CORREZ

CORREZ - Édition des lettres internationales adressées à Émile Zola


Collection Lettres internationales envoyées à Émile Zola


Italie (Lettres en italien à Émile Zola)

*** Présentation de la collection :

Analyse de Francesco Violato  
            Dans le cadre du séminaire « Humanité numérique » de l’École Normale Supérieure, nous avons décidé de participer au projet CorreZ, consacré à l’étude de la correspondance passive d’Émile Zola. En particulier, nous avons voulu travailler sur le corpus des lettres en italien, corpus très vaste et très riche. Ainsi avons-nous sélectionné et délimité un corpus de travail plus restreint, qui répondait mieux aux exigences didactiques et pédagogiques du séminaire en question. Pour ce faire, nous avons choisi de traiter toutes les lettres en italien qui furent envoyées à Zola par des femmes, ce qui nous permettait d’étudier de plus près le regard féminin posé sur l’affaire Dreyfus mais aussi sur la personnalité d’Émile Zola ainsi que leur manière de s’adresser à ce dernier.
            Le corpus regroupe dix lettres envoyées à Zola de janvier 1898 à juillet 1899, durant l’affaire Dreyfus ; une seule lettre est adressée à Mme Zola. La majorité des lettres est datée et présente une adresse plus au moins précise, à deux exceptions près ; quelques-unes d’entre elles sont anonymes : dans ces cas, nos destinatrices signent de manière élusive « une femme italienne » ou plus sobrement « une femme ». Toutes les lettres viennent du Nord et du Centre de l’Italie, avec une prégnance particulière de grandes villes telles que Turin ou Florence[1], et elles font référence, plus au moins directement, à l’affaire Dreyfus et au rôle de premier plan que Zola y joua. Ainsi, elles écrivent à Zola pour l’encourager et pour le féliciter de sa prise de position dans l’affaire Dreyfus, pour lui faire part de leurs opinions personnelles à cet égard, mais aussi - ce qui pourrait paraître plus singulier - pour lui demander une aide financière, ou pour l’informer de la découverte de monnaies romaines.
            Enfin, une remarque est de mise : les lettres que nous avons décidé de traiter sont toutes les lettres envoyées par des femmes à Zola et disponibles sur la plateforme Eman. Cela nous permet de constater que le nombre de lettres écrites par des femmes (une dizaine, donc, comme nous l’avons dit) est de beaucoup inférieur au nombre des lettres qui furent rédigées par des hommes (306). À l’intérieur du corpus des lettres italiennes, ces quelques lettres ont une importance, nous semble-t-il, toute particulière : elles sont certes très précieuses sur le plan historique mais aussi elles nous permettent d’accéder aux pensées, aux réflexions et aux opinions de femmes dont peut-être nous ne conservons rien d’autre. 

