D’Vlyſſe.
CHAPITRE II.
Genealogie d’Vlyſſe.VLYSSE (duquel les Poëtes eſcriuent tant de choſes admirables, & principalement celuy qui entre eux obtient d’vn commun cõſentement la principauté, Homere naſquit en Bœoce, ſelon l’auis de Lycophron, & ſelon les autres à Ithaque (auiourd’huy Val de compere, iſſe en la mer lonique) fils de Laërte & d’Anticlee. Silene de Chio dit au 2. liure de ſes hiſtoires fabuleuſes, qu’il naſquit comme Anticlee enceinte s’en alloit en la mõtagne de Nerit prés d’Ithaque ; où elle trouua le chemin gliſſant à cauſe d’vne lauaſſe d’eaux qui auoit abruué le lieu : tellement qu’elle chut, & de frayeur enfanta. On paſſe ſous ſilence tout le temps depuis ſa natiuité iuſques au voyage de Troye. Voicy donc ce que nous en trouuons. Quand il fut queſtion d’aller au ſiege de ladicte ville auec tous les autres Princes & heros de la Grece, il eſtoit tant amoureux de Penelopé qu’il auoit nouuellement eſpouſee, Sa ruse pour s’exempter du voyage de Troye.que pour s’exempter de ce voyage il contrefit l’inſenſé : & pour ſe mieux deſguiſer, attela à vne charrue deux animaux fort differens en eſpece, & ſe prit à labourer le riuage de la mer, & au lieu de bled y ſemer du ſel, cuidant que par ce moyen on le lairroit chez luy comme inutile à la guerre. Mais Palamede fils de Nauplie Roy d’Eubœe, ſon ennemy mortel, fin & ruſé, pour deſcouurir ſa diſſimulation, trouua moyen d’auoir ſon fils Telemache encore petit enfant, lequel il coucha dans vne orniere par où la charruë deuoit paſſer. Vlyſſe reconnoiſſant ſon fils leua le manche de la charruë afin de ne le bleſſer, & deſtourna ſes beſtes. Ainſi connut-on que tout ſon faict n’eſtoit que fourbe, & qu’il auoit l’eſprit autant raſſis que de couſtume. Et pourtant force luy fut de marcher auec les autres Princes Grecs : ce qu’il fit auec vn bel equipage, y laiſſant pluſieurs preuues & remarques de ſa valeur & pru- dence.Ses exploits.Et premierement il fut cauſe qu’Achille, qui ſe tenoit caché parmy les filles de Lycomede Roy de l’iſle de Scyros, en habit de fille, reuint à la guerre. Car on dit qu’Vlyſſe ayant ſceu par vn eſpion nommé Aſie, qu’Achille eſtoit là caché, ſe deſguiſa en mercier porte-faix paſſant pays, & porta aux filles de Lycomede & damoiſelles de ſa Cour beaucoup de ſortes de mercerie, principalement de beſongnes de filles : mais entre autres beatilles qu’il mit en vente, il deſploya de beaux poignards, de bonnes eſpees, & vn armet garny de tres-excellents tymbres & pennaches. Achille ne s’amuſant point à manier ces menus fatras propres aux femmes, s’en alla viſiter ces armes : par ce moyen Vlyſſe reconnut qu’Achille ne tenoit rien du ſexe feminin, & que c’eſtoit vn homme ſans barbe, deſguiſé ſeulement d’habits, non de courage. Puis apres il fit entendre qu’il eſtoit expedient de porter deuant Troye les fleches d’Hercule qu’il auoit donnees à Philoctete, & l’vn des os de Pelops, ſans leſquelles choſes il n’eſtoit pas en leur puiſſance de prendre la ville, ſuyuant l’auis de l’Oracle. Il enleua ſecrettement les cendres de Laomedon, enſeuely ſous la porte de Scæe. Il emporta le Palladium de la citadelle, tuant ceux qui le gardoient. Enuoyé auec Diomede pour faire la deſcouuerte, il tua Rhœſe Roy de Thrace, & emmena ſes cheuaux deuant qu’ils euſſent beu de l’eau fatale du Xanthe. Or toutes ces choſes ſont d’autant plus remarquables, que ſans les exploiter Troye ne pouuoit eſtre priſe. Sa haine contre Palamedes.Mais ce qui augmẽta la haine qu’il portoit à Palamede ; fut qu’Vlyſſe vn iour enuoye en Thrace pour auoir des viures & du fourrage, s’en reuint diſant qu’il