La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


39. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

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Livourne, le 5 brumaire de l'an V de la République
 
Nous avons dîné hier, ma chère amie, Miot[1], les chefs militaires et moi, chez le gouverneur de Livourne[2] pour le grand-duc de Toscane[3]. C'était un véritable repas de cérémonie, dans lequel tous les gens du grand-duc avaient grand peur de se compromettre. Nous avions déjeuné tard ; je n'avais pas grand appétit et, contre mon ordinaire, j'ai voulu tirer la conversation du néant. Je me suis mis à raconter quelques-unes des merveilles qu'a produites la Révolution française, les actes de vertu auxquels elle a donné lieu. J'ai fait voir comment on a eu le courage d'entreprendre des choses belles et miraculeuses par leur grandeur, et comment on a eu la constance d'en venir à bout. Enfin, j'ai fait entendre à ces oreilles un langage auquel elles n'étaient pas accoutumées, et leurs bouches sont restées muettes.[4] A la fin du repas, le commissaire Saliceti[5] a voulu leur faire une galanterie et boire à la résurrection du commerce de Livourne qui va reprendre puisque les Anglais viennent de débloquer le port et que le commissaire venait lui-même de lever les défenses de rien sortir du port. Eh bien ! tous ces pauvres imbéciles qui n'ont pas eu l'esprit de rien répondre à tout cela, ni de rien riposter d'aimable pour notre chère République. Ah, ma chère amie, nous ne sommes point aimés ni des tyrans, ni des esclaves. Mais en revanche, nous le sommes ici beaucoup des juifs.[6] Ils sont fort nombreux: leur population se monte à quinze mille âmes. Avant-hier, nous avons été le soir leur faire une visite dans la principale de leurs synagogues. C'était une de leurs grandes fêtes, la fête des Tabernacles. La synagogue, qui est fort grande et bien décorée, était pleine de monde, ainsi que la rue qui y conduit. On nous conduisit jusqu'au Saint des Saints, où l'on conserve les livres de la loi ; je demandai à les voir ; on ouvrit l'armoire et dans le moment où les portes s'ouvrirent, on entonna un cantique hébraïque que je ne connais pas. Mais le zèle que montra l'assemblée avait quelque chose de touchant.[7] Après avoir observé tous ces rouleaux de la loi qui sont très richement enveloppés, je fus séparé des autres par la foule ; je crus qu'ils s'en allaient et je sortis de l'assemblée. Arrivé dans la rue où il pleuvait à force, un des juifs qui était là fit faire place à ses camarades pour me mettre à couvert, en attendant Saliceti et Miot. Un grand nombre m'entoura pour me témoigner le zèle qu'ils avaient tous pour les Français. Le premier me dit : « le cantique qu'on vient de chanter, l'avez-vous compris ? » Je lui dis que non. « C'est notre prière pour le succès des armées françaises et pour la gloire de la République. Nous ne nous assemblons jamais sans faire cette prière. »
Ces pauvres juifs, voyant les mauvaises dispositions et du peuple et du gouvernement à l'arrivée des Français ici, demandèrent eux-mêmes à les loger tous. On les prit au mot, et celui qui me parlait me dit qu'ils en étaient tous enchantés. Il chantait les louanges de nos braves volontaires, leur humanité, leur loyauté, et il me disait : "Aussi tout ce que nous avons est pour eux". Et de fait, ils vendent tous au plus juste prix à nos volontaires, qui sont à leur tour fort contents des marchés qu'ils font avec eux. Ah, ma chère amie, nous étions tous fort gais en revenant avant-hier de la synagogue et fort ennuyés en revenant hier du dîner du gouverneur. Au reste, ce dîner est le premier de la sorte que nous faisons depuis que nous sommes en Italie. Depuis que j'ai quitté Rome, nous dînons toujours entre Français, et nous ne nous séparons jamais sans avoir entonné des chants patriotiques, et sans avoir chanté principalement la Marseillaise et le Chant du départ. Ainsi, tu vois, ma chère amie, que nous ne sommes pas si malheureux et que nous avons ici des plaisirs que nous n'aurions pas à Paris.
Je n'écris pas en particulier à la bonne Louise, mais quand je te parle, c'est comme si c'était à vous deux. Je voulais acheter ici sa provision de cordes de harpe ; je croyais que dans ce port de mer, je trouverais des ressources à cet égard.[8] Le marchand qui tient ordinairement les cordes de Naples m'a dit qu'il n'en avait plus d'assortiment complet, et qu'il avait envoyé tout ce qu'il en avait à Paris où elles sont fort rares. Mais je n'oublierai pas la commission si nous allons à Rome, comme je l'espère.[9] Je ne sais pas encore quand ce sera. Il paraît qu'il faut encore que Buonaparte détruise une armée autrichienne auparavant. Hé bien ! on va la détruire, et si je puis ensuite avoir le bonheur de voir effacer de dessus le globe ce gouvernement papal, le foyer du mensonge et l'étouffoir du genre humain, je m'en retournerai content en France.
Nous partons demain matin, Miot et moi, pour retourner à Florence[10] ; peut-être irai-je de là rejoindre mes collègues à Modène ; ce sera selon les lettres que je trouverai d'eux.[11]
Nous n'avons pas de nouvelles de nos armées d'Allemagne ; et c'est un grand inconvénient. Les armées ont le plus grand plaisir d'apprendre le succès des autres armées. Les juifs, qui ont des correspondances entre eux d'un bout de l'univers à l'autre, nous ont dit hier que Beurnonville avait gagné une bataille ; mais il n'y a presque pas de détails, et puis cela n'est pas officiel.[12] Nous nous en flattons; c'est toujours quelque chose. Nous croyons aussi la réunion faite des deux armées navales de France et d'Espagne.[13] Mais nous n'en sommes pas sûrs. Si cette armée combinée venait directement tomber sur ces Anglais qui sont à l'île d'Elbe, on irait y faire descendre d'ici et de Corse cinq ou six mille hommes, et on prendrait la flotte entière. Ce serait un grand coup.
Adieu, ma chère amie, mille tendres compliments à tous nos amis et compte sur l'attachement de ton bon ami qui a grand désir de te revoir.
                                            Monge