Les lettres, les femmes, Zola
            Malgré les recherches menées, nous n’avons pas pu trouver d’autres renseignements sur l’identité de nos destinatrices. Toutefois, nous pouvons déduire de leurs lettres quelques informations quant à leur condition sociale : nous avons des mères de famille, une épouse d’un ingénieur, des jeunes filles, une veuve. Nos destinatrices tiennent souvent à l’indiquer, parfois de manière directe, parfois on peut aisément le deviner. Diva Pieri, par exemple, dans sa lettre de juillet 1899 informe son destinataire de sa situation familiale : elle est mariée à un ingénieur, elle a un enfant mais est enceinte  d’un autre (« Sono maritata all’Ing. Pieri, sono madre di un’amore di bimba e fra un mese lo sarò di un’altro [2]») ; Vittoria Genosta, en signant la lettre, ajoute « ved. Bellori ». Parfois, encore, une analyse quoique rapide du papier nous renseigne bien sur la condition de sa propriétaire.
             En général, toutefois, la plupart d’entre elles semble appartenir à la bourgeoisie : il s’agit donc de femmes ayant un certain degré d’éducation, comme le montre aussi leur langue, précise et généralement grammaticalement correcte, parfois même élégante. Une exception importante est représentée par les lettres d’Anna Amadio, femme sans doute de condition modeste, comme elle le dit elle-même (« Nel dovere vergare queste linie il mio volto si inpallidisce trattandosi di cose e persone altolocate »[3]), et dont témoigne aussi son italien souvent inexact.
            La lettre permet à nos destinatrices de prendre la parole et d’exprimer leur opinion à l’égard de l’affaire Dreyfus mais aussi leur admiration à l’égard de Zola et de sa conduite : dans une époque où les femmes n’ont pas d’accès aux lieux du pouvoir, n’ayant ni droit de vote ni pouvant être élues, la lettre assume une valeur toute particulière, véritable outil qui leur permettait de prendre la parole. C’est ainsi que, par exemple, « une femme italienne », comme elle voulut se signer, commence sa lettre du 19 janvier 1898 « In questo mondo di egoismo in cui tutti vivono pel benessere del proprio io, come fa bene al cuore trovare ancora chi si preoccupa dei dolori altrui, e freme alle ingiustizie, ed ha le notti turbate dal pensiero dei patimenti dell’innocente. Oh! Almeno lo sapesse, quell’infelice, che una mano valida si stende a lui, e che al suo grido risponde la vostra magnanima protesta, e il nostro rimpianto[4] ». De même Giuseppina de Stefani, dans sa lettre du 26 février 1898 exprime, sans ambages, son opinion sur l’affaire Dreyfus « Per orgoglio, per non voler confessare d’avere errato, si lascia un innocente in prigione, e quale prigione. Per superbia e prepotenza si processa il più nobile e grande uomo che la natura abbia creato ai di’ nostri a conforto ed onore dell’umanità[5] ». Cette prise de position toutefois se fait parfois avec une certaine modestie de la part de nos destinatrices, surtout en raison d’être femmes : Mme Pieri, au début de sa missive, prie Zola de ne pas s’étonner si une femme lui écrit une lettre mais l’exhorte à la lire jusqu’à la fin, avant d’émettre un jugement quelconque. Giuseppina de Stefani, peut-être par modestie, affirme, après avoir âprement critiqué la situation dans laquelle le procès Dreyfus a eu lieu « non sono che una modesta cittadina[6] ». Bien plus tranchant nous paraît le jugement qu’exprime une destinatrice anonyme « Sono donna, e la mia intelligenza non arriva a comprendere molte cose, ma mi commuove immensamente tutto ciò che è buono e magnanimo [7]». Il est intéressant de souligner qu’un registre semble dominer les lettres de notre corpus : celui des émotions. Souvent, d’un ton enthousiaste, parfois même exalté, nos destinatrices décrivent de façon précise les émotions qu’elles éprouvent pour Zola. Ainsi, quelques jours après la publication du « J’Accuse », une destinatrice écrit « e leggendo la vostra lettera mi sentivo il sangue più caldo corrermi nelle vene, e un desiderio di lotta, di essere qualche cosa per aiutare il vostro trionfo, per abbattere i vostri avversari [8]». En général le ton de ces lettres se fait souvent pathétique et fortement sentimental. C’est toujours ainsi que Vittoria Genosta exprime son admiration pour l’oeuvre littéraire de Zola et pour son engagement « la mia ammirazione arriva al parosismo alla presenza dell’opera magnanima a cui vi accingete [9]».          
            Nous ne pouvons pas faire l’économie d’analyser plus en détail la lettre de Diva Pieri : il s’agit de la lettre la plus longue de notre corpus (deux bifeuillets entièrement écrits d’une graphie fine et élégante) dans laquelle Mme Pieri demande de l’aide financière à Zola, en reconnaissant dès le début que cette requête pourrait paraître surprenante. Elle explique les raisons qui la conduisent à s’adresser à l’écrivain, en décrivant donc en détail comment elle rencontra son mari, leur mariage malgré l’opposition de la famille de son mari, leur amour, les difficultés économiques que la famille traverse. Le texte a attiré toute notre attention pour son aspect, pour ainsi dire, littéraire et romanesque. Nous pouvons citer, en ce sens, comment Diva Pieri résume les années qui suivirent leur mariage « Lui appena laureato tutti e due senza risorse non ci occupammo che del nostro amore ignari della serietà e delle esigenze della vita [10]». La description des malheurs du foyer est finement et attentivement dépeinte dans un passage qui pourrait bien être tiré d’un feuilleton : nous remarquons l’emploi du discours direct, emploi qui donne plus force expressive à la lettre « Ieri seduto su uno sgabello colla bimba sulle ginocchia era di umore assai triste. Coraggio gli dissi io, ed’egli : ... Ah ! Diva Diva ! prevedo giorni tristi e funesti se qualche cosa di buono non viene fuori. Ridire scena di quell’istante non lo potrei. Noi piangevamo e la nostra piccina incosciente della triste situazione si è messa a piangere anche lei[11] ».