n’en auoit point trouué : quoy voyant Palamede, il y voulut auſſi aller & remporta grande quantité de bleds. Et pourtant Vlyſſe dés lors plein de menaces & d’enuie ne ceſſa de procurer ſa mort. Imposture signalee.A ce deſſein il eſcriuit vne fauſſe lettre ſous le nom de Priam, par laquelle il remercioit Palamede du bon ſeruice qu’il luy offroit de faire par quelque trahiſon qu’il ne declairoit point : adiouſtant en ſa lettre, qu’il luy enuoyoit bonne ſomme d’argent pour accomplir ſon entrepriſe : laquelle ſomme Vlyſſe auoit malicieuſement faict cacher en terre dedans la tente de Palamede. Cette lettre ſurpriſe & recitee en plein conſeil des Princes Grecs, voila Palamede atteint & conuaincu de trahiſon & læſe majeſté. Adonc Vlyſſe faiſant du bon valet, & feignant de ſupporter le droit du criminel, remonſtra qu’il ne falloit point adiouſter de foy à des ſimples lettres de l’ennemy, leſquelles on pouuoit aiſément verifier ſi l’on faiſoit vne recherche en la tente de Palamede : que ſi l’on y trouuoit l’argent mentionné en la lettre, il n’y auoit doute qu’il ne meritaſt la mort. Ainſi dõcques on enuoya foüiller par tout en ſa tente, où l’argent fut trouué, & Palamede comme criminel lapidé. Depuis cette perfide laſcheté, Nauplie pere du defunct nourrit touſiours en ſon ame vn deſir de vengeance, comme nous l’apprend Lycophron. L’occaſion s’en preſenta fort opportune, lors que les Grecs faiſans voile, retournans chacun en ſa maiſon, chargez du butin de cette pauure ville deſolee : ayans deſia Palas pour aduerſaire, irritee contre Ajax, pour auoir violé, ou du moins taſché de violer Caſſandre, ſa Propheteſſe, fille de Priam, & ce dans le Temple dedié à ſa majeſté : elle leur ſuſcita vne eſpouuentable tourmente vers la coſte d’Eubœe. Lors Nauplie, qui du haut des roches Capharees (autrement Gyrees) ſcituees ſur le riuage, & tres-dangereuſes pour vne infinité de petits eſcueils qui ne ſe deſcouurent qu’à fleur d’eau, eſpioit le retour de l’armee nauale, prit vn flambeau en ſa main, comme leur voulant eſclairer pour venir ſeurement à bord. Et dés qu’ils eurent deſcouuert cette lumiere, la cuidans eſtre allumee par quelque confident amy pour les guider à port, ils dreſſerent la pointe de leur flotte droit au flambeau : mais la violence de l’orage, & la tourbillonneuſe impetuoſité du vent les emporta contre les rochers, où ils furent pour la pluſpart briſez & noyez. Ajax des premiers. Plaidoyé entre Vlysse et Ajax pour les armes d’Achille.Aprés la mort d’Achille il eut querele auec Ajax pour les armes du defunct : & par la force & viuacité de ſon beau dire remontra contre la valeur & generoſité d’Ajax, que les villes ſe conqueroient pluſtoſt par ſageſſe & induſtrie, que par force d’armes ny vaillance de corps. Auſſi feignent-ils que le valeureux Ajax perdit aiſément le ſens ; pource que beaucoup de corps robuſtes ont l’eſprit bien foible, & la ceruelle tant eſuentee qu’ils approchent plus de folie que de ſageſſe. En fin les armes d’Achille adiugees à Vlyſſe, Ajax vaincu par l’eloquence & le ſouuenir des proüeſles exploitees par la ſageſſe de ſa partie aduerſe, ſe tranſperça le corps auec ſon eſpee ſur la pointe du iour. Or Vlyſſe eſtoit de petite taille, & Ajax de grande ſtature : mais les grands corps ont volontiers peu de ſageſſe, d’autant que leur vertu a plus d’eſpace pour s’eſpandre : les petites tailles ſont ordinairement fines & ruſees : la taille mediocre eſt donc la plus loüable : à ceux-là ſe peuuent accommoder ces vers :
En petit corps regnoit beaucoup plus de vaillance,
Vn ſi grand corps n’a point vn ſeul brin de prudence.
