme un droit dont elles étaient fières ; des affections vraiment faites for better and for worse et toujours les mêmes en effet dans la bonne ou la mauvaise fortune, dans le plaisir ou la peine, sans y avoir aucun mérité, sans y penser seulement. J’ai appris d’elles à n’y point penser moi-même, à avoir en elles tant de foi que de trouver tout simple que le chagrin leur vint de moi comme le bonheur. Et je suis sûr qu’elles avaient en moi, la même confiance. Que le temps ne nous soit pas refusé, Madame, et cette confiance vous viendra; et vous ne songerez plus à me demander de ne pas m’inquiéter pour vous, de n’avoir point de peine à cause de vous. Et je ne vous gronderai plus comme aujourd’hui.

Dimanche 7 h 1/2 M. Duvergier de Hauranne vient de partir. Nous sommes convenus que nous nous retrouverions à Paris au moment où la dissolution serait prononcée, pour convenir à de ce que nous avions à écrire partout à nos amis. Tout indique que ce sera du 1er au 10 Octobre. Je vais m’arranger pour expédier d’ici là mes affaires électorales de Normandie, pour avoir vu qui je dois voir, être allé où je dois aller, avoir dîné où je dois dîner. Vous n’aviez pas besoin de me faire remarquer votre petite vengeance de ne me parler du retard du mariage de M. Duchâtel qu’à la quatrième page. Je l’avais remarquée dès la première ligne. Mais comment pouvez-vous dire que je vous ai annoncé ce retard froidement ? Votre pénétration est là en défaut. Si vous aviez dit timidement avec crainte à la bonne heure. J’ai craint votre injustice, la vivacité de votre injustice, et le chagrin qu’elle nous ferait à tous les deux, à part l’autre chagrin lui-même, le chagrin fondamental. C’est là, j’en conviens, le premier sentiment qui m’a préoccupé, et qui a pu percer dans ma lettre. Mais froidement ! c’est un vilain mot, Madame, un mot coupable.
Les hommes sont bien malheureux dans leurs relations les plus douces. C’est sur eux que pèsent les affaires, les affaires proprement, dites, politiques, domestiques, ou autres. S’ils ne les faisaient pas bien s’ils n’y suffisaient pas, si leur situation, en était tant soit peu abaissée, leur considération tant soit peu diminué, ils perdraient aussi un peu, beaucoup peut-être, dans la pensée, dans l’imagination, et quelque jour dans le cœur des personnes qui les aiment le plus. Il faut donc qu’ils y regardent bien, qu’ils n’oublient aucune nécessité qu’ils prennent leurs arrangements, leur temps, qu’ils pensent à tout, qu’ils suffisent à tout, que toutes les affaires soient faites, et bien faites. Et quand ils font cela et ce qu’il faut pour cela, on s’étonne, on les taxe de froideur. Ce n’est pas bien, dearest. Cela ne fait que rendre le chagrin plus triste et le devoir plus difficile. Je vous en prie ; ayez avant l’époque où je vous ai ajournée, la foi que vous aurez certainement alors.
Ma mère est mieux. Les bains de pieds et le régime ont fait disparaître les étourdissements & diminué la lourdeur de tête. J’espère que nous n’aurons pas besoin de recourir à d’autres remèdes. Mais cette disposition et ses retours répétés m’inquiètent. Mes enfants sont à merveille. Nous avons depuis quatre jours le plus magnifique temps du monde, un soleil très brillant et qui n’altère point la fraîcheur de la terre. J’ai fait hier et avant-hier avec M. Duvergier, des promenades immenses dans les vallées, dans les bois. Tout le long, tout le long de la promenade, je la faisais avec un autre qu’avec lui, je parlais à une autre qu’à lui. César dictait à quatre secrétaires à la fois. J’ai fait bien mieux que César, quoique je n’eusse que deux pensées et deux conversations. Mais il y en avait une si charmante, si puissante ? L’autre était, à coup sûr, beaucoup plus méritoire que toutes les lettres de César.

10 h 1/2 Je vous remercie mille fois de votre longue, bonne, tendre lettre. Peu m’importent les détails sur M. Molé. Nous en causerons à notre aise quand nous serons ensemble. Car nous serons ensemble. J’en suis bien plus occupé que je ne vous le dis. Je travaille à fixer le jour. J’arrange, je combine. J’espère pouvoir vous le dire positivement demain ou après-demain. Ne parlez pas mal d’Adieu. Tout à l’heure, il y a une minute, je viens de le trouver si doux ! Mais vous savez bien que je suis pour la présence réelle, si fort que vous m’avez reproché de ne pas savoir jouir d’autre chose. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°46 Lundi 25. 6 heures

Il est à peine six heures. Le Soleil n’est pas encore au dessus de l’horizon. J’ai mal dormi. Je me lève. Hier en me couchant, à 10 heures et demie, je me suis figuré dans la malle-poste au lieu de mon lit courant vers vous. A peine endormi, j’ai rêvé dans la malle-poste. A quatre heures, je me suis réveillé comme si j’arrivais. Ce devait être aujourd’hui en effet. Vous en avez douté quand je vous l’ai dit. Vous avez prévu que ce ne serait pas. Dearest, voici l’exacte vérité. Je n’en étais pas sûr. Le jour du mariage de M. Duchâtel n’était pas absolument fixé. Il m’avait parlé du 25 septembre au 2 ou 3 octobre. J’ai été faible pour moi, faible pour vous. J’ai pris la supposition favorable sans y compter, pour nous faire plaisir à tous deux, pour ne pas nous donner tout à coup, à vous un chagrin, à moi le vôtre, et le mien. J’ai eu tort. On a toujours tort, avec la personne à qui l’on dit tout, à qui l’on doit tout, de ne pas dire exactement ce qui est ce qu’on croit. Il faudrait toujours braver la peine du moment pour éviter la peine à venir. Pardonnez- moi de ne l’avoir pas fait.
Votre n°46 m’a touché, et me touche profondément ; si triste et si douce ! Si vive et si raisonnable ! Le jour où j’ai un peu causé avec la petite Princesse elle m’a dit deux ou trois fois, en me parlant de vous : « une personne si supérieure, si extraordinaire". A chaque fois ces paroles me pénétraient, me charmaient ; d’orgueil si on veut, mais de ce délicieux orgueil qui naît d’une tendresse infinie, au dessus, bien au dessus duquel cette tendresse plane, dont elle fait le pouvoir et le prix.
Oui, je suis fier, fier de vous, de votre affection pour moi de votre supériorité, de cette supériorité que je connais mille fois mieux que personne dont je jouis comme personne n’en a jamais joui. Et quand je la retrouve dans les plus petits détails de la vie, quand je vois réunies en vous les qualités, les attraits les plus contraires, tant d’abandon et tant de dignité, un cœur si tendre et un esprit si ferme, une imagination si vive et une raison si droite, un caractère si passionné et si doux, une humeur si égale avec des impressions si variées, je suis heureux, heureux, Madame, bien, bien au delà de tout ce que peuvent vous exprimer de loin mes lettres, et même mes adieux.
Maintenant, voici où j’en suis et ce qui sera. Le mariage de M. Duchâtel n’étant plus rien pour moi j’ai pris la dissolution. Elle sera certainement prononcée et publique dans les premiers jours d’Octobre au plus tard. J’ai un dîner chez moi au Val-Richer, demain 26. Après-demain 27 je vais dîner à Croissanville, à 4 lieues d’ici, avec une réunion d’électeurs. Du 27 au 2 octobre, je ferai quelques courses dans l’intérêt des élections voisines. Je recevrai beaucoup de visites. Le 3 octobre encore un dîner pour moi, et une réunion d’électeurs à Mézidon, dans ce canton que je n’ai jamais visité. Le 4 un dîner à Lisieux, point un meeting, un dîner privé, mais avec beaucoup d’électeurs. Le 5 à 1 heure et demie je monte dans la malle-poste, et le 6 à 4 heures du matin, je passe dans la rue de Rivoli, pour faire le même jour, à une heure & demie quelque chose de mieux que d’y passer.
Voilà, d’ici là ma biographie et mon itinéraire. C’est long, bien long. Je ne demande qu’une chose, dearest, une seule chose. Soyez sûre, sûre aujourd’hui comme vous le serez dans deux ans, dans trois ans, que c’est aussi long pour moi que pour vous. Ne dites donc pas que vous me contez trop de petites choses, que vous me donnez trop de détails. Jamais assez. Au milieu du grand bonheur, c’est mon petit, mais très vif plaisir de vous suivre pas à pas dans tout le cours de la journée, d’assister à toutes vos actions, d’heure en heure. Il y en a une que je regrette, qui m’a un peu désagréablement ému le cœur. Vendredi soir vous avez fait de la musique devant votre monde ; et moi, je ne vous ai pas encore entendue. Je ne veux pas, la première fois, vous entendre devant du monde ; mais je voulais avoir votre première musique, à moi seul. Vous ne savez pas à quel point la musique me plaît, m’émeut. Mais c’est pour moi une impression très intime, et qui se lie tout de suite à mes impressions les plus intimes, une de ces impressions dont je n’aime pas à parler excepté à la personne à qui je parle de tout. Je vous aurais si délicieusement écoutée !
J’attends ce matin, M. de Saint-Priest, Alexis, qui vient passer ici 24 heures. Il m’en dira long sur Lisbonne, les Chartistes, Lord Howard de Walden, Saldanha, Sä de Bandeira & & J’ai recommencé hier au soir à lire à mes enfants un romans de Walter Scott. Je vous le dis pour vous montrer que j’ai complètement repris l’usage de ma gorge. Je suis ravi que vous ayez aussi bien retrouvé celui de vos jambes, Certainement c’est une preuve de force.

11 heures Le N° 47 me désole de mille façons, toutes si douloureuses. M. de L., votre chagrin, votre manque de foi, votre santé. Mes lettres suivantes vous auront été un peu meilleures. Celle-ci vous donne une certitude, de voyage, de jour. Si vous saviez que je n’ai pas pensé, que je ne pense pas à autre chose. Croyez-vous donc que je n’ai pas pensé à emmener ma mère à Paris ? Mais elle est mieux et se trouve bien ici. Je vous répondrai demain avec détail. Adieu. Adieu. Soignez-vous, je vous en conjure. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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49. Mardi 9 heures le 26 septembre

Mon Dieu que vous avez raison lorsque vous me dites " Vous avez rencontré sur votre chemin bien peu d’affections vraies." Que vous avez raison encore quand vous attribuez bien ma méfiance à cette triste habitude de n’avoir jamais trouvé de vrai dévouement. Je vous remercie, je vous remercie beaucoup de m’expliquer si naturellement cette injustice dans mon caractère. Ce défaut n’était pas dans mon cœur, il y est venu par l’expérience mais Monsieur, cette découverte c’est vous qui me la faites faire ce matin par votre lettre. Je voudrais bien vous dire, vous prouver tout ce que je vous en porte de reconnaissance. Eh bien, je vous entends d’ici vous ne voulez une preuve une seule. Vous l’aurez. Je veux croire croire, tout ce qui me vient de vous, croire en vous, ne croire qu’en vous. Ah si vous saviez comme ces élans de mon âme sont sincères, comme cette promesse vient du fond de mon cœur vous m’aimeriez dans ce moment si vous étiez auprès de moi.
Je suis triste de penser que mes deux dernières lettres vous auront donné de l’humeur, et j’ouvrirai la vôtre demain avec un peu de crainte. J’ai peur de vous Monsieur, oui j’ai peur, quand je sens que j’ai pu vous déplaire, que je vous ai montré de l’impatience, de l’injustice. Pardonnez-moi, pardonnez moi, je vous en prie. Regardez au fond de tout cela, pardonnez-moi la forme. Vous verrez comme bientôt vous n’aurez plus rien à me pardonner & vous serez joyeux de votre ouvrage. Je relis votre lettre & j’y trouve bien quelque chose à redire. En parlant des soucis qui pèsent sur les hommes, de leurs devoirs de tous genres, vous ajoutez : " Si leur situation était un peu abaissée, leur considération tant soit peu diminuée, ils perdraient un peu, beaucoup peut être dans la pensée, dans l’imagination, & quelque jour dans le cœur des personnes qui les aiment le plus." De qui parlez-vous là Monsieur, il n’est pas possible que vous ayez pensé à moi en écrivant cela. J’aime votre gloire, parce que vous l’aimez, j’aime tout ce que vous aimez, mais pour moi pour ma satisfaction ? Ah c’est votre cœur seul qu’il me faut. Vous, un cottage. Vous, toujours, sans cesse, sans autre intérêt sans autre distraction pour vous, comme pour moi. Voilà Monsieur comme aime une femme. Mais vous n’êtes pas femme, vous ne comprenez pas. Je vous demande seulement de ne pas mépriser ce que vous ne comprenez pas.Dans ce moment Monsieur je me sens plus haut que vous.
Me voila donc attendant celle dissolution avec une impatience ! Je crains d’y montrer trop d’intérêt. Hier soir j’ai demandé quand elle aurait lieu. J’ai essayé de donner à mon accent toute l’indifférence possible, je crains que cela ne m’ait pas beaucoup réussi. M. Molé était chez moi, il m’a dit : " ni tout de suite, ni très tard. Un juste milieu." cela ne m’a pas beaucoup avancé. J’ai été un moment seule avec lui, il est venu de bonne heure. Il est plein de recherches, de manières gracieuses. Il va à Compiègne demain. Il veut que je remette à lundi le dîner chez Mad. de Castellane afin qu’il puisse en être. Tout cela ne me plaît pas trop, & il m’est difficile de m’en tirer. L’article du Journal des Débats hier lui a paru être écrit tout à fait dans votre intérêt.
M. de Pahlen, Pozzo, M. de Boigne, Mad. Durazzo et le prince Schenberg passèrent la soirée chez moi. Je la finis tête-à-tête avec Pahlen, c’est toujours de mon mari que nous parlons ensemble, & quoique ce soit triste nous avons fini par rire. J’ai eu une lettre de M. Thiers ce matin de Cauterets encore. Il s’ennuie. Le 1er octobre il le quitte avec sa famille. Ils iront passer quelques jours chez M. de Cases ou chez M. de Talleyrand, et puis il va établir sa famille à Lille & lui-même veut aller en Hollande. Il passera par Paris peut-être, il n’en est pas sûr mais s’il y passe je le verrai.
On m’écrit de Valençay que la visite de M. Salvandy a eu pour objet de faire comprendre que M. de Valençay ne pouvait pas être fait pair à la prochaine nomination. Cela a donné beaucoup d’humeur. Je veux tout de suite avoir expédié toutes mes petites nouvelles. M. de Hugel est fou. Je m’en étais aperçu un peu ; vous ne sauriez croire l’instinct & que j’ai pour cela, & hier au soir M. Molé m’a dit avant que je lui en parlasse qu’il le croyait dérangé. Il vient chez lui à huit heures du matin tous les jours, les larmes aux yeux, lui découvrir une nouvelle conspiration.
Je reviens à vous. Il est dix heures & demi, vous recevez ma lettre ; encore une mauvaise lettre, je suis en grande colère contre moi-même et vous êtes si doux pour moi, si doux, si bon ! Mais, Monsieur l’absence ne vous vaut rien. Vous faites tant de mauvaises découvertes sur mon compte ! Si cela dure encore vous finirez par trouver que vous avez fait un bien mauvais marché, venez prendre tranquille possession de votre bien, & vous penserez autrement. Je suis bien aise des bonnes nouvelles de votre mère & de vos enfants ; mais vraiment établissez les ici, vous serez moins inquiet pour votre mère ; est- ce que vous ne trouvez donc pas cela vous même.
Ce n’est plus de moi que je parle. Je dîne aujourd’hui chez Pozzo. J’irai embrasser Lady Granville avant de m’y rendre. Ils arrivent ce matin, c’est un grand plaisir pour moi. 1 heure M. l’officier de la légion d’honneur est venu m’interrompre ; après lui mon énorme toilette, maintenant je vais faire ma première promenade. Ah ! si je pouvais aller vers vous au lieu de cette lettre ! Si tout à coup je me trouvais dans ce cabinet que vous fermez à clé ! Monsieur, je vais dire mille bêtises. Faites-moi taire. Vous me promettez de me nommer un jour dans la lettre que je reverrai demain ou après-demain. Mais sur cela vous seront arrivées mes mauvaises lettres, vous vous serez fâché, vous n’aurez plus en envie de me donner le moindre plaisir. Monsieur je crois que je me trompe encore, vous aurez eu pitié de moi, vous m’aurez plainte, mais vous ne m’aurez pas punie. Demain à 10 h 1/2, je me dirai que vous n’êtes plus fâché, que vous m’aimez encore, toujours, oui toujours, toujours.
Ah ! Que d’adieux, je vous adresse en répétant un mot toujours. C’est celui-ci qui est le bon aujourd’hui toujours.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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50. Paris, le 27 septembre Mercredi 9 heures

Ah, je respire, le 6 je vous verrai ; quelle bonne parole ! Quel bon accueil répété elle a valu à votre lettre ce matin. Que j’ai besoin de vous, de vos conseils de votre courage, mais par dessus tout de votre cœur, de votre cœur tout entier. Je ne sais de quoi je suis menacée mais voici encore une lettre de M. de Lieven. La mienne lui manquait toujours encore, deux plus fraîches que celle-là lui étaient parvenues, il renouvelle ses instances, & me dit encore : " Je serai contraint de prendre des résolutions auxquelles il me répugne de recourir." & plus loin " Je te supplie de peser mûrement ce que tes devoirs d’épouses & de mère te commandent de penser à ton avenir comme à ton présent." Mais mon Dieu que veut-il dire ? Serait-ce une séparation qu’il demanderait : Quoi ? Parce que je reste malade à Paris ? Vraiment ma raison se refuse à croire à une pareille barbarie. & cependant que veulent dire ces mots ? Je vais les transcrire en écrivant à mon frère, & me mettre complètement sous sa protection.
Au commencement de l’année 35 à Pétersbourg avec mes deux enfants bien portants, tous les honneurs tous les biens de la terre, moins la faculté physique & morale de m’accoutumer à cet horrible pays, je répétais cent fois à mon mari si cela finira par une catastrophe." C’est moi qui croyais finir. Vous savez les malheurs qui m’ont frappé, & en effet tout a été fini pour moi. Aujourd’hui encore je répète cela finira par une catastrophe, je ne savais laquelle mais il faut un dénouement à une situation aussi menacée et je vis sous le coup de cette attente. Tous les jours je puis voir éclater l’orage. J’ai vous, votre affection pour me soutenir. Ma ferme volonté de tout supporter plutôt que de vous quitter, & cependant Monsieur voyez à quoi je puis être exposée !
C’est vendredi qu’est le 6. Ah comme je l’attendrai ! Hier ma promenade a été courte. Il m’a pris la fantaisie d’aller dans des boutiques de vieilleries après, il était trop tard pour le bois de Boulogne j’ai marché dans les Champs Elysées J’ai été chercher des fleurs chez Mad. de Flahaut. Je suis allée embrasser lady Granville au moment où elle descendait de voiture. J’ai dîné chez Pozzo avec toute l’Europe ce que nous autres orthodoxes appelons la bonne Europe. M. Molé, qui devait y être a écrit pour dire qu’il était malade. J’ai beaucoup joui de l’esprit de Pozzo à dîner. Il en a extrêmement, et la vanité la plus simple du monde. Il croit très naturellement qu’il n’y a pas d’homme qui le vaille et il le dit très naturellement aussi. Cela est si établi dans son esprit, que je me suis surprise à me demander, s’il avait peut-être raison. Il m’a dit cependant une grande sottise. "Je n’ai jamais rien emprunté chez les autres. " Il n’y a que Dieu qui n’ait pas besoin d’autres.
Les tracasseries élevées par le roi de Würtemberg donnent bien de l’humeur et de l’embarras ici. Le mariage se fera quand même. Mais il ne sera pas reconnu en Wûrtemberg, quelle ridicule affaire ! C’est tout bonnement du crû du roi, mais je ne doute pas qu’on ne nous l’attribue encore. Il était dix heures lorsque je suis sortie de chez Pozzo, & j’y laissai tout le monde. J’allai chez lady Granville d’abord un long tête-à-tête avec Mylord dans son Cabinet, & puis elle avec mille questions ; & bien des conseils d’amitié. Les journaux l’ont indiqué, je voudrais pouvoir les oublier.
Je me suis couchée hier vers minuit à 8 1/2 votre lettre était dans mes mains et mieux que cela ! Elle m’a été remise en même temps que celle de mon mari. Hier je l’avais reçu avec celle de Thiers, & du prince Talleyrand. Vous comprenez qu’il n’y en a qu’une que je lie dans mon lit. Et mon Dieu, celles de M. de Lieven je n’en suis jamais pressée ! Je voudrais que vous fussiez là, je vous les remettrais & puis vous me les liriez avec quelques commentaires qui m’adouciraient les expressions ou le sens. Enfin vous me donneriez de la force. Je pleurerais auprès de vous. Ce serait si doux !
Monsieur, je vous ai vu étonné quelques fois de la terreur que m’inspire mon mari. rappelez-vous que j’avais quatorze ans quand je l’ai épousé, qu’il en avait douze de plus que moi, et qu’il est très naturellement devenu mon maître parce que j’étais à peu près un enfant. J’ai senti depuis, & bientôt même l’avantage que j’avais sur lui mais cette première impression est restée, et je tremble, oui je tremble quand je reçois ses lettres. Tenez aujourd’hui j’ai vraiment le frisson. C’est bien mauvais pour mes nerfs. Il ne sait pas le mal qu’il me fait, & s’il le savait peut être s’en réjouirait-il ! Ah Monsieur je n’ose pas vous dire que je suis malheureuse, & cela ne sera même pas exact, parce qu’il y a au fond de mon cœur un sentiment de bonheur, de bonheur du Ciel, mais cependant J’ai un chagrin bien grand, une angoisse de tous les instants qui troublent bien ce bonheur quand vous êtes là, quand vous serez là ah c’est autre chose.
Le 6 viendra-t-il bientôt ? Je vous remercie de m’avoir donné le délai de tous vos dîners, n’allez pas avoir d’accident en allant & venant ; vos routes sont mauvaises, les nuits sombres prenez bien des précautions, je vous en prie. Quel insupportable homme que votre Alexis de St Priest. Il a de l’esprit, mais sa manière est la plus insolente la plus arrogante que j’ai jamais rencontrée. Il était si odieux, à toutes les personnes qui le rencontraient chez moi, qu’il m’a été impossible de l’encourager à y revenir. Et puis c’est une commère ! Si vous voulez que je l’aime cependant Je l’aimerai. Il commence à faire froid. Quand comptez vous établir votre famille à Paris ? Ah revenez tous, il n’y aura que cela de bon.
Adieu Monsieur adieu. il me semble impossible de rien dire qui vaille un adieu quand il est comme les miens, quand j’y appuie avec tant de tendresses. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°51 Val-Richer, Samedi 30 6 h. 1/2

