Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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196 Du Val-Richer. Vendredi 14 juin 1839 3 heures

Je commence par où j’ai fini hier, mon indignation. Elle est inépuisable. Que deviendriez-vous si vous n'aviez rien à vous ? On n'en aurait été que plus pressé de vous traiter de la sorte pour vous dompter, pour se venger que sais-je ? Ceci me fait éprouver un des sentiments les plus pénibles que je connaisse. Je porte un respect général et profond à ces relations naturelles, indestructibles, indépendantes de notre choix, par lesquelles, sans concours, sans mérite de notre part, dieu nous donne des amis, des appuis, du bonheur et de la sécurité ; et pour toute la vie. Même avec des gens que je n’aime pas, que je ne connais pas, il m'est souverainement désagréable de laisser tomber un mot de reproche ou de blâmer sur un fils devant sa mère, sur un frère devant sa sœur. J'en éprouve une sorte d’embarras et de tristesse comme si j'allais contre une intention divine, si je touchais à une œuvre sacrée. Et pourtant ici, il n'y a pas moyen. Je ne puis me taire ; je ne dirai jamais tout ce que je pense. Alexandre ne vous avait donc pas dit un mot de cette mesure. Vous en avez sans doute informé sur le champ votre frère. Je n'ai d'espoir qu'en lui pour pousser un peu vite vos affaires et prendre un peu soin de vos intérêts. Car voilà une raison, une nécessité de plus d’aller vite. On ne peut vous laisser longtemps dans ce dénuement. Qu’on finisse, qu’on finisse, et que vous puissiez ne plus penser qu'au lait d’ânesse et aux bains de son. Votre médecin de Baden est plein de bon sens ; il sait ce qu’il vous faut. Pour dieu, qu’on le laisse faire.
Je trouve votre réponse au Grand Duc excellente. Pour tout dire, je ne lis pas sans quelque mouvement d’impatience ces belles paroles, ces tendres épanchements de votre âme jetés à un pauvre jeune homme qui ne comprend pas, qui n'ose pas, devant qui tout cela passe comme les élans de la piété et de la prière devant une idole. Il y a un Dieu au-dessus de l’idole, dont l’idole n’est que l’image, et qui comprend l'âme qui prie. Mais ici... Décidément, je ne vaux rien pour l’idolâtrie. J’admire, j’aime le respect et le dévouement, deux vertus rares, beaucoup trop rares de mon temps et dans mon pays ; mais j'y porte, je l'avoue, un peu d'exigence superbe. Passé cette explosion de fierté libérale, je ne vois pas le moindre mot à redire dans votre lettre ; elle est triste, pénétrante, et très digne dans sa ferveur impériale. C’était le problème et vous l’avez résolu.

Samedi 9 heures
Mes hôtes viennent de partir, et moi je partirai après demain pour un mois, je présume. Si vous étiez à Paris, ce mois serait charmant. On est assez occupé du procès. Concevez-vous l'audace de ces gens-là qui font fabriquer une pièce de canon & la trainent dans les rues de Paris ? On l'a saisie. C'était une machine pitoyable ; mais enfin, au dire des ingénieurs, elle aurait pu tirer encore 40 ou 50 coups. Les sociétés secrètes viennent de modifier, leur organisation ; elles se sont constituées par armées ; à un homme par jour. Cinq armées sont organisées, formant donc à peu près 2000 hommes. Elles se sont épurées dans ce nouveau travail, comme tous les partis en déclin, mais très vivaces, qui opposent le redoublement du fanatisme au progrès de l'impuissance. La dernière insurrection n'a pas eu, dans les Provinces, le moindre retentissement. Presque toujours quand un orage éclatait à Paris, il grondait à Lyon à Strasbourg, à Marseille. Rien de semblable cette fois. L’épreuve a même été très complète car il y a eu à Lyon, un peu de tumulte parmi les ouvriers pour une question de salaires, et la politique n’y a paru en rien.
Voilà votre n°195. Merci de vos détails. J'en avais besoin. La lettre de votre frère me rassure un peu. Mais j'aspire à la fin. Du reste, après l'acceptation de vos pouvoirs par le comte de Pahlen et la surveillance déclarée de votre frère, vous pouvez certainement être plus tranquille. Il me faut la permission de l'Empereur. Ce qui vous revient de droit sera trop peu. Votre lettre à votre frère est très convenable. Adieu. Je vous dirai en arrivant à Paris, s'il faut m’écrire rue de l'Université ou rue Ville l'évêque. Adieu. Adieu. Commencez-vous à engraisser ? G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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198 Baden dimanche 16 juin 1839 8 h. du matin.

J’ai été relire votre lettre hier soir auprès du vieux château, sur cette belle montagne au milieu de ruines, de rochers et de magnifiques sapin. C’est ma promenade favorite. Il devrait y avoir tant de calme là pour moi, et cependant je n’en éprouve point. En rentrant pour me coucher, j’ai trouvé Mad. Nesselrode qui m’attendait chez moi après y être déjà venue deux fois. Elle m'a fait veiller, mais j’ai été aise de la revoir et de la retrouver bonne. Nous avons causé de tout, hors de moi, cela viendra plus tard. Elle passe ici deux mois il puis elle ira au Havre. J'en suis bien aise. Son arrivée va me faire une petite ressource ; le grand Duc a dû quitter Darmstadt hier. La jeune Princesse est très maladive, cela ne nous va pas. Aussi je crois qu'on ne décidera rien encore. Elle n’a pas quinze ans. Dans ce moment même est malade, et elle ne paraissait qu'une heure dans la journée. Le grand Duc sera à Pétersbourg dans quinze jours.

Lundi le 17 à 8 heures
Votre N°195 m’est parvenu hier. Votre retour en ville étant encore. retardé je ne doute pas que vous ne soyez resté quelques jours sans lettre. J’ai adressé selon vos ordres, mais vos mouvements ont changé depuis. Vous ne me dites pas si malgré l'absence du Duc de Broglie. C’est chez lui que vous allez descendre j’y adresse ma lettre puisque vous m'avez dit de le faire dans une de vos lettres. J'ai suspendu le lait d'ânesse J’ai recommencé les bains. J’ai été voir Mad. de Nesselrode hier matin. Et puis à l’église à 2 h. ma promenade avec Mad. de Talleyrand à 6 heures avec ma petite Ellice nièce de notre Ellice, qui veut bien rem placer Marie pendant quelques jours. à 9 heures dans mon lit et à deux heures du matin encore éveillée.
J'ai eu un vilain accès de nerfs qui m’a pris au moment de me coucher. Décidément je ne me porte pas bien. Si vous êtes ici ; il me semble que j'y serais à merveille. Mais sans vous, et sur le, cela n'ira pas. Ah rien ne va. Vos affaires me semblent être very flat. J’attends la discussion sur l'Orient, c.a.d. votre discours avec une grande impatience. Savez-vous ce que j’attends surtout ? l’époque de quitter Baden ; j'y suis trop triste, trop seule. Ah l'horreur que la solitude au milieu de l’affliction.

11 heures
Je viens de voir Mad. de Nesselrode. Pour la première fois j’ai parlé de moi. Même de mes affaires du moment. Vous en sauriez concevoir son étonnement lorsqu’elle apprit que mes fils en n’avaient fait aucune proposition. Le dire de Péterstourg était qu’ils m'avaient cédé le capital en Angleterre. En général elle me dit que bien que la loi prescrive ce qui revient à une veuve, il n’y a pas d’exemple en Russie que cette loi soit suivie. Les fils cèdent à leur mère à peu près tout ; l’opinion la gouverne beaucoup plus que la loi, et enfin elle ne peut pas croire que Paul se soustraie à cette opinion. Elle a été fort bien sur ce chapitre, et m’a laissé l’intime conviction qu’il faudra bien que mes fils se conduisent bien pour moi. Nous allons voir. Dans tous les cas mes affaires sont en bonnes mains. Le dernier procédé l’a renversée d’étonnement. Elle ne peut pas le croire enfin tout ce qu’elle me dit me promet que l’atmosphère de Pétersbourg doit agir sur l’esprit de Paul, car c’est les antipodes de toute sa conduite envers moi. Ah mon Dieu si on y savait tout, quel étonnement cela causerait ! Je n’ai parlé à Mad. de Nesselrode que d'une manière très réservée, elle ne sait pas l'essentiel. Je répugne trop à le dire. Adieu. Adieu.
Mad. de Talleyrand veut que je vous parle d'elle, Dites-moi un mot sur un compte bon à lui être montré. Elle est de nouveau un très bon train pour moi, et pour faire du bien auprès de Mad. de Nesselrode Adieu encore bien tendrement.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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199 Baden Mardi le 18 juin 1839
5 1/2 du matin

Je ne puis pas dormir. Je me suis levée avant cinq heures. J'ai marché à l'ombre il faisait de déjà trop chaud. J’attends mon déjeuner et je viens en attendant vous dire bonjour. J’ai été bien malade hier au soir. Le médecin n'en accuse que mes nerfs. Je le sais bien, et que faire ? Mad. de Talleyrand à eu un long entretien avec Mad. de Nesselrode à mon sujet. Imaginez qu’on dit à Pétersbourg que j’ai fort maltraité mes fils qu'ils m'avaient offert un capital d’un million, que j'ai refusé avec dédain, trouvant cela trop peu, et que je m’étais en conséquence brouillée avec eux on parlait fort mal de moi à ce sujet. Mad. de Talleyrand a rétabli la vérité des faits, et la comtesse Nesselrode veut en écrire de suite à son mari et à Matonshewitz. Celui ci peut à peine avoir reçu ma longue lettre. L'arrivé de Pahlen, à Petersbourg me fera du bien aussi si toutes fois, il ouvre la bouche pour ma défendre. Je crois qu’il quitte Paris dans peu du jour. Comprenez-vous tout ce que ceci me donne d’agitation. Vraiment je passe par de dures épreuves !