Émile Zola et l’affaire Dreyfus au prisme des lettres
            Nos destinatrices présentent un niveau de connaissance des évènements concernant l’affaire Dreyfus assez bon, mais jamais extrêmement précis ; elles suivent les développements de cette dernière à travers les journaux, comme elles l’affirment dans plusieurs lettres. L’enthousiasme est lapidaire : elles sont toutes d’accord que Dreyfus est une victime innocente d’un système corrompu, comme l’écrit Mme Genosta « salvare un’innocente, smascherando i codardi [12]» ou Elisa Clara qui, dans sa missive du 8 février 1898, déclare toute son admiration pour Zola « Quando lessi ciò che Voi avete fatto per il trionfo della giustizia e per la liberazione di un innocente [13]». Zola, pour sa part, est héroïquement célébré par toutes les destinatrices, qui le félicitent toutes de sa prise de position pour la défence de Dreyfus et expriment leur sympathie et leur admiration à l’égard de Zola. Pensons par exemple au beau final de la lettre d’une destinatrice anonyme « pensate qualche volta alla nostra Italia ove tutti simpatizzano per voi, e Qui vi si ammira, vi si applaude, vi s’incoraggia coi voti del cuore, e sopratutto, credetelo, vi si comprende[14] ». C’est ainsi que le Zola qui apparaît dans nos lettres n’est pas seulement l’écrivain reconnu, mais aussi le sauveur d’un innocent, le connaisseur des peines des opprimés et des exclus, un héros, en somme, qui, selon les lettres, peut prendre les traits du Christ ou d’un apôtre. C’est dans ces termes que, par exemple, Mme de Stefani l’appelle quand elle dit « Emilio Zola, che ci appare grande e buono comme il Nazzareno[15] ».
            Notre corpus nous renseigne aussi sur les relations entre la France et l’Italie à l’époque de l’affaire Dreyfus : dans notre corpus, nous retrouvons souvent de violentes critiques à l’encontre de la France qui est accusée d’être injuste, incapable d’apprécier un homme comme Zola. « Iddio vi aiuti in quest’opera grande e faccia sì che i francesi sappiano meglio apprezzarvi et risparmiare amarezze all’apostolo dell’umanità[16]» écrit Mme Genosta ; Mme de Stefani semble partager la même opinion et arrive même à affirmer que « La Francia non è degna d’annoverarlo (Zola) fra i suoi figli [17]» car, dit-elle, « oscura tutte le sue glorie, e sfida impudentemente il giudizio di tutti gli onesti, spersi per tutto il mondo[18]».
            Cette opinion trouve, bien sûr, une consonance avec la politique du gouvernement de Crispi, gouvernement francophobe, et reflète aussi les sentiments anti-français de certains journaux italien [19]. Remarquons aussi que dans la lettre de Mme de Stefani la critique anti-française, dont cette dernière semble vouloir s’excuser auprès de Mme Zola, se mélange à une ironie assez évidente vis-à-vis de la République et de ses principes qui ne trouvent pas, à ses yeux, de véritables correspondances avec le traitement réservé à Dreyfus ou à Zola. Ainsi, face à l’injustice dont la France serait coupable et aux attaques à l’encontre de Zola de nature raciste, plusieurs destinatrices revendiquent les origines italiennes de Zola comme étant une source d’orgueil et d’honneur pour le peuple italien. Tant et si bien que Mme de Stefani, toujours dans la même lettre que nous venons de citer, affirme « Darei anni di vita perché il mio compatriota, di lui padre, l’avesse data all’Italia questa gemma, che invidiamo alla Francia - ed anzi direi che la ci fu defraudata ; dacché è sangue italiano quello che scorre nelle sue vene, è il nostro genio ! [20]». De même, une destinatrice anonyme, qui se signe énigmatiquement « una donna italiana », déclare à Zola « Ai vili che vi accusano d’essere italiano dite loro che questo popolo è fiero di aver vi connazionale e che il vostro nome lo ricorderemo sempre ai nostri figli come esempio della più grande giustizia [21]».
            Nous ne sommes pas à même de dire à quel point nos destinatrices connaissaient l’œuvre de Zola : bien que toutes les lettres, à quelques exceptions près, fassent référence à son activité d’écrivain et à la renommée ainsi acquise, nous ne trouvons pas, dans notre corpus, de référence précise à ses œuvres, voire des commentaires ponctuels sur ces dernières. Vittoria Genosta exprime son admiration enthousiaste pour les romans de Zola dont elle se déclare être « une ammiratrice entusiasta ». Néanmoins, seul roman de Zola cité est Fécondité, dont Diva Pieri fait mention dans sa lettre, tout en soulignant être une lectrice passionnée par ses romans « In’oltre sono amantissima de’ suoi romanzi e leggo con vero trasporto Fecondità romanzo che riporta la Tribuna di Roma [22]».
            Par-delà les diversités de nos destinatrices, leurs lettres témoignent toutes d’un fond de valeurs communes, d’une unité et d’un accord face à l’action d’Émile Zola qui témoigne de l’intense intérêt que ces femmes portèrent à l’affaire Dreyfus et, plus généralement, de l’admiration qu’elles éprouvèrent à l’égard d’Émile Zola.