J’ai tant à vous dire, tant à propos de votre N°51, que je ne sais si je ne ferais pas mieux de faire comme vous voulez, et d’attendre le 6. Je pourrais même attendre plus loin et vous ajourner, pour ma réponse comme je l’ai déjà fait à un an, deux ans. Les ajournements me plaisent. Il me semble que je prends possession de l’avenir. Mais aujourd’hui ; je ne puis pas. Quand je vous vois une idée, une impression qui met entre nous, je ne dis pas un nuage, mais tout ce qu’il y a de plus léger, une plume dans l’air, un grain de sable. Sans vos pas, il faut qu’à l’instant même je la repousse, je l’écarte que je rétablisse, de vous à moi, la parfaite sérénité, la parfaite confiance, la parfaite égalité. C’est mon droit, c’est mon premier besoin, Madame. Je ne puis souffrir que rien manque, dans votre pensée ou dans la mienne à notre affection. Je ne veux la perfection que là ; mais là, je la veux, je la veux tout à fait.
Comment dirai-je ? En y pensant, je trouve ce que vous me dites un peu ridicule et bien plus ridicule d’y répondre. J’ai eu un moment envie d’y répondre en riant, de vous envoyer la lettre d’un homme de vingt ans, bien jeune, bien ignorant bien ignoré, très épris, ne sachant pourquoi, surpris en effet, comme vous dîtes autant que charmé. A coup sûr, vous me l’auriez renvoyée en me disant que la poste s’était trompée, que ce n’était pas moi qui avais écrit cela. Vous vous seriez chargée de ma réponse Madame. Mais quelque vraie que celle-là eût été, je n’en veux pas. J’en veux une sérieuse, très sérieuse. Je ne sais pas rire si près de votre cœur et du mien.
Nous sommes du même âge, Madame. Je conviens qu’à titre d’homme. je suis un peu plus jeune que vous ; et peut-être y a-t-il des mathématiciens, des Statisticiens qui sauraient évaluer en chiffres la différence. Mais moi madame, je ne suis pas un chiffre. Je suis une créature vivante gouverné par mes impressions, mes idées, mes goûts, parfaitement indifférent aux goûts, aux idées et aux impressions des autres, ne tenant nul compte, pour ma vie intime, ma vraie vie, de ce que pensent, font, aiment ou n’aiment pas les autres, ne songeant seulement pas aux conventions, aux habitudes, aux routines des autres, ne consultant que moi, ne croyant que moi et le plus tranquille, le mieux établi des hommes dans mes sentiments et mes plaisirs, quand ils sont tels que je les veux moi, pour moi. Et je suis très sûr que je suis à cet égard, plus exigeant, et plus ambitieux que qui que ce soit.
J’ai épousé une femme qui avait près de quatorze ans de plus que mois, et puis une femme qui en avait quinze de moins. Ni l’une ni l’autre, je vous en réponds, ne s’est aperçue une minute de la différence. C’est que je les aimais vraiment. C’’est qu’elles répondaient vraiment à tous mes goûts, à tous mes désirs. C’est quelles m’aimaient de toute leur âme. Et leur âme était haute, leur cœur tendre, leur esprit rare. Elles appartenaient l’une et l’autre et par leur nature et par leurs habitudes de toute sorte, à la région la plus élevée. Il me faut tout cela. Tant que j’ai vécu auprès d’elles, j’ai senti mon affection croître comme mon bonheur. Et quand Dieu me les a enlevées, j’ai senti que je perdais, non seulement le bonheur dont j’avais joui, mais, un bonheur inconnu, inépuisable, toujours nouveau qu’elles avaient à me donner et moi à recevoir.
Dieu me traite avec une bonté, une magnificence dont je suis à la fois fier et confondu. Il vous amène vers moi, vous venue de si loin, si étrangère à mon pays, à mon passé, si imprévue, pour moi, et pourtant si sympathique à moi, à mes goûts, à mes désirs, à tout mon être, vous d’une si grande nature, d’un esprit si élevé et si aimable, d’un cœur si vif, d’un caractère si passionné et si doux ! Vous arrivez où je suis en deuil, désolée, ne regardant à rien, ne vous souciant de personne, cherchant à votre peine un peu de soulagement à vos ennuis un peu de distraction que vous n’aviez jamais l’air de trouver, donnant à tout le monde, l’idée d’un mal incurable et d’une créature supérieure à jamais abattue, isolée. Et un jour, vous me laissez voir, vous me dîtes que je vous consolerai, que je vous relèverai, que vous m’aimerez, que vous m’aimez, que nous retrouverons vous en moi, moi en vous cette intimité, ce bonheur qui surpassent, qui dominent tout ce qu’il y a sur cette terre, toutes ses joies et toutes ses douleurs ! Voilà ce qui est Madame. Voilà ce qui nous est arrivé à vous et à moi. Et vous venez me dire que vous êtes de dix mois plus âgée que moi ! Et il vous vient de là un doute qui vous préoccupe, qui vous empêche d’avoir foi, pleine foi en moi, dans mon affection, dans votre bonheur. Et vous me demandez si, moi aussi, je ne m’apercevrai pas un jour que je suis dix mois, plus jeune que vous? Ah Madame, que voulez-vous que je vous dise ? En vérité, vous nous replacez trop l’un et l’autre dans la foule. Je ne suis pas modeste. Je veux être pour vous tout ce que vous êtes pour moi, que vous trouviez en moi tout ce que je trouve en vous. Mais on nous faisant trouver. vous à moi, moi à vous, hors de toute prévoyance, de toute attente, quand notre vie intime à l’un et à l’autre semblait finie. Dieu a fait pour nous un miracle. Il y aurait plus que de l’ingratitude, il y aurait de la folie à n’en pas sentir la merveille, à n’en pas jouir avec une reconnaissance, une confiance un ravissement sans mesure comme le bienfait.

10 heures 1/2
Je ne comprends rien, rien du tout à ce retard qui me désespère. Je vous ai écrit comme à l’ordinaire. Ma lettre a dû partir de Lisieux jeudi avant- hier. Vous en aurez eu deux ce matin. C’est impossible, autrement. Mais je n’en suis pas moins désolé. Adieu, Adieu. Vous avez bien raison. Il faut être ensemble. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°58. Samedi 14, 3 heures

Je reviens d’une longue promenade avec ma mère, mes enfants, Mad. de Meulan. Nous avons erré deux heures dans les bois. Henriette, a la passion des longues promenades de tout ce qui étend le cercle de sa petite vie. Deux choses lui plaisent presque également; aller courir au loin, et venir s’enfermer dans mon cabinet à causer avec moi. C’est ce qu’elle vient de faire tout à l’heure en rentrant. Elle me quitte. Elle est enfant, parfaitement enfant ; mais on voit percer, à la moindre occasion et sans la moindre intention de sa part, des traits d’esprit sérieux ces velléités d’ambition haute qui révèlent de bonne heure les natures d’élite. Elle était là, tout à l’heure, cherchant visiblement ce qui pouvait m’intéresser, le regard attentif un peu émue, presque recueillie. J’ai ri ; je lui ai dit des bêtises. Cela n’a pas pris. Elle voulait faire quelque chose pour moi, et non pas que je fisse quelque chose pour elle. Je me suis prêté à son désir. Nous avons causé de sa grand mère, de sa sœur, de ses leçons ; et elle a fini par me demander de lui faire commencer l’hiver prochain à apprendre deux choses, la musique et le dessin : la musique, parce qu’elle m’a entendu dire que je trouvais agréable après le dîner, en sortant de table de rester là, une demi-heure assis près du piano sans rien dire entendant jouer ou chanter ; le dessin, parce qu’elle a envie de faire mon portrait " pour l’avoir à moi " dit-elle. Je ne lui permets pas souvent ces conversation- là, et je ne me laisse point aller au plaisir que j’y pourrais prendre. Je ne fais nul cas des fruits de serre chaude. Je veux que mes enfants croissent en plein air sans provocation factice et en y mettant le temps naturel. C’est déjà une assez forte provocation que notre façon de vivre aujourd’hui, et l’intimité habituelle des enfants avec les grandes personnes. Je suis bien sûr que, s’il y a dans mes enfants quelque heureux don à développer, le développement ne leur manquera pas. Et puis je me défends, je me défendrai toujours d’un certaine tour de leur affection pour moi qui ne convient ni à leur âge, ni à notre relation. Je crois aux lois naturelles des divers liens, des divers sentiments humains, et ne puis souffrir qu’on les confonde. On dit l’amour filial, l’amour paternel, et je ne m’en étonne point. Il est bien simple, bien juste qu’on applique ainsi, à des relations, à des affections, en effet très tendres, & très puissantes, le mot le plus tendre, le plus puissant que connaissent les hommes. Mais il ne faut pas prendre les mots au pied de la lettre, même dans leurs applications les plus douces. Il faut toujours regarder aux choses mêmes.
Eh bien Madame, il n’y a qu’un amour, l’amour tout court. Ce qui le caractérise essentiellement, la passion unique, exclusive, à la fois égoïste et dévoué sans mesure, capable de tout sacrifier et pourtant voulant un retour parfaitement égal, cherchant avant tout son propre bonheur, ce droit absolu qu’un être se sent et s’arroge sur un autre être auquel il se donne, cette complète fusion de deux âmes, de deux vies en une seule vie, en une seule âme ; tout cela, qui est vraiment l’amour, ne se retrouve point ailleurs, ne s’y retrouve du moins ni complètement, ni à sa place et selon l’ordre naturel.
J’espère que mes enfants m’aimeront autant, et avec autant de tendresse, et même avec autant d’exaltation qu’on peut aimer son père. Mais toutes les fois que je verrai pénétrer dans leur sentiment pour moi quelque chose qui naturellement n’en est pas, qui appartient à d’autres relations, qui doit un jour se porter ailleurs, j’écarterai, ce développement irrégulier de l’âme. " Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. "

10 heures et demie
Je ne sais ce que je vous aurais dit ce matin si l’on ne m’avait interrompu. Mais je vous en aurais dit long. Avec vous la conversation sur le sujet le plus indifférent est un charmant plaisir. Quoi donc quand le sujet me tient vraiment au cœur ? Cependant, je ne vous dirai pas grand chose ce soir. J’ai envie de dormir. Il me semble que le besoin de sommeil va croissant en moi. J’en serais contrarié. J’ai toujours disposé de moi-même très librement et sans y regarder, pour toute chose, à toute heure. Il me déplairait de me sentir plus dominé par les habitudes. Comprendrez-vous cette question-là ?
Il y a dans votre numéro 58 page 4, ligne 3, un mot rayé au dessus duquel, vous avez écrit lit en me disant à quelle heure vous êtes allée vous coucher. Le mot rayé a-t-il été mis là à dessein ou par hasard ?
Vous pouvez rassurer le comte de Pahlen, J’ai trouvé sa carte en rentrant chez moi avant de partir, et j’ai eu tous les regrets du monde de n’avoir pas été là quand, il a pris la peine de me venir voir. Nous ne nous connaissons guère quoique nous nous soyons beaucoup vus ; mais il a un air et un ton de galant homme qui me plaît extrêmement.

Dimanche 11 heures
Moi qui oubliais de vous parler de l’éclipse! Tout s’éclipse devant vous. Elle a été parfaitement visible ; et je l’ai bien regardée, et je l’ai oubliée en la regardant. Décidément, je n’irai pas vous chercher dans la Lune. Je vous veux plus près. Adieu, adieu. Est- ce que la lettre ne me fait pas de tort à moi ? Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°60. 9 heures mardi 17

J’ai passé hier une douce journée. Le N° 60 m’a été au cœur. Faites ce qu’il me laisse entrevoir. Un jeune homme qui m’est tout dévoué, Emmanuel de Grouchy, doit venir, vers la fin de cette semaine, passer au Val-Richer trois ou quatre jours. Rien de plus sûr. Chargez M. Génie de lui remettre pour moi, ce que vous voudrez m’envoyer. Ce sera comme si vous chargiez, M. Génie de me l’apporter lui-même. M. de Grouchy aura certainement à m’apporter des lettres, des papiers qui m’arrivent toujours rue de la ville l’évêque et que M. Génie m’envoie toutes les fois qu’il trouve une bonne occasion.
Vous vous rappelez ce que je vous ai dit Madame, rien, jamais rien que ce qui vous plaira autant qu’à moi. Ne faites donc rien qui vous contrarie. Mon plaisir en serait troublé. Mais, si cela se peut, le plaisir sera immense et la sûreté parfaite. J’ai répandu hier ma bonne humeur sur tout le monde.
Je me suis promené, j’ai causé, j’ai bêché le jardin de mes filles, j’ai donné à manger aux cygnes. Le soir, j’ai lu un fragment de voyage dans l’Inde, le récit d’une grande chasse aux tigres et aux bisons. C’étaient des transports de joie. Mais il faut que je prenne garde depuis que je suis au Val-Richer, j’ai lu à mes enfants deux romans de Scott Ivanhoé et L’Officier de fortune, une comédie de Collin d’Harleville, Les châteaux en Espagne, et hier cette aventure de chasse. Vous n’avez pas d’idée de l’état d’excitation où cela les met. Elles bondissent sur leur chaise, elles en rêvent la nuit d’après. Cela ne vaut rien. C’est le mal de notre temps d’avoir l’imagination trop excitée, trop avide d’émotions, d’aventures. Il faut en guérir l’enfance au lieu de l’en nourrir. Je choisirai avec soin mes lectures. J’éviterai celles qui ébranleraient trop fort les petits nerfs. Je veux cependant cultiver, amuser leur esprit. Il n’y a que moi qui puisse mettre dans leurs idées, dans leurs impressions un peu de variété et de liberté. Ma mère, qui les élève très bien les ferait vivre, si je n’étais là dans une sphère trop étroite et monotone. Elles s’en accommoderaient sans grand peine car elles sont naturellement douces et gaies ; et les âmes d’enfant, quand d’ailleurs on les traite fort bien ne sont pas difficiles à contenter. Mais je ne veux pas que rien manque à leur développement. Je veux qu’elles deviennent tout ce que leur nature, les rendra capables d’être que leur esprit soit aussi cultivé, leur vie aussi animée qu’elles le pourront laisser et supporter elles-mêmes. Je ne puis souffrir les tailles comprimées, les fleurs étouffées. Il faut arranger tout cela, et trouver cet éternel juste milieu. C’est mon métier partout.
Vous avez bien raison. Je n’ai pas été chez l’Ambassadeur de Sardaigne depuis son dîner. J’aurais dû y aller à mon dernier voyage. J’en ai oublié bien d’autres, mais je ne le reproche lui plus qu’un autre. Ce sera ma première visite après le 31. Est-ce que vous étiez encore à Pétersbourg quand Mad. de Staël y est arrivée ? Que de choses j’ai à vous demander sur le passé ! Je ne puis souffrir, à ce sujet, la moindre ignorance. Il me semble que c’est une lacune dans ma vie. Mais qu’elle abominable idée ! Vous avoir vue en 1812 pour ne vous revoir qu’en 1837 ! Savez-vous, Madame, que cela fait plus de 18 jours ? Cependant, je suis bien sûr que je vous aurais reconnue.
J’ai achevé hier l’arrangement de ma bibliothèque. Il ne m’y manque plus qu’une chose, c’est que vous l’ayez vue. Quand vous vous y serez promenée à l’heure où le soleil y entre par les onze croisées, et la remplit de lumière, ou bien le soir comme ces jours derniers, à l’heure où la lune y vient et l’éclaire à son tour, je la trouverai charmante, accomplie. Jusques là, je m’y promènerai avec encore plus de désir que de plaisir.

