La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


198. Monge à sa fille Louise Monge

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Au Caire, le 2 nivôse an 7 ère républicaine
 
Sur le point, ma chère Louise,[1] de faire une tournée d'une quinzaine de jours, je ne veux pas quitter le Caire sans t'adresser quelques mots, au risque qu'ils ne te parviennent pas. Nous partons demain matin, Berthollet et moi, pour aller avec le général en chef à Suez. Nous occupons depuis quelque temps ce port de la mer Rouge.[2] Le général qui se propose d'assurer la route par terre contre les Arabes, et qui a des projets sur le port, veut s'assurer des choses par lui-même ; il va reconnaître les lieux et nous profitons avec grand plaisir de l'offre qu'il vient de nous faire de nous y mener.
Depuis cinq mois nous n'avons absolument rien reçu de France. Si le moindre petit aviso pouvait échapper à la surveillance des Anglais, portant des papiers publics et surtout avec des lettres pour les particuliers, cela mettrait la joie dans toute l'armée. Je n'ai aucune nouvelle de tes couches. Je présume qu'elles ont été heureuses ; je te vois dans ton ménage, avec un mari aimable et plein de raison, avec un enfant bien constitué et plein de santé, et tu me parais la femme la plus heureuse du monde.[3] Conserve ce bonheur, ma chère Louise ; il dépend en partie de toi.[4]
Si des innombrables bâtiments que nous vous avons expédiés, quelques-uns ont pu passer et arriver à leur destination, vous devez connaître notre position en Égypte, et apprécier ce que vaut à la République la conquête de ce bon et excellent pays. Vous devez savoir que les opérations ont été conduites avec sagesse et rapidité, et que cette conquête est peut-être une de celles qui ont le moins coûté en hommes et en choses. En sorte que si l'amiral Brueys avait suivi les ordres du général en chef qui ne pouvait plus communiquer avec lui qu'après la conquête du Caire, c'est-à-dire que, si après avoir opéré le débarquement de tout le matériel, il eut fait entrer la flotte dans le port d'Alexandrie, ce qui ensuite a été reconnu comme possible ; ou même, mieux encore, que si les Anglais étant à sa connaissance dans l'est, il eut tout simplement mis à la voile pour Toulon où il serait arrivé sans difficulté, l'expédition aurait quelque chose de miraculeux. Il a fallu que notre flotte fut presqu'entièrement détruite, pour donner une couleur humaine à cet événement.[5]
De toutes nos espérances, aucune n'a été trompée, si ce n'est celle qui était relative aux finances. Depuis longtemps la civilisation allait en reculant ici d'une manière toujours de plus en plus rapide. Le commerce n'était fait et ne pouvait l'être que par des gens sans honneur ; l'industrie avait fui ; tous les travaux des Anciens, ceux mêmes des Arabes bien postérieurs, n'étaient pas entretenus. Le désert empiétait journellement sur cette terre jadis si fertile ; toutes les sources de prospérité étaient taries ; et les revenus du pays dans l'état où il est, la Haute Égypte n'étant pas encore soumise, et l'état de guerre interdisant tout commerce avec l'extérieur, les revenus dis-je sont insuffisants pour entretenir une armée nombreuse et active ; pour exécuter les travaux de fortifications nécessaires à notre défense, surtout ne devant recevoir aucun secours de métropole, il faudrait rétablir les anciens canaux qui doivent ramener la fécondité dans le pays, l'activité dans le commerce entre les deux mers, et l'industrie [chez] les habitants. Il est donc impossible de mettre la main à tout, mais ces retards mêmes ne sont peut-être pas si fâcheux ; on reconnaît tous les jours le pays et quand les circonstances le permettront, on fera les opérations les plus utiles, et de la manière la plus profitable.
Depuis l'on a reconnu les anciens canaux qui communiquaient de la mer Rouge au Caire et l'on en a suivi un jusqu'à une journée de Suez. Ce que les Romains firent, ce qu'ont fait depuis les Califes, nous pouvons le faire, et nous ouvrirons par l'Égypte une route au commerce de l'Inde ; nous serons les maîtres de celui de l'Arabie ; et ce beau pays devenant le point de communication entre l'Inde et l'Europe, les deux parties du monde les plus peuplées et les plus industrieuses, sera peuplé et actif comme le Pont-Neuf par lequel communiquent entre-elles les deux moitiés de Paris. Mais avant que d'entreprendre tous ces travaux qui sont immenses, il faut avoir subjugué les