N°32 Du château de Compiègne, Mardi 5. 10 heures 1/2 du soir.
On vient de se séparer. Je remonte chez moi. Je ne me coucherai pas sans avoir causé un moment avec vous. J’ai eu ce matin un vif déplaisir. Je m’étais promis de vous écrire un mot avant de partir. Il m’est odieux de vous laisser tout un jour sans lettre, sans un signe de vie de moi, quand ce jour-ci comme tous les jours, loin de vous comme près de vous, mon âme est pleine de vous ; quand le sentiment de votre présence ne me quitte pas plus que celui de la vie. Il n’y a pas eu moyen. J’étais à peine levé que deux personnes me sont arrivées, puis deux autres. On m’a tenu jusqu’à 9 h. 1/4. Il a fallu partir. Je suis donc parti. Mais les chevaux ont beau courir, l’espace a beau s’étendre entre vous et moi ; vous êtes là, je vous vois, je vous entends ; je recommence nos charmants entretiens, et quand j’ai fini, je recommence encore. Ce sont là des rêves. Madame, des rêves de malade, car l’absence est le pire des maux. Mais que ce papier vous apporte du moins mes rêves ; qu’aujourd’hui, demain en y regardant, vous aussi vous puissiez rêver que je suis là, que je vous parle. La vie dure si peu et s’en va, si vite, et on en perd tant ! à côté de ces moments si beaux que nous passons ensemble, mettez, comptez, je vous prie, tous ceux que nous donnons à qui ? à quoi ? Cela est-il juste ? Cela est-il raisonnable ? Il faut que la société, ses devoirs, ses convenances, ses arrangements soient bien puissants et bien sacrés pour que nous leur fassions une si large part à nos dépens à nous, à nous mêmes.
Je ne suis pas, vous le savez, de nature rebelle. J’accepte sans murmurer les lois de la destinée et du monde. Et pourtant qu’elles nous coûtent cher ! Que de sacrifices à leur faire, et quels sacrifices ! Allons, allons, je ne veux pas me plaindre ; je n’ai point droit de me plaindre ; hier était trop beau, après-demain sera trop beau. Je demande pardon à Dieu de mes paroles inconsidérées. Je lui demande pardon sans repentir et sans crainte. Je ne crains pas que Dieu regarde, au fond de mon cœur. Il y voit tant de reconnaissance pour Ie nouveau trésor qu’il me donne après m’avoir tant ôté ?
Mercredi 6 7 h.1/2
Je me lève. J’ai assez bien dormi. Nous sommes ici peu de monde. M. le Chancelier, le Général Sebastiani et sa femme, le Duc et la Duchesse de Trévisse, Eugène d’Harcourt, M. Lebrun (de l’Académie française), M. Duchâtel et moi. Puis des officiers du camp. J’ai dîné hier à côté de la grande Duchesse de Mecklembourg, excellente personne, toujours prête à s’émouvoir et aussi à s’amuser, frappée, charmée de l’activité qui règne dans ce pays-ci, mais un peu inquiète de tant de mouvement, inquiète des journaux, inquiète des chemins de fer qui vont chercher, dans les coins les plus reculés, tous les esprits, toutes les existences et ne laissent nulle part ni repos, ni les vertus qui ne fleurissent que dans le repos.
Elle voudrait bien mettre d’accord et voir prospérer ensemble tous les bons et beaux sentiments de toute espèce, ceux de l’ancien état social et ceux du nouveau, la fierté individuelle et la sympathie universelle, la grandeur de quelques-uns et l’égal bonheur de tous, la sérénité pieuse et l’activité puissante des esprits. Toutes les idées tous ces désirs un peu vagues et confus, et amenant un certain mélange d’admiration et de crainte, de curiosité et de timidité, d’attendrissement et de réserve, qui est assez intéressant à regarder.
Mad. la duchesse d’Orléans est engraissée et animée.Je n’ai causé avec elle que deux minutes après dîner. Elle espère que l’air de Compiègne guérira mon rhume. J’ai répondu que malheureusement il n’en aurait pas le temps, car j’étais obligé de demander à M. le Duc d’Orléans la permission de repartir demain. Aujourd’hui le déjeuner à 11 h. 1/2. Après le déjeuner une promenade en calèche, je ne sais où, peut-être aux ruines de Pierrefonds. Nous comptons partir demain matin vers 6 heures et être à Paris vers 1 heure. On a dû aller vous le dire. Nous n’avons fait cet arrangement, M. Duchâtel et moi, qu’au moment où nous montions, en voiture. Imaginez que je n’ai vu encore ni Mad. de Flahaut, ni Emilie et pour les voir, il faudra que j’aille ce matin, chez elles dans la ville. Mad. de Flahaut ne loge point au château. Elle y a passé quatre jours, comme toutes les personnes invitées ; mais ses quatre jours finis, c’est-à-dire hier matin, elle en est sortie pour retourner dans la maison qu’elle a louée. J’irai remettre la lettre de M. de Mentzingen entre le déjeuner et la promenade, mais je ne réponds pas de causer beaucoup avec Emilie.
J’attends une lettre ce matin. Je ne fermerai la mienne qu’après l’avoir reçue. Cependant j’ai bien envie de vous dire un premier adieu, sauf à recommencer. Il fait beau. vous êtes encore dans votre lit. Adieu. Vous vous promenez dans une heure aux Tuileries. Adieu. Adieu 9 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Est-elle charmante comme toutes ou plus charmante que toutes ? Je n’en sais rien. Je dirais volontiers l’un et l’autre. Soyez sans inquiétude sur mon rhume. Il serait fini depuis longtemps si je ne l’avais tant secoué, la nuit, le jour, au bord de la mer sur les grands chemins huit jours d’immobilité le dissiperont tout-à- fait. Moi aussi, pendant qu’elle durait, je me suis plaint dans mon âme de la soirée d’avant-hier. Mais j’avais tort. Il ne faut se plaindre de rien quand vous êtes là.
Adieu oui, Adieu, à demain. Vous me conterez en détail votre conversation.