11 heures
Je ferai ce que veut la prudence et j’engagerai M. Génie à avoir plus d’esprit. Mais par cette voie là, je puis écrire un peu à l’aise. Merci, merci de ce n° 61. Si vous ne copiez pas tout mettez quelque chose à la place de ce que vous ne copierez pas. J’aimerais mieux tout. Et puis j’aimerais encore mieux que tout fût de vous. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°65 Dimanche 22 7 heures 

Il est très doux de se réveiller quand on a le cœur content. Je ne m’étonne pas que les oiseaux chantent en se réveillant. La vie leur plait, et ils se réjouissent de la retrouver. Je ne chante qu’en dedans ; mais cela me suffit. Je m’entends moi même. Quels enfantillages je vous conte là ! Il faut bien que je vous conte mes enfantillages après mes folies. Une fois ensemble, nous parlerons sérieusement. Nous allons entrer dans la dernière semaine. Il est possible que par des arrangements de voyage j’arrive à Paris, le 31 à 7 heures du matin au lieu de 5 heures du soir. Je vous verrai ainsi quelques heures plutôt. Je vous le dirai positivement d’ici à trois jours. Le réveil du 31 vaudra encore mieux que celui d’aujourd’hui.
En attendant, et dans les moments de liberté qu’on me laisse ; je plante. Mon jardin, n’est pas commencé, mais pour ne pas perdre tout-à-fait cette année, je mets des bouquets d’arbres et d’arbustes là où je suis sûr qu’il en faudra. Il m’est venu hier 76 pins, mélèzes, sapins et arbres verts de toute espèce, déjà un peu grands; et j’ai passé presque toute ma matinée à marquer les places, à faire creuser les trous, tant au bord de la pièce d’eau, tant assez près de la maison autour d’un banc, tant à une place d’où l’en entrevoit une jolie vallée un peu lointaine. N’est-ce pas qu’il faut absolument quelque part une grande allée droite où l’on puisse se promener sans tourner sans cesse, et causer en voyant devant et derrière soi ? J’en aurai une ou plutôt deux tombant l’une sur l’autre à angle droit. La première sera d’arbres ordinaires, tilleuls, marronniers, cerisiers, je ne sais pas bien lesquels ; j’ai envie que la seconde, beaucoup plus courte, soit toute en arbres verts, deux rideaux bien hauts, bien droits, fermant bien les côtés, mais laissant voir le ciel. Qu’en dites-vous ?
Je suis curieux de votre conversation avec Thiers, ce que vous me mandez de lui ne m’étonne pas du tout. Du reste sa conduite dépendra des élections. Si elles lui sont favorables, si la gauche gagne du terrain, il fera de nouveaux pas vers elle, sera exigeant, arrogant, menaçant avec le Ministère. Si l’ancienne majorité revient la même c’est-à-dire affermie, il sera doux, modeste, se fera ministériel soutiendra, promettra. Il y a là cependant pour lui une grosse difficulté. Il ne voudra pas faire ce métier-là gratis ; et on ne pourra lui donner le prix qu’il voudra. J’ai peine à croire qu’il se mette à si bas prix que le marché. soit possible. Nous verrons. Mes nouvelles électorales sont assez bonnes. J’ai grande envie de savoir un peu aussi les projets de Berryer. Je ne crois pas que son bataillon se grossisse autant que quelques personnes l’espèrent ou le craignent. Il n’acquerra pas plus de 15 ou 20 nouveaux membres. Cependant ce sera un petit bataillon et dans une assemblée incertaine, comme le sera encore celle-ci, c’est toujours quelque chose.
On commence donc à vous soutenir un peu. Vous propagez la rébellion. Je suis bien aise que Pozzo s’en mêle. J’ai pour lui un fond de vieux goût. J’en ai toujours pour les hommes dont l’esprit a mis le mien en mouvement et avec qui j’ai causé bien en train, bien à l’aise, n’importe sur quoi. Je vous préviens que je ne vous écrirai cette semaine que des lettres misérables. J’aurai de jour en jour, moins de goût à vous écrire. J’ai une multitude de petites affaires qu’il faut absolument que je règle. On me prend tout mon temps en visites. Je vais trois fois dans la semaine dîner à Lisieux.
Mlle Chabaud, cette amie de ma mère qui était ici et avait bien voulu se charger de la leçon d’anglais de mes filles, est partie hier. Je reprends mon rôle. J’ai déjà lu hier avec Henriette une scène de Shakspeare, Hamlet and the ghost. Elle l’entend assez bien. 11 1/4 Je comprends votre agitation, votre presse. J’ai regret d’y avoir ajouté. Ne m’écrivez que quelques mots si vous êtes fatiguée. Adieu, adieu. Votre N°66 me charme. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°66 Lundi 23 7 heures

Décidément et malgré l’ébranlement que cela vous a causé, et quoique je ne sache encore aucun détail, je suis bien aise que votre fils soit venu. Il aura vu ce qu’on ne voit pas de loin. Vous lui aurez dit ce qu’on n’écrit pas. Quelque résolu que soit M. de Lieven à ne pas changer d’avis avant le temps il me paraît impossible que cela n’agisse pas un peu sur lui, ne fût-ce que pour tranquilliser encore plus sa conscience. Sa conscience une fois bien tranquille, il y a, ce me semble, certaines difficultés de votre situation qui doivent être aplanies, surtout par un intermédiaire si sûr. Enfin, vous me direz tout cela. J’y pense sans cesse. Moi aussi, j’ai tant d’envie qu’on vous laisse un peu en repos ! Je regrette de n’avoir pas vu votre fils. C’est votre fils.
On commence aujourd’hui les préparatifs de départ. On fait des caisses. On met en ordre le ménage qui doit rester au Val-Richer. Le soleil, les bois, la vallée, tout est encore beau. Mais que m’importe ? Vous m’avez gâté la campagne, gâté de deux façons, parce que j’ai envie d’être ailleurs et parce que je me figure à quel point je serais bien ici, si vous y étiez. Sans vous, tout est incomplet pour moi. Vous manquez au soleil, aux bois, à la vallée. Je ne puis les regarder sans qu’il s’élève aussitôt dans mon cœur un désir et un regret infiniment supérieur à tous les plaisirs qu’ils me peuvent donner. Que c’est dommage ! Ce lieu-ci se prêterait à tout. L’aspect est sauvage et riant calme et animé. On ferait aisément de la maison quelque chose de grand et de simple. J’y arriverai l’année prochaine par un bon chemin.
Je lisais l’autre jour à mes enfants les Châteaux en Espagne. Combien j’en ai fait en lisant, et bien plus beaux que ceux que je lisais ! C’est une singulière impression de se laisser aller ainsi à sa fantaisie. Les premiers moments sont délicieux. On va, on va ; tout arrive, tout s’arrange ; on y est, on le voit, on en jouit. Et puis, tout à coup, tout disparaît, tout tombe ; il n’y a plus rien. Il y a le vide, et la chute dans le vide. Ne vous arrive-t-il jamais, la nuit de rêver que vous prenez votre essor, un grand essor pour monter, pour atteindre à quelque chose qui vous plait, qui vous attire ? Mais l’essor s’arrête soudain, et par un soubresaut très pénible, vous vous retrouvez dans votre lit, seul et rompu, moulu.
M. de Grouchy m’apportera donc quelque chose. Je vous en remercie mille fois. Je me dis tout ; mais j’aime bien mieux votre voix que la mienne. Et puis je suis sûr que je ne me dis pas tout. Vous savez bien combien je vous aime. Eh bien ne vous vient-il par tous les jours de moi, de loin comme de près, quand je vous écris ou quand je vous parle, quelque chose de nouveau, d’inattendu ? C’est le droit, c’est le charme d’une affection comme la nôtre. On croit à tout et on découvre toujours. La confiance est entière, mais le trésor est inépuisable. Rien d’ailleurs, voyez-vous rien, pas même les plus vifs désirs, les plus douces suppositions du cœur, le plus tendre, rien ne vaut la réalité ; et l’amour lui-même ne sait rien inventer d’égal à ce qu’il peut recevoir.

11 heures
Je n’ai jamais qu’une chose à vous dire. J’aime le N°67. J’aurai dans la journée la lettre indirecte, et je suis sûr que je l’aimerai bien davantage. Et puis le 31 encore davantage. Adieu. adieu. Que de choses à nous dire ! Et pour finir toujours par Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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70. 9 heures Mercredi 25 octobre

J’ai passé une journée assez calme hier, mais vers le soir je me suis sentie fort indisposée, & aujourd’hui Je le suis beaucoup. Je resterai couchée comme je l’étais après le Jardin des plantes. Ah, si vous étiez ici ! Quelles bonnes & longues causeries. Vous me feriez quelques lectures. Je suis bien avide de vos Hindous. Non, je crois qu’ils me feraient du mal dans ce moment-ci mais je veux cependant faire leur connaissance.
Voici votre lettre. Quel plaisir de penser que vous emballez, ne trouvez-vous pas difficile de vous figurer, que depuis le 31 nous n’aurons plus de jours à compter, que tous les jours seront les mêmes, toujours beaux, toujours charmants. est-il bien vrai que nous saurons heureux à ce point ? Je tremble en pensant qu’il y a encore 6 jours. Il peut arriver tant de choses ! Et aujourd’hui que je suis malade ; il me semble aussi que je puis mourir. Non, je ne mourrai pas, je vous reverrai, n’est-ce pas ?
Mon journal a langui, vous ne savez plus comment je passe mes journées. Il faut que j’y revienne. Hier le bois de Boulogne deux heures avec Emilie, et puis une longue séance avec lady Granville, à laquelle j’ai rendu compte de tout ce qui s’est passé avec mon fils. Elle a tremblé d’abord, et puis nous avons fini par rire. Et je crois que je vous ferai rire aussi. & je crois que je vous ferai rire aussi. Dîner seule avec Marie. Le soir Pozzo mon Ambassadeur, son grand frère, les Schoonburg, les Stockelberg, lord Granville, M. Sneyd, M. Thorn (aujourd’hui chargé d’affaire d’Autriche) M. de amoureux de la petite princesse.
à onze heures je me suis couchée. La nuit a été mauvaise. L’agitation du séjour de mon fils subsiste, c’est à elle que je dois sans doute mon indisposition d’aujourd’hui. Il faudra bien du repos. Et comme avec du repos on ne se donne ni appétit, ni sommeil, il n’y a pas de quoi reprendre ; impossible d’engraisser. Je vois bien qu’il faut attendre ce que fera un bonheur réglé, bien établi, sans nuage. Car le vent du Nord, ni celui du midi ; ne pouvant plus troubler ma vie. C’est vous qui en êtes chargé J’aurai dans dix jours des réponses de mon mari. Il part pour l’Italie et dans 6 semaines des réponses de Moscou. C’est vous qui lirez tout cela le premier, et vous me direz ce que vous aurez lu. Je ne vous ai rien expliqué de la mission de mon fils parce que c’est trop long. Je ne vous ai mandé que l’essentiel l’ordre de me ramener à Genève. Vous serez étonné du reste, mais je n’ai ni le temps de l’écrire ni vous de le lire Pahlen redouble pour moi les Granville aussi.
J’écris longuement à mon fils aîné, je lui fais le récit détaillé de tout. & j’y ajoute toutes les peines. Il faut qu’il soit instruit de tout. Mon mari semble le désirer, ce qui me prouve qu’il songe à pousser les choses plus loin. Je suis en vérité fort fatiguée de tout cela, et bientôt, j’en serai très ennuyée. à vous je conterai encore cette bizarre histoire car je vous réponds qu’elle est bizarre, & puis je n’en parlerai plus jusqu’au jour du dénoue ment.
Hier en voiture il m’a pris un de ces moments auxquels je ne sais pas donner de nom. Que je ne peux pas, que je ne veux pas expliquer. De ces moments où je rêve tout ce qui ne peut jamais être, où je m’enivre de nos rêves. Où ma vue & ma raison s’égarent. Que faisiez vous dans ce moment. Ah venez trouver ces moments auprès de moi ! Est-ce que je vous ai trop dit ? Qu’est-ce que je vous ai dit ? Ce moment est revenu. Mais je vous ai dit que je suis souffrante sans doute du délire. Adieu. Adieu. ah le 31 ! Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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75. Champs Elysées Jeudi 28 juin 1838 Midi 1/2

Je vous ai rencontré hier, j’ai vu le visage réjoui de Guillaume. J’ai vu, entrevu le vôtre, tout cela si rapidement que cela avait l'air d'une mauvaise plaisanterie. Je n'ai pas su si j’étais aise ou fâchée de cette rencontre ; ce matin j'ai lu cette lettre si tendre, si bonne ; je vous en remercie, si tendrement ! Je me suis donnée hier bien du mouvement pour me distraire. J'ai hâté le déménagement. Je me suis fatiguée, j’ai parfaitement mal dormi. Il y a une heure que je suis ici. Vous voyez à mon écriture que je n'ai pas les nerfs en bon état. Il pleut à verse, je me reposerai au Val-Richer. Je n'ai pas la force d'écrire, et j’ai tant tant à vous dire !
Lady Granville est à Versailles. Je ne verrai pas une âme aujourd’hui. Je me caserai. Je crois que je serai bien ici. Je viens de recevoir une lettre de Pétersbourg de mon banquier. Il me dit que mon mari a sanctionné les payements faits & ordonnés pour l’avenir 4000 fr. par mois qui m'a mis à 48 au lieu de 55, qu'il me donnait jusqu’ici. C'est une décision pitoyable. Que me conseillez vous ? Faut-il réclamer auprès de lui ou de mon frère ? Doucement ou fortement ou pas du tout ? Vous voyez que je ne suis rien sans vous.
Ah que le temps va être lourd, insoutenable, j'en suis accablée d’avance. J’ai envie de pleurer vingt fois le jour. Je suis si abandonnée. Il me semble qu'il y a un an que je ne vous ai vu. Où trouver du courage ? Adieu Je vais relire votre lettre, mais la relire, c'est pleurer. Donnez-moi de la force. Adieu. Adieu, que le ciel veille sur vous. Je suis si accablée qu'il faut que vous veniez chercher un adieu, je ne saurais me lever pour vous le donner et j’en ai besoin, bien besoin. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°72

Je suis ici depuis une heure entouré de visiteurs. Nous allons déjeuner et dans deux heures je repars pour le Val-Richer. Mes enfants sont bien. Je ne trouble pas leur joie. A chacun les siennes. Je ne donnerais les miennes, coûte que coûte, pour quoique ce soit au monde. Il faut qu’elles soient bien profondes, et bien puissantes pour que j’en parle aujourd’hui. Sachez bien une chose, je vous en prie, c’est que si je suis exigent, en revanche je suis infiniment reconnaissant. Adieu. Il ne fait pas chaud. Ce soir après dîner, je me promènerai. Et puis, quand tout le monde sera couché, je me promènerai encore, seul. Point d’incident en voyage. Ma lettre ira vous chercher rue de la Charte, là où je n’ai pas été. Du moins, soyez y fraîchement et en repos.
Adieu. G.
Lisieux jeudi 10 heures.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°74. Vendredi 29 10 h. du soir.

Il a fait très beau aujourd’hui. J’en étais en plus mauvaise disposition. Vous me manquez bien plus sous le soleil que sous la pluie. Je puis être triste sans vous ; heureux sans vous, non. Je souffrais de tout le plaisir que j’aurais pu avoir. Ce soir, je me suis promené avec mes enfants. A la bonne heure ; je puis jouir de leur gaieté, m’y associer même. Ce n’est pas pour moi que je suis content. Pourquoi m’êtes-vous devenue si nécessaire ? Je fais là une sotte question, car j’en sais parfaitement la réponse.
Je suis outré pour bien plus de 7000 francs. Je soupçonne qu’il y a là encore plus de taquinerie subalterne que de vilenie, un petit étalage d’autorité le désir de faire acte de pouvoir en reculant. Mon avis est que vous devez en informer votre frère et en parler à votre mari avec un étonnement bref et sans réclamer. Si je commence à les bien connaître la réclamation serait vaine. Vous ne pouvez, je crois ni passer sous silence un tel procédé, ni en faire grand bruit. Étonnez-vous aussi de l’apprendre par votre banquier. Pourquoi n’a-ton pas eu le courage de le dire soi-même de vous le dire à vous ? Je vous conseille là un langage du haut en bas, le seul qui vous convienne au fond, le seul aussi, j’en ai peur qui vous donne un peu de force. Il faut qu’on sache que vous ne vous générez pas de dire à vos amis la vilenie qu’on vous fait. Un peu de crainte, vous a sauvée. Usez de ce moyen avec les formes les plus douces du monde, mais usez en toujours un peu. Qu’ils aient tous peur du qu’en dira-t-on. Votre sauvegarde est là.

Samedi 8 h.
Vous n’aurez pas de lettre aujourd’hui. Cela me déplaît. Vous a t-on porté un paquet de livres ? Je ne sais si quelque chose là vous amusera. Vous êtes très difficile à amuser. Non que vous soyez blasée, ce qui n’a jamais ni mérite, ni charme, mais parce que vous êtes très difficile et très prompte à mettre de côté ce qui ne vous plait pas du premier coup. Vous ne savez ni attendre, ni chercher. L’imperfection, l’insuffisance, l’ennui vous choquent si vivement que vous détournez sur le champ la tête avec dédain, comme si vous ne pouviez rien avoir à démêler avec tout ce qui n’est pas supérieur et accompli. C’est votre mal, & votre attrait.
Il y a dans ce paquet de livres un roman nouveau intitulé Une destinée qu’on ma apporté la veille de mon départ. Je n’en ai pas lu une ligne et je ne vous réponds pas du tout qu’il vaille le moindre chose. Mais regardez-y cinq minutes. Il est d’une jeune fille à qui je veux du bien. Il y à cinq ans, quelques semaines après le 1 mars 1838 une lettre m’arriva d’une personne inconnue. C’était une longue pièce de vers écrite à mon sujet, sur le coup qui venait de me frapper par une jeune fille de 17 ans, fille d’un pauvre aubergiste dans un pauvre village du fond du Poitou, qui n’avait jamais eu d’autres leçons que celles du maître d’école et du curé de son village, ni lu d’autres livres que quelques volumes incomplets de poésie française et quelques numéros de Journal. Ses vers sans rien de saillant, n’étaient pas dénués de sensibilité et de mouvement. Un me frappe beaucoup. Elle disait, en décrivant celle que je venais de perdre : Ses regards pleins de douceur et d’empire. C’était à croire qu’elle l’avait vue, car ce mélange là, était précisément le caractère original de sa physionomie comme de sa nature. Je fus donc très touché. On l’est toujours d’ailleurs, d’apprendre que votre nom, votre sort ont vivement ému et occupé, à 150 lieues au fond d’un village, une personne inconnue et tant soit peu distinguée. Je répondis affectueusement à cette jeune fille. Je l’encourageai. Je lui envoyai de bon livres. Un an après, je reçus une autre lettre qui m’annonçait que son père avait vendu son auberge, et qu’elle allait venir à Paris, avec son père, et sa mère, dans une charrette traînée par un cheval que son père avait gardé pour ce voyage. J’essayai de l’en détourner. Il n’y eut pas moyen. Elle sentait son génie et voulait tenter sa destinée. Elle arriva. Je devrais dire elle m’arrive, car elle venait sur la foi de ma protection, et je ne pouvais me défendre d’accepter un peu la responsabilité de son sort. Je vis une jeune fille, point jolie de manières très simples, mais convenables, et assez élégantes de l’intelligence, dans le regard de la finesse dans le sourire, point embarrassée, et parfaitement décidée à chercher, par ses vers, la fortune et la gloire. Je lui donnai quelques avis et une petite pension. Depuis elle fait des vers ; elle en a fait d’assez agréables, et qui lui ont valu quelque succès auquel j’ai un peu aidé. Elle a acquis quelques amis de plus, amis-poètes, M. de Lamartine, Mad. Testu, quelques autres que je ne connais pas mais qui ont leur monde, où ils ont leur renommée. Elle vit très modestement, honnêtement, je crois. J’ai fait avoir une petite place à son père. Elle passera sa vie à faire des vers sans jamais monter bien haut ni percer bien loin, pauvre, agitée, jamais sûre de son succès ni de son pain ; mais elle aura obéi à son instinct et coulé selon sa pente. C’est le vrai secret de bien des vies. Je vois que les vers, ne lui suffisent pas, et qu’elle commence à faire des romans. Elle m’a apporté celui-là la veille de mon départ.

10 heures
Voilà votre N°76. Oui, c’est une triste et charmante parole. Adieu. Je vous ai dit ce qu’il me semblait de la réponse à votre mari. J’y pense encore. Il est possible, ce me semble, d’exprimer une surprise très hautaine au fond et très douce dans la forme, une surprise fière et résignée, qui les fasse, non pas rougir, ce qui ne se peut pas, mais s’inquiéter un peu du jugement de cinq ou six personnes, si cela se peut. Adieu encore. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°75 Dimanche soir 1 Juillet, 10 h.

