La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


34. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Modène, le 19 vendémiaire de l'an V de la République
 
Voilà la seconde fois, ma chère amie, que je repasse l'Apennin ; nous l'avons fait par une autre route pour tomber directement à Modène, sans passer par Bologne, et j'ai toujours eu le même plaisir à descendre dans cette superbe vallée du Pô.[1] Du haut des montagnes, je voyais les Alpes ; c'était la seule barrière qui me séparait de toi ; il me semblait que je voyais les murs de ta chambre; mais j'ai eu beau regarder ta fenêtre, la belle endormie ne s'y est pas montrée.[2] 

Je venais de t'écrire ma dernière à Florence, je crois que c'est en date du 15,[3] lorsque j'ai reçu celle que tu m'as envoyée par Sixte.[4] Un moment après, Saliceti reçut de la part de Garrau un rendez-vous à Modène, où il fallait faire la révolution.[5] La ville de Reggio, qui est du même duché, avait déjà fait la sienne,[6] et même dans ces derniers jours ses habitants se sont montrés dignes de la liberté en courant sur un assez gros détachement d'Autrichiens, reste égaré de l'armée de Wurmser,[7] en les assiégeant dans un vieux château et en les prenant tous prisonniers. Ils ont montré dans cette action de la rigueur; ils ont perdu deux hommes et ont eu plusieurs blessés.[8] Modène avait essayé à la même époque d'en faire autant; mais cela avait été plus difficile à cause de la Régence qui était sur les lieux, et elle avait manqué son coup. Cependant Modène nous était nécessaire pour assurer nos arrières si nous voulons aller plus loin en Italie.[9] La Régence[10] ne nous était pas favorable, elle avait approvisionné Mantoue lorsque nous avons été obligés de lever le siège pour attaquer Wurmser.[11] Enfin, elle n'avait pas accompli les articles de l'armistice. Toutes ces raisons et bien d'autres telles que le bien du peuple de Modène nous ont forcés à y faire germer la révolution. Garrau y est venu avec un détachement assez fort en infanterie et en cavalerie, dont la plus grande partie a continué sa marche pour aller au siège de Mantoue et, avec ce secours, les Modènois ont planté l'arbre de la liberté. Nous avons trouvé presque tout fini en arrivant ici. On a établi un Comité de gouvernement provisoire, composé d'amis de la liberté, une municipalité pour la ville de Modène, etc., etc. Actuellement nos amis sont maîtres de la ville, ou les maîtres sont nos amis. Hier soir, il y a eu un grand divertissement ; on a dansé autour de l'arbre de la liberté ; les deux commissaires, Saliceti et Garrau, en ont fait le tour aux grands applaudissements des sans-culottes. La place était toute illuminée aux bougies. Aujourd'hui on abat partout les armes du ci-devant duc[12], dans le palais duquel nous sommes installés, et tout va à merveille.

J'ai été toute ma matinée dans la bibliothèque du ci-devant duc, où nous aurons une assez bonne récolte à faire en manuscrits anciens et en vieilles éditions. J'en ai déjà choisi un bon nombre. Lorsque le choix sera fait, on emballera et l'on enverra en France. Tout cela n'est qu'un faible dédommagement du convoi que nous avons laissé à Rome[13] ; mais en dépit de M.M. Roederer, Quatremère et compagnie, si la contre-révolution ne se fait pas à Paris, le convoi aura lieu.[14] 

Au reste, ma chère amie, je me porte bien. Je ne te parle pas de nos collègues dont trois sont aujourd'hui du moins, comme je pense à Livourne ou à Gênes et dont le quatrième est à Florence.[15] Dans deux ou trois jours, notre affaire sera terminée ici ; et je retournerai à Florence pour les rejoindre.[16] Quelle que soit ma marche, d'ici à quelque temps, écris-moi toujours à Florence, chez le ministre de France[17], parce que, si je n'y suis pas, il me fera toujours parvenir mes lettres où je serai.

En fait de républiques, ma chère amie, nous sommes des grands-pères, et nous avons grand plaisir à voir nos petits enfants. D'ailleurs les jeunes républiques sont comme les petits enfants: il n'y en a point de laides. Il serait bien convenable que le Directoire ne fit qu'une seule république de tout le pays libre qui est au midi du Pô, et une autre de celui qui est au nord. Il faut que les gouvernements aient de la force pour résister à leurs ennemis lorsque nos armées n'y seront plus.[18]
Adieu, ma chère amie, je t'embrasse bien tendrement.

[1] Monge et Saliceti passent par la vallée de l’Arno, du Serchio. Ils franchissent l’Apennin au dessus de Castiglione et descendent directement sur Modène.

[2] Voir lettre n°113.

[3] Lettre n°32 du 15 vendémiaire an V [6 octobre 1796]

[4] SIXTE ( ? - ?). Dans sa lettre de Paris du 4 fructidor an IV [21 août 1796], que Catherine envoie par l’intermédiaire de Carnot, elle indique que le lendemain elle donnera une autre lettre à Sixte. Cette lettre serait donc datée du 5 fructidor [22 août 1796], mais elle ne figure pas dans le fonds de la correspondance familiale conservée à la bibliothèque de l’École polytechnique.

