44. Paris, le 21 Septembre jeudi 10 heures
Ce qui me frappe en vous beaucoup est tout juste la qualité qu’on vous conteste. Ainsi on m’a sans cesse répété, qu’il n’y a en vous ni naturel ni vérité, que tout est à effet ; et ce qui me charme, ce qui m’en chante est de vous voir toujours, sur toute chose si simple, si éloigné de la moindre prétention, préparation. (Pardonnez-moi la comparaison Monsieur) de vous voir en cela me ressembler si parfaitement. Ce que j’aime encore en vous beaucoup, beaucoup et je vous l’ai déjà dit, c’est ce tact, ce bon goût qui vous accompagnent toujours. Il y a tant de délicatesse dans tout ce que vous dites, tout ce que vous faites! Voyez Monsieur, vous pourriez manquer de tout cela et être encore supérieur à tous, être encore l’objet de mes respects comme dit M. Molé (et il ne sait pas tout ce qu’il exprime dans ce mot !) mais si vous saviez comme tout cela me charme ! Comme j’aime à être fière de tout en vous, à rencontrer toujours ce que je voudrais qui fût, non seulement à ne jamais heurter contre rien qui me froisse, mais à trouver mieux que je n’attends jusques dans les nuances les plus imperceptibles et il n’y a rien d’imperceptible quand on regarde comme je regarde, quand le cœur regarde de si près, si près, avec tant d’anxiété, de passion, et cependant soyez en bien sûr, sans aveuglement ; au contraire avec des yeux très difficiles.
Eh bien, Monsieur tous les jours dans chaque mot que vous me dites, chaque ligne que vous m’écrivez. Je fais une nouvelle découverte charmante. Ce bien que j’ai acquis, j’y trouve mille trésors nouveaux, toujours, tous les jours, et cela me fait des joies inexprimables. Vous m’avez fait regarder dans votre intérieur, que je vous en remercie, comme vous m’avez attendrie, enchantée que vous êtes heureux Monsieur. Oui vous êtes heureux. Vous savez si bien jouir de ce qui vous reste ! Vous ne voulez pas que je regrette d’être encore ici bas sans plus jamais jouir d’aucune des joies que vous ressentez ?
Ah Monsieur, dans le moment où je pense à tant de bonheur fini pour toujours, ce regret me vient bien naturellement. Ces moments sont courts, une image chérie se présente à ma pensée et la détourne de la vue de ces tombeaux. Mais je frissonne & je jouis parce qu’en même temps, quand vous y êtes cette première sensation est plus rare ; mais vous absent, qu’est-ce qui me reste ? Pardonnez-moi mes tristes paroles, je veux vous parler d’autre chose.
Hier malgré la chaleur, j’allai avec la petits princesse, Marie & M. Sneyd me faire traîner jusqu’à St Cloud à ce qu’on appelle la lanterne. Là nous descendîmes. C’est beau, et c’est joli, je redescendis à pied. Et puis nous nous fîmes mener au bois de Boulogne que je trouve plus joli encore parce que j’en ai l’habitude. Vous ne savez pas que j’aime beaucoup mes habitudes ainsi je marche mieux dans mon allée, que dans les autres allées. & j’y trouve l’air meilleur, qu’à St Cloud. Tout cela ensemble fit cependant quatre heures de plein air, & d’un air charmant. La petite princesse était toute fatiguée je ne l’ai pas été, ce qui me prouve que je reprends des forces. Mais encore une fois comment n’avez vous pas beau temps & bien chaud en Normandie ? Je suis indignée de vous voir faire du feu. Marie me quitta tout de suite après le dîner pour aller à l’opéra avec la petite Princesse. Je ne vis personne que M. de Brignole pendant une heure qui me fit toutes ses confidences diplomatiques, nous ne nous étions encore jamais trouvés en tête-à-tête et après lui lord Hatherton (ci-devant Littleton secrétaire d’état pour l’Irlande & qui y a fait des bêtises) avec lui ce fût de la politique anglaise fort intime parce que les Anglais ne se gênent jamais avec moi. A propos lui croit savoir, que la reine est bête, c’est possible.
J’allais me coucher avant onze heures. La chaleur me tient encore éveillée dans la nuit, & vers le matin je m’endormis très profondément, & je fis des rêves des rêves charmants, comme je n’en ai jamais fait encore. Ah Monsieur quels jolis rêves et tout en rêvant je me disais, que je faisais mal de rêver comme cela, je cherchais à m’éveiller, & cependant j’aimais tant mon rêve. Je laissai durer le combat, parce que je ne voulais pas me séparer de ce que je savais bien qui allait m’échapper au moment où ma main toucherait le cordon de la sonnette. Je l’ai pris, je ne l’ai pas tiré, j’avais tant de peine à m’y décider. Enfin il a fallu le faire, et à 9h 1/2 seulement. J’ai dit adieu à mon rêve pour dire bonjour à votre lettre que j’ai tenue quelques temps sans l’ouvrir tant je trouvais encore le rêve plus joli que la lettre. Voyez Monsieur quels aveux je vous fais !
Je le disais bien hier il y a intermittence ce qui me fait espérer que demain je serai très bien élevé, je m’en vais même vous quitter à présent pour essayer d’anticiper sur demain 2 heures Monsieur toute votre explication ou plutôt votre récit si simple sur sur les vers de Pétrarque, m’a tant touché ! Cela s’applique encore à mes observations du commencement de ma lettre. Ah j’aime tout, tout !
Adieu monsieur, je retourne au commencement de votre lettre. Laissez-moi mes regrets, mais soyez sûr, bien sûr que quand je suis avec vous ou avec vos lettres, j’aime la vie, je l’aime beaucoup je m’y sens heureuse, bien heureuse. Mais que de fois, je retouche ! Adieu, adieu. Adieu.