Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val-Richer, Jeudi 23 sept. 1852

Je trouve le discours du Président à Lyon très bien fait, le meilleur qu’il ait fait. On ne tire pas mieux parti de sa situation et de son nom. On ne fait pas mieux servir les faits passés aux intérêts présents. Toutes les paroles répondent à des dispositions instinctives du peuples, réelles et bien comprises. Je n’y vois qu’une faute ; c’est la malice contre la légitimité à propos de la statue équestre de Napoléon. Cela n’est ni grand, ni juste. Le gouvernement de Juillet a remis la statue de Napoléon sur la colonne de la place Vendôme, et Napoléon lui-même sous le dôme des Invalides. Cela vaut bien une statue équestre. J'étais ministre à l’une et l'autre époque et j’ai bien le droit de dire que jamais gouvernement ne s’est plus généreusement conduit envers la mémoire d’un prédécesseur dont les descendants restaient des rivaux. Cela m'amuse de prendre, en ceci, fait et cause pour la légitimité et de reporter sur elle le mérite des actes du gouvernement de Juillet. Mais je n’ai pas tort.
Au fond, ce n’est pas contre la branche légitime seulement, c’est contre les deux monarchies précédentes, contre toute la maison de Bourbon que l'allusion est dirigée, et là est l'injustice comme l’artifice ; à cela près, le discours est habile et a très bon air.
Voilà la guerre commerciale engagée entre la France et la Belgique. On vient. de doubler les droits d’entrée, sur les houilles et les fontes belges. La nouvelle négociation a donc tout-à-fait manqué. Cela peut devenir sérieux. Mais rien ne devient sérieux maintenant, rien du moins de ce qui peut aboutir à la guerre.
Je vous parle toujours des Feuilles d’Havas. Je suis frappé d’un petit article que je trouve dans celles d’hier, pour prendre le parti du Duc de Wellington contre les journaux qui l'ont attaqué, en attaquant l’article de l'Assemblée nationale. La défense est très convenable, de fond et de ton. On veut évidemment n'être point responsable des mauvais procédés et du mauvais langage envers l’Angleterre.
Vous ne lisez plus le Journal des Débats. Faites-vous lire pourtant, dans le numéro d’hier mercredi, un article de M. St Marc Girardin sur les Mémoires de Mallet Dupan. Très sensé, très spirituel et très piquant. Avez vous lu, ou du moins parcouru ces Mémoires de Mallet Dupan ? C'est, sans aucune comparaison, ce qui a été écrit de mieux sur la Révolution Française. C'est la vérité vue et entendue au milieu de la fumée et du bruit du canon.
Je ne vous parle que de discours et de journaux, et c’est à votre santé que je pense surtout. J'espère avoir ce matin de vos nouvelles, par vous et que vous me direz que vous recommencez à manger. Adieu, en attendant je vais faire ma toilette.

Onze heures
Voilà une lettre qui me fait bien plaisir. Mangez et dormez. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie, Mardi 18 Sept.1849 6 heures

Lisez dans la Revue des deux Mondes, du 15 sept un article de M. de Sainte Beuve (que vous trouviez si laid et avec raison) sur Madame de Krudener, et sur une Vie de Madame de Krudener que vient de publier, M. Charles Eynard. Cela vous amusera. Je suppose que la Vie même est amusante, et je vais me la faire prêter. En 1805, quand je suis arrivé à Paris Valérie me charmait. On me dit que j’avais tort, c'est possible ; mais je conserve de Valérie, un souvenir agréable que les révélations de M. Eynard et les demi-moqueries, de M. de Ste Beuve, ne détruiront pas.
Je viens de faire une grande promenade dans la forêt de Broglie, moitié en voiture avec la princesse de Broglie et mes filles, moitié à pied avec le duc et son fils, sur un bon gazon et sous de beaux hêtres. Nous avons beaucoup plus pensé à l'art qu'à la nature, et à un art très difficile, celui de changer les constitutions, sans y toucher, et de défaire légalement la légalité. Le Duc de Broglie m’a exposé, pour cela. Un plan très ingénieux et, au fond, très praticable quoi qu'un peu subtil. Il y a des moments où les hommes veulent absolument qu'on leur donne, pour faire ce qu'ils ont besoin et envie de faire, des raisons autres que le franc bon sens. Il ne faut pas leur refuser le plaisir. Voici le problème. On veut refaire une légalité autre que celle qui existe, sans sortir de celle qui existe. S’il vous vient de votre côté, à l’esprit, quelque bon expédient, envoyez-le moi, je vous prie.

Mercredi 19-10 heures
Décidément le Mercredi est le jour où je vous aime le mieux. Vous avez bien fait de me dire ce que Lord John vous avait dit du duc de Broglie. Cela lui a fait plaisir. Une ou deux fois, dans sa dernière ambassade Lord John a été sa ressource contre Lord Palmerston, et une ressource efficace. Two letters at once. C’est dommage qu’elle ne le soit pas plus souvent. Je suis convaincu que vous avez raison : vous vous amusez mutuellement sans vous changer. Je vois que le Globe dément formellement la révocation du Gouverneur de Malte Est-ce aussi là un effet de Lord John ?
La question allemande est maintenant la seule à laquelle je pense sérieusement. Il y a vraiment là quelque chose à faire quelque chose de nouveau et d’inévitable. Il vaut la peine de tâcher de comprendre et de se faire un avis, Pensez-y aussi je vous prie, et mandez-moi ce que vous apprendrez ou penserez. Je suis bien aise de ce que Collaredo vous a dit de Radowitz. Je suis enclin à attendre de lui une bonne conduite, et à lui souhaiter du succès. Il m’a paru n'être ni un esprit fou, ni un esprit éteint. Il n’y a plus guères que de ces deux sortes là. La maladie de M. de Falloux retardera ou rendra insignifiants les premiers détails de l'Assemblée. J’ai cru d'abord qu’il lui convenait d'être malade ; mais il l'est bien réellement. Un visiteur arrivé hier soir ici dit que les derniers orages ont fait du bien au choléra, c’est-à-dire contre le choléra à Paris. Les cas diminuent et s'atténuent. Cependant on retarde de huit jours la rentrée eu classe des Collèges pour ne pas faire revenir sitôt les écoliers, Guillaume restera huit jours de plus au Val Richer. Que fait M. Guéneau de Mussy ? Reste-t-il encore un peu à Londres ?
Adieu, adieu. Je travaille avec un assez vif intérêt. Cela me plaît de concentrer, en un petit espace tout ce qu’une grande révolution peut jeter de lumière sur les autres. Je persiste à croire que s’il faisait très clair, il y aurait moins d'aveugles. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 19 sept 1850

J’ai fait vingt lieues hier pour ne trouver qu'une seule des personnes que j’allais chercher. Peu m'importe ; ma visite est faite. C’était une visite, non seulement de convenance mais de conscience. Les Banneville ont été très bien pour moi dans les plus mauvais jours quand beaucoup d'autres étaient mal, ou tremblaient d'avoir l’air d'être bien. Je suis très fidèle à ces souvenirs. J’ai rencontré dans ma vie beaucoup d’ingrats et de lâches, mois toujours aussi quelques cœurs reconnaissants et courageux ; et quelques uns de ceux-là suffisent pour faire oublier beaucoup des autres et sauver l'honneur de l'humanité.
Je comprends qu’on s'inquiète à Berlin de Cassel et de Darmstadt ; mais j'ai quelque penchant à croire qu’on fait autre chose que de s'en inquiéter. Ces désordres des petits états Allemands, cette incurable impuissance ou sottise des petits Princes, servent au fond les vues de la Prusse et poussent vers elle les populations. L’ambition prussienne est craintive, mais obstinée. Le Gouvernement de Berlin a peur pour lui-même, mais sans cesser de convoiter le bien d'autrui. Je ne crois pas qu’il excite les insurrections badoises, hessoises ou autres, mais je doute qu'il s'en afflige à tout prendre, il en espère plus qu’il n’en craint.
Il m’est venu ces jours-ci assez du monde de mes environs ; mais je n'ai rien à vous en dire. Grande stagnation des esprits comme des faits. Grande prospérité de l’industrie et du commerce qui ne demandent que le statu quo. Grande détresse de l'agriculture qui voudrait bien un changement, mais qui n'ira point au devant. Les légitimistes voient cela ; ils ont le sentiment que eux seuls ils ne peuvent rien ; je ne dis pas seulement rien faire mais rien tenter ; quand on le leur dit, ils en conviennent sur le champ. Et pourtant ils parlent, ils s'agitent comme s'ils pouvaient et faisaient quelque chose. Cela leur fait grand mal dans le pays ; leur agitation incommode ; leurs paroles déplaisent. C’est un grand art que de savoir se tenir tranquille et se taire. Les partis n’ont jamais cet art là ; surtout les partis qui sont à la fois nobles et faibles. Ils se remuent et bavardent pour oublier un peu leur impuissance.
Soyez tranquille ; je n'oublierai point que c'est moi qui ai au la première idée de René de Fleischmann, et qui ai pris l'initiative. J’ai envie qu’en fin de compte la chose réussisse. Mais je ne puis ni ne veux forcer la main aux intéressés. Quant à la dot, je vous ai dit au premier moment, mais à vous seule, ce qu’il en pourrait être dans l'avenir avec quelques bonnes chances de famille ; mais quand il a été question d'en parler à d'autres, j'ai été très précis ; 10,000 liv. de rente en se mariant, et 5 ou 6000 de plus assurées. Cela est très exact.

10 heures
Merci de votre soin à recueillir pour moi toutes les nouvelles, grandes ou petites, tristes ou gaies. Je serais bien curieux de savoir si Thiers à réellement passé par Paris pour aller à Richmond. Je n’y crois pas. Ce serait, de la part de Richmond le symptôme d'une politique plus à part et plus hardie, que je ne le suppose. Je crois au travail constant, mais hésitant, embarrassé, timide et ménageant tous les avenirs. Adieu, adieu., adieu.
Ma fille Pauline ne sera à Paris qu'après-demain matin samedi. Elle en partira dimanche soir. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Jeudi 30 octobre 1851

Hier soir, vers onze heures, le Roi Louis Philippe, signait, il y a onze ans, le Cabinet du 29 octobre. Il a duré sept ans et quatre mois. Quand reverrons-nous quelque chose qui dure autant. J’ai bien l'orgueil du passé, mais il ne me console pas des tristesses du présent. Mon esprit, est partagé entre deux pressentiments, très divers ; celui de mon bon sens qui me fait croire au retour de la monarchie et d’un ordre à peu près semblable à l'ordre que nous avons vu ; celui d’un instinct obscur qui me fait entrevoir, dans ce qui se passe, le commencement d'un état social très nouveau, point glorieux, et pourtant grand et fort, point solide et pourtant toujours à peu près le même, point d'avenir, mais chaque jour se suffisant à lui-même assez du moins pour ne pas être le dernier jour, une décadence à la fois agitée et monotone et durant des siècles.
Je suis très préoccupé de ce qu'on fera de ce qu'on doit avoir déjà fait à Claremont. Et non pas sans inquiétude. Ce sera inconcevable et impardonnable. Mais je crains qu’ils ne craignent qu'on n’exploite ce qu’ils feront, pour les lier plus qu’ils ne veulent être liés. Ils trouveront peut-être quelque biais indirect et disgracieux pour s'acquitter strictement. La poste de ce matin m'en apprendra peut-être quelque chose.
Je trouve toujours qu'on ne sait pas tirer parti, contre Lord Palmerston de ses démarches et de ses paroles. Sa réponse à Fortunato est un acte d’insolence effrontée vraiment, sans exemple. Si, en Angleterre même, l'opposition faisait bien comprendre au peuple anglais ce qu'il y a de frivolement pervers et de dangereux, en définitive pour l'Angleterre elle-même, dans ce patronage affiché, indistinct, de tous les ennemis de tous les gouvernements du continent, je suis convaincu que le peuple Anglais comprendrait et finirait par le trouver mauvais. Mais l'opposition attaque en passant, tel ou tel acte de Palmerston et ne fait point de charge à fond contre l'ensemble et le caractère permanent de sa politique ; et le peuple anglais croit que Palmerston est une espèce de grand patriote anglais, uniquement préoccupé, comme Lord Chatham ou M. Pitt, de la grandeur de l'Angleterre et à qui l'on ne peut reprocher que ce qui se pardonne toujours, la passion de l’égoïsme national. C’est cet absurde mensonge qu’il faudrait mettre en lumière. Je souffre toutes les fois que j'en vais manquer l’occasion.
On m'a envoyé, hier le récit des derniers moments de la Dauphine. C'est beau, précisément parce que ce n'est pas orné du tout. Son testament est admirable de simplicité et de vérité, me disant, ni plus, ni moins que ce qu'elle pensait, et sentait réellement. Cette phrase-ci surtout me frappa : " à l'exemple de mes parents, je pardonne de toute mon âme, et sans exception, à tous ceux qui ont pu me nuire et m'offenser demandant sincèrement à Dieu d’étendre sur eux sa miséricorde aussi bien que sur moi-même, et le suppliant de m'accorder le pardon de mes fautes. "
Il y a de sa part, une charité et une humilité Chrétiennes vraiment sublimes à se confondre ainsi elle-même avec ses bourreaux, et à implorer en même temps, pour eux et pour elle, le pardon de Dieu.

Onze heures

Je ne suis plus préoccupé que de vous. Vous faites bien de rester dans votre lit ; mais il faut que votre lit vous repose. Enfin, j'y verrai moi-même dans quelques jours. Hélas, la présence n’est pas la puissance. Adieu, Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 8 Août 1852

Je rentre dans nos habitudes ; je ne numérote plus. C’est un petit travail de chaque matin.
La translation à Brompton est un triste symptôme. On envoie là les [?] dont on n'espère plus grand chose, et qui ne sont pas assez forts ou assez riches pour être transportés à Pise où à Madère. On dit que l’air y est plus doux, et plus égal que dans Londres. Il y a un bal hôpital for consumption.
Pauvre Fanny ! Je suis toujours plus touché de la mort de ceux qui sont jeunes, et qui n’ont pas connu les douceurs de la vie.
Un de mes amis dont vous connaissez le nom, M. Moulin m'écrit : " Mon avis a toujours été et est qu’il ne faut pas abandonner les fonctions de représentation locale quand elles sont gratuites, électives et qu’on peut les conserver ou les obtenir sans trop d'effort."
J'aurais vivement mécontenté par la conduite contraire mon vieux canton de La Tour d'Auvergne que je retrouve fidèle à toutes mes fortunes aujourd’hui comme après 1848, et qui va probablement me réduire à la presque unanimité. J’ai compris d'abord les instructions de Venise comme moyen de modérer l'ardeur du parti légitimiste à se porter vers les fonctions publiques dont il a été si longtemps privé, mais je ne m'explique pas l’insistance avec laquelle, on vient de les reproduire à la veille des élections des conseils généraux. En Auvergne, elles n'ont reçu, elles ne reçoivent aucune exécution ; pas un légitimiste ne s’est retiré ; tous les légitimistes de nos conseils électifs vont y rentrer. Comme nous ne sommes pas un pays de grande propriété, le parti ne peut avoir influencé que par le patronage des intérêts locaux ; il perd toute autorité, toute importance s'il se retire sous sa tente, et sa retraite inspire plus de sarcasmes que de regrets.
Je suis bien aise que Cromwell vous amuse. Je vous en envoie sous bande un exemplaire. Cela a été inséré dans la Revue contemporaine, et ne se vend point séparément. On m'écrit que cela fait quelque bruit à Paris, et j'en juge par la fureur avec laquelle Emile Girardin l’attaque dans la Presse. Les amis du Président, ont tort de s'en fâcher. Cela n'a été écrit, ni pour lui, ni contre lui. J’ai pensé à son oncle en l'écrivant, à lui pas du tout. Il est vrai que l'allusion subsiste à la seconde génération, et que la conclusion est que Cromwell fit bien de ne pas se faire Roi. Si j'étais l’un des conseillers du Président, je lui conseillerais de faire comme Cromwell, qui mourut dans son lit, à Whitehall tranquille, et puissant. Mon conseil déplairait probablement, ce qui n'empêcherait pas qu’il ne fût bon.
Adieu. Je passe mon temps à me promener et à causer avec mes Anglais qui ont l’air de se plaire ici. Ils me quittent, le 15, et je pars le même jour pour aller près de Caen marier M. de Blagny. Je rentrerai chez moi le 13 pour n'en plus bouger. Adieu, adieu.
J’espère que la lettre de ce matin me dira que vous avez marché.

