Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 170 Mercredi 24, 3 heures

Je commence à vous écrire ici. Ce soir et demain matin à Lisieux, je n’aurai pas plus de temps que ce matin. Je suis désolé de l’état de vos nerfs. J’espère que l’indisposition de votre fils ne sera rien, et n’aura d’autre effet que de vous le laisser quelques jours de plus. Je ne puis partir d’ici que le 5 novembre. J’ai fait et je fais force de voiles pour finir je ne sais combien de petites affaires, qui sont pourtant des affaires, et que je ne puis laisser en arrière. Ma mère de son côté m’a demandé jusqu’au 5 pour ses arrangements de ménage. Ces cinq jours de retard me contrarient vivement. Il n’y avait pas moyen. Nous partirons le 5 au soir. Nous arriverons le 6 pour dîner. Je vous verrai le 6, à 8 heures du soir. Nous voilà au moins à jour fixe. Aurez-vous un bon jour en me revoyant ? Je voudrais bien vous égayer vous distraire. Je ferai de mon mieux. Il y a des choses dont je suis sûr. Il y en a d’autres sur lesquelles notre disposition, n’est pas, la même. Les mêmes remèdes ne nous sont pas bons à l’un et à l’autre. Mais, quoique je n’aie plus vingt-cinq ans je persiste à croire beaucoup qu’on trouve ce qu’on cherche et qu’on peut ce qu’on veut. Je chercherai et je voudrai. Vous avez raison de vouloir de l’éclat, de la grandeur. C’est aussi mon gout, très décidé, et l’un des mérites en effet des monarchie. Cependant je ne puis souscrire absolument à votre arrêt. La République romaine a bien eu quelque éclat, et il n’y a pas beaucoup de plus grandes figures que Scipion et Annibal. Il y a république et république, comme aussi monarchie et monarchie. Il me revient que Thiers est fort triste, fort abattu et assez de l’avis que vous me mandiez de Berryer. La tristesse est en général pour Thiers une source de bonne conduite. Nous verrons. Il revient vers le milieu de novembre.

Lisieux, jeudi 9 heures
J’attends votre lettre. Je n’aime pas à attendre dans les auberges. Nulle part le sentiment de la solitude n’est plus vif. C’est ce qui fait qu’il est charmant de voyager avec quelqu’un qu’on aime. Le monde disparaît. On est vraiment seule. Il y a, dans je ne sais plus quel roman de Mad. de Stael, une page où cela est senti et dit à merveille. A propos de Mad de Stael, j’ai écrit ces jours-ci sur l’état des âmes, dans notre temps, quelques pages qui paraîtront dans la Revue française et où j’ai un peu parlé de Mad. de Broglie. On dit bien peu ce qu’on pense quand on pense vraiment quelque chose sur quelqu’un qui le mérite. Je voudrais avoir réussi cette fois. Vous me le direz.
Voilà 173. Toujours aussi nervons. Il fait pourtant beau. Je ne sais pourquoi je dis pourtant, car décidément je n’aime pas les beaux jours d’automne. Je les accepte, j’en jouis même. Mais on n’aime pas, tout ce dont on jouit. On n’aime que ce qu’on préfère. Adieu. Je remonte en voiture. Les dîners me laissent cinq jours de repos jusqu’à mardi. Je donne cette lettre à la poste avec chagrin. Ces cinq jours de retard vous déplairont, comme à moi. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 29 août 1850

On a beau dire qu’on s'attend à la mort de quelqu'un. La mort est quelque chose de si grand qu’elle frappe toujours comme un coup imprévu.
Je lisais, il y a quelques semaines à mes enfants un sermon de Bossuet, prêché devant Louis XIV, et qui dit : " C’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de tous côtés et en mille formes diverses. On n'entend dans les funérailles que des paroles d'étonnement de ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui à parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu ; et tout d’un coup, il est mort ! Voilà dit-on ce que c’est que l'homme. Et celui qui le dit, c’est un homme ; et cet homme ne s'applique rien, oublieux de sa destinée ; ou s'il passe dans son esprit quelque désir volage de s'y préparer, il dissipe bientôt les noires idées ; et je puis dire que les mortels n’ont pas moins de soin d'ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes. " Ce sont de bien belles paroles et bien vraies.
Que feront la Reine et ses enfants ? Je persiste à penser que le parti digne est de laisser le corps du Roi à Claremont, toujours le centre et le lieu de la famille royale, jusqu'à ce qu'elle puisse le ramener à Dreux, comme il y doit être ramené, sans désordre et sans indifférence. Aujourd’hui, il y aurait l'un ou l'autre spectacle. Et toujours quelques uns des Princes à Claremont pendant que les autres voyageraient à leur gré. C’est la conduite que nous avons indiquée à St Léonard le Duc de Broglie et moi. Je viens de lui écrire pour lui demander, s’il est toujours du même avis. Que de sottises seront dites d’ici à huit jours sur ce grand mort ! Sottises de haine et sottises de bêtise.
En France et aussi en Angleterre. J'espère qu’il y aura aussi des paroles convenables. Il y a droit, et il peut supporter la vérité. J’espère aussi avoir enfin des lettres de vous. Le silence dans l'absence est insupportable.

Dix heures
Voilà vos deux lettres. J'ai vraiment envie, pour vous, que vous puissiez aller à Bade. Vous y passeriez huit jours agréablement. Qu'avez-vous besoin du Duc de Noailles ? Plaisir, je comprends, mais besoin, non. Kolb suffit pour la sureté.. Les Débats sont très convenables sur le Roi. Les paroles sont justes et le sentiment vrai. Le Constitutionnel très inconvenant. Sec et petit. On dirait qu’il parle pour sa propre justification. Quand viendra le moment où la vérité pourra être dite ? Jamais peut-être de mon vivant. Adieu, adieu.
Vous ne me dites pas de ne plus vous écrire à Schlangenbad. Je continue donc. Je serai bien aise quand je vous en saurai dehors. Votre ennui me déplaît et le froid m'inquiète. Adieu, adieu.
Prendra-t-on à Wiesbaden le deuil du Roi ? Ce serait de bien bonne paroles convenables. Il y a droit, et il peut politique comme de bien bon goût.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Lundi 10 juin 1850
6 heures

Duchâtel m'écrit comme vous que l’argent du Président passera, après bien du tirage. Il croit aussi que sa loi du tombeau Napoléon passera cette semaine, et il ira alors à St Léonard, deux ou trois jours plus tôt ou plus tard selon que les nouvelles seront plus ou moins inquiétantes. Je ne sais pourquoi je vous redis tout cela qu’il vous dit surement lui-même. Habitude de nous redire tout ; on a bien de la peine à croire à l'absence, même quand on la sent. J’ai bien de la peine aussi à admettre ce que vous dit Ellice que l'affaire grecque reste toujours sérieuse dans la Chambre des Lords, malgré l'ajournement, et que le Cabinet ne s’en tirera pas. Flatterie pour votre désir. Ce serait trop beau. Il serait vraiment très beau qu’une affaire point grave en elle-même, et complètement terminée devînt l'objet d’un débat sérieux, et que par pur respect de la bonne politique, pour le seul honneur du pays, le Cabinet fût sérieusement censuré, et tombât devant cette censure. Quelle que soit mon estime pour l'Angleterre, je n'en espère pas tant. Je vois de plus, d'après ce que vous me citez, qu’il ne s’agit pas de substituer simplement, selon le choix du roi Othon, la convention Drouyn de Lhuys à la Convention Wyse, et qu’on en fait une troisième, un amalgame des deux premières. Si on retranche de celle-ci l’article qui mettait l’Angleterre à l'abri des réclamations de la Grèce pour pertes et avaries et si la Grèce élève en effet des réclamations, ceci peut prolonger et envenimer l'affaire.
J’ai passé hier ma matinée à Lisieux. J'ai vu assez de monde. Pays étrangement tranquille. On parle sans la moindre inquiétude de l'insécurité universelle. On prévoit et on discute les révolutions futures ; et on s’établit dans cette prévoyance comme dans un mal dont on ne peut ni guérir, ni mourir. On semble assuré que quoi qu’il arrive, on ne sera pas beaucoup pire qu’on n'est, et on se résigne, assez aisément à n'avoir ni plus haute ambition, ni plus grave crainte. C’est un spectacle profondément humiliant.
Qu'est-ce que la princesse Léonida Galitzine qui va a Trouville, et dont il me semble que vous m'avez parlé ? On me dit qu'elle est soeur de Paul Tolstoy, et que c’est une bonne et aimable personne, un peu timide et sauvage, qui a perdu sa fille aînée il y a quelques années, et que le chagrin dévore. Est-ce vrai ?

9 heures
Mauvaises nouvelles du Roi, de Londres et de Paris. J’attendrai ce que Montebello m’écrira, et que Thiers soit revenu. Je ne veux pas, comme de raison, m'y trouver avec lui. Broglie ne sait pas quel jour il sera disponible. Je ne puis l'attendre indéfiniment. Je le verrai en passant par Paris, et s'il est prêt, je l'emmènerai sinon, j'irai sans lui. Car je passerai par Paris. Adieu, adieu. J’ai cinq ou six petites lettres à écrire. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°8 Château de Windsor. Samedi 12 Oct. 1844, 4 h. et demie

Je sors de la réception de l'adresse de la Cité au Roi. Le Lord maire, les Sheriffs, les aldermen, & des common Council men, 45 en tout. Vous verrez l'adresse et la réponse du Roi, qui a été parfaitement accueillie. Bonnes toutes deux. J’avais écrit la réponse ce matin, et je l’avais fait traduire par Jarnac. De l’avis de Peel, et d'Aberdeen il fallait qu’elle fût écrite lue et remise immédiatement par le Roi au lord Maire. La Reine et le Prince Albert ont passé une demi-heure dans le cabinet du Roi à revoir et corriger la traduction. C'est une véritable intimité de famille et d’une famille très unie.
J’ai eu le cœur remué pour mon propre compte. Au moment de se retirer les commissaires de la Cité ont demandé tout bas qu’on leur montrât M. Guizot, et à peu près tous m'ont salué avec un regard respectueux et affectueux qui m’a vraiment ému. Au dire de tous ici, cette adresse, votée à l’unanimité dans le Common Council est un évènement sans exemple et très significatif. Peel répète souvent qu’il en est très frappé. Plus j’avance plus je suis sûr qu'ici le voyage est excellent, excellent dans le Gouvernement et dans le public. Le Duc de Wellington est venu ce matin passer une heure chez moi. Nous avons causé de toutes choses, même du droit de visite ; évidemment ma conversation lui plaisait, et j'espère qu’il s’en souviendra.
Vous avez raison ; il faudrait que Cowley fût Earl. Je tâcherai de faire arriver cela. J'en parlerai au Roi, qui a déjà très bien parlé des Cowley. Le Roi vient de partir pour une visite à Eton. Il est infatigable. Je suis resté pour écrire, pour vous écrire.
Ne vous enfermez pas dans votre deuil au delà de ce que veut la convenance. Je ne doute pas que la lettre de Constantin ne me touche. C’est un bon jeune homme. J'espère qu’à partir de demain Dimanche, vous aurez l’esprit de m'écrire au château d’Eu et non plus en Angleterre. Lundi encore, écrivez-moi à ici. J’aurai votre lettre mardi, et Mercredi j'irai vous chercher vous même au lieu d'attendre vos lettres.
Nous quitterons Windsor Lundi à midi. La Reine, avec le Prince Albert, reconduira le Roi à Portsmouth. Là vers 3 ou 4 heures elle montera à bord du Gomer, où le Roi lui donnera un luncheon. Après le luncheon, elle quittera le Gomer pour monter sur son yacht, le Victoria Albert et les deux bâtiments sortiront ensemble du port de Portsmouth la Reine pour aller à l’île de Wight, nous pour faire voile vers le Tréport. On ne peut pas pousser plus loin la bonne grâce, et l’amitié. On dit que tout Londres sera lundi à Portsmouth.
Bacourt peut aller à Bruxelles. Je ne crois pas avoir besoin de lui avant le 1er Déc. Et en tous cas Bruxelles est si près. Je vais vraiment très bien. J'en suis frappé surtout pour l’appétit. Il y a bien encore un fond de fatigue surmonté par l'excitation de la vie que je mène et par ma volonté. Pourtant je sens aussi revenir la force, la force vraie et naturelle. Je suis sûr qu'à mon arrivée vous serez contente de moi. Adieu. Adieu. Votre lettre de ce matin m'a bien plu. Seulement vous ne me dîtes rien de votre santé. Adieu, dearest.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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230 Du Val-Richer, Mardi 30 Juillet 1839 2 heures

Je rentre d’une longue promenade avec mes enfants. J'ai découvert, à quelques minutes de la maison, un terrain presque inculte que je ne me connaissais pas dans une position charmante, à droite la vue de la maison dont on n'est séparé que par un ravin où coule une petite source, à gauche, une percée sur une vallée large et riante, en face et derrière de grandes bois en amphithéâtre. Je planterai là un petit bois. L’idée de cette plantation et votre idée me sont venues en même temps absolument en même temps ; je ne saurais dire qu’elle a été le première. Tout ce qui me plaît me fait penser à vous. Rien ne me plaît vraiment qu'avec vous.
Je voudrais que votre frère eût raison pour votre fortune. Je connais cette façon de se débarrasser de toute inquiétude sur le compte des gens en exagérant leurs avantages. Certainement on dit hableur. Quand vous aurez reçu de nouveaux détails sur vos arrangements, sur le partage des meubles sur l'époque où vous toucherez les capitaux, mettez-moi au courant. Je suis beaucoup plus tranquille que je ne l'étais. Je ne le suis pas encore assez pour mon plaisir.
Mes dernières nouvelles d'Orient restent un peu en suspens. Ce qu'on m’avait mandé me paraît plutôt commencé qu'accompli. Si Méhémet trouve moyen de donner satisfaction à l'Angleterre pour l'isthme de Suez, ses affaires seront bonnes. Mais il faut qu’il fasse cela. Je n’ai rien reçu le matin.

9 heures
Vous voulez revoir ce que vous avez aimé. Vous voulez y croire. Vous y croyez bien plus que vous ne pensez. Vous y croyez naturellement, spontanément, par instinct, c’est-à-dire par l'élan primitif et libre de votre âme. Vous croyez à bien plus qu'à la réunion dans l'avenir. Vous vous croyez en rapport avec eux encore à présent, toujours d’un monde à l'autre. Pourquoi les appelez-vous les priez-vous ? Pourquoi levez-vous les yeux, joignez-vous les mains vers eux. Feriez-vous tout cela, la moindre de ces choses-là si réellement, au fond de votre âme, vous les croyiez sourds, insensibles, tout-à-fait étrangers à vous, morts vraiment morts ? Nous portons en nous une foi obscure, mais invincible à une relation inconnue, mais réelle, avec les êtres chéris qui nous ont quittés. Ils ont des droits sur nous, nous avons des devoirs envers eux. En nous acquittant de ces devoirs, nous croyons satisfaire à quelqu'un. Si nous y manquions nous croirions avoir manqué à quelqu'un. A cette croyance se joint même le sentiment que les morts ne pouvant réclamer, ni se faire rendre eux-mêmes, ce qui leur est dû la dette n'en est pour nous que plus sacrée. Qu’est-ce à dire ? Les morts jouissent-ils ou souffrent-ils donc de ce que leur accordent ou leur refusent les vivants ? Je ne puis pas vous répondre. Je ne dois pas toutes de vous répondre. Comment l'être qui n’est plus de ce monde peut-il être encore affecté de ce qui s’y passe ? Quelle société peut l’unir encore à ceux qui y sont restés ? L'homme ne le conçoit pas, et dès qu’il le cherche, il s'égare. Cependant il y croit, et ne peut pas plus échapper à l’instinct de sa nature que dépasser les limites assignées à sa science. Et remarquez que cet instinct n'a point de prétentions scientifiques ; il se suffit à lui-même. Au moment où l'homme, obéissant à cette voix intérieure, s’acquitte envers les morts de quelque devoir pieux, aucune curiosité, aucun doute ne le préoccupe ; il n’a nul besoin de savoir quel est leur mode d'existence ou quel mode de communication est possible entre eux et lui. Il agit en vertu d’une foi irréfléchie dont il se contente, certain, sans s’inquiéter de la route ni du moyen, que son action a un objet, que ses sentiments iront à leur but. C’est seulement lorsque d’acteur l'homme devient spectateur, lors qu’il interroge sa nature au lieu de la suivre et s'examine au lieu de se croire c’est alors que s'élèvent en lui les doutes de l’esprit, les besoins de la science, et qu’il entreprend, pour devenir savant, de franchir des limites au delà desquelles ses croyances instinctives ne le portaient point. Regardez dans l'âme de cette femme, de cette fille qui vont auprès d’un tombeau, offrir à un mari, à un père, tant de marques de tendresse et de respect. Croient-elles savoir, sur son état depuis la mort, sur sa relation avec elles, ce que cherchent les philosophes ? Pas du tout. Les problèmes qu'agitent les philosophes n'existent pas pour elles ; si elles les voyaient, elles seraient, comme les philosophes, tourmentés du besoin et de l’impossibilité de les résoudre. Essayez de soulever ces problèmes dans leur pensée : demandez-leur comment elles se figurent que le parfum de ces fleurs qu'elles cultivent la fraîcheur de cet ombrage qu'elles entretiennent, vont charmer l'être à qui s'adressent leurs soins. Vous les verrez saisies de trouble ; vous n'en recevrez que des réponses timides, contradictoires. Peut-être même leurs paroles démentiront- elles leurs actes ; peut-être s'accuseront-elles de faiblesse et d’erreur avant votre intervention, elles ne croyaient pas en savoir davantage ; elles ignoraient ce qu'elles. ignorent ; mais elles ne le cherchaient point. Elles adhéraient fortement à une foi simple, naturelle ; et jouissaient de ses espérances, et agissaient selon ses inspirations, sans rien demander de plus. C'est le caractère de cette foi qu'elle n’a point de réponse aux doutes, point de solution des problèmes qu’élève la curiosité de l’esprit. Elle n’est point curieuse elle-même ; elle existe ; elle affirme les faits qu'elle entrevoit. Ne lui demandez pas de les démontrer, de les expliquer. Elle est invincible et sans aucune prétention. Ecoutez-la ; elle vous consolera ; ne l’interrogez pas, car elle ne se chargera point de vous instruire, sublime et modeste à la fois, elle révèle l'avenir et ne tente pas de le dévoiler.

