N°50 Jeudi 3 heures et demi
Je viens de recevoir trois ou quatre visites d’écrire six lettres. Il me faut du repos, c’est-à-dire du bonheur. Je ne comprends pas d’autre repos. Ce serait vraiment du bonheur, de vous écrire après avoir lu et relu ce que vous m’écrivez si tant d’inquiétude ne se mêlait pas à tant de joie. Je me creuse la tête comme vous pour deviner ce que peut faire, ce que peut méditer M. de Lieven. Je ne veux pas vous en parler. Il me déplairait de dire ce que j’en dirais. Jusqu’à ce que vous ayez des nouvelles de l’intervention du comte Orloff, j’espérerai quelque chose. Vous avez raison décrire avec détail à votre frère, avec grand détail. Il faut que tout ce monde-là, si préoccupé de lui-même et de sa position à la Cour, se sente aussi un peu responsable de votre destinée. Nous causerons de tout cela, le 6 bien bien sérieusement car j’y pense sans cesse. Newton a trouvé le système du monde en y pensant toujours. Il n’en avait pas à coup sûr, autant d’envie que j’en ai de trouver à votre situation une bonne issue. Mais les volontés d’hommes sont plus difficiles, à démêler et n’ont pas des lois aussi fixés que le cours des astres.
10 heures Me voilà enfermé chez moi, enfermé sous clef. Ah, vous auriez bien dû venir à la place de votre lettre comme vous en avez eu l’idée. Vous vous arrêtez en pareil cas, vous ne voulez par dire ce que vous appelez des bêtises. Et moi, que dirais-je ? Je m’arrêterai aussi. Pourtant si vous étiez là près de moi, quelle soirée charmante ! Quel doux entretien ! Vous êtes bien plus heureuse que moi. Vous avez notre Cabinet, Autour de vous, nous avons été, nous sommes partout ensemble. Ici je suis seul. Je parle de vous à tout ; mais rien ne me répond. Aussi je vais à vous bien plus que je ne vous amène à moi. J’aime mieux me souvenir qu’imaginer. Je reprends ma place, mes places. Je refais nos conversations. Je n’ai rien oublié, pas un mot, son lieu, sa date, votre regard, votre accent. J’ai des souvenirs, très préférés ; mais tous me sont présents. Ceux de la table à thé, que cette heure-ci me rappelle, sont au nombre des plus doux ; doux comme un bonheur depuis longtemps, goûté dont on jouit comme de son bien, comme de son droit, avec ravissement mais sans trouble, habitude et prélude d’une intimité parfaite, charmante dans le passé, charmante dans l’avenir ! Adieu, Madame.
Je n’ai pas de thé là ; et quand j’en aurais certainement je n’en prendrais pas. Mais adieu au moins, adieu. Vendredi 6 heures et demie Certainement Pozzo a beaucoup d’esprit, un esprit très étendu, droit, fécond, varié, agréable. A côté de lui à table au coin du feu, j’en jouis infiniment, comme vous. Mais il reste toujours lui au dessous de son esprit. Il n’a jamais l’air d’être tout à fait au niveau, bien établi au niveau de son esprit et de sa situation. Et puis laissez-moi vous dire une impertinence. Pozzo n’a jamais fait que de la politique extérieure de la diplomatie. Il n’a jamais gouverné un pays, traité directement, face à face, avec les idées, les intérêts, les passions de tout un peuple. Métier plus difficile, plus compliqué, plus périlleux, qui met aux prises de bien plus près, bien plus fortement avec les hommes et tout ce qu’il y a dans les hommes, et qui exige, qui provoque, dans celui qui le fait un développement bien plus complet, bien plus énergique de toutes les facultés, du caractère comme de l’intelligence, de la volonté comme de l’habilité. J’ai trouvé, dans les hommes les plus distingués qui ont suivi la même carrière que Pozzo, beaucoup d’étendue, d’élévation de liberté d’esprit, beaucoup de pénétration et de savoir faire dans les relations personnelles, quelques fois de la grandeur et de la hardiesse dans les desseins, dans les combinaisons, jamais cette profonde connaissance de la nature, et de la société humaine cette intelligence de leur vie réelle de leurs besoins ; cette fermeté de pensée et de conduite cette habitude fière de la responsabilité, qui donnent et prouvent la puissance, la grande puissance sur les hommes.
Je ne connais que deux carrières qui placent l’homme, un homme, aussi haut qu’il peut attendre, et le forcent de déployer, pour y monter et pour y rester tout ce qu’il peut être ; c’est la guerre et le gouvernement. Là sont, je crois les conditions, les plus nombreuses, les plus dures et par conséquent, le plus grand exercice de la supériorité. M. de Talleyrand et Pozzo ont beaucoup d’esprit, et ils ont beaucoup fait. Le cardinal de Richelieu et M. Pitt ont fait et prouvé bien davantage. Je ne parle pas de quelques hommes hors ligne qui ont conquis et gouverné. Frédéric 2 ; Napoléon. Pour ceux là c’est trop évident. Je n’ai pas la moindre envie que vous aimiez Alexis de St Priest. Traitez-le comme il vous plaira, quoiqu’il m’ait assez amusé lundi, dans deux heures de conversation. Il allait passer quinze jours près de Caen, chez Madame de Chastenay.
10 heures 3/4
Voilà votre N°51. Je n’en veux rien dire, absolument rien en ce moment. J’en ai le cœur trop plein. Mais j’y répondrai quoique vous ne vouliez pas. Deux mots seulement, vos deux mots. Adieu à toujours. G.