11 heures
Malgré votre lettre, j'adresse encore à Dieppe, Pour vous, je crois que vous serez mieux à Paris d’autant que les chaleurs de l'été me semblent passées. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Lundi 30 Août 1852

J’ai dîné hier à Lisieux avec l'Évêque, son clergé et les gros bonnets de la ville. Le clergé toujours bienveillant, pour le président. Les laïques sans enthousiasme pour l'Empire et craignant qu’il n’amène la guerre. Tout le monde sensé dans un horizon bas et court. La conversation ne s’arrêtant pas sur la politique et cherchant, d’un sentiment général à se porter ailleurs ; tantôt sur les questions économiques, tantôt sur les questions religieuses. C’est un assez amusant spectacle que de voir ces bourgeois au fond très peu dévots quoique respectueux essayer de prendre intérêt à la querelle des auteurs chrétiens et des auteurs païens, aux citations des pères de l'Eglise, et à la tenue des synodes des prêtres du diocèse.
Avez-vous lu un article du Globe sur les affaires d'Orient, France and Turkey, bien fait et curieux ? Il me paraît que le renvoi de Rachid Pacha, s'il est sérieux ne tournera qu’à votre profit. Plus on ira, plus on sentira la faute d'avoir relevé solennellement cette question des Lieux Saints. La politique de la France en Turquie depuis vingt ans est un tissu d'inconséquences et d'étourderies.
J’étais moi-même dans cette mauvaise voie, en 1840, jusqu'à mon ambassade en Angleterre. J’ai essayé d'en sortir de 1840 à 1848 en me tenant tranquille en Orient, et en n'y traitant aucune question que de concert soit avec la Porte elle-même, soit avec toutes les grandes puissances Chrétiennes quand il fallait agir contre la Porte, c’est-à dire sur la Porte, malgré elle. Il n’y a pas autre chose à faire, tant qu’on ne sera pas décidé à fondre, avec du canon, la cloche. de ce pauvre Empire. On s'en apercevra. pour la seconde fois, lorsqu’on se sera mis, pour la seconde fois, dans quelque mauvais pas, comme il nous est arrivé en 1840 à propos de Mehemet Ali.
Le Moniteur, est un peu embarrassé à parler convenablement du déplacement du monument élevé au Duc d'Enghien dans la chappelle de Vincennes. C’est une pauvre raison à donner de ce déplacement que la nécessité de faire plaisir aux artistes " en rétablissant la symétrie des belles lignes architecturales du temple bâti par St. Louis. " Une phrase sur " le respect qu’on doit à la cendre des morts " n’est pas une compensation suffisante. Il ne fallait pas toucher du tout à la cendre de ce mort-là. Elle brûle encore et brûlera toujours quiconque y touchera.
Pourquoi M. de Persigny est-il à Londres ? Est-ce, comme, on l’a dit, pour le traité de commerce qu’on a tout récemment démenti ? J’ai peine à le croire. Il y a là des intérêts puissants, et auxquels il est aussi imprudent de toucher qu'au monument du Duc d'Enghien

11 heures
Voilà le facteur et le général Trézel qui m’arrivent à la fois. Je n'ai que le temps de vous dire Adieu, et adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val-Richer, Mercredi 22 sept. 1849
9 heures et demie

Je suis dans mon Cabinet depuis six heures. Je n'ai pas encore mis le pied dans le jardin quoiqu’il fasse un soleil superbe. Je suis plongé dans mon histoire de la révolution d'Angleterre. Notre temps me sert beaucoup plus pour la comprendre qu’elle ne m'éclaire sur notre temps. Personne, ne me croirait si je disais que je cherche bien plutôt dans le présent des lumières sur le passé que dans le passé des allusions au présent. C'est pourtant très vrai.
Savez-vous un effet qu’on n’a pas prévu ? Il est très probable que ces bruyantes et innombrables démonstrations dont les journaux sont remplis, feront l'Empire ; mais en le faisant, elles l’usent d'avance. On en aura trop entendu parler quand il sera proclamé. On attendra et on demandera autre chose.
Le Constitutionnel allait avant hier au devant des craintes qu'inspirent déjà ces autres choses ; il promettait un Empire qui ne serait pas l'Empire, qui ferait des sociétés de crédit foncier et des chemins de fer une monarchie pacifique et bourgeoise. C’est trop de bruit pour arriver là. Il fallait attendre plus patiemment la nécessité de la monarchie ; elle serait venue, et elle serait venue plus tranquillement, sans blaser d'avance et sans exciter outre mesure. J'en reviens toujours, au chancelier Oxenstiern, qu’il y a peu de sagesse, même dans ce qui réussit !
C'est probablement par mauvais vouloir pour Lord Douro que le Duc de Wellington n’a pas fait de testament ; il a voulu que son second fils, qu’il aime mieux, et qui a des enfants, ont la moitié de sa fortune. Peel et Wellington, jamais les fils n'ont moins ressemblé aux pères ; le contraste est choquant.
Je suis convaincu qu’il y a de la faute des pères en cela, et que des enfants vraiment bien élevés, et en intimité avec leur père, n'en sont jamais si loin, quelque différente que Dieu ait fait la pâte, de toutes les jalousies, celle de père à fils est la seule que je ne comprenne pas du tout. Je ne conçois pas de plus grande satisfaction que de se survivre, et de la perpétuer soi-même dans ses enfants. J’ai pourtant vu de grands exemples de cette jalousie là, et dans de bien frappantes occasions.
Je vous quitte pour faire ma toilette. Je suis impatient de savoir Aggy revenue.

Onze heures
Je remercie Aggy de ses quelques lignes, quoiqu’elles me chagrinent. J’espère qu’un peu de nourriture vous relèvera de votre abattement. Le temps mou et pluvieux paraît vouloir casser ; peut-être qu’un air plus sec et plus vif vous vaudra mieux. Adieu, Adieu, en attendant demain. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Vendredi 24 sept 1852

J’aurais voulu être là quand Montalembert s’est trouvé entre Fould, et Hackeren ; j’aurais tâché de le faire rester, un quart d’heure du moins, et nous nous serions amusés. Soignez-le un peu. Je me reproche, dans le passé, de n'avoir pas tenu assez de compte de lui, même comme adversaire. Par ses bon côtés, comme par ses faiblesses, il est de ceux sur qui on peut toujours agir. Du reste je suppose qu’il ne fait, en ce moment, que traverser Paris.
Avez-vous lu, dans les Débats d’hier, l'article de John Lemoinne sur le Duc de Wellington ? Il n’y a pas le good sens, mais il y a l’intelligence du good sense et de la grande folie. Tout comprendre sans bien juger, c’est une qualité française ; John Lemoine la possède à un degré peu commun et il écrit avec un certain éclat familier qui plaît au moment où on lit. Je ne crois pas du tout que les Princes aient acheté le Times. Ce serait beaucoup trop cher pour leur bourse et pour leur goût.
Dit-on qui ira dans l’Inde à la place de Lord Dalhousie ? Je vois dans les journaux anglais qu’il reviendra au terme de son temps, malgré son envie de doubler le relai. J’avais toujours cru que Lord Palmerston finirait par là, pour arranger ses affaires ; mais Lady Palmerston n'ira pas dans la patrie du choléra. Et lord Derby, sera-t-il chancelier de l’université d'Oxford ? Ce serait très convenable. Qu'y a-t-il de vrai dans l’entrevue de Bulwer avec le cardinal Antonelli et dans sa demande de la communication des pièces du procès Murray ?
En fait d'impertinences, il ne faut faire que celles qui sont de bon goût, et qui réussissent. Rome a fait d'énormes fautes, depuis quelque temps, dans ses rapports avec l’Angleterre ; il ne faudrait pas que l’Angleterre en fit beaucoup de son côté pour lui rendre ses avantages. Un italien n’a que son esprit pour se défendre contre un Anglais ; mais il en a toujours assez pour cela, même quand l’Anglais en a.

Onze heures
Vous voyez que j’avais remarqué Bulwer et Antonelli. Je suis bien aise que vous ayez vu le duc de Noailles. Vous aurez causé avec lui comme nous avons causé dans notre dernière promenade au bois de Boulogne. Adieu, adieu. Moins vous me parlerez de votre santé, plus je croirai que cela va bien. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 31 Juillet 1849 7 heures

Qu'aurez-vous fait ? Où êtes- vous ? Comment êtes-vous ? Je ne puis pas penser à autre chose. J'espère que vous serez allée à Brighton. J'en ai eu hier des nouvelles. Sir John Boileau y est. Il parle du bon état de l’endroit, de la bonne disposition de ceux qui y sont, sans doute le choléra n’y est pas. Et la peur que vous avez du choléra m'inquiète autant que le choléra même. Quand je l’ai eu en 1832. Mes médecins, Andral et Lerminier, ont dit que, si j'en avais eu peur il aurait été bien plus grave. Je n'en avais point peur. Que je voudrais vous envoyer ma disposition ! Et aujourd’hui mardi, je n'aurai même pas de nouvelles de ces nouvelles déjà vieilles de 48 heures. J’espère que vous aurez vu M. Guéneau de Mussy. Il me paraît bon pour donner un bon conseil et de l’appui, aussi bien que des soins. Je serais étonné s’il ne s’était pas mis complètement à votre disposition. Demain, demain enfin, je saurai quelque chose. Quoi ?
Dearest, je veux parler d’autre chose. Voilà l'Assemblée prorogée. Avec une bien forte minorité contre la prorogation. Je doute que ce soit une bonne mesure. Dumon, qui va venir me voir, m'écrit : " Vous êtes arrivé au milieu d’une crise avortée. Le Président ne fera pas son 18 Brumaire dans une inauguration de chemin de fer et l’Assemblée n'a d’énergie que pour aller en vacances. Le parti modéré n'a ce me semble, que les inconvénients de sa victoire. A quoi lui serviront les lois qu’il fait si péniblement ! Est-ce le mode pénal qui nous manque ? Mais déjà les dissentiments percent, dans la majorité. Elle se divise comme si elle n’avait plus d'ennemis. Je crains bien que le parti légitimiste ne soit avant longtemps, un obstacle à la formation, si nécessaire du grand parti qui comprendrait les libéraux désabusés, les conservateurs courageux, et les légitimistes raisonnables. Il a bien bonne envie d'exploiter à son seul profit, cet accès de sincérité qui fait faire depuis huit jours tant de confessions publiques, et il semble disposé à marchander l'absolution à tout le monde, sans vouloir l'accepter de personne. Tout ce que je vois, tout ce que j’entends dire me donne une triste idée de la situation du pays. Avec l'économie sociale d’une nation civilisée nous avons l’état politique d’une nation à demi barbare. L'industrie et le crédit ne peuvent s’accommoder de l’instabilité du pouvoir ; la douceur de nos mœurs est incompatible avec sa faiblesse. Nous ne pouvons rester tels que nous sommes ; il faut remonter ou descendre encore. Notre faiblesse s'effraie de remonter ; notre sybaritisme s'effraie de descendre. Il faut bien pourtant ou travailler pour le mieux, ou se résigner au pis : tout avenir me semble possible excepté la durée du présent. Je ne crois pas que la prolongation (je ne dirai pas la durée) du présent soit si impossible. Le pays me paraît précisément avoir assez de bon sens et de courage pour ne pas tomber plus bas, pas assez pour remonter. On compte beaucoup, pour le contraindre à remonter sur l’absolue nécessité où il va être de retrouver un peu de prospérité et de crédit qui ne reviendront qu’avec un meilleur ordre politique. Je compte aussi, sur cette nécessité ; mais je ne la crois pas si urgente qu’on le dit. Nous oublions toujours le mot de Fénelon : " Dieu est patient parce qu'il est éternel. " Nous croyons que tout ira vite parce qu’il nous le faut, à nous qui ne sommes par éternels. Je suis tombé dans cette erreur-là, comme tout le monde. Je veille sans cesse pour m’en défendre. Je conviens qu’il est triste d'y réussir ; on y gagne de ne pas désespérer pour le genre humain ; mais on y perd d’espérer pour soi-même.
Dîtes-moi qu’il n’y a plus de choléra autour de vous et que vous n'en avez plus peur, je serai content, comme si j’espérais beaucoup, et pour demain.

Onze heures Je n'attendais rien de la poste et pourtant. il me semble que c’est un mécompte. Adieu, adieu, adieu, dearest. God bless and preserve you, for me ! Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Vendredi 1er oct. 1852

Un spectateur sensé m’écrit d'Avignon : " Tout s’est très bien passé ici ; au moin 100 000 âmes ; peu de cris, sauf de la part des gendarmes et des membres du Corps législatif ; mais l’absence d'enthousiasme ne laissait pas à sa place le moindre air de mécontentement. Quant aux rois et au barrières des communes des campagnes, c'était Louis-Napoléon et qu'elles demandaient ou saluaient. Le Prince avait fort bon air, gracieux et d’un accès simplement bienveillant. Notre ciel brillant, notre beau fleuve, notre rocher, nos créneaux et nos quais couverts de monde, tout cela ferait une grande fête. "
Evidemment, il n'y a point eu de discours à Marseille ; seulement la réponse du président à l'Evêque. Il aurait tort de faire un autre discours ; il ne paraît pas si bien qu'à Lyon. D'ici au fait de l'Empire, il n’y a plus de place pour des paroles.
Le Roi Léopold doit être bien embarrassé. Un ministère ainsi renversé de l’épaisseur d’un cheveu est difficile à remplacer. Le Cabinet nouveau sera évidemment obligé de dissoudre et de faire des élections. Peut-être lui donneront elle, une meilleure majorité. En tout cas ceux qui tombent ne sont pas regrettables. Ils ont rendu service en Février 1848.
Le lac français est une de ces hâbleries dont les Français se repaissent, et qui sont à la fois ridicules et compromettantes. L'Empereur Napoléon a mis celle-là en circulation, et elle pèse sur vous depuis. Je l’ai ouvertement attaqué un jour à la Chambre des Députés et on a beaucoup murmuré, à peu près autant que lorsque j'ai maintenu le mot sujets dans une Monarchie.
Les Américains ont beaucoup de ces hâbleries là, et les Anglais eux-mêmes, en ont eu ; j'en trouve pas mal du temps de Cromwell. Il faut un bon sens et un bon goût très développés pour que les peuples y renoncent.
Voici le plan qu’on m'envoie de Paris quant à l'Empire. Le Président abrège son voyage de trois jours. Il sera à Paris, le 18. La Sénat ne sera pas convoqué officiellement, mais il sera là. Il se réunira spontanément et portera au Président. Le sénatus consulte déjà rédigé par M. le Premier président. Trop long. Aussitôt après le Sénatus consulte, on fera l’appel au peuple pour battre le fer pendant qu’il est chaud.
Mardi soir, chez vous, M. Fould promettait 10 millions de vous. Est-ce bien cela ?