Mercredi 10 h.
Ne manquez pas de me répondre sur le petit hôtel de la rue Belle-Chasse, qu’occupait M. de Crussot. Beaucoup de vos convenances m'y paraissent réunies. J’aimerais bien mieux l'entresol de la rue St Florentin. Mais je crains qu'on n'en veuille 12 mille francs. Adieu. Adieu. Pendant une semaine, vous n'aurez eu de lettre que tous les deux jours. Mais nous voilà, au même pas. Encore adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°3 Mardi 4 Juillet
Princesse

Ni moi non plus, je n’aime pas les souliers étroits. Vous pouvez vous en apercevoir. à dire vrai, et vous me passerez le terme, ce qu’il y aurait de plus agréable, ce serait de marcher pieds nus. Mais comme cela ne se peut, comme il faut avoir des souliers, je les aime mieux étroits que de ne pas marcher du tout. Y pensez-vous de me demander s’il ne vaudrait pas mieux laisser-là notre correspondance ? Madame on ne laisse pas comme on veut ce qu’on n’a pas pris parce qu’on le voulait. J’ai bien mis quelque chose du mien dans ma propre destinée ; et pourtant ce que j’y ai mis est bien peu à côté de ce qui m’est venu d’en haut... oui d’en haut, sans que je le demandasse et quand je n’y songeais pas. J’ai joui très vivement du bonheur. Le bonheur perdu, le vide est resté tet qu’il s’était fait ; je l’ai senti tous les jours sans chercher à le combler. Quand je l’aurais voulu, je ne l’aurais pas pu. Nous sommes, vis-à-vis de notre cœur malade, comme les Danaïdes vis-à-vis de leur tonneau ; ce que nous y mettons nous-mêmes ne le remplit pas. A une main plus puissante et plus riche il appartient de fermer l’abyme et d’y verser de nouveaux dons. Irons-nous, s’il lui plait de s’étendre avec bonté sur nous, irons-nous retuser son bienfait ou disputer sur le prix ? Non, Madame, non, il faut accepter, et jouir, et payer aussi cher que celui qui donne l’exigera. Vous allez retrouver, vous aurez retrouvé, quand cette lettre vous arrivera, de déchirants souvenirs ; mais tout déchirants qu’ils sont, à coup sûr vous ne voudriez pas les arracher de votre âme, vous ne voudriez pas ne pas avoir possédé les nobles enfants que vous avez perdus.
Un homme qui honorerait, il y a bientôt 200 ans le pays où vous êtes, le Duc d’Ormond, l’ami de Charles 1er disait, à la mort de son fils le comte d’Ossory tué en duel par le Duc de Buckingham. " Jaime mieux, mon fils mort que tout autre fils vivant. " C’est ce que je dis tous les jours du mien, et vous des vôtres; et nous aimons mieux ces maux, ces joies et ces douleurs inséparablement unis et confondus, que toute autre vie qui ne serait pas nous et ceux que nous avons aimés. Et si un beau jour se lève encore sur notre horizon, si une douce musique comme vous dites, vient encore frapper notre oreille, nous l’accueillerons nous en jouirons avec transport, qu’elles que soient les lacunes et les chances que la Providence y voudra attacher. En tout cas je réponds du manteau de Raleigh. C’est à vous, Madame, de me dire si vous croyez à sa puissance. N’ayez du moins à ce sujet que des émotions douces. J’ai le droit de vous le demander. Et puis, ne pensez jamais le moindre mal du 15 juin. Et puis encore écrivez-moi toujours comme vous m’avez écrit d’Abbeville et de Boulogne, dites-moi, taisez-moi tout ce que vous voudrez. Je jouirai des paroles; j’aurai foi au silence. Je vous défie d’inventer dans votre esprit, de trouver dans votre cœur de femme, quelque chose que je ne comprenne pas, si tant est que je ne l’ai pas devancé.
Mercredi 5 Je n’ai pas de lettre aujourd’hui. Je n’en espérais pas. Demain, j’y compterai. Je passe mes matinées d’une façon utile j’espère, mais bien monotone. Tout ce monde qui part, les députés surtout, viennent me dire adieu. Et la même conversation recommence avec chacun. Que le cercle où vivent la plupart des hommes est éteint et pauvre ! J’en suis toujours frappé à la fin d’une session. Ils sont tous épuisés, exténués d’esprit et de cœur. Ils ont évidemment dépensé, et au delà tout ce qu’ils avaient d’idées, de volonté, de force. Ils se traînent, ils baillent ; ils ont hâte d’aller se coucher et dormir. De toutes les conditions de la supériorité et de la puissance, l’activité, l’activité inépuisable est peut-être la première. J’ai beaucoup vécu avec le Maréchal Soult ; nous avons été près de trois ans ministres ensemble ; et pendant ce temps, j’ai vu tomber. l’une après l’autre devant moi toutes les qualités qu’on lui attribue ; il n’a ni esprit de suite, ni jugement sûr, ni vraie finesse d’intelligence, ni capacité efficace, c’est un grossier brouillon, un bizarre mélange du Gascon et du Barbare. Mais il est inventif, actif, infatigablement actif d’esprit, de corps, de volonté ; il projette, il combine, il trame, il pousse, il remue sans relâche. Il est important, il le sera toujours. Je doute qu’il y ait désormais grand chose à tirer de lui, mais son activité encore plus que son nom, lui donne une force avec laquelle tout le monde doit compter. Rien de nouveau d’ailleurs au milieu de ce décampement général. Ce que je sais de plus divertissant à vous mander, c’est la goutte de M. de Salvandy. Il avait l’autre jour un grand dîner, de la bonne compagnie des femmes, M. et Mad. Molé, M. Pasquier, Mad. de Boigne & & La goutte l’a pris : quand on est arrivé pour dîner, il n’avait pu quitter sa chambre ; M. Molé l’a remplacé à table ; et au sortir de table en rentrant dans le salon, tout ce beau monde a trouvé M. de Salvandy étendu sur un canapé, et faisant du soin de son immobilité, les honneurs de sa maison. Les mauvaises langues vont jusqu’à dire qu’il était là, en magnifique robe de chambre, un bonnet grec sur la tête en Sultan malade. Mais je n’en crois rien.
Savez-vous ce que je fais aujourd’hui? Je vais dîner à Chatenay. Cela me plaît-il ? Cela ne me plait-il pas? Je ne sais pas bien. Je vous le dirai après. Mad. de Boigne m’a écrit avant-hier. Enfin j’y vais. Mon départ est encore retardé de trois jours, jusqu’à lundi. L’envoi de 6 ou 7000 volumes à la campagne en est la cause. Adieu, Madame Certainement, j’irai m’asseoir au bord de la mer. Vous voulez que je la regarde. Je crois que je regarderai au delà. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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186. Samedi 2 mars 7 heures et demie

Le soleil a beau briller la rivière, a beau couler gaiement devant ma fenêtre ; tout ce qui m'entoure a beau prendre soin de m'animer et de me plaire. Je pense tristement à vous, si triste ! Je me sens seul loin de vous, si seul !
Je vous l'ai dit bien souvent; je puis me répandre au dehors ; je puis paraître, je puis être très occupé, très actif, et que tout cela soit point un mensonge, point un effort, mais très superficiel, très indifférent pour moi, pour ce qui est vraiment moi. Moi, c’est ce qui m’aime et ce que j'aime. Moi, c’est vous, vous de loin vu de près, triste ou gaie, pleurant ou souriant, juste ou injuste même. Mais ne soyez pas injuste ; ne le soyez jamais !
J'ai bien raison d'être triste avec vous. Voilà votre pauvre lettre. C’est bien assez du mal des jours ; les mots devraient être un repos. Je regrette quelque fois que vous ne soyez pas en état et aussi en nécessité absolue de vous fatiguer physiquement. Je l’ai éprouvé ; l'extrême fatigue endort la douleur ; quand le corps s'affaisse, l’âme s’apaise. Paix stérile, paix sans joie, mais qui donne quelque relâche et rend quelque force. Et puis, quand de cruelles images vous assiègent, quand vous n'êtes entourée que de morts, faites un effort, prenez votre élan ; sortez de ces tombeaux. Ils en sont sortis ; ils sont ailleurs. Nous serons où ils sont. Je me suis longtemps épuisé à chercher où ils sont et comment ils y sont. Je ne recueillais de mon travail que ténèbres et anxiété. C’est qu’il ne nous est pas donné, il ne nous est pas permis de voir clair d’une rive à l'autre. Si nous y voyions clair, s'ils étaient là devant nos yeux, nous appelant, nous attendant, supporterions-nous de rester où nous sommes aussi longtemps que Dieu l’ordonne ? Ferions-nous jusqu'au bout notre tâche ? Nous nous refuserions à tout, nous abandonnerions tout ; nous jetterions là notre fardeau, notre devoir, et nous nous précipiterions vers cette rive où nous les verrions clairement. Dieu ne le veut pas, mon amie. Dieu veut que nous restions où il nous a mis, tant qu’il nous y laisse. C'est pourquoi, il nous refuse cette lumière certaine, vive qui nous attirerait invinciblement ailleurs ; c'est pourquoi il couvre d'obscurité ce séjour inconnu où ceux qui nous sont chers emporteraient toute notre âme. Mais l’obscurité ne détruit pas ce qu’elle cache ; mais cette autre rêve où ils nous ont devancés, n'en existe pas moins parce qu'un nuage s'étend sur le fleuve qui nous en sépare. Il faut renoncer à voir dearest, il faut renoncer à comprendre. Il faut croire en Dieu. Depuis que je me suis renfermé dans la foi en Dieu, depuis que j’ai jeté à ses pieds toutes les prétentions de mon intelligence, et même les ambitions prématurées de mon âme, j'avance en paix quoique dans la nuit, et j'ai atteint la certitude, en acceptant mon ignorance. Que je voudrais vous donner la même sécurité la même paix ! Je ne renonce pas, je ne veux pas renoncer à l’espérer.

Midi
Je vais aller voter pour la formation du bureau. Demain, je serai retenu toute la journée, car on veut me nommer Président du Collège. Je ne pourrai probablement vous écrire que quelques lignes. Je les retarderai jusqu’au dernier moment ; il est possible que le scrutin soit dépouillé avant le départ du courrier. Je vous en dirais le résultat. Moi aussi, j’attends. Je viens de recevoir une lettre de M. Jaubert qui me rassure tout à fait sur l’élection de M. Duvergier. D'autant que Jaubert est disposé à voir en noir. Je suis préoccupé de celle de M. Joseph Poirier. J'y tiens et j'en ai toujours été un peu inquiet. Nous verrons. Je ne crains pas grand chose du résultat définitif, quel qu’il soit. Si la victoire ne nous est pas donnée du premier coup, nous aurons certainement de quoi la prendre. Peut-être cela vaudrait-il mieux. En tous cas, je suis résigné et prêt. Adieu. Ne soyez pas trop souffrante, je vous en prie. Mon ambition est bien modeste. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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J’ai regretté plus encore que de coutume de ne pas vous voir hier soir. Je vous ai laissée sous l’empire d’une impression triste. En vous quittant, j’ai passé à la porte de M. de Talleyrand. Bien des gens y passaient et inscrivaient, comme moi, leur nom. La page était pleine. Combien de ces gens la penseront encore à lui quand il n’y sera plus ? Car ce n’est pas penser aux morts que parler d’eux comme en parlent les livres, uniquement par curiosité et parce qu’ils ont fait un peu de bruit dans le monde. Il n’y a de vrai souvenir que le souvenir tendre et plein de regret personnel. Pour mourir sans amertume, il faut être sûr, parfaitement sûr d’un cœur où l’on ne mourra point. La solitude n’est jamais plus triste, jamais plus pesante qu’à ce moment où l’on quitte tout. Confiance dans le monde inconnu où l’on va entrer, confiance encore quelque part, dans ce monde si imparfait, et pourtant si cher d’où l’on sort à ce prix on peut mourir en paix. Mon amie, Dieu seul sait lequel de nous sera appelé le premier ; mais ayons cette double confiance, et remercions-le de ce que nous pouvons l’avoir.
C’est le sentiment qui m’a accompagné hier toute la soirée, et quand je suis entré dans mon lit et jusqu’au moment où je me suis évanoui dans le sommeil. Je pensais à vous, à ma mère, à mes enfants. Je pouvais mourir. Je n’étais pas seul. Dites-le moi comme je vous l’ai dit, comme je vous le redis. Nous avons été l’un et l’autre bien battus, bien chargés. Nous avons eu et nous aurons jusqu’au bout le cœur bien malade. Mais dans notre mal, c’est un bien immense de nous être rencontrés, et de faire ensemble, hand in hand, ce qui nous reste de chemin. Vous êtes fatiguée, très fatiguée. Appuyez-vous sur moi. Moi aussi, je suis souvent fatigué, plus souvent que je ne le dis ; et j’ai besoin de m’appuyer sur vous, besoin du moins d’être sûr que je le puis si la fatigue me presse trop. Oui, j’ai besoin de vous. Adieu. Farwell. Gots sey mit ihnen. N’y a-t-il pas encore quelque autre manière de vous dire adieu ? Je vous ai beaucoup dit depuis le 15 juin, bien peu pourtant, infiniment peu auprès de ce que j’aurais à vous dire. Chaque jour, à chaque occasion douce ou pénible triste ou gaie, je me sens le cœur plus rempli que jamais. Mais le temps manque, les paroles manquent. Tout manque, excepté le cœur même. Adieu. G.

Ma petite Pauline a fort bien dormi. Elle est mieux ce matin. Ce ne sera rien. Mercredi, 9 heures

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°172 Samedi 27 Oct. 6 heures et demie

J’étais très fatigué hier soir je ne sais pourquoi. Je me suis couché avant 10 heures. Aussi je me lève à 6. J’ai bien dormi. Je voudrais bien qu’à vous coucher de bonne heure, vous eussiez le même gain. Comment vont vos nerfs ? La lecture en me couchant dans mon lit est pour moi, un moyen de sommeil à peu près infaillible. N’est-il plus du tout à votre usage ? Peut-être pourriez-vous vous faire lire quelques minutes par votre femme de chambre. Du reste, il me semble que ce n’est pas au moment où vous vous couchez que le sommeil vous manque. Ma mère, qui dort très mal et se réveille sans cesse dans la nuit, se rendort souvent en lisant. A la vérité elle a conservé de très bons yeux. Je ne suis pas bien content de sa santé depuis quelque temps. Elle n’est pas encore remise de l’ébranlement que lui a causé la mort de Mad. de Broglie. Je suis bien aise de la ramener à Paris. Ici. avec du temps, les sœurs ne me manqueraient pas ; il y a de bons médecins à Lisieux. Mais pour quelque mal prompt et inattendu, trois ou quatre heures d’attente sont beaucoup trop. Le départ de ma maison a commencé hier. Cette amie de ma mère dont je vous ai quelquefois parlé Melle Chabaud nous a quittés. Elle a été pour mes enfants, pendant tout son séjour d’une bonté aussi utile qu’affectueuse. Je ne puis la remplacer pour le piano d’Henriette, mais je me suis chargé de la leçon d’Anglais d’ici au 5 novembre. Nous lisons ce qui se peut lire de Shakespeare. Je ne voudrais pourtant pas nourrir mes enfants de cette lecture-là, même de ce qu’il y a de bon. C’est trop fort et trop brut. Il y a trop d’émotion et pas assez de perfection. Il faut, à de jeunes esprits quelque chose de plus serein et de plus achevé.
Mad. Graham reprend ses raouts de bien bonne heure. Il y a donc déjà beaucoup d’Anglais à Paris. Vous les aimez toujours beaucoup, c’est sûr ; mais si je ne me trompe, ils sont bien vite usés pour vous. Excepté, Lady Granville, s’entend. J’ai peur que Paris ne soit pour vous comme la cour, selon La Bruyère, " pays où l’on n’est pas toujours bien, mais qui empêche qu’on ne se trouve bien ailleurs. " Les journaux démentent la retraite du comte Woronzoff. ont-ils raison ? Il me semble que l’Orient s’apaise. Pourtant la question a fait un pas. L’Angleterre a jeté un grappin de plus & vous êtes mécontents. Qu’y a-t-il de sérieux dans son traité de commerce avec l’Autriche et dans ces bouches du Danube ? Mettez-vous à cela beaucoup d’importance ? Lord Grey a raison de trouver que son gendre a été indignement abandonné. Mais ni Lord Melbourne, ni Lord John ne pourraient faire autrement. C’est leur situation comme celle de notre cabinet, de faire, ce que d’autres ne voudraient pas faire, de supporter ce que d’autres ne voudraient pas supporter. Vous savez le mot du Prince de Talmont aux soldats qui allaient le fusiller : " J’ai fait mon devoir ; faites votre métier. " Il y a des Cabinets qui font leur devoir, d’autres leur métier.

10 heures

Je vous dirai adieu comme à l’ordinaire, à moins que vous ne vouliez pas. Mais aujourd’hui, en ce moment je ne vous dirai pas autre chose. Moi aussi, je vous blesserais, et je ne veux pas. Adieu. Je ne sais pourquoi il convient à M. de Broglie de dire qu’il n’a jamais songé à bouger de Paris. Non seulement il m’en avait parlé, mais il l’a écrit à ma mère.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°168 Mardi 23 Octobre, 8 heures et demie

Je me lève tard. J’ai mal dormi ; pour moi du moins ; pour vous, ce serait probablement une bonne nuit. Vos nuits dépendent de vos jours ; votre santé de votre âme. J’y pense continuellement. Il y a de l’irrémédiable. du moins pour nous ; nous n’y pouvons rien actuellement directement. Les circonstances peuvent amener, là où se décide ce qui vous touche, des raisons de changement qui amèneraient à leur tour le changement. Nous ne les prévoyons pas aujourd’hui ; mais elles peuvent venir. Je le crois unforgiving, implacable, mais non contre son propre intérêt, son moindre intérêt bien clair. Mais il n’y faut pas compter, j’en conviens ; il faut s’arranger comme si cela ne se pouvait pas. Ce que je voudrais pouvoir vous dire, c’est de combien d’affection et de soin j’entourerai, votre solitaire établissement. Je sais tout ce qui vous manque tout ce qui manque à votre cœur, à votre journée. Je sais ce qui m’empêche souvent moi-même de faire tout ce que je voudrais. Mais je veux tant que je ferai beaucoup beaucoup. Je me sens inépuisable pour vous. En fait de monde chez vous, hors de chez vous, en fait de passe-temps vous en aurez à peu près tant que vous voudrez. Votre salon est formé, à présent ; les habitudes sont prises ; la conversation, le petit mouvement social qui vous plaisent ne vous manqueront pas. Voilà pour la surface, au fond dearest, nous comblerons ensemble les vides, nous soignerons ensembles les plaies. Je vous aime tendrement. Le temps, l’absence, la connaissance plus complète de votre caractère, de votre esprit de vous toute entière, tout cela fait que je vous aime toujours autant, plutôt davantage. Vous savez que mes paroles n’exagèrent jamais mes sentiments. Vous savez que je suis doux à vivre. Je le serai pour vous, avec vous, plus que vous ne savez. Il y a bien du vide, bien de l’amertume dans votre situation ; j’y mettrai beaucoup de baume, beaucoup de tendresse. Vous vous souvenez de mon défi, dans nos premiers temps. Vous me direz un jour, si j’avais raison.
J’ai gardé hier mes hôtes jusqu’à cinq heures. Aujourd’hui, je vais dîner à Lisieux, demain aussi. Je mets les morceaux en quatre. Le retour de Lord Durham sera un avènement à Londres. Je ne sais qu’elle position il s’y refera ; mais je comprends que celle de Québec ne lui convienne pas. Revient-il cependant sans attendre son successeur, sans donner à son gouvernement le temps de pourvoir aux affaires du Canada ? Ce serait une boutade d’enfant gâté. Il y est sujet. Les Granville en sont-ils inquiets ? Je crois assez à leur jugement sur la situation, et les chances de leur cabinet. Ils sont éclairés, par une passion, leur désir de rester à Paris. Je la partage pour eux, quoique, non à cause d’eux.