[1] André-François MIOT (1762-1841).

[2] Général de LAVILETTE (1720 - ?) gouverneur par intérim de Livourne après l’arrestation de l’ancien gouverneur Fedele SPANOCCHI (1757-1825).

[3] FERDINAND III (1769-1824).

[4] Godechot se sert du récit de Monge du dîner chez le grand duc pour illustrer l’idée selon laquelle l’occupation française de Livourne a été désastreuse pour les Italiens. « Le commerce livournais était à peu près anéanti, et les commerçants de la ville rejetaient – avec raison – le responsabilité de leur ruine sur la République française. (GODECHOT J. (1941), p. 478. Il cite DE LAUNAY L. (1933), p. 151.) Le discours de Monge sur la République française doit être semblable à celui produit dans les lettres de fin 1795 à son gendre Marey. Voir les lettres n°3 et 4.

[5] Antoine-Christophe SALICETI (1757-1809).

[6] Selon Godechot, les juifs furent de précieux auxiliaires pour les Français à Livourne. (GODECHOT J. (1941), p. 465.) Voir aussi la réception des Français par les juifs de Modène lettre n°36.

[7] Ce récit montre non seulement l’intérêt de Monge pour les religions mais il manifeste aussi une sensibilité à l’émotion religieuse. Cet intérêt et cette curiosité ne doivent pas être forcément pris pour un indice de religiosité. En 1795, Dupuis, élève de l’astronome et athée militant Lalande, publie l’Origine de tous les cultes, ouvrage dans lequel il présente une étude comparative des religions. Plusieurs indices permettent de penser que Monge a lu cet ouvrage, par exemple,  les références à la Chine dans sa correspondance (voir infra.) L’estime du géomètre pour Dupuis apparaît lorsqu’il chante son Hymne au soleil (voir la lettre n°119). La sensibilité à l’émotion religieuse est manifeste, même au sein d’un discours anticlérical à l’occasion d’une description de la Fête-Dieu. Elle perce au travers d’un mouvement d’empathie avec le simple fidèle trahi lors de cette fête que Monge qualifie de mascarade. Voir la lettre n°84. La présence d’une « certaine religiosité d’esprit » est indiquée en contre point de son anticléricalisme chez Aubry. (AUBRY P.-V. (1954), p. 177.)  Ce dernier en tire deux conclusions : Monge n’est ni matérialiste, ni athée. L’historien rapporte une piquante conversation entre Monge et Lalande après 1800, alors que ce dernier veut inscrire Monge dans Le  dictionnaire des Athées de Sylvain Maréchal : « Qui vous a dit que j’étais athée ?

-        Si vous ne l’êtes pas vous le deviendrez.