Onze heures
Je n’ai rien à vous dire qu'adieu. Je vois que vous croyez toujours que le Président ne reviendra que le 16. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Vendredi 8 oct. 1852

Fould annonce la politique qu’il prêche. Je ne doute pas qu’il ne donne de bons conseils, et je souhaite qu’il les fasse prévaloir. Je ne suppose pas que Heeckeren conseille la mauvaise politique ; mais probablement, il la prévoit, et il prend ses mesures pour y être prêt. Je vois que, pendant que le voyage suit son cours, les pétitions pour l'Empire vont leur train. On en annonce 521 dans le seul département du Pas de Calais, 51 000 signatures, dans celui de la Marne & Commencez-vous à y croire ?
Je comprends que M. Hogier donne sa démission du poste de Paris ; après les dernières publications de l'Indépendance belge, il lui est difficile de vivre en bons rapports avec M. Drouyn de Lhuys, et les deux partis ne sont pas assez également fortes pour rester l’une devant l'autre en mauvais rapportss comme nous étions, lord Normanby et moi. Je penche à croire que cette mauvaise humeur officiellement affichée sont le commencement de quelque chose de pire.
Avez-vous des nouvelles d’Ellice et compte-t-il toujours venir à Paris à Noël ? Il aura, je suppose, un peu plus d’embarras à être toujours de l’avis de son petit ami, car Ellice est très pacifique et ne se soucie pas de se faire de mauvaises affaires.
J’avais ici hier un petit anglais fort obscur et assez intelligent, traducteur de mes ouvrages en Anglais, qui m’a dit que l'opinion publique en Angleterre était toujours très malveillante, et que le Times, la suivait bien plus qu’il ne la poussait.
J’ai eu avant hier à dîner les gros bonnes négociants et manufacturiers de Lisieux, tous contents et présidentiels, acceptant l'Empire sans le désirer. Les agriculteurs eux-mêmes commencent à être un peu contents ; leurs denrées se vendent mieux.
Je suis vraiment très fâché pour vous du départ de Kisseleff. Je suis moi-même bien plus tranquille sur vous quand il est là. La petite Princesse va donc mieux puisqu’elle sort. Adieu, Adieu.
J’espère que l'ouragan a cessé à Paris, comme ici. C’est un temps qui ne vous vaut rien. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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5 Val Richer, Mercredi 1 Juin 1853

Si j’avais besoin d'être confirmé dans ma sécurité, le Journal de Francfort me rendrait ce service. Evidemment vous le dictez. Il indique déjà à la Porte un moyen de sortir d’embarras en réclamant de vous pour l'indépendance de sa souveraineté, des stipulations qui compenseraient le droit de protection que vous lui demandez pour l'Eglise grecque. Réciprocité très illusoire, mais qui sauverait la dignité apparente et faciliterait la transaction. Ce moyen-là ou tout autre certainement on en trouvera un, avant ou après quelques coups de canon.
Entre les cent raisons qui m'ont décidé à ne jamais rechercher ni accepter aucune affaire ni aucun avantage d’argent, j'ai toujours compté pour beaucoup celle-ci ; conserver en tous cas la pleine liberté de mon jugement et de mes actions. L'argent, c’est les fers aux pieds et aux mains, et à l’esprit.
La rentrée du Roi Léopold à Bruxelles est aussi belle que son entrée à Berlin et à Vienne. Les discours des Belges, laïques ou ecclésiastiques, ont un caractère de satisfaction sensée, et vraie qui me plaît beaucoup. Il y a deux sortes de mensonges publics qui me donnent des nausées, ceux où l'on ne trompe personne et ceux où l’on se trompe soi même. Rien de semblable ici. C’est un pays et un Roi content l’un de l'autre, et qui ont raison.
Je ne m'étonne pas que vos grandes Duchesses n'aillent plus en Angleterre, ni à Vichy. Je lis dans les feuilles d'Havas des articles plus aigres, sur vous qu’il n’est, à mon avis, nécessaire ni convenable. L'Empereur d’ici à certainement dans cette affaire, un avantage, sur le vôtre ; il serait de meilleur goût, et plus habile d’en profiter pour se montrer courtois et bien disposé en général. C'est la seule espèce de revanche qui soit digne et qui serve. A coup sûr, le Duc de Gênes ne part pas de Paris content du corps diplomatique. Je comprendrais Hübner ; mais je ne comprends pas Cowley.

Onze heures
Je suis charmé que votre fils vous accompagne de bonne grâce. Je vous souhaite le retour du beau temps ; il est bien mauvais depuis hier. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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18 Val Richer. Vendredi 17 Juin 1853

J’ai grand peine à ne pas vivre tout-à-fait dans le 17e siècle au lieu du 19e. Je viens de dater cette lettre de 1653. C'est là que j'en suis avec Cromwell, au moment où il chasse le Parlement.
Je suppose que vous trouverez l'Allemagne très occupée de votre occupation des Principautés. C'est là que la question se transporte. C’est là du moins qu’on s'efforce de la transporter. Le petit travail des journaux du gouvernement pour le décharger de tout embarras m'amuse. Quand l'affaire de Lieux Saints a été finie, ils ont dit : " La question française est vidée, il n’y a plus qu’une question Européenne ou la France n’a plus que sa part " Maintenant, ils disent : " Puisque la Russie déclare qu’elle se barrera à occuper les Principautés, sans faire la guerre à la Porte, il n’y a plus à vrai dire, de question Européenne ; ceci n’est plus qu’une question allemande, c’est à l'Allemagne de savoir si elle veut que la navigation et le commerce du Danube passent tout à fait dans les mains de la Russie. Vous me direz si l'Allemagne est disposée à se charger ainsi seule du fardeau.
Il y a entre la politique de mon temps et celle qui lui a succédé cette différence que l’une à besoin de placer l’intelligence publique trop bas et que l’autre avait besoin de la placer trop haut.
Je vous suppose établie d’hier à Ems Bayrischer hof. Garderez-vous votre fils Paul un peu de temps ? Je le voudrais pour vous et aussi pour lui. Sa société vous est agréable et je crois que la vôtre lui est bonne.
Je ne comprends pas Hélène Kotschoubey de venir à Paris dans cette saison, à moins que ce ne soit pour s'y arranger pendant qu’il fait beau et y passer l'hiver prochain.
Je n’ai absolument rien de Paris depuis votre départ. Personne n’y est plus, que mon petit ami qui me dira bien de temps en temps quelque chose. Je ne sais pas quand Duchâtel et Dumon reviendront de leur voyage, l’un à Vichy, l'autre dans le midi. Le Duc de Broglie a été content de son séjour à Claremont. Les Princes très sensés et bien disposés ; mad. la Duchesse d'Orléans toujours la même ; il n’a point eu de conversation sérieuse avec elle. Le comte de Paris en grand progrès d’intelligence, de taille, de manière et d’apparences fermes et franches. Puisque vous aurez passé un jour plein à Bruxelles, vous y aurez vu du monde intéressant.

Midi
Je n’attendais pas de lettre aujourd’hui. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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30 Val Richer, Lundi 11 Juillet 1853

Je suis charmé que Hübner et Hatzfeld vous rassurent, quoiqu'ils n'y réussissent guère. Leur avis vaut bien quelque chose, car ils seraient certainement très effrayés s'ils n'étaient pas tranquilles.
La lettre de votre correspondant est vive ; et cela m'a plu. J’aime qu’on soit capable de passion en gardant, son jugement libre et sain. Mais rien ne prouve mieux que cette lettre dans quelle mauvaise affaire vous êtes engagés là, et mal engagés ; vous faites entrevoir, comme dernier moyen à votre usage, le soulèvement // des chrétiens et la destruction de l'Empire Ottoman, c’est-à-dire la révolution en Orient. Voilà donc l'Europe entre deux révolutions, celle d'Orient qui est dans vos mains et que vous feriez au besoin, et celle d'Occident qui est dans les mains de l'Empereur Napoléon, et qu’il ferait sans doute aussi vous voyez bien qu’il faut absolument sortir de la voie qui mène là. Ce n’est pas une situation digne de votre Empereur. Il ne peut pas pratiquer une politique telle qu’elle puisse le mettre dans la nécessité de devenir un révolutionnaire.
Certainement on croit toujours, à Londres, qu’on arrivera à une solution pacifique. Le renvoi répété de la discussion dans les deux Chambres prouve plus que les prédictions de Greville. Voilà du reste l’entente cordiale de la France et de l'Angleterre solennellement déclarée par Lord Palmerston. Je ne me refuse pas le plaisir d’un retour sur moi-même ; si je n'ai pas réussi à fonder la monarchie de 1830, j’ai bien réussi du moins à fonder sa politique extérieure, car elle lui survit et se maintient à travers toutes les révolutions. démocratiques, ou impériales. // Avez-vous des nouvelles de votre fils Alexandre est-il remis de son indisposition ?

10 heures et demie
Le facteur ne m’apporte de lettres de nulle part. C'est rare. Adieu. Adieu. J’espère que vous avez, comme moi, retrouvé le beau temps. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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56 Val Richer. Lundi 5 Sept 1853

Il y a aujourd’hui trente sept ans que M. de Cazes, Pozzo, le chancelier et moi nous étions ravis du succès de plusieurs notes que nous avions rédigées pour Louis XVIII, et qui l’avaient décidé à dissoudre la Chambre introuvable de 1815. La France à peu près entière était aussi ravie que nous. Qui pense aujourd’hui à la chambre introuvable et à l'ordonnance du 5 septembre ? Il y a pour les événements, un mauvais moment ; c’est celui, où ils ne sont plus du présent, et pas encore du passé ; il faut vivre dans la politique ou dans l’histoire. Y a-t-il quelque chose de vrai dans ce que racontent les journaux sur la rencontre de l'Empereur d’Autriche et de la princesse Bavaroise à Ischl, et sur la soudaineté de ce mariage ? Tous les hommes, les Allemands plus que d’autres ont envie d’un peu de roman partout. C'est un signe de folie chez un peuple que d'en vouloir trop ; c’est un signe de décadence morale de n'en plus vouloir du tout.
Parle-t-on du remplacement de ce pauvre Garibaldi, et par qui ? Si les gens de Mazzini tentent encore, comme il paraît des conspirations à Rome, cela servirait-il, ou non, auprès du Pape, les désirs de l'Empereur Napoléon ? Le temps qui s'écoule ôte de la chance à ces désirs comme de la valeur à leur objet. Il y aurait quelque chose d'étrange et presque de ridicule à être sacré Empereur longtemps après l'être devenu. Il faut que le ciel et la terre concourent, en même temps aux grandes choses ; Dieu ne peut pas y venir quand on n’y pense plus, et comme un ornement de surérogation. Au lieu de questions de loin nous causerons la semaine prochaine, je compte, sauf obstacle imprévu, partir d’ici, samedi soir 10, et être à Paris, Dimanche matin. J'espère vous trouver reposée, Sauf les diplomates, vous n'avez, ce me semble, ni causeur, ni informateur en ce moment. Fould et Morny sont absents. Il vous faut quelqu’un de ce côté-là. Adieu, adieu. Voici ma réponse à Marion.

Onze heures
Ni moi, non plus comme de raison, je n’ai rien de nouveau à vous dire. On me dit qu’en effet les Anglais en général sont assez noirs. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 30 oct. 1853

Voilà donc des coups de canon. Je ne connais pas assez les localités pour savoir ce qu’ils valent comme opération militaire ; il paraît que vous avez pris l’initiative. Je serais étonné si vous ne laissiez pas aux Turcs l’embarras de passer le Danube, et de venir vous attaquer dans les Principautés. Militairement cela semble sensé, et politiquement, c’est beaucoup mieux pour vous. Les Turcs ne peuvent soutenir longtemps la guerre offensive. L’article du Moniteur est calmant et pacifique. Mais je ne m'explique pas la nomination du général Baraguey d’Hilliers, sinon par l'Empire des services personnels, abstraction faite de toute politique. Du reste la Bourse et Galignani disent que le Moniteur n’a pas fait sur tout le monde la même impression que sur vous et moi.
Je suis frappé de la froideur et de l’ennui des journaux Anglais sur cette affaire. C'est ce qui arrive des questions factices. Quand le bavardage a jeté son feu, et qu’il faut en venir à l'action sérieuse, il n’y a plus rien, et en voudrait bien n’y plus penser.
J’ai quelque peine à écrire ce matin. Je suis pris, dans l’épaule, d’une douleur rhumatismale assez vive quand je fais un mouvement. Je connais cela. J'en ai été atteint un jour où j’avais à parler à la Chambre des Paires, et j’ai parlé quand même, l’épaule et le cou de travers. Je n'ai plus besoin de si maltraiter mon mal. Cela passera avec quelques frictions et deux ou trois jours.