3 heures
La comtesse Nesselrode m’a fait une longue visite ce matin. Nous avons parlé de tout excepté de moi. Je n’ai pas voulu le faire. 1° parce que mes forces ne suffisent plus à un entretien, 2° parce qu’elle est suffisamment instruite par Mad. de Talleyrand et qu’il ne faut pas risquer d’affaiblir une impression en revenant trop sur le même sujet. Voici ce que j’ai relevé de plus marquant de son entretien avec Mad. de Talleyrand. Le maître ne m’a pas. pardonné et ne me pardonnera jamais. Il est vraisemblable qu'on ne me molestera plus, mais il est invraisemblable qu'on me donne la pension, cependant le comte de Nesselrode veut le tenter. Je pense que cet essai sera fait après l'arrivée d’Orloff, je le désire, ce ne serait que par lui qu’il y aurait quelque chance. Maintenant vous savez tout. Je crois que Mad. de Nesselrode et une bonne fortune pour moi. Ce que je n’aurais jamais dit, elle le dira, et on la croira.

Mercredi 19 à 8 heures du matin.
Votre N° 196 est charmant. Il y a une page à propos de ma lettre au grand Duc est incomparable. ma nuit a été un peu meilleure je continue mes bains ; mais quant à l'embonpoint, vous êtes un peu pressé. Il n’y a pas encore d'apparence, et je n'ai que d’espoir, j’ai l’esprit trop agité. J’ai eu une réponse du comte F. Pahlen, très convenable pour me dire simplement qu'il accepte et qu’il ne doute pas, qu’il ne puisse très incessamment me soumettre un plan d’arrangement. Il m'écrivait cependant, avant d'avoir vu mes fils. C’est une très vieille lettre. Je vous préviens que dans quatre ou cinq jours on fait partir un nouveau courrier pour Pétersbourg. Et Castillon ? Sera-t-il envoyé ? Vous êtes à Paris. Vous y avez chaud sans doute. Que faites vous de votre temps ? Au fond comment êtes-vous resté à longtemps absent ? Aura-t-on pris cela pour de la bouderie. Vous me raconterez beaucoup de choses n’est-ce pas ?
Adieu. Adieu. Moi je n’ai à vous parler que de ma pauvre personne et de mes plus pauvres affaires. Je ne veux pas vous faire l'injure de vous demander si je vous ennuie. Mais il n’y aurait rien de plus naturel. Adieu encore mille fois.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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201 Baden Samedi le 22 juin 1839 7 heures du matin

Le petit paquet m’ennuie, je donne aujourd'hui dans l’autre excès. Votre description de la place Louis XV est superbe. Celle de la chambre si elle se soutient vous dispenserait presque d'être à Paris. J’aime bien cependant vous y savoir. Vous êtes plus près, tout est plus régulier. J’ai fini ma journée hier par une promenade avec Mad. Wellesley. Elle bavarde et m’amuse un peu. Nous avons connu les mêmes personnes. Cela fait un lien. Je ne manque jamais de me coucher à 9 heures. Je ne manque rien de ce qui peut me faire me bien porter. Si je n’y réussis pas, il n’y aura pas de ma faute. Il me semble que Pozzo va vous arriver. Vous le verrez n’est-ce pas ? Faites le causer et vous me redirez s'il sait causer encore et de quoi ?

Dimanche 23. 7 heures du matin
Ma journée s’est mal passée hier. Je ne me suis pas sentie bien. Je ne le suis pas encore aujourd’hui. Je ne sais ce que c’est ; je sors cependant de mon bain, car je fais tout comme on me l’ordonne On mange très mal ici ; voilà peut- être ce qui me dérange, je n'engraisserai pas avec cela.

Onze heures. Je reviens de l'église. J’y vais tous les dimanche. Il y a un prédicateur admirable qui est le plus mauvais sujet du pays. Un homme à prendre pour toutes sortes de méfaits et le prédicateur le plus éloquent, le plus touchant que j'ai jamais entendu. Je reçois dans ce moment une lettre d’Alexandre. Lui et son frère avaient vu l’Empereur et l’Impératrice par faveur extraordinaire ils ont passé une soirée intime avec la famille impériale. Ils ont été comblés. L’Empereur attendri à leur vue. Les traitant comme des proches parents. Leur répétant vous me tenez de près et je veux que ces rapports là subsistent toujours entre nous. " Enfin c’est comme cela devait être mais comme je ne l'espérais pas. Alexandre trouve moyen par une phrase convenue de me dire qu'on continue à être très mal pour moi. Vous voyez bien qu’il ne s’agira pas de pension. Je suis toujours enchantée qu'il soit si bien pour mes enfants.

5 heures
Voici l’heure de la poste. J’attends votre lettre, et il faut que je fasse partir la mienne. J’ai vu Mad. de Nesselrode ce matin. Elle est vraiment bonne pour moi, mais je l'incommode le moins possible. Cependant je la tiendrai au courant de mes affaires. Elle a mandé à son mari d’interroger Pahlen sur mes relations avec Paul ! Tout pourra se concilier avec les intérêts de service de Paul. On a de lui bonne opinion comme capacité. Il faut le pousser. Et il pourrait être pour moi plus mal encore que cela ne doit faire aucune différence pour sa carrière. Son intérêt doit aller avant le mien, c’est comme cela que je l’entends. voilà votre lettre, intéressante bonne aimable. Je vous remercie bien de Castillon. Adieu. Je suis pressée par la poste, adieu adieu milles fois.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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200 Baden le 20 juin 1839 jeudi 6 1/2 du matin.

Je n’ai vu personne hier, ni Mad. de Talleyrand ni Mad. de Nesselrode ma seule récréation a été une promenade le soir avec Mad. Wellesley. Vous voyez que c’est trop peu pour moi et que la journée est bien longue ! Et il y a encore au moins deux grands mois à passer de la sorte. Mon fils Alexandre me doit bien des lettres. La Dernière était du 23 mai. c’est long.

Vendredi 21 à 11 heures
Voilà tout ce que j'avais pu vous dire hier, j’étais fatiguée, triste, découragée, et dans l’angoisse d'une lettre de mon fils Alexandre venus à 5 h. et que mon médecin m'avait prié de ne pas ouvrir. afin de ne pas déranger ma nuit je l'ai donc envoyée à Mad. de Talleyrand et je ne l’ai ouverte que ce matin. Elle ne renferme rien absolument. Il est à la campagne chez ma sœur, il va tous les matins en ville pour les affaires voilà tout ce qu'il me dit. Et au fait je suis charmée qu'il ne me parle pas affaires. Ce n’est pas par lui que j'en apprendrai rien, cela doit en venir de mon frère pourvu que cela vienne bientôt ! Je suis surprise du complet silence de Matonchewitz. Je ne veux pas vous parler de ma santé jusqu'à ce que j’ai quelque chose de bon à vous en dire. Jusqu'à présent je suis comme j’étais.

3 heures 1/2
La comtesse Nesselrode est venue m’interrompre. Elle est certainement très bien disposée, elle écrit à son mari, j'ai bien insisté sur ce que je préfère la carrière de mon fils à mes propres intérêts ; ainsi je ne veux pas qu’on dise rien qui puisse lui nuire, en même temps je ne veux pas qu'on puisse me croire des torts envers lui. Tout cela est bien délicat, tout cela est difficile à ménager, c'est une mauvaise situation, et tous les jours cela m’afflige davantage Notre Ambassadeur Pahlen. m'écrit pour me dire qu'il quitte Paris aujourd'hui même. Il sera à Pétersbourg le 2 de juillet et me demande ce qu'il peut faire pour moi. Je lui écrirai pour le prier de me défendre s'il entend dire qu’on m'attaque, je ne veux pas autre chose. Mad. de Talleyrand prétend qu'aujourd’hui tout à l’air de se placer mieux pour moi et elle croit que de tout cela ressortira un bon dénouement. Moi je ne crois encore à rien de bon je suis si accoutumée au mauvais.
Lady Cowper me mande que son frère est bien fatigué, bien tracassé, que les Torys sont très violents que s'il y avait un changement elle et lord Melbourne viendraient, tout de suite de ce côté-ci. Le chevalier Courrey quitte l'Angleterre. C’est le grand événement de Londres. Peut être cela ramènera-t-il la paix entre la mère et la fille ? Lady Cowper est très désappointée de ce que je n’aille pas en Angleterre, elle m’attend en automne. Elle me reparle d’Orloff, de ses promesses. Elle me fait des messages d’amitié de Palmerston, voilà la lettre. J'aurais dû vous l’envoyer ce matin, et vous aurez dû me la rapporter à midi 1/2 ! Ah le bon temps passé !
Puisque vous allez avoir du loisir voyez un peu si vous ne pourriez pas me trouver une maison. Ne soyez pas trop exclusif pour le Fbg St. Honoré. Au fond les bonnes maisons ne sont que de l’autre côté. Vous savez qu'il me faut le soleil avant toutes choses. Non pas, pas avant vous; mais après vous. Adieu. Adieux, je suis impatiente de vos lettres de Paris que pensez-vous de la situation, éclairez- moi, racontez-moi. Adieu. Adieu.

6 h. Voici votre lettre de Paris, & il faut que la même partie. Je vous remercie tendrement, bien tendrement. Ecrivez, Ecrivez. Vous êtes dans votre maison je suppose ?

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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206 Baden lundi 1er juillet 1849, à 2 heures

Le temps est vraiment atroce. 8 degrés seulement. Le médecin ordonne à tout le monde de discontinuer les bains. Il pleut des torrents, on ne peut pas bouger ; c'est affreux ceci par un temps pareil. J’attends votre lettre tantôt. C'est la seule chose que j’attends que je désire surtout à Baden.
Vous voyez qu'on ne se presse pas de m’informer de mes affaires. Je n'ai pas d’idée comment elles vont, si elles vont. Je pense qu’il n’y aura que les lettres de Mad. de Nesselrode à son mari qui les fera aller parce qu'elle aura écrit très énergiquement qu'il faut en tirer de l’incertitude où je languis depuis si longtemps. J'ai beau m'en plaindre moi-même cela me touche pas trop ; mais le témoignage d’un turc aura du poids. Voilà comme nous sommes faits ! Un nouvel incident nous donne de l'espoir ; nous croyons si aisément ; je devrais cependant être désabusée.