-        Et qu’en savez-vous ? » (AUBRY P.-V. (1954), p. 197)

La réponse énigmatique de Monge peut être interprétée comme une volonté de ne pas mélanger les genres le scientifique d’une part, le religieux de l’autre. (voir la lettre n°104 dans laquelle Monge souligne l’attitude des Chinois en ce qui concerne le religieux.)  Si la science est publique, le religieux est du domaine du privé, comme cela est suggéré au sein d’une tendance encyclopédiste dans la division des mentalités par rapport au progrès. (DHOMBRES J. et N. (1989), p. 259-260.) La relation entre sciences et religion à la fin du XVIIIe siècle est le plus souvent décrite en terme d’opposition, elle est alors coordonnée à celle entre matérialisme et spiritualisme. Il faudrait rendre compte de cette apparente opposition et l’inscrire dans un questionnement  plus large qui tenterait une réévaluation de l’anticléricalisme de Monge (voir les lettres n°3, 62 et 99) mais aussi du spiritualisme d’un mathématicien,  praticien du progrès. C’est d’ailleurs du côté d’une faculté de l’esprit, « l’imagination », mise en œuvre en géométrie, que le « spiritualisme » de Monge pourrait être situé, c’est d’ailleurs ce qui semble le différencier de Berthollet. Dans ses Mémoires, Bourienne le secrétaire et ami de Bonaparte l’envisage en décrivant les conversations du général en route pour l’Égypte : « À bord de l’Orient, il se plaisait à causer fréquemment avec Monge et Berthollet ; ces entretiens roulaient le plus habituellement sur la chimie, sur les mathématiques et la religion. […] Quelque amitié qu’il témoignât à Berthollet, il était facile de voir qu’il lui préférait Monge, et cela parce Monge, doué d’une imagination ardente, sans avoir précisément des principes religieux, avait une sorte de propension vers les idées religieuses qui s’harmonisait avec les idées de Bonaparte ; à ce sujet, Berthollet se moquait quelquefois de son inséparable Monge, et d’ailleurs, l’imagination froide de Berthollet, son esprit constamment tourné à l’analyse et aux abstractions, penchaient vers un matérialisme qui a toujours souverainement déplu au général.» (BOURRIENNE (1829), Mémoires de M. de Bourrienne, ministre d’état, sur Napoléon, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration, Bruxelles, A. Wahlen, et H. Tarlier, p. 60.) Dans l’ « avertissement des éditeurs » du troisième tome de l’Encyclopédie, D’Alembert invite à la prudence avant de conclure à l’athéisme des intellectuels : « Qu'il nous soit permis de nous arrêter un moment ici sur ces accusations vagues d'irréligion, que l'on fait aujourd'hui tant de vive voix que par écrit contre les gens de Lettres. Ces imputations, toujours sérieuses par leur objet, & quelquefois par les suites qu'elles peuvent avoir, ne sont que trop souvent ridicules en elles - mêmes par les fondements sur lesquels elles appuient. Ainsi, quoique la spiritualité de l'ame soit énoncée & prouvée en plusieurs endroits de ce Dictionnaire, on n'a pas eu honte de nous taxer de Matérialisme, pour avoir soutenu ce que toute l'Eglise a crû pendant douze siècles, que nos idées viennent des sens. On nous imputera des absurdités auxquelles nous n'avons jamais pensé. » D’ALEMBERT (1751-1759), T. 3, p. xii

[8] Louise MONGE (1779-1874) Monge répond à sa femme qui lui a écrit de Paris le 27 thermidor an IV[14 août 1796] : « Louise t’a déjà écrit aussi souvent que moi, dans une de ses lettres, elle te priait si tu allais à Naples de lui acheter des cordes de harpe. Si cette lettre te parvient à temps, fais cette commission. Tu lui feras bien ta cour. »

[9] Voir les lettres n°20, 39, 66, 70, 81 et 95.

[10] Ils laissent Saliceti à Livourne.

[11] Ce n’est pas Modène mais Milan qui est finalement le lieu de rassemblement de la commission. Voir la lettre n°40.

[12] Pierre RIEL DE BEURNONVILLE (1752-1821) commandant en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse. Le 26 octobre 1796, l’aile droite de l’armée de Sambre-et-Meuse opère un grand mouvement et arrive sur le Rhin.

[13] Le 18 aout 1796, la France signe un traité d’alliance offensive et défensive avec l’Espagne, le traité de Saint-Ildefonse ; Charles VI abandonne le camp anglais. Voir les lettres n°29 et 38.

Relations entre les documents


Collection 1795-1796 : Les débuts de l’École polytechnique. Fin de la Convention et premiers mois du Directoire. Thermidor an III - pluviôse an IV

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La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
3. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
62. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey
121-2155_IMG.JPG 84. Monge à sa femme, Catherine Huart

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
99. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

1.115_3.jpg104. Monge à sa femme Catherine Huart
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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022