10 heures
Je suis fâché que votre fils vous quitte avant que j’arrive. J’avais espéré qu’il vous resterait encore quelques jours ! Je suis charmé que vous en soyez contente. Ses qualités qu’il a valent mieux plus on en jouit. Je reçois une lettre de M. de Broglie qui me dit qu’en effet il ne vient pas à Broglie. Cela me met à l’aise. Je craignais toujours qu’il ne vint au moment où je veux partir. Il est bien triste, mais il reprend ses occupations intérieures. Il est très content de son fils. Adieu. Je serais en effet très bien aux Tuileries. J’y serai. Adieu. Adieu. Bien tendrement adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 17 Sept 1850

Voilà donc le grand duc de Hesse en fuite, et devant la seule résistance passive ! Que lui dira le Roi de Hanovre, qui n’est ni fou, ni poltron. Ceci fait assez d’honneur aux Hessois. Ils se conduisent, ce me semble, prudemment et fermement. Nous assistons à de bizarres spectacles ; tantôt c'est le peuple qui fait seul toute la sottise, tantôt le Prince. Quand donc auront-ils un peu de sagesse et de dignité ensemble et à la fois.
Vous avez raison, l'article du Constitutionnel est remarquable et sensé. J’ai souvent dit en effet ce qu’il répète, et je n'en désavoue rien. Seulement, je suis plus décidé qu’il ne le dit sur la nécessité de la fusion, et de la fusion aussi prochaine qu’il se pourra. Les populations se gâtent sous le régime actuel et j'ai peur que le gouvernement du Président ne laisse faire plus de mal qu’il n'en répare. Certainement il faut qu’il dure tant qu’on ne pourra pas avoir à sa place, la vraie solution, et il faut, pendant qu’il dure, lui donner toute la force nécessaire pour que sa durée nous fasse regagner du terrain. Mais nous payons cher aussi cette durée, et nous aurions tort de la prolonger indéfiniment, par peur ou par paresse. Et le président lui-même s'il est bien conseillé, doit désirer que la solution définitive arrive pendant qu’il est debout et puissant, et peut s'y faire lui-même sa part, et non après quelque nouveau cataclysme qui le jetterait et le laisserait. le premier sur la plage noyé et nu.
Le courrier de ce matin m’apporte bien des articles de journaux remarquables. L'Univers répète, celui du Times sur nous et Salvandy à Claremont et à Richmond ; et j’y vois que l'Union et l'Opinion publique l'ont aussi répété. Je coupe dans un journal qui m’arrive de Marseille l'article sur le service funèbre célébré là en l'honneur du Roi, et je vous l'envoie avec la lettre du rédacteur qui me l'a envoyé, et que je ne connais pas du tout. Curieux et bons symptômes. M. de Villèle, pendant, son ministère, avait mis ce motto avec ses armes sur sa voiture : " Tout vient à point qui peut attendre. " Il avait raison.

Midi
Pouvez-vous me dire combien de temps nous devons porter le deuil du Roi ? Je vois qu'à Bruxelles on l’a pris pour trois mois, et à Séville pour un an. Peu m'importe à moi qui suis toujours en deuil ; mais je veux qu'autour de moi on soit parfaitement correct, et jusqu'au bout. On dit que la Reine des Belges va un peu mieux. Dieu le veuille. Il paraît qu'en tout cas la Reine a retardé son voyage à Bruxelles. Je n'ai point cru à la retraite de M. de Meyendorff. Mais je suis bien aise d'être sûr. Adieu, Adieu.
Merci de vos soins pour ma lettre en Angleterre. Que ne vous assurez-vous d'avance rue Chauchat, une place dans une petite tribune, hors des grands courants d’air ? Je crois que cela se peut. Adieu G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°165 Samedi 20 Oct. 7 heures

Je penche fort à croire avec votre nouvelle que toute l’affaire de Belgique sera terminée à Londres, en une séance de la conférence. Je ne crois pas qu’il y ait deux avis réellement et sérieusement opposés. On fera quelque petite concession à la Belgique sur l’argent je ne sais quoi et les 21 articles seront exécutés, si le roi de Hollande n’a voulu qu’avoir l’air d’en finir, il pourrait y être pris. J’aimerais assez de persévérance dans le mot insurgés si la Belgique eût été pour lui une ancienne possession, le trône de sa race depuis des siècles. Mais pour une acquisition d’hier, pas même faite par lui, et à le sueur de son front due à des arrangements Européens, évidemment mal assise, mal unie, c’est l’un entêtement plus près du ridicule que de la grandeur. Pour que l’entêtement même déraisonnable, soit grand et beau, il faut qu’il ait dans le temps de longues racines. Je dis cela à contrecœur et pour parler vrai, car sans le connaitre, j’ai du goût pour le Roi de Hollande à cause de son pays, de son nom, de ses ancêtres vrais grands hommes, que j’admire extrêmement, et qui dans les plus mauvais jours, ont été en Europe les soutiens de la bonne cause. M. de Montalivet a donc eu comme Thiers sa grosse mésaventure de police. On dit la Princesse de Beira assez énergique, mais la plus méchante femme qui se puisse voir. Elle poussera Don Carlos aux grands partis, et aux excès, s’il peut y avoir là de grands partis et des excès nouveaux. Je regrette bien qu’on ne nous ait pas donné Alava au lieu de Miraflores.
Je vous ai dit hier que le résultat de vos conversations avec Matonchewitz, en ce qui vous touche ne m’étonne pas du tout. Ce ne sont pas ces gens-là qui en bien ou en mal régleront jamais votre destinée. Le bien ne peut vous venir que de plus haut, comme est venu le mal. Si vous étiez resté bien avec l’Empereur, vous les auriez eus dociles, faciles, empressés, quoi que vous voulussiez. L’Empereur est mal pour vous ; eux se livrent envers vous à toutes leurs fantaisies, à leur jalousie subalterne, à leurs anciennes petites humeurs, à leur égoïsme, à toute la médiocrité de leur natures pour parler poliment. Même vaincu, même détrôné quand on a vécu réellement et longtemps, à une certaine hauteur, on y reste, là se décide toujours ce qui vous regarde. On n’est plus armé contre le bas, on en souffre. mais on n’y descend pas ; on n’y reprend pas une place incontestée et tranquille. Dearest, la supériorité est belle, mais elle coûte cher, et quand on l’a une fois acquise, il n’y a pas moyen de s’en défaire. Vienne quelque circonstance, quelque motif qui vous ramène l’Empereur, vous verrez. J’espère toujours que ce motif, cette circonstance, quelconque, viendra. J’espère plus de ce côté-là que de tout autre si vous pouviez traiter là vous-même vos affaires !
M. Villemain a écrit dans le Journal général quelques pages, belles et vraies, sur Mad. de Broglie. Il y a cette phrase : " La douleur sent qu’elle a perdu la personne même qui consolait. Vous auriez besoin de quelqu’un qui influât, & vous étiez la personne même qui influait.

9 h. 1/2
Vous êtes tombée au milieu de ma leçon d’arithmétique qui en a un peu souffert. Je vais à mes affaires de ferme et de jardins. Je les expédie vite. Adieu. Adieu. A ce soir. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°6. (J’ai oublié de numéroter le billet que je vous ai écrit de Paris Dimanche 9 juillet. C’était le n°5.)
Du Val-Richer, Jeudi 13.

Certainement vous êtes malade, Princesse, assez malade pour ne pouvoir écrire quatre lignes. Sans cela, je ne comprends pas, je ne puis comprendre comment je n’ai point de lettres. Quelle ressource pour me rassurer ! J’en ai une autre moins triste quoique l’effet en soit fort triste. Il y a quelque irrégularité dans le service de la poste au fond de mes bois. Mes journaux ne m’arrivent pas encore exactement. Deux lettres ne me sont revenues qu’après avoir été me chercher à Caen. Peut-être y en a-t-il une de vous qui court ainsi après moi. Je viens de régler avec le Directeur des postes de l’arrondissement le service du Val-Richer, voici, quand vous voudrez m’écrire directement, ma vraie et sure adresse. Au Val-Richer, Commune de St Ouen le Paing. par Lisieux. Calvados. Adressées ainsi mes lettres m’arrivent le lendemain de leur départ de Paris. Quand en aurai-je une de vous ?
Je ne veux pas vous dire tout ce qui me vient à l’esprit, quel espace parcourt mon imagination, quels ennemis, quel fantôme elle y rencontre. Je n’ai pas en général l’imagination inquiète et noire : mais quand une fois elle prend ce tour là, elle échappe tout à fait à l’empire de ma raison, tout devient possible, probable, réel. Il faut se taire alors, se taire absolument, ne pas se parler à soi-même. Je vous quitte donc Madame. Pourquoi êtes-vous devenue un si grand intérêt dans ma vie ?

Vendredi 14. Voilà une lettre, une longue, un excellente lettre. Et c’est bien celle que j’attendais. Il n’y en a point de perdue. Celle-ci est allée en effet me chercher à Caen, le service encore mal réglé de la poste a causé le retard. Un nom de village pour un autre, une négligence de commis, cinq minutes de sommeil d’un courrier qui passe, sans s’en apercevoir, devant une route de traverse, qu’il faut peu de chose pour faire beaucoup souffrir ! Enfin, la voilà. Et j’espère que les autres viendront plus régulièrement.
Vous n’êtes point malade. On vous trouve bonne mine. Ne permettez pas à tout ce monde de vous accabler de fatigue ; ils n’ont pas de quoi vous en dédommager. Ils vous aiment pourtant et ils ont raison ; et vous avez bien raison aussi d’accueillir toutes les amitiés, quels que soient leur nom et leur drapeau.
Entre nous, j’ai plus d’une fois regretter de ne pouvoir être avec mes adversaires politiques, aussi cordial aussi, bienveillant que je m’y serais senti enclin. J’en sais plus d’un en qui, politique à part, j’aurais trouvé peut-être un ami du moins une relation facile et douce. Mais le soin de la dignité personnelle, les devoirs envers la cause, les exigences et les méfiances de parti, tout cela jette entre les hommes, une froideur, une hostilité souvent sans motifs individuel et intimes. Il faut s’y résigner ; c’est la loi de cette guerre, car il y a là une guerre.
Mais vous, Madame, profitez, profitez toujours et sans hésiter de votre privilège de femme; soyez juste envers tous, bonne pour tous, amicale pour tous ceux qui le mériteront de vous. C’est quelque chose de si beau et de si rare que l’équité et l’amitié ! Je suis charmé que vous en jouissiez, et plus charmé encore que vous soyez si capable d’en jouir, que vous ayez l’esprit si libre et le cœur si affectueux. Je n’y mets qu’une condition Vous la devinez et elle est bien remplie, n’est-ce pas ? Pendant que vous retrouvez à Londres, vos douleurs, pendant que vous n’y pouvez faire un pas, regarder à rien sans avoir le cœur bouleversé au souvenir de vos fils, moi j’achève ici, dans ma maison, les arrangements que le mien y avait commencés. Je fais descendre dans ma chambre son fusil de chasse, je me promène suivi de son chien.
C’est un lien puissant entre nous, Madame, que cette triste ressemblance de nos destinées, et cette parfaite intelligence que nous avons l’un l’autre de nos peines. Il me semble que j’ai connu vos enfants ; je leur prête les traits, les qualités qui me charmaient dans le mien ; je les unis à lui dans mes regrets. Ne vous défendez pas, Madame, du sentiment qui vient émousser ce que les vôtres ont de plus poignant ; laissez-vous guérir autant que se peut guérir une vraie blessure. A mesure que nous avançons dans la vie, c’est la condition de notre âme d’éprouver et d’associer dans je ne sais qu’elle mystérieuse unité, les émotions les plus contraires, de souffrir et de jouir, de regretter, et de désirer à la fois, et avec la même vérité, la même énergie. Acceptons ces secrets de notre nature. Si vous étiez là, si nous causions en liberté, vous me parleriez de vos fils, je vous parlerais du mien. Nous nous raconterions toute leur vie, toute la nôtre, et un sentiment d’une douceur infinie et souveraine se répandrait sur notre entretien. Que mes lettres vous en apportent l’ombre ; les vôtres ont pour moi tant de charme !

Samedi 15, 9 h 1/2 du matin.
Que je dis vrai dans ces derniers mots, & bien plus vrai que je ne dis ! Voilà, le N° 5 qu’on m’apporte. Dearest Princess, je crains qu’à votre tour vous n’éprouviez quelque retard pour mes lettres, pour celle-ci du moins. Je m’en désole. Pardonnez le moi. J’aurais dû la faire partir avant-hier ; mais j’étais si impatienté de ne voir rien arriver que j’ai attendu. Je vous aurais écrit en trop mauvaise disposition. Aujourd’hui je ferais peut-être mieux d’attendre aussi. Ma disposition est trop bonne.
Tout à l’heure Madame j’irai me promener dans les bois qui m’entourent. Ils sont bien verts, bien frais, bien sombres, quoiqu’un beau soleil brille au dessus et les enveloppe de sa lumière. Ce lieu-ci est très solitaire, très sauvage. Autrefois quelques moines y venaient orner. Aujourd’hui quelques bûcherons y travaillent. J’y serai bien seul. Je n’y entendrai rien. Je n’y verrai personne. Je relirai vos lettres. Je serai charmé. Et pourtant, que le fond du jardin de la Duchesse de Sutherland me fera envie ! Et ma pensée tantôt m’y transportera, tantôt vous amènera vous-même dans les bois du Val-Richer. Et je me laisserai bercer à ces doux rêves jusqu’à ce que j’en sente le mensonge. Je rentrerai alors dans ma maison.
Je suis très préoccupé de ce que vous me dites des projets de M. de Lieven. Vous ne pouvez songer, ce me semble, à aller le rejoindre à Carlsbad. Vous voilà à peine en Angleterre. La saison des eaux serait passée avant que vous arrivassiez, en Bohème. Après les eaux, s’il y va M. de Lieven retournera sans doute auprès du grand duc. Non, Madame, il ne faut pas chercher le bonheur à tout prix ; mais il faut penser sans relâche aux moyens de lever les obstacles. Vous ne pouvez ni vous fier à Pétersbourg, ni errer sans cesse en Europe. Que ces deux points là soient bien arrêtés ; ils feront le reste.
Midi. C’est trop de bien en un jour. Je tremble pour les jours qui vont suivre. Je reçois à l’instant votre N°6. Mon pressentiment ne me trompait pas tout à fait quand je vous craignais malade. Reposez-vous, beaucoup, beaucoup. Je suis charmé que vous n’alliez pas à Howick.
Que je vous remercie d’avoir pensé à me rassurer sur votre mauvaise écriture ! Elle m’eût inquiété en effet. Je vais attendre bien impatiemment vos prochaines lettres. Je les crains pourtant un peu. Vous aurez attendu celle-ci. Vous vous serez, comme moi naguère, impatientée, tourmentée. Vous voyez que j’ai aussi ma fatuité. C’est un lieu commun que je dis là, Madame. Non, je n’ai avec vous, point de fatuité. Ce mot ne convient ni à vous, ni à moi. Mais j’ai confiance, je crois. Et vous aussi, n’est-ce pas ? Nous avons donc bien le droit de nous parler comme gens qui croient, c’est-à-dire tout simplement et en disant les choses comme elles sont, non pas comme on est convenu de les dire quand elles ne sont pas. Il faut pourtant que je finisse si je veux que ma lettre parte !
Il me semble que j’ai à peine commencé que je ne vous ai parlé de rien. Je vais au plus pressé à ce qui me touche vraiment ; et je laisse en arrière (comme je laissais le cahier rouge) la politique anglaise, la politique française, votre jeune Reine, la dissolution de son parlement, celle du nôtre, que sais-je ? Tout cela cependant m’intéresse beaucoup, et je lis très curieusement les détails que vous me donnez, et j’ai sur tout cela, des milliers de choses à vous dire. Et ma prochaine lettre, si dans celle-là encore, j’en trouve le temps. Adieu Madame.
Remerciez, je vous prie, la petite Princesse de son bon souvenir. J’y tiens beaucoup et j’en suis très touché. C’est à vous de lui demander pardon, pour moi d’un langage si familier. Je copie. Je suis bien heureux d’apprendre que Madame la Duchesse de Sutherland veut bien se rappeler mon nom. C’est du luxe en vérité d’être si bonne quand on est si belle. Mais le luxe qui vient de Dieu est charmant ; et il a comblé votre noble hôtesse de tant de dons qu’en effet elle nous doit peut-être à nous autres pauvres mortels de nous traiter avec un peu de bonté. Quelque place qu’elle me donnât à sa table, je serais ravi de m’y asseoir. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°156 Mercredi soir 10 Oct. 9 heures

Ce que vous me dîtes d’un commencement d’agitation politique à propos de l’Orient, entre Pétersbourg, Londres et Paris ne m’étonne pas. Je ne sais rien ; ce qu’on nous dit, ce qui paraît est plutôt pacifique. Mais je sens quelque chose dans l’air, quelque chose de nouveau et j’en crois souvent plutôt mon instinct que ma réflexion. Probablement ce nouveau-là, n’aboutira à rien comme tout aujourd’hui. Pourtant ce sera un pas. On avance en se traînant. Vous avez bien raison, écrire est un misérable moyen de conversation. J’espère à l’autre. Mais ce ne sera pas de l’Orient que nous parlerons d’abord.
J’aurais voulu voir le lit de justice chez Pozzo. Non que je ne sois accoutumé à ces façons-là de notre Chancelier. Je les lui ai toujours vues. Il a toujours manqué de tact et de vraie élégance. Comme bien des gens aujourd’hui, il supplée en fait d’habilité et d’esprit, à la qualité par la quantité. Il n’a rien de rare, mais, il a beaucoup de ce qui sert tous les jours. Il ne faut pas être lui, mais il est très bon de l’avoir pour soi. A propos, savez-vous que l’hiver dernier, il était jaloux de M. Piscatory auprès de Mad. de Boigne ? Je ne sais si cela recommencera cet hiver.

Jeudi 7 heures
Vous tenez un véritable congrès, Matonchavitz, Alexandre, des arrivants de Naples, de Londres, de Pétersbourg. Quand les fabricants de commérages sur vos grandes intrigues sauront tout cela, ils se croiront bien sûrs de leur fait. Moi, je passe mon temps à intriguer avec Marius, Sylla et César. Et nous nous amusons parfaitement mes enfants, et moi, de l’esprit et des actions de ces intrigants-là. On peut vraiment mettre les plus grandes choses et les plus grands hommes à la portée d’enfants intelligents et accoutumés à entendre parler de tout. M. de Broglie me mande qu’il sera obligé de venir à Broglie du 20 au 25 de ce mois, pour affaires, et qu’il viendra passer 29 heures ici. Il ne voit en effet personne. Mais sa lettre ne porte aucun caractère d’abattement qui est la disposition que je craindrais le plus pour lui. Il ne doit rester à Broglie que trois ou quatre jours. Que les impressions sont diverses ! Il m’a paru pressé de quitter Broglie, et effrayé d’y revenir. J’aurais voulu rester toujours aux mêmes lieux, entouré des mêmes objets, menant la même vie. C’est le changement qui me navre et me révolte après la mort.
Ma mère était un peu souffrante hier, toujours de cette même disposition au mal de tête et au vertige. Je lui ai fait faire une longue promenade dans ces bois, sous ce soleil dont je vous parlais le matin. Elle s’en est bien trouvée. Elle a une merveilleuse disposition à se distraire et à se reposer des émotions fortes par les plaisirs simples. Je fais planter des arbres ; elle regarde, elle conseille ; et cet intérêt qu’elle y prend lui fait plus de bien que toutes les tisanes du monde.
Lady Granville a t-elle fait sa déclaration à Marie. Vous savez que j’en suis curieux. Je ne doute guère de la soumission au premier moment. C’est l’exécution qu’il faut voir. Vous arrive-t-il comme à moi ? Il y a deux époques où je ne me plais guère à vous écrire, et suis en un moment au bout de ce que j’ai à vous dire; c’est quand je viens de vous quitter, et quand j’approche de vous revoir. Entre deux je me résigne, je m’établis. Mais les premiers et les derniers temps sont durs.