[5] Antoine-Christophe SALICETI (1757-1809) et Pierre-Anselme GARRAU (1762- 1829) commissaires à l’Armée d’Italie. Bonaparte au Directoire 11 vendémiaire an V [2 octobre 1796­] (960, CGNB). Monge suit Saliceti au cours de sa mission politique depuis le 10 vendémiaire an V [1er octobre 1796]. Voir la lettre n°30.

[6] Le 11 Vendémiaire an V [2 octobre 1796] Bonaparte au Directoire : « Reggio a fait sa révolution et a secoué le joug du duc de Modène. C’est peut-être le pays d’Italie qui est le plus prononcé pour la liberté. » (960, CGNB). Voir les lettres n°26 et 27.

[7] Dagobert-Sigismond de WURMSER (1724-1797). Voir les lettres n°29 et 30.

[8] Bonaparte au Directoire exécutif 17 vendémiaire an V [8 octobre 1796­] « Cent cinquante hommes de la garnison de Mantoue étaient sortis le 8, à dix heures du matin, de la place, avaient passé le Pô à Borgoforte, pour chercher des fourrages. Cependant, à cinq heures après midi, nous achevâmes le blocus de Mantoue, en nous emparant de la porte de Pradella et de celle de Cerese […]. Ce détachement, se trouvant par là séparé de Mantoue chercha à se retirer à Florence. Arrivé à Reggio, les habitants en furent instruits, coururent aux armes et les empêchèrent de passer, ce qui les obligea à se retirer dans le château de Monte Chiarugolo sur les États du duc de Parme. Les braves habitants de Reggio les poursuivirent, les investirent et les firent prisonniers par capitulation. Dans la fusillade qui a eu lieu, les gardes nationales de Reggio ont eu deux hommes tués. Ce sont les premiers qui aient versé leur sang pour la liberté de leur pays. Les braves habitants de Reggio ont secoué le joug de la tyrannie de leur propre mouvement et sans même être assurés qu’ils seraient soutenus par nous. » (978, CGNB) Voir lettre de Bonaparte aux habitants de Reggio. (976, CGNB).

[9] Bonaparte au Directoire 11 vendémiaire an V [2 octobre 1796­] « Les états de Modène arrivent jusqu’au Mantouan : vous sentez combien il nous est intéressant d’y avoir au lieu d’un gouvernement ennemi, un gouvernement dans le genre de celui de Bologne, qui nous serait entièrement dévoué. » (960, CGNB).

[10] Voir les lettres n°26, 27 et 35.

[11] Voir lettres n°21 et 22. Mais aussi à propos du siège de Mantoue voir les lettres n°12, 18, 22, 29, 30, 42, 45, 51, 53 et 55.

[12] Hercule III de Modène (1727-1803). Duc de Modène et Reggio.

[13] Le 24 septembre 1796 [3 vendémiaire an V] la suspension de l’exécution de l’armistice de Bologne oblige les commissaires des sciences et des arts à quitter Rome et à y laisser les objets et ouvrages saisis.

[14] Antoine-Chrysostome QUATREMÈRE DE QUINCY (1755-1849) et Pierre-Louis ROEDERER (1754-1835). Sur l’action de Quatremère et de Roederer contre la politique de saisie du Directoire voir les lettres n°19 et 28, mais aussi 22 et 26. Le 24 septembre 1796

[15] Thoüin reste à Florence. Berthollet, Tinet, et Moitte sont à Livourne avant de rejoindre Thoüin à Florence. Voir les lettres n°35 et 38.  

[16] Monge ne rejoint pas ses collègues à Florence. Il attend ses collègues à Modène avec qui il dîne avant de partir pour Livourne. Voir les lettres n°35, 36 et 38.

[17] André-François MIOT (1762-1841).

[18] Catherine lui répond à ce sujet le 29 vendémiaire an V [20 octobre 1796] : « Ce sont des nouvelles très fraîches, elles me font d’autant plus de plaisir qu’il me semble que ta gaieté revient, et que tu goûtes les mêmes plaisirs que ton séjour à Rome avait anéantis. C’est donc une belle chose que les républiques naissantes, nous sommes blasés. Il nous faut à présent des miracles pour nous réveiller. Je ne vois ni n’entends rien ici qui ressemble à la contre-révolution, qui n’est, je crois, que dans les journaux qui sont détestables. C’est à qui fera le plus de nouvelles désastreuses et le plus de calomnies atroces contre le gouvernement et la république. Mais cela ne fait pas d’impression, tout le monde sent bien qu’un nouveau bouleversement nuirait à tous. Prenez bien vite Mantoue, et que la paix se fasse. Tout ira bien, surtout revenez vite, car [avec] ton absence, l’hiver me paraîtra plus insupportable encore que l’été. Voilà un an que nous sommes séparés. Ma rivale doit être contente, à moins qu’il lui faille le divorce, cela serait affligeant pour moi qui partage bien sincèrement l’amour que tu as pour elle. Cela ne me dispense pas de la trouver fort exigeante. » Voir les lettres n°35 et 36.

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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120-2074_IMG.JPG 12. Monge à sa femme Catherine Huart
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La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
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55. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022