La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


46. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Aux forges de Dongo sur le lac de Côme, le 17 frimaire de l'an V de la République
Le citoyen Perret, ma chère amie, qui accompagne comme secrétaire de légation le citoyen Clarke,[1] et que nous avons vu un jour à Milan, m'a dit que la veille de son départ de Paris, Émilie et son mari étaient arrivés à Paris.[2] D'après tes lettres à la vérité de vieille date, il ne paraissait pas qu'ils devaient faire ce voyage de si tôt. Si cela est, embrasse les bien tendrement pour moi l'un et l'autre.
On doit envoyer de Paris à l'armée d'Italie un ballon mais, avant que de l'expédier, le citoyen Carnot[3] a désiré savoir s'il était possible de se procurer dans le pays de gros tuyaux de fer coulé propres à la confection de gaz inflammable.[4] Nous[5] lui avons répondu provisoirement qu'il n'y en avait pas de tout faits, mais que nous ne doutions pas qu'on ne put les couler dans les forges du lac de Côme pour lesquelles nous allions partir dans l'instant. Nous sommes venus ici Berthollet et moi ; nous nous sommes expliqués avec les ouvriers de la forge qui s'occupent maintenant des préparatifs et de la construction des moules, et nous espérons que nous réussirons. Cependant nous ne pourrons faire une réponse définitive à Carnot que nous n'ayons un tuyau coulé et propre au service.[6] Alors nous en commanderons le nombre nécessaire, et nous retournerons à Milan, où peut-être je trouverai quelques-unes de tes lettres, car je m'ennuie beaucoup de n'en pas avoir de plus récente que celle du 29 vendémiaire.[7]
Nous voici actuellement à 60 milles de Milan au nord, et quoique nous en fussions prévenus, nous avons été frappés agréablement du moins moi de rencontrer dans le sein des Alpes un pays tout couvert d'oliviers, quoique les montagnes qui l'entourent de toutes parts soient couvertes de neige perpétuelle, tandis que depuis la Toscane, traversant toute la Lombardie, c'est-à-dire en passant par Bologne, Modène, Reggio, Parme, Plaisance, Lodi et Milan, etc., il n'y en a pas un. Les citronniers y viennent aussi en pleine terre et en grande quantité ; mais ils ne passeraient pas l'hiver s'ils étaient en plein air; dès le mois de novembre, on les baraque en les couvrant d'une boiserie dont on ouvre les portes lorsque le soleil luit.
L'hiver a commencé ici le jour même où nous y sommes arrivés et il y a de la glace épaisse de plus d'un pouce; mais quand le soleil s'est levé dans la vallée, il y fait réellement très chaud. Ce qui fait que les oliviers y réussissent, c'est que les chaleurs de l'été y sont très fortes et durent assez longtemps pour que les olives puissent mûrir. L'huile d'olive et le vin forment l'unique produit des bords du lac et les châtaignes celui du haut des montagnes. Les collines descendent presqu'à plomb dans le lac et ne laissent aucun espace sur lequel on puisse mettre la charrue. Malgré une position aussi défavorable, les bords du lac qui a 45 milles de longueur sont très peuplés. L'huile ordinaire n'en est pas très bonne, parce qu'on la fait mal ; mais ceux qui prennent la peine de la bien faire en ont d'excellente, et qui vaut bien celle d'Aix.
Pendant que nos ouvriers travaillent, nous allons nous promener nous deux. Nous avons déjà vu les parties les plus renommées du lac, qui sont en effet très agréables, et dans quelques jours, nous connaîtrons parfaitement tout le lac de Côme. C'est une chose assez frappante que le prix de la terre sur tous les bords. Les rues, les chemins n'ont jamais plus de 6 pieds de largeur et l'on y met tout à profit.
L'extrémité du lac appartient aux Grisons, et correspond à deux de leurs bailliages, dont l'un est la Valteline, et l'autre celui de Chiavenna. Nous devons demain aller jusqu'au bout du lac en bateau, et de là nous rendre à pied à Chiavenna pour dîner avec le citoyen Comeyras, notre résident auprès des Grisons, que nous avons vu à Milan, et qui nous a dit qu'il resterait là pendant quelque temps.[8]
Lorsque nos affaires seront faites ici, notre projet actuel est d'aller par terre d'ici sur lesbords du lac de Lugano, de nous y embarquer pour aller à Lugano, de là sur le lac Majeur pour visiter les fameuses Iles Borromées, et de là descendre par le Tessin et par le canal à Milan.
Tu vois ma chère amie, que nous mettrons à profit le temps que nous sommes forcés d'attendre que Mantoue ouvre ses portes, pour de là retourner à Rome, car c'est Rome qui est l'objet de nos vœux.[9]
Berthollet n'écrira pas cet ordinaire-ci ; il me charge de te prier de parler de lui à son épouse.[10] Il se porte à merveille, mais nous marchons beaucoup, il ne prend pas de café après dîner, et il est assoupi dans ce moment. Nous sommes tous deux comme deux gras ci-devant moines de St Bernard.
Quant à toi, ma chère amie, écris-moi toujours par toutes les occasions et ne crains pas de remplir les quatre pages ; plus il y en a, et meilleure je trouve la lettre.
Rappelle-moi au souvenir de la citoyenne Berthollet, des citoyens et citoyennes Oudot, Berlier, Florent-Guyot.[11] Embrasse pour moi Fillette, son mari, son petit enfant[12] ; Louise, Paméla, Victoire[13] et toute la maison s'il y en a davantage.[14] Compte sur les tendres sentiments de ton bon ami.
Monge


[1] Claude-Camille PERRET (1769 - 1834) secrétaire de Henri-Jacques-Guillaume CLARKE (1765-1818), chargé de négociations avec l’Autriche.