Mardi 2. à 8 heures du matin Je reçois dans ce moment trois lettres de Pétersbourg. L’une de mon frère ne me parlant que de fêtes- approuvant fort ma réponse au grand duc ! me disant que Paul s’occupe de mes affaires. Voilà tout. L’autre de mon fils Alexandre qui m'annonce prochainement des voyages dans leur terre de Courlande et de Russie, ce qui fait qu’il ne viendra pas me rejoindre à Baden. La troisième de Matonchewitz. Il venait de recevoir ma grande lettre. Il en est très surpris, très peiné, et affirme que s’il n’avait pas été instruit par moi de ces tristes affaires, jamais il ne les eut soupçonnées rien dans la conduite ou le langage de Paul en laissant plus à cette idée. Dans tout cela vous voyez que mes affaires d’intérêts n'ont pas fait un pas. Et il me parait assez probable que rien ne se fera avant le voyage de mes fils, c.-a.-d. que je suis renvoyée à l'automne ou l’hiver.
Après vous avoir parlé de ce qui me tracasse, j’en viens à ce qui me plait. Votre N° 203, dont je vous remercie beaucoup. Vous me dites un peu plus de détails sur vous c’est ce que j’aime. Quand je les recevrai tous les jours je serai contente.
J’ai vu les dépêches de Constantinople du 12 juin adressées à Vienne. Elles laissent fort peu d’espoir de conserver la paix. Le manifeste contre le Pacha d’Egypte devait paraître le lendemain. Le Sultan est très malade ; il est attaqué de la poitrine, il ne peut pas durer. La Hongrie donne du souci au Cabinet de Vienne. Il aura là bien de l'embarras.
Le temps est si laid qu'au lieu de promenade on est venu chez moi hier. J’y ai eu longtemps Mad. de Nesselrode Mad. de Talleyrand et le comte Maltzan Ministre de Prusse à Vienne. Il a un peu d'esprit, une préoccupation continuelle des affaires. Et il est très bien informé de tout ce qui ce passe malgré son absence de son poste. Cela me sera une ressource.

2 heures
Je viens de recevoir des lettres de Londres. Bulner m'annonce sa nomination à Paris. Il venait d'écrire à Paul une lettre qu’il croit bonne, il me rendra compte des résultat. Ellice m'écrit aussi ; l’un et l’autre disent que battus ou battant les Ministres resteront. Il n’est pas possible de songer à un changement. La Reine est devenue Whig enragé. Les Torys c.a.d. Wellington & Peel seraient désolés d'une crise, ainsi il y n’y a aucune apparence quelconque qu’elle arrive. Lady Flora Hastings est mourante. Cela fait un très mauvais effet.

5 heures
J’ai vu ce matin chez moi, Mesdames Nesselrode, Talleyran, Albufera, la Redote. J'ai marché par un bien vilain temps. Je viens de faire mon triste dîner toute seule. Voilà un sot bulletin. Adieu, Adieu, tout ce que vous me dites m'intéresse. Je suis avide de toutes les nouvelles et avide surtout de vous. Ne trouvez-vous pas qu’il y a bien bien longtemps que nous sommes séparés, que c’est bien triste ? Ah mon Dieu que c’est triste ! Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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210. Paris, samedi 6 juillet 1839 9 heures du soir.

Si je ne me trompe, à partir de demain Dimanche, j’aurai de vos nouvelles tous les jours. Voilà une heure que cette idée fait mon plaisir en me promenant aux Champs-Elysées, sans rien voir que votre image dans ma mémoire, sans rien entendre que le bruit de mes pas. Il n’y a point de montagnes, point de forêts, point de belles ruines ou de belle nature qui vaillent un doux souvenir solitairement recueilli et goûté. C'est une impression singulière que celle des sentiments de la jeunesse éprouvée quand on n’est plur jeune. Il y a je ne sais quel mélange de passion et de détachement. Il semble qu’on soit en même temps acteur et spectateur. On se connait on s'observe, on se juge soi-même comme s’il s’agissait d'un autre. Et pourtant c’est bien réellement et pour son propre compte qu'on jouit ou qu’on souffre, qu’on regrette, qu’on désire, qu'on espère. Et toute la science de la réflexion, toute l'expérience de la vie, est quelque chose de bien superficiel et de bien peu puissant à côté d’une émotion vraie qui remplit le cœur et ne s’inquiète de rien.

Dimanche 8 heures

M. de Bacourt vient quelque fois vous voir à Baden, n'est-ce pas ? Seriez-vous assez bonne pour lui demander ce que c’est qu’un M. Buss membre de la seconde Chambre des Etats de Bade, qui vient de m'écrire en m'envoyant un livre de politique ? Je voudrais savoir ce que c’est avant de lui répondre. Je passerai probablement aujourd’hui toute ma matinée chez moi. Mes visites reçues, je mettrai en ordre mes papiers et ma correspondance. Je suis prodigieusement en arrière. J’aime assez à rester tout un jour sans sortir. J’irai dîner chez Madame d’Haussonville. Point de nouvelles.
En nommant M. de Rumigny à Madrid le Roi lui a dit de bien prendre garde, que s’il prenait la moindre initiative, s’il s’écartait en rien de la ligne, de conduite de son prédécesseur, il aurait affaire à lui. Rumigny appartient tout à fait air Roi. Mais le Roi se souvient qu’en suisse il était assez bien avec les radicaux. Du reste je ne sais ce qui arrive en Espagne. Personne ici n’y pense plus guère. Qu'on en fasse autant ailleurs. Je suppose que Zéa est encore à Londres. Je ne l’ai pas revu.

Onze heures
Zéa sort de chez moi, arrivé de Londres avant hier, hier soir à Neuilly, ce matin ici. Content de son voyage, des dispositions de Lord Palmerston avec qui il a fait sa paix ; encore plus de celles de Lord Melbourne ; encore plus du Duc de Wellington, et de Lord Aberdeen. Il a trouvé le Duc de Wellington, très, très changé physiquement, & moralement plus actif que jamais. L'envoi d'Aston à Madrid lui convient fort ; le départ de Lord Clarendon au moins autant. Il va passer quinze jours ici, puis il ira vous retrouver à Baden. C’est vraiment un loyal homme, et la vivacité de ses émotions me touche. On lui promet d’Espagne que la dissolution des Cortes, qu'il ne voulait pas, donnera une assemblée encore plus modérée. Je ne sais si on l’appelle optimiste ; mais à coup sûr il est bien plus sanguine in his hope que moi.
Voilà votre N°207. Ainsi, à partir de demain nous nous parlerons tous les jours. Je suis charmé que vous ayez retrouvé du sommeil. C’est bien quelque chose, en attendant les bras. C’est la préface des bras. Ne vous découragez pas; ne jetez pas votre médecin par la fenêtre. Adieu. Adieu

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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210 Baden Dimanche le 7 juillet 1839 8 heures

Il faut convenir que vous prenez bien mal votre temps pour douter de mon cœur, pour douter que mon cœur ma vie sont à vous, pour croire que vous ne suffisez pas à mon âme. Et mon Dieu qu’est ce qui occupe mon âme ? Où trouve-t-elle du repos, de la douceur, si ce n’est en vous. Je suis bien accablée de mes malheurs passés, de mes peines présentes, je le suis plus ici que lorsque j’étais auprès de vous, et cependant avec quel bonheur je pense à vous, comme je retrouve de la joie de la sérénité dans le fond de mon âme en arrangeant le reste de ma vie pour vous, avec vous ! Vous êtes bien le reste de ma vie. Si je ne vous avais pas, je n’aurais plus rien. Dites-vous cela, dites-vous que je le pense sans cesse, sans cesse, et voyez si je ne vous aime pas plus que vous ne pouvez m'aimer ? Car vous, vous avez du bonheur sans moi. Et moi je n’ai plus rien sans vous.
Dites-moi si je dois me baigner ; si je dois rester à Baden. J'ai besoin qu'on me dirige. Je ne sais pas me décider. Je suis certainement plus malade qu’en arrivant, faut-il que j’attribue cela au temps ou aux remèdes. Jamais je n’ai été accoutumée aux bains, ils m'ont toujours affaiblie. Il n’y a que les bains de mer qui me conviennent. Dois-je faire à ma fantaisie c.a.d. ne plus rien faire. J'ai si besoin de vos conseils. Et après tout, ce que je fais ou ne fais pas, c'est pour vous. Il m'importe peu d’engraisser, de maigrir. Mais vous voulez me revoir autre que vous ne m'avez quittée, et je n'oserais pas revenir à Paris si je n’ai fait votre volonté.
J’ai été interrompue par Mad. de Nesselrode. Elle vient quelque fois causer de mes affaires. C’est de la bonté, mais il n'y a rien à dire il faut attendre. Paul va se trouver dans un grand embarras. On ne doute pas là-bas qu’il ne fasse un arrangement convenable, car le droit serait trop peu, et jamais on ne s’en est tenu au droit. Lorsqu'il s’est agi d'une mère. Voilà ce que Mad. de Nesselrode crie sur les toits en vantant à cet égard la supériorité des Russes sur tous les autres. Si elle a raison, encore une fois, le dilemme sera grand pour Paul. Que fera-t-il ? Et moi dites-moi ce que je ferai ? Puis-je accepter son au delà du droit après ce qui s’est passé ! Mon instinct me dit que non. Aidez-moi. Je vois votre réponse ; " Votre fils ne vous mettra pas dans cet embarras." Cependant répondez comme s'il m'y plaçait. Si je mettais mon acceptation au prix d’un retour de sa part, il n’aurait garde de revenir à moi. Répondez, répondez.