10 heures 1/4
Vous aimez les petits mots. J’en ai le cœur plein. Je ne peux pas, vous les envoyer tous. Je vous les apporterai. Adieu, Adieu Moi, j’aime la visite de Mad. de Talleyrand. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 144 Vendredi soir 28 sept.

Je croyais vous avoir parlé de ma mère. Elle a été un peu souffrante. Elle est bien aujourd’hui, quoique très, très affligée. Mad. de Broglie était avec elle filialement. Mais je suis sûr que je vous en ai parlé. Ma mère d’ailleurs a une attitude admirable envers la douleur ; elle la supporte sans s’en défendre. Je n’ai jamais vu personne qui l’acceptât plus complètement sans s’y abandonner, qui en parût plus rempli et moins abattu. Elle y est comme dans son état naturel. Il n’y survient rien de nouveau pour elle et le plus ou le moins ne change pas grand chose à sa disposition, toujours triste mais toujours forte. Je l’ai fait beaucoup promener ces jours-ci. Je l’ai fatiguée. Et puis mes enfants ne la quittent guère. J’ai beaucoup travaillé ce matin. J’avais besoin aussi de me fatiguer. J’en suis convaincu comme vous. On ne comprend que les maux qu’on a soufferts. A ce titre, j’ai bien quelque droit à vous comprendre, pas assez peut-être. Il est vrai que je suis moins isolé. Que ne puis- je vous guérir au moins de ce mal-là ! L’autre resterait. Je l’ai vu rester. Mais ce serait celui-là de moins. Je ferai mieux de ne pas vous écrire ce soir. Je suis si triste moi-même que je ne dois rien valoir pour consoler personne, pas même vous que je voudrais tant consoler, un peu !

Samedi 7 heures
Je suis frappé du peu que nous pouvons, du peu que nous faisons pour les autres, et pour nous-mêmes. Dieu m’a traité plusieurs fois avec une grande faveur. Il m’a beaucoup ôté mais il m’avait beaucoup donné et souvent il m’a beaucoup rendu. J’ai reçu le bien, j’ai subi le mal. J’ai très peu fait moi-même dans ma propre destinée. Nous ne réglons pas les événements. Nous sommes pris dans les liens de notre situation. Nous oublions cela sans cesse. Nous nous promettons sans cesse que nous pourrons, que nous ferons. C’est notre plus grande erreur que l’orgueil de nos espérances. Voilà Louis Buonaparte éloigné. C’est une grande épine de moins dans le pied de M. Molé. La marque, en restera, mais pour le moment, il n’en sent plus la piqûre. Entendez-vous dire que la session soit toujours pour le 15 Décembre ?
Vous êtes bien bonne d’attendre mes lettres avec impatience. Qu’ai je à vous mander ? Point de nouvelles. Mon affection n’en est pas une. De près, tout est bon, la conversation donne une valeur à tout. De loin, si peu de choses valent la peine d’être envoyées !

9. 1/2
Je ne comprends, rien à cette incartade. Est-ce en effet une intrigue cosaque ou bien seulement quelque commérage subalterne qui sera monté haut, comme il arrive souvent aujourd’hui ? Je penche pour cette dernière conjecture. En tout cas, vous avez très bien fait d’aller droit à M. Molé. Il est impossible qu’il ne comprenne pas l’absurdité de tout cela et n’empêche pas toute sottise, au moins de ses propres journaux. Ne manquez pas de me dire la suite, s’il y en a une. Quelles
pauvretés !
Je suis bien aise que vous ayez un N°2. Je vous renverrai demain la lettre de Lord Aberdeen. Adieu. Adieu. Je reçois je ne sais combien de lettres qui me demandent des détails sur cette pauvre Mad. de Broglie. Est-il possible qu’on soit contraint de rabâcher, sur un vrai chagrin. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°142 Jeudi 27 sept. 7 heures

Je me suis remis hier à travailler. C’est une grande ressource qui vous manque. Après les plaisirs de l’intimité, je n’en connais pas de plus efficace pour distraire, et même reposer d’une impression douloureuse. Avant de m’enfermer dans mon cabinet, j’ai fait faire une longue promenade à ma mère. Elle est très affligée. Mad. de Broglie avait pour elle un respect, une affection, une confiance filiale, et les lui témoignait avec un extrême abandon. Ma mère en était très touchée depuis trois jours elle me répète sans cesse : " Prendre une telle amitié à mon âge, pour une cette fin ! "
J’ai une profonde pitié des chagrins de la vieillesse. Elle a droit au repos du cœur comme du corps. D’ailleurs ils sont rares. L’âge refroidit les peines comme les joies. Il n’en est rien pour ma mère. Elle a le cœur aussi vif qu’il y a quarante ans. Je l’ai fait marcher une heure et demie. Elle en était un peu lasse hier soir, mais beaucoup plus calme. Je suis sûr qu’elle aura mieux dormi.
Je ne crois guère à l’émeute de Genève. Ce serait un grand argument contre la politique dont se charge M. Molé ; Genève est une ville française. Il y faut je ne sais quel degré d’irritation pour qu’on y éclate contre les Français. M. de Metternich doit sourire, un peu. Thiers travaille aussi. Mais au fond, d’après ce qui me revient, il est très animé et se propose de le témoigner à la prochaine session. Nous verrons bien. Il restera en Italie jusqu’au mois de novembre. Ce sera le moment du retour universel.
Je serai bien aise de retrouver les Holland à Paris autant qu’un plaisir peut être quelque chose à côté d’un bonheur. Vous devriez bien d’ici là rassembler tout ce qui vous reste de ce que vous avez écrit sur tout ce que vous avez fait ou vu. Je suis sûr qu’il y a je ne sais combien de choses, petites ou grandes, que je ne connais pas. J’ai envie de toutes. Le papier sur la mort de Lord Castlereagh est-il décidément perdu ? Faites cela en rentrant à la Terrasse. Là où je suis indifférent, je ne suis pas curieux. Mais où est mon affection, ma curiosité est insatiable. J’ai beaucoup plus envie du moindre petit papier que de Lady Burgherch. Les femmes distinguées manquent partout. L’Angleterre ne m’a encore montré que Lady Granville, et si vous voulez, Lady Clanricard. A propos, vous ne m’avez pas envoyé sa lettre.

10 h. ¼
Mon facteur arrive tard ce matin. Je n’ai pas de nouvelles de Broglie, ce qui me prouve qu’Albert n’est pas arrivé. Je suis impatient qu’il ait rejoint son père. J’avais pensé à votre prédiction. Je vous remercie de vous ménager. La fatigue ne vous vaut. rien. Soignez-vous pour le mois de novembre. Je ne comprends pas qu’on se laisse mal traiter par Lady Holland. Passe pour son mari, s’il l’aime. Car il faut aimer pour supporter. Du reste les impertinents ont raison puisqu’on les supporte. Je vous conseille d’écrire à votre mari. Toutes les fois qu’il renoue le fil, n’importe pourquoi vous devez le ressaisir. Vous l’avez dispensé d’explication. Cela vous dispense de reproche. Les confidences de Mlle Henriette ne tracassent donc plus Marie. Adieu. Tout à l’heure, en lisant votre adresse en Courlande, j’ai eu envie de vous répondre par la première phrase de mon testament. Je ne le ferai pas. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°141 du Val-Richer, Mercredi 26, 9 heures

J’ai cette pauvre femme devant les yeux. Je l’ai vue sur son lit de mort. Elle n’était pas changée du tout, les traits parfaitement calmes et l’air jeune. Elle est morte pourtant à la suite d’un long délire, d’un délire de plusieurs jours, mais sans violence, sans idée fixe ; rien n’indiquait un grand trouble intérieur. Toute sa vie repassait devant elle, sa mère, ses frères, sa fille Pauline, ceux qu’elle avait perdus, ceux qui lui restaient confusément, rapidement, en général doucement. Elle a souvent parlé de moi ; elle causait avec moi. Dès l’invasion du mal, sa faiblesse était extrême ; elle se soulevait à demi, joignait les mains et commençait une prière qu’elle n’achevait pas. Elle s’est crue très malade dans les premiers jours ; puis cette idée lui a passé. Elle désirait beaucoup de guérir. Elle se trouvait mieux depuis un an ou deux ans, et infiniment plus calmes qu’elle n’avait jamais été. Elle ma dit bien des fois : " La jeunesse ne m’allait pas ; à mesure qu’elle s’en va, je me sens plus de force et de sérénité. " Elle a fait un testament qui n’est pas encore ouvert. Je serais resté plus longtemps avec son mari si j’avais dû le laisser seul. Mais sa belle sœur est arrivée et il attendait son fils hier soir ou ce matin. Il sera à Paris dans quatre on cinq jours, et n’ira pas à plus de 20 ou 30 lieues au devant de sa fille. Il est calme.
Il m’a beaucoup touché hier matin. Tous les jours, avant le déjeuner, la famille faisait la prière dans la bibliothèque. On lisait un chapitre de l’évangile, une ou deux pages de méditations pieuses et l’oraison dominicale. C’était mad. de Broglie, qui lisait. Il a fait recommencer hier et l’a remplacée. J’espère que sa fille viendra vivre avec lui. Cependant il y a des obstacles. M. d’Haussonville, a aussi son père et sa mère qui sont vieux et sourds. Albert de Broglie sera beaucoup pour son père. Il est distingué et affectueux.
Vous vouliez des détails. Je me repose ici. J’ai le cœur fatigué. Vos lettres sont bien bonnes. Mais ne vous laissez pas aller à pleurer. Vos pauvres yeux n’en ont pas besoin.

9 heures.
Je viens de passer une demi heure, avec mes enfants dans mon cabinet. Il m’aiment beaucoup. Je mentirais si je disais que votre pensée me les gâte ; non, je jouis beaucoup de leur présence, de leur affection. Mais votre pensée est toujours là, toujours. Je vous aime beaucoup. J’ai besoin de tout ce qui vous manque. Que ne puis je vous faire jouir de mon bien comme je souffre de votre mal ? Mon petit Guillaume à le meilleur cœur du monde. Quand il me voit triste, il redouble autour de moi de gaieté et de caresses. Et s’il ne réussit pas à me distraire, il s’arrête tout à coup, un peu confus, comme s’il avait fait une sottise.
Je vois que j’ai deviné juste, sur l’expédient que la suisse prendra envers Louis Buonaparte. On lui posera la question. Elle a été inventée dans le dessein. Si on ne la lui pose pas, il aura tort de transporter son quartier général à Genève. Genève n’est pas un canton radical malgré le vote de son député à la Diète. Thurgovie au Bâle campagne lui conviennent mieux. Je ne crois à aucune querelle sérieuse, pas même par lettres, pour le blocus mexicain ou la côte d’Afrique. Ni l’un ni l’autre Cabinet ne veut se quereller. Ils ont bien assez de peine à vivre. Cependant je ne crois guère non plus aux pronostics de Lord Aberdeen. L’Irlande ! L’Irlande tant que cette question-là ne sera pas vidée, les Whigs et les radicaux tiendront ensemble.

10 heures
Adieu. Le temps est mauvais en effet. Nous n’avons pas eu d’été. Pardonnez-moi la tache qui vient de se faire, je ne sais comment, sur cette lettre. Je serai bien aise de vous savoir à Le Terrasse. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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141 Broglie Lundi 24, midi.

Je reviens d’accompagner le cercueil avec toute la population des environs vraiment éplorée. Elle est enterrée aux pieds de sa fille Pauline. Deux excellentes et charmantes créatures ! Il y a quatre ans, je suis entré dans ce cimetière, avec mon fils qui regrettait profondément cette jeune fille, et à qui Mad. de Broglie, avait donné la clef de la petite enceinte qui leur est réservée.
Bientôt, je n’aurai plus personne à qui parler de mon passé personne qui l’ait connu et aimé. La mort emporte bien plus qu’il ne paraît. Quelque chose m’a manqué dans ce cimetière, de la prière, un prêtre. Il n’y a ici que des catholiques. Toute la population était bien là, mais des prêtres, non. J’ai eu envie de les remplacer, de prier tout haut. Je ne l’ai pas fait. Je ne supporte pas la mort sans Dieu. Quand une âme s’en va, il faut qu’il soit là pour la recevoir. Je retourne auprès de ce pauvre homme qui est très courageux, mais vraiment bien désolé. Est-ce que je vous fais mal en vous disant ce qui me traverse l’âme ? J’espère que non.

5 heures
Mad. de Stael vient d’arriver. Elle a fait 170 lieues sans s’arrêter. Il est trop tard. C’est une bien malheureuse personne. Elle a tout entrevu, mari, enfants, sœur, bonheur intime, bonheur extérieure, et n’a rien entrevu que pour le perdre ! Je retourne demain chez moi. Je partirai après déjeuner. Je n’ai pas eu votre lettre aujourd’hui. Je l’aurai demain matin, et j’en trouverai une autre en passant à Lisieux. Si les accidents n’ont pas cessé, tenez-vous bien bien tranquille. Lady Granville a encore raison. L’immobilité est le vrai remède. Je lui sais gré d’être toujours aussi aimable pour moi. Elle vous le doit bien. Vous lui êtes de si bon secours pour amuser son mari !

Mardi 7 heures
Je n’ai jamais vu un tel rideau de pluie, si épais qu’il cache absolument la campagne. Peu importe du reste dans ce lieu-ci. Le soleil n’y égaierait personne. Le soleil reviendra. Ceux qui sont tristes s’en iront. Et un jour, je ne sais quand, mais pas loin, car rien n’est loin, tout passe si vite, on se plaira, on sera gai, dans ce lieu-ci comme ailleurs.. J’ai horreur de cette brièveté de toutes choses. Pas toutes n’est-ce pas ? Albert arrive aujourd’hui. Le pauvre enfant sait à peine le danger. Il aimait tendrement sa mère. Dès qu’il sera arrivé ils partiront tous pour Paris, et de là le Duc de son fils iront au devant de Mad. d’Haussonville. Je vais me retrouver seul chez moi. J’en suis bien aise. J’ai vu assez de monde. Trois ou quatre personnes doivent encore venir, mais dans huit ou dix jours seulement.
Adieu.
J’ai besoin de vos lettres. Comment former une conjecture sur ce que fera ou ne fera pas M. de Lieven ? Ses liens avec vous, sa qualité de mari, de père, de gentleman, tout cela n’entre pour rien dans sa conduite. Un autre décide de tout ; et cet autre qui peut deviner sa fantaisie, son humeur du moment. Il y a deux vices radicaux dans la nature humaine, la légèreté et l’arrogance. La situation despotique les développe l’un et l’autre au delà de que ce qui se peut imaginer. On ne vous écrira pas. Et puis on vous écrira. Il n’y a à compter sur rien. Adieu. Adieu. Bien tendrement adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°139 Broglie, lundi 24, 8h. du matin

J’ai trouvé ce malheureux homme désolé et soumis. Je passerai ici deux jours jusqu’à ce que son fils Albert, qui voyageait pour son plaisir soit arrivé demain, ou après-demain. Dès qu’il aura son fils, il ira avec lui au devant de sa fille, dont les lettres arrivent encore pleines des fêtes de Milan. Le maladie a été une fièvre cérébrale, très rapide à la fin. Le délire a été à peu près constant pendant les derniers jours avec plus de souffrance apparente que réelle. J’avais pour elle  une vrai amitié et elle en méritait beaucoup. Tout le pays est désolé. Elle faisait un bien immense, & bien plus encore avec son âme qu’avec son argent. Elle s’est crue en grand danger au commencement, quand personne ne le croyait. Plus tard ; elle n’y croyait plus. Je n’ai pas encore votre lettre d’aujourd’hui. J’espère qu’elle me viendra dans la journée, demain matin au plus tard. J’ai besoin de l’avoir. Adieu. Je retourne auprès de ce pauvre homme. Les obsèques ont lieu ce matin, tout à l’heure. Elle restera à Broglie.
Adieu Adieu.

Mots-clés :

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°126 Lundi 10 sept, 9 heures

Je n’aurai le cœur en paix que lorsque, vous aurez reçu mon démenti à votre tristesse qu’elle que soit ma phrase, et à ma phrase qui ne méritait certainement pas votre tristesse mais qui en tous cas ne valait rien puisqu’elle l’a causée Le Cardinal de Pretz dit quelque part qu’il y a des situations où l’on ne peut faire que des fautes. Il y en a aussi où l’on ne peut rien dire que de triste et d’attristant. J’avais bien ce sentiment-là en vous écrivant Vendredi. Je vous trouvais si abattue, si inquiète, et moi si impuissant pour vous guérir, que j’ai été tout à coup à la dernière extrémité de votre mal et du mien.
Quand j’aime, je prends toujours au pied de la lettre ce qu’on me dit et je crois toujours que cela durera. Je n’ai pas l’instinct de ce qui passe. La réflexion seule me l’apprend. Et puis, résignez-vous à ne me voir jamais résigné à vos mauvais moments, à ces moments qui me font douter de ce que je suis et puis pour vous. Je ne veux rien ôter à personne. Je ne veux rien envier à personne. J’aime tous vos sentiments, oui je les aime, et je vous aime vous, de les avoir tels. Vous ne savez pas pour combien l’état de votre âme, le deuil de votre âme et de votre personne est entré dans l’affection que je vous porte. S’il y a en moi quelque chose de profond, c’est mon aversion pour la légèreté de cœur, pour la promptitude de l’oubli, pour ces sentiments qui dans le vol de notre vaisseau tombent à la mer et s’y abîment avec les créatures qui en sont l’objet. Je déteste cela en moi, quand je l’y trouve, comme dans les autres. Je ne sais comment parviennent à se concilier des sentiments qui existent ensemble dans mon âme. Il y a là un mystère que je ne m’explique pas du tout qui m’a bien souvent tourmenté ; mais Dieu m’est témoin qu’ils existent ensemble, et que l’un n’abolit point l’autre, et que la mémoire de ceux que j’ai aimés est en moi, toujours présente et toujours chère. Et quand je rencontre un cœur qui n’oublie point, un cœur où les morts vivent, je me sens à l’instant pénétré pour lui de sympathie et de respect. Vous avez eu, pour moi, à ce titre seul, un attrait immense. Et il s’est toujours accru plus je vous ai connue. Dans les premiers temps, il a surmonté les doutes qui me venaient à votre sujet, soit de moi-même, soit de ce que j’entendais dire. Plus tard, il m’a fait vous pardonner ce qui m’affligeait ce qui me blessait. Il existe aujourd’hui aussi puissant, bien plus puissant que ce jour où j’ai dîné à côté de vous chez le Duc de Broglie, et où votre regard, deux ou trois fois troublé et plein de larmes au milieu d’une conversation insignifiante, m’a frappé et pénétré jusqu’au fond de l’âme. N’ayez donc jamais, dans aucun cas, pas une minute, le moindre doute sur mon inépuisable, mon infatigable sympathie pour votre mal. Quand Dieu ne m’aurait pas condamné à le ressentir pour moi-même et à le ressentir en ne vous en parlant presque jamais, à cause de vous, je trouverais en moi, dans ma disposition la plus intime de quoi vous comprendre, et m’unir à vous et vous en aimer toujours davantage. Croyez-le bien, croyez-le toujours ; et en même temps laissez-moi toute mon ambition sur vous auprès de vous. Résignez-vous à ses exigences à ses susceptibilités. Je n’y puis rien. Je n’y veux rien pouvoir. Si j’y pouvais quelque chose, vous ne seriez pas pour moi ce que vous êtes. Voulez-vous être moins?