Onze heures
Voilà une lettre qui me déplait beaucoup. Mais vos impressions sont bien en contradiction avec cette suspension momentanée des hostilités dont les journaux m’apportent le bruit. Je ne crois pas à l'attaque dans la mer Noire. Que tout cela est fou et triste ! Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie. Lundi 17 sept 1849 8 heures
Vous êtes devenue d’une grande intimité avec Lord John. Vous le voyez tous les jours. C’est très bien fait malgré son attachement à Kossuth. Lady John mérite que vous causiez avec elle. Elle a assez d’esprit pour se plaire avec ceux qui en ont plus qu'elle. Et son mari is very uxorious. Je me figure que si j’avais été là Madame de Metternich n'aurait pas. retenu cette expression de sa colère contre Lord Palmerston qu’elle vous a soustraite. Vous voyez ce que j'en pense. Je regrette que son mari devienne si ennuyeux. Les décadences me déplaisent toujours. Soyez tranquille ; je ne redeviendrai pas doctrinaire. Fatuité à part, je ne voudrais pas redevenir rien de ce que j’ai été. Je crois que ce serait déchoir. Redevenir jeune en restant ce que je suis à la bonne heure. Et si je ne me trompe, vous en diriez autant. J’ai écrit hier une longue lettre à Lord Aberdeen. Et aussi à Claremont.
M. Dufaure fait en ce moment une chose qui fera plaisir au Roi. Il a demandé au duc de Broglie de présider une commission chargée d'examiner et de trier tous les papiers enlevés aux Tuileries après Février et déposés aux archives générales. " Il est temps, dit-il de trier ces papiers, et de rendre à la famille royale, ce qui lui appartient. Le Duc de Broglie a accepté, comme de raison. Les journaux légitimistes qui m’arrivent ce matin me frappent assez. Ils détournent leur parti de l'attaque contre le Cabinet au retour de l'Assemblée. C'est M. de Falloux qui fait cela. Il n’espère pas refaire à son gré le Cabinet nouveau, et il aime mieux maintenir celui-ci, où il est plus gros qu’il ne serait avec Molé et Thiers. En tout les légitimistes travaillent plus encore que tout autre parti, à ajourner les grosses questions. Il ne se sentent pas en état de profiter des solutions. Ils veulent pénétrer plus avant dans le pouvoir sous le manteau de la République. Sans compter qu'ils sont comme des affamés qui depuis longtemps n'approchaient pas de la table, et qui ne veulent pas risquer la part qu’ils sont en train de reprendre du gâteau. J'ai lieu de croire qu'il y a eu entre les deux branches de la famille royale quelques paroles même quelque démarche réelle de réconciliation, pour arriver du moins aux apparences de la réconciliation. Les légitimistes se vantent de quelque chose parti de Claremont. Pouvez- vous sonder un peu ce qui en est ? Par la Duchesse de Glocester, ou la Duchesse de Cambridge, ou les aboutissants légitimistes ?
Est-il vrai que vous laissez en Hongrie 40 ou 50 000 hommes ? Je ne puis pas mettre la moindre importance à Céphalonie. J’en suis fâché pour ces pauvres grecs, qui certainement seront rudement punis. Les Anglais sont d'admirables égaux et de terribles maîtres. Avez-vous remarqué deux grands articles des Débats, l’un sur l’Autriche l’autre sur la Prusse ? Je serais assez curieux de savoir ce qu'en pense M. de Metternich s'il pouvait ne pas vous le dire si longuement.
Adieu, Adieu. Je ne sais rien de précis. Mais je suis sûr que le Cabinet est plus content de ses nouvelles de Rome. Adieu. Je ramasse toutes les petites choses que j'ai à vous dire ; mais je ne vous dis pas les grandes, c’est-à-dire la grande. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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10 Val Richer, Mardi 21 Juillet 1846 4 heures

J’ai expédié mon courrier et mes visites. Je me suis promené une heure. Je vous reviens. Vous vous promenez probablement aussi dans la forêt. Mes bois ne sont pas si bien percés, ni si grands. A quelle heure placez-vous vos deux promenades ? Vous ne devez plus souffrir de la chaleur. Il fait frais ici ; un peu de pluie tous les jours. En tout, une température agréable. Pas assez chaude pour mon goût. Surtout pas assez lumineuse. J'aime le ciel brillant et pur, qu’il n’y ait que de la lumière, de l’espace éclairé entre nous et les régions inconnues. Les nuages me déplaisent. C’est de la boue en l’air. Ce n'est pas là sa place. De mon origine méridionale, je n'ai conservé que certaines dispositions, certaines préférences matérielles celle-là surtout. Le caractère, le naturel moral des populations du midi ne me plaît guère. J’aime mieux les populations du Nord, du semi, nord s’entend. Elles ont plus de good sens, de mastliness, de consistency et de délicatesse. L'inconséquence toujours imprévue et la familiarité grossière des méridionaux me déplaisent souverainement bien que spirituelles et amusantes. Mais le ciel, le ciel ! Il n’y a de ciel que dans le midi.
Je repense à la lettre de Lady Palmerston. J’en suis frappé comme vous. Point de confiance ni d’en train. Que dites-vous de la quasi-nouvelle de Brougham. Palmerston leader des Protectionistes dans les Communes ? Je n'y crois pas. Brougham n’y croit pas. Surtout, il n'en veut pas. Mais il ne repousse pas cela absolument. Avec la confusion des Partis et l’inconsistency hardie de Lord Palmerston, tout est possible. Vous avez raison. Le prochain Parlement ramènera Peel. Et par conséquent Aberdeen, quoiqu’il en dise aujourd’hui. Pourquoi, ce humboy inutile ? Je lis nos journaux ici bien plus attentivement qu'à Paris. En avez-vous plusieurs à St Germain, et lesquels de l’opposition ? Je les trouve bien froids, et décolorés, et déroutés au fond, malgré la violence et la grossièreté de leurs injures. Evidemment le parti n'espère pas grand chose des élections. Je ne me fie point à son propre découragement, même sincère, au découragement du parti de Paris, des meneurs et des journalistes. Je suis convaincu que sur les lieux, dans chaque arrondissement parmi les hommes qui ont réellement la main à la pâte électorale, il y a beaucoup plus d’ardeur, et que rien ne manque à leur travail, et qu’ils trouvent dans les préjugés, dans les habitudes, dans les penchants critiques, et radicaux des masses beaucoup plus de moyens d'action et de chances de succès qu’on ne le croirait d'après les journaux du centre. Je n’ai donc pas une pleine confiance bien s'en faut. Cependant j’en ai. Ce sera un grand succès s’il arrive. Aussi grand que nouveau. Et la question bien personnelle, bien posée sur mon nom. Il n'y a que vous au monde avec qui je me laisse aller aux satisfactions orgueilleuses. Plus je vais plus mon orgueil devient intérieur et a moins besoin de paraître. Il est ridicule de le montrer avant, subalterne de le montrer après. Mais à vous, je montre tout.
Mercredi 22, 8 heures
Je me suis levé tard. J’ai éternué. L’humidité est, l’inconvénient de ce pays-ci. Pour peu que je me promène après dîner, mon cerveau s'en ressent. Ce n’est rien du tout, comme vous savez ; seulement un peu d'ennui. J’attends mon courrier. Adieu, en attendant. 9 heures Voilà votre lettre. Courte, mais tendre ; et pas de mal d'yeux et pas d’abattement ; les deux maux que je crains le plus. De quoi s'avise Mad. Danicau d'être malade ? Le courrier ne m’apporte rien d'ailleurs. Sinon beaucoup de signatures à donner. Toujours bonnes nouvelles électorales. Adieu. Adieu. Adieu G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°59. Dimanche 15. 4 heures

Moi aussi, j’ai envie de me distraire. Si j’étais la lettre, si j’habitais où elle habite, l’idée ne m’en viendrait même pas. Si seulement je vous écrivais à mon gré, à mon libre gré ! Mais je ne sais, depuis trois jours, notre correspondance, la vôtre comme la mienne votre N° de ce matin par exemple me suffit moins que jamais. Décidément, je ne serai content que le 31. Votre excursion en Portugal est venue bien à propos. J’y pensais ce matin même en m’habillant, et je pensais tout ce que vous me dites. J’aime ces harmonies imprévues. Oui, la politique Anglaise est bien tombée. Ce n’est pas la seule. Je suis dans une veine de grand dédain. C’est la consolation des oisifs ; je sais cela. Pourquoi me la refuserais-je ?
Je me rappelle il y a quelques années, en 1833 en 34 nous admirions, entre gens d’esprit, la vertu du gouvernement représentatif qui portait les gens d’esprit au pouvoir. Il me prit un remords de notre arrogance ; et je prédis qu’un jour, pour nous en punir, nous serions écartés, des Affaires précisément comme gens d’esprit, et par des adversaires dont le titre serait d’avoir moins d’esprit que nous, moins de talent que nous, moins de courage que nous, d’être des médiocrités enfin, comme dit Lord Aberdeen, la médiocrité a des droits immenses, surtout quand l’esprit démocratique prévaut. Droite précaire pourtant car l’esprit démocratique a beau être petit les affaires des peuples sont grandes, et ne se laissent pas longtemps rabaisser autant que le voudraient ceux à qui toute grandeur déplaît. Et il faut bien que tôt ou tard la taille des hommes se rajuste à la taille des affaires. Au fond Madame, je n’ai pas perdu mon arrogance. Je suis toujours sûr que le pouvoir appartient aux gens d’esprit, aux plus gens d’esprit, et qu’il ne peut manquer de leur revenir. Mais nous passons si vite, gens d’esprit ou non ! Nous avons si peu le temps d’attendre !
Je trouve ceci dans une lettre que je recevais en Octobre 1821, il y a seize ans « J’ai toujours vu tourner à ton profit, les retards même que tu n’aurais pu prévenir. Je te crois du bonheur. Cette croyance serait un enfantillage si elle ne se fondait sur ce que je le crois destiné à quelque chose en ce monde. Je sais bien cependant combien sont vains nos jugements sur les voies de la Providence. Je sais que dans sa terrible magnificence, elle peut créer et faire croître un homme supérieur pour le service d’un dessein, d’une idée destinée après d’infinies transformations à porter son fruit dans quelques milliers d’années. Je sais qu’elle peut fonder l’accomplissement de ses moindres vues sur la destruction de ses plus beaux ouvrages. Et c’est là ce qui m’épouvante sur notre petitesse, bien plus que l’immensité des cieux, le nombre et la grandeur des étoiles. Et pourtant, mon ami, j’ai sur toi, pour toi, de la confiance, beaucoup de confiance. »
Combien il faut que j’en aie en vous, moi, pour vous montrer ainsi toutes choses, tout ce qu’il y a pour moi de plus intime, non seulement dans le présent, mais dans le passé ! Mais, puisque je l’ai cette confiance, pourquoi ne vous la montrerais-je pas ? Pourquoi ne verriez-vous pas vous ce que m’écrivait sur moi-même, il y a seize ans, une âme bien noble et bien tendre ? Eh bien, cette sécurité qu’elle avait sur mon avenir, et qui la rendait patiente, même dans les plus mauvais temps, j’en ai moi-même un peu pour mon propre compte. Je me crois appelé à quelque chose qui en vaut la peine, appelé à relever quelque peu la politique de mon pays à faire rentrer dans des voies un peu régulières, et hautes les esprits et les affaires. Je ne me crois pas au bout de ce que je puis faire en ce sens. Et voulez-vous que je vous dise ? Vous avez beaucoup ajouté à ma tranquillité d’esprit. Vous m’avez donné de quoi attendre. Avant le 15 juin, ma patience était de la philosophie, de la vertu. Aujourd’hui je n’ai nul besoin de vertu, de philosophie. J’ai le fond de la vie. La broderie viendra quand elle voudra. Je la désire. J’y compte. Mais je l’attends et je l’attendrai sans le moindre effort, avec bien moins d’effort qu’il ne m’en faut pour attendre le 31 octobre. Me voilà bien distrait, n’est-ce pas ?

10 heures
Pourquoi enverriez-vous à M. de Lieven votre lettre au comte Orloff ? Pourquoi celle-là et pas les autres ? Il faut, ce me semble les lui envoyer toutes ou aucune. Et je ne vois point de bonne raison de les lui envoyer toutes. Après son procédé vous avez bien le droit de faire vous-même vos affaires sans lui en rendre compte. Si vous deviez gagner quelque chose à lui tout montrer à la bonne heure ; mais vous n’y gagneriez rien. Point de mystère et point de confiance, lui annoncer toutes vos démarches, et ne point lui en raconter les détails, qu’il sache ce que vous faites et demeure pourtant dans l’incertitude sur ce que vous dites qu’il y ait pour lui à votre égard, de la publicité et de l’inconnu, voilà, si je ne me trompe, ce qui vous convient, comme attitude, et aussi pour le succès.
J’ai bien recommandé, et je recommande de nouveau à M. Génie de vous porter lui-même mes lettres ou de vous les faire porter par quelqu’un de très sûr, qui vous les remette tout simplement ou les remporte s’il ne peut vous les remettre. Je n’ose cependant vous garantir toujours l’adresse, le tact. Donnez-moi à cet égard vos dernières instructions. Voulez-vous que j’use souvent ou rarement de ce moyen? J’ai grand peine à croire que M. de Lieven vienne à Paris, sans en avoir reçu l’autorisation formelle et je doute qu’on la lui envoie sitôt. L’affaire traînera davantage. On vous répondra. On disputera. On essaiera quelque nouveau procédé. Du reste, je ne sais ce que je dis. Vous connaissez ce monde là mieux que moi.

11 heures
’aime le N°60. J’aime beaucoup le N°60. J’aimerais encore mieux le pendant de la lettre. Ah ! Si je l’avais ! Si jamais nous nous séparons encore, il faudra que je l’aie. Mais je ne penserai plus, le 31 à aucune séparation. Adieu, Adieu. Adieu comme dans la lettre. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
265 Du Val Richer, Vendredi soir 13 Sept 1839 9 heures

Vous avez bien tort de ne pas savoir dicter. C’est une habitude qu’il faudrait toujours prendre quand on est jeune. Vous pourriez sans fatigue employer une ou deux heures le soir à recueillir vos souvenirs, ce qui vous a occupée ou amusée dans votre vie. Vous vous en amuseriez encore. Je me promets bien de le faire un jour pour mon compte. A défaut de dictée ne vous conviendrait-il pas qu'une personne un peu intelligente, une femme, une jeune fille vint vous lire le soir quand vous êtes seule et que vos yeux sont fatigués ? Je vous trouverais cela, soit par moi-même d’ici, soit par Génie. Votre solitude me pèse inexprimablement. Chagrin même à part, je suis choqué comme d’une absurdité, que vous soyez seule quand il y a dans le monde, et pas au bout du monde, quelqu'un qui se plaît tant à être avec vous.

Samedi matin 6 h et demie
Je me suis couché hier de très bonne heure. La vie que je mène ici est parfaitement calme et très occupée. Je donne à mes enfants presque tout le temps que je ne passe pas dans mon Cabinet dès que je suis seul, je lis ou j'écris. Rarement il fait assez beau pour que je reprenne mes grandes promenades solitaires. Quand le soir arrive, je suis comme mon fermier qui a labouré tout le jour ; j’ai envie de dormir.
Je vois, dans mes nouvelles de l'Intérieur que la conférence sur les affaires d'Orient pourrait se tenir à Constantinople, que la Porte le demande. Je croyais cette idée tout-à-fait abandonnée. Elle avait été d'abord suggérée par vous. En entendez-vous parler de nouveau ? Que dit-on de la déconfiture de D. Carlos? S'achemine-t-on à petit bruit vers la reconnaissance de la Reine Isabelle ? Certainement, il y a là un dernier coup à donner, pas bien fort, et sans guerre aucune, qui terminerait l'affaire d’Espagne comme on a terminé celle de Belgique, et ferait rentrer toute la Péninsule dans l'ordre européen. Mais vous verrez qu'on laissera encore traîner. Les événements n’arrivent plus aujourd'hui qu’à condition d’arriver tout seuls. Les hommes ont abdiqué. Il n'y a plus que Dieu qui gouverne.
Aimez-vous la lecture des voyages ? Vous avez là, je crois, les lettres de Jacquemont sur l’Inde. Mais ce que vous n’avez certainement pas lu, c'est le Journal même de son voyage, qui se publie par livraisons, avec de grandes images et dans un très beau caractère, Ouvrage très spirituel, et plein d’intérêt. Voulez-vous le lire quoiqu'il ne soit pas fini ? On peut très bien faire, cela pour un voyage qui n’a ni commencement ni fin, et où chaque jour se suffit à soi-même. Si vous en avez envie, dites à Génie de le faire prendre chez moi dans ma chambre à coucher, parmi les livraisons non reliées. Les cahiers détachés ne sont pas bien commodes à manier ; mais du moins la lecture ne vous fatiguera pas les yeux. Je voudrais chaque matin, vous envoyer d’ici de quoi remplir votre journée.