L’on faict mention de pluſieurs autres choſes commiſes par cet heros durant la guerre de Troye, comme qu’il tua par querelle Orſiloche fils d’Idomenee, Roy de Candie, qui s’oppoſoit à ce que l’on ne luy decernaſt ſa legitime part du butin : qu’il eſgorgea cruellement Polyxene, tres-belle fille de Priam, ſur le tumbeau d’Achille : qu’il ietta le petit Aſtyanax, fils de Hector, du haut d’vne tour en bas : & pluſieurs autres actes eſquels il a montré, comme tous autres, qu’il eſtoit homme, ne pouuant gourmander ſes paſſions : mais nous les lairrons à part, & diſcourrons ſeulement des proüeſſes & vaillances que les Anciens nous ont laiſſees en leurs memoires, par leſquelles il s’eſt employé, non pour conquerir vne partie de l’Aſie (c’eſt peu de gloire à qui que ſoit, prineipalement ſi l’on y employe quantité d’hommes) ny pour s’emparer de l’Empire Troyen : mais bien pour ſe dompter & vaincre ſoy-meſme (choſe ſans comparaiſon plus ſinguliere) pour calmer les troubles & les paſſions de l’ame, & pour apprendre à renger ſon eſprit aux loix de prudence & de raiſon. Miroir de l’estre vagabond de cette vie, en ceux principalement qui doüez de beaucoup de graces, les accommodent à l’executoin de leux passions. Erreurs et avantures d’Vlysse.Aprés le ſac & deſtruction de Troye, le butin partagé entre les Chefs & Capitaines de l’armée Grecque à chacun ſelon ſon grade & merite, ils s’embarquerent pour s’en refourner chez eux. Vlyſſe pareillement d’eſploya ſes voiles au vent pour regagner ſon pays : mais la tourmente l’emporta vers la coſte des Ciconiens en Thrace, peuples faſcheux, mauuais garçons & tres-dangereux : où il pilla la ville d’Iſmar, depuis dicte Maronee. Mais comme il penſa deſancrer, contre l’auis & conſeil de ſes amis, les Ciconiens le vindrent charger, & le battirent ſi bien, qu’ayant perdu beaucoup de ſes gens, force luy fut de tourner le dos, & quitter ce havre. Puis aprés ayant auec beaucoup de peine pris terre, il ſejourna là deux iours : au troiſieſme, fauoriſé du vent, il deſcouurit d’aſſez prés ſon pays. Mais la tempeſte le chaſſant du Cap de Mallee, il fut au dixieſme iour derechef emporté en Afrique, vers la coſte des Lotophages (Chelbeens auiourd huy) ainſi nommez de cet arbre que les Grecs nomment lotos. On le prend communement (mal à propos toutefois) pour l’aliſier. Mais Theophraſte au 4. liure chap. de l’hiſtoire des plantes, faict cet arbre de la grandeur d’vn poirier, & ſon fruict de celle d’vne febue, qui meurit en changeant de diuerſes couleurs à guiſe des raiſins, dont vne armee ſe ſeroit alimentee par quelques iours en Afrique, faute d’autres viures ; car il y en a là grande abondance. Pline au 2. chap. du 24. liure l’appelle febue Grecque. Polybe au 12. liure de ſon hiſtoire atteſte auoir veu des Lotes en Lybie, qu’il dit eſtre arbre non fort grand, rude & eſpineux, de fucille verte, petite & reſemblant au Nerprun, mais vn peu plus large & eſpaiſſe. Quand