11 heures
Je pense beaucoup à votre discours c'est au fond le vrai discours politique dans cette discussion. Il est fort remarqué. Et en général on pense que l’Empereur doit être content de ce que vous avez dit de lui. Je le pense aussi sauf un point, le véritable, et que vous avez traité avec une grande habilité, ne lui imposant des devoirs qui pourraient ne pas rencontrer ses intérêts. Somme toute vous avez fait un beau discours et qui sera fort remarqué chez nous. On me dit que le mariage Dormstadt n'aura pas lieu. On ignorait la naissance lorsqu'on s'est embarqué si étourdiment dans cette affaire. C’est une grande étourderie d’Orloff. Mon mari en eut été incapable. Il est vrai que la bâtardise ne pouvait pas être un grand pêché aux yeux d’Orloff. A Berlin on s’est fort ému de ce choix et on a éclaté. Je ne sais au reste ceci que par des voies détournées. Voici votre lettre, je n'ai plus que le temps de vous le dire, et de vous dire adieu, et bien des adieux.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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213 Baden Jeudi 11 juillet 1839 à 9 heures

J’ai passé une bien mauvaise nuit ce qui m’affaiblit encore. Je reprends tout à fait ma nouvelle sur le mariage Darmstadt. Il se fera. Le grand duc est décidément épris. Il reviendra à Darmstatd peut être même avant la fin de l’année. Mon fils aîné sera nommé conseiller d’état, quand on est cela chez nous on ira à tout. Je suis charmée ; cela le figera dans la carrière. Il parait qu’il a du succès à Pétersbourg, & que l’Empereur et tout le reste veulent conserver un Lieven pour de hauts emplois. S'il le veut il ira loin et je crois qu'il voudra.

5 heures
Je me sens bien malade, j’ai de la peine à vous écrire, et puis je m'en vais vous en causer de la peine, vraiment je ne sais que dirait le médecin me prie de quitter Bade au moins pour quelques jours. Je n'y puis pas m’y décider parce que dans cet état de souffrance il est absurde de m’en aller courir seule, toute seule ! Je ne sais où. Ah c'est d’être seule qui est affreux ! Jamais je ne l’ai autant senti qu’à présent. Pardonnez-moi mes lettres, vous voyez que je n’ai pas ma tête à moi. Et si je ne vous écris pas. Vous me croirez morte. Je vous écris donc & je vous dis tout. Je ne mange plus depuis huit jours mes forces diminuent beaucoup. Je dors encore mal, mais je dois. Mon pouls est bien faible, ma mine affreuse, ma maigreur plus grande qu’a Paris ; vous savez tout. Mais vous ne saurez pas me dire ce que je dois faire. Retourner à Paris serait absurde, enfin tout est absurde. Adieu. Adieu. Je n'ai que vos lettres pour me soutenir.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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214 Paris, mercredi 10 Juillet 1839, 5 heures

Votre santé d'abord. Vous me mettez au supplice en me demandant de la gouverner. Je connais ce mal-là. Je frissonne encore en y pensant. Au bord du précipice dans les ténèbres, pousser ou retenir, on ne sait lequel, ce qu'on aime le mieux au monde ! Si vous étiez là, si j’avais là vos médecins, si je ne vous quittais pas un instant, si je voyais, si j’entendais tout mon anxiété serait affreuse. Et de loin, quand je ne sais rien, rien, quand vous me dîtes hier que vous dormez, aujourd'hui que vous ne dormez pas, tantôt que vous faites de longues promenades, tantôt que vous ne pouvez plus marcher. C'est impossible. Je vois bien que Baden ne vous fait pas le bien que vous en espériez. Ne vous en fait-il aucun ? Vous y êtes bien seule. Ou irez-vous ? à Paris quand je vais le quitter. Aux bains de mer ? Où ? En France, vous y serez plus seule que partout ailleurs. En Angleterre ? Dans cette terre de Lady Cowper dont j'ai oublié le nom, près de Douvres, Broadstairs, n'est-ce pas? Je l’aimerais mieux. Si cela se peut je l'approuverais. Cela se peut-il ? Si le cabinet reste, comme tout l’indique Lady Cowper ne viendra pas sur le continent. Tout à l'heure, je crois, elle vous a de nouveau pressée d’aller la voir.
Jusqu'au moment qui nous réunira à Paris, je ne vois que l'Angleterre qui vous convienne un peu, un peu. Et j'y crains pour vous le manque de repos, les obligations gênantes, le climat triste, les souvenirs. Je ne m’arrêterais pas si je disais tout ce qui me vient à l’esprit sur un tel intérêt, dans un tel doute. Ecoutez ; il y a des choses qu'on peut faire, des résolutions qu'on peut prendre quand la nécessité est là, la nécessitée actuelle pratique, quand l'action suivra immédiatement la résolution, quand on est là soi-même pour agir comme pour parler. Mais décider sans agir, par voie de conseil, envoyer par la poste une décision pareille. Cela ne se peut pas vous ne me le demandez pas. Madame de Talleyrand m’avait promis de me donner de vos nouvelles. Pourquoi ne le fait-elle pas ?

Jeudi 7 heures
Après votre santé, vos reproches. Je les accepte et je les repousse. Moi aussi, j’ai été gâté. Je n’ai pas prodigué mon affection ; et j'ai vu, jai toujours vu celle que j’aimais heureuse, très heureuse. Je l'ai vue heureuse à travers les épreuves, sous le poids des peines de la vie. J’ai toujours eu le pouvoir de la soulever au dessus des vagues, de rappeler le soleil devant ses yeux, le sourire sur ses lèvres, de placer pour elle, au fond de toutes choses ce bien suprême qui dissipe ou rend supportables tous les maux. De quel droit me plaindrais-je que, sur vous, le pouvoir me manque souvent ? Qu’est-ce que je fais, qu'est-ce que je puis pour vous ? Une heure, où une lettre tous les jours. C'est pitoyable. Parce que je suis avec vous ambitieux, exigeant, ne me croyez pas injuste où aveugle. Vos douleurs passées, vos ennemis présents, ce qui vous a brisée, et ce qui vous pèse, je sens tout cela ; je le sens comme, vous-même, oui comme vous- même ; et je sais le peu, le très peu de baume que je verse dans ces plaies qui auraient besoin que la main la plus tendre fût toujours là, toujours. Je sais de quoi se fait le bonheur ; je sais ce qu’il y faut, et à tout instant. Vous ne l’avez pas même par moi. Ma tendresse s’en désole ; mon orgueil s'en révolte ; mais je ne m’abuse point et ne vous reproche rien. Pourtant ne me demandez pas de changer. Je ne changerai pas. Je ne me contenterai pas pour vous, à meilleur marché que je n'ai toujours fait. Je ne prendrai pas mon parti qu’il y ait entre nous tant d'insuffisance et d’imperfection. Ce temps que je ne vous donne pas, il est plein de vous. Ce bien que je ne vous fais pas, je m’en sens le pouvoir. Ce qui manque à votre bonheur ne manque pas à ma tendresse. Ce contraste est poignant. N'importe. Je garderai avec vous mon ambition infinie, insatiable, souvent mécontente ; et je vous la montrerai, comme vous me montrez ce mal que je ne puis guérir. Voilà la vanité. Déplorons la ensemble. Pour tous deux cela vaut mieux que de s'y résigner.
Je viens à vos affaires. Ceci est plus aisé et sur ceci, j’ai un parti pris. J’ignore si votre fils fera ce qu’il doit. Mais, s’il le fait, je suis d’avis que vous mettiez de coté tout fâcheux souvenir, & que vous acceptiez de bonne grâce ce qu’il fera pour vous au delà de votre droit. Vous n’avez point cédé à sa fantaisie, à sa colère. Votre dignité est à couvert. Vous pouvez, vous devez vous montrer facile avec lui, quant à la réparation. Et s'il agit convenablement, s’il met votre droit de côté pour faire son devoir, il y a réparation de sa part. Le fait suffit pour que vous présumiez l’intention. Saisissez la et reprenez votre fils dès qu’il reprendra lui la physionomie filiale. Je n'hésite pas dans mon conseil et je souhaite beaucoup que cela finisse ainsi. Onze heures Voilà mes lettres. Point de vous. Pour le coup, ceci m'inquiète. Je ne vois point d'explication. Peut-être quelque orage. Mais la poste est arrivée. Il faut attendre à demain. Adieu. Un tendre et triste Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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215 Baden Samedi 13 juillet 1839, 1 heure

Je me sens un peu mieux aujourd’hui et je crains de vous le dire,car cela me porte malheur. J'aimerais bien mieux que vous me permissiez de ne vous parler jamais de ma santé. M. de la Redorte est arrivé, il est venu me voir. Il cause c.a.d. il raconte, et au fond pas grand chose. Voici la réponse de M. de Bacourt. Ces notions lui ont été fournies par M. de Blittersdorff, le Metternich de ce pays-ci. Des lettres de Constantinople du 25 juin disent que le sultan est dans un état désespéré. Il traînera un mois tout au plus.

5 heures
Voici votre N°214 bien tendre, bien bon, je le relirai souvent. Je vous en remercie. Vous voyez que je puis à peine vous écrire, cela me fatigue, le sang me porte à la tête, je ne suis pas bien. Mais ne vous inquiétez pas. Ecrivez-moi toujours et tout. Adieu. J’ai eu une lettre d'Alexandre, très insignifiante. Il me dit seulement qu’il est très occupé. Mais quand est-ce que quelqu'un prendra la peine de me dire ce qu'on fait ? Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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218 Baden Mardi le 16 juillet 1839, 10 heures

Je vous disais hier que le temps était à l’orage. Une heure après un gros nuage noir est descendu sur Bade mais plus particulièrement sur la salle de conversation qui touche à la maison que j'habite. La foudre est tombé dessus, le paratonnerre a écarté le danger mais tout le monde qui était à table dans ce moment a senti le choc électrique, deux dames sont tombées par terre de frayeur. J'étais à la fenêtre, relisant votre lettre. Le coup a été si fort qu'il m’a fait sauter & votre lettre m’est tombée de la main. Je n'ai jamais été si près de la foudre que hier. La nuit a été orageuse aussi & nous n’avons pas fini aujourd'hui.
Voilà donc le Sultan mort, je l’ai appris hier au soir. Le courrier venu de Constantinople traversait Bade le 15 ème jour. C'est vite. Tout peut arriver un bien comme un mal. C’est un moment curieux, mais ce qui m’étonnerait le plus serait que nous prissions part à une conférence à moins qu’elle ne se bornât à établir les nouveaux rapports entre les deux chefs barbares.