9 heures
La lettre de votre frère est très bien. C'est le moins possible. Mais la brièveté douce et froide convient en pareille occasion. Faites la partir tout de suite et dormez. En vérité, je m'indigne de penser qu’il dépend de telles sottises de vous ôter le sommeil. Je suis charmé que M. Jennison, soit plus traitable. Adieu. Adieu. Il n'y a de bon adieu que ceux qui ne finissent pas. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°111 Samedi 25. 7 heures

Voulez-vous lire tout l’ouvrage de Mad. Necker ? Je le ferai porter chez vous. Ce qu’en citaient hier les débats est en effet très beau, et il y a beaucoup de très beau, surtout dans ce denier volume que je n’ai fait que parcourir. A 70 ans, on fait mieux d’écrire cela que d’être amoureux d’une petite fille de 17. Je suis très ennuyé de partir demain pour Caen. Rien n’est pire que ce qui dérange sans plaire. Ne trouvez-vous pas qu’on s’impose une multitude de devoirs et de chaines parfaitement gratuits ? Et puis, quand on y regarde, on s’aperçoit qu’on néglige aussi une multitude de devoir et de soins qui feraient très bien si on s’en donnait la peine. Que de fois, en rencontrant dans ma vie, un embarras, une lutte, un ennemi, j’en ai reconnu l’origine dans une visite omise, une lettre restée sans réponse, que sais je ? C’est bien difficile et bien ennuyeux d’être attentif pour les gens et les choses dont on ne se soucie pas. Il le faut pourtant.
J’ai essayé hier, contre la tristesse le remède qui m’avait réussi contre le mal de dents. J’ai travaillé assidûment toute la matinée. Avec peu de succès. J’écrivais pourtant pour mes enfants, cette histoire de France que je veux leur raconter moi-même. Je le leur ai dit. Ils en ont sauté de joie autour de moi pendant un quart d’heure. Leur joie m’a encore attristé. J’avais eu cette idée il y a quinze ans ; pour mon fils. Je la reprends aujourd’hui pour ces trois petits. Que de choses qu’on reprend, qu’on renoue, qu’on recommence ! Toute ma vie m’est revenue à l’esprit. C’est bien ma vie. C’était bien moi. Et tout cela n’est plus ! Et toute cette immense part de moi-même a disparu ! Et je vais comme si j’étais tout entier ! Et j’ai encore soif de ce vase rempli et brisé tant de fois ! Ah, nous sommes de misérables créatures ? Nous ne pouvons conserver, & nous ne savons pas nous passer. Jeunes, nous nous épuisons à désirer et à espérer. Vieux, nous nous fatiguons à regretter et à désirer encore. Et les joies perdues sont pour nous comme si elles n’avaient jamais été. Et elles nous gâtent celles qui nous restent. Et celles qui nous restent ne nous empêchent pas de rechercher avec passion celles que nous n’avons plus comme si nous n’en avions pas eu notre part. Notre cœur est sans reconnaissance envers Dieu, sans équité envers les autres, insatiable dans son égoïsme. Je donnerais je ne sais quoi pour vous guérir de votre douleur. Et votre douleur me ramène à la mienne. Et la mienne me distrait de la vôtre. Je suis triste et mécontent de moi-même. C’est trop.
J’ai peine à croire que Mad. la Duchesse d’Orléans se soit trompée d’un mois. D’après ce qui me revient de l’intérieur de sa maison, on attend réellement d’un moment à l’autre. Du reste, c’est bien absurde, de moi de vous en parler d’ici. Vous entendez surement rabâcher tout le jour, sur ces pauvres petites nouvelles là Devinez à quoi je passe ma soirée depuis quatre jours. A coller avec de la gomme sur de grands cartons et dans de grands cadres que j’ai fait faire exprès, les portraits de tous les rois de France d’abord, ensuite de tous les députés à l’assemblée constituante. J’ai 72 portraits de Rois et 530 portraits de députés défaiseurs et faiseurs de Rois. Je veux garnir de cette collection, à la fois loyale et insolente, ma salle à manger et mon vestibule. Je fais cela avec l’aide de Mad. de Meulan, et un peu de mes enfants. Cela vaut bien vos grandes pensées.

10 heures
Ma lettre n’est pas propre à changer votre mauvaise disposition. Je voudrais trouver quelque chose à vous dire qui fût bon à écrire à M. de Lieven. Je ne trouve rien. Il y a de l’irrémédiable en ce monde. Quand il en aura fini avec le grand Duc, quand il sera oisif et seul peut-être alors sentira-t-il quelque besoin des autres, de vous, de ses enfants. Et intérêt seul, à ce qu’il me semble, peut agir, sur lui. Adieu. Je suis bien aise que Pahlen soit de retour. Il vous remplira quelques moments. Parlez-moi toujours de vous, toujours. Et toujours adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°149 Jeudi 4 octobre, 7 heures

J’ai dîné avec vous chez Salomon. Quelle chute que celle de ce nom ? Le plus spirituel, le plus hautain, le plus aristocrate des Rois, celui dont la mémoire est restée en orient à côté de celle d’Alexandre devenu le Turcaret d’une race proscrite et vous racontant, en mauvais allemand, ses joies de parvenu ! Et puis vous avez raison : il y a des joies naturelles, qui restent aux proscrits et qui sont belles et touchantes, même sur la tête des Turcarets les plus ridicules. Et ces joies, qui sont pour tous et toujours bonnes, la Providence les refuse ou les enlève quelques fois à ceux qui les méritent le mieux et qui en jouiraient le plus noblement. Quel mystère que la destinée de chacun de nous, cette impénétrable intention d’une volonté inconnue qui nous conduit à travers les ténèbres, et dans ces ténèbres tantôt nous caresse, tantôt nous frappe, sans que nous puissions ni prévoir ni comprendre le bien ou le mal, la faveur ou le coup ! Quand je suis en bonne disposition, ce sentiment de notre situation à tous, aveugles sous une main cachée, ne m’est point pénible, car je suis soumis et confiant ; je marche la tête haute et le cœur tranquille sans rien voir et sans rien pouvoir. Mais dans les mauvais jours, dans les heures faibles, soit pour moi-même, soit pour ceux que j’aime, je succombe sous ce fardeau sans limite comme je ferme les yeux, je prends ma tête dans mes mains, comme pour me cacher et me soustraire à cette mystérieuse et irrésistible Puissance. Oui vous dites vrai, vous êtes bien seule. Vous êtes faite pour n’être pas seule ; vous avez le cœur très ouvert, très vif pour ces affections et ces joies intimes, de tous les moments, Gnimhich und Gnimhich, qui sont le vrai, le seul bonheur. Et vous êtes bien seule. J’y pense sans cesse.
Laissez-moi vous dire tout ce que je pense. Pour ce bonheur-là comme en toute chose, vous êtes délicate, difficile ; vous  ne savez vous contenter de rien de médiocre. Si le médiocre, le commun pouvait vous suffire vous l’auriez, vous l’avez. Il vous reste un mari, des enfants. Vous pourriez, avec ces liens tels quels, avoir un intérieur tel quel, comme tant d’autres. Mais vous n’acceptez pas ce que d’autres acceptent ; vous ne supportez pas ce que d’autres supportent. Vous répudiez ce que d’autres gardent. Vous résistez quand d’autres cèdent. Vous ne consentez jamais à descendre, à vous abaisser à vous mutiler ni dans vos instincts, ni dans vos jugements ni dans vos désirs, ni dans vos plaisirs, ni dans vos douleurs. Ne soyez pas autrement ; n’essayez jamais d’être autrement. C’est votre nature, c’est votre supériorité, si rare et si charmante. Quand vous le voudriez, vous n’y pourriez pas renoncer. Ne le veuillez jamais. Ce serait une abdication, une profanation. Mais c’est là ce qui fait que vous êtes seule. Dites-moi que vous n’êtes pas seule quand vous êtes avec moi. Vous vous le rappelez ; c’est ce que je vous ai promis.

9 h 1/2
J’ai aussi un soleil superbe. Réunissons-nous dans ce soleil qui brille sur tous deux. Je me suis promené hier toute la matinée. J’en ferai autant aujourd’hui, mais à pied et avec mes enfants. J’ai vu Rogers une fois ; mais je ne le connais pas. J’ai vu beaucoup de gens que je ne connais pas. Vous savez que je ne suis pas curieux. Le curiosité ne me vient qu’après autre chose. Je suis curieux de savoir comment sera Marie. Je voudrais bien que vous n’eussiez pas là une tracasserie de plus. Adieu. Le temps marche et me pousse vers vous. Adieu. Adieu. Si je m’en croyais, je ne finirais pas. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°155 Mercredi 10 oct.. 7 h. 1/2

Voici la proposition que je viens de recevoir. Il paraît qu’il y a des gens qui ont envie de fonder une nouvelle religion, de faire, dans le catholicisme et le Protestantisme, une nouvelle réforme. Ils m’ont écrit pour me proposer d’être leur Pape. Le Maréchal de Brissac, montrant un jour le crucifix à son fils enfant lui disait : " Regarde bien Timoléon, voilà ce qu’on gagne à vouloir changer la religion de son pays. Je n’ai encore gagné que la proposition d’être Pape. A la vérité je ne veux point changer la religion de mon pays, et n’ai rien fait pour cela. Je me suis borné à en parler très respectueusement. " Un autre Monsieur, qui est Juif et s’appelle M. Salvador vient de faire un gros livre pour prouver que le Christianisme est fini, et qu’il faut revenir au Judaïsme en l’accommodant à notre temps. Il m’écrit aussi pour me conjurer d’engager avec lui une polémique, afin qu’à nous deux nous vidions cette grande querelle. Est-ce que j’ai dit assez de sottises pour attirer vers moi ceux qui en font ?
J’ai eu un moment l’envie de vous engager à lire les écrits de Mad. Guyon. Il y a quelquefois des choses très touchantes, très pénétrantes, très belles, qui auraient bien été à la disposition de votre âme. Mais j’ai rouvert le livre, et je ne vous en ai pas parlé C’est trop fou. Vous avez la combinaison la plus difficile à satisfaire, beaucoup d’imagination et beaucoup de bon sens, l’âme tendre et l’esprit positif, ce qui met sur le chemin de la folie et ce qui en écarte. Et puis les livres n’ont pas grand pouvoir sur vous. Il vous faut des actions et non pas des paroles. J’ai pensé à tout cela cette nuit, ne dormant pas. C’est pourquoi je vous parle.

Je viens de me lever. Le temps est admirable. Le soleil achève de dissiper un brouillard qui roule en s’en allant, sur les bois et sur les prairies. L’air et ma vallée sont pleins de mouvement, et d’un mouvement où la bonne cause triomphe. Dans une heure tout sera charmant autour de moi. Une longue promenade ensemble sous ce soleil brillant, dans cet air frais, nous ferait plus de bien à tous deux que tous les livres du monde. On dit que Louis Buonaparte est parti de Suisse. Convenez qu’il est difficile de faire plus ridiculement sa volonté et de moins bien finir une affaire qu’on finit. Si nous vivions dans un temps où les esprits fussent un peu exigeants, un peu hauts, il y aurait là de quoi perdre un Cabinet. Mais nous sommes à une époque de bon marché, comme on dit. On veut un gouvernement bon marché. on s’en contente à bon marché. Le salon de la Terrasse est-il bien arrangé ? On n’a rien changé dans le petit cabinet, n’est-ce pas ? Verrez-vous beaucoup les Holland ? Sont-ils à l’hôtel de Bath ? Que c’est ennuyeux de vous faire des questions ! Quand je serai là, je saurai tout.

10 h.
Je suis charmé que votre monde vous soit arrivé. Nous causerons ce soir. Adieu. On m’attend en bas pour je ne sais combien de petites affaires. Adieu Adieu. Dormez donc. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°85 Broglie Jeudi 12 3 h 1/2

Je passe ici la journée. Je retournerai demain chez moi. J’attends votre lettre de ce matin. On me l’enverra de Lisieux. Je dois l’avoir ce soir. Demain, en passant à Lisieux j’en trouverai une autre. Vous n’aurez point de dérangement non plus.
J’ai trouvé ici quelques personnes ; des députés du département qui y sont venus dîner avec moi ; tous les d’Haussenville possibles deux générations ; il me semble qu’on recommence à attendre la troisième. Le Duc de Broglie est arrivé hier matin, quelques heures avant moi. Il avait dîné la veille chez Lord Granville. Quoiqu’il soit peu bavard & moi peu questionneur, j’ai trouvé moyen d’avoir de vos nouvelles. Mais je voulais mieux. Je suis ici à sept lieues plus près de vous.
Je suis rentré dans cette maison avec émotion. J’y ai été très heureux. Il n’y a pas, dans ce parc, un coin que je n’aie visité avec quelqu’un de cher, de très cher, mon fils le dernier. Nous sommes encore là, la maison et moi rien que nous. J’ai le cœur plein, plein de choses qui vont à vous. Vous seriez bien ici, certainement bien pour quelque temps. Les maîtres sont bons simples, le cœur droit et haut. La vie est facile et assez bien arrangée Je cherche quels conforts vous manqueraient. On m’a donné l’appartement qu’on vous donnerait au rez de chaussée. Il fait un temps magnifique, trop chaud pour vous. Mais l’air est animé et les ombres du parc très épaisses. J’en ai fait le tour ce matin, à huit heures et demie. Il faut quarante minutes. Je n’aurais pas mis plus de temps avec vous. Vous marchez d’un bon pas. Mais nous nous serions arrêtés en causant. Nous nous arrêtons bien quelques fois sur le trottoir de la rue de Rivoli. Charmant trottoir !
En fait de politique, le Duc de Broglie ne m’a rien rapporté sinon le grand émoi du Cabinet, et même plus haut que le Cabinet, sur les triomphes du Maréchal Soult. C’est plus qu’on ne demandait. Et tout d’ailleurs très impérial jusqu’au vin. On n’en rit que du bout des lèvres. On croit des prétentions énormes et près de se mettre au service du parti qui leur promettra le plus. On ne songe plus du tout à lui comme simple Ministre de la guerre. On a offert ce portefeuille, là au Général de Caux qui l’a refusé. On restera comme on est.

11 heures du soir
Votre lettre n’est pas encore venue. On me dit que le courrier de Lisieux arrive le matin et que je l’aurai demain à 9 heures. J’y complais pour aujourd’hui. Il me semble que le mécompte m’est encore plus désagréable qu’il n’eut été au Val-Richer. Ce lieu, les impressions que j’y ai retrouvées tout ce qui semblerait devoir me distraire de vous m’en rapproche. Adieu. Je vous dirai bonjour demain en me levant, car cette lettre-ci partira avant que j’aie la vôtre. Probablement vous êtes déjà couchée. Vous dormez, j’espère. Adieu, Adieu.