10 heures
Le N°130 m’arrive avec trois personnes qui viennent me demander à déjeuner. Je voudrais ajouter beaucoup de choses à celui-ci. Il n’y a pas moyen. Adieu. Adieu. Votre mine m’importe beaucoup. Mais toujours, le même adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°51 Val-Richer, Samedi 30 6 h. 1/2

J’ai tant à vous dire, tant à propos de votre N°51, que je ne sais si je ne ferais pas mieux de faire comme vous voulez, et d’attendre le 6. Je pourrais même attendre plus loin et vous ajourner, pour ma réponse comme je l’ai déjà fait à un an, deux ans. Les ajournements me plaisent. Il me semble que je prends possession de l’avenir. Mais aujourd’hui ; je ne puis pas. Quand je vous vois une idée, une impression qui met entre nous, je ne dis pas un nuage, mais tout ce qu’il y a de plus léger, une plume dans l’air, un grain de sable. Sans vos pas, il faut qu’à l’instant même je la repousse, je l’écarte que je rétablisse, de vous à moi, la parfaite sérénité, la parfaite confiance, la parfaite égalité. C’est mon droit, c’est mon premier besoin, Madame. Je ne puis souffrir que rien manque, dans votre pensée ou dans la mienne à notre affection. Je ne veux la perfection que là ; mais là, je la veux, je la veux tout à fait.
Comment dirai-je ? En y pensant, je trouve ce que vous me dites un peu ridicule et bien plus ridicule d’y répondre. J’ai eu un moment envie d’y répondre en riant, de vous envoyer la lettre d’un homme de vingt ans, bien jeune, bien ignorant bien ignoré, très épris, ne sachant pourquoi, surpris en effet, comme vous dîtes autant que charmé. A coup sûr, vous me l’auriez renvoyée en me disant que la poste s’était trompée, que ce n’était pas moi qui avais écrit cela. Vous vous seriez chargée de ma réponse Madame. Mais quelque vraie que celle-là eût été, je n’en veux pas. J’en veux une sérieuse, très sérieuse. Je ne sais pas rire si près de votre cœur et du mien.
Nous sommes du même âge, Madame. Je conviens qu’à titre d’homme. je suis un peu plus jeune que vous ; et peut-être y a-t-il des mathématiciens, des Statisticiens qui sauraient évaluer en chiffres la différence. Mais moi madame, je ne suis pas un chiffre. Je suis une créature vivante gouverné par mes impressions, mes idées, mes goûts, parfaitement indifférent aux goûts, aux idées et aux impressions des autres, ne tenant nul compte, pour ma vie intime, ma vraie vie, de ce que pensent, font, aiment ou n’aiment pas les autres, ne songeant seulement pas aux conventions, aux habitudes, aux routines des autres, ne consultant que moi, ne croyant que moi et le plus tranquille, le mieux établi des hommes dans mes sentiments et mes plaisirs, quand ils sont tels que je les veux moi, pour moi. Et je suis très sûr que je suis à cet égard, plus exigeant, et plus ambitieux que qui que ce soit.
J’ai épousé une femme qui avait près de quatorze ans de plus que mois, et puis une femme qui en avait quinze de moins. Ni l’une ni l’autre, je vous en réponds, ne s’est aperçue une minute de la différence. C’est que je les aimais vraiment. C’’est qu’elles répondaient vraiment à tous mes goûts, à tous mes désirs. C’est quelles m’aimaient de toute leur âme. Et leur âme était haute, leur cœur tendre, leur esprit rare. Elles appartenaient l’une et l’autre et par leur nature et par leurs habitudes de toute sorte, à la région la plus élevée. Il me faut tout cela. Tant que j’ai vécu auprès d’elles, j’ai senti mon affection croître comme mon bonheur. Et quand Dieu me les a enlevées, j’ai senti que je perdais, non seulement le bonheur dont j’avais joui, mais, un bonheur inconnu, inépuisable, toujours nouveau qu’elles avaient à me donner et moi à recevoir.
Dieu me traite avec une bonté, une magnificence dont je suis à la fois fier et confondu. Il vous amène vers moi, vous venue de si loin, si étrangère à mon pays, à mon passé, si imprévue, pour moi, et pourtant si sympathique à moi, à mes goûts, à mes désirs, à tout mon être, vous d’une si grande nature, d’un esprit si élevé et si aimable, d’un cœur si vif, d’un caractère si passionné et si doux ! Vous arrivez où je suis en deuil, désolée, ne regardant à rien, ne vous souciant de personne, cherchant à votre peine un peu de soulagement à vos ennuis un peu de distraction que vous n’aviez jamais l’air de trouver, donnant à tout le monde, l’idée d’un mal incurable et d’une créature supérieure à jamais abattue, isolée. Et un jour, vous me laissez voir, vous me dîtes que je vous consolerai, que je vous relèverai, que vous m’aimerez, que vous m’aimez, que nous retrouverons vous en moi, moi en vous cette intimité, ce bonheur qui surpassent, qui dominent tout ce qu’il y a sur cette terre, toutes ses joies et toutes ses douleurs ! Voilà ce qui est Madame. Voilà ce qui nous est arrivé à vous et à moi. Et vous venez me dire que vous êtes de dix mois plus âgée que moi ! Et il vous vient de là un doute qui vous préoccupe, qui vous empêche d’avoir foi, pleine foi en moi, dans mon affection, dans votre bonheur. Et vous me demandez si, moi aussi, je ne m’apercevrai pas un jour que je suis dix mois, plus jeune que vous? Ah Madame, que voulez-vous que je vous dise ? En vérité, vous nous replacez trop l’un et l’autre dans la foule. Je ne suis pas modeste. Je veux être pour vous tout ce que vous êtes pour moi, que vous trouviez en moi tout ce que je trouve en vous. Mais on nous faisant trouver. vous à moi, moi à vous, hors de toute prévoyance, de toute attente, quand notre vie intime à l’un et à l’autre semblait finie. Dieu a fait pour nous un miracle. Il y aurait plus que de l’ingratitude, il y aurait de la folie à n’en pas sentir la merveille, à n’en pas jouir avec une reconnaissance, une confiance un ravissement sans mesure comme le bienfait.

10 heures 1/2
Je ne comprends rien, rien du tout à ce retard qui me désespère. Je vous ai écrit comme à l’ordinaire. Ma lettre a dû partir de Lisieux jeudi avant- hier. Vous en aurez eu deux ce matin. C’est impossible, autrement. Mais je n’en suis pas moins désolé. Adieu, Adieu. Vous avez bien raison. Il faut être ensemble. Adieu. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 21 Vendredi 11. 2 heures

Ne me redites pas, ne me dites jamais ce que vous me dites aujourd’hui ce que Lady Granville vous a dit, ne vous disais-je pas moi, il y a quelques jours, que j’ai l’imagination malade sur la santé de ce que j’aime ? Mon plus jeune enfant ce bon petit garçon, qui un air si doux, si gai, de si beaux yeux bleus, presque les yeux de sa mère, que de temps, il m’a fallu pour le regarder sans le plus douloureux sentiment d’indignation, de révolte contre moi-même ! Voir mourir en couches la femme qu’on aime ! Madame, c’est affreux, c’est abominable ! Comment s’en console-t-on ? Quand j’ai vu ensuite mourir mon fils, si jeune, si beau, si fort, j’ai été saisi d’horreur ; j’ai regardé avec effroi mes autres enfants tout ce que j’aimais au monde ; dix fois, vingt fois, je les ai vus mourir. Vous avez fait rentrer dans mon cœur d’autres impressions, des impressions douces, heureuses, presque confiantes. Et voilà que d’un mot vous touchez à ma plus sécrète, à ma plus cruelle blessure ! Dieu m’aurait destiné à entrevoir sans cesse ses Chefs-d’œuvre, son Paradis, pour les voir, sans cesse disparaître. Il m’aurait choisi pour ce supplice là ! Il ne me donnerait que pour m’ôter ! Cela ne se peut pas. Je n’ai pas mérité cette malédiction.
Au nom de Dieu ne me dites pas cela, ne le pensez pas surtout. Il y a des choses qu’il ne faut pas penser. Mais vous ne le pensez pas. Pourquoi le penseriez- vous ? On vous assure, vous m’assurez qu’il n’y a rien de grave. On ne vous prescrit aucun remède qui indique une vraie maladie. Il vous faut du repos, beaucoup de repos, de l’air, pas de mouvement. On peut s’assurer cela. Enfin, dans huit jours, j’irai y voir. Hélas, je sais trop qu’il ne sert à rien d’y voir ! Mais je compte sur le repos, le repos doux, prolongé de l’âme comme du corps. Il faut que vous l’ayez. Je veux que vous l’ayez. Je ferai ce qu’il faudra pour que vous l’ayez. Je m’en irai, je resterai, je parlerai, je me tairai. Je comprends que ce qui vous émeut, ce qui vous occupe un peu sérieusement ne vous vaille rien. Nous y pourvoirons de près, de loin, dans nos conversations, dans mes lettres, je ne ferai que vous distraire rien que vous distraire, amuser doucement votre imagination, votre esprit. L’ennui ne vous est pas meilleur que l’excitation. Nous les éviterons l’un et l’autre. Dearest, ayez courage, ayez confiance, pour moi comme pour vous. Pensez à l’avenir. Nous avons tant de choses à nous dire, tant de choses à faire l’un pour l’autre, l’un près de l’autre dans l’avenir !
En les attendant ces belles ces bonnes choses-là, savez-vous ce que je fais ici aujourd’hui ? Je fais nettoyer, dégager de roseaux, de plantes aquatiques, de vase, une pièce d’eau qui sera dans mon jardin et sur laquelle je vais établir deux cygnes qu’un de mes voisins à élevés pour moi. Des cygnes ce sont des oiseaux de votre pays, des pays du Nord, s’il est vrai que là soit votre pays. Dans les grands hivers, quand ces beaux oiseaux trouvent en fin leur climat trop froid, ils prennent leur vol, ils viennent chez nous. J’en ai vu arriver ainsi à tire d’aile un peu fatigués, un peu maigris, mais toujours si beaux ! Nous les accueillons nous les attirons ; nous leur arrangeons, des pièces d’eau bien calme, bien pure, sous un ciel bien doux, au milieu de gazons bien verts. Ils s’y trouvent bien ; ils ne s’en vont plus; ils ne volent même jamais bien loin. Ils ont raison; et nous aussi Madame, qui prenons, à les recevoir et à les garder, tant de plaisir. Certainement, je vous écrirai, je vous écris tous les jours.
Rappelez-vous que je vous ai demandé compte de l’emploi de votre journée, un vrai compte pour moi comme celui que je vous ai rendu de la mienne. Il y aura dans le vôtre, sinon plus de visites, du moins plus de conversations que dans le mien. Je ne cause ici avec personne, quoique je parle beaucoup et à beaucoup de gens. Vous me ferez aimer Lady Granville que je connais à peine après l’avoir tant lue. Comment se fait-il qu’on se demeure à ce point étrangers en vivant si près ; tandis qu’ailleurs un moment suffit ? J’ai tort de demander ce pourquoi-là, car je le sais.
Adieu. On vient me chercher pour voir quelque chose au travail de la pièce d’eau. Il est bien convenu que je partirai le 17 pour être à Paris le 18. Vous m’écrirez donc jusqu’au 16 inclusivement, car votre lettre du 16, je l’aurai le 17, avant de partir. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer dimanche 15 sept 1850

Je suis frappé de ce que vous me dîtes de l’intimité de Changarnier et de Lamoricière. Cela coïncide avec ce qui m'est revenu d'ailleurs, ces jours-ci. Lamoricière dans des conversations intimes, s’est déclaré inconciliable, absolument inconciliable avec les rouges et l'Empire, ou toute combinaison bonapartiste analogue à l'Empire ; du reste prêt à accepter toute autre solution, l'une ou l'autre des deux branches, n'importe laquelle, ou mieux encore toutes deux ensemble ceci dans l’hypothèse où la république régulière ne pourrait pas durer, ce qu’il ne regarde point comme sûr, mais comme très possible. Je vous donne ces ouï dire pour ce qu'ils valent ; ils viennent de bon lieu. Ils peuvent être vrais aujourd’hui et point demain ; Lamoricière est si mobile ?
Les nouvelles de Bruxelles m'affligent beaucoup. La Reine, toute cette famille royale quittant le cercueil du Roi et traversant la mer pour venir s'asseoir auprès du lit de mort de leur fille, de leur sœur ! Quelle épreuve ! quel spectacle ! Les douleurs s’appellent et s'attirent. Je ne sais rien que par les journaux ; mais j’ai le cœur serré à l'idée de ce deuil sur deuil pour la Reine dont la personne, et le cœur, semblaient ne laisser plus de place à un deuil nouveau. Je voulais écrire ces jours-ci à la Reine et à M. le Duc de Nemours. Je n'ose pas. J’attends.
J'espère que vous me donnerez aujourd’hui d'un peu meilleures nouvelles de votre rhume. Décidément enrhumée ou non, et encore plus enrhumée, je vous aime mieux à Paris qu'ailleurs. Vous y avez à la fois plus de repos et plus de mouvement. Je compare ce que vous voyez là, avec votre solitude de Schlangenbad. Et pour avoir cela vous n'avez d'autre peine à prendre que de ne pas sortir de chez vous.
Je suis curieux de ce que vous me direz sur M. de Meyendorff. La nouvelle de Berlin est répétée dans tous les journaux. Je ne puis croire à cette retraite, et encore moins au motif. Mad. Swebach (est-ce bien son nom ? ) doit savoir le vrai. Midi Je regrette de n'avoir pas vu l'article du Times, sur Salvandy. Je suis frappé de la réserve des journaux de toute opinion sur ce sujet. Ils sentent tous que c’est sérieux, et ne veulent ni s’engager ni se compromettre. Je vois ce matin un article du Siècle qui pose, entre la Monarchie et la République, je ne sais combien de questions pleines d'embarras et qui admettent les réponses contraires.
Je suis bien aise d'avoir valu à Constantin les remerciements qu’il a reçus. Vous savez que je lui ai trouvé, sous sa tranquillité modeste et un peu stérile, l’esprit plus ouvert et plus sérieux que je ne supposais. Adieu, adieu. Vous aurez reçu ce matin une réponse sur Fleischmann. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Mercredi 18 sept 1850

Je lis Peel and his times. Ce serait trop long pour vous, trois gros volumes ! Votre impatience étoufferait votre curiosité. Mais c'est dommage ; toute l'histoire de votre temps en Angleterre. Peel est entré dans le Parlement, en 1809 et dans les affaires en 1812, au moment de votre arrivée à Londres. Le livre est fait avec simplicité, et bon sens, libéral modéré, comme Peel est devenu à la fin. Le point de départ était bien loin de là et les phases de la transformation sont curieuses à observer. Je vis avec Lord Liverpool, Lord Castlereagh, M. Canning. Vus ainsi de loin et dans l’histoire, les deux premiers font moins grande figure que dans votre conversation. Le pouvoir, même habilement et heureusement exercé, ne suffit pas pour placer un homme bien haut dans la mémoire des hommes ; il faut absolument avoir eu de l'éclat par quelque côté, par la pensée, par l'imagination, par le caractère, par la parole, il importe peu quelle grande qualité, mais une qualité first rate, qui mette un homme à part entre ses contemporains. L'histoire ne laisse à leur rang que ceux-là. Canning a cet honneur. Peel aussi l’aura, à des titres bien différents. Lord Liverpool et Lord Castlereagh, meilleurs ministres de leur temps peut-être descendent à mesure que leur temps s'éloigne ; ils n'avaient rien de ce qui est beau et grand dans tous les temps.
Savez-vous s'il est vrai que M. le Duc de Nemours et les Princes ses frères aient écrit au général Changarnier pour le remercier de la messe des Tuileries ? Ils ont eu fort raison, s'ils l’ont fait et j’avais eu tort, moi de ne pas songer à le leur conseiller. Je serais bien aise d’être sûr qu’ils l’ont fait.
L'article que j'ai lu hier dans le Constitutionnel est certainement de M. Granier de Cassaignac. Je me rappelle qu’il est venu me voir, il y a quelques semaines, dans je ne sais plus quel de mes passages à Paris, et que je lui ai dit une grande partie des choses qui sont là. Il s'est évidemment souvenu et prévalu de cette conversation.
Je vous quitte pour ma toilette. Je vais ce matin faire une visite à dix lieues d’ici chez M. de Banneville. J’avais deux visites lointaines à faire. J’en serai quitte. Il faut que je parte à 9 heures tout de suite après l’arrivée de la poste. Nous avions depuis quinze jours un temps admirable. Ce matin, un grand brouillard, mais de ces brouillards que le soleil dissipe quand il est bien levé. Je compte sur le soleil. J'ai beaucoup perdu de mon optimisme pour les grandes choses ; il me reste encore pour les petites.

9 heures
Voilà votre lettre. Adieu. Je pars. Adieu Adieu. Je suis fort aise de l'accueil fait à Piscatory à Claremont. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°3 Paris, Jeudi 3 Juin 1852
9 heures

Vous serez arrivée quand ceci vous arrivera, chère Princesse. Je regrette de ne pas connaître Schlangenbad. Pour ma satisfaction pendant votre absence, je vous aimerais mieux à Ems que je connais. Il faut voir ses amis en pensant à eux et on ne les voit qu’en voyant les lieux où ils vivent.
J’ai passé hier ma soirée chez Mad. de Stael. Rien de plus politique que Rumpff et Viel-Castel. Celui-ci triste quand il a donné sa démission, il ne croyait pas la donner pour si longtemps. Dieu a bien raison de cacher aux hommes l'avenir ; ils ne feraient pas la quart des bonnes actions qu’ils font s'ils savaient ce qu'elles leur coûteront. Il est vrai qu’ils feraient aussi moins de sottises. Conversation donc toute littéraire.
Vous n'avez probablement pas lu dans le Constitutionnel, M. de Ste Beuve racontant la passion rétrospective de M. Cousin pour Mad. de Longueville, et sa haine pour M. de La Rochefoucauld, son rival heureux, il y a 200 ans. M. Cousin est très irrité de cet article et en parle comme d’une publication malveillante qui lui aurait fait manquer une bonne fortune à laquelle il touchait. M. de Ste Beuve a proposé, pour son tombeau cette épitaphe : " Ci gît M. Cousin ; il voulait fonder une grande école de philosophie, et il aima Mad. de Longueville. " Vous voyez que les nouvelles manquent tout- à-fait.
On dit que le Président ira en Algérie. Ce serait hardi. J’ai vu hier deux personnes qui arrivent d’Algérie, émerveillés des progrès.
Voilà votre lettre de Bruxelles. Merci d'avoir écrit et dormi. J’espérais bien que le voyage vous reposerait.
On est très préoccupé ici de l’attitude des partis monarchiques. Je coupe pour vous, le petit leading article des feuilles d'Havas d’hier soir. Cela n’est pas écrit pour le public de Paris et la presse de Paris n'en dit rien, mais les journaux des départements le reproduisent et le répandent partout. C'est là le langage qu’on veut parler au public intérieur sur lequel on compte.