ſon fruict commence à ſe former, il ſe rapporte aux grains ou petites bacques de Myrthe qui blanchiſſent, venus en perfection. Mais quand il eſt creu il rougit, du tout ſemblables aux oliues ; & quand il eſt acheué de parfaire, il a le noyau fort petit. Eſtant meur, on le cueille, puis eſt battu auec de la fromentee, & entaſſé en des vaiſſeaux pour le viure des eſclaues. Les francs de condition s’accommodent auſſi des meilleurs grains de ce fruict, & l’appreſtent en la meſme ſorte, horſmis qu’ils en oſtent le noyau. Cette maniere de viande reſſemble aux figues & dattes, mais a l’odeur plus agreable. En aprés ils les broyent auec de l’eau, & en font vne boiſſon de fort plaiſant & delicieux gouſt à la bouche, qui tient beaucoup de la ſaueur du mouſt : mais ils n’en font guere à la fois, pource qu’elle n’eſt pas de garde plus haut de dix iours. Quand les compagnons d’Vlyſſe eurent gouſté de ce fruict, ils le trouuerent tant à leur gré, que ne tenans plus de conte de leur patrie, à peine en peut-il faire embarquer vne partie pour deſloger de là, leſquels il fit tres-bien lier aux nauires : l’autre partie y demeura. Comme il fut en pleine mer, vne autre tourmente le ietta vers la coſte de Sicile, là où il entra dans la grotte de Polypheme auec vne douzaine de ſes compagnons, deſquels le Cyclope luy en deuora ſix, & le retint priſonnier auec les autres. Pour ſortir de cette priſon il ne trouua point de meilleur expedient que d’enyurer le geolier : & de faict il le fit vn iour boire auec telle largeſſe, que le vin luy ayant eſtourdy la ceruellé, comme il le vid aſſommé d’vn profond ſommeil, auec vn tiſon allumé il luy creua l’œil vnique qu’il auoit au milieu du front auſſi grand que le globe de la Lune : puis ſe veſtant luy & ſes compagnons reſtans encore, de peaux de brebis, ils ſe tapirent ſous le ventre deſdites brebis (car quand il mettoit ſon troupeau aux champs, il taſtonnoit chaſque chef l’vn apres l’autre, affin que ſes priſonniers ne ſe ſauuaſſent parmy) & ſe trainerent ainſi iuſques à ce qu’ils fuſſent hors de la cauerne. De là ſinglant és iſles d’Æole (autrement de Vulcan) entre l’Italie & la Sicile, il obtint d’Æole tous les vens enfermez dans vn ouyre, horſmis Zephyre : car il eſt fort vtile & propre à ceux qui de la coſte de Sicile & deſdites iſles veulent paſſer au Val du compere. Mais l’auarice & curioſité de ſes compagnons fut telle qu’ils ne ſe peurent empeſcher d’ouurir l’ouyre, cuidans qu’il y euſt quelque riche threſor enclos là dedans. Alors les vens deſbordez le repouſſerent auec vne merueilleuſe impetuoſité eſdites iſles d’Æole. Et comme il voulut requerir Æole de luy faire derechef le meſme preſent, il le rechaſſa auec poüilles & iniures, comme ennemy & mal-voulu des Dieux :
Deſloge de mon iſle, ô la plus meſchante ame,
Qui ſoit deſſous le ciel : arriere, arriere, infame,
Puiſque tant mal-voulu des Souuerains puiſſans,
Tu vas errant emmy les vagues bondiſſans.