Vendredi, 8 heures
Lady Granville part demain. Je ne puis vous dire combien je la regrette. Quel temps doivent- ils passer à Aix ? Je donnerais quelque chose de bon, comme on dit pour être un jour derrière un rideau quand vous causez avec Lady Granville. Je voudrais voir sa gaieté et la vôtre en communication. Personne, je crois n’est moins curieux que moi. Je le suis excessivement pour quelqu’un que j’aime. Il me semble que j’ai toujours, à son sujet, quelque chose de nouveau à apprendre ; et aussi que tout ce que j’en ignore tout ce qui m’en échappe est un vol qu’on me fait. C’est mon bien que je cherche à tout moment, partout. Adieu. J’aurai deux lettres aujourd’hui. Je serai au Val-Richer pour dîner. Adieu, Adieu. G. J’ai oublié de mettre de la cire noire dans mon working desk.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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208. Paris, Vendredi 5 Juillet 1839
Midi

Je me suis levé tard ce matin. Je dormais. Je dors assez mal, je ne sais pourquoi, car je me porte bien. Je pense beaucoup la nuit et le jour. J’ai rarement vécu aussi seul. Le monde que je vois ne rompt pas ma solitude. Le Duc de Broglie est tenu toute la journée à la Chambre des Pairs. Nous ne voyons guère qu'en dînant ensemble. Plus je suis seul, plus je vis avec vous seule. Mais je passe décidément à la présence réelle. Il n’y a que cela de vrai. Le procès ennuie tout le monde, juges et accusés. Les Pairs déclarent qu’ils n'en veulent plus de semblable. Les accusés sauf un seul ont l’attitude de gens qui ne recommenceront pas. C'est l’impression générale. Les avocats eux-mêmes sont polis. Cela finira dans huit jours. Il en reste encore près de 200 en prison. On en mettra quelques uns en liberté. Les autres attendront jusqu'au mois de novembre, au plus tard encore, pour être jugés, je ne sais pas bien par qui. Je ne suis pas aussi convaincu que tout le monde que cette échauffourée-ci soit la dernière ; mais certainement c'est une folie, en déclin. Le Chancelier aussi est en grand Déclin out le monde en est frappé. Je n’ai pas encore été dîner à Châtenay. Cela ne me plaît pas.
Madame de Boigne va mieux. Je suis très ennuyé que vos Affaires de Pétersbourg ne marchent pas plus vite, et bien aise que votre fils Paul soit si réservé. Donc il croit sa cause mauvaise. Dans cet état des choses, il me paraît impossible que les lettres de Madame de Nesselrode. Ne vous fassent pas faire un pas. Mais il y a bien des pas à faire avant que vous soyez au terme. Vous avez beaucoup d'expérience des personnes, aucune des choses. Elles sont toutes lentes, difficiles, embrouillées. Elles ne vont que lorsqu'une volonté, active et obstinée s'en mêle. Et cette volonté pour vous. Je ne la vois pas à Pétersbourg. Il y a des Abymes de la bienveillance à la volonté. Je suis donc tourmenté, et pourtant je voudrais que vous le fussiez un peu moins. Je vous voudrais moins confiante et moins impatiente. Si vous vous laissiez complètement gouverner par moi, que vous vous en trouveriez bien !
Mon discours devient très populaire. Tout le monde s’y range. Mais tout le monde est persuadé que je veux être Ministre des Affaires étrangères, et que je n’ai parlé que pour cela. J’admire tout ce qu’on suppose et tout ce qu’on ignore en fait d’intentions. J'ai dîné hier chez le Ministre de l’instruction publique avec trente personnes que vous ne connaissez pas et M. d’Arnim qui m’a demandé de vos nouvelles. De là chez le Ministre de l’Intérieur. Peu de monde partout. Je n’ai trouvé à causer chez M. Duchâtel, qu'avec un officier de marine, homme d’esprit, autrefois aide de camp de l'amiral Rigny, le capitaine Leray. Je l’ai emmené dans un coin, et j'en ai extrait tout ce qu’il a vu de l'Orient. Nous croyons de plus en plus à la sagesse du Pacha. Mais si le Sultan lui déclare une guerre à mort, l’embarras peut commencer.
La Chambre a abrégé hier la session de huit jours. Elle a décidé qu’elle ne s’occuperait pas cette année de la loi des sucres. Votre protégé M. Dufaure, n'a pas de succès dans la discussion des chemins de fer. Plusieurs de ses projets seront rejetés et il ne les défend pas bien. Vous savez surement que Lady Granville ne va pas à Kitzingen. Elle parlait de Dieppe, du Havre. Je crois qu'elle n'ira nulle part, & que Constantinople les retiendra à Paris. Nous sommes très contents de l'Angleterre, et elle de nous. Je suis charmé que Bulwer revienne à Paris. Il a vraiment de l’esprit. On dit qu'il en a eu trop quelquefois jusqu'à la fièvre. Est-ce vrai ? Adieu. Je vais à la Chambre. Que m'importe à présent que La Terrasse soit sur mon chemin ? G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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237 Du Val-Richer. Mercredi 7 août 1839 6 heures

Je ne sais comment s’est passée ma journée d’hier. Je ne vous ai rien dit. Je me lève de bonne heure pour combler cette lacune. J'en reviens toujours à Titus et Bérénice. Il faut que ce soit bien beau pour qu’on y retrouve sans cesse son propre cœur. Les belles choses écrites s'usent-elles rapidement pour vous, comme les choses de la vie courante ! Prenez-vous plaisir à relire ce que vous avez admiré ? Pour moi, je suis fidèle et inépuisable dans l'admiration. J'y rentre avec délices, et je découvre toujours de nouvelles beautés, des perspectives inconnues. Je relis à l'infini. Le nouveau ne manque jamais dans l'infini. Voilà une phrase bien allemande. Elle est pourtant vraie. Et mon pourtant est bien insolent, n’est-ce pas, bien français ?
Vous a-t-on jamais dit le mot de l'Empereur Napoléon à M. de Caulaincourt qui lui parlait des désastres de la retraite de Russie. " On a fort exagéré les pertes, lui dit l'Empereur ; voyons donc, que je me rappelle. Cinquante mille, cent mille, deux cent mille... Oh mais il y avait là bien des Allemands. "
Dieu me pardonne d'envoyer une pareille anecdote au delà du Rhin ! J’ai tort. Je dois beaucoup à l'Allemagne. D'abord, je lui dois vous, qui n'en êtes guère, d’esprit du moins. Je lui dois une partie du mien. De 20 à 25 ans j'ai beaucoup étudié la littérature allemande et beaucoup appris de cette étude ; appris non seulement, matériellement mais moralement. Il m'est venu de là beaucoup d’idées, des jours nouveaux sur toutes choses, une certaine façon de les considérer qu’on ne trouve point ailleurs, notamment en France. Au fait, c’est une sottise de laisser pénétrer dans son jugement sur un grand peuple le moindre sentiment de dédain, je dirai plus d'orgueil national. Ils ont tous, par cela seul qu’ils ont beaucoup fait et joué un grand rôle en ce monde, de quoi mériter l’attention l'estime, le respect des plus grands esprits. Et il y a toujours dans un tel dédain, infiniment plus d'ignorance & d'irréflexion que de supériorité.
Convenez que Méhémet est un homme supérieur. Je suis charmé de ses notes à nos consuls de la forme comme du fond. Il y a beaucoup de grandeur et de mesure. Belle alliance. Nous verrons comment il dénouera sa situation à Constantinople. Il a bien commencé. Il tient la flotte et parle tout haut à son parti dans tout l'Empire turc. Je me rappelle qu’en 1833 il nous revenait fort d'Orient qu’il avait un grand parti à Constantinople, et que, s’il voulait il y exciterait une sédition très dangereuse pour Mahmoud. Il ne voulut pas. Ménagera-t-il autant Khosrer Pacha ? Avez-vous lu dans le journal des Débats la relation du couronnement du Sultan ? C'est assez intéressant. Elle est d’un M. Herbat, un jeune homme que j’avais près de mois au Ministère de l’Instruction publique et qui m’était si attaché que sous le 14 avril, M. Molé enjoignit à M. de Salvandy de le destituer. Il est parti pour l'Orient avec M. Jaubert à qui je l’ai recommandé. Et pendant qu’il voyait passer Abdul. Medgid dans les rues de Constantinople je lui ai fait rendre à Paris la place qu'on lui avait ôtée. Il la trouvera à son retour. Ce sera quelque jour mon Génie second, ou mon second Génie, comme vous voudrez.

9 heures et demie
Je ne sais pas quelles nouvelles on a d'Orient : mais on en a ! Je ne sais pas, ce que les Ministres ont demandé au Roi ; mais ils lui ont demandé quelque chose que le Roi a refusé Trois consuls ont été tenus dans la journée d’hier. Les ministres ont offert leur démission. Alors le Roi a consenti. Il n’a probablement été demandé et consenti, rien de bien grave. Mais enfin je vous donne ce que je sais. Adieu Adieu. L'heure me presse. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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239 Du Val Richer, vendredi 9 août 1839 7 heures

Il n'y a de repos nulle part. Hier, il a fallu me promener toute la journée avec des visiteurs. Aujourd’hui dès que j'aurai déjeuné, je vais à deux lieues d’ici voir les jardins de deux de mes voisins qui m’ont envoyé je ne sais combien de belles fleurs. Le voisinage et la reconnaissance, deux lourds fardeaux. Hier pourtant, parmi les visites, une était assez agréable, la fille du général Caffarelli qui a épousé le receveur des finances de Lisieux, femme d’esprit et de bonne compagnie, qui s'ennuie beaucoup à Lisieux, et paraissait se plaire fort au Val-Richer. Elle m'a amené ses enfants avec qui les miens se sont parfaitement amusés, son mari est un de mes principaux Leaders d’élections. Tout cela me dérange.
Du déjeuner au dîner, j’aime à passer la matinée enfermé dans mon Cabinet. Je lis beaucoup j'écris. Je descends deux ou trois fois dans le jardin. Je me promène cinq minutes. Je remonte. De la solitude, de la liberté, l’esprit occupé, mes enfants pour société et récréation, la journée s’écoule doucement, comme une eau claire, et peu profonde. Le soir quand je n’ai personne, nous nous réunissons dans la chambre de ma mère, à qui cela est plus commode, et de 8 à 9 heures jusqu’à ce que mes enfants se couchent, je leur fais une lecture. Nous achèverons ce soir Ville Hardouin, la conquête de Constantinople par les Français au 13e siècle. Sans allusion ni préméditation de ma part. Nous prendrons demain Joinville, St Louis. Je ferai passer ainsi sous leurs yeux les mémoires originaux et intéressants de l'histoire de France. Je m’arrête en lisant; j'explique je commente, j’écoute. Cela leur plait fort. Et puis, pour grand divertissement, j’interromps quelquefois nos lectures historiques par un roman de Walter-Scott ou une pièce du théâtre Français. En fait de lectures amusantes, je n'en connais point de plus saines pour des enfants et qui leur laissent dans l’âme des impressions plus justes et plus honnêtes que Scott. Racine, Corneille et Molière, un peu choisi. Je n'ai avec mes enfants point d'apprêt, ni de pruderie ; je ne prétends pas arranger toutes choses autour d'eux, de telle sorte qu’ils ignorent le monde et ses imperfections, et ses mélanges jusqu'au moment où ils y seront jetés. Mais je veux que leur esprit se nourrisse d'excellents aliments, comme leur corps de bon pain et de bon bœuf. L’atmosphère et le régime, c'est l’éducation morale comme physique. Je veille beaucoup à cela, et puis de la liberté, beaucoup de liberté. Cela m’avait admirablement réussi.
Il faut en effet que Félix soit fou. Du reste les maîtres n'ont pas le privilège de l’ennui. C’est la seule explication qui me soit venue à l'esprit hier. Elle m’y revient aujourd'hui. Elle vous fait peu d’honneur, et Félix n'est pas Russe. J'espère encore que ce n’est pas fini, et que vous me direz qu’il est resté. Vous dîtes donc que vous serez à Paris en septembre au commencement même. Cela me fait battre le cœur. Pour y rester ou pour aller à Londres ? Si vous le savez, dites le moi.
J’écris aujourd'hui pour faire examiner à fond, la rue Lascazes. Si vos fils sont pressés de retourner à leur poste, Alexandre ne viendrait-il pas vous voir à Baden, selon vos premiers projets ?

9 h. 1/2
Je suis charmé que Félix vous reste. Je n'avais pas pensé à l'ivresse. Et charmé aussi que vous alliez à l'hôtel Talleyrand. Le 1er étage vous convient à merveille. Adieu. Adieu. Quand tout le monde espère toutes les espérances sont des gasconnades. Je n’avais pas naturellement de pente aux gasconnades. Trop encore. On est toujours un peu de son pays. Vous m'en avez guéri tout-à-fait. Je vous en remercie. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
266 Du Val-Richer, Samedi soir 14 sept. 1839
9 heures

Vous avez bien raison ; un bon confident général épargnerait à tout le monde bien des sottises. Que de fois je l’ai pensé sur l’heure même au milieu des affaires ! Que de fois j'ai désiré que quelqu'un fût là, qui vit les choses comme elles étaient, la vérité, et l'allât redire, à ceux qui auraient été charmés de l'apprendre et ne savaient pas la deviner ! Mais il faudrait que le confident eût bien de l’esprit et bien de l’honneur. Ce serait un rôle charmant, autant qu'utile, et qui vous croit à merveille. Que signifie notre mission en Perse ? Allons-nous là pour nous interposer entre St Pétersbourg et Londres ? Je le croirais au choix de M. de Sercey. Je ne sais qui nous allons envoyer aux Etats-Unis à la place de Pontois. Comment M. de Metternich se fait-il accompagner au Johannisberg par M. de Hügel ? Personne ne me paraît moins propre à égayer un malade. Puisque M. de Jennison s'en va décidément. Sachez-moi, je vous prie, si c'est M. de Lücksbourg qui le remplace. Il m’a paru homme d'esprit. Mais bien des gens paraissent gens d'esprit à la première conversation. Je dis de l’esprit comme Solon de la destinée des hommes. " Il n'en faut jamais juger avant la mort. "

Dimanche 7 heures
Quel temps noir et froid. De tous mes souvenirs d’enfance le plus vif est celui du soleil du midi. Je le cherche toujours au delà de ces brouillards. Un ciel sans soleil, c’est un corps sans âme. Vous m’avez bien manqué hier. J’écrivais, sur Washington une page qui m’a amené à un rapprochement entre lui et Cromwell. Le rapprochement est très piquant ; mais je ne suis pas sûr qu’il vienne à propos. Je ne suis pas très sujet au doute ; que la chose soit petite ou grande, je me décide en général, moi même et promptement. Mais quand il m’arrive d’hésiter, mon embarras est extrême, car je suis horriblement difficile, en fait de conseils. Je crois aux vôtres. Vous avez le jugement très sûr et le goût très exigeant. Et cela d’instinct sans longue méditation. Vous me direz votre avis sur la convenance de mon rapprochement.
J’espérais Lady Granville un peu plutôt, tout vient toujours trop tard. Je regrette qu'elle n'ait pas réussi dans sa négociation. En avez-vous quelque autre en vue ? Vraiment il vous faut quelqu'un. Voulez-vous que je fasse chercher ? J’y serai très difficile, aussi difficile que vous. Puis vous verrez. Votre isolement, dans votre home, pour les soin matériel de la vie, m'est insupportable.

