La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


95. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Rome, le 24 floréal de l'an V de la République française une et indivisible[1]
 
Enfin, ma chère amie, une de tes lettres a percé jusques ici. C'est celle du 2 germinal dans laquelle Louise et Paméla avaient mis un petit mot.[2] Je vois que tu as été bien longtemps sans m'écrire, car tu y avais joint la lettre de l'École polytechnique qui était datée du 12 pluviôse[3], mais alors tu étais occupée de la pauvre Émilie, et je t'excuse facilement.[4]
Il paraît que les cordes de harpe dont tu parles dans cette lettre sont une galantine de la citoyenne Faipoult[5] ; mais puisqu'il y en a pour une grosse somme, je lui ai écrit pour la prier de me dire ce dont je lui suis redevable ; ou pour me charger ici de quelque commissionéquivalente s'il y a lieu.[6] Je ne vous ai envoyé des cordes que deux fois ; l'une deMilan que je sais que tu as reçue, l'autre d'ici ; mais j'en avais chargé le citoyen Marmont qui retournait au quartier général d'où il pouvait te les expédier.[7] Je sais qu'il a été malade à Florence, et il est impossible que la boîte te soit parvenue avant le 2 germinal.[8] J'avais prié le citoyen Verninac[9] à son retour de l'ambassade de Rome de prendre cette boîte à Florence ; mais Marmont en  était déjà parti lorsqu'il y arriva en sorte que je ne sais quand tu les recevras. J'y avais joint une lettre en dehors pour toi ; tu reconnaîtrascet envoi parce que la lettre est datée de Rome.[10]
Il paraît qu'il n'y a point de lettres pour nous au quartier général ; car nous avons reçu des lettres du général Bonaparte depuis qu'il est de retour à Milan ; et rien n'est venu avec elles. Je suis assez contrarié dans ce moment-ci ; pendant que j'étais au Vatican, ce matin, il est passé un courrier extraordinaire expédié de Naples pour Paris ; si j'avais été à la maison, j'en aurais profité pour lui remettre une lettre que tu aurais reçue dans huit jours; ainsi tu vois que je n'ai pas tous les bonheurs. Mais si j'avais celui d'être auprès de toi et de nos enfants, je ne m'occuperais pas beaucoup des autres, excepté de celui de voir les succès de la République ; tu l'aimes comme moi et nous en jouissons ensemble.
Berthollet n'est pas ici; il doit être parti de Modène ; non pour l'Allemagne comme je l'avais cru d'abord, mais pour le quartier général de Milan où Bonaparte disposera de lui.[11] Il n'a reçu aucune lettre de la citoyenne Berthollet[12], et, malgré la commissionqu'il nous en a donnée, nous n'avons rien à lui renvoyer. Je ne crois pas qu'il revienne ici et je ne sais pas si nous nous rejoindrons en Italie. Il me paraît qu'il en a assez.[13] Ne prends pas cela en mauvaise part; nous sommes ici dans la plus grande sûreté ; et depuis longtemps le peuple ne s'occupe plus de nous ; il est accoutumé à nous, et il nous voit passer comme des habitants de Rome.
Le pape a eu un jour de mieux cette semaine ; le vent changeait dans ce pays-ci; mais il est retombé et le vent est retourné à son état précédent. Tu verras que je serai peut-être condamné à voir encore un conclave. Ce n'est pas ce qui pourrait m'amuser le plus en Italie. Au reste, ma chère amie, si je vous avais toutes ici avec moi, peut-être trouverais-jele temps aimable. Les prairies me paraîtraient vertes, les coteaux cultivés, les jours plus gais, les nuits moins longues ; et lorsque je reçois une lettre de toi, tous les miracles se font à la fois ; mais cela n'arrive pas souvent. Depuis le 15 ventôse,[14] je n'en ai encore reçu que trois, et j'ai tout le temps de trouver le Tibre pâle, la ville mal percée, les hommes occupés de niaiseries, et le travail du choix des livres du Vatican très ennuyeux. Au travers de tout cela, nous nous portons tous très bien. Je grossis à faire peur, je romps tous mes vêtements et quand tu me verras, tu ne me reconnaîtras plus.
Au surplus, nous commençons à jouir ici de l'été. Les fraises sont déjà très abondantes; les cerises se vendent déjà sur la place ; les roses sont en pleine fleur, enfin tout est ici à peu près comme à Marseille et Toulon.
Notre second convoi est parti hier matin de Rome[15] ; il comprend l'Apollon et le Laocoon.[16] Nous devions diriger tous nos objets d'art à Gênes ; mais la difficulté des montagnes nous a forcés à les envoyer à Livourne et nous y gagnons environ cent lieues de transport par terre, ce qui est un objet très important et pour la dépense et pour les hasards de la route. A la vérité il faudra attendre que la mer soit libre pour les tirer de ce port; mais sans cette condition l'on n'aurait pu de même les tirer de Gênes. Il y aura encore deux autres convois à préparer, de même nombre ; sans compter l'envoi des livres que jusques ici nous sommes déterminés à convoyer par le Mont-Cenis.[17] Dieu veuille que les statues ne séjournent pas dans les ports comme notre convoi de l'année passée a séjourné dans le Piémont et dans Toulon, d'où nous ne savons pas encore s'il est sorti. Il y a une fatalité attachée à ces pauvres tableaux qui sont ce qu'il y a de plus beau au monde dans ce genre. On ne nous en écrit ni de Toulon ni de Paris, et nous ne savons pas ce qu'ils sont devenus. Nous sommes sûrs qu'ils sont arrivés sur le territoire de la République et c'est tout.[18]
Tu avais tort, ma chère amie, de t'inquiéter du retard de mes lettres après mon départ de Tolentino,[19] car puisque je m'éloignais encore beaucoup de toi, il fallait bien que les lettres missent plus de temps à t'arriver ; surtout après en avoir reçu par le courrier extraordinaire. Les courriers de France à Rome ne sont pas encore rétablis ; la poste ne part qu'une fois par semaine ; si je suis arrivé ici le jour ou le lendemain du départ, la lettre aura attendu le reste de la semaine. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour être exact et pourt'éviter ces inquiétudes, et je te prie de croire que si tu as éprouvé de longues interruptions, ce n'est pas ma faute. Dans ce pays-ci, je profite de toutes les occasions ; je t'ai adressé des lettres par Gênes ; celle-ci ira par Milan, et je crois qu'elle sera longtemps en route.
Adieu, ma chère amie, caresse pour moi Louise et Paméla[20] ; dis bien des choses à Fillette et à tout son ménage[21] ; ainsi qu'à mon frère et à tout le sien. Je n'entends pas dire qu'il s'accroisse vite.[22] Rappelle-moi au souvenir de nos amis, et compte sur les biens tendres sentiments de ton bon ami.
                                                 Monge
Si tu vois Saliceti qui doit se rendre incessamment à Paris, fais lui mille amitiés de ma part.[23] C'est un bon républicain et un homme capable de remplir de grandes places. J'ai eu bien à me louer de lui dans le mois entier que j'ai passé avec lui.[24] Il est nommé par la Corse au Conseil, je ne sais si c'est des Cinq cents ou des Anciens ; mais l'extension du décret du 4 brumaire qui a tourné cette arme contre les républicains l'exclura peut-être comme amnistié.[25] Ce serait grand dommage.
Chargé seul de la correspondance, il faut que j'écrive par ce courrier au ministre,[26] au général,[27] au ministre de France à Florence[28] et à notre consul de Livourne[29], et je n'ai que le temps de t'embrasser à la hâte.
 