5 heures
Je viens de recevoir votre lettre, je viens aussi de recevoir un gros volume de mon frère, avec tout l’arrange ment de me fortune. Je vous manderai demain le détail. Il me parait qu’il n’est pas content de mes fils. La loi rien que la loi, comme elle m’accorde à peu près ce que j’ai à présent, je ne me plains pas, mais je ne suis pas bien orientée encore je vous dirai cela plus exactement demain. Adieu. Adieu. Adieu. J'étais mieux ce matin je ne me sens pas si bien dans ce moment. God bless you.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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220 Baden jeudi le 18 juillet 1839, 2 heures

La poste de lundi de Paris n’est arrivé que tout à l'heure. C'est un accident arrivé à la voiture qui a causé ce retard. J'en ai été très alarmé. Mais voici votre lettre et je suis contente. Savez-vous que vos lettres sont bien prudentes. Vous me laissez beaucoup à deviner, et je ne connais au fond vos opinions sur rien. Ainsi pour parler du plus frais, trouvez-vous bon ou mauvais la commutation de la peine de Barbès ? Comment se porte le ministère ? Ces messieurs font-ils bon ménage ? Cela tiendra-t-il jusq'à la session ? Moi j’entends dire beaucoup que la gauche l'emporte, & que Thiers a des chances.
J'ai donné toute ma journée hier et ma matinée aujourd'hui à Lady Carlisle. C'est une bonne personne, un peu ennuyeuse. Elle vient de repartir. Sir John Couroy est arrivé à Bade. J’ai envie de le voir et de le faire parler, ce qui me réussit assez quand je veux. Voici ce que me dit mon frère : " Paul connait bien les lois. Il ne l’est occupé que de cela depuis son arrivée ici ; et parait très observateur des lois ! " " Voici la calcul de ce que la loi vous assigne. Cela a été discuté avec une précision scrupuleuse ! " Après avoir commenté les articles, mon frère trouvant que je suis riche, & que mes fils sont plus que riches, il poursuit : " Il serait inconvenant dans cette position de solliciter une pension du gouvernement. " Et me cite une grande dame dans ma situation qui l'a fait il y a quelques années et ajoute. " Cela a beaucoup déplu et elle a obtenu 10 000 rouble. Cette somme ne vous rendrait pas plus riche. " La question de déplaire ne me touche pas beaucoup, mais en effet je pense que je ne dirai plus un mot de cela, parce que cela m'ennuie. Ce n’est pas à moi à dire. Ces gens-là devraient faire ce qui est convenable sans que j’en parle. Il y a une chose que je regrette, c’est le plaisir de mettre dans l'embarras ou dans le tort. Voilà du mauvais cœur au fond la question n’est pas de savoir si j'ai besoin de cette pension ou non. Elle devait être donnée sans plus. Après cela savez-vous qu'il y a du plaisir à ne devoir rien à personne. J’aime mieux avoir à me venger d'une injustice. Il me semble que je vous parle un peu trop longuement de moi ; mais pour être franche j’ajouterai encore que j'ai hésité et que j'avais commencé une lettre à Orloff excessivement logique & bonne ; je l’ai laissée là. Mon frère fait des calculs très légers dans ce qu’il m'écrit et comme Pahlen part et que c'est mon frère qui va faire le reste, cela m’inquiète un peu. Ainsi il me parle de 400 mille francs da capital pour moi. Cela n'est pas possible. Ensuite il regarde comme éternels des revenus qui finissent dans 2 ans. Je serai obligée de relever tout cela, & de demander des explications, et puis on veut que je donne 355 paysans pour une rente de 9000 francs. Ils valent le double. Ensuite rien que la parole de mes fils comme garantie que la pension me serait payée. Ceci ne regarde que 21 000 fr par an, mais encore faudrait-il vérité. Enfin je prierai mon fière d’y faire attention et le style de sa lettre me prouve que cette observation ne l'étonnera pas. Mes fils auront à ce qu’ils me parait chacun 100 000 francs de rente. J'en suis bien aise. Ils n’ont pas besoin de moi, et de personne. Et cependant, s'ils avaient eu besoin de moi, j'aurais pu conserver des illusions ! Ah, tout est fini de ce côté !
Adieu, vous qui n'êtes pas une illusion, vous qui êtes ma seule vérité. Vérité que je chéris, que je désirais toute ma vie. Ecrivez-moi tous les jours. Vous allez être bien heureux au Val-Richer.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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223 Baden le 22 Juillet lundi

Ah quel ennui que des lettres d’affaires surtout quand on les comprend aussi mal que moi. Je suis sûre que vous m'auriez bien mieux enseigné ce que j'avais à dire et à décider. Mais vous êtes trop loin, c’est trop volumineux et je n'ai eu la force ni les yeux pour des copies. Ces deux jours d'écriture m'ont abîmé la vue. Les orages se succèdent ici. Nous ne connaissons que cela. Personne n’arrive, et quelques personnes partent ainsi je vais perdre M. de Malzahen. Il est obligé par les ordres de Werther de retourner à Vienne pour prendre part à des conférences sur l'Orient qui n’auront pas lieu à ce que je crois à moins que ce ne soit strictement pour régler les affaires entre le Sultan et le Pacha, et le tout sans bruit, sans éclat.

Mardi 8 heures
Voici deux grands jours passés sans lettre. Cela m’attriste. J’espère qu'aujourd'hui j’en aurai M. Hummann est venu hier encore il quitte Baden demain. Je lui ai trouvé hier moins d’esprit. Il me faut beaucoup pour se soutenir auprès de moi. J'aime la société des gens qui me font faire de nouvelles découvertes mais je suis bientôt ennuyée quand toute la dépense s’est fait le premier jour. Et deux représentations de la même pièce c’est trop. Voilà ce qui fait que je suis si peu accusable, et que Baden m’est odieux. Je n’aime que la Terrasse à midi et demi ! c’est toujours nouveau, toujours charmant.

5 heures
J'ai eu une lettre de Mad. de Flahaut de Londres dans laquelle elle me mande que la Duchesse de Kent menace de quitter l'Angleterre. le Duc de Willegton s’emploie pour l’en empêcher, mais on doute qu'il réussisse. Je suppose que Conroy attend ici le dénouement. Mad. de Flahaut me dit aussi que Lady Cowper allait épouser Lord Palmerston. J’attends qu’elle me le dise elle-même.
Voici votre 222. Je ne sais si je vous ai dit en détail mes affaires, dans ce que j’ai écrit hier à mon frère j’ai accepté le projet de rente payée par mes fils sans hypothèques ; 21 000 francs. J'ai demandé qu'on m'envoie le tableau des capitaux et de l’époque où j’aurai à les toucher... De même où et par quelle main je toucherai le revenu des arendes, l’une pour 20 ans des 6000 fr ; l’autre pour 2 de 10 000. J’ai prié qu'on procède de suite au partage du mobilier. J'ai fait observer que la loi m'adjuge une part égale à celle de mes fils dans le mobilier en Courlande enfin je n’ai rien négligé en fait d’interrogations ou d’instructions, mais tout cela va tomber au milieu des fêtes, des départs, des manœuvres. Ce sera miracle si on y pense.
Je viens de voir deux diplomates le comte Buol qui est venu ici de Stuttgart pour passer quelque jours avec moi. Et M. Desbrown ministre d'Angleterre à La Haye. Il vient de Londres, il est plus Tory que Whig. Il croit que Peel va arriver ici. L'autre Buol a beaucoup d’Esprit, et d’indépendance dans l’esprit. Il me plaît beaucoup. Le Prince Emile de Hesse est arrivé ce matin, je ne l’ai pas vu encore. Je suis plus souffrante aujourd'hui que je ne l'avais été ces derniers jours. Le médecin me trouve le pouls bien nerveux. Je n’ai pas de raison à donner pour cela. Adieu. Adieu. Je suis impatiente de votre prochaine lettre, et ce sera toujours ainsi. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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224 Du Val-Richer, Dimanche 21 Juillet 1839 5 heures

Je viens de passer deux heures bien ennuyeuses. J’ai écrit treize lettres, en arrière depuis je ne sais quel temps. Quand on rentre dans la solitude, il faut rentrer en paix avec sa conscience. Mais, j'ai besoin de me délasser du travail de cette paix-là. Décidément je suis content de vos arrangements. Pur contentement matériel ; mais je n’espérais pas si bien ni si vite. J’ai toujours vu ces affaires-là fort en noir. Je suis de l’avis de M. de Pahlen. Il faut se contenter de la garantie de vos fils, stipulée dans l’acte et sans hypothèque. Pour jour l’hypothèque aurait peu de valeur, car une hypothèque, le jour où on a besoin de l’invoquer, c’est un procès, et vous êtes propre à tout plus qu'aux procès. Malgré mon noir, il me paraît impossible que dans leur situation, la garantie de vos fils ne soit pas suffisante.
Vous avez deviné l'expédient. On ne traitera à Vienne que de l’arrangement à conclure entre les deux Chefs Barbares ; et alors vous pouvez y venir. Et probablement vous y viendrez. Le point de départ de la question sera la restitution de la Syrie à la Porte et la reconnaissance de l'hérédité en Egypte pour le Pacha. Mais il ne se dessaisira pas de tant, et il sera appuyé. On finira par trancher le différend et par lui donner héréditairement aussi deux des quatre Pachalik de la Syrie, St Jean d’Acre et Jérusalem. On dit que vous préparez dans la mer noire sous le manteau de la Circassie, une expédition qui suffirait à la conquête de la moitié de l'Asie. On dit aussi qu’on s’occupe sérieusement à Vienne de la Diète de Hongrie, et qu’une dissolution. pourrait bien avoir lieu. Espartero a écrit à Madrid que le 24, jour de la fête de la Reine, il tenterait une attaque décisive. Je suis décidé à ne croire à rien de décisif au delà des Pyrénées. Mais ce que je vous ai mandé des dires de M. Sampayo sur l’Espagne revient de plusieurs côtés. C’est une anarchie prospère partout où la guerre n’est pas, et elle n’est que sur bien peu de points.