9 heures
Je suis désolé, désolé de toute façon. Mais je ne dirai rien aujourd'hui, je ne pourrais pas. Je vous renverrai demain la lettre du Prince Mestchersky. Je veux la relire. Au nom de Dieu ne soyez pas malade. Soyez injuste tant que vous voudrez, mais non pas malade. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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7 Château d’Eu. Lundi 4 Sept. 1843,
8 heures

Je pense beaucoup à ce qui se passe ici, si je ne consultais que mon intérêt, l’intérêt de mon nom et de mon avenir, savez-vous ce que je ferais ? Je désirerais, je saisirais, s’il se présentait un prétexte pour me retirer des affaires et me tenir à l'écart. J’y suis entré, il y a trois ans, pour empêcher la guerre entre les deux premiers pays du monde. J’ai empêché la guerre. J’ai fait plus. Au bout de trois ans à travers des incidents, et des obstacles de tout genre, j’ai rétabli entre ces deux pays la bonne intelligence l'accord. La démonstration la plus brillante de mon succès est donnée en ce moment à l’Europe. Et elle est donnée au moment où je viens de réussir également sur un autre théâtre dans la question qui divisait le plus profondément la France et l'Angleterre, en Espagne. Je ne ressemble guères à Jeanne d’Arc ; mais vraiment ce jour-ci est pour moi ce que fut pour elle le sacre du Roi à Reims. Je devrais faire ce qu’elle avait envie de faire, me retirer. Je ne le ferai pas et on me brûlera quelque jour comme elle. Pas les Anglais pourtant, je pense.
Aberdeen a causé hier une heure avec le Roi. C'est-à-dire le Roi lui a parlé une heure Aberdeen a été très très frappé de lui, de son esprit, de l'abondance de ses idées, de la fermeté de son jugement de la facilité et de la vivacité de son langage. Nous sommes montés ensemble en calèche au moment où il sortait du Cabinet du Roi. Il était visiblement très préoccupé, très frappé, peut-être un peu troublé, comme un homme qui aurait été secoué et mené, très vite en tous sens, à travers champs, et qui bien que satisfait du point où il serait arrivé, aurait besoin de se remettre un peu de la route et du mouvement. The king spoke to me un very great earnestness, m’a-t-il dit. Et je le crois car, en revenant de la promenade, j’ai trouvé le Roi, très préoccupé à son tour, de l'effet qu’il avait produit sur Aberdeen. Il ma appelé en descendant de calèche pour me le demander. " Bon, Sire, lui ai-je dit ; bon, j’en suis sûr. Mais Lord Aberdeen ne m’a encore donné aucun détail. Il faut que je les attende. "
Il les attend très impatiemment. Singulier homme le plus patient de tous à la longue et dans l’ensemble des choses, le plus impatient le plus pressé, au moment et dans chaque circonstance. Il est dans une grande tendresse pour moi. Il me disait hier soir : " Vous et moi, nous sommes bien nécessaires l'un à l'autre ; sans vous, je puis empêcher du mal ; ce n’est qu’avec vous que je puis faire du bien. "
Il fait moins beau aujourd’hui. J'espère que le soleil se lèvera. Nous en avons besoin surtout aujourd’hui pour la promenade et le luncheon, dans la forêt. Le Roi a besoin de refaire la réputation de ses chemins. Il a vraiment mené hier la Reine victoria par monts et par vaux, sur les pierres, dans les ornières. Elle en riait, et s'amusait visiblement de voir six beaux chevaux gris pommelés, menés par deux charmants postillons et menant deux grands Princes dans cet étroit, tortueux et raboteux sentier. Au bout, on est arrivé à un très bel aspect du Tréport et de la mer. Aujourd’hui, il en sera autrement. Les routes de la forêt sont excellentes. Du reste il est impossible de paraître et d’être, je crois, plus contents qu'ils ne le sont les uns des autres. Tous ces anglais. s'amusent et trouvent l’hospitalité grande et bonne. J’ai causé hier soir assez longtemps, avec le Prince Albert. Aujourd’hui à midi et demie la Reine et lui me recevront privatily. Ce soir spectacle. Débat entre le Roi et la Reine (la nôtre) sur le spectacle. La salle est très petite. Jean de Paris n'irait pas. On a dit Jeannot et Colin, beaucoup d'objections. Le Roi a proposé Joconde. La Reine objecte aussi. Le Roi tient à Joconde. Il m'a appelé hier soir pour que j'eusse un avis devant la Reine. Je me suis récusé. On est resté dans l’indécision. Il faudra pourtant bien en être sorti ce soir. Adieu.
J'attends votre lettre. J'espère qu'elle me dira que vous savez l’arrivée de la Reine et que vous n'êtes plus inquiète. Je vais faire ma toilette en l’attendant. Adieu. Adieu.

Midi
Merci mille fois de m'avoir écrit une petite lettre, car la grande n’est pas encore venue et si je n'avais rien eu j'aurais été très désolé et très inquiet. A présent, j’attends la grande impatiemment. J'espère que je l’aurai ce soir. Ce qui me revient de l'état des esprits à Paris me plait beaucoup. Tout le monde m'écrit que la Reine y serait reçue à merveille. On aurait bien raison. Je regrette presque qu'elle n’y aille pas. Pourtant cela vaut mieux. Mad. de Ste Aulaire est arrivée ce matin. Voilà le soleil. Adieu Adieu. Je vais chez la Reine et de là chez Lord Aberdeen. Adieu Cent fois. J’aime mieux dire cent que mille. C'est plus vrai. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
275 Du Val-Richer, mardi 24 Sept. 1839 7 heures

Je croyais avoir le talent de tout lire. Vous me coûtez la perte de cette illusion. En retour vous me faites connaitre un singulier monde. Sous Louis 14 même sous Louis 15 beaucoup de femmes, de très bonne compagnie, ne savaient pas l'Orthographe ; ma belle-mère Mad. de Meulan était encore de ce nombre ; mais elles étaient spirituelles, élégantes ; à travers l’irrégularité de leurs phrases elles avaient le cour d’esprit fois, délicat ; la grande civilisation était partout, excepté dans leur grammaire.
Cuisinière au fond et dans la forme, c’est drôle pour votre sœur ; passez moi la brutalité de l’expression. Du reste, à force d’étude, j’ai tout lu, excepté les mots que j’ai soulignés. Ayez la bonté de m'en envoyer l’interprétation pour que la peine que j’y ai prise ne soit pas tout-à- fait perdue.
Je suis curieux de savoir comment on s'y prendra pour vous empêcher d'avoir l’argenterie qui vous convient, quand vous ne la demandez qu'en en payant la valeur, au taux de l'estimation. Est-ce que Paul veut aussi l'avoir et l'emporter en Angleterre ? Je vois qu’on trouve tout simple, votre frère même, qu’il ait donné sa démission. Je suppose que c’est la nomination de M. de Brünnow qui l'a déterminé et lui sert d'excuse auprès des moins rebelles. Plus j’y pense, plus il me semble que puisque vous avez demandé les letters of adm., ce que vous avez de mieux à faire, c’est de donner vos pleins pouvoirs à Rothschild, et de faire toucher, par lui, le capital, quand vos fils seront arrivés, à Londres, de telle sorte que jusqu'à leur retour l’argent reste où il est, et que vous et eux, vous touchiez chacun votre part au même moment, mais par votre fondé de pouvoirs direct. Il n'y a là, si je ne me trompe, rien à dire pour personne. Et c’est plus sûr.

9h 1/2
Il me paraît impossible que Démion soit menteur à ce point. Il n’a point d’intérêt commun avec M. de Jénnison. Son intérêt à lui, c’est que vous ayez l’appartement. Vous êtes un bon locataire. Vous me direz cela demain. Certainement, si j'étais là, vous auriez l’appartement. Vous auriez tout ce qui vous plairait. Dîtes-le moi toujours. Je suis charmé de le croire.
Adieu. Adieu. J’ai deux lettres d'affaire à répondre sur le champ. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
276. Du Val Richer, Mercredi 25 sept. 1839

Mes hôtes me quittent ce matin. J’en suis bien aise. J’aime mieux la solitude que l'ennui des hommes. D'ailleurs, je parle de solitude, bien à mon aise au milieu d’une famille nombreuse, et animée, et qui m’aime. C’est curieux à quel point on se laisse aller à se servir des mots complaisamment pour soi-même et sans prendre la peine de regarder, s’ils sont vraiment vrais.
Je me séparerai aussi cette semaine de Washington. Je vais finir. A regret. C’est une grande âme, et qui a fait bien simplement de grandes choses par de grands motifs. J’ai pris plaisir à vivre en intimité avec lui.
Voici ce que m'écrit de Londres un jeune Dillon, homme d’esprit établi en France par mes soins et qui est allé y passer quinze jours. Il connait bien du monde.
I have been several influential Whigs who are unonimous in regarding their cause as in the atmost peril. The Tories must get into office within a very short space of time. They have been gaining ground slowly but surely within the last twelve monthes. Tthe blunders of L. Palm and the excesses of the Chartists have frightened many among the moderate Whigs into the arms of the Tories. The great and indeed, the only support of the Ministry are the Irish party and the court ; but both are, as you know, far from popular en England. The affair of Lady Flora Hastings, has decidebly brought the Queen into great national disreporter. It is almost needless to speak of the detestation in which O'Connell, the priests and the entire Irish party are held by the great bulk of the English and scotch people. It is a sort of phrenzy, the like of which has not bien witnessed since the days of the League or the Paritans. Really, were it not for a few scattered rays of the philosophy of the 18th century that occasionnally illumine the intellectual gloom ot the British Empire we should witness today scenes that have not been surpassed even by the Inquisition. The fanaticism of the Tories is not one bit greater, than that of their antagonists, tre Papists. Both would burn, main and crucify, il they could, as in the old orthodox times of Bonner or of King Edward. The Tories have great advantage, on their side. They have wealth, talent and political organization. They are, if we forget for a moment, the crudity of some of their political tonets an admirable model as a political party. Still, although, they seem destined to enjoy a passing triumph soon, they will, I feel convinced, be ultimately discomfited. O'Connell is a knotty block. He yields to none of the Tories, in energy, and he has proved himself latterly te be an able statesman. As he is hardened against defeats, 80 he is not likely to be intimidated by that with which he is now menaced. His cause is a good one, and he has behind him seven or eight millions of miserable but resolute zenlots in whose hands the British Constitution has latterly placed a formidable and destructive weapon. O'Connell backed by these will always be able to elog and retard the working of the British constitution. The English people who are not disposed to drive Ireland into open insurrection, will at length grow tired with these and similar embarrassments. They will seek again to remove them by destroying their cause, and a tardy justice will at length be rendered to Ireland.
En voilà bien long. J’ai fini parce que j’avais commencé. Mais pour un jeune Irlandais, ce n'est pas mal de pénétration, et de sens. 9 h. 1/2 Je suis charmé que vous ayez enfin ce bail. Et si Jennison ne veut rien vendre, ce ne sera que mieux. Vous vous meublerez tout-à-fait à votre gré. Plus le Cabinet deviendra radical, plus les Torys acquerront de chances. Adieu. Adieu. Je n’ai pas de soleil aujourd'hui. Mais l'adieu est le même. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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292 Du Val Richer, samedi matin 19 Oct. 1839
7 heures et demie

Hier au soir à 9 heures, en traversant la bibliothèque pour rentrer dans mon Cabinet, je me suis arrêté devant le plus beau clair de lune du monde. La bibliothèque en était éclairée. J’ai transporté cette lumière blanche et douce, ces bois, ces prairies, le bruit de l’eau et vous et moi, à deux cents lieues vers le midi, sous un ciel chaud et embaumé. C’était charmant. Gardez, je vous prie votre esprit comme il est fait. Je n'accepte pas en place celui du baron de Krudener. Sa mère était-elle vraiment aussi séduisante, qu’on l'a dit ? Elle a fait un roman qui s’appelle Valérie et qui a charmé ma toute première jeunesse. Mais cela ne prouve rien. Je me fais tort pourtant, tous les romans ne me charmaient pas. Aujourd'hui, je les trouve bons au dessous de ce qui se pourrait et se devrait. L’expérience de la vie, m'a appris qu'un jour une heure d'affection et de bonheur vrai est infiniment au dessus de toute l'éloquence et de toute la passion des plus beaux romans.
Je comprends vos ennuis de meubles, & j'en suis touché. Mais pas outre mesure. Ce que je crains beaucoup pour vous, ce sont les ennuis vides. Les ennuis pleins et pressés sont plus supportables. Je ne comprends pas comment vous mettrez la paix entre vos conseillés avec une tenture de soie dans le premier salon. N'a-t-il pas dû toujours y en avoir une ? N'était-ce pas là la place du meuble rouge à ramages jaunes de M. Jennison ? Puisqu'il n’y a pas réussi ; je suis bien aise qu’il ait essayé de vous duper. Il ne m’a jamais plu.
Je vois qu’en effet vous êtes sur le point de vous brouiller avec le pape. On dit que les évêques de Pologne lui ont écrit que l'Empereur avait formé, et commençait à exécuter le projet de renverser systématiquement toute la constitution religieuse et tous les rapports religieux de leur pays. Vous finirez par fournir un fait de plus à l'argument que M. Fox puisait contre la traite des nègres, dans la démence fréquente des capitaines négriers.

9 h.et demie
Quelle façon de faire les affaires d’une mère et d’une sœur ! Je suis pourtant bien aise que ce soit fini. Je ne crois guère à la possibilité de réclamer pour le mobilier de la terre de Courlande. Les plein- pouvoirs donnés à votre frère comprenait celui de transiger à ce sujet. Il en a usé et abusé, mais c’est fait. D'ailleurs, qui vous représenterait qui vous soutiendrait efficacement dans une contestation ? Vous ne pouvez pas avoir de contestation, à cette distance, dans un pays de loups, pour une affaire de vaches et de moutons. Laissez l'affaire là ; partagez le capital de Londres, et si vous dépensez rue St Florentin un peu plus d'argent que vous n'en avez, vendez quelques diamants. Ils vous donneront plus d'agrément en bons fauteuils et un jolis tapis que dans votre écrin. Adieu. Adieu. Nous trouverions bien assez de temps pour placer un Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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803 Du Val-Richer, mardi soir 29 oct. 1839

J’ai écrit ce matin quelques pages qui m'ont amusé. La famille de Mad. de Rumford m’a demandé de parler d’elle dans quelque Biographie. J’ai recueilli quelques souvenirs. Les souvenirs sont un grand amusement. Mad. de Rumford avait été très bonne pour moi, il y a trente ans, quand j'étais un petit jeune homme bien inconnu. Elle a fait les deux choses qui touchent le plus en pareil cas ; elle m'a témoigné en tête-à-tête beaucoup de bienveillance dans le monde, beaucoup de considération. Je le lui ai bien rendu. Quand elle a mis à me voir souvent chez elle, plus d'importance pour elle-même que pour moi, j’y suis allé très souvent, je l’ai beaucoup soignée, et j’ai contribué à l'agrément de son vieux salon comme elle avait contribué à l'agrément de ma jeunesse. Elle en a été touchée. Elle m'a dit deux ou trois fois, en me serrant la main, avec son ton bref et rude : " Vous êtes bien aimable. "
Il y a trente ans, 25 ans, 20 ans son salon valait beaucoup ; tous les étrangers de quelque distinction y venaient. C’était une arche de Noé de bonne compagnie. Salon très peu politique, mais d’une conversation très animée, très variée. J’ai vu là les dernières lueurs de la sociabilité élégante, spirituelle, facile du dernier siècle. Il s'en fallait bien qu’elle en fût un modèle elle-même ; elle était brutale, despotique ; mais elle avait de bonnes traditions et qui attiraient tous les bons débris.
Vous me montrerez votre petite Ellice. La pauvre enfant me parait en train de déchoir. Je lui saurai toujours gré de vous avoir un peur soutenue à Baden. Savez-vous que vous m’avez vraiment inquiété pendant ce temps-là, physiquement et moralement ? Pour une personne d’un esprit aussi ferme et aussi précis que le vôtre, vous avez quelquefois, sur vous-même, la parole singulièrement exagérée ; sans le moindre dessein d’exagérer, mais parce que votre imagination et vos nerfs s’ébranlent outre mesure. De là me vient à votre sujet, un déplaisir quelque fois très pénible ; je ne sais jamais bien ce qu’il faut croire de vos impressions sur votre propre compte ; je crains de me trop rassurer en me disant que vous vous inquiétez trop. Donnez-moi un moyen de savoir exactement ce qui est ; je ne puis supporter l'idée de me tromper dans ce qui m’intéresse si vivement. Quand nous sommes ensemble, je m'en tire ; je vois. Mais de loin le doute est intolérable.