Comment feriez-vous, sans bateau, sans filet, sans ligne, sans hameçon, pour prendre deux ou trois cents carpes, truites, tanches ? Je vous le donne en tout. Toute votre habileté à résoudre les questions d’étiquette diplomatique échouerait contre ce problème là. Moi, j’ai la recette. Ayez un jardinier intelligent, mais paresseux et un peu libertin. Grondez le bien fort ; plaignez vous que votre étang soit sale, votre potager mal tenu. Dites lui, mais bien sérieusement que vous le renverrez si d’ici à trois mois, vous n’êtes parfaitement contente de lui. Allez-vous promener le soir, au bord de l’étang. Le jardinier est là, occupé à faire baisser l’eau pour nettoyer le fond. Une carpe saute. Mes enfants sautent aussi : " Quel dommage de ne pouvoir la prendre ! ". Belle occasion pour rentrer en grâce auprès du père. La barre qui retient l’eau est soulevée. L’eau se précipite. Le jardinier y entre jusqu’à la hanche. Le poisson fourmille dans le creux où l’eau reste encore. Le bruit s’en répand. Tous les gens arrivent hommes, femmes, bonnes. Les hommes entrent tous dans l’eau. Je m’assois au bord avec ma mère, mes enfants, Mad. de Meulan, Melle Chabaud. On commence contre les poissons une vraie chasse à courre. On les poursuit ; on les saisit. Les gros se débattent ; les petits glissent entre les doigts; les plus avisés se tapissent dans la vase. Les chasseurs s’animent au jeu ; on se presse, on se pousse ; l’eau rejaillit sons les pieds, sous les mains. La joie de mes enfants, est au comble. Ils bondissent autour de l’étang. Ma mère rit de bon cœur. Je ris aussi. L’espoir revient au cœur du jardinier. Il redouble d’efforts d’adresse. Tous les gens le secondent ; et en moins d’une heure, les deux ou trois cents carpes, truites sont entassés dans des seaux, des arrosoirs et transportés dans un petit vivier où elles resteront jusqu’à ce que l’étang soit bien nettoyé, l’eau bien revenue ; et elles ne sauront jamais que cinq minutes de ma mauvaise humeur et un quart d’heure de gaieté de mes enfants, leur ont seules valu cette aventure. Vous me demandez ce que je fais au Val Richer. Le voilà. Cela vaut bien les mille et 14 visites de Mad. de Strogonoff. Le singulier peuple ! Si sérieux et si frivole ! Si indépendant et si esclave de la mode, d’un jour de mode ! Je ne l’en estime et ne l’en aime pas moins.
J’aime qu’on soit capable des impressions les plus variées, raisonnable trois cents jours au moins, fou les 60 autres. Pourtant 60 c’est trop, n’est-ce pas ? Les Anglais n’en donnent pas tant à la folie. Je soupçonne qu’il y a beaucoup d’ennui dans la leur. C’est la plus mauvaise des raisons de folie. Du reste, on dit que la folie anglaise est grave, symétrique, taciturne. Est-ce vrai ? En ce cas, elle ne ressemble guère à cette de mes enfants et de mes gens ce soir. On ne s’est jamais amusé plus bruyamment. Il est vrai qu’ils ne s’ennuyaient pas du tout auparavant et qu’ils ne s ennuieront pas du tout demain. La gaieté est leur état habituel.

Lundi 8 heures
Pourquoi n’avez-vous pas encore été voir la petite Princesse ? Il me semble qu’elle est sur son déclin. Ne la négligez pas tout-à-fait. C’est votre voisine. Elle vous est plus commode, et à tout prendre, plus agréable que bien d’autres. Ne me dites pas que vous avez le dégoût de toute chose et de tout le monde. C’est une parole corruptrice pour moi si douce à entendre que j’en oublie tout remords. Et pourtant, je veux que, lorsque vous n’avez plus que tout le monde, vous ne soyez pas trop seule, ni trop triste. Oui, je le veux, par vertu, par tendresse, et aussi, et surtout parce que j’ai la confiance que tout le monde ne peut rien me faire perdre, même quand il vous amuse. Pour la première fois depuis que je suis ici, le ciel est parfaitement pur. Le soleil brille. Toute la vallée s’épanouit. Toute sa population, hommes, bêtes, oiseaux, va, vient, vole, travaille, ou broute, ou chante, librement, gaiement. Moi, je regarde. Ma gaieté à moi n’est pas là, ne me vient pas de là. Il y a plus de joie pour moi dans le petit cabinet étouffé, sur la petite chaise basse de la rue de Rivoli qu’au milieu de tout cet éclat, de tout ce sourire de la nature.

10 heures
Voilà le n°78. Je trouve comme vous la poste très peu civilisée. On me fait espérer une amélioration. Le courrier ne partirait plus de Lisieux que vers le soir après le retour du facteur du Val-Richer en sorte que vous auriez toujours mes lettres le lendemain, mais je proteste contre les cuvettes. Je me suis toujours lavé les mains jusqu’au dessus du poignet. Adieu. Mais dormez donc. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°77. Mercredi 4 Juillet. 6 h. du matin

Vous êtes-vous jamais levée comme je viens de le faire avant 6 heures ? C’est charmant. Le Ciel est pur comme le regard d’un enfant ; le soleil éclatant comme s’il brillait pour la première fois ; l’air frais sans le moindre vent qui l’agite ; le chant des oiseaux le bourdonnement des insectes, mille bruits, mille mouvements sur les près, dans les bois, sous les feuilles, remplissent, animent l’espace ; et pourtant tout est calme ; toute la nature, s’éveille confiante et gaie. L’homme n’y a pas encore répandu son agitation, et sa fatigue. Vous jouiriez vivement de ce spectacle de jeunesse universelle que la bonté de Dieu renouvelle tous les jours. Moi aussi, j’en jouirais bien autrement que je n’en jouis. Car à chaque impression douce qui m’arrive à chaque mouvement de plaisir qui s’élève en moi, je me tourne vers vous, je vous cherche. Je suis à coup sûr en ce moment dans toute cette étendue que j’ai là devant moi, la seule créature qui désire et cherche, en vain.
N’est-ce pas dans le procès de l’archevêque Land, contre qui on voulait additionner je ne sais combien de petits délits pour en faire un grand crime, qu’il a été dit pour la première fois qu’avec cinquante lapins blancs on ne pouvait faire un cheval blanc ? Je l’apprendrais si j’en avais douté. J’ai bien des choses, & des des choses agréables, à mettre dans ma journée. Mon pays est joli ; mes enfants sont gais. Je me promène et je travaille. Je cause et j’écris. J’ai des ouvriers et des livres. Pas une heure n’est vide. Et elles le sont toutes. Et de tous ces plaisirs, je ne puis pas faire un moment de vrai bonheur. Et il n’y en a pas un qui ne suscite en moi un regret mille fois plus vif que le plaisir ne peut l’être. En vérité, je suis tenté quelques fois de me croire aussi jeune que ce jour qui vient de se lever.
Que mettrez-vous à la place de ce couronnement terminé ? Car il vous a amusée. J’aime en vous cette vivacité cette longue durée de vos souvenirs heureux ou malheureux, doux ou cruels. Vous aussi, vous êtes jeune. Rien n’est usé pour vous ni joie, ni douleur; et tout votre passé vous est cher comme si vous le possédiez encore. Madame, il en coûte beaucoup d’être ainsi fait, de ne pas se mettre en harmonie avec le cours commun des choses de ne pas oublier ce qui s’en va d’avoir le cœur plus constant que n’est le monde, de rester le même quand tout change. Mais quoiqu’il en coûte ne regrettez pas la beauté et le charme de votre nature. C’est ce qui reste éternellement. C’est ce qui détermine notre rang devant Dieu. Et moi, j’ai le droit de demander que vous ne le regrettiez pas.
Je suis charmé que vous ayez trouvé mon conseil bon pour votre lettre à votre mari. J’était très convaincu. Mais de loin, on peut dire si peu de chose ! J’attends impatiemment ce qu’il vous écrira sur l’époque de son arrivée. Je ne sais pourquoi mon impatience, car il n’y aura là rien de bon, sinon le caractère définitif de votre établissement. J’écris ce matin à Broglie pour savoir quel jour j’irai. Il est possible que le Duc de Broglie retourne à Paris pour le jugement de la Chambre des Pairs. Je ne veux pas aller chez lui pendant son absence. Mad. de Staël en part ces jours-ci pour retourner en Suisse.
10 h.
Oui, il y a eu hier huit jours, nous étions encore ensemble. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°81. Dimanche 8. 6h. 1/2 du matin

Les mouchoirs blancs et rouges sont tout prêts, rangés dans mon tiroir. Je viens d’en prendre un. Le pauvre roi d’Hanovre me paraît bien accusé. On peut encore exercer le pouvoir absolu là où il existe, encore en s’y prenant bien. Mais le rétablir cela ne se peut plus, surtout en en mettant enseigne. Le principe irrite plus que le fait. Les peuples sont comme les femmes, comme les hommes ; ils aiment mieux être maltraités qu’insultes. Votre Empereur a raison ; le Roi d’Hanovre gâte le métier. Si j’étais M. Molé et que j’eusse envie d’avoir le Maréchal Soult pour ministre de la guerre, son fracas à Londres me déplairait fort. Il reviendra de la plein de prétentions, & probablement ne voulant plus accepter d’autre Présidence que la sienne propre. On me mande qu’il n’y a encore rien de sérieux dans tous les bruits de remaniement de Ministère. Ce qu’on remanie, c’est l’administration d’Alger. On va changer, je crois, l’Intendant civil. M. Bresson payera son discours. Le maréchal Vallée écrit que les affaires militaires sont à peu près arrangées, qu’il lui faut à présent, pour second un administrateur actif et un peu considérable, sans quoi il ne saura que faire de tout l’argent qu’on lui vote. On a fait des propositions à un homme de mes amis. Je l’ai engagé à accepter.
Le dîner de la Reine d’Angleterre aux Ambassadeurs Constitutionnels est une affiche en bien grosses lettres. C’est comme toute la politique extérieure anglaise, un grand tapissage sur la rue. Je ne trouve pas que nos journaux en fassent le bruit convenable. Me voilà au bout de ma politique et de la vôtre. La saison est bien morte. Nous glanons. Si nous étions ensemble, nous moissonnerions toujours. La Fontaine a raison. L’absence est le plus grand des maux. Pourtant je me reproche de dire cela. Nous ne connaissons pas le plus grand des maux. Cela fait trembler. J’oublie les nouvelles de St Ouen. On bâtit le Presbytère.

9 heures
Vous dîtes que je ne vous connais pas tout-à-fait. Tant mieux ; car plus je vous ai connue, plus j’y ai gagné, et vous n’y avez pas perdu. Vous êtes pourtant d’une nature, simple, pas un peu simple, comme votre grand duc, mais très simple. La simplicité riche, c’est la perfection. Votre âme est riche, inépuisable. Je la connais mieux que je ne vous le dirai jamais. Je ne vous dis pas tout de vous surtout. Et de loin, que dit-on?
J’ai repris mer leçons avec mes filles. Je remplace leur maître d’arithmétique! Elles sont bien heureuses. C’est quelque chose de singulier qu’une vie si animée et qui laisse si peu de traces. J’ai probablement été dans mon enfance, aussi heureux, aussi animé que le sont mes filles. Je ne m’en souviens pas du tout. Vous souvenez-vous de votre enfance ? Je suis né vers seize ans. C’est de là que date ma vie, dans ma mémoire à moi. Je vous parlais de mes filles. Un de leurs bonheurs, c’est que je en leur lis le soir. Nous achevons un très joli, roman de Walter Scott, peu vanté : Richard en Palestine. Mais je ne veux pas ne leur lire que des romans même de ceux-là. C’est une lecture trop amusante, un plaisir de paresseux, un aliment qui dégoûte des autres, et ne nourrit pas, les jours derniers, j’ai pris Plutarque, la vie de Thémistocle. C’est charmant ; mais c’est un travail de lire cela à des enfants. Il faut à chaque instant sauter, retrancher, retourner, expliquer. Les faits, les livres, les esprits, le langage tout cela est bien grossier. Il n’y a pas moyen de mettre cela sous les yeux des enfants. Je ne suis pas prude ; mais avec mes filles. je deviens de la susceptibilité la plus ombrageuse. Je ne voudrais pas laisser approcher de leur pensée de leur petite figure, si fraîche et si pure un mot, une ombre, un souffle moins frais et moins pur. Pour les âmes, le mal, c’est la peste contagieuse à faire trembler, contagieuse par un mot, un regard ! J’ai fait en lisant la vie de Thémistocle, des tours de force et d’adresse admirables pour écarter le mal que je rencontrais à chaque pas. Je l’ai écarté hier ; mais demain, mais un jour, il les approchera nécessairement. N’importe, que ce soit tard, le plus tard qu’il se pourra. La longue innocence se répand, sur toute la vie.

10 h. 1/2.
Il paraît que nous parlons l’un et l’autre bien obscurément sur mes carpes. Je ne croyais pas du tout que vous les attendissiez en personne, pas plus que je n’avais pensé à vous les envoyer. Je ne voulais que justifier mon récit de leurs aventures. Mais laissons-le là. C’est plus qu’elles ne méritent. Gardez votre style, anglais ou non. Je ne vous pardonnerais pas d’en changer. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 88 Lisieux 16 6 h. 1/2

J’ai couché ici. Je vais retourner déjeuner chez moi. Demain je reviens dîner ici, un grand dîner de toutes les autorités du pays. Après-demain, je vais dîner à cinq lieues, à Pont-Lévêque, pour une réunion à peu près pareille. J’ai dîné hier avec 80 personnes, 76 pour être exact. Tout cela, c’est de la politique ; de la politique peu Russe ; de cette politique qui fait que nous appelons les Russes des barbares, et à laquelle on arrive par le même chemin qui mène hors de la Barbarie. Ce que vous mande Lord Willians me paraît tout simple. Je ne comprendrais pas qu’ils pensassent et parlassent autrement. Et quand ils trouvent qu’il y a de l’uninteresting et du frivolous, dans nos mœurs et notre politique, ils ont un peu raison. Seulement nous avons bien plus raison quand nous trouvons à notre tour tant de frivolous et d’uninteresting dans les leurs et dans leur grandeur grossière et apparente. J’estimerais davantage leur dédain pour l’étranger s’il était bien réel et bien réfléchi, mais il y a tant de charlatanerie et d’ignorance qu’il est difficile de n’en pas sourire. C’est un dédain d’enfants forts et piqués. Plus j’avance, plus je trouve le dédain de nation à nation peu sensé et un peu ridicule, souvent même aussi le dédain pour les personnes. C’est une leçon que je me donne à moi-même, & qui ne changera pas ma nature, je ne lui demande pas mais qui contient et rectifie mon jugement. Toute créature humaine à quelque côté par lequel elle mérite qu’on ne la dédaigne pas. Ce sont les choses de ce monde que nous pouvons librement dédaigner.
Je suis bien philosophe aujourd’hui, n’est-ce pas ? Philosophe ou non, merci de vos lettres. A part leur contenu j’ai été charmé de les recevoir et de les lire. Je suis rentré à l’hôtel de la Terrasse. J’ai retrouvé notre cabinet, notre conversation, nos délicieux commérages. Ma philosophie est très capable d’illusion. Tout ce qui me rapproche de vous ne fût-ce qu’en pensée, n’est jamais une illusion. C’est revenir au contraire à la réalité, à ma vraie vie, à ma vie intérieure et habituelle. C’est très vrai que, même-ici, je vis habituellement avec vous. Je vous entends, je vous parle, je vous questionne, je vous raconte ; j’assiste à toutes vos impressions, je vous livre toutes les miennes. La différence est immense pourtant. De loin, tout cela m’occupe. De près, cela fait mon bonheur.
Voilà le n° 92. Je suis charmé que vous ayez dormi. Je me l’étais promis hier matin. Ai-je raison de vous dire que j’assiste, de loin et d’avance, à toutes vos impressions. Le chaud a un peu repris, cependant bien moins lourd et moins intense. J’ai beaucoup pensé à ce que vous me dîtes de Broglie. Je veux y penser encore avant d’avoir un avis. Le duc de Broglie doit venir passer deux jours au Val-Richer, vers la fin de ce mois. Je le sonderai à ce sujet. Je sais comment. Je suis aussi fier, aussi difficile pour vous que pour moi. Certainement, vous ne devez aller que là où vous êtes désirée. Il faut que mon sentiment à ce sujet soit bien fort pour que la seule idée, la moindre possibilité de vous voir en Normandie n’effraie pas toutes choses. Vous voir, me promener avec vous ! Savez-vous ce que c’est ? J’espère que vous aurez de meilleures nouvelles de votre grand Duc. La fièvre tierce est un mal mais pas un danger. Je ne sais ce que sont les médecins Russes et Danois. Henriette était à merveille hier. Je crois en effet que c’est la chaleur qui lui avait donné cette indigestion. Adieu.
Où pourriez-vous donc aller hors de Paris si la chaleur revenait ? Avez-vous quelque idée ? Je voudrais bien pouvoir vous en envoyer une. Mais je ne veux pas que vous alliez quelque part pour y être encore plus seule qu’à Paris. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°92. Lisieux 19. 4 heures

Je m’aperçois que si je ne vous écris que demain matin du Val-Richer et par le facteur vous serez un jour sans lettre. Et comme j’ai un domestique un peu malade, j’aurais quelque embarras à envoyer demain matin à Lisieux. Je vous écris donc d’ici, avant de partir et quelques mots. Depuis que je dois vous voir dans douze jours, j’ai le cœur très léger sur les lettres. Elles ne me plaisent pas moins ; mais j’ai un plaisir plus vif en perspective, et ma pensée se porte sans cesse sur celui-là.
Il est possible que ma mère, mes enfants, Mad. de Meulan, toute ma maison aillent passer à Broglie le temps que je passerai à Paris. Mad. de Broglie veut absolument les avoir tous dans le cours de l’été. Je vais lui proposer pour le 1er août cette visite générale qui lui conviendra, je n’en doute pas. J’en serai bien aise. J’aime autant, quand je m’en vais, les mettre, en bonne compagnie. Je vous dirai du reste comme nouvelle, car c’en est une pour moi, que la route promise pour aller au Val-Richer se fait réellement. Les travaux sont en pleine activité. J’y passerai peut-être dès cette année en quittant la campagne. Elle sera bonne et fort jolie, toute à travers des près et des bois. Vous n’avez jamais vu de près les intérêts-là. Vous ne savez pas avec qu’elle vivacité toute une population s’en occupe. Il y a plus de deux lieues de pays et trois ou quatre villages qui ont foi en moi, une foi aveugle, depuis qu’ils voient cette route s’exécuter. Ils ne croyaient pas que cela fût possible. Nous trouvons que le monde s’est terriblement remué depuis quelque temps. Je vous assure que l’apathie est encore bien plus grande que le mouvement.

5 h. 1/2
Voilà votre N° 96 qui bêtement était allé me chercher je ne sais où dans la ville depuis ce matin. La lettre qui vous sera arrivée aujourd’hui vous aura consolée, j’espère, de la brièveté de l’autre. J’écris à l’instant même pour vous trouver votre précepteur. J’ai un jeune homme en vue ; mais je ne sais s’il est à Paris. Je m’adresse à un homme, en qui j’ai pleine confiance. Il avait élevé mon fils. Je suis assiégé de visites. Adieu. Je vous écrirai mieux demain. Adieu.G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°96 Dimanche 22. 7 heures

Mon rhume de cerveau s’en va. Je ne vous éternuerai pas au nez en arrivant. Le serein, dans ce pays-ci est une véritable pluie. Je le dédaignais trop. Depuis deux jours, j’y ai pris garde, je suis rentré de bonne heure et je m’en trouve très bien. Mes enfants y ont gagné une plus longue lecture, des Tales of the Crusaders de Walter Scott. C’est leur grand plaisir du soir. Plaisir d’une vivacité singulière. Les impressions vives, des hommes causent toujours un peu d’inquiétude. Elles auront des conséquences. Celles des enfants n’en ont point. Le plaisir passé, tout est fini. Aussi le spectacle en est très agréable. Hier soit le charme du sujet, soit vraiment le mérite du lecteur, ma petite Pauline s’est écriée tout à coup avec ravissement : " Mon père, que tu lis bien." Et je l’ai embrassée de tout mon cœur. C’est charmant d’être loué par ses enfants.
Je suis bien aise que M. Ellice reste à Paris jusqu’à mon arrivée. J’aurai peut-être aujourd’hui ou demain une réponse sur sa commission. Vous ai-je dit que j’avais dit à M. Lorain, proviseur du Collège St Louis et mon délégué pour cette affaire de passer chez vous, dès qu’il aurait trouvé quelqu’un pour vous donner l’adresse du précepteur et quelques renseignements à son sujet ? Savez-vous les détails de la conclusion ou à peu près du différend entre Berlin et Rome ? La Cour de Rome s’est conduite avec une Sagesse et une habileté consommée. Après avoir publiquement donné sur les doigts au Roi de Prusse, qu’elle prenait en flagrant délit de mensonge et de violence, elle a, sans la moindre humeur, engagé M. de Buntzen à aller un peu se promener un peu loin. Puis elle a vertement tancé l’archevêque de Posen, lui a demandé de quoi il le mêlait de vouloir imiter l’archevêque de Cologne, & lui a ordonné de se tenir tranquille et d’obéir au Roi, comme par le passé. Puis elle a reconnu l’administration provisoire du Diocèse de Cologne nécessaire à défaut de l’archevêque absent en voyage, n’importe où. Puis enfin, elle a dit au Roi qu’elle avait pourvu à tout, qu’il pouvait garder l’archevêque en prison tant qu’il voudrait, qu’elle n’en parlerait plus, que le jour où il ne se soucierait plus de garder l’archevêque, elle l’en débarrasserait en le faisant Cardinal. Voilà le bruit fini, la contagion arrêté, & le Roi de Prusse obligé d’être content, quoique déjoué dans ses petits arrangements secrets avec quelques uns de ses Évêques et fort embarrassé de son prisonnier. Rome n’eût pas mieux fait, il y a cinq cents ans. A la vérité, elle ne se se serait probablement pas contentée à si bon marché.