Lundi 7 heures et demie
Je ne suis pas comme vous. J’aimerais mieux qu’on eût fait pour vous plus que le droit. Bien moins pour quelques mille livres de rente de plus que pour trouver là une bonne occasion de rapprochement. Plus qu’une bonne occasion une bonne raison ; car c'eût été un bon procédé, une preuve qu’il y avait dans la conduite passée plus d'humeur que de froideur, plus d'emportement barbare que de sécheresse. Vous avez tort dédire tant mieux de ce que vous ne devrez rien à personne. J'aimerais mieux que vous dussiez quelque chose à vos fils. J’aimerais mieux que leur tort ne fût pas complet ; et que vous fussiez provoquée à pardonner il faut tant pardonner en ce monde ! Jamais oublier, ce qui est absurde puisque c’est se tromper soi-même ; mais pardonner, pardonner sincèrement, en se résignant à l’imperfection des hommes et de la vie. Vous savez qu’il n’y a qu’une seule imperfection à laquelle je ne me résigne pas.

10 heures
Je vous ai parlé hier ou avant-hier de la situation du Cabinet. Je vous parlerai demain de la commutation de Barbés. Je me suis imposé à Paris une grande réserve de langage à ce sujet. Il y avait un parti pris d'user et d'abuser de mes paroles. Adieu. Vous avez très bien fait de ne pas envoyer votre lettre à Orloff. Laissez ces gens-là, vous voilà hors de leurs main. Vous n'aurez plus besoin d’eux. C’est tout ce que je souhaitais, et plus que je n'espérais. Adieu. Adieu à demain. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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226 Baden le 27 juillet 1839 9 heures

Je vous écris après une laide et triste promenade car il pleut ; et avant mon bain qui ne sera pas agréable non plus. Le médecin veut que je poursuive. J'obéirai encore jusqu'à ce que cela me rende malade. J’ai écrit à M. Démion et je viens d'écrire à M. de Pogenpohl au sujet de l’appartement qu'occupe le capitaine Jennisson. C'est sans contredit ce qui me conviendrait le mieux. Mais il faut savoir d’abord, s'il part ; et puis si ce n’est pas trop cher. Je ne veux pas donner au delà de 10 mille francs. Mes causeries politiques ont cessé depuis le départ de M. de Malzahn mais les journaux allemands me tiennent assez au courant de ce qui se passe, et le ministre de ce pays-ci M. de Blittersdorff vient me montrer les rapports qu'on lui fait de Vienne. Il a à Vienne un agent fort intelligent que je connais depuis bien longtemps le général Fittenborn partisan dans notre armée l’année 12 et les suivantes.
Le 10 on se flattait à Constantinople que l’armée Turque pourrait s'y rallier et empêcher les progrès d'Ibrahim. Mais on y savait la trahison patente du Capitan Pacha qui avait rallié la flotte égyptienne à Rhodes. Voilà le fait grave 5 heures. Il a plu toute la matinée et depuis mon bain j'ai eu une succession de visites.
Voici votre lettre. Vous me paraissez croire qu'Ibrahim, et le Capitan Pacha vont remuer le monde, c’est possible Mais je crois que la diplomatie fera les derniers efforts pour empêcher cela. Votre cabinet est bien faible pour une semblable crise. Ou pour agir s'il faut agir ! Nous saurons bientôt ce que va devenir l’Empire ottoman. Adieu. Adieu, vos lettres courtes ou longues me font toujours un grand plaisir, mon seul plaisir. Il y a quinze jours que je n’ai rien reçu de mon fils Alexandre. Je l’avais prié de me dire comment se porte Paul rien que cela, est-ce peut être là ce qui l’empêche de me répondre ? Adieu. Adieu mille fois.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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228 Baden 11 heures. Mardi 30 juillet 1839

Imaginez que c'est devant un notaire et deux témoins que je vous écris, et que c’est le seul moment que je trouve pour le faire.

9 heures.
Voyez, je n’en puis plus de fatigue. Pour un pauvre papier de 20 lignes, j’ai été tracassé tout hier et aujourd’hui. On me demande de nouveaux plein pouvoirs pour terminer. Mon frère m'écrit sur cela très simplement et très bien. Matonchewitz pas bien du tout. Il est comme disent les Anglais, lit by Paul. Celui qui parle à toujours l’avantage sur celui qui écrit. Cela m’a tracassée, et vous savez que je n’ai pas besoin de cela de plus. Mon fils Alexandre, une lettre insignifiante comme les autres. Mon frère me mande que mes fils sont pressés de finir et de reprendre leur service. j'imagine donc qu’aussi tôt l’arrivée de mon plein pouvoir tout sera arrangé. Je le saurai dans quatre semaines.
En attendant ma santé ne va pas mieux et ma correspondance avec vous bien mal. Il y a dans tout moi un découragement, une langueur que je ne puis pas vous décrire. Baden a été pour moi très mauvais et j’y reste je ne sais pourquoi ou plutôt je le sais, c’est que je ne sais où aller pour être mieux. Tout est mal pour moi. Il y a de ma faute sans doute et je me prends en grande aversion. Votre lettre hier m'a fait plaisir. Je n'ai rien à vous dire qui puisse vous intéresser. Vous voyez comme j’ai l’esprit occupé de désagréables affaires, c’est si aride, si vous étiez là pour m'aider ; me ranimer ah mon Dieu que je serais une autre personne. Adieu. Adieu et pardonnez-moi. Je suis si fatiguée, si abîmée. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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230 Du Val-Richer, Mardi 30 Juillet 1839 2 heures

Je rentre d’une longue promenade avec mes enfants. J'ai découvert, à quelques minutes de la maison, un terrain presque inculte que je ne me connaissais pas dans une position charmante, à droite la vue de la maison dont on n'est séparé que par un ravin où coule une petite source, à gauche, une percée sur une vallée large et riante, en face et derrière de grandes bois en amphithéâtre. Je planterai là un petit bois. L’idée de cette plantation et votre idée me sont venues en même temps absolument en même temps ; je ne saurais dire qu’elle a été le première. Tout ce qui me plaît me fait penser à vous. Rien ne me plaît vraiment qu'avec vous.
Je voudrais que votre frère eût raison pour votre fortune. Je connais cette façon de se débarrasser de toute inquiétude sur le compte des gens en exagérant leurs avantages. Certainement on dit hableur. Quand vous aurez reçu de nouveaux détails sur vos arrangements, sur le partage des meubles sur l'époque où vous toucherez les capitaux, mettez-moi au courant. Je suis beaucoup plus tranquille que je ne l'étais. Je ne le suis pas encore assez pour mon plaisir.
Mes dernières nouvelles d'Orient restent un peu en suspens. Ce qu'on m’avait mandé me paraît plutôt commencé qu'accompli. Si Méhémet trouve moyen de donner satisfaction à l'Angleterre pour l'isthme de Suez, ses affaires seront bonnes. Mais il faut qu’il fasse cela. Je n’ai rien reçu le matin.

9 heures
Vous voulez revoir ce que vous avez aimé. Vous voulez y croire. Vous y croyez bien plus que vous ne pensez. Vous y croyez naturellement, spontanément, par instinct, c’est-à-dire par l'élan primitif et libre de votre âme. Vous croyez à bien plus qu'à la réunion dans l'avenir. Vous vous croyez en rapport avec eux encore à présent, toujours d’un monde à l'autre. Pourquoi les appelez-vous les priez-vous ? Pourquoi levez-vous les yeux, joignez-vous les mains vers eux. Feriez-vous tout cela, la moindre de ces choses-là si réellement, au fond de votre âme, vous les croyiez sourds, insensibles, tout-à-fait étrangers à vous, morts vraiment morts ? Nous portons en nous une foi obscure, mais invincible à une relation inconnue, mais réelle, avec les êtres chéris qui nous ont quittés. Ils ont des droits sur nous, nous avons des devoirs envers eux. En nous acquittant de ces devoirs, nous croyons satisfaire à quelqu'un. Si nous y manquions nous croirions avoir manqué à quelqu'un. A cette croyance se joint même le sentiment que les morts ne pouvant réclamer, ni se faire rendre eux-mêmes, ce qui leur est dû la dette n'en est pour nous que plus sacrée. Qu’est-ce à dire ? Les morts jouissent-ils ou souffrent-ils donc de ce que leur accordent ou leur refusent les vivants ? Je ne puis pas vous répondre. Je ne dois pas toutes de vous répondre. Comment l'être qui n’est plus de ce monde peut-il être encore affecté de ce qui s’y passe ? Quelle société peut l’unir encore à ceux qui y sont restés ? L'homme ne le conçoit pas, et dès qu’il le cherche, il s'égare. Cependant il y croit, et ne peut pas plus échapper à l’instinct de sa nature que dépasser les limites assignées à sa science. Et remarquez que cet instinct n'a point de prétentions scientifiques ; il se suffit à lui-même. Au moment où l'homme, obéissant à cette voix intérieure, s’acquitte envers les morts de quelque devoir pieux, aucune curiosité, aucun doute ne le préoccupe ; il n’a nul besoin de savoir quel est leur mode d'existence ou quel mode de communication est possible entre eux et lui. Il agit en vertu d’une foi irréfléchie dont il se contente, certain, sans s’inquiéter de la route ni du moyen, que son action a un objet, que ses sentiments iront à leur but. C’est seulement lorsque d’acteur l'homme devient spectateur, lors qu’il interroge sa nature au lieu de la suivre et s'examine au lieu de se croire c’est alors que s'élèvent en lui les doutes de l’esprit, les besoins de la science, et qu’il entreprend, pour devenir savant, de franchir des limites au delà desquelles ses croyances instinctives ne le portaient point. Regardez dans l'âme de cette femme, de cette fille qui vont auprès d’un tombeau, offrir à un mari, à un père, tant de marques de tendresse et de respect. Croient-elles savoir, sur son état depuis la mort, sur sa relation avec elles, ce que cherchent les philosophes ? Pas du tout. Les problèmes qu'agitent les philosophes n'existent pas pour elles ; si elles les voyaient, elles seraient, comme les philosophes, tourmentés du besoin et de l’impossibilité de les résoudre. Essayez de soulever ces problèmes dans leur pensée : demandez-leur comment elles se figurent que le parfum de ces fleurs qu'elles cultivent la fraîcheur de cet ombrage qu'elles entretiennent, vont charmer l'être à qui s'adressent leurs soins. Vous les verrez saisies de trouble ; vous n'en recevrez que des réponses timides, contradictoires. Peut-être même leurs paroles démentiront- elles leurs actes ; peut-être s'accuseront-elles de faiblesse et d’erreur avant votre intervention, elles ne croyaient pas en savoir davantage ; elles ignoraient ce qu'elles. ignorent ; mais elles ne le cherchaient point. Elles adhéraient fortement à une foi simple, naturelle ; et jouissaient de ses espérances, et agissaient selon ses inspirations, sans rien demander de plus. C'est le caractère de cette foi qu'elle n’a point de réponse aux doutes, point de solution des problèmes qu’élève la curiosité de l’esprit. Elle n’est point curieuse elle-même ; elle existe ; elle affirme les faits qu'elle entrevoit. Ne lui demandez pas de les démontrer, de les expliquer. Elle est invincible et sans aucune prétention. Ecoutez-la ; elle vous consolera ; ne l’interrogez pas, car elle ne se chargera point de vous instruire, sublime et modeste à la fois, elle révèle l'avenir et ne tente pas de le dévoiler.