[1] Catherine la reçoit le 24 prairial an V [12 juin 1797].

[2] La lettre du 2 germinal an V [22 mars 1797]. ne figure pas dans le corpus conservé dans le fonds familial (Fonds Monge École polytechnique.) Louise MONGE (1779-1874) et Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine HUART. Aucune lettre n’est conservée pour la période de début mars à début mai 1797.

[3] 31 janvier 1797. Cette lettre l’informerait des nouvelles attaques contre l’École polytechnique (voir les lettres n°17, 43 et 77) en lui faisant parvenir un « Mémoire sur l’École polytechnique ». Les attaques viennent cette fois du corps du Génie et sont issues de la rivalité avec l’École du Génie de Mézières transférée depuis à Metz. Le 6 pluviôse an V [25 janvier 1797], le comité de fortification, sorte d’organisme technique supérieur du Génie, adresse un « Avis » au ministre de la Guerre dans lequel il réclame la fin du « privilège exclusif affecté à l’Ecole polytechnique de fournir tous les élèves destinés aux services publics » en faisant par d’un plan complet de réforme de l’École marqué par sa soumission aux service publics auxquels elle prépare et par une révision de la nature de l’enseignement. L’ambition d’une formation scientifique générale de haut niveau devrait être abandonnée. Le ministre de la Guerre se conforme à cet « avis » et l’envoie au Directoire qui lui même saisit le ministre de l’Intérieur. Le 7 floréal an V [26 avril 1797], le ministre de l’Intérieur répond en plaidant le maintien de la vocation générale de l’École. Le 21 floréal an V [10 mai 1797], le Directoire qui comprend Carnot, officier du génie et élève de Monge à Mézières, adresse un « Message » au Corps législatif  afin qu’une réforme de la loi d’organisation de l’École soit entreprise. E. Grison mentionne des manuscrits conservés aux Archives de l’École polytechnique qui témoignent des ripostes des défenseurs de l’École : un « Mémoire sur l’École polytechnique » dont l’auteur serait Prieur qui répond point par point aux critiques des Fortifications et un manuscrit sans titre au ton beaucoup plus vif et vindicatif qui dénonce un « complot ». L’une des deux copies des manuscrits porte la mention : « pour le citoyen Monge ». L’autre copie est datée du 5 ventôse an V [23 février 1797]. GRISON E. (1991), « Les premières attaques contre l’École polytechnique (1796-1799), Bulletin de la Société des Amis de la Bibliothèque de l’École polytechnique, n°8.