9 heures et demie
Vous avez raison sur mon préfet, et je ne pouvais pourtant pas passer le fait complètement sous silence. Je vous dirai pourquoi. Mais la chose va finir et j’espère qu’il n’en restera qu'une bonne impression. Je vous enverrai bientôt une date. Je ne veux pas vous la dire avant d'en être sûr. Je conviens de notre maladresse. Trois cents lettres en moins de deux ans et demi, c’est horrible. Adieu. Adieu. Il faut que j'écrive quelques lignes à Génie à propos de ce Préfet. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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305 Du Val. Richer Vendredi 1er Novembre 1839
8 heures

Nous voilà dans le bon mois. En 1815, à Gand, Louis 18 sortant de son cabinet et traversant le salon, le matin même du jour où il répartit pour rentrer en France me disait : " Eh bien M. Guizot, nous voilà du bon côté de la glissoire. " J'aurai certainement, à vous retrouver, plus de plaisir que lui à reprendre la route de Paris. Que de joies différentes en ce monde, comme de douleurs ! J’en ai connu de toutes sortes ; et bien décidément c’est de l'affection que viennent les plus vives, les seules qui aillent toucher jusqu'au fond de l'âme, & l’ébranlent, et la satisfassent toute entière.
Je partirai le 13. Il n'y a pas moyen de presser davantage, ma mère. Je serai à Paris le 14 pour dîner, et je vous verrai dans la soirée. Il fait aujourd'hui un temps affreux, le vent, la pluie, le froid. Il fera beau, le 14. Je voudrais qu’il fit beau après-demain. J’ai tout mon Lisieux à déjeuner. Ce sont mes adieux. J’ai refusé absolument leurs dîners, leurs parties de campagne, leurs toasts. Ils m'auraient donné dix rhumes. Ils auront les primeurs de Ma route neuve. Elle est finie. On la livre dimanche matin à la circulation. Il ne me reste plus à faire qu’une avenue de la route à ma porte. On la fera cet hiver. L’entrepreneur me la promet pour le 15 avril prochain. Que les plus petites choses sont lentes quand il faut créer !
J’ai envie de quelque chose de M. de Bacourt. Je me crois sûr qu’il a entre les mains, je ne sais comment tous les papiers du comte de La Marck, (d’Aremberg) l’ami intime de Mirabeau et à qui Mirabeau laissa en mourant presque tous les siens, les plus confidentiels. Je voudrais bien voir, ces papiers. Je suis dans Mirabeau jusqu'au cou, par curiosité après Washington. Croyez-vous que je puisse demander à Mad. de Talleyrand de demander cela à M. de Bacourt ? Est-ce convenable ? Ou faut-il que je m'adresse directement à M. de Bacourt ?

10 heures
Votre lettre à votre frère est à merveille, très douce et très ferme, très précise. S'il a, comme j'en ai peur, oublié ou abandonné vos intérêts sur les points que vous touchez, il en ressentira quelque embarras... si quelque embarras est possible. Je n'hésite pas quant à vos fils, d'après ce que vous avez écrit à votre frère, vous devez attendre sa réponse avant de partager le capital. Vous vous le devez à vous-même. Je suis un grand partisan de la consistency. Si vous aviez renoncé à toute observation, il faudrait vider sur le champ l’affaire du capital. Mais vous avez voulu rappeler votre droit méconnu, constater du moins qu'on l’avait méconnu. Le capital est votre seul moyen d'action. Il faut le retenir jusqu'à ce qu’on ait répondu à vos observations, soit pour les accueillir quelque peu, soit pour vous dire nettement. que vous êtes liée par l’arrangement, et que vous ne devez attendre rien de plus. A votre place j’écrirais tout simplement cela à Alexandre. Mais comme ce sera Paul qui répondra par Alexandre, je comprends votre crainte de réponse inconvenante. Ne pourriez-vous pas écrire à Benkhausen, et le charger de dire à vos fils vos intentions ? Voilà mon avis à la première vue. Si quelque autre idée me venait, je vous la dirais demain.
Adieu. Adieu. A dater d'aujourd'hui les Adieux valent mieux. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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308 Du Val-Richer. Lundi 4 Novembre 1839
7 heures

Je me lève de bonne heure Je ne sais pourquoi depuis quelque temps je passe ma nuit tout entière à rêver les rêves les plus actifs, les plus compliqués, les plus suivis du monde. La vie que je mène le jour ne m'ébranle pourtant pas les nerfs. C’est la plus égale et la plus tranquille qui se puisse. C'est peut-être cela. Je place de jour le repos et de nuit l'activité de mon esprit.
Pahlen reviendra, croyez-moi. Leurs humeurs ne sont guère plus sérieuses que leurs colères et on ne se retirera pas plus les ambassadeurs qu’on ne se tirera des coups de canon. L'immobilité et dans l'immobilité de petites parades de temps en temps pour lui donner l’air du mouvement voilà la politique. Mais parades en paroles, pas même en gestes.
J’écrirai à M. de Bacourt. Je suis curieux des lettres de Mirabeau. Cet homme là m'amuse extrêmement, beaucoup plus qu'il ne me plaît. L’incohérence et le dérèglement ne me plaisent pas, quelque grands qu’ils soient. J’aime mieux le soleil que les éclairs. Ce mouvement prodigieux et tourbillonnant des premiers temps de la révolution française, cette explosion d’idées vraies et fausses, de passions bonnes et mauvaises mêlées masquées, hors d'état de se reconnaître, cet entassement de ruines subites, de constructions avortées, d’événements étouffés, écrasés dans la foule, tout cela ressemble au chaos sans créateur, et contraint de se débrouiller lui-même. Le spectacle est très curieux ; mais je n’ai pas goût au drame. Je ne crois pas qu’il vous eût convenu plus qu'à moi. M. de Talleyrand en aimait passionnément le souvenir. Il m’a dit un jour que ce qui le consolait de tout c’était le plaisir d'avoir vécu dans ce temps-là, tant il s’était amusé.

10 heures
Vite les affaires. J’ai là un malheureux architecte qui a fait vingt lieues cette nuit pour venir me montrer et m'expliquer un projet de Pénitentiaire, une prison qui doit faire, de tous les coquins autant de petits saints. Vous ne pouvez donner vos pouvoirs au banquier, chez qui est l'argent. C’est lui qui doit le remettre. Il ne peut le recevoir en même temps. Je ne vois pas d’inconvénient à en charger Benkhausen. Il s’est bien conduit envers vous dans tout ceci. Il n'est pas dans la dépendance de vos fils. Si vous aviez à Londres quelqu'un de vos amis qui voulut en prendre la peine, si le Duc de Sutherland y était, je l’aimerais mieux. Mais faute de cela Benkhausen me paraît le meilleur. Et je pense tout-à-fait que puisque la plupart des questions sont résolues mieux vaut en finir, promptement, dès que vos fils auront manifesté leur intention sur la première. Il est clair que pour ce mobilier de Courlande, vous êtes tout-à- fait à leur merci. S'ils en tiennent compte, c’est bien. Sinon, finissez vite de tout. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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3. Je mets 3 à cause de mes deux billets d’Evreux non numérotés.

Du Val Richer. Lundi 14 Août 1843, 6 heures du matin

Que je vous remercie ! Vous êtes charmante. Je comptais sur une lettre ; et encore vous ai-je fait une sotte question. J'en ai trouvé deux. Ne craignez jamais de me fâcher. Dites-moi toujours tout. Tout me plait venant de vous. Je ne me pique point de n'avoir jamais pour ceux que j’aime, pour ma mère surtout, quelque complaisance quelque faiblesse si vous voulez. Vous y êtes vous-même pour quelque chose. J’ai tort de vous dire cela ; je touche là une triste corde. Mais moi aussi, je vous dis tout. Le spectacle d’un fils que n’est pas pour sa mère ce qu’il doit être m'a tellement blessé que cela a tourné au profit de la mienne ; et je suis devenu, pour elle, plus soigneux, plus affectueux qu'auparavant. Il est vrai qu'elle et mes enfants avaient un très vif désir de ce voyage. Il m'a plu de leur donner ce plaisir. Je n'ai pas perdu ma bonne intention. Ils sont dans le ravissement.
Je mentirais, si je ne disais pas que je prends aussi quelque plaisir à la vue de mes bois, de mon jardin, de ma bibliothèque, de ma serre, de mes orangers. Le soleil brille ce matin ; ses rayons percent avec éclat une vapeur légère et fine qui flotte encore sur les bois et les près, les plus verts du monde. C’est charmant. Mille fois moins charmant qu’un moment près de vous, une parole, un regard de vous. Croyez-moi dearest, car je vous dis tout. Ne soyez pas jalouse de mon plaisir d’ici ; il ne le mérite pas. Mais pardonnez-moi de le sentir.
Puisque le mot de jalousie est venu là, sachez que vous êtes vous dans ma maison, pour ma mère surtout un objet d'immense jalousie. Si je n'étais pas venu ici elle aurait été parfaitement convaincue que vous seule en étiez la cause. Vous la comprendrez et vous ne lui en voudrez pas. Vous avez le cœur si juste ! Gardez-moi pourtant tout ce que vous m’avez montré le jour où vous m’avez dit qu'avec moi seul vous n'aviez ni justice, ni impartialité. Je déraisonne. Je vous demande les contraires. Oui, je vous les demande, bien sûr de vous en récompenser amplement. Je ne crains jamais d'être en reste avec vous.
Le 26. Politiquement soyez tranquille. Le jour où mon absence aura un inconvénient réel je partirai sur le champ. Je suis très attentif à cet égard. Je ne vous retire point la question d’un Ambassadeur à envoyer à Madrid. Si elle vient, elle me ramène le lendemain. Dans la nuuit de samedi à dimanche, à Evreux, à une heure du matin, le directeur de la poste m'a réveillé pour m’apporter une lettre du Ministre de l’Intérieur, disait-il. J’ai cru que j'étais rappelé à Paris. Ma première, bien première impression a été de plaisir, de plaisir pour Beauséjour. Il n’y avait point de lettre de Duchâtel. C’était tout bonnement des papiers que Génie m'envoyait et qui auraient fort bien pu attendre mon réveil. Il y avait pourtant une lettre du Roi. Bonne à voir, tant elle montre son sincère éloignement pour le mariage Espagnol, son vif désir de s’entendre avec l'Angleterre, et son humeur de ce brouillard si épais de préjugé, de méfiance et de crédulité qu'il ne peut parvenir à dissiper. Je vous quitte pour lui écrire. Je vous reviendrai quand la poste sera arrivée. Adieu. Adieu. Cent fois, adieu.

10 heures
Que j’aime le N °31 ! Si Oudinot a passé à Copenhague je ne comprends pas qu’il n'aille qu'à Ems ou à Vienne et s’il n’y a pas passé, je ne comprends pas où St. Priest a pris ce qu’il m'a dit. Oudinot n'aurait-il voulu aller à Pétersbourg qu'en cachette pour porter lui-même ses regrets à l'Empereur et revenir aussitôt. Ce serait bien galant. On écrit de Madrid qu'Aston fait ses préparatifs de départ. Vous me renverrez ce que je vous envoie. Adieu. Adieu. Il faut que j'écrive au Roi, à Désages et à Génie. Adieu. Au 26.
Ni brigands, ni accidents, ni maladies.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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2 Château d’Eu Dimanche 7 sept. 1845,
Midi

Je reviens du déjeuner. A côte de la Princesse de Salerne qui a voulu causer beaucoup. J’espère que la conversation a été plus agréable pour elle que facile pour moi. Les sourds feraient bien d’être tous muets. Bonne personne du reste avec cette dignité timide, un peu embarrassée et pourtant assez haute que j’ai vue à tous ce que j’ai connu de la maison d’Autriche. La Reine dit que l'archiduchesse est le portrait de François 2. A ma droite, sa dame d’honneur, la marquise de Brancaccio, sicilienne, femme d’esprit, dit-on, et qui en a bien l’air. Elle m’a parlé de la Sicile avec une verve de colère et d'opposition qui m’a plu. " On néglige toujours la Sicile. On opprime toujours la Sicile. Les ministres changent, l'oppression reste. Nous avons des ministres siciliens mais ils sont en minorité. Prenez la majorité. Venez chez nous nous enseigner comment on s'y prend. " Souvent, chez les Italiens, le naturel et la vivacité des impressions commandent la franchise.
Le prince de Joinville est arrivé ce matin, à 6 heures. Toujours grande incertitude, sur le moment de l’arrivée de la Reine. Ou aujourd’hui, vers 6 heures ; ou demain, à 5 heures du matin, ou à 5 heures du soir. Je parie pour aujourd’hui. D’abord, parce que j'en ai envie, ensuite parce que la Reine des Belges a écrit que c'était fort possible. Ils (le Roi et la Reine des Belges) sont allés la recevoir à Anvers hier samedi entre 1 et 2 heures. Nous nous mettons en mesure ici pour toutes les hypothèses.
J’aurai bien peu de temps pour causer, avec Lord Aberdeen. Je veux pourtant lui dire tout l'essentiel. Je vous promets qu’il passera avant moi. Les peintres sont encore, à l'heure qu’il est, dans la Galerie Victoria. Si la Reine avait le temps de se promener, elle verrait réalisées, aux environs du château, toutes les idées qu’elle a suggérées, les désirs qu’elle a indiqués ; un parc fort agrandi, de belles routes au lieu des mauvais chemins & &. Mais je doute qu’on se promène une heure.
Le courrier Russe qui avait été expédié au Prince Wolkonski, l’a rencontré à Eisenach & le Prince est arrivé à Berlin où il attend l'Impératrice qui a dû y arriver avant-hier au soir et qu’il accompagnera à Palerme. Le Kamchatka après l'avoir déposée à Swinemünde, ira passer le détroit de Gibraltar et l'attendre à Gênes pour la porter en Sicile. On croit, on dit à Pétersbourg que l'Empereur s’embarquera à Sébastopol et ira voir sa femme à Palerme.
Pourquoi me cherchez vous un cache-nez brun ? Le blanc que vous m'avez donné est excellent et m’a très bien préservé. Il est parfaitement convenable.
Voilà M. Royer-Collard mort. Je pense avec plaisir que nous nous sommes séparés en vraie amitié. C’était un esprit rare, charmant et un caractère, très noble. Quatre personnes ont réellement influé sur moi, sur ce que je puis être, devenir et faire. Il est l’une de ces personnes là. Le seul homme. Il a tenu peu de place dans les événements, beaucoup dans la société et l’esprit des acteurs politiques. Il leur était un juge redouté et recherché. Adieu. Adieu. Le Roi me fait appeler en toute hâte. Adieu. G.
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