Mercredi 10 h.
Ne manquez pas de me répondre sur le petit hôtel de la rue Belle-Chasse, qu’occupait M. de Crussot. Beaucoup de vos convenances m'y paraissent réunies. J’aimerais bien mieux l'entresol de la rue St Florentin. Mais je crains qu'on n'en veuille 12 mille francs. Adieu. Adieu. Pendant une semaine, vous n'aurez eu de lettre que tous les deux jours. Mais nous voilà, au même pas. Encore adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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231. Baden Samedi le 3 août 1839

Il me semble que vos nouvelles d’Orient ne se confirment pas. Je voudrais bien savoir le vrai de l’affaire du Capitaine Pacha. Dites-moi ce que vous saurez, mais il faut que cela vienne de source. Nous avons envoyé un complémentaire au nouveau Sultan, un comte Rzvonsky, que je connais beaucoup. Je le faisais venir le soir chez moi quand j'habitais Czarkoislo il me divertissait en débitant bien des mensonges, des contes de revenants surtout. Il pourra rapporter bien des contes sur l'Orient. Ibrahim poursuit ses triomphes. Des lettres de Constantinople du 20 annoncent sa marche sur Koniah, que va faire le divan ? à qui demandera-t-il secours ? Voici que la confusion commence. un courrier arrivé à Darmstadt porte le consentement de l’Empereur au mariage. On y enverra une ambassade pour la demande formelle. On continue en Allemagne à exprimer le plus grand étonnement de ce choix.
La princesse Meschersky va rester à Bade, j'en suis bien aise ; c’est une ressource lorsqu'il n’y a pas mieux.

5 heures.
Quelle lettre que ce N°230 et combien de fois je vais la relire ! Que je vous en remercie ! Je viens de recevoir une lettre de Bulner de Paris, il me dit que Khosrew Pacha le présent grand vizir est le seul homme habile et ferme en Turquie, qu’il est fort dévoué à la famille du Sultan mais qu'il pourrait bien la vendre aussi si on le payait cher. Méhémet Ali demande le renvoi du grand Vizir et l'hérédité de son gouvernement en Syrie, Egypte et ce troisième nom indéchiffrable. Bulwer croit à la nomination de l'Égyptien. Il connait bien tout cela il y a été longtemps. Le Sultan actuel is devoted to the ladies, a black dwarf and 2 monkeys. The Dwarf being the prime favorite.
Bulwer a écrit à Paul mais il n'a pas eu de réponse, et craint qu’il n’en aura pas. Vous dirai-je ce que je pense ? Si notre consul à Londres a raison, Paul en reviendra, et ce n’est que pour cela que j’aurai quelque plaisir a est accroissement inattendu de fortune. Au reste je n'y compte pas du tout et je fais tous mes calculs sur les lois russes. Il faut que je voie moi-même l'hôtel de la rue Bellechasse. Si je ne me trompe il est rebâti à neuf on n’y a pas habité encore, il y aurait du danger peut-être, je serai à Paris au commencement de septembre au plus tard et je choisirai. J’ai écrit pour l'appartement de Jennison. Je n’ai pas de réponse Adieu. Adieu, bien tendrement.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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236 Du Val-Richer, Lundi soir 5 Août 1839 9 heures

J’ai vérifié nos lois. Sans aucun doute, pour tout ce qui est affaire de procédure, comme dans le cas dont il s’agit, nos lois s'appliquent indifféremment aux étrangers et aux nationaux ; et une Russe ne serait pas envoyée en possession d’un héritage situé en France autrement, ni à d'autres conditions, ni avec d'autres formes qu’un Français. Je suis tout-à-fait porté à croire qu’il en est de même en Angleterre et que votre Conseil général a raison. Mais si je comprends bien ce qu’il vous écrit, la préférence que la loi anglaise donne à la veuve pour l'administration provisoire de la succession, n’est que facultative, c’est-à-dire que cette préférence, n’est accordée à la veuve que si elle la réclame formellement, & que dans le cas contraire les enfants sont investis de cette administration provisoire. Voyez bien, avant d'agir, s’il vous convient de donner à vos enfants cette marque de défiance, et de vous faire confier l'administration de ce capital de 40256 liv. st. sans vous en être entendue avec eux. La défiance est bien justifiée. Cependant ce serait un acte grave, et qui élèverait à coup sûr entre Paul et vous, une nouvelle barrière. J'ai peine à croire qu’il soit indispensable pour la sûreté du quart qui vous revient.

Mardi 7 heures
Je n’ai point de nouvelles. La session finit officiellement après-demain. Le Duc et la Duchesse d'Orléans partent pour Bordeaux. Le Roi reste à St. Cloud jusqu’au retour de sa belle-fille. Ils iront alors passer quelques jours au château d’Eu. Puis au commencement d'octobre, quand M. le Duc d'Orléans sera revenu d'Afrique à Fontainebleau. Voilà les projets de cour. Les Ministres n'en font point. Ils attendent l'Orient et la Chambre. Si j'étais à Paris, je saurais bien Vienne par le gendre de M. de St Aulaire M. de Langsdorff qui vient d’arriver en courrier. C'et un jeune homme d'assez d’esprit.

9 h. 1/2
Nous voilà enfin au même pas. Votre 230 m’arrive. Vous aviez des visites à mener en calèche et moi j'en ai trois à recevoir dans mon jardin. Ce sont des voisins qui viennent me demander. à déjeuner. On se lève de bonne heure en Normandie. A Baden aussi ce me semble. Mais à Paris comme à Baden, vous vous levez de bonne heure. Je serai fâché que vous soyez toujours maigre ; mais j’en prendrai mon parti. Mais plus faible, non ; je ne le prendrai pas. Adieu. Adieu. J’ajoute ce que vous voudrez à mille et une. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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234 Baden le 6 août 1839

Hier en causant avec Mad. de Talleyand il m’est tout à coup venu à l’idée que si mon frère terminait l’arrangement avec mes fils sans consulter la loi anglaise. Je pourrais me trouver privée des bénéfices de cette loi. On m’a demandé en toute hâte les derniers pleins pouvoirs, je lui ai envoyé en toute hâte aussi sans avoir fait cette réflexion, au contraire, en pensant même qu'il valait mieux que ce ne fût pas par moi qu’on apprit cette disposition de la loi anglaise. L’Esprit m’est venu un peu tard, mais enfin il est venu. J’ai fait venir Bacourt et avec son secours j’ai écrit la lettre dont copie ci jointe que j'ai expédié sur le champ à mon frère. Voilà ce qui m'a pris mon temps, et mes forces. à 4 h. l'idée m’est venue, & à 6 heures ma lettre était à la poste. Voyons dites-moi maintenant ce qui va en suivre ? Si ma lettre arrive après le conclusion de l'acte, est-il possible de faire valoir une droite à la loi anglaise sans une contestation des plus pénibles avec mes fils ! Vous savez que mon frère a plein pouvoir de tout régler, il aura réglé 4ème part du Capital anglais comme des autres. Une fois signé par lui comment revenir sur cet acte ? Le peut-on ? Et Paul n’a-t-il pas le doit de dire : " ce qui est fait et fait, vous deviez y regarder plus tôt. " Moi, je crois et je suis sûre qu'il connaissait la loi anglaise, et je ne puis pas m’empêcher d' en expliquer par ce fait maintenant sa persistance à vouloir mes pleins pouvoirs. Que pensez-vous de tout cela ? Ma lettre à mon frère est-elle bien ? Dites-moi votre idée sur les conséquences dans le cas de la signature de l’acte avant que mon frère ne reçoive ma lettre d’hier. Il faut convenir que j’ai été bien simple ! J’ai un peu envie de vous demander aussi pourquoi vous ne m'avez pas dit de prendre des informations à Londres. Enfin il n’y a plus rien à faire Mais cela me tracasse, et vous savez comme cela me fait du mal d'être tracassée. Est-il possible que des chiffres m'occupent tellement ! Savez-vous que j’en ai quelque honte. Je vous remercie de votre lettre hier, je voudrais en être digne c.a.d. ; avoir la force d’y répondre. Mais vous voyez que je n’ai pas de forces. Il y a de la force dans mon cœur , il y a là dedans tout ce que vous pouvez aimer à y voir soyez en bien sûr, bien sûr. Mais venez voir à quel point je suis accablée, lasse ! Encore une mauvaise nuit, vraiment cela va bien mal. Toutes mes peines de printemps, toutes ces tracasseries, tout cela se dessine fortement sur mes traits, j'ai l'air bien faible, bien faible, & je le suis.