[2] De Paris, le 25 vendémiaire an V [16 octobre 1796], Catherine écrit à Monge : « J’attends toujours Émilie, j’en ai eu des nouvelles hier, elle a reçu une lettre de toi. Son mari était en vendanges à Pommard. » Un mois après, Émilie MONGE (1778-1867), Nicolas-Joseph MAREY, (1760-1818) et leur fils Guillaume-Stanislas MAREY-MONGE (1796-1863) arrivent à Paris le 23 Brumaire an V [13 novembre 1796], Catherine en fait le récit à dans sa lettre de Paris du 27 brumaire an V [17 novembre 1796]. Monge ne l’a pas encore reçue : « [Les] Marey sont ici avec leur enfant et leurs deux servantes, ils sont arrivés le 23, après m’avoir écrit qu’ils ne viendraient pas. Le 23 à 7 heures du soir, la servante de Barrois est venue avec un gros enfant sur ses bras me demander s’il fallait toujours garder l’appartement que je leur avais retenu.

 « Hélas, ma chère, lui dis-je, ils ne viendront pas. Dîtes à Mad[adame] Barrois de le louer. Mais voyons donc ce bel enfant. Il est superbe, à qui est-il ?

-Je ne sais pas, c’est à une de nos voisines.

-Quel âge a-t-il ?

-Je ne sais pas.

-Mon Dieu qu’il est beau ! »

Nous voilà M[adame] Berthollet et moi à le caresser. Tout à coup voilà le père et la mère qui paraissent, cela a fait un coup de théâtre assez piquant, ils sont logés à l’hôtel d’Orléans. Leur gros garçon couche à la maison avec une fille, cela me donne beaucoup de tracas. »

[3] Lazare CARNOT (1753-1823), l’un des cinq membres du Directoire exécutif. Il est chargé des questions militaires.

[4] Hydrogène.

[5] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822) et Monge tous deux acteurs dans l’établissement de la nouvelle chimie de Lavoisier.

[6] Les savants préfèrent aux aérostats des frères Montgolfier ceux des physiciens CHARLES et ROBERT qui fonctionnent au gaz inflammable (hydrogène) et qui servent la révolution de Lavoisier. Les expériences « en grand » permettent de développer les recherches autour de la nature non élémentaire de l’eau et de l’air. (Voir la lettre n°5.) Déjà en 1793, lorsque Carnot est membre du Comité de Salut public, et lorsque Monge et Berthollet agissent pour la défense nationale au travers de la fabrication d’armes et de poudre mais aussi de la formation des ouvriers. (voir la lettre n°3), Monge participe à la mise au point des applications militaires des aérostats. Le 29 août 1793, il rédige un rapport avec Guyton de Morveau à ce sujet ; le 29 mars 1794, il participe à de nouvelles expériences à Meudon et fait une ascension avec l’une de ses filles. Le premier usage militaire des aérostats est concluant, il a lieu à Fleurus le 24 juin 1794. C’est alors la première fois que des observations aériennes permettent de prendre connaissance des mouvements ennemis et de conduire à la victoire.

[7] Lettre de Catherine à Gaspard de Paris le 29 vendémiaire an V [20 octobre 1796]. Voir lettre n°45.

[8] Pierre-Jacques BONHOMME DE COMEYRAS( ?-1798).

[9] Voir lettre n°45 et la lettre de Bonaparte à Clarke (1086, CGNB) et à propos du siège de Mantoue voir les lettres n°12, 18, 21, 22, 29, 30, 34, 42, 51, 53 et 55.

[10] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829).

[11] Charles-François OUDOT (1755-1841), Théophile BERLIER (1761-1844), GUYOT DE SAINT-FLORENT (1755-1834) les trois hommes sont députés de la Côte d’Or.

[12] Anne Françoise HUART (1767-1852), son mari Barthélémy BAUR (1752-1823) et leur fils Émile BAUR (1792- ?).

[13] Louise MONGE (1779-1874), Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine HUART et Victoire BOURGEOIS ( ? - ? ).

[14] Émilie son mari, Nicolas-Joseph Marey et leur fils Guillaume Stanislas. Voir supra.


Auteur(s) de la transcriptionDupond, Marie
AnalyseLettre datée et signée par G. Monge à son épouse relative à la Campagne d’Italie et à sa vie quotidienne.
Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 03/07/2016 Dernière modification le 11/02/2022