Arabes Bédouins qui sont des tribus de voleurs, errantes dans le désert dont ils connaissent tous les détails et où il est impossible de les poursuivre. On les subjuguera lorsqu'ils verront en Égypte un gouvernement ferme et non divisé. Déjà toutes les tribus voisines du Caire sont soumises, et se chargent, chacune dans leur arrondissement, de la sûreté de la route depuis la capitale jusqu'à Salahieh, notre poste avancé du côté de la Syrie ; en sorte qu'aujourd'hui des cantiniers et autres particuliers se risquent à faire seuls cette route, ce qui aurait été impossible dans les commencements de notre établissement au Caire. Notre jeune général jouit de la confiance entière de l'armée qu'il mérite peut-être plus encore par la sagesse de sa conduite en matière de gouvernement que par ses talents militaires.[6]
Quant à nous autres, gens occupés de sciences, nous jouissons ici de tout l'agrément que nous avions espéré. Notre Institut est en pleine activité.[7] J'en ai été le président pendant le 1er semestre, le général en chef en était le vice-président. Je suis sorti de charge hier ; c'est le général qui est président et Berthollet lui a succédé dans la vice-présidence. Nous faisons beaucoup de mémoires ; plusieurs de nos membres sont actuellement en tournée et rapporteront dans un mois leurs récoltes. Immédiatement après, nous solliciterons l'impression du premier volume de nos mémoires ; et peut-être sera-t-il publié et distribué en Europe avant celui de l'Institut de Paris. Si cela arrivait, nous n'en tirerions pas vanité, mais ce serait une leçon que nous aurions donnée à nos pairs.
L'armée qui avait d'abord beaucoup d'humeur contre l'Égypte : 1° parce qu'elle avait essuyé toutes sortes de fatigues et de privations en parcourant 50 lieues de désert, 2° parce que, n'ayant pas de chevaux, elle était harcelée dans sa marche par des Bédouins bien montés qui venaient enlever à la barbe du camp ceux qui s'en écartaient, et dans les marches tous les traînards, 3° parce que dans ce pays tous les usages sont différents des nôtres ; il n'y avait pas de pain et le peu qu'on en trouvait, quoique fait avec du bon froment n'était pas mangeable, 4° parce qu'il n'y avait ni vin ni femmes, 5° parce que, pour peu qu'on s'écartât du Nil, on n'avait pas même de l'eau … l'armée dis-je, commence à s'accoutumer au pays, et même à le trouver agréable. Je ne crois pas qu'il y ait un climat plus heureux et plus sain. Tous nos blessés ont guéri avec la plus grande rapidité, en sorte que nos pertes en hommes qui n'ont pas été grandes, ont encore été moindres par les guérisons sur lesquelles on n'aurait pas compté. Depuis que nous avons le pied en Égypte, nous n'avons pas vu une goutte de pluie, quoiqu'il ait plu, même abondamment, à Alexandrie. Tous les jours, le ciel est brillant et le lendemain le jour est aussi beau que la veille. L'été est assez chaud, mais cette chaleur est rendue supportable par un vent du nord qui souffle continuellement, en sorte que si l'appartement est ouvert du nord au sud, vous n'êtes jamais incommodés [par] la chaleur. Nous sommes actuellement dans les jours les plus courts de l'année. Le soleil est levé à 7 heures du matin, et ne se couche qu'après cinq heures du soir ; la journée est beaucoup plus longue qu'en Europe. Il fait frais la matinée, le thermomètre descend à 8 ou 9 degrés au-dessus de la glace ; mais dans les appartements, on n'éprouve pas le besoin du feu. Le soleil brille dans le jour, la végétation est très active, et l'Égypte qui a été ensemencée il y a un mois, est actuellement comme un grand jardin. Les animaux de notre basse-cour et de notre ménagerie mangent déjà l'herbe que nous avons semée depuis la retraite de l'inondation, et nous sommes actuellement comme on est en floréal à Paris.
Je vais terminer court, ma chère Louise. Ma lettre n'est qu'un bavardage que tu ne montreras qu'à la famille[8] et dis bien au citoyen Eschassériaux que l'Égypte est une possession précieuse pour la République ; qu'aucun objet ne peut [être] mis en compensation et qu'il serait fort impolitique que de l'abandonner. Typo Saïd[9] sait que nous sommes établis au Caire et il a dépêché un Indien porteur d'une lettre que les Arabes lui ont prise. Ce messager n'est pas encore ici ; il vient avec une escorte de nos postes avancés. J'embrasse tendrement ton bon mari, son estimable frère, ton petit enfant que je suis bien empressé de voir. Tu sais combien je te suis attaché.
Monge
 