4 heures
Jules de Mornay est mort hier soir d’une congestion cérébrale. C'était une bien pauvre tête, et un assez noble coeur. Il m’a fait de l'opposition jusqu’au 24 février, mais depuis, nous étions bien ensemble. Trés fusionniste, et le disant très haut à Madame la Duchesse d'Orléans. C’est une famille bien frappée. En six mois Mad. de Mornay a perdu son père, sa mère, son mari et la fille aînée qui s’est faite religieuse malgré elle. Je vous quitte pour l'Académie. On ne remplit jamais mieux ses devoirs qu’au dernier moment. Adieu.
J’ai bien peur d'être un ou d'être un ou deux jours sans nouvelles de vous. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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A mon grand regret je ne puis aller vous voir aujourd’hui qu'après 4 heures et demie. J’ai reçu hier une convocation du Consistoire Protestant pour ce matin, 1 heure. Je ne puis m'en dispenser.
C’est pour vous un triste jour. L’âge apaise la violence dans la douleur, et laisse la douleur au fond de l'âme. Nous avons été bien frappés l’un et l'autre. Pour moi, en regardant mon fils qui vient d'avoir vingt ans, je me surprends à le confondre avec celui que j'ai perdu, il y a seize ans et qui en avait alors vingt et un ; et j'éprouve un saisissement douloureux. en me rappelant que ce n’est pas lui, et que le fils que j'ai ne me rend pas celui que j'ai perdu. A mesure qu’on avance dans la vie, il se fait dans l’âme un bizarre mélange des sentiments et des souvenirs les plus contraires ; les joies et les tristesses passées se mêlent et se confondent. On a peine à s'y reconnaître. Que rien ne vous ramène habituellement que les souvenirs doux ! Je voudrais vous voir toujours le repos du cœur, à défaut de la joie. Adieu, Adieu.
G.
4 mars 1853

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Mercredi 29 oct. 1851

Le Ministère n'est pas effrayant. Tous ceux que je connais sont, ou du moins ont toujours été des conservateurs très décidés. En particulier, les Ministres de l’intérieur et de la justice ; gens capables et honnêtes, et très compromis contre les rouges. Je ne me figure pas qu'avec ces hommes-là il puisse y avoir à craindre ni alliance avec la Montagne, ni coup d'Etat. Je persiste plus que jamais dans ma première conjecture. Rejet complet, par l'assemblée de l'abrogation de la loi du 31 mai, et acceptation par le Président, des modifications à cette même loi que l'Assemblée fera elle-même un peu plus tard, à l'occasion de la loi municipale. Les ministres, qui sortent rentreront alors, M. Fould, M. Rouher, M. Baroche, d'autres peut-être, M. Léon Faucher restera dehors. Ce sera la dupe de cette journée, avec M. De Lamartine et Emile de Girardin. Voilà mon programme.
Je ne connais pas du tout M. de Maupas le Préfet de Police, ni le Ministre de la guerre, le général St Arnauld. On parle mal du premier. Le maréchal Bugeaud regardait le second comme un militaire hardi et capable. S'ils ont comme on dit de l'esprit tous les deux, ils comprendront bien vite la situation et ils ne pousseront pas aux mesures extrêmes. Quand elles ne sont pas dans l’air, personne ne peut les y mettre. Dans le conflit, je parie toujours pour Morny.
Puisque Mad. de la Redorte et Mad. Roger, et les dames Russes sont venues chez vous en deuil et puisque vous les en avez louées, tout est correct. Qui avez-vous loué ? Des femmes, plusieurs femmes. Et avant le mot louées, je trouve dans votre phrase le mot les qui désigne ces femmes. Donc, quand vous avez écrit le mot louées, vous saviez que vous parliez de femmes, et de plusieurs femmes ; donc il fallait le féminin et le pluriel, c’est-à-dire louées et non pas loué. Est-ce clair ?
Ce que la Redorte vous a dit, quant à la situation respective du Président et de l'Assemblée devant le public est vrai de mon département comme du [sign]. Quoiqu’un peu moins absolument, parce qu'on ne change pas aussi vite d'impression et d'avis en Normandie qu’en Languedoc

Onze heures
Ces accès de faiblesse nerveuse me désolent. Que je voudrais une bonne lettre le Pétersbourg. Elle vous ferait plus de bien que toute autre chose. L'écriture de Marion sur l'adresse m’a troublé. J’ai été heureux de trouver la vôtre en dedan.s Adieu, adieu.
Je partirai d’ici le 11 nov. et je serai à Paris le 14 au matin. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Samedi 25 octobre 1851

Vous n'aurez aujourd’hui que quelques lignes. Je pars après déjeuner pour Falaise où l’on me donne un dîner choisi ; et demain Guillaume le conquérant. Il faut que je me promène ce matin dans mon jardin pour arranger mon discours, car à Falaise je n'aurai pas un moment de loisir. Vous avez bien mal traité la statue du Roi ; on m'a dit qu'elle est belle. Je suis décidé à la trouver.
La Dauphine me revient toujours depuis hier. Deux choses me touchent également ; la grandeur vertueuse, et malheureuse ; la vertu et le malheur dans une condition pauvre et obscure. Dit-on si elle a regretté de mourir, et si elle espérait beaucoup revoir en France son neveu, et aller elle-même à Saint Denis ? Je ne puis pas ne pas être sûr qu'on fera à Claremont tout ce qui convient. Je suppose qu’à Paris toute la société monarchique prendra le deuil, indistinctement.
Voilà l’arrêt au Conseil de Guerre de Lyon confirmé par le Conseil de révision et la double fermeté du Président mise à l’épreuve. Enverra-t-il à Noukahiva, M. Genti et ses complices ? Adieu.
Je vais me promener. Onze heures Je suis bien impatient de la réponse de Pétersbourg. J’espère qu'elle sera bonne et qu'elle calmera un peu vos nerfs. Que devient la lettre que le duc de Noailles devait m'écrire le lendemain ? Soyez tranquille sur Falaise. Adieu, Adieu.
Je vous écrirai demain de Falaise. Je reviendrai ici lundi matin, de bonne heure. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°151 Samedi 6 octe 6 h 3/4

Avez-vous eu une raison pour me chercher avant-hier avec plus de tendresse que de coutume ? Avez-vous pensé que j’étais né ce jour-là, il y a 51 ans ? car nous sommes du même age. Quand mes enfants sont venus m’embrasser avec leurs gros bouquets et leurs petits ouvrages, vous m’avez manqué, je vous ai cherchée aussi. Nous sommes, nous rencontrés à ce moment ? Je ne suis pas [?] du tout, et je n’aime pas les gens qui le sont, je ne puis souffrir qu’il entre dans le cœur ou qu’il en sorte quelque chose d’affecté et de ridicule. Mais je trouve le monde si froid, si sec ! Vous avez bien raison ; il n’y a point de joie solitaire. Ces mêmes émotions qui, partagées, seraient douces et charmantes retombent sur le cœur isolé et l’oppressent. N’ayez pas mal aux nerfs deares ; que vos genoux ne tremblent pas, que votre vue ne se trouble pas ; mais aimez-moi toujours comme hier et avant-hier.
C’est par courtoisie sans doute que M. Molé destine au Turc, l’hôtel de Pahlen. Il veut que cette maison soit encore un peu Russe. Vous la reprendrez avec Constantinople. Pourquoi M. de Pahlen n’achèterait-il pas l’hôtel d’Hauré ou de Lille ! C’est grand et beau, & toujours à vendre, si je ne me trompe. Quand le comte Appony sera-t-il établi dans sa nouvelle maison ? Voilà une affaire traitée de bonne grâce. A partir de ce matin, je suis tout à fait seul. Mon dernier cousin s’en va et je n’attends plus personne, M. et Mad. Villemain devaient venir, mais ils ne viendront par.
Lisez donc la Littérature de M. Villemain. Il y a vraiment beaucoup d’esprit, de l’esprit sensé et gracieux, ce qui prouve bien, à coup sûr, la distinction de l’âme et du corps. Mais j’oublie que vous n’aimez guère la littérature, même spirituelle. Il vous faut la vie réelle, les personnes. Moi aussi, j’aime infiniment mieux les personnes qui me plaisent que les livres qui me plaisent. Mais beaucoup de personnes ne me plaisent pas, et les livres me distraient de celles-là. Henriette aime beaucoup les livres et j’en suis charmé. C’est une immense ressource pour une femme que le goût de l’étude. Elle lit avec le même ravissement le Voyage du jeune Anacharsis et Macbeth. C’est un esprit bien sain, en qui toutes les facultés, tous les goûts se développent dans une rare harmonie. Si vous aviez été ici à la campagne, avec moi, en mesure de jouir ensemble des œuvres de l’art comme de celles de la nature, je vous aurais montré avant-hier sa traduction, à elle seule, bien réellement seule, d’un fragment du Lay of the last Minstrel, et vous auriez trouvé que pour un enfant de neuf ans, l’intelligence était assez vive et l’expression heureuse. A propos de mes enfants, je vous conte mes propres enfantillages. Je ne les conte à nul autre.
M. de Broglie était encore avant-hier sans nouvelles de sa fille. Je suis impatient qu’elle l’ait rejoint. Il ne faut pas toucher souvent aux plaies. Dites-moi, s’il a vu les Granville. Je suppose que non, puisque Lord Granville ne peut pas sortir. Il me tarde que vous soyez rentrée en possession de Lady Granville. Sans elle vous me faites l’effet d’une personne à qui son dîner manque. J’espère que vous garderez Alexandre au moins quelques jours. 9 h. 1/2 Non, vous ne serez plus seule. J’en ai besoin pour moi, encore plus que pour vous. Adieu, adieu. Je vais marquer des place où je veux plantés des arbres. Le mélèze que vous savez, qui voulait me suivre, se porte à merveille. J’en vais planter d’autres. Aucun ne le vaudra. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°27 Val Richer Mardi 29 Juin 1852

Nous allons être encore bien plus sans nouvelles ; le corps législatif finit aujourd’hui. Il ne venait rien de là, mais on en attendait toujours quelque chose. Les feuilles d'havas disent que M. de Montalembert peut bien faire imprimer et distribuer, à ses frais, son discours, mais qu’il ne peut pas le faire vendre chez des libraires, car alors ce ne serait plus à ses frais. J’ai vu que votre pauvre favori Mérode avait perdu un enfant.
N'ayant point de nouvelles à recevoir ni à donner, je travaille ; je vis, avec Cromwell, et les républicains anglais, d’il y a deux siècles. Je les aime mieux que ceux d'aujourd’hui, quoique je ne les aime pas du tout. Si je ne suis pas dérangé, comme je l’espère, j'achèverai bien des choses cet été.
Je suis très aise de la douce impression que vous rapporterez de Schlangenbad sur votre impératrice ; mais je suis fâché de celle que je vois percer en vous sur ces deux pauvres petites Ellice. Vous n'êtes pas juste. Vous avez de l’amitié pour elles, mais ce n’est pas par amitié pour elles que vous les désirez près de vous ; c’est pour vous-même. Elles ont de l'amitié pour vous et elles se trouvent très bien près de vous ; mais leur soeur est plus malade que vous, et bien plus isolée que vous sans elles. Elles ont toujours vécu toutes les trois ensemble, et si elles doivent rester de vieilles filles ce sera en vivant ensemble qu'elles supporteront le mieux leur solitude, et leur vieillesse. Elles pensent probablement à tout cela, et elles sont perplexes. Comme agrément et amusement, elles sont infiniment mieux chez vous que chez elles. Pourquoi donc sont-elles perplexes ? Uniquement par sentiment des devoirs et des affections de famille, et par prévoyance de leur propre avenir. J’espère que l’une d'elles viendra vous retrouver ; vous en avez besoin, comme vous dites, et vous ne trouverez jamais aussi bien qu'elles ; mais soyez juste pour elles, et ne gâtez pas d'avance, par des amertumes de coeur que vous ne cacherez pas longtemps la douceur et le plaisir que vous trouvez dans leur société.
J’ai des nouvelles de Duchâtel, de Vitet, de Mallac, d'Arnaud Bertin, de Molé. Ils n'en savent pas plus que vous et moi. Molé est occupé de la querelle des Évêques, et de l’abbé Gaume sur les livres classiques Païens ou Chrétiens. Je viens de lui écrire quelques lignes de condoléance sur la mort de sa soeur. Je ne crois pas que ce soit pour lui un vif chagrin.
Je n'ai pas entendu parler du duc de Noailles, il est à Maintenon mettant en ordre les lettres de Mad. de Maintenon et cherchant à grand peine les dates qu’elle n’y a pas mises, car vous n'étiez pas là pour la corriger de ce défaut.
Albert de Broglie est revenu d’Angleterre, ramenant sa soeur, son père, qui était allé passer quelques jours en Alsace pour les affaires, est de retour à Broglie. Ils y vivent très paisiblement et très solitairement.
Il n’y a pas encore beaucoup de monde à Trouville ; mais on en attend beaucoup du beau monde ; toutes les maisons sont louées Mad. de Boigne et le chancelier y sont établis. Voilà les nouvelles de ma province, à défaut de Paris.

11 heures
Voilà votre N°21. Grâce à Dieu l'ordre est bien rétabli. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 28 Sept. 1851

Je ne puis croire que l'Impératrice ne veuille pas ou ne puisse pas faire avoir un passeport à votre fils. Ce serait un argument trop fort en faveur du régime constitutionnel avec tous ses ennuis et ses dangers. Sans vanité, votre correspondance vaut bien un passeport, et je ne pense pas que le pouvoir absolu, pour se maintenir, ait besoin de pousser jusque là l’ingratitude. Encore passe l’ingratitude pour les services rendus ; mais l’ingratitude pour des plaisirs si souvent donnés ! Je ne pardonnerais pas celle-là.
Marion a raison de dire la vérité à Changarnier. Elle peut tout dire, et je suis sûr qu’elle dit très bien tout. Qu'elle lui demande donc un jour dans quelle position il serait aujourd’hui, s’il était resté tranquille et sans impatience, dans son poste de Général en Chef de l’armée de Paris, se tenant en dehors de toutes les querelles parlementaires, et uniquement attentif à être toujours le représentant et le défenseur de l’ordre, soit à l'Elysée, soit à l'Assemblée. Il serait. aujourd’hui, entre Louis Napoléon et le Prince de Joinville le candidat naturel et obligé du parti de l’ordre à la présidence, la seule et assurée ressource de la majorité et du public dans leur perplexité. Pour moi je ne me console pas qu'il ne se soit pas ménagé cette chance simple infaillible, et je n'espère pas qu'en glanant de tous côtes des débris de partis, il s'en refasse une qui en approche, de bien loin. Personne n'est plus noir que moi, dans ce moment-ci.
La déclaration du Général Magnan au Président ne m'étonne pas. La peur gagnera tout le monde. Mais le lendemain du jour où tout le monde a eu peur ne vaut pas mieux que la veille, et nous ne serons pas tirés d'embarras parce que le président y sera tombé.
La Duchesse de Marmier n'a pas le moindre crédit à Claremont, et ses paroles ne signifient absolument rien. Mais elle remplacera là Mad. Mollien qui en dit quelques fois de bonnes. Pas beaucoup plus efficaces, il est vrai. Cependant, je persiste à croire que les bonnes paroles valent mieux que les mauvaises. Je regrette donc Mad. Mollien à Claremont.
Ma fille est assez bien. Elle a un peu dormi. Il iront son mari et elle, passer l'hiver à Rome. La santé de son mari a besoin du midi, et les raisons qui venaient de l'enfant ne subsistant plus. Rome vaut mieux qu' Hyères. Ils partiront vers le milieu d'octobre.