En-aprés il vint ſurgir au havre des Læſtrygons, peuples inhumains & barbares habitans à Formie en la Terre de Labour, ayans la reputation d’eſtre yſſus de Neptun. Gens de telle nature sont appellez par le Poëtes fils de Neptun.Or ceux-cy ſe paiſſans de chair humaine, fricaſſerent quelques-vns de ſes compagnons : & pourtant affin de ſauuer le reſte, il tira vers l’iſle d’Aeæe, où la ſorciere Circé, puiſſante en œuures magiques, fille putatiue du Soleil, faiſoit ſa reſidence : deuant que moüiller l’anchre il enuoya quelques ſiens compagnons pour deſcouurir quelle maniere de gens demeuroient en icelle, leſquels elle transforma en beſtes. Sur ces entrefaictes Mercure luy donna vn breuuage, auec lequel il s’achemina droict vers la Magicienne, & l’eſpee au poing la contraignit de rendre à ſes com- pagnons leur premier forme. Ce qu’elle ayant faict il l’entretint depuis l’eſpace d’vn an entier ; & eut d’elle vn fils nommé Telegon, & vne fille Ardee, laquelle depuis venuë en Italie donna nom à la ville d’Ardee. Heſiode dit qu’il en eut deux fils, Arie & Latin. Ayant eu non ſans beaucoup de regrets congé d’elle il deſcendit aux enfers, pour auoir auis de ſa mere Anticlee & du Prophete Tireſias, de ce qu’il luy conuenoit faire : à ſon retour il dedia vne colomne à Pluton & Proſerpine ; puis retourna derechef voir Circé, & fit honorablement enſeuelir Elphenor l’vn de ſes compagnons qui tout yure s’eſtoit laiſſé choir d’vn eſcalier en bas. Voyez le chap. des Sirene liure 7. chap. 13.Aprés il coſtoya l’iſle des Serenes, & boucha les oreilles de ſes compagnons auec de la cire, ſe faiſant luy meſme, garotter contre le mas, de peur que la ſoüefue melodie des chanſons d’icelles ne l’arreſtaſt & fiſt mourir. Puis ourrepaſſant les eſcueils de Scylle & de Charybde, non ſans perte de quelques-vns de ſa troupe, il fut derechef ietté vers la coſte de Sicile en cet endroit où Phaëtuſe auec ſes deux ſœurs filles du Soleil gardoient les troupeaux de ſon pere. Si donna en mandement à ſes compagnons de ne faire aucun tort à ce beſtail ſacré. Mais comme il dormoit, iceux ayans faim car il y auoit deſia long temps qu’ils n’auoient mangé leur ſaoul) eſgorgerent pluſieurs chefs deſdits troupeaux : Sacrilege griefvement punny.leſquels leur furent vendus plus cher qu’au marché ; car ils perirent tous par naufrage ; excepté Vlyſſe ſeul, qui s’agrafant au mas du nauire fut l’eſpace de neuf iours errant çà & la pourmené au gré du vent & des vagues : au bout deſquels il arriua finalement en l’iſle d’Ogyge, où la Nymphe Calypſo le recueillit & logea, laquelle il entreteint ſept ans durant, & en eut des enfans ; entre autres Nauſithous & Nauſinous, ce dit Heſiode. Alors Iupiter le regardant en pitié, deſpeſcha Mercure vers la Nymphe pour luy faire commandement de le laiſſer aller. Ainſi donc il fit voile n’ayant pour tout equipage qu’vne petite naſſelle, que luy-meſme ſe charpenta. Mais auſſi toſt qu’il eut deſcouuert l’iſle de Corfou, ſa naſſelle ſe briſa par vne rude tempeſte que Neptun luy ſuſcita, indigné de l’iniure qu’il auoit faicte à ſon fils Polypheme ; c’eſtoit faict de luy ſi la Deeſſe Leucothee ne l’euſt aydé d’vne planche qu’elle mit ſous luy, & d’vn couure-chef dont elle l’aduertit qu’il ſe couuriſt l’eſtomach, & ainſi couuert ſe iettaſt à trauers les flots : & qu’ayant pris terre il le luy reiettaſt dedãs la mer. Ce qu’il fit, & par ce moyen ſe ſauua au port de Corfou : & pource qu’il eſtoit nud, il ſe cacha parmv des fueilles d’arbres. Là deſſus Nauſicaa fille d’Alcinous Roy de Corfou l’ayant rencontré, le fit habiller, & par l’inſtinct de Pallas conduire vers la Royne Arete ; leſquels luy firent tres-bon accueil, & luy preſenterent leur fille en mariage : mais n’y voulant entendre pource qu’il eſtoit marié, ils l’aſſiſterent de vaiſſeaux, d’hommes, & de force preſens qui le rendirent tout endormy ſain & ſauf au Val du compere. Adonc Pallas l’eſueilla luy donnant auis de ſe deſguiſer en mendiant : ſuiuant lequel il entra chez luy en habit de gueux conduit par ſon porcher Eumæe ſans ſe donner à cognoiſtre, là où apres pluſieurs outrages receus par les pourſuiuans de Penelopé, il fut en fin reconnu par ſa nourrice Euryclee. Au moyen dequoy s’armant luy & ſon fils Telemache auec deux de ſes paſtres auſquels il s’eſtoit deſcouuert, il tua tous ces mignons depuis le premier iuſques au dernier, & ainſi recouura ſa Penelopé. Au demeurant pource qu’il auoit eu pluſieurs viſions & ſonges qui l’aduertiſſoient de ſe donner garde de ſon fils, comme dit Dyctis Candiot au ſeptieſme liure de la guerre de Troye, il ſe reſolut de viure en ſolitude. Mais Telegon ſon fils de par Circé deſirant voir ſon pere s’en vint au Val du compere, & comme on luy refuſa l’entree pour eſtre eſtranger & inconnu, prenant querelle il tranſperça le corps de ſon pere, qu’il ne connoiſſoit point auec vne iaueline, où l’on dict qu’il auoit attaché l’eſpine venimeuſe d’vne truite de mer.