Embrasse pour moi ta mère[10], tes oncles, tes tantes.[11] J'ai écrit bien souvent. Peut-être ta mère n'a-t-elle reçu aucune de mes lettres ; dans ce cas, elle doit avoir été bien inquiète[12] ; ce n'est pas ma faute ; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour lui éviter cette peine ; mais les Anglais sont là.

[1] Louise MONGE (1779-1874).

[2] Du 24 décembre 1798 [4 nivôse an VII] au 7 janvier 1799 [18 nivôse an VII], accompagné par Monge, Berthollet, Bourrienne et Dufalga, Bonaparte effectue avec une excursion à Suez afin d’étudier la restauration du canal entre la mer Rouge et le Nil et de prémunir par des fortifications la route de Syrie.    

[3] Louise épouse le 1er  novembre 1797 Joseph ESCHASSÉRIAUX (1753-1824) (voir la lettre n°137), député très actif et productif notamment dans la rédaction de travaux parlementaires sur la colonisation (voir la lettre n°177).

[4] Voir la lettre n°137.

[5] Monge fait référence à la défaite navale française sous le commandement de François Paul de BRUEYS D'AIGALLIERS (1753-1798) en rade d’Aboukir le 14 thermidor an VI [1er août 1798] contre la flotte britannique menée par l’amiral Nelson. Voir la lettre n°196. Monge cherche à montrer que cette défaite pouvait être évitée et qu’elle n’est pas le résultat de la mauvaise posture de la France ni même de sa faiblesse. Selon Monge, c’est une erreur de jugement personnel qui en est à l’origine.

[6] Après la cuisante défaite navale, Monge rappelle les talents militaires de Bonaparte. Il semble important pour Monge de rassurer Eschassériaux et par son intermédiaire les hommes politiques restés à Paris. Bonaparte est le même général victorieux qu’en Italie. Monge tient à ce que l’image du jeune général ne soit pas écornée.

[7] Voir la lettre n°189.

[8] Monge détermine précisément les limites de diffusion de ses lettres, sachant qu’elles peuvent être publiées. Voir la lettre n°196.

[9] TIPOO SAHIB (1749-1799) sultan de Mysore, opposé aux Anglais et prêt à collaborer avec les Français.

[10] Catherine HUART (1747-1846).

[11] Le frère de Gaspard Louis MONGE (1748-1827) et sa femme Marie-Adélaïde DESCHAMPS (1755-1827) ainsi que la sœur de Catherine, Anne Françoise HUART (1767-1852) et son mari Barthélémy BAUR (1752-1823).

[12] Dès son départ de Paris pour Rome en février 1798, Monge se montre très inquiet pour sa femme, voir les lettres n°151, 152, 153, 163, 167, 168, 173, 176, 181 et 182.

Relations entre les documents


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120-2064_IMG.JPG 137. Monge à sa fille Louise

Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

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189. Monge à Dolomieu

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022