10 heures et demie
Henriette vous remercie de vos paroles qui lui ont été au cœur. Et moi aussi. Elle supportera comme il faut les épreuves et j'espère que Dieu lui enverra encore des joies. Adieu, Adieu. Je reçois ce matin beaucoup de lettres et on m'attend pour la prière. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie, Mercredi 23 oct 1850

Votre lettre est très intéressante. J'en ai amusé mon hôte. Il aurait besoin d'être amusé souvent. L’atmosphère qui l'entoure agit beaucoup sur lui. Je suis très aise d’être venu. Le fond est excellent. Il ne s’agit que d’aider un peu le fond à monter sur l’eau. Il est toujours très noir et ne peut pas se persuader que rien de ce qui serait bon, soit possible. Très sensé du reste, et très spirituel sur la conduite à tenir dans le présent. Quand il a le temps de méditer sur les choses, c'est un esprit plein d'invention. Et un cœur toujours très noble. Je n'en connais point qui se soulève avec un dégoût plus fier devant tout ce qui est grossier et bas.
J’ai une lettre du Roi Léopold. Très amicale pour moi, et puis ceci : " Vous avez eu bien des occasions de juger, et apprécier la Reine Louise ; c'était une nature angélique, comme l'on n'en rencontre que bien rarement sur la terre ; et elle était une amie aussi affectueuse et dévouée qu’elle était distinguée comme intelligence et comme possédant un jugement des plus remarquables. Hélas, cet être si bon, si noble, et si distingué, si utile plus, nous est ravi, et mon home se trouve cruellement détruit. J’ai eu à subir de bien cruelles épreuves dans ma vie ; j'espérais que, vers son déclin, je n'aurais pas eu à déplorer la perte d’une amie de tant d'années plus jeune que moi. C'est encore une victime de Février. Ces épreuves sont trop rudes pour des âmes d’une véritable sensibilité. " C'est plus convenable que chaud. Et son dernier mot en parlant de sa femme, si utile en plus ; et en parlant de lui-même, des âmes d’une véritable sensibilité. On a bien raison de ne pas chercher à se montrer autre qu’on n'est. Les plus habiles n'y réussissent pas.
Salvandy est amusant. Il fera bien de rendre ses courses utiles. Il faut que son Wiesbaden serve à quelque chose, car on a dans le parti conservateur bien de la peine à le lui pardonner. Et à vrai dire on ne le lui pardonne pas. Je suis frappé de ce que j’entends dire à cet égard par des gens d'ailleurs fort sensés et point hostiles à la fusion. Du reste, dans tous les partis, et dans toutes les affaires il faut quelqu'un pour faire ces choses là, quelqu'un qui ne craigne ni la fatigue, ni le ridicule. Il a certainement, après tout, de l’esprit du courage, et beaucoup de sens en gros avec point du tout de tact et de mesure en détail. J'attends la dernière nouvelle de la reculade de la Prusse. Comme du renvoi de d’Hautpoul. Je tiens les deux faits pour assurés.
Lisez-vous attentivement dans le Galignani ce qui regarde Lord Stanley et sa manœuvre du moment pour rétrécir le fossé entre les Protectionists et les Free-Traders ? Cela en vaut la peine. Il essaie de prendre envers la réforme commerciale, la même position que prit Peel, en 1832, envers la réforme parle mentaire. Je souhaite fort qu’il y réussisse aussi bien. La reconstitution, en Angleterre d'un parti conservateur intelligent me paraît ce que nous avons de plus important à souhaiter aujourd'hui ; hors de chez nous s’entend. Adieu, adieu.
Ici aussi il fait froid. Et on ne se chauffe bien qu'à Paris. J’y serai d’aujourd'hui en huit jours. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Lundi 14 0ct 1850

On rentre mes orangers, dans l’orangerie. C’est la préface de l'hiver. Moi aussi, je suis un arbre du midi quand l'hiver vient, il faut que je rentre. Je compte partir d’ici le mardi 29 et être à Paris le 30. Pauline et son mari resteront quelques jours après moi. Henriette part vendredi prochain. J'ai besoin de bien employer les quinze jours qui me restent. Il y a cent petites choses que je veux avoir faites avant mon départ. Ma course à Broglie me dérangera ; mais elle est nécessaire. Je tiens à causer avec lui. J’y passerai deux jours.
J’écris aujourd’hui à la Reine et au Roi Léopold. Je voudrais avoir des nouvelles du duc de Nemours. Je vois qu’il a été pris d'une de ces crises nerveuses auxquelles il est sujet, et qu’il a fallu l'emporter dans sa chambre. Quelle tragédie. Et dans les tragédies royales, depuis la maison d'Oedipe jusqu'à la maison d'Orléans, c’est toujours une femme qui est la figure frappante, le type du malheur, et du dévouement. Antigone, la Dauphine, la Reine Marie-Amèlie. La femme de la tragédie des Stuart est la plus obscure, Marie-Béatrix de Modène. Elle aussi a pourtant son originalité et sa grandeur. Grandeur de couvent plus que de trône, si vous aviez des yeux, je vous engagerais à lire son histoire dans les Lives of the Queens of England de Miss Agnes Strickland, livre médiocre et écrit avec une partialité jacobite puérile, mais plein de détails anecdotiques, et de lettres originales qui ont de l'intérêt.
Je reviens à une autre tragédie non pas royale, mais populaire, celle du Holstein. Quel acharnement mutuel devant Friedrichstadt. Je suis sûr qu’il y a eu là des scènes de passion, de courage, de dévouement et de douleur égales à celles des plus célèbres luttes historiques. Les hommes ont quelquefois de l'énergie et de la vertu à prodiguer obscurément sur les plus petits théâtres ; et puis elles leur manquent quand elles auraient tant d’éclat devant le monde entier qui regarde.
J'ai lu attentivement le discours du Roi de Danemark à l’ouverture de sa diète. Remarquable par le ton confiant, sûr de son fait et amical pour son peuple. On y sent que roi et peuple sont d'accord et ne font vraiment qu’un. Il paraît que son mariage à la mode ne l'a pas encore dépopularisé. Pardonnez-moi mon calembour.

10 heures
Je reçois un des principaux journaux de Bruxelles. C'est beau et touchant, et ce sera pour la pauvre mère qui survit, une vraie consolation. Elle a le cœur assez grand pour rester sensible à ces consolations là. J’ai une lettre d'Ostende, d’un de mes amis M. Plichon, qui était là ; il m’écrit ce que disent les journaux, plus ceci : " La Reine Marie Amélie est sublime ; elle est devenue surnaturelle. c’est elle qui console les enfants, l’époux, les frères. Une heure ne s’était pas écoulée depuis le moment suprême que déjà elle était aux pieds de l’autel, environnée de toute sa famille, et donnant l'exemple de la résignation aux décrets de la Providence. Elle m’a fait la grace de me recevoir. Elle ne tient plus à la terre. Depuis Ste Thérèse, je n'ai pas vu une sublimité morale aussi grande. " La comparaison est un peu étrange ; mais mon correspondant est un admirateur passionné de Ste Thérèse comme s’il l’avait vue. Il a dit ce qu’il a trouvé de plus beau.
Votre impératrice ferait vraiment bien d’écrire Adieu, Adieu, Soignez votre estomac. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, jeudi 26 sept. 1850

On s’apercevra, je crois bientôt qu’on a fait une bévue en forçant les Journalistes, à signer leurs articles. On leur aura donné plus de prétentions et d’importance en leur donnant plus d'humeur. Je dis les journalistes, et non pas les journaux. Sous l’Ancien régime, on ne connaissait que le journal, et non pas les journalistes. C'était le journal qui avait de l'importance, et non pas ses rédacteurs. On aura changé cela au profit des rédacteurs, aux dépens du journal et du public aussi qui aura plusieurs prétentions à satisfaire et plusieurs fortunes à faire au lieu d’une. En Angleterre, les journaux ont de l'importance les journalistes point. On gagnera bien peu de chose par le peu d’embarras, et de crainte qu'on impose aux journalistes, en les obligeant de signer. L’ambition, la vanité et l'habitude auront bientôt surmonté cela. On perdra bien davantage en appelant aux honneurs du théâtre des gens qui vivaient dans les coulisses. Mesure de haine et d'humeur, bonne pour satisfaire la haine et l’humeur inintelligente et imprévoyante hors de là. C'est l’impression qui m’a frappé hier, en lisant mes journaux signés pour la première fois.
Autre raison. Quand les rédacteurs ne signent pas, l'autorité appartient au propriétaire qui a la responsabilité morale du journal. Quand les rédacteurs signent, une partie de l'autorité va à eux avec la responsabilité, c’est-à-dire que l'influence passe de l’esprit de propriété à l’esprit de vanité.
Il me revient que le président est décidé à fondre la cloche l’hiver prochain, c’est-à-dire sa cloche. Il demandera formellement à l'Assemblée la prorogation de ses pouvoirs avec la révision, de la Constitution. Si l’assemblée la lui refuse il ira seul devant le suffrage universel, vraiment universel. Il est décidé à durer, à durer tant qu’il pourra à faire tout pour durer. Je le comprends ; mais je crois qu’il se tromperait si pour durer il lançait lui-même le pays dans une secousse. Il pourrait se tromper beaucoup sur le résultat. Le pays s'en prendra de la secousse dont il ne veut pas à celui qui en aura pris l’initiative, et il la lui fera payer. La force du président est précisément de mettre le pays à l'abri d’une secousse nouvelle, et des maux et ce qui est pire des incertitudes dont l'idée seule fait trembler le pays. S'il est bien conseillé, il gardera à tout prix cette position qui lui donnera au dernier moment, quand il faudra absolument fondre la cloche, plus de chances de durée qu’il n’en trouverait dans un appel prématuré, et non indispensable, au suffrage universel.

10 heures
Votre récit de la revue de Versailles est curieux. Mistriss Howard et Lady Normanby ! Rien de plus, rien de moins. C’est un peu fort.
Vous voyez bien que j’ai raison de dire que Lady Allice me plait. Je vois qu’on a pris aussi le deuil à Berlin pour le Roi Louis Philippe. A ma connaissance, il n’y a pas eu plus de notification là qu'à Vienne. Il n’y en avait point il y a trois semaines. C’est donc spontané. Ils ont raison. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Samedi 19 Oct. 1850

Vous me dîtes qu'on a signé à Bregenz l’engagement de mettre sur pied une armée de 220 000 hommes, et mes journaux me disent que la Prusse est sur le point de céder, d’ajourner l'union restreinte, et de rentrer elle-même dans la diète de Francfort. Les deux choses vont très bien ensemble. Ainsi, soit-il ! La reculade prussienne, quelque forte qu’elle soit, ne m'étonnera pas. Grande ambition et grand courage, c'était le grand Frédéric. Grande ambition et petit courage, ce sont ses successeurs.
J'ai de mauvaises nouvelles de Belgique. Même au milieu du deuil public, la colère populaire contre le Roi continue, et on craint qu'elle ne finisse par éclater. Il a été heureux que Mad. Mayer fût partie car des attroupements considérables se sont formés deux fois devant sa maison, et ne se sont dissipés qu'après avoir acquis la certitude qu'elle n’y était plus. Je trouve que la Reine Louise s'est admirablement conduite envers le Roi dans ses derniers moments. Ce qu'elle lui a dit, la tendresse modeste qu'elle lui a témoignée, en lui baisant la main, tout cela ressemble à un voile protecteur qu’elle a voulu étendre sur son mari avant de le quitter. Cela est bien de la personne qui répondait à la question de savoir si la duchesse de Praslin avait reconnu son mari : " Certainement non ; si elle l’avait reconnu, elle n'aurait pas sonné. "
Dumas m'écrit de Claremont que la Reine y sera de retour après-demain lundi ? Elle s'embarque à Ostende demain soir. Sa santé se soutient presque au même niveau que son courage. Madame la Duchesse d'Orléans est revenue à Esher lundi dernier, très fatiguée. La mort de la Reine Louise, cette douleur de tout un peuple, ces allées et venues de toute une famille royale à travers, l’Océan pour se ranger autour d'un lit de mort et d'un cercueil, tant de souffrance dans l’âme et tant d’éclat dans le deuil tout cela grandit ceux qui pleurent et frappe beaucoup ceux qui regardent. Avez-vous entendu dire quelque chose de ce que fera ou sans doute a déjà fait M. le comte de Chambord dans cette occasion ?
La querelle du Président et de la Commission ne les aura grandis ni l’un ni l'autre quand ils arriveront devant l’assemblée. Duchâtel a raison ; il n’y a que des perdants, et point de gagnants dans le jeu que jouent aujourd’hui en France des pouvoirs et les partis. Ils y sont pourtant très animés.
Puisque Lady Jersey arrive, soyez assez bonne pour lui dire que je regrette bien de n'être pas à Paris pendant les huit jours qu'elle doit y passer. Je reste avec un coeur très affectueux pour mes amis d'Angleterre et j’ai toujours grand plaisir à les revoir. Je suis fâché pour vous du départ de Dumon. Avez-vous écrit à Duchâtel, comme vous en aviez le projet ? Vous est-il revenu quelque chose de Salvandy à son passage à Paris ? car il doit y avoir passé. Je n’ai pas entendu parler de lui.
Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 13 Oct. 1850
8 heures

Je me lève. J'ai bien dormi. J'en avais besoin. Le temps a été magnifique hier. J'espère que vous vous serez promenée, que vous aurez marché. Il faut profiter des derniers beaux jours. Vous serez assez longtemps réduite à ne vous promener qu'en voiture. Je suis assez curieux de ce que vous me direz ce matin de votre dîner d'avant-hier. J'espère que vous aurez trouvé l'occasion de dire à votre principal convive ce qui me concernait. Je crois utile que cela lui soit dit.
Les Holsteinois sont bien acharnés. Le roi de Danemark même vainqueur aura de la peine à redevenir vraiment le maître là. Tant d'opiniâtreté indique sur le lieu même, un sentiment populaire énergique et la passion de l’esprit germanique viendra toujours réchauffer ce sentiment là. L'Allemagne n'échappera pas à une grande transformation. Je ne sais laquelle ni comment ni au profit de qui ; mais l'Allemagne ne restera pas comme elle est. Je ne vois en Europe que l’Angleterre et la Russie qui aient chance de rester longtemps comme elles sont.

Midi
Pauvre Reine ! A moi, comme à vous, ce sont les seuls mots qui viennent. Avez-vous remarqué son petit dialogue avec le curé d'Ostende à l'entrée et à la sortie de l’église ? " Priez beaucoup pour mon enfant. " Je ne connais rien de plus touchant que ces simples mots.
Merci de vos détails, très intéressants sur votre dîner. Si vous trouvez quelque occasion naturelle de dire ce que je vous rappelais tout-à-l'heure, soyez assez bonne pour la saisir. Le petit article des Débats sur la séance de la commission permanente me frappe un peu. C’est certainement Dupin qui l’a dicté. Il prouve que si la commission ne veut pas pousser les choses à bout; elle veut les avoir prises au sérieux. Il faut que le Général d'Hautpoul soit congédié avant l’ouverture de l'Assemblée.
Je suis fort aise que Marion ait pris son parti. Faites lui en, je vous prie, mon compli ment en lui disant combien je regrette de ne l'avoir pas vue. Je lui aurais conseillé ce qu’elle fait. J’ajoute seulement que s'il est bien convenu qu’elle restera à Paris avec sa soeur Fanny, il faut qu’elle y reste en effet quand ses parents partiront. Si elle retourne en Angleterre avec eux, elle ne reviendra pas. Adieu, Adieu. G.

Le Duc de Broglie ira certainement à Claremont car la Reine et la famille Royale y retourneront, je pense, aussitôt après les obsèques. Je crois que j'irai à Broglie lundi 21, pour 48 heures. Adieu, encore.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Lundi 30 Sept 1850

Je reçois une assez curieuse lettre de Piscatory. Je vous l’enverrais si vous pouviez la lire. Il ne m’avait pas écrit depuis sa visite à Claremont. La Reine l’a frappé comme tous ceux qui la voient. “ J’ai eu joie à admirer, c'est un plaisir rare dans le temps où nous vivons. J'ai vu les Princes et Mad. la Duchesse d'Orléans. J’ai longtemps causé. Mais je ne crois pas que ce soit fort utile. Les idées de retour m'ont paru passer avant tout. Je le comprends; lorsqu'une telle destinée n'est pas prise par son grand côté, elle doit être intolérable. "
" Quoique aussi loin que moi, vous devez en savoir plus que moi sur ce qui se passe à Paris. Ce sont, ce me semble, de bien vaines agitations ; mais elles disposent bien ou mal les esprits pour le retour de l'assemblée. Voulez-vous me dire ce que vous en pensez ? Qu’est-ce que c’est que ce désordre dans le parti légitimiste ? Y a-t-il là une chance pour que les bons se séparent sérieusement des mauvais ? Cela me paraît fort douteux ; et à titre de simple spectateur, il me semble évident, mais pas mauvais, je l'avoue, que M. Barthelemy a fait une mauvaise campagne. Autour de moi, l'effet n'est bon ni dans l’un ni dans l'autre camp. Ne croyez pas cependant que je prétende voir clair dans ce que pensent mes voisins, petits et gros. Ce qui est incontestable, c’est que l'inquiétude, et le malaise sont généraux ; les uns en sont poussés, en avant ; les autres regardent avec regret la terre qu'ils ont perdue. Je ne crois pas que cela soit sérieux ; mais il est certain que le nom du Prince de Joinville se prononce très haut. Le Président ne gagne pas ; il n’y a que ceux qui ont sérieusement à perdre qui veuillent faire fie, qui dure dans ce semblant de repos. Ce n’est certes pas moi qui reprocherai à personne ses incertitudes ; j’en suis plein; et cela m'inquiéterait. Si je ne savais que quand le feu commence, je ne suis que trop disposé à prendre promptement mon parti. Mais hélas, que ferons-nous ? Pourquoi Dieu a-t-it voulu qu’on eût des enfants sur cette maudite terre ? Ce serait très curieux, et mes semblables m’ont assez désintéressé d'eux pour que je trouvasse tont cela fort amusant. Il n'y a pas moyen, on a des filles à marier du moins à faire vivre ; il ne s'agit donc pas de se passer ses fantaisies. Mais où est la raison ? Où est le bon chemin: où est le but ? Vous êtes bien habile ; et cependant vous ne me le direz pas. Dites-moi pourtant ce que vous pensez ? Quand je ne le sais pas, et plus encore quand je ne viens pas à bout de penser comme vous, je suis prêt à chanter comme les enfants qui sont seuls la nuit, et qui ont peur. "
Ne dites à personne, je vous prie, cette dernière phrase. Son amour propre pourrait être blessé s’il lui en revenait quelque chose et il ne faut pas troubler les bons sentiments en piquant l'amour propre. Mais vous voyez qu'il est incertain, inquiet, et point inabordable pour moi.
Je suis charmé que vous ayez pris le deuil et envoyé un consul général à Bruxelles, deux choses utiles pour l'avenir.
Charmé aussi de ce que Thiers a dit à Mercier sur le Général Changarnier. La double visite dont vous me parlez à Champlâtreux vaut la peine qu'on sache ce qu’ils y ont dit.
J’ai écrit à Villemain pour l'Académie. Je ferai ce qu’elle voudra. La raison veut que je reste ici jusqu'au mois de novembre. Pour mes affaires d'abord qui en ont besoin. Puis, parce que j’ai promis au Duc de Broglie d'aller passer une semaine chez lui, ce que je ferai mercredi 9 octobre. Visite utile. Un bon motif pour revenir plutôt serait charmant ; mais vraiment, il me faut un bon motif, autre que mon plaisir.

Dix heures
Ce qui me fait grand plaisir, c’est que vous soyez tranquille sur Constantin. Je vous ai dit que vous rêviez, et j'avais bien raison. Mais je n'aime pas les mauvais rêves pour vous. La Reine des Belges m'afflige profondément. Quelle prédestination aux épreuves ? La branche cadette ne le cède guère à la branche aînée, ni la Reine à la Dauphine. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°40 Lundi 18 5 heures et demie

Oui, moi aussi j’ai bien souvent regardé au Ciel. Mais pourquoi dites vous encore aujourd’hui : " C’est affreux, c’est horrible d’être restée sur cette terre " ! Est-ce d’un tort ou d’un malheur que vous voulez parler ? Dearest, cette phrase me pèse sur le cœur. Et pourtant Dieu sait s’il y a dans vos douleurs, dans vos regrets ; quelque chose que je ne connaisse pas, que je ne sente pas comme vous, avec vous, pour moi, pour vous ! Vous m’aviez inspiré par là, avant, bien avant le 15 juin avant ce fatal 15 février, qui m’a frappé du même coup, vous m’aviez inspiré un intérêt bien vif, un intérêt mêlé d’attrait et de respect. Je ne regardais jamais sans attendrissement votre deuil immobile, vos yeux qui se détournaient ou s’abaissaient sans cesse pour cacher ou retenir des larmes. Et depuis ! .... Depuis, il y a eu le 15 Février et le 15 juin. J’ai droit sur vous, Madame. J’ai droit que sans rien oublier de vos regrets, sans rien ôter à ces créatures chéries qui vous ont quittée, vous ne disiez plus qu’il est horrible d’être restée sur cette terre. Que dirais-je donc, moi ? N’ai-je pas perdu ce que vous avez perdu ? N’avez-vous pas reçu de moi ce que j’ai reçu de vous ? Ne nous sommes nous pas, tous deux en deuil, tous deux le cœur bien malade, ne nous sommes-nous pas tendu la main avec consolation, avec espérance? Je doutais moi ; j’hésitais. Je ne doute plus. Vous ne m’avez pas ôté mon mal vous ne m’avez pas rendu ce que Dieu m’a retiré. Mais vous m’avez donné un bien immense. Vous avez fait que dans cette balance si incertaine de biens et de maux qui s’appelle la vie, le bon bassin s’est trouvé de nouveau rempli, rempli d’un trésor. Dites-moi aussi cela de vous, Madame. Je le sais, je le crois, j’en suis sûr. Mais dites, redites le moi.