5 heures l’Empereur a écrit au grand duc de Darmstadt, et lui annoncer que son fils va venir passer l'hiver à Darmstadt. Le mariage est parfaitement décidé. Il ne peut pas être question que la Belgique entre dans l’association des douanes d’Allemagne. Il s’agit d’un traité de commerce avec la Belgique, mais il n'y a que les puissances allemandes que puissent être des Zolleverein. Adieu. Adieu.
Je suis impatiente de votre réponse à ce que je vous écris aujourd'hui. C'est une grande question que ceci, et mon idée est que je ne m’en tirerais pas sans procès, si je voulais maintenir mes droits après l’acte signé. Mais quelles seront nos relations avec mes fils qui qu’auraient dépouillé à bon escient ! Adieu, Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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241 Du Val-Richer, Samedi soir 10 août 1839 9 heures

Si vous avez raison sur le sens de la lettre du Consul, votre lettre à votre frère est à merveille ; et si elle arrive à Pétersbourg avant la signature de l’arrangement tout est sauvé. Mais je crains encore que vous n'ayez pas raison ; et si vous avez raison, je crains que l’acte n'ait été signé bien vite, car Paul aura certainement pressé, pressé. Et alors ? A coup sûr il faudrait un procès, un procès éclatant pour vous, honteux pour eux, douteux comme tous les procès, surtout comme ceux qu’on ne conduit que de loin. Vous n'entrerez pas dans ce frêle et orageux bateau. Pourtant, si toute cette hypothèse se réalise, je ne crois pas qu’il faille renoncer d'avance et tout haut au procès. La crainte de le voir entamer pourrait être un puissant moyen d'accommodement. Je ne puis croire que la certitude même de le gagner rendit Paul indifférent au scandale. Il aurait pour lui, le droit légal, un arrangement conclu, votre signature. On n’est jamais sensé ignorer son droit. Paul serait autorisé à vous dire : Pourquoi n'avez-vous pas demandé à Londres des letters ef administration ? Tout cela est vrai devant les juges. Mais devant le monde, cette vérité là ne suffit pas, et Paul est du monde. Il voudrait donc probablement éviter le procès, et vous pourriez transiger. Voilà, ce me semble le plus probable et le plus raisonnable dans l’hypothèse qu’en effet la propriété de ce capital vous revient. Et si cette hypothèse est fondée, quelle odieuse réticence. qu’elle déplorable complication ! J’en suis depuis deux jours constamment préoccupé. Je ne veux pas écrire tout ce que je vous dirais à ce sujet. Et qui sait si je vous le dirais ? En tout cas soyez sûre que votre lettre à votre frère est très bien. Le rappel que vous y faites des intentions de votre mari à votre égard est frappant. C'est même la circonstance qui me porte le plus à vous donner raison, contre ma raison, dans votre interprétation de la note du Consul ; car c’est celle qui explique le mieux le défaut de testament. Je pense que vous avez écrit sur le champ à Londres pour demander des renseignements plus clairs et plus complets. A la vérité, il ne me parait pas que le sens que moi, j’attribue à la note du consul, vous soit seulement venu à l'esprit.

Dimanche, 8 heures

Vous aviez raison, et M. de Metternich, se flattait ou se vantait. L'Empereur se refuse aux conférences de Vienne. Mais en revanche, l'article qu’il a fait mettre dans la gazette d’Augsbourg est bien fanfaron ; les fanfaronnades, ces gasconnades ces espérances affichées quand on ne les a pas, tout cela, est-il bien nécessaire au Gouvernement du monde ? Ne sont-ce pas plutôt des satisfactions un peu puériles que se donnent les gouvernants eux-mêmes en s'abandonnant à toutes leurs boutades de vanité ou de fantaisie ? C’est bien peu digne et il ne vient point de pouvoir de là. Avez-vous jamais lu les historiens romains Salluste, Tacite, César ? Ce qui m'en plaît surtout, c’est la simplicité, l'absence de charlatanerie et de vanterie. C’est le grand côté du caractère romain. Les Anglais en ont quelque chose. Mais le gouvernement représentatif est très charlatan, très fanfaron à sa manière.

9 h 1/2
Le n° 235 vaut très fort la peine d'être envoyé Vous savez que j'aime tout ce qui vous passe par l'esprit. Vous avez raison sur les dents. Mais ne croyez pas que je fasse de la douleur physique une grande affaire pour mes enfants. Henriette y est assez forte. Sa sœur moins parce qu'elle a les nerfs très irritables. Je crois les douleurs très inégales selon les personnes. Adieu. Adieu. Comme le vôtre souligné ! G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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239 Baden Dimanche le 11 août 1839 9 heures

Je me sens aujourd’hui plus faible que de coutume. Mes nerfs sont dans un état pitoyable. J'ai bien besoin de vous pour me remettre, j’ai besoin de votre affection, de vos soins, de vos conseils, il me faut un appui. Je vous assure que je ne me conçois pas livrée encore pour bien des mois à mes seules ressources, c'est à dire à mes bien tristes pensées. Vous ne savez pas comme elles sont tristes ! Comme elles le deviennent tous les jours davantage. Les journaux confirment ce que vous me dites des nouveaux embarras ministériels. Mais je ne crois à rien. Ils iront comme ils ont été. Les Flahaut sont menacés de perdre leur seconde fille, elle crache le sang. C’est pour elle qu’ils viennent aux Eaux en Allemagne et qu’ils iront ensuite passer l'hiver en Italie.

1 heure. J’ai été à l’église. Toujours un superbe sermon. Le texte était votre lettre. Nous reverrons ceux que nous avons aimés, mais j'aime encore mieux votre lettre que ce superbe sermon. Vous avez raison. Je viens de recevoir une seconde lettre de Benkhausen qui explique tout, comme vous le dites.
J’ai l’administration et non la possession du Capital. J’écris de suite à mon frère, pour tout remettre à sa place. J'ai du regret d'avoir mal compris, pour dire la vérité c’est Mad. de Talleyrand et Bacourt qui me l’ont fait comprendre comme cela ; car vous savez bien que moi, je ne m'y entends pas. Mais il faut absolument que ce soit moi qui lève l’argent. Les droits en Angleterre emporteront 1000 £ ce qui réduit le Capital à 44800 £. Pouvez-vous me dire si dans le plein pouvoir que j’ai donné à Paris à mon frère, il est suffisamment autorisé à faire pour moi cette opération ? Je vous envoie copie de la lettre que je lui écris. Savez-vous bien que je me sens toute soulagée par cette lettre de Benkhausen ? C’est si vrai qu’étant fort malade ce matin me voilà mieux. Je suis débarrassée de ces richesses imaginaires qui m'étaient on ne peut plus désagréables.
Je viens de lire des rapports de Vienne. Vos Ambassadeurs, le vôtre, celui d'Angleterre et l’internonce sont de parfaites dupes. Le divan est entre les mains de M. de Bouteneff et c’est par lui que le divan négocie avec Méhémet Ali. Je vous dis ce qui dit la diplomatie à Vienne. Metternich est fort inquiet de ce que nous ne parlons pas. Ne vous ai-je pas toujours dit que c’était notre affaire et que nous n’entrerions pas en causerie sur cela. Adieu. Adieu mille fois, adieu. Je reçois dans ce moment une lettre de mon fils Alexandre du 31 juillet dans laquelle il me dit qu’on venait de recevoir les nouvelles de la défection du Capitan Pacha, & de la défaite de l'armée Turque, que comme cela amènera des complications graves que peuvent influer sur mes projets pour cet hiver, il se hâte de m’en donner avis !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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245 Du Val-Richer, Jeudi 15 août 1839, 7 heures

Vous passez sept heures par jour en plein air. Comment reprendrez vous l’habitude de Paris ? Vous y serez en prison. Je ne sais si je désire que de retour à Paris, vous y restiez ou que vous alliez passer deux mois en Angleterre. Paris est bien plus doux à penser ; de si près, tout est plus sûr, tout est possible. Mais vous vous ennuierez à Paris, et quand vous vous ennuyez là, je me le reproche presque ; j'ai besoin d’un acte de réflexion pour me persuader que je ne puis pas, que je ne dois pas l'empêcher. A Paris, je réponds de vous, et je ne connais pas de pire tourment que celui de la responsabilité sans pouvoir. Quand je vous aurai donné quelques jours, il faudra encore attendre longtemps avant de reprendre nos douces habitudes. Il me semble que nous les attendrions plus patiemment de plus loin. Que le cœur est plein de contradiction et d'impuissance.
Vous avez raison de vous plaire à la Révolution de Thiers. C'est un livre plein de talent, d’art, d’esprit, très curieux, très amusant et très faux. Faux parce qu'au milieu de tous ces acteurs si animés, si bien compris et si bien peints, il en manque un, le seul qui donne à l'histoire son sens, sa vérité et je dirais volontiers sa grandeur, les honnêtes gens, les hommes de bien et de sens qui jugent les événements et les actions qui concluent enfin. Il n'y a point de conclusion dans l'ouvrage de Thiers, c’est un spectacle plein de mouvement et d’intérêt, mais un spectacle de marionnettes et non d'hommes. Rien n’est vrai, rien n'est faux, personne n'a raison, personne n'a tort ; rien ne pouvait arriver, personne ne pouvait faire autrement. C’est une sympathie perpétuelle, universelle, banale, en fait de sympathie, je ne sais si vous êtes comme moi, je n'en sais pas ressentir d’un peu durable sans approuver ou blâmer un peu. Je ne demande pas mieux que de tout comprendre, de tout expliquer, d'entrer dans la situation & les sentiments de tout le monde ; mais je ne saurais en rester là ; j'ai besoin d'arriver à une impression définitive, de savoir et de croire quelque chose après avoir tout contemplé & tout compris. Et ce besoin ne m’est pas particulier, c'est celui du public, celui du genre humain