10 h. ¼
Le N°98 m’arrive entre une visite qui s’en va et une visite qui vient. Vous savez que le Dimanche est mon jour de corvée. J’aurai beaucoup de monde aujourd’hui, à cause de mon prochain départ. Car je pars le 30 et je serai rue de la Charte, le 31. Je devais en effet prendre le 5 août la société des Antiquaires, mais sa séance est remise à le fin d’août, toujours à cause de mon départ. Il a dérangé beaucoup de choses et de gens. Mais ce qu’il arrange, choses et gens, vaut mieux que ce qu’il dérange. Je vois à ma visite. Adieu. Here’s the place exactly. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 101 Samedi 28, 7 heures

Voici mon dernier mot. Il sera court. Ni ma joie, ni mon chagrin ne sont bavards. Pourvu que je vous trouve bien portante ! Votre mal aise m’a préoccupé tout le jour. De quoi vous parlerais-je ? J’ajourne tout à mardi. Ce jour là, je n’aurai point encore de jury. Tout mon temps sera à moi. Pourquoi donc, est-ce que je vois encore dans les journaux que Lord Granville a été chez le Roi ? Est-ce qu’il n’est pas parti pour Aix ? J’attends Génie ce matin. Il vous aura vue. C’est quelque chose quelqu’un qui vous a vue, en attendant que je vous voie moi-même. Je laisserai mes enfants très bien et ma mère assez bien. La santé de ma mère, me préoccupe beaucoup. Elle est heureuse. Elle l’a si peu été ! Elle jouit vivement de l’affection de mes enfants. Ils remplissent son temps et son âme. La campagne lui plaît. J’espère que le soir de sa vie se prolongera au milieu de ces impressions douces. Et elle m’est si nécessaire pour mes enfants ! A travers beaucoup de petites choses qui manquent et qui m’impatientent quelquefois, toutes les grandes y sont et me donnent une sécurité habituelle que rien ne pourra remplacer. Adieu. Je ne fermerai ma lettre qu’après l’arrivée du facteur. Mais il sera ici probablement avant M. Génie. Adieu donc. à mardi, midi et demie

9 h. 1/2
Le facteur ne m’apporte pas de lettre. Je suppose que M. Génie me l’apportera dans une heure. Je veux bien de cet échange. Mais sans cela, je serais inquiet. En attendant, adieu, le dernier. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie. Vendredi 3 heures

Je tombe de sommeil. J’ai fort peu dormi cette nuit. Ce matin au moment d’arriver, je dormais profondément. Certainement, je dormirais si je ne vous écrivais pas. Mais je ne puis me résoudre à passer toute cette matinée sans vous. A midi et demie en sortant de déjeuner, il m’a pris un vrai mal aise physique. Que le bonheur devient promptement une habitude ! Une heure après vous avoir retrouvée, il me semblait que je ne vous avais jamais quittée ; et pendant bien des jours, à midi et demie, je m’étonnerai tristement de ne pas sortir pour aller vous voir.

Samedi 7 h.1/2
J’ai été interrompu hier par M. de Broglie. Quand on arrive de Paris, il semble toujours qu’on apporte des nouvelles. Il n’y en a point. Je le dis. La conversation languit un moment. Et puis, à défaut de grandes nouvelles, les petites arrivent, abondent, et la conversation se ranime et devient intarissable. J’ai passé hier ma journée à raconter ce que je ne sais plus aujourd’hui ce que je me rappellerais bientôt si j’allais causer ailleurs. Mad. de Broglie vient de partir ce matin avec sa fille. Elle passera deux jours à Paris pour assister au grand concours de l’université où son fils a des prix, et le ramènera, sur le champ ici. Mad d’Haussonville partira du 28 au 30 pour Milan, Rome, Naples et l’hiver en Italie. Mad. de Broglie voulait absolument  que nous passassions encore quinze jours ici. J’y serais revenu reprendre ma mère, et mes enfants, à mon retour de Caen. Mais je veux rentrer chez moi. Il faut une raison pour que je me plaise à en sortir longtemps. J’ai trouvé ma mère bien et mes enfants, à merveille. Guillaume est engraissé. Votre petit nécessaire a eu un grand succès. Henriette veut vous écrire. Et Pauline, qui ne sait pas écrire veut vous écrire aussi pour vous remercier avec sa sœur et pour sa sœur. Mes deux filles, sont très unies. Il faut qu’elles fassent toujours la même chose. Tout est commun entre elles. C’est un appui, et un repos dans la vie qu’une vraie intimité fraternelle. Et puis ce spectacle me plaît. Mes filles sont, dans leur famille, la troisième génération qui me le donne. Et toujours l’aînée supérieure à la cadette, et la plus dévouée, la plus prompte, aux sacrifices matériels pour sa sœur.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°107. Lundi soir 20

J’ai bien envie d’avoir de l’humeur. J’ai mal reçu mon facteur ce matin. Il a été très étonné. Il arrivait de très bonne heure. Malheur à lui s’il arrive tard demain. Pensez bien je vous prie à l’heure de la poste le dimanche, car ce ne peut être que cette cause là. Et si c’est une autre cause, une cause où vous ayez la moindre part du monde, ne me parlez plus de mon étourderie parce que je n’ai pas toujours un almanach dans ma poche. Je me suis promené toute la journée. Il faut que je parle lundi prochain à la société des Antiquaires, et je ne sais que leur dire. J’ai essayé de chercher un peu d’esprit. Ce que j’en ai trouvé ne vaut rien, je crois. J’espère que demain après déjeuner, je serai plus heureux. Il le faudra bien.
Je viens de jouer au loto-dauphin avec mes enfants. Je les ai gagnés. J’ai au jeu un bonheur insolent. Que faire des bonheurs dont on ne se soucie pas. Si tout autre eût gagné, ma petite Pauline se serait impatientée. Il lui déplaît fort de perdre. Mais mes enfants me pardonnent tout. Nous sommes très tendrement ensemble. Je ne les chicane, et ne les gêne pas du tout dans le détail de la vie. J’aime la liberté des gens que j’aime. J’ai du plaisir à les voir s’ébattre librement devant moi d’esprit comme de corps. Avez-vous aussi beau temps que moi ? Du soleil brillant et pas très chaud. Je voudrais arranger le temps de Longchamp l’y envoyer tous les jours, comme vous y envoyez des sandwiches et des fraises. Vient-on vous y voir ? Car vous avez un peu plus de monde à présent. Pahlen vous arrivera dans deux jours. Je vous quitte pour écrire à d’autres personnes de qui je n’attends pas de lettre. Adieu jusqu’à demain.

Mardi, 9 h. 1/2
C’est ce que j’avais pensé. Me voilà délivré pour aujourd’hui de mon chagrin, et pour toujours du reproche d’étourderie deux lettres à la fois, c’est charmant ; mais décidément j’en aime mieux une chaque jour. Ces deux lettres m’arrivent au milieu de la leçon d’arithmétique de mes filles. A ce soir notre conversation. J’aurai le cœur gai aujourd’hui. Adieu. Je suis charmé que vous ayez trouvé le ventriloque. Faites-en mon compliment à M. de Brignolle. Où donc l’a-t-il trouvé ? Adieu. Mille adieux. C’est le moins que vous me deviez.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°118. Du Val-Richer, Dimanche 2 Sept. 7 h. 1/2

Je suis rentré hier dans mon home en pensant à vous à votre chagrin de n’en point avoir à votre isolement. Je voudrais vous envoyer des paroles capables de dissiper l’isolement et le chagrin. Je les ai en moi, et bien pour vous, pour vous seule. Mais de si loin, leur vertu s’affaiblit si elle ne se perd tout-à-fait. J’ai trouvé mes enfant, à merveille et ma mère aussi. Elle a une vivacité une jeunesse d’âme bien rare et qui la soutient étonnamment. Jamais vu n’a été plus dévoué à un seul sentiment et n’est restée plus accessible à toutes les impressions douces. C’est Rousseau je crois, qui a dit : " Les mœurs sévères conservent les cœurs jeunes. " Il a raison. Je suis bien aise que mon speech, vous ait plu. Il a réussi au milieu d’une assemblée fort mêlée de légitimistes et de radicaux. En tout, j’ai été reçu de tout de monde avec une grande bienveillance. Je n’ai point de pouvoir & je prends quelques soins. On dit de beaux finales.
Pendant que j’étais chez M. Turgot, un légitimiste des environs, qui passe pour très vif M. de Marguerye lui a fait demander si je voudrais aller visiter son château, et un assez grand établissement qu’il a fait à côté pour s’arranger un peu sa fortune. J’y suis allé. Un vieux petit château fort, du 12e siècle avec ses remparts, ses plateformes, ses poternes, ses chemins de ronde, ses mâchicoulis, ses meurtrières, absolument comme si nous devions nous y enfermer aujourd’hui pour y être attaqués demain ; et au dessous sur une jolie rivière, une grande usine, avec toutes les machines de notre temps, un comptoir, des ouvriers, des commis, Tout cela à M. de Marguerye, qui s’en occupe avec le même zèle et prenait le même plaisir à me montrer ses vieilles tours et ses roues hydrauliques. Et dans son Cabinet, toutes les Histoires de Normandie à côté de tous les traités de chimie, sur sa table le anciennes chartes du château pèle-mêle avec les comptes de l’usine. Et par dessus tout, une jeune femme très jolie, très animée, d’un sourire charmant, les meilleures manières du monde, qui m’a accompagné dans toute ma visite, et ne laissait rien oublier à son mari de ce qu’il avait à me montrer. J’ai dit à M. de Marguerye que c’était le problème de notre temps de faire vivre tout cela ensemble et de bon accord. " Je sais, Monsieur, m’a-t-il dit que c’est là votre pensée. J’en ferai volontiers ma devise. " Et nous nous sommes séparés très bons amis, le château de Croully et moi. Le château est célèbre dans les Chroniques Normandes, par les guerres continuelles et ses brigandages. Fort petit du reste, & le maître assez pauvre.
Je vous raconte mes visites. Je regrette de ne pas faire avec vous celle de Versailles. Je vous aurais épargné beaucoup d’ennui. Car vous vous y ennuierez. C’est un chaos de souvenirs d’allusions de noms, de figures. Il faut voir l’ensemble et trois ou quatre choses. Du reste des œuvres du Rois, c’est une de celles qui ont le mieux réussi. Je la trouve connue et populaire partout, dans tous les partis. Tout le monde approuve Versailles, et l’a vu ou se promet de l’aller voir. Si l’affaire Suisse ne s’arrange pas, s’il faut en venir, isolément ou de concert avec l’Autriche et autres, à des menaces mises à effet, ce sera une rude discussion pour le Cabinet à la session prochaine. Il y aura bien compromis, la position de la France et pour de bien mesquines raisons.

10 h.
Le N°116 m’a déplu à vous envoyer. Mais je ne m’amusais certes pas. J’avais dans le salon 28 personnes qui m’attendaient. J’ai passé cette semaine à aller déjeuner et dîner chaque jour dans des lieux différents, à six ou sept lieues de distance les uns des autres. Deux choses étaient difficiles à rencontrer juste, le temps et la poste. Mais d’où vient ce redoublement de faiblesse et de souffrance ? Que je voudrais vous trouver un lieu où aller ? Adieu. Envoyez m’en un meilleur que celui-ci, quoiqu’il soient tous bons. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°119. Lundi 3 sept. 7 h 1/2

Je viens d’embarquer Mad. de Meulan. Je dis bien embarquer car elle va à la mer à Trouville, passer deux jours avec sa belle-sœur Mad.de Turpin, qui y est depuis un mois. J’attends Jeudi, M. et Mad. Lenormant, & la semaine d’après Mad. de Broglie. Le Val Richer sera animé si c’est être animé qu’être peuplé. J’ai commencé hier à peupler ma salle de manger. J’y ai fait pendre les 72 Rois que j’ai collés. J’y pendrai encore 286 députés de l’Assemblée constituante. Le reste des députés ira dans le vestibule et le long de l’escalier. C’est dommage que vous ne puissiez pas m’aider à coller. On cause très bien. Il me semble aussi qu’un changement d’air vous serait bon. N’avez-vous plus personne à Dieppe ? Je pense quelquefois que, sans la mer vous pourriez aller passer un mois ou six semaines, en Angleterre, de château en château. Vous y trouveriez de la distraction, peut-être un peu d’amusement. L’Angleterre vous plaira toujours ; et sauf la fatigue ce voyage-là me paraît sans inconvénient pour vous. Il ne vous engage et ne vous expose à rien. Vous pouvez poser l’alternative entre l’Angleterre et la France.
Je cherche sans cesse quelque moyen de vous faire un peu de bien, au corps et à l’âme. Je trouve et je puis bien peu, et pourtant ! On me conteste l’abandon de Mad. la Duchesse d’Orléans au moment de ses couches, et l’imprudence qui s’en est suivie. On me dit qu’elle a tout simplement été frappée d’une fièvre puerpérale aiguë, comme la Princesse Charlotte. On me donne tous les détails imaginables sur son mal et les remèdes qu’on lui a faits. Elle est devenue froide, violette. On l’a couverte de glace. On lui a fait boire du vin de Constance, manger des citrons. Je crois au mal et aux remèdes. Mais la dénégation de l’abandon m’est suspecte. J’en voudrais savoir le vrai. Cet exemple de plus de l’enivrement factice des cours vaut la peine d’être constaté. Je suis tenté d’être de l’avis de M. Molé. Ce long séjour de votre Empereur en Allemagne, ce vagabondage imprévu, cet argent jeté par les fenêtres, tout cela, annonce un dessein. On dirait qu’il va courant portant après une influence qui lui échappe. Peut-être aussi, n’est-ce qu’une fantaisie, de despote fiévreux et ennuyé. Je ne sais comment se passera le couronnement de Milan. Mais je lis les préparatifs. N’êtes-vous pas frappée de l’extrême différence entre celui-là et celui de Londres ? à Londres, des émotions, des joies publiques, des âmes, un peuple vivant au milieu des fêtes. A Milan, je n’entrevois encore que des cérémonies et des tapisseries. Et il n’y aura certainement pas autre chose au moment même. La curiosité n’est pas la sympathie. Des spectateurs ne sont pas des acteurs. Décidément la vie est du côté de l’occident, dans les vieilles idées et les vieilles mœurs comme dans les nouvelles. Aussi, à part ceux qui y sont qui est-ce qui regarde au couronnement de Milan ? Qui s’en occupe ? Le couronnement de la Reine Victoria a intéressé le monde.
9 h. 1/2
Merci du N° 123. C’est ainsi que je les veux. Je veux être au courant de tout. Tâchez qu’Alexandre ne cède pas sur la religion des garçons, si le mariage se renoue. L’avenir de vos fils, me préoccupe. Leur père ne fera rien pour eux. Leur situation est délicate. Il ne faut pas qu’ils fournissent eux-mêmes des prétextes. Quel pays que celui où des jeunes qui bien nés et capables ne sont préoccupés à 30 ans que de l’envie de quitter le service public ! Je reviens toujours à mon occident.
A coup sûr, vous n’avez de votre vie, entendu chanter une chanson à boire. Voici le refrain d’une des plus jolies. Versez donc mes amis versez.
On n’en peut jamais assez boire.
Versez donc mes amis, versez.
On n’en peut jamais boire assez.
Adieu, adieu, adieu. Adieu. Pas assez. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°122 Jeudi 6 sept. 7 heures

Mad. de Meulan est revenue hier de Trouville, à la grande joie de mes enfants, à qui elle a rapporté un panier de coquilles marines. Quelles vives joies que celles de l’enfance ! Et pour si peu de chose ! Mais rien n’est peu quand tout est nouveau. Du reste j’ai tort aujourd’hui de remarquer les joies de mes enfants. Mad. de Meulan m’a rapporté aussi, à moi trois belles coquilles de l’Inde, pêchées dans les eaux de Trouville. Je n’ai pas sauté comme Guillaume ; mais ces trois coquilles m’ont fait plaisir. Depuis que je suis au Val-Richer, J’apprends à reconnaître le plaisir des petites choses, des ornements intérieurs, des jolis conforts, des raretés, des collections. Autrefois, je n’y pensais pas du tout. Aujourd’hui je ne sais quel instinct, encore bien obscur, m’avertit que je prépare là l’agrément de mon repos, l’amusement de ma vieillesse. Je ne songe pas encore à chercher ces babioles ; mais quand elles me viennent, elles me plaisent. Je n’ai eu dans ma vie qu’un goût très vif de ce genre, celui des livres. J’en ai beaucoup, et le goût m’avait passé. Il me revient. On vient de m’envoyer d’Angleterre quelques volumes curieux sur l’histoire de leur révolution. Instruction à part, cela m’a charmé. Je vous raconte là mes enfantillages. Je n’en suis pourtant pas au point du Chancelier Séguier qui disait à 83 ans : " C’est bien heureux ; bien des gens ont eu envie de me réduire & personne n’a jamais su comment. Pourtant on l’aurait pu, avec de beaux livres bien reliés. "
Vous m’avez menacé de n’avoir pas de lettre ce matin. J’attends pourtant avec grande impatience votre avis sur le voyage de Baden. Je pense sans cesse à ce qui vous touche. Je donnerai tant pour vous voir sortir de votre mauvaise position et surtout de votre abattement qui est bien pis qu’une mauvaise position. Aucune heure ne se passe certainement dans la journée sans que je me demande comment vous avez passé cette heure-là qu’est-ce qui l’a remplie pour vous, qu’elle était votre disposition intérieure. Vous m’êtes une préoccupation constante. Si j’étais près de vous, ce serait une occupation. Cela vaudrait mieux. Le Duc d’Orléans vient de me répondre d’une manière très aimable. Il est très heureux. Il me parle beaucoup de son bonheur privé, et de la bonne étoile de son père, dont il espère bien hésiter. Je vois que l’Empereur est retrouvé. Cet hiver que le grand Duc va passer en Italie prolongera le séjour de votre mari auprès de lui. Je suis bien aise que ce jeune homme soit mieux. L’intérêt que vous lui portez m’a gagné. Et puis, j’ai envie de voir un Prince doux sur ce trône barbare. Quoique l’histoire de ce monsieur, qu’il a fait brusquement enlever du milieu du parterre pour lui faire couper la barbe, donne la mesure de ce qu’est de, même la douceur dans ce monde là.