[1] Il ne sera pas sans intérêt d’indiquer plus en détail la distribution géographique de nos lettres : on compte une lettre de Vercelli (Piémont), une de Turin ; une de Gêne ; une de Modène ; deux de Florence ; une de Sienne ; deux de Rome.
[2] « Je suis épousée à l’ingénieur Pieri, je suis mère d’une jolie petite-fille et dans un mois je le serai d’un autre enfant »
[3] « En devant écrire ces lignes, mon visage pâlit, comme il s’agit de choses et de personnes hautes placées »
[4] « Dans ce monde d’égoïsme où tous vivent pour leur propre bien-être, que cela réchauffe le cœur que de trouver encore quelqu’un qui se préoccupe des douleurs d’autrui et qui frémit face aux injustices et que ses nuits sont troublées par la pensée des patiments de l’innocent ! Oh, si seulement il le savait, ce malheureux, qu’une main forte s’étend vers lui et qu’à son cri répond votre proteste magnanime et notre regret ».
[5] Par orgueil, pour ne pas vouloir confesser de s’être trompé, on laisse un innocent en prison et quelle prison. Par superbe et par arrogance, on poursuit l’homme le plus noble et le plus grand que la nature ait jamais créé de nos temps pour conforter et honorer l’humanité ».
[6] « Je ne suis qu’une modeste citoyenne ».
[7] « Je suis une femme, et mon intelligence n’arrive pas à comprendre beaucoup de choses, mais tout ce qui est bon et magnanime me touche immensément ».
[8] « Et en lisant votre lettre, je sentais le sang plus chaud écouler dans les veines et un désir de lutte, d’être quelque chose pour aider votre triomphe, pour abattre vos adversaires ».
[9] « Mon admiration parvient au paroxysme à la présence de l’œuvre magnanime que vous entreprenais ».
[10] « Il venait d’obtenir son diplôme universitaire, et tous les deux sans ressources, nous nous n’occupâmes que de notre amour, ignares du sérieux et des exigences de la vie ».
[11] « Hier, assis sur un tabouret, avec notre petite fille sur les genoux, il était d’humeur très triste.  Courage, dis-je et lui « …ah ! Diva ! Diva je prévois des jours tristes et funestes, si n’arrive quelque chose de bon. Je ne pourrais pas redire la scène de cet instant-là. Nous pleurions et notre enfant aussi, inconsciente de la triste situation, se mit à pleurer ».
[12] « Sauver un innocent, en démasquant les lâches ».
[13] « Quand j’ai lu ce que vous avez fait pour le triomphe de la justice et pour la libération d’un innocent ».
[14] « Pensez quelques fois à notre Italie où tous sympathisent pour vous et ici on vous admire, on vous applaudit, on vous encourage avec les vœux du cœur et, surtout, on vous comprend ».
[15] « Émile Zola qui nous apparaît grand et bon comme Jésus Christ ».
[16] « Dieu vous aide dans cette entreprise et qu’il fasse en sorte que les Français sachent mieux vous apprécier et épargner des amertumes à l’apôtre de l’humanité ».
[17] « La France n’est pas digne de le compter au nombre de ses enfants »
[18] « [la France] obscurcit toutes ses gloires et défit impudemment le jugement de tous les gens honnêtes, éparpillés dans le monde entier ».
[19] H. DELAIRE, « Lettres italiennes (1897-1899) », Actes du colloque « Naturalismes du monde : les voix de l’étranger » (23-24 mai 2019), Cahiers Naturalistes, n° 94, 2020, p. 231.
[20] « Je donnerais ma vie pour que mon compatriote, son père, l’eût donné à l’Italie, cette perle que nous envions à la France – et je dirais même qu’il nous fut volé, car c’est du sang italien qui coule dans ses veines, c’est notre génie ».
[21] « Aux lâches qui vous accusent d’être italien, dites-leur que ce peuple est fier de vous avoir comme compatriote et que nous rappellerons toujours votre nom à nos enfants comme étant l’exemple de la plus grande justice ».
[22] « En outre, j’aime beaucoup vos romans et je lis avec un grand élan Fécondité, roman publié dans la Tribuna di Roma ».

*** Dossiers génétiques / Sous-collections

    *** Documents de la collection : Consulter
    *** Fiche de descriptive la collection

    *** Titre : Italie (Lettres en italien à Émile Zola)

    *** Éditeur de la collection : Centre d'Étude sur Zola et le Naturalisme & Institut des textes et manuscrits modernes, CNRS-ENS ; projet EMAN (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle).

    *** Mentions légales : Fiche : Centre d'Études sur Zola et le Naturalisme & Institut des textes et manuscrits modernes, CNRS-ENS ; projet EMAN (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR).

    *** Date de création de la fiche : ***

    Export de la fiche

    pdf
    Formats de sortie

    omeka-xml