Mardi 7 h. 1/2
Vous voudriez regarder tout un jour dans le Val Richer. Voici un miroir très fidèle où vous verrez tout le jour d’hier, tous les événements, tous les acteurs Il est sept heures. Je suis encore dans mon lit, dans ma petite chambre, après mon cabinet à l’extrémité nord de la galerie. Je n’entends rien, excepté les vaches du fermier qui mugissent en allant paître. Je me lève. Je passe dans mon Cabinet. J’allume moi-même mon feu. Je vous écris. Nous sommes seuls, parfaitement seuls, point de bruit, point de mouvement, ma porte bien fermée. Un peu après huit heures, je l’ouvre. Mon valet de Chambre m’apporte des Eaux Bonnes. J’en bois un grand verre. Je sors à l’autre bout de la galerie, mes enfants, qui ont épié le moment où l’on entrait chez moi, accourent en sautant, criant ; Henriette crie un peu moins fort. Guillaume a un son de voix charmant qu’il défigure affreusement pour étouffer la voix de ses sœurs. Avec eux, je dis bonjour en passant à Mad. de Meulan dont la chambre est la première de ce côté de la galerie. Je vais chez ma mère. J’y passe un quart d’heure. Mes enfants déjeunent dans deux chambres, à côté ; une grande soupe que Mad. de Meulan partage avec eux. Je rentre dans mon cabinet. Je bois un second verre d’Eaux-Bonnes. Je me promène quelques moments dans la galerie, regardant mes livres, mes gravures, arrangement nouveau, encore incomplet, et qui m’amuse. Je rentre décidément. Je fais ma toilette. J’écris des lettres. J’attends la vôtre. Vous ne savez pas, personne n’a jamais su comment j’attends, à quel degré d’impatience intérieure je puis arriver. Pendant que j’attends, tout le monde s’occupe. Mlle Chabaud, cette amie de ma mère dont je vous ai parlé, donne à mes filles une leçon d’anglais. Ma mère fait lire Guillaume. Après leur prière, faite ensemble chez leur grand-mère, mes filles apprennent par cœur des vers français, des dialogues anglais, un peu d’histoire et de géographie. Mad. de Meulan travaille dans sa Chambre, fait de la tapisserie, colle des gravures, coupe et prépare du linge à coudre par me filles et par les femmes, le tout pour le Val Richer. Je suis descendu deux fois pour voir si la poste arrivait. Elle arrive enfin. On m’apporte le paquet dans mon Cabinet. J’y prends mes lettres c’est-à-dire ma lettre. J’envoie à chacun les siennes. Je ferme m’a porte. Je lis, je relis. J’achève et je cachette ma lettre. La poste s’en va.
Il est onze heures. Le déjeuner sonne. Nous descendons tous, moi donnant le bras à ma mère, mes enfants avec des cris de joie. Ils sont très bruyants. A table ils parlent, parlent. Je les arrête un peu. Je dis à Henriette : « Sais-tu que Mad. de Lieven a deviné que tu étais très bavarde ? Elle me regarde, sa physionomie s’altère un peu, bien peu, des larmes tombent sur le petit visage gai, serein, qui ne se décompose jamais. Mais le sont bien des larmes. Elle est affligée, offensée que vous la croyiez bavarde. Je l’appelle. Elle vient à moi. Je la console Je lui dis que je vous ai souvent parlé d’elle, que vous avez bonne opinion d’elle. Elle est consolée et retourne en riant à sa place. Le déjeuner finit. Le temps est passable. Nous allons, nous promener, c’est-à-dire errer ensemble dans le jardin, dans le potager, le long des haies, autour de la pièce d’eau. Mes enfants cueillent des noisettes, ramassent les pommes tombées ! Je cours avec eux sur les gazons car nos près normands sont de vrai gazons de jardin. Guillaume tombe, roule, se plaint, grogne, recommence. On se moque de lui. Il est sensible à la douleur et facile aux larmes. On lui en fait honte. Presque une heure se passe ainsi. Pour me promener loin dans les bois, faire une vraie course, j’aime à être seul ou mieux que seul. La promenade en troupe à la file sans recueillement et sans intimité ne me plaît pas. Je l’évite quand je le puis sans être trop maussade. Nous rentrons. Je place, avec Mad. de Meulan, deux gravures de plus dans la galerie, une belle Ste Famille de M. Ingres et une Lecture de Virgile à Auguste. Nous aurons fait nous-mêmes tout cet arrangement. Les ouvriers d’ici manquent de goût et de patience. Et cela remplit le temps qu’on passe ensemble. Je me rétablis dons mon Cabinet. Je relis plus d’une fois. Je ne compte pas mes plaisirs. Je travaille Je voudrais dire quelque part avec quelque détail ce que je pense de l’état démocratique de la société parmi nous. Je commence à l’écrire. Chacun s’occupe chez soi. Mes filles viennent me voir deux ou trois. fois dans la matinée. Nous causons, un peu d’anglais. un peu d’arithmétique. Un ouvrier me dérange. Il vient poser dans ma chambre un devant de cheminée. Du froid me venait par là. Il ne m’en est plus venu cette nuit. Mad. de Meulan est le grand surveillant, le grand directeur des ouvriers. Ils ont pour elle beaucoup de considération beaucoup plus que pour moi.
Il est six heures un quart. On sonne le dîner. Point d’incident à table. Nous remontons chez ma mère. Grande récréation. On se décide pour le bal. Mes deux filles s’établissent sur des chaises, dans l’embrasure de la fenêtre. Guillaume va leur dire tour à tour : " Mademoiselle voulez-vous me faire l’honneur de danser avec moi la contredanse prochaine ? " La contredanse commence à deux, par un galop. J’interviens. A quatre, on va. Je ne puis venir à bout de leur apprendre à faire la chaîne anglaise. Je me retire du bal. Il finit. On regarde, on arrange de petits plâtres moulés sur des médailles des pierres antiques, et qui doivent prendre place dans des cadres noirs, aux deux bouts de la galerie. Il est neuf heures et demie. Mes enfants vont se coucher. A dix heures, je pars aussi. Je rentre chez moi. Hier, j’étais un peu las. Je me suis couché. J’ai lu une demi-heure dans mon lit, un récit de l’expédition Anglaise de l’Inde en Egypte, en 1800, par un homme de mes amis, M. de Noé, qui servait alors dans le 10e régiment de ligne anglais envoyé contre Tippoo Saïb. Son récit m’endort. J’ai bien dormi.
A quatre heures, j’ai été éveillé. J’ai rêvé éveillé, une demi-heure, si doucement ! Et je vous écris. Est-ce assez complet, assez exact ? Je vous garantis que vous avez tout sauf la présence réelle. Adieu. Un adieu provisoire. Je vais faire ma toilette, en attendant la poste. Il est déjà 9 heures et demie.
10 heures 1/2
Comment avez-vous si chaud ? Ici il pleut toujours. Mais n’importe. Appuyez-vous, sur moi. Je vous soutiendrai longtemps, aussi longtemps que vous voudrez, que vous permettrez adieu. Le véritable adieu. Ils le sont tous. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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3. Londres le 5 juillet 1837,

Je commence à trouver qu’une lettre eut pu m’arriver déjà. Je vous la demande Monsieur. Je ne sais pas si depuis vendredi vous avez pensé à moi.
Ma journée a passé hier comme un instant, je vois bien que c’est le matin, qu’il faut que je vous écrive, car dès 1 heure je suis envahie, & minuit arrive sans que j’aie eu un instant de solitude. Vous allez être ennuyé des détails, mais vous me les avez demandés. Lord Grey deux grandes heures ! Le prince Esterhazy, Pozzo, Dedel (ministre de Hollande) Lady Flarrowby, Lady Carlisle, la duchesse comtesse de Sutherland, M. Granville jusqu’à 6 heures. Je montai alors en calèche avec la duchesse de Sutherland. Nous voulions faire le tour de Hyde park, mais nous n’avions pas fait deux cents pas que je me trouvais mal. Elle me ramena.
La vue de Londres est terrible pour moi. Je puis bien y être, mais non y regarder. Mon fils vient à 6 1/2. Je ne peux le voir à mon aise que pendant ma toilette à huit h. 1/2 on dîne : c’est détestable. Nous fûmes seuls, il n’y eut que lord Harrowby, & lord Grey & lord Morpeth, grand radical, excellent homme. Mes amis Torys ignorent encore mon arrivée. J’en suis bien aise. Je me sens si fatiguée que je n’ai plus de quoi leur montrer de la joie de les revoir. Cela viendra aujourd’hui & demain.
Au milieu de tout cela avez-vous pensé à Paris madame ? Oui monsieur, j’y ai pensé, toujours pensé.
Le contraste est grand mais je vous ai dit qu’il fait sur moi l’effet des ressemblances. Ah à propos, en montant dans l’appartement où se tient la duchesse le matin, le premier objet qui frappe ma vue est la gravure de M. Guizot ! Jugez ma surprise. Je me suis arrêtée. J’ai fixé mes yeux sur vos yeux.
Je vis ici dans une atmosphère très ministérielle ce qui fait que je ne m’avise pas d’avoir une opinion quelconque sur ce qui ce passe il est dans la nature des Whigs d’être très confiant. La Reine leur montre toutes les faveurs. Il est donc naturel qu’ils soient en pleine espérance, mais j’attends d’autres notions. Lord Grey se donne un grand mouvement pour faire entrer lord Durham dans le cabinet. Lui même lord Grey est aigre, mécontent, frondeur, & furieux d’être vieux. Je n’ai jamais rencontré personne qui convienne de ce chagrin plus naïvement que lui. C’est un vrai désespoir.
La voilà cette lettre. Quel plaisir qu’une première lettre, comme je lis vite, & puis comme je lis lentement, & puis plus lentement encore. Monsieur, que je vous remercie ! Il y a de hautes et nobles pensées dans les vers que me transcrivez, mais il y a une strophe un mot que j’aime plus que tout le reste. Nous avons découvert bien des ressemblances entre nous Monsieur. Mais il y a des impressions qui sont toutes différentes. Ainsi la poésie vous calme & vous élève. Moi elle m’élève bien ; mais si haut si haut que cela ressemble bien plus à du délire qu’à autre chose. Je la fuis donc la poésie. Je saurais lire sans danger il y a peu de temps encore. Aujourd’hui je la crains parce que je me crains. Monsieur je me connais bien, je voudrais bien vous expliquer ce que je suis, mais vous êtes si pénétrant, je n’en prendrai pas la peine. Cependant un homme sait-il bien comprendre le cœur d’une femme ? Je vous ai dit que j’en doutais quand il s’agissait de mes peines, qui doute bien plus pour le sentiment du bonheur. Il me semble que mon âme ne peut jamais suffire ni à la joie, ni à la douleur, que je vais mourir ou de l’un ou de l’autre par l’impuissance de les exprimer. Aujourd’hui j’étouffe ! Mais Monsieur de quoi vais-je vous parler ? Il y a presque du remord dans ce que je vous dis. Ici où une seule pensée devait m’absorber, je ne la retrouve plus distincte. Il y a un voile entre moi et mes malheurs. Toutes les circonstances passées sont devant mes yeux. Je me retrace tout, toute l’horreur de ces affreux moments. Et bien, Monsieur, aucune des sensations que ces souvenirs faisaient naître en moi il y a encore un mois, aucune ne m’atteint dans ce moment. Je ne pleure pas. Je ne me comprends pas. Il y a quelque chose qui m’arrête, qui me protège contre moi-même. Vous l’avez espéré pour moi, vous me l’avez prédit. Monsieur, quel bien vous m’avez fait ! Je vous en remercie à genoux.

Jeudi 6 juillet
Je renonce à vous raconter ma journée d’hier. Ma porte à été ouverte et mon salon n’a pas désempli depuis 1 heures jusqu’à 7. J’ai vu tout le monde Whigs, Tories, radicaux. Je sais les aimer tous. J’ai le cœur terriblement vaste. Vous allez me mépriser. Mais non Monsieur il ne faut pas faire cela. L’amitié me touche toujours de quelque part qu’elle ne vienne. J’aime tant être aimée ! Ces Anglais sont si sincères si simples dans l’expression de leur amitié. J’ai vu quelques yeux humides.
Oh pour le coup je ne résiste pas à cela. Mais j’étouffais matériellement, moralement, j’en recevais quelques uns dans le jardin, pour reprendre des forces. Enfin cela a fait un véritable levé. Je n’ai eu de tête à tête qu’avec lord Aberdeen, lord John Russell, lord Grey & lady Jersey. Tout le reste était cohue. Un immense dîner diplomatique. On m’avait donné la France pour voisin de droite. Cela m’a fait plaisir. Mais il est bien solennel M. Sebastiani & tout arrive bien lentement.
J’aime ce qui va vite. Si l’on tarde un peu à me répondre, je ne sais plus ce que j’ai demandé et cela m’est arrivé hier deux fois avec votre ambassadeur. Je trouve la diplomatie un peu en décadence. De mon temps, elle était un peu plus fashionable.
Jugez Monsieur qu’on me trouve bonne mine. Je ne comprends pas cela. J’ai été interrompue par une visite de deux heures de Lord Durham. Il a bien de l’esprit et il le sait. Il saisit et embrasse tout très vite. Il a le droit d’aspirer à beaucoup & à très haut. J’ignore si le droit se convertira en fait !
La Reine est tout à fait entre les mains de Lord Melbourne qui me parait user de sa position avec tact & intelligence. Il est plein de respect & de paternité pour elle. Elle a l’esprit ouvert, curieux, elle veut tout faire. Il n’y aura point d’intermédiaire entre elle et ses ministres. Elle travaille avec chacun d’eux. Elle s’informe, elle écoute, elle se fatigue à cela. On dit qu’elle en est maigrie ; sa santé est mauvaise. Elle ira fermer le parlement en personne. Elle fera à cheval la revue de l’armée, elle porte la plaque & le cordon de la jarretière. Elle veut faire tout, et tout de suite. On la contemple avec étonnement et respect. C’est un curieux spectacle à 18 ans !

Vendredi 7
J’eus hier matin encore une longue visite de Sir R. Peel, du duc de Wellington, lord Mulgrave, lord Grey, Pozzo. Je vous cite les têtes à têtes. Je ne veux pas vous ennuyer du reste. Peel est venu sur béquilles. Il a été en danger de perdre une jambe, & ceci était sa première sortie. Le duc est vieilli. Lord Grey est fort, bien avec l’un et l’autre. Il m’a dérangé hier. J’eusse aimé sa visite dans un autre moment. Il me semble qu’il se prépare ici bien de l’embarras. C’est lord Durham qui le créerait, mais je vous expliquerai tout cela une autre fois. Pour le moment lord Melbourne est tout puissant. Je fus dîner hier tête à tête avec lady Jersey. Il faisait encore jour lorsque je me rendis chez elle. J’ai fondu en larmes dans la voiture, mon pauvre cœur se brisait pendant un moment il n’y avait place que pour mes malheurs. Le bavardage de Lady Jersey m’a distrait, je la quittai de bonne heure pour aller voir lady Cowper qui revenait de la campagne, où elle était allé enterrer son mari. Elle se jeta dans mes bras en sanglotant. Il ne me faut pas de pareilles scènes. Aussi ne puis-je pas y tenir plus d’un quart d’heure. Je rentrai à 10 h. pour m’enfermer chez moi. Je me couchai. Mon fils vint me trouver encore, je n’avais pas pu le voir de tout le jour. Nous causâmes beaucoup ensemble de mon plus prochain avenir. Il se complique singulièrement.
J’ai reçu hier une lettre de mon mari qui me fait croire qu’au lieu de Kazan, c’est à Carlsbad qu’il va se rendre seul, pour sa santé ! Il cherchera surement à me donner un rendez-vous. Et ce que je désirais le plus vivement il y a quelques temps je le redoute aujourd’hui comme si cela devait finir ma vie. Monsieur, je me suis créé la plus grande félicité ou le plus grand malheur de mon existence. Je l’ai senti en me livrant au seul sentiment qui peut désormais la remplir. Dieu l’a mis dans mon cœur. Pourrait-il si tôt me livrer au désespoir ? C’était mon paradis à moi, je ne pouvais en avoir d’autre sur la terre. Que j’en ai joui ! Monsieur ma pauvre tête s’en va quand je pense à cet avenir qui peut être si beau ou si horrible. Puis-je vouloir du bonheur à tout prix ? C’est à vous que j’adresse cette question.
Dans ce moment on me remet une lettre & une carte de visite, laissés ici hier au soir par un voyageur. Je n’y étais pas lorsqu’il a passé. Il a promis de revenir ce matin, la matinée me paraîtra longue, éternelle jusqu’à ce que je le voie ! Quelle bonne, quelle douce surprise. Y aura-t-il beaucoup de voyageurs ? Comme je vais regarder celui ci avec tendresse.
Pendant que je vous écrivais ou m’a annoncé cette femme dont je vous ai parlé. Celle qui a vu naître & mourir les enfants, & que je n’avais plus revue depuis le lit de mort de mon Arthur ! Ah Monsieur quelle horrible souvenir ! Il dort en paix cet ange & moi je suis encore sur la terre pour pleurer. Je l’ai vue cette femme Nous avons confondu nos larmes. Le petit chien n’y était pas, il viendra un autre jour, il me fera pleurer aussi. Je n’ai pas tenu au delà de dix minutes. Je reviens à vous, dites-moi quelque douce parole Monsieur, consolez mon pauvre cœur. Adieu, quelle longue lettre !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
Ce n'est que dans cet instant, monsieur, que j'apprends l'affreux malheur qui vous a frappé. Parmi tous les témoignages de sympathie que vous allez recevoir au milieu d'une si grande infortune, me pardonnez-vous la vanité de croire que mon souvenir sera quelque chose pour vous ? J'ai acheté chèrement le droit d'entrer plus qu'aucun autre dans vos douleurs. Je cherchais des malheureux quand le ciel m'a si cruellement frappée. Si votre cœur en cherche à son tour, arrêtez votre pensée sur moi plus malheureuse cent fois que vous, malheureuse au bout de deux ans comme je l'étais le premier jour, et, à qui Dieu a cependant envoyé la force de supporter ses terribles décrets. Monsieur, vous m'avez bien occupée pendant vos longues angoisses. Aujourd'hui je regrette de n'avoir pas le droit de vous offrir autrement que par écrit l'expression de ma plus vive, ma plus tendre compassion et, permettez-moi d'ajouter, de ma plus sincère amitié.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique

La Princesse de Lieven prie Monsieur le ministre de l’instruction publique d’agréer ses excuses et ses regrets de ce qu’elle n’a pas pu profiter hier de l’invitation qu’il a bien voulu lui adresser. Son deuil l’empêche d’aller dans le monde. Elle a été très sensible au souvenir de M. Guizot et lui offre l’assurance de ses sentiments distingués.

Jeudi 21 janvier 1836
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