10 h.
Si je suivais mon premier mouvement, le mouvement qui me presse, je serais fâché comme je ne l’ai jamais été ; je vous gronderais comme je ne vous ai jamais grondée. Comment ? Je fais sur moi le plus amer effort, vous me demandez depuis quinze jours quelque chose à faire, quelque chose absolument pour sortir d’une situation que vous ne pouvez plus supporter. Je vous indique, malgré moi, en m’oubliant moi, la seule chose qui me semble offrir quelque chance, puisque toutes les autres sont épuisées ; et vous me dites que je veux me débarrasser de vous ! Ah, Madame! Votre pénétration vous manque. Vous ne me connaissez pas ? Et moi aussi, je ne vous dis pas la moitié, pas la centième partie de ce que je sens. Si je vous le disais en ce moment, je vous affligerais beaucoup, je vous blesserais peut-être. Je ne le ferai pas. J’ai pour vous une pitié immense. Mais je vous aime encore plus que je n’ai pitié de vous. Voilà le mal. J’essaierai de vous plaindre plus que je ne vous aime. Adieu.
Je vous écrirai plus en paix demain. Il y a pourtant au fond de mon cœur, en ce moment même, une vive joie. Non, je ne vous envoie pas à Baden. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°124 Samedi, 6 sept. 9 heures

Vous dites bien vrai. Cinq minutes d’entretien valent mieux que dix lettres. Quelque fois pourtant il y a quelque avantage à se parler de loin de près, on ne se dit pas toujours tout. On garde certaines choses sur le cœur, ce qu’il ne faut jamais. Bien peu, bien peu de relations sont dignes et en état de supporter la vérité. Mais celles qui le peuvent devraient toujours, et à toute minute, l’accueillir toute entière. En définitive elles y gagnent. Je laisse la aussi, le sujet de Baden, mais à condition que vous ferez comme moi, que vous ne garderez rien, sur le cœur absolument, rien.
Je devine je crois votre impression sur Versailles et n’en suis pas étonné. Mais soyez sûre de deux choses, l’une que c’était le seul moyen de conserver le château, l’autre, que cela a fort réussi dans le public, qu’il prend plaisir à ce grand Capharnaüm de l’histoire de France, vieille et nouvelle, et qu’il en reçoit une leçon de modération et d’impartialité. Pratiquement donc cela est bien et utile. Montant plus haut, et ne se souciant de rien ni de personne, il y a beaucoup de vrai dans votre impression.
Je commence réellement à être un peu occupé de l’affaire de Suisse. Cependant je crois comme vous, qu’il n’en sortira rien que du ridicule. Rien, c’est la passion du temps. Mais si l’affaire n’est pas finie au moment de la session de manière ou d’autre, la discussion sera désagréable pour le Cabinet.
J’ai M. et Mad. Lenormant depuis deux jours. Ils partent aujourd’hui. Ils ont amené leurs trois enfants qui joints aux trois miens, font un grand bruit dans le tranquille Val-Richer. J’ai été consterné hier matin, en voyant tomber des torrents de pluie noire. La journée est longue quand on ne peut pas promener ses hôtes. Mais à midi, il ne pleuvait plus. J’ai conseillé de braver les nuages et notre courage a été récompensé. Le soleil est venu. Le terrain que j’ai choisi n’était pas trop mouillé. Nous avons fait une agréable promenade. Il n’y a rien eu ici avant- hier qui ressemble à votre orage.
On me dit que M. de Châteaubriand est revenu très frappé de l’état du midi de la décadence du Carlisme, et des progrès de l’esprit nouveau. Il vient d’écrire à Melle de Fontanes, une longue lettre très agréable, dit-on, sur le souvenir et le talent de son père. Cette lettre doit servir de Préface aux œuvres de M. de Fontanes que sa fille va publier. Je n’accepte pas votre envie. Oui, nous sommes des êtres, horriblement jaloux, mais non pour toutes choses, ni de tous. Je ne porte pas, la moindre envie aux possesseurs de parcs et de châteaux qui ne sont pas à moi. Je suis charmé qu’ils les aient et qu’ils en jouissent, et il ne m’est jamais entré, dans l’âme, à leur sujet, le plus léger sentiment d’amertume ou de tristesse. Seulement le plaisir d’y regarder s’use vite pour moi, parce que je n’y porte pas non plus cet inépuisable intérêt très naturel et très légitime, qui s’attache, pour chacun de nous à notre propre existence et à tout ce qui y tient de près ou de loin. Il y a, dans l’égoïsme, comme dans tous les sentiments naturels et universels, une part très légitime, juste en soi et nécessaire à la marche du monde. Il faut accepter hautement cette part là en lui assignant sa limite.
La Duchesse de Talleyrand revient-elle décidément ? Je suppose que le Duc de Noailles est retourné à Maintenon. Pour vous, vous y avez tout à fait renoncé, n’est-ce pas ? On me dit que Mad. Pasquier va tout à fait mourir. Je penche fort à croire que le Chancelier finira par épouser Mad. de Boigne ; et à mon avis, ils auront raison tous les deux. Ils finiront doucement leur vie ensemble sans avoir la peine d’aller se chercher deux ou trois fois, par jour. 10 h. Adieu. Adieu. Et ni Madame, ni morale. Adieu. J’avais eu la même idée sur Marie. Elle n’avait fait que me traverser l’esprit ; mais je l’avais eue, tant je trouvais cela fou. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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129 Jeudi 13. 6 h. et demie

Je prends mon courage à deux main ce matin pour nous dire à tous les deux que je ne puis aller à Paris ce mois-ci. Je ne pense pas à autre chose depuis quinze jours. Il n’y a pas moyen. Ma mère et mes enfants ne comprendraient pas pourquoi je les quitte. Je les ai beaucoup quittés cet été, pour Paris, pour Caen. Ils ont besoin de moi. Ils s’étonneraient et s’affligeraient. Je ne veux pas les affliger sans dire pourquoi.
Je suis dans le feu des visites. M. Duvergier de Hauranne sera ici samedi. J’attends, M. Rassi tous les jours. La Duchesse de Broglie qui devait venir aujourd’hui est dans son lit avec un peu de fièvre de rhume. Son mari viendra sans elle la semaine prochaine. Elle viendra à la fin du mois. Le Préfet du département et sa femme doivent venir aussi. Ma maison n’est pas assez grande pour recevoir beaucoup de monde à la fois. Il faut que je les distribue dans le temps ne pouvant les réunir dans l’espace. Comment dire à toutes les personnes que je ne puis pas les recevoir parce que je m’en vais ?
Et puis voici ma dernière raison, la plus faible mais que je vous dis pour vous tout dire. Je travaille. On m’offre beaucoup d’argent de cette histoire de France que je raconte à mes enfants. Je l’écris. Je voudrai rapporter à Paris un manuscrit déjà un peu long. J’ai besoin d’argent. Celui-là me convient. Je vous ai tout dit excepté mon chagrin. Et mon chagrin, je ne sais pas vous le dire, si j’étais sûr que vous ne croirez pas le vôtre plus grand que le mien, que vous ne serez pas méfiante, injuste ! Mais je n’en suis pas sûr. J’ai le cœur malade. Cela passera ! Cela passera quand nous serons rétablis l’un près de l’autre, quand nous nous serons tout dit quand la parfaite confiance ne sera plus un besoin, mais une habitude. L’hiver, l’hiver.
J’ai touché hier en vous écrivant, mais à peine, mais comme on touche quand on a peur à ma tristesse et à sa vraie cause. Notre affection est intime, bien intime ; mais le lien qui nous unit est bien faible, bien léger. Il y a, entre notre vraie relation, et notre relation apparente autre nos cœurs et notre situation, un contraste, une distance, un abyme qui font trembler. Et qui rendent tant de choses impossibles! Il faut du temps, beaucoup de temps. Le temps peut beaucoup sur ce mal là. Quand bien du temps, aura passé sur nous, il nous aura si complètement révéler, si clairement prouvés l’un à l’autre, que toute méfiance, toute agitation disparaîtra, comme toute obscurité. Le mal de la privation pourra exister, non celui du doute. Et puis le temps rend l’intimité naturelle, et toutes ses preuves extérieure. Le lien le plus faible, selon le monde devient fort quand il a duré, aussi selon le monde. Un jour viendra où le monde, tout le monde, dans ma maison comme dans votre salon trouvera tout simple que nous soyons nécessaires l’un à l’autre, que nous ne puissions nous passer de la société l’un de l’autre. On ne nous connaîtra pas mieux mais on nous acceptera sans nous connaitre. Que les gens qui le trouveront tout simple alors, seraient étonnés aujourd’hui, s’ils voyaient dans le fond de mon âme, s’ils y voyaient ce que vous êtes pour moi, et mon plaisir près de vous, et mon vide, loin de vous, et ma préoccupation de vous, et de quelle importance est pour moi tout ce qui va à vous et tout ce qui en vient ! Ah, croyons, croyons bien du moins l’un ou l’autre, dearest ; quand nous sommes séparés, la foi seule peut nous sauver. Je ne vous parle pas d’autre chose aujourd’hui. Je n’ai cœur à rien.

9 h. 1/2
Je n’ajoute rien. Adieu. Il y a une tendresse de la tristesse. Mais j’aime mieux l’autre. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 130 Vendredi 14 sept. 7 heures

Merci de votre Gazette. Je vous aime mieux vous que les nouvelles. Mais j’aime les nouvelles. Quand elles remplissent vos lettre, il me semble qu’elles ont rempli aussi votre temps. Je me trompe. Il faudrait des tas de nouvelles et des plus grandes, pour remplir le temps quand le cœur est triste ! Et encore ! Mais n’importe ; cela me semble ainsi, et ce semblant me plaît. Nous sommes si disposés à nous payer d’apparences. Ne tenez pourtant pas à votre projet de ne me parler que de nouvelles. Je veux savoir ce qui se passe ailleurs que dans le monde. Ne craignez pas les malentendus les mauvaises phrases. Entre nous, les réticences seraient bien pires. Il n’en faut point, même de loin.
A propos de nouvelles donnez-m’en du petit Lord Coke. Je m’intéresse à cet enfant. Il avait l’air si isolé avec une figure si ouverte et si gaie ! J’espère qu’il va bien. Le précepteur s’est-il animé un peu ? Si l’affaire du roi de Hanovre finit comme vous le dîtes, les Allemands diètes et peuples, baisseront beaucoup dans mon esprit. Ils n’auront que ce qu’ils méritent. Il ne faut pas vouloir, ce qu’on ne sait pas défendre. C’est sans doute l’influence de l’Autriche et de le Prusse qui a retourné la Diète, car elle était disposée à reconnaître sa compétence. Pour ce qui se fait en Espagne, Frias vaut Ofalie. Singulier temps que celui où les révolutions elles-mêmes sont apathiques, et vivent sans faire un pas. Que votre Empereur s’en aille d’Allemagne en emportant pour tout résultat, un Leuchtonberg pour gendre, peuples et Princes pourront adopter la même devise ; Much ade about nothing.
Je lève la tête en ce moment. Vous avez parfaitement raison. J’ai devant moi ce soleil froid, qui s’épuise à chasser du Ciel le brouillard, et n’a plus rien pour échauffer la terre. C’est du pur humbog. Pourtant je l’aime mieux que la pluie. J’assiste chaque jour à toute la vie du soleil. Je me couche et me lève de très bonne heure. Physiquement, je m’en trouve bien. Je voudrais vous envoyer un peu de mon sommeil.
Ce qui me fait grand plaisir à voir, c’est la santé de mes enfants. Ils sont à merveille, et d’un mouvement, d’un entrain d’esprit et de corps inimaginable. M. de Metternich n’a pas trouvé Thiers plus animé, que ne l’est ma petite Henriette. Je leur lis le soir l’histoire des croisades de Guillaume de Tyr. Nous venons de passer trois jours à assiéger, et à prendre Antioche. Au moment où nous y sommes entrés Henriette a jeté sa tapisserie, & ils se sont mis à courir et à sauter dans la Chambre avec des cris de joie, comme les Croisés eux-mêmes. Ce sera bien pis quand nous prendrons Jérusalem.

10 heures ¼
Le facteur arrive tard. Vous êtes bien triste. Il y a une chose que je ne vous pardonne pas, c’est de croire que vous ne me plaisez plus comme vous me plaisiez. Que de choses j’ai à vous dire ? Et je vous ai écrit hier que je n’irais pas à Paris ! Adieu. Ce soir, je vous écrirai longuement. J’ai là du monde. Prenez garde à Marie, je vous en conjure. Les folles qu’on ne croit pas folles me font trembler. Adieu. Adieu. J’ai le cœur plein !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°137 Vendredi soir 21, 9 heures

Notre promenade a duré près de six heures, plus de deux heures en voiture, et de trois à pied. Nous avons été de vallée en colline et de colline en vallée, la mer à l’horizon, sous un beau soleil, au milieu d’un beau pays bien boisé, bien cultivé, toujours en présence d’une nature très riante et d’une civilisation très active. Mais sous nos pieds la nature la plus sale et la civilisation la plus grossière qui se puissent imaginer ; des chemins abominables, ou pas de chemin du tout, ce qui valait mieux. Pourtant vous êtes venue là, vous ne m’avez pas quitté ? Quand j’ai vu cette boue, ces trous, ces pierres, je n’ai pas souffert que vos pieds y touchassent ; je vous ai prise dans mes bras, je vous ai portée. Vous étiez bien près de moi, toute appuyée sur moi, les yeux tournés vers moi quelque fois les retournant pour regarder le paysage, puis me les rendant doux et heureux.
Nous avons cheminé, ainsi très agréablement. Mes compagnons, qui n’avaient pas le cœur aussi joyeux, ne marchaient pas aussi légèrement que moi ; ils tâtonnaient, bronchaient. M. Rossi est tombé, Mad. de Meulan est tombée. Ils sont là bas, dans le salon à jouer aux échecs. Moi, j’ai joué une partie de trictrac avec M. Duvergier de Hauranne et je vous reviens, car vous ne jouez pas au trictrac. Je vous répète que Lady Granville a raison, et que M. de Lieven a reçu permission ou plutôt ordre de vous écrire. Pour combien de temps, combien de fois ? Je n’en sais rien.
Avez-vous lu les romans d’Anne Radcliff, les statues immobiles, inanimées, qui sont sur votre chemin et vous empêchent absolument de passer ? Tout à coup vous découvrez un bouton, vous le pressez, la statue se meut, vous ouvre le chemin vous transporte même et vous sert. Il y a un bouton à presser. Vous le savez.
Que signifie, cette arrivée à Weimar des Grandes Duchesses aînées ? Est-ce qu’il y a un ou deux mariages arrangés, à Munich ou ailleurs ? On me disait ces jours-ci que le Prince royal de Bavière était marié en secret, qu’il se défendait par là contre tout ce qu’on voulait faire de lui. Y a-t-il quelque chose de vrai ? Je suis charmé que Marie soit partie. Le conseil de vos amies est bon. Cette manière envers vous n’est pas tenable. Si elle en peut changer, il faut qu’elle en change. Si elle ne peut pas, à plus forte raison. J’ai une vraie pitié de cette jeune fille. Si elle eût eu de l’esprit, et le cœur à la fois un peu vif et sensé, elle se fût si bien trouvée de vous et près de vous ! Elle se fût trouvée trop bien. Quand vous l’auriez mariée, il lui aurait fallu descendre. Décidément sa position est triste. Ce qu’elle aurait de mieux à faire, ce serait de retourner dans son pays, d’épouser un bon gros gentilhomme Allemand et de ne plus penser à tout ce qu’elle a vu et entendu sous votre toit.
Je n’avais plus pensé que les Holland étaient à Paris. Parlez- leur de moi, je vous prie. Lady Holland a été très bonne pour moi. Dites-lui que je regrette beaucoup de ne pas la voir et que je la prie de me garder, malgré cela ses bontés. Partent-ils, bientôt ? Vous m’avez dit que vous m’enverriez une lettre de Lady Clanricarde. Que devient M. Ellice ? Est-il vrai, comme je le vois dans les journaux, que Lord Durham ait déclaré qu’il resterait au Canada. J’ai peine à me figurer que je ne reverrai pas Lady Elisabeth Harcourt. Il faut que je redescende. La partie d’échec doit être finie.

Samedi 7 heures et demie
J’ai ici un petit jeune homme de 16 ou 17 ans du midi, un peu de mes parents, qui achève ses études au Collège Louis le Grand et que j’ai fait venir pour ses vacances. Henriette l’a pris sous sa protection. Hier deux heures avant que nous ne montassions en voiture pour notre promenade, elle est venue me dire tout bas : " Mon père, j’ai engagé Favié à aller à la promenade avec vous. Il dit que cela lui fera plaisir. " Je lui ai représenté qu’il fallait songer au plaisir de tout le monde, que Favié était un enfant dont la société amuserait peu les grandes personnes pour qui la promenade, se ferait qu’elle avait eu tort de l’engager sans m’en parler et Favié n’est pas venue. Mais je l’ai embrassée de bon cœur. J’aime des créatures qui s’occupent des autres et ne craignent pas d’agir par elles-mêmes, de prendre sous leur responsabilité pour obliger ou faire plaisir. Henriette sera une maîtresse de maison très attentive et très aimable et très décidée. Du reste, elle m’a fort bien compris.

10 heures
Pour Dieu, ne soyez pas malade. La lettre de ce matin me laisse tout à fait triste. Voici un triste bulletin de Mad de Broglie : " L’Etat ne s’est point amélioré. La journée d’hier avait été moins agitée ; mais la nuit l’a été davantage. La fièvre est forte. Les médecins ne voient point de nouveaux symptômes ; mais ceux qui s’étaient déjà montrés ne cèdent point. Onze heures. Le calme se rétablit." Adieu. Adieu. Soignez-vous. Il faut que je mette une enveloppe sous l’enveloppe. On ne fait plus que du papier transparent. Je ne crois pas que le principe de la publicité doit aller jusque là. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°141 du Val-Richer, Mercredi 26, 9 heures

J’ai cette pauvre femme devant les yeux. Je l’ai vue sur son lit de mort. Elle n’était pas changée du tout, les traits parfaitement calmes et l’air jeune. Elle est morte pourtant à la suite d’un long délire, d’un délire de plusieurs jours, mais sans violence, sans idée fixe ; rien n’indiquait un grand trouble intérieur. Toute sa vie repassait devant elle, sa mère, ses frères, sa fille Pauline, ceux qu’elle avait perdus, ceux qui lui restaient confusément, rapidement, en général doucement. Elle a souvent parlé de moi ; elle causait avec moi. Dès l’invasion du mal, sa faiblesse était extrême ; elle se soulevait à demi, joignait les mains et commençait une prière qu’elle n’achevait pas. Elle s’est crue très malade dans les premiers jours ; puis cette idée lui a passé. Elle désirait beaucoup de guérir. Elle se trouvait mieux depuis un an ou deux ans, et infiniment plus calmes qu’elle n’avait jamais été. Elle ma dit bien des fois : " La jeunesse ne m’allait pas ; à mesure qu’elle s’en va, je me sens plus de force et de sérénité. " Elle a fait un testament qui n’est pas encore ouvert. Je serais resté plus longtemps avec son mari si j’avais dû le laisser seul. Mais sa belle sœur est arrivée et il attendait son fils hier soir ou ce matin. Il sera à Paris dans quatre on cinq jours, et n’ira pas à plus de 20 ou 30 lieues au devant de sa fille. Il est calme.
Il m’a beaucoup touché hier matin. Tous les jours, avant le déjeuner, la famille faisait la prière dans la bibliothèque. On lisait un chapitre de l’évangile, une ou deux pages de méditations pieuses et l’oraison dominicale. C’était mad. de Broglie, qui lisait. Il a fait recommencer hier et l’a remplacée. J’espère que sa fille viendra vivre avec lui. Cependant il y a des obstacles. M. d’Haussonville, a aussi son père et sa mère qui sont vieux et sourds. Albert de Broglie sera beaucoup pour son père. Il est distingué et affectueux.
Vous vouliez des détails. Je me repose ici. J’ai le cœur fatigué. Vos lettres sont bien bonnes. Mais ne vous laissez pas aller à pleurer. Vos pauvres yeux n’en ont pas besoin.

9 heures.
Je viens de passer une demi heure, avec mes enfants dans mon cabinet. Il m’aiment beaucoup. Je mentirais si je disais que votre pensée me les gâte ; non, je jouis beaucoup de leur présence, de leur affection. Mais votre pensée est toujours là, toujours. Je vous aime beaucoup. J’ai besoin de tout ce qui vous manque. Que ne puis je vous faire jouir de mon bien comme je souffre de votre mal ? Mon petit Guillaume à le meilleur cœur du monde. Quand il me voit triste, il redouble autour de moi de gaieté et de caresses. Et s’il ne réussit pas à me distraire, il s’arrête tout à coup, un peu confus, comme s’il avait fait une sottise.
Je vois que j’ai deviné juste, sur l’expédient que la suisse prendra envers Louis Buonaparte. On lui posera la question. Elle a été inventée dans le dessein. Si on ne la lui pose pas, il aura tort de transporter son quartier général à Genève. Genève n’est pas un canton radical malgré le vote de son député à la Diète. Thurgovie au Bâle campagne lui conviennent mieux. Je ne crois à aucune querelle sérieuse, pas même par lettres, pour le blocus mexicain ou la côte d’Afrique. Ni l’un ni l’autre Cabinet ne veut se quereller. Ils ont bien assez de peine à vivre. Cependant je ne crois guère non plus aux pronostics de Lord Aberdeen. L’Irlande ! L’Irlande tant que cette question-là ne sera pas vidée, les Whigs et les radicaux tiendront ensemble.