¶Mythologie morale d’Vlyſſe.Or voyons maintenant à quelle fin tendent ces fictions. Si l’on conſidere ſoigneuſement ce qui ſe trouue eſcrit d’Vlyſſe, on trouuera que tout le cours de la vie humaine y eſt exprimé, & que telles fables contiennent des beaux enſeignemens fort propres à façonner nos courages & les diſpoſer à ſagement ſupporter toutes ſortes d’inconueniens & aduerſitez eſquelles ceſte miſerable vie eſt ſubiette. Car qu’eſt-ce qu’Vlyſſe ; n’eſt-ce pas la ſageſſe meſme qui ſans crainte, & inuincible, trauerſe tous les plus dangereux haſards qui ſe peuuent rencontrer ? Et qui ſont les compagnons d’Vlyſſe : ne ſont-ce pas les troubles & mouuemens de nos eſprits ; Raisons des aventures.Pourquoy doncques. perdit-il beaucoup de ſes compagnons en la charge que luy firent les Ciconiens au pied de la montagne d’Iſmar ? pourquoy les Læſtrygons en deuorerent-ils vne partie ? pourquoy Cyclops en mangea-il quelques-vns ? pourquoy les autres furent-ils engloutis par Scylle & Charybde tres-dangereux monſtres ? C’eſt pource que beaucoup de perſonnes ſe laiſſent tellement emporter, ou à leur cholere, ou à leurs ennuis & faſcheries, ou bien les afflictions les accablent, les eſtourdiſſent & leur font ſi bien faillir le cœur qu’ils ne peuuent plus retourner en la compagnie des gens de bien, comme en leur patrie. Car eſtant vray qu’vne partie de noſtre ame ſe range & obeït à la raiſon, & que l’autre luy fait entierement la ſourde oreille, c’eſt à bons tiltres, qu’ils ont aſſigné de tels compagnons à Vlyſſe. Les autres au contraires oppoſent bien courageuſement à telles difficultez, alencontre deſquelles ils perſiſtent inuincibles : mais quand ils ſe ſont trouuez parmy les delices des habitans de Corfou, ou bien entre la douceur des lotes des Lotophages, ou bien au milieu des plaiſans & doucereux breuuages de Circé, ou des chanſons des Serenes ; alors au milieux des plaiſans & doucereux bruuages de Circé, ou des chanſons des Serenes ; alors ont ils negligé leur propre ſalut. Et pourtant Vlyſſe ne perdit pas moins de ſes compagnons entre leurs delices & plaiſirs, qu’au milieu de leurs angoiſſes & plus perilleuſes rencontres. Or combien eſt grande & dangereuſe aux hommes la force de volupté, l’exemple de Polypheme le montre, veu que ce Cyclope meſme ſi prodigieuſement grand & fort ſe laiſſa par la vertu du vin opprimer. D’autre coſté les Anciens voulans faire entendre que Dieu par ſa bonté aſſiſte tres-volontiers à ceux qui implorent ſon ſecours ; ils ont dict qu’Æole luy donna les vents enclos en vn ouyre : mais quand on neglige vne fois le ſecours de Dieu, on ne le recouure pas ſi aiſement : c’eſt pourquoy ils adiouſtent qu’eſtant retourné vers Æole, il fut forclos & deboutté de ſa requeſte. D’auantage ils font veoir à l’œil l’auarice des compagnons d’Vlyſſe en ouurant cet ouyre, laquelle leur cauſa beaucoup de maux & de calamitez. Puis on y void combien eſt neceſſaire la vigilance d’vn bon Capitaine & gouuerneur, qui ne doit s’eſloigner tant ſoit peu du gouuernement & regime des choſes concernans le commun ſalut de tout vn Eſtat ; combien que pour le iourd’huy la plus grande part d’entre eux ne manie les affaires publiques qu’à leur auantage & profit particulier, non du public : leſquels mettans en arriere le droict d’humanité, & d’equité, ne trouuent rien de legitime, ſinon ce qui leur eſt propre & auantageux. Puis-apres ils font connoiſtre par cecy que la vertu de prudence, & la preuoyance des choſes à venir eſt neceſſaire à vn homme de bien, veu que pour ſçauoir comment il ſe deuoit conduire en ſes auantures il prit bien la peine de deſcendre aux Enfers. De le recepte de Mercure.Au demeurant la recepte que Mercure donna à Vlyſſe pour ſe preſeruer des charmes & des ſorceleries de Circé, faict aſſez paroiſtre que les forces humaines ne ſuffiſent point pour ſurmonter les dangers, ny reſiſter aux chatoüillemens de la chair, alendroit deſquels l’eſprit de l’homme s’eſtourdit & ſe perd. Et pourquoy eſt-ce qu’il ſe faut eſtouper les oreilles, ou ſe faire attacher contre le mas de peur d’eſtre ſurpris & attiré par la ſuauité du chant des Serenes ? d’autant qu’il faut faire la ſourde oreille allencontre des allechemens des voluptez illicites ; & s’attachant fort & ferme à la raiſon, luy rendre obeyſſance. Pourquoy ſes compagnons par le bris & nauffrage de leur vaiſſeaus (qu’autres diſent auoir eſté bruſlé par la foudre) perirent-ils en la mer, apres auoir deſrobé les moutons & les brebis du Soleil, & Vlyſſe eſchappa tout ſeul ? Pource que quoy qu’il en ſoit, perſonne ne met iamais impunement à meſpris le ſeruice & Religion de Dieu : comme ainſi ſoit qu’il prend touſiours les innocens en ſa ſauuegarde & protection. Ceſtui-cy meſme ietté à bord tout-nud ſe cache entre des fueille d’arbres, & peu de temps aprés enrichy d’or & d’argent & d’autres preſens, & bien accompagné arriue tout dormant en ſon pais ; preuue ſuffiſante de la reuolution des affaires de ce monde, que le ſage doit ſupporter patiemment. Finalement deguiſé en gueux par l’auis de Minerue aprés auoir vuidé ſa maiſon de tant d’amoureux il demeura paiſible chez luy : dautant que les bons, & les mauuais ont vne meſme origine, & vne meſme iſſuë de cette vie ; car tous naiſſent nuds & mẽdians, & meurent en meſme eſtat. Et quand nous auons eſteint & ſurmonté les aiguillons & les conuoitiſes de la chair, qui ſont les amoureux de noſtre ame, nous viuons alors bien heureux à iamais en noſtre vraye patrie, en la compagnie des fideles, deuant la face de Dieu, & participans à ſon conſeil. Et pourtant ſi quelqu’vn penſoit que Vlyſſe durant ſon voyage euſt voirement trauerſé tant de contrees & rencontré tant de monſtres qu’on luy fait accroire, il ſeroit trop ſimple, & croiroit trop legerement les eſcripts des Anciens, & ſe fouruoyeroit trop de la verité. Mais qui voudra croire que tout cecy n’a eſté mis en auant que pour la correction & amendement des mœurs & des complexions des hommes, il ſera de meſme auis que moy veu que tels contes ne ſont pas de peu d’efficace pour nous apprendre à porter ſagement tous les euenemens & toutes les auentures qui ſe preſentent. Or nous lairrons Vlyſſe pour prendre Oreſte.