[4] Émilie MONGE (1778-1867), son mari Nicolas-Joseph MAREY (1760-1818) et leur fils Guillaume-Stanislas MAREY-MONGE (1796-1863) étaient à Paris du 23 brumaire an V [13 novembre 1796] au 15 ventôse an  V [5 mars 1797].

[5] Anne-Germaine DUCHÉ (1762-1815). Catherine écrit à ce sujet sa lettre de Paris, le12 ventôse an V [2 mars 1797] : « Louise a reçu le paquet de cordes de harpes que le C[itoyen] Faipoult lui a envoyées. Elle t’en remercie. »

[6] Plus tard, le 14 thermidor an V [1er août 1797], Catherine écrit encore : « Je t’adresse encore celle-ci à Milan, j’écrirai au C[itoyen] Faipoult à Gênes pour qu’il te donne de nos nouvelles. N’oublie pas de payer les cordes qu’il nous a envoyées. » Voir les lettres n°20 et 39.

[7] Auguste-Louis-Frédéric VIESSE DE MARMONT (1774-1852). Voir les lettres n°66, 70, 81.

[8] 22 mars.

[9] Raymond VERNINAC DE SAINT-MAUR (1760-1822) diplomate français envoyé à Constantinople, il est arrêté par les Napolitains sur le chemin du retour. Bonaparte obtient sa libération en février 1797. (1379, 1392, 1517 ; CGNB).

[10] Lettre n°66 de Rome, le 11 ventôse an V [ler mars 1797­].

[11] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822). Voir les lettres n°85 et 93.

[12] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829)

[13] Berthollet se rend finalement à Venise où il semble reprendre plaisir à sa mission. Voir la lettre n°99.

[14] 15 ventôse an V [5 mars 1797].

[15] Voir la lettre n°94.

[16] Les deux statues l’ « Apollon du Belvédère » et le groupe du « Laocoön et ses fils ».

[17] Sur les convois des objets saisis à Rome, voir les lettres n°77, 81, 92, 94, 98, 100, 102, 109, 110, 115, 121 et 122.

[18] Voir les lettres n°41, 42, 48, 77, 81, 92, 98 et 109.

[19]  Monge quitte Tolentino le 2 ventôse an V [20 février 1797]. Voir les lettres n°63, 65 et 84.

[20] Louise MONGE (1779-1874) et Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine HUART.

[21] Anne-Françoise HUART (1767-1852) sœur de Catherine, son mari Barthélémy BAUR (1752-1823) et

leur fils Émile BAUR (1792- ?).

[22] Louis MONGE (1748-1827) et sa femme Marie-Adélaïde DESCHAMPS (1755-1827), mariés depuis février 1796 n’ont pas d’enfant. Le couple reste sans enfant.

[23] Antoine-Christophe SALICETI (1757-1809) est élu au Conseil des Cinq-Cents en avril 1797.

[24] Le mois d’octobre 1796, alors que la mission des commissaires des sciences et des arts est interrompue à la suite de la rupture de l’armistice par le Pape, Monge suit Saliceti, commissaire à l’armée d’Italie. Voir note de la lettre  n°63 et les lettres n° 29, 30, 33, 34, 36, 39, 40.

[25] Si la loi du 4 Brumaire an IV concerne l’abolition de procédures pour faits purement relatifs à la Révolution, son extension stipule que les amnistiés sont exclus des sièges électoraux. Saliceti siège pourtant au conseil des Cinq-Cents du mois d’avril 1797 au mois de décembre 1799.

[26] Charles DELACROIX (1741-1805).

[27] Au général BONAPARTE (1769-1821).

[28] André-François MIOT (1762-1841).

[29] Charles-Godefroy REDON DE BELLEVILLE (1748-1820).

Auteur(s) de la transcriptionDupond, Marie

Relations entre les documents


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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 08/11/2016 Dernière modification le 11/02/2022