10 heures
Adieu. Le temps est mauvais en effet. Nous n’avons pas eu d’été. Pardonnez-moi la tache qui vient de se faire, je ne sais comment, sur cette lettre. Je serai bien aise de vous savoir à Le Terrasse. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°142 Jeudi 27 sept. 7 heures

Je me suis remis hier à travailler. C’est une grande ressource qui vous manque. Après les plaisirs de l’intimité, je n’en connais pas de plus efficace pour distraire, et même reposer d’une impression douloureuse. Avant de m’enfermer dans mon cabinet, j’ai fait faire une longue promenade à ma mère. Elle est très affligée. Mad. de Broglie avait pour elle un respect, une affection, une confiance filiale, et les lui témoignait avec un extrême abandon. Ma mère en était très touchée depuis trois jours elle me répète sans cesse : " Prendre une telle amitié à mon âge, pour une cette fin ! "
J’ai une profonde pitié des chagrins de la vieillesse. Elle a droit au repos du cœur comme du corps. D’ailleurs ils sont rares. L’âge refroidit les peines comme les joies. Il n’en est rien pour ma mère. Elle a le cœur aussi vif qu’il y a quarante ans. Je l’ai fait marcher une heure et demie. Elle en était un peu lasse hier soir, mais beaucoup plus calme. Je suis sûr qu’elle aura mieux dormi.
Je ne crois guère à l’émeute de Genève. Ce serait un grand argument contre la politique dont se charge M. Molé ; Genève est une ville française. Il y faut je ne sais quel degré d’irritation pour qu’on y éclate contre les Français. M. de Metternich doit sourire, un peu. Thiers travaille aussi. Mais au fond, d’après ce qui me revient, il est très animé et se propose de le témoigner à la prochaine session. Nous verrons bien. Il restera en Italie jusqu’au mois de novembre. Ce sera le moment du retour universel.
Je serai bien aise de retrouver les Holland à Paris autant qu’un plaisir peut être quelque chose à côté d’un bonheur. Vous devriez bien d’ici là rassembler tout ce qui vous reste de ce que vous avez écrit sur tout ce que vous avez fait ou vu. Je suis sûr qu’il y a je ne sais combien de choses, petites ou grandes, que je ne connais pas. J’ai envie de toutes. Le papier sur la mort de Lord Castlereagh est-il décidément perdu ? Faites cela en rentrant à la Terrasse. Là où je suis indifférent, je ne suis pas curieux. Mais où est mon affection, ma curiosité est insatiable. J’ai beaucoup plus envie du moindre petit papier que de Lady Burgherch. Les femmes distinguées manquent partout. L’Angleterre ne m’a encore montré que Lady Granville, et si vous voulez, Lady Clanricard. A propos, vous ne m’avez pas envoyé sa lettre.

10 h. ¼
Mon facteur arrive tard ce matin. Je n’ai pas de nouvelles de Broglie, ce qui me prouve qu’Albert n’est pas arrivé. Je suis impatient qu’il ait rejoint son père. J’avais pensé à votre prédiction. Je vous remercie de vous ménager. La fatigue ne vous vaut. rien. Soignez-vous pour le mois de novembre. Je ne comprends pas qu’on se laisse mal traiter par Lady Holland. Passe pour son mari, s’il l’aime. Car il faut aimer pour supporter. Du reste les impertinents ont raison puisqu’on les supporte. Je vous conseille d’écrire à votre mari. Toutes les fois qu’il renoue le fil, n’importe pourquoi vous devez le ressaisir. Vous l’avez dispensé d’explication. Cela vous dispense de reproche. Les confidences de Mlle Henriette ne tracassent donc plus Marie. Adieu. Tout à l’heure, en lisant votre adresse en Courlande, j’ai eu envie de vous répondre par la première phrase de mon testament. Je ne le ferai pas. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 144 Vendredi soir 28 sept.

Je croyais vous avoir parlé de ma mère. Elle a été un peu souffrante. Elle est bien aujourd’hui, quoique très, très affligée. Mad. de Broglie était avec elle filialement. Mais je suis sûr que je vous en ai parlé. Ma mère d’ailleurs a une attitude admirable envers la douleur ; elle la supporte sans s’en défendre. Je n’ai jamais vu personne qui l’acceptât plus complètement sans s’y abandonner, qui en parût plus rempli et moins abattu. Elle y est comme dans son état naturel. Il n’y survient rien de nouveau pour elle et le plus ou le moins ne change pas grand chose à sa disposition, toujours triste mais toujours forte. Je l’ai fait beaucoup promener ces jours-ci. Je l’ai fatiguée. Et puis mes enfants ne la quittent guère. J’ai beaucoup travaillé ce matin. J’avais besoin aussi de me fatiguer. J’en suis convaincu comme vous. On ne comprend que les maux qu’on a soufferts. A ce titre, j’ai bien quelque droit à vous comprendre, pas assez peut-être. Il est vrai que je suis moins isolé. Que ne puis- je vous guérir au moins de ce mal-là ! L’autre resterait. Je l’ai vu rester. Mais ce serait celui-là de moins. Je ferai mieux de ne pas vous écrire ce soir. Je suis si triste moi-même que je ne dois rien valoir pour consoler personne, pas même vous que je voudrais tant consoler, un peu !

Samedi 7 heures
Je suis frappé du peu que nous pouvons, du peu que nous faisons pour les autres, et pour nous-mêmes. Dieu m’a traité plusieurs fois avec une grande faveur. Il m’a beaucoup ôté mais il m’avait beaucoup donné et souvent il m’a beaucoup rendu. J’ai reçu le bien, j’ai subi le mal. J’ai très peu fait moi-même dans ma propre destinée. Nous ne réglons pas les événements. Nous sommes pris dans les liens de notre situation. Nous oublions cela sans cesse. Nous nous promettons sans cesse que nous pourrons, que nous ferons. C’est notre plus grande erreur que l’orgueil de nos espérances. Voilà Louis Buonaparte éloigné. C’est une grande épine de moins dans le pied de M. Molé. La marque, en restera, mais pour le moment, il n’en sent plus la piqûre. Entendez-vous dire que la session soit toujours pour le 15 Décembre ?
Vous êtes bien bonne d’attendre mes lettres avec impatience. Qu’ai je à vous mander ? Point de nouvelles. Mon affection n’en est pas une. De près, tout est bon, la conversation donne une valeur à tout. De loin, si peu de choses valent la peine d’être envoyées !

9. 1/2
Je ne comprends, rien à cette incartade. Est-ce en effet une intrigue cosaque ou bien seulement quelque commérage subalterne qui sera monté haut, comme il arrive souvent aujourd’hui ? Je penche pour cette dernière conjecture. En tout cas, vous avez très bien fait d’aller droit à M. Molé. Il est impossible qu’il ne comprenne pas l’absurdité de tout cela et n’empêche pas toute sottise, au moins de ses propres journaux. Ne manquez pas de me dire la suite, s’il y en a une. Quelles
pauvretés !
Je suis bien aise que vous ayez un N°2. Je vous renverrai demain la lettre de Lord Aberdeen. Adieu. Adieu. Je reçois je ne sais combien de lettres qui me demandent des détails sur cette pauvre Mad. de Broglie. Est-il possible qu’on soit contraint de rabâcher, sur un vrai chagrin. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°147 Mardi 2 octobre 7 heures

J’avais hier la migraine. Je me suis mis dans mon lit à 9 heures, et j’ai dormi d’un trait jusqu’à 6 heures ce matin. Connaissez-vous les longs sommeils uniformes immobiles ? Je ne sache rien de plus réparateur. Le trouble de votre Ambassadeur me fâche. Je serais fâché pour vous qu’il quittât Paris. Mais il ne s’y décidera pas si vite. Il s’y plait, il y arrangé ses affaires. Tout galant homme et tout impatient des contrariétés qu’il est, il tergiversera longtemps avant de chercher sérieusement à se faire rappeler. Aussi, je ne m’en inquiète pas sérieusement. Si ces dîners ne vous fatiguent pas trop j’en suis bien aise. J’ai votre solitude sur le cœur. Qu’à donc Lady Granville ! Je ne veux pas qu’elle soit malade. Sir George Villers est-il pour longtemps à Paris ? Je l’y retrouverais volontiers. Je le connais fort peu. Nous nous sommes à peine rencontrés à l’ambassade d’Angleterre ou chez le Duc de Broglie. Un homme d’esprit de plus est toujours une découverte. Sa conduite en Espagne ne m’a pas beaucoup convenu. Il m’a paru léger et brouillon et plus révolutionnaire qu’il n’y était obligé. Du reste, j’apprends tous les jours à ne pas juger les gens que je ne connais pas. Il ne faut voir les hommes de loin qu’en masse. Les personnes veulent être vues de près.
Avez-vous jamais entendu dire que Lord Holland, l’ancien, le père du grand M. Fox mettait son fils petit garçon sur une table et lui disait : " Allons, tu vas être pendu. Le peuple est là, furieux autour de toi. Parle-lui ; défends-toi, c’est à toi de sauver ta vie. " Et il écoutait les discours de l’enfant au peuple.
J’apprends aussi à mes enfants à faire des discours, mais moins tragiques. Le jeu du soir depuis trois jours est de donner un mot. Celui à qui on le donne est obligé de le placer dans un speech, un récit, et il faut que les autres, le devinent. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que les improvisations des plus petits de Guillaume entre autres, sont les meilleures. Henriette veut faire trop bien. Cette pauvre Mad. de Broglie avait un grand talent pour amuser les enfants, le soir à des bêtises. Elle y apportait toute sorte de bonté d’invention et de grâce.

9 heures
Vous me demandez, si vous ajoutez à ma tristesse. J’ai un grand défaut. Je ne sais pas me figurer ceux que j’aime autrement que je ne les vois au moment où je les vois. Leur disposition, leur impression actuelle a pour moi tant d’importance, me préoccupe si vivement que j’oublie absolument qu’elle peut changer, quelle changera. Elle m’apparaît permanente, unique, et j’en ressens l’effet en conséquence. Vous m’avez écrit N° 146 une lettre si triste que j’en ai eu le cœur navré, abattu. Je vous ai vue toujours dans cet état et toutes choses vaines, et moi-même impuissant pour vous en tirer de là mon redoublement de tristesse. Et quand vous êtes mieux, quand vos lettres sont plus sereines, plus animées, la même chose m’arrive ; j’en jouis avec un abandon d’enfant ; je ne vous vois plus qu’avec cette physionomie si vivante, si simplement, allègrement, si profondément vivante, qui m’a si souvent charmé’en vous. Et j’oublie que le mal peut revenir, qu’il reviendra. Et quand il me revient, il m’étonne, il me consterne comme si j’en faisais la découverte. Ainsi nous avons l’un et l’autre notre façon de préoccupation imprévoyante exclusive. Tâchons de nous y accoutumer, l’un et l’autre. dans une telle intimité d’ailleurs, il faut tout accepter, se faire et même se plaire à tout, les bons et les mauvais moments, les qualités et les défauts, in health and in sickness, for better and for worse, n’est-ce pas ?

10 h. 1/2
Je suis bien aise de savoir quel jour vous retournez à la Terrasse. Adieu., Adieu. Vous avez raison de mettre bien les un avec les autres. Vous avez le génie des bons commérages. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°149 Jeudi 4 octobre, 7 heures

J’ai dîné avec vous chez Salomon. Quelle chute que celle de ce nom ? Le plus spirituel, le plus hautain, le plus aristocrate des Rois, celui dont la mémoire est restée en orient à côté de celle d’Alexandre devenu le Turcaret d’une race proscrite et vous racontant, en mauvais allemand, ses joies de parvenu ! Et puis vous avez raison : il y a des joies naturelles, qui restent aux proscrits et qui sont belles et touchantes, même sur la tête des Turcarets les plus ridicules. Et ces joies, qui sont pour tous et toujours bonnes, la Providence les refuse ou les enlève quelques fois à ceux qui les méritent le mieux et qui en jouiraient le plus noblement. Quel mystère que la destinée de chacun de nous, cette impénétrable intention d’une volonté inconnue qui nous conduit à travers les ténèbres, et dans ces ténèbres tantôt nous caresse, tantôt nous frappe, sans que nous puissions ni prévoir ni comprendre le bien ou le mal, la faveur ou le coup ! Quand je suis en bonne disposition, ce sentiment de notre situation à tous, aveugles sous une main cachée, ne m’est point pénible, car je suis soumis et confiant ; je marche la tête haute et le cœur tranquille sans rien voir et sans rien pouvoir. Mais dans les mauvais jours, dans les heures faibles, soit pour moi-même, soit pour ceux que j’aime, je succombe sous ce fardeau sans limite comme je ferme les yeux, je prends ma tête dans mes mains, comme pour me cacher et me soustraire à cette mystérieuse et irrésistible Puissance. Oui vous dites vrai, vous êtes bien seule. Vous êtes faite pour n’être pas seule ; vous avez le cœur très ouvert, très vif pour ces affections et ces joies intimes, de tous les moments, Gnimhich und Gnimhich, qui sont le vrai, le seul bonheur. Et vous êtes bien seule. J’y pense sans cesse.
Laissez-moi vous dire tout ce que je pense. Pour ce bonheur-là comme en toute chose, vous êtes délicate, difficile ; vous  ne savez vous contenter de rien de médiocre. Si le médiocre, le commun pouvait vous suffire vous l’auriez, vous l’avez. Il vous reste un mari, des enfants. Vous pourriez, avec ces liens tels quels, avoir un intérieur tel quel, comme tant d’autres. Mais vous n’acceptez pas ce que d’autres acceptent ; vous ne supportez pas ce que d’autres supportent. Vous répudiez ce que d’autres gardent. Vous résistez quand d’autres cèdent. Vous ne consentez jamais à descendre, à vous abaisser à vous mutiler ni dans vos instincts, ni dans vos jugements ni dans vos désirs, ni dans vos plaisirs, ni dans vos douleurs. Ne soyez pas autrement ; n’essayez jamais d’être autrement. C’est votre nature, c’est votre supériorité, si rare et si charmante. Quand vous le voudriez, vous n’y pourriez pas renoncer. Ne le veuillez jamais. Ce serait une abdication, une profanation. Mais c’est là ce qui fait que vous êtes seule. Dites-moi que vous n’êtes pas seule quand vous êtes avec moi. Vous vous le rappelez ; c’est ce que je vous ai promis.

9 h 1/2
J’ai aussi un soleil superbe. Réunissons-nous dans ce soleil qui brille sur tous deux. Je me suis promené hier toute la matinée. J’en ferai autant aujourd’hui, mais à pied et avec mes enfants. J’ai vu Rogers une fois ; mais je ne le connais pas. J’ai vu beaucoup de gens que je ne connais pas. Vous savez que je ne suis pas curieux. Le curiosité ne me vient qu’après autre chose. Je suis curieux de savoir comment sera Marie. Je voudrais bien que vous n’eussiez pas là une tracasserie de plus. Adieu. Le temps marche et me pousse vers vous. Adieu. Adieu. Si je m’en croyais, je ne finirais pas. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°150 Vendredi 5 octe, 7 heures

J’ai mené hier ma mère et mes enfants faire une grande promenade. Nous avons été à St Ouen, ce fameux St Ouen le Paing, dont le nom vous fatiguait tant à écrire. Je ne comprends pas que je ne vous l’aie pas épargné plutôt. Mais notre correspondance essuyait tant d’échecs que je voulais prendre toutes les sûretés possibles. St Ouen est à un quart d’heure du Val- Richer. Mais ma mère marche si lentement que nous avons mis trois quarts d’heure. Mes enfants étaient parfaitement heureux. La joie des enfants est charmante à regarder ; d’autant qu’elle ne fait point d’envie à moi du moins. C’est un bonheur bien complet, bien exempt de regret, d’inquiétude. Mais je n’en voudrais pas, et je ne le regrette pas. Nous faisons comme vous. Nous jouissons avidement des derniers beaux jours. Hier était peut-être le dernier. Ce matin, le vent souffle, le ciel est noir, la pluie va venir. J’entends pourtant des paysans qui chantent à pleine gorge dans la vallée en récoltant leurs pommes. Encore des joies dont je ne voudrais pas.
Ce pauvre, M. de Barante sera presque aussi contrarié que M. de Pahlen. Il le racontera moins. Je comprends toutes les malveillances, toutes les hostilités, pas du tout les maussaderies. On peut se détester et se combattre mais on se salue et on se parle comme si de rien n’était. Viendra-t-il un temps où les gouvernements vivront entr’eux tout à fait en gentlemen, polis et pleins d’égards dans les choses extérieures, et indifférentes, quoiqu’il en soit du fond des choses ? J’en doute : il faudrait supprimer le caprice et l’humeur. La nature humaine ne voudra pas. Vous n’entendez surement pas parler de l’élection du Général Jacqueminot qui doit se faire demain. Ce ne sont pas les affaires de votre monde. Il me revient qu’on en est assez préoccupé. Non qu’on ne la regarde comme assurée, mais l’opposition sera forte, plus forte qu’elle n’ait jamais été. A cette occasion on m’écrit de plusieurs côtés qu’on est frappé du terrain que gagne la gauche, et qu’il se dit assez que, si le Ministère durait, il finirait par lui livrer les affaires.
Je viens de recevoir une lettre de Mad. de Rémusat qui m’a touché. Elle est désolée vraiment désolée de la mort de Mad. de Broglie, avec une vivacité, un abandon d’admiration et de chagrin qui sont rares dans le monde. Il est si froid et si sec ! Il est juste en général, mais de cette justice superficielle et indifférente qui est presque une offense pour des cœurs bien émus. C’est une des choses auxquelles j’ai eu le plus de peine à m’accoutumer. Je l’ai fait pourtant. Je ne puis souffrir de laisser aux indifférents le moindre pouvoir de m’atteindre. M. de Turpin, écrit de Venise à Mad. de Meulan que l’effet de l’armistice est vraiment très grand et que l’Empereur sera vraiment bien reçu. Du reste, Venise se relève, dit-il, non pas seulement pour un jour et par artifice, mais réellement et d’une façon durable. Le port se ranime ; les palais se réparent. Avez-vous jamais lu un peu attentivement l’histoire de Venise ? C’est un gouvernement qui a admirablement compris et exploite deux grands mobiles de ce monde, le secret et le plaisir. On n’a jamais si bien su se taire et s’amuser.

10h
Moi aussi, j’ai mes moments où je vous cherche plus encore que de coutume. Ils reviennent souvent. Vous me manquez immensément. Enfin, nous avançons. N’ayez mal aux nerfs que pour me chercher. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°151 Samedi 6 octe 6 h 3/4

Avez-vous eu une raison pour me chercher avant-hier avec plus de tendresse que de coutume ? Avez-vous pensé que j’étais né ce jour-là, il y a 51 ans ? car nous sommes du même age. Quand mes enfants sont venus m’embrasser avec leurs gros bouquets et leurs petits ouvrages, vous m’avez manqué, je vous ai cherchée aussi. Nous sommes, nous rencontrés à ce moment ? Je ne suis pas [?] du tout, et je n’aime pas les gens qui le sont, je ne puis souffrir qu’il entre dans le cœur ou qu’il en sorte quelque chose d’affecté et de ridicule. Mais je trouve le monde si froid, si sec ! Vous avez bien raison ; il n’y a point de joie solitaire. Ces mêmes émotions qui, partagées, seraient douces et charmantes retombent sur le cœur isolé et l’oppressent. N’ayez pas mal aux nerfs deares ; que vos genoux ne tremblent pas, que votre vue ne se trouble pas ; mais aimez-moi toujours comme hier et avant-hier.
C’est par courtoisie sans doute que M. Molé destine au Turc, l’hôtel de Pahlen. Il veut que cette maison soit encore un peu Russe. Vous la reprendrez avec Constantinople. Pourquoi M. de Pahlen n’achèterait-il pas l’hôtel d’Hauré ou de Lille ! C’est grand et beau, & toujours à vendre, si je ne me trompe. Quand le comte Appony sera-t-il établi dans sa nouvelle maison ? Voilà une affaire traitée de bonne grâce. A partir de ce matin, je suis tout à fait seul. Mon dernier cousin s’en va et je n’attends plus personne, M. et Mad. Villemain devaient venir, mais ils ne viendront par.
Lisez donc la Littérature de M. Villemain. Il y a vraiment beaucoup d’esprit, de l’esprit sensé et gracieux, ce qui prouve bien, à coup sûr, la distinction de l’âme et du corps. Mais j’oublie que vous n’aimez guère la littérature, même spirituelle. Il vous faut la vie réelle, les personnes. Moi aussi, j’aime infiniment mieux les personnes qui me plaisent que les livres qui me plaisent. Mais beaucoup de personnes ne me plaisent pas, et les livres me distraient de celles-là. Henriette aime beaucoup les livres et j’en suis charmé. C’est une immense ressource pour une femme que le goût de l’étude. Elle lit avec le même ravissement le Voyage du jeune Anacharsis et Macbeth. C’est un esprit bien sain, en qui toutes les facultés, tous les goûts se développent dans une rare harmonie. Si vous aviez été ici à la campagne, avec moi, en mesure de jouir ensemble des œuvres de l’art comme de celles de la nature, je vous aurais montré avant-hier sa traduction, à elle seule, bien réellement seule, d’un fragment du Lay of the last Minstrel, et vous auriez trouvé que pour un enfant de neuf ans, l’intelligence était assez vive et l’expression heureuse. A propos de mes enfants, je vous conte mes propres enfantillages. Je ne les conte à nul autre.
M. de Broglie était encore avant-hier sans nouvelles de sa fille. Je suis impatient qu’elle l’ait rejoint. Il ne faut pas toucher souvent aux plaies. Dites-moi, s’il a vu les Granville. Je suppose que non, puisque Lord Granville ne peut pas sortir. Il me tarde que vous soyez rentrée en possession de Lady Granville. Sans elle vous me faites l’effet d’une personne à qui son dîner manque. J’espère que vous garderez Alexandre au moins quelques jours. 9 h. 1/2 Non, vous ne serez plus seule. J’en ai besoin pour moi, encore plus que pour vous. Adieu, adieu. Je vais marquer des place où je veux plantés des arbres. Le mélèze que vous savez, qui voulait me suivre, se porte à merveille. J’en vais planter d’autres. Aucun ne le vaudra. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°153 Lundi 8 Oct, 7 heures

Je me souviens qu’hier, étourdiment je vous ai encore adressé ma lettre aux Champs Elysées. Elle vous sera peut-être arrivée quelques heures plus tard.
Je suis fâché de ce que mande M. de Médem, plus fâché que surpris. Il m’a toujours paru, par ses lettres que votre frère était réellement blessé de votre peu de goût pour la Russie. C’est bien lui qui sincèrement ne conçoit pas que vous ne préfériez pas à tout, votre état de grande Dame auprès du grand Empereur dans le grand pays. M. de Lieven est encore plus soumis, pour parler convenablement mais moins russe et vous comprend mieux. Rien n’est pire que l’humeur sincère d’un honnête homme de peu d’esprit. Il se croit fondé en raison, et ce qu’il y a de plus intraitable, c’est la conviction qu’on a raison. M. de Médem aura peut-être choqué encore votre frère en lui répétant que, bien réellement, avec votre santé, vos habitudes, vos goûts, vous ne pouviez vivre ailleurs qu’à Londres ou à Paris. Les gens d’esprit vont quelque fois trop brutalement au fait. Enfin je raisonne, je cherche, je voudrais tout savoir et tout expliquer, tant cela intéresse. Je voudrais surtout que vous eussiez auprès de l’Empereur quelqu’un de bienveillant et d’intelligent, qui vous comprît, et vous fît comprendre. Je crois toujours qu’avec de l’esprit de la bonne volonté et du temps on peut beaucoup, quand on est toujours là. M. de Nesselrode et Matonchewitz, à ce qu’il me semble y seraient seuls propres. Mais l’un est trop affairé, l’autre trop petit, et ni l’un ni l’autre ne s’en soucie assez. Je suppose que vous avez répondu à votre mari.
Montrond a passé en effet son temps chez Thiers. Je suis curieux de ce qu’il y a porté et de ce qu’il en a rapporté, au moins de ce qu’il en dit. Je le verrai à mon retour. Il a vraiment de l’esprit, de l’esprit efficace. Il faut beaucoup pour qu’il rajeunisse un peu. Il était cruellement cassé.

8 h 1/2
Je viens de sortir pour aller voir mes ouvriers. Je plante des arbres. Nous avons depuis huit jours un temps admirable. Ma mère et mes enfants en profitent beaucoup dix fois dans le jour, je les envoie, au grand air, comme on envoie les chevaux à l’herbe. Nous nous promenons ensemble après déjeuner. Le matin, tout à l’heure j’assiste au premier déjeuner de mes enfants, chez ma mère. Trois fois par semaine ; ils viennent chez moi tout de suite après prendre une leçon d’arithmétique. Le soir de 9 heures et demie à 8h 1/2, je leur lis de vieilles Chroniques sur les croisades, qui les amusent extrêmement. Le reste du temps, je suis dans mon cabinet ou je me promène pour mon compte.
Quel est donc le mal de la Princesse Marie ? Quel qu’il soit, j’en suis fâché, et j’espère que ce n’est pas vraiment grave. Elle a de l’esprit. J’ai quelque fois causé avec elle tout -à-fait agréablement. Je m’intéresse à elle comme à une personne en qui on a entrevu en passant plus que le monde n’y verra, et qu’elle-même ne saura très probablement.
J’ai eu hier beaucoup de visites. On se hâte de venir me voir. J’aurai d’ici à quinze jours, quelques dîners à Lisieux private dinners, pas de banquet. Je n’en veux pas cette année Je l’ai dit à mes amis et ils l’ont fort bien compris. Je ne veux pas parler politique avant la Chambre.

10 h.
Le facteur m’arrive au milieu de ma leçon d’arithmétique. Je reçois des nouvelles de l’arrivée de Mad. d’Haussonville. Je veux écrire un mot à M. de Broglie. Adieu. Adieu, comme à la Terrasse, dans ses meilleurs jours. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°156 Mercredi soir 10 Oct. 9 heures

Ce que vous me dîtes d’un commencement d’agitation politique à propos de l’Orient, entre Pétersbourg, Londres et Paris ne m’étonne pas. Je ne sais rien ; ce qu’on nous dit, ce qui paraît est plutôt pacifique. Mais je sens quelque chose dans l’air, quelque chose de nouveau et j’en crois souvent plutôt mon instinct que ma réflexion. Probablement ce nouveau-là, n’aboutira à rien comme tout aujourd’hui. Pourtant ce sera un pas. On avance en se traînant. Vous avez bien raison, écrire est un misérable moyen de conversation. J’espère à l’autre. Mais ce ne sera pas de l’Orient que nous parlerons d’abord.
J’aurais voulu voir le lit de justice chez Pozzo. Non que je ne sois accoutumé à ces façons-là de notre Chancelier. Je les lui ai toujours vues. Il a toujours manqué de tact et de vraie élégance. Comme bien des gens aujourd’hui, il supplée en fait d’habilité et d’esprit, à la qualité par la quantité. Il n’a rien de rare, mais, il a beaucoup de ce qui sert tous les jours. Il ne faut pas être lui, mais il est très bon de l’avoir pour soi. A propos, savez-vous que l’hiver dernier, il était jaloux de M. Piscatory auprès de Mad. de Boigne ? Je ne sais si cela recommencera cet hiver.

Jeudi 7 heures
Vous tenez un véritable congrès, Matonchavitz, Alexandre, des arrivants de Naples, de Londres, de Pétersbourg. Quand les fabricants de commérages sur vos grandes intrigues sauront tout cela, ils se croiront bien sûrs de leur fait. Moi, je passe mon temps à intriguer avec Marius, Sylla et César. Et nous nous amusons parfaitement mes enfants, et moi, de l’esprit et des actions de ces intrigants-là. On peut vraiment mettre les plus grandes choses et les plus grands hommes à la portée d’enfants intelligents et accoutumés à entendre parler de tout. M. de Broglie me mande qu’il sera obligé de venir à Broglie du 20 au 25 de ce mois, pour affaires, et qu’il viendra passer 29 heures ici. Il ne voit en effet personne. Mais sa lettre ne porte aucun caractère d’abattement qui est la disposition que je craindrais le plus pour lui. Il ne doit rester à Broglie que trois ou quatre jours. Que les impressions sont diverses ! Il m’a paru pressé de quitter Broglie, et effrayé d’y revenir. J’aurais voulu rester toujours aux mêmes lieux, entouré des mêmes objets, menant la même vie. C’est le changement qui me navre et me révolte après la mort.
Ma mère était un peu souffrante hier, toujours de cette même disposition au mal de tête et au vertige. Je lui ai fait faire une longue promenade dans ces bois, sous ce soleil dont je vous parlais le matin. Elle s’en est bien trouvée. Elle a une merveilleuse disposition à se distraire et à se reposer des émotions fortes par les plaisirs simples. Je fais planter des arbres ; elle regarde, elle conseille ; et cet intérêt qu’elle y prend lui fait plus de bien que toutes les tisanes du monde.
Lady Granville a t-elle fait sa déclaration à Marie. Vous savez que j’en suis curieux. Je ne doute guère de la soumission au premier moment. C’est l’exécution qu’il faut voir. Vous arrive-t-il comme à moi ? Il y a deux époques où je ne me plais guère à vous écrire, et suis en un moment au bout de ce que j’ai à vous dire; c’est quand je viens de vous quitter, et quand j’approche de vous revoir. Entre deux je me résigne, je m’établis. Mais les premiers et les derniers temps sont durs.

10 heures 1/4
Vous aimez les petits mots. J’en ai le cœur plein. Je ne peux pas, vous les envoyer tous. Je vous les apporterai. Adieu, Adieu Moi, j’aime la visite de Mad. de Talleyrand. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°160 Dimanche, soir 14 oct. 9 heures

160 est un gros chiffre. Je l’écris avec un sentiment très partagé. Nous nous connaissons déjà depuis longtemps et nous avons été longtemps séparés. Où en serions nous si nous ne nous étions pas quittés un moment ? Bien plus avant que nous ne sommes si je ne me trompe. Le temps seul nous a manqué et nous manquera. Je suis convaincu que nous ne nous connaissons que très imparfaitement. C’est triste. Nous aurons souvent très souvent passé l’un à côté de l’autre, pas grand chose de plus. Nous valons l’un pour l’autre plus que cela beaucoup plus. Il y aura beaucoup à regretter entre nous. Faites-moi le plaisir de me dire, si mes lettres vous arrivent de meilleure heure à la Terrasse qu’aux Champs Elysées.
Si j’étais le Roi, je voudrais bien que le Prince royal de Bavière fût en effet trop laid. Du reste, je sais gré à votre grande Duchesse de l’avoir trouvé laid, s’il l’est réellement et de l’avoir dit. Il n’est pas besoin d’être une grande Duchesse pour se marier comme une sotte. Je serais charmée d’en savoir une qui s’y montrât plus difficile, et plus sensée. Cela ferait aussi honneur à son père.

Lundi 15, 7 heures
J’ai été interrompu hier soir par un petit accident arrivé à Henriette près de se coucher. Elle est tombée en courant dans la galerie et s’est fait mal au menton ; rien du tout, une simple écorchure. Mais le sang coulait ; mon bon Guillaume était au désespoir, et le désespoir le plus tendre, le plus caressant qui se puisse imaginer. J’ai là trois petites créatures qui auront grand besoin de force d’âme et de raison, car elles auront beaucoup d’émotion à porter. L’embarras est grand ; il faut tantôt développer, tantôt contenir ; aujourd’hui on désire, demain on craint la grande activité de l’esprit et du cœur. Je ne puis souffrir les natures obtuses, apathiques ; et les mérites contrariés coûtent si cher ou exigent tant ! C’est un effort bien difficile, et qu’il faut recommencer tous les jours, que d’accepter ce mélange si profond, si inséparable du bien et du mal, en nous-mêmes et dans notre destinée. Parlons de ce qui vous regarde.
Il faudra bien que nous trouvions moyen d’arranger votre soirée comme votre santé, même capricieuse, le voudra. Je regretterais que vous ne pussiez pas conserver l’habitude de rester chez vous tous les soirs, habituellement du moins. Rien ne convient mieux aux hommes et ne les attire davantage que la certitude de trouver toujours. Mais ne pourriez-vous, toutes les fois qu’à six heures, vous aurez envie d’aller vous coucher, le dire tout simplement et renvoyer ceux qui seront- là ? c’est un petit parti à prendre, je le sais et vous n’aimez pas à prendre un parti. Cependant cela vaudrait mieux je crois, que toute autre méthode. Si vous disposiez de vos heures de sommeil, je vous dirais de les placer le matin et de vous lever plus tard. Mais on ne dispose pas de soi, ni de nuit, ni de jour.

10 h.
Il est parfaitement sûr que si cela se pouvait, je vous écrirais plus d’une fois par jour. Je voudrais remplir votre temps, votre cœur, les remplir de moi, de moi seul. J’en dirais trop. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°166 Dimanche 21 Octobre 7 heures

Je me lève au milieu d’un brouillard incomparable. Je ne vois pas les arbres qui sont devant mes fenêtres. Quand je me reporte en Languedoc, en Provence, sous ce ciel toujours si pur où les regards s’enfoncent sans que rien, les gênes et dont pourtant ils n’atteignent jamais le terme, je ne conçois pas comment je ne suis accoutumé à ces caves du Nord. Et je m’y suis accoutumé et je dis qu’elles sont vertes et fraîches. Il est vrai qu’elles le sont, qu’elles ont leur beauté, et que la sagesse de l’homme consiste à savoir jouir partout de la richesse de Dieu. Je le pense. Je le fais. Et pourtant je regrette, mon soleil. Il sera plaisant en effet que l’Empereur ait fait en Allemagne tout ce chemin et tout ce bruit pour y venir chercher, un Leuchtenberg. Du reste, je ne sais si c’est parce que je demeure loin ; mais il me semble que ce bruit ne retentit plus du tout. Je n’en entends plus rien. Tout passe bien vite de nos jours. Des intérêts, des affaires, qui jadis auraient rempli des mois, obtiennent à peine des heures. Les choses s’en vont comme les personnes en chemin de fer. Je le comprends il y a vingt cinq ans, dans le temps des batailles de Leipzig. Mais aujourd’hui, nous ne sommes pas si riches, ni si pressés. Au fait, nous avons raison. Il ne faut pas regarder, longtemps, les petites choses, quand on a vécu dans les grandes.
Pour me distraire des petite choses, j’ai lu hier soir à mes enfants le Malade imaginaire. Vous n’avez pas d’idée de leurs transports de rire. Je posais mon livre pour les regarder. Je m’amuse de bon cœur avec mes enfants. Je jouis de leur gaieté. Mais je ne sais plus rire. Vous êtes et vous serez la dernière personne qui m’ait vraiment vu et fait aire. Par exemple je ne rirai pas demain. J’ai vingt personnes à déjeuner qui me prendront toute ma matinée. Je suis charmé que Pozzo vienne passer quelques mois à Paris. Je l’ai vu vous faire rire encore lui et Brougham. Comment a-t-il fait pour que sa maison ne soit pas confortable? Heureusement sa conversation le sera toujours. C’est donc à force d’esprit que Montrond se porte mieux. Il faut qu’il en ait vraiment beaucoup pour en conserver. Je causerai volontiers avec lui. J’ai besoin de causer. J’ai bien des choses à apprendre, et quelques unes à dire. Quoique vous m’ayiez admirablement tenu au courant. Vos lettres sont un miroir d’une vérité parfaite. Je n’ai jamais vu de source plus limpide que votre esprit. Rien ne le trouble et il coule toujours. Nous nous serons beaucoup écrit dans notre vie, beaucoup trop.
Avez-vous remarqué avec quel soin on a fait mettre dans les journaux que ce n’était pas la liste civile, mais l’Etat qui avait loué à M. Appony sa maison ? Il ne faut pas aller si vite au devant des propos. Est-il vrai que les Appony y soient déjà établis ? J’ai peine à le croire. Je suis curieux de voir comment on a arrangé cette maison-là. J’en aurais fait une habitation charmante. Je connais beaucoup l’hôtel Beanay que veut M. de Palhen. J’y ai vu le Président de la Chambre, M. Royer-Collard, et avant lui le directeur général des Ponts et Chaussées, Me Pasquier, je crois. C’est une assez grande maison, c’est-à-dire avec beaucoup de logement, mais rien de très grand, une cour médiocre, et si je ne me trompe une seule sortie. Deux millions me paraissent beaucoup. A la vérité il faut la meubler. Je n’y pensais pas. Ce n’est pas trop.

10 heures
Je suis désolé que vous dormiez toujours si mal. Est-ce que je ne trouverai pas, quand je serai là, des moyen d’y mettre ordre ? Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°173 Dimanche 28 oct. 7 heures

Je voudrais que vous pussiez voir, voir dans la réalité et par le menu, les soins que j’ai eu à prendre, et que j’ai pris, dans mon intérieur et dans mes affaires auprès des personnes, et auprès des choses pour retourner à Paris dans les premiers jours de Novembre, au lieu de rester ici jusqu’à l’ouverture de la session. C’est ma seule réponse possible à votre n° 175. Mais vous ne l’avez pas vu, et moi, je ne vous le dirai pas. C’est triste.
Voici ce que je trouve dans une lettre que m’écrivait, le 8 octobre, le Duc de Broglie, à moi et non pas à ma mère : " Je compte toujours aller à Broglie d’ici à quinze jours ; et si j’y vais, j’irai voir vous et votre mère. Dites lui bien des tendresses pour moi ; elle me manque beaucoup. " Ma mère a été très souffrante hier tout le jour de ses pesanteurs de tête et de ses vertiges. Quand elle en convient, il faut que ce soit bien réel, car je n’ai jamais rencontré de personne plus dure à elle-même. Je l’ai tenue dehors presque toute la journée. Ce n’est pas très aise à présent, car on ne peut plus guère s’asseoir dehors.
Mes enfants, en ont profité pour passer aussi toute là journée à l’air. Il y sont beaucoup en général ; mais ma mère à un peu la manie des leçons et quand je puis lui en voler quelques unes ; j’en suis toujours charmé. Du reste, ils ne sont point à plaindre ; ils ont ici un petit cousins qui est venu passer quelques jours au Val Richer, et avec lequel ils s’amusent parfaitement. Le plaisir est encore plus vif pour ce petit garçon que pour mes enfants. Il a été élevé seul. Il éprouve à sortir de sa solitude, à vivre avec ses parents, une joie qui me fait spectacle. C’est une curiosité et une surprise de tous les moments. Il découvre un nouveau monde. C’est du luxe, de la part de M. de Pahlen qui discute si peu, de discuter avec M. de Maussion. L’affaire suisse sera partout une désagréable discussion pour le Ministère. On a bien fait de demander l’expulsion de Louis Buonaparte mais il fallait et on pouvait la demander et l’obtenir tout autrement. Et la façon dont on l’a demandée et obtenue a, pour la France, des inconvénients graves qu’elle rencontrera plus d’une fois sur son chemin, et qui mis au jour, frapperont beaucoup le public, car ils choquent ses passions, bonnes et mauvaises. On me dit qu’il va paraître une brochure du général Bugeaud qui préoccupe beaucoup M. Molé. Le Général Bugeaud, puisqu’il n’a pas répondu au premier moment, ferrait mieux à présent de garder ses explications pour la tribune. C’est une singulière manœuvre que d’avoir retardé le nouveau procès du général Brossard. Il coïncidera avec l’ouverture de la session. Peut-être le retardera-t-on encore jusqu’après les Débat de l’adresse. On n’en évitera pas le retentissement. M. Harcourt est-il revenu avec sa fille Lady Norris ? L’avait-il avec lui quand il a perdu sa femme ? Est-il affligé ? Il me semble qu’il n’y a guère de quoi. Mais l’habitude, même sans être douce est quelquefois puissante.

10 heures 1/2
Le N° 176, commence mieux, que ne finissait le N°175. Mais le cœur m’importe encore plus que les lettres et c’est au fond de votre cœur qu’il faut que j’aille puisque ce qui vient J’espère que nous serons heureux de vous va au fond du mien. quand nous nous serons tout dit. Adieu. Adieu. G. Ma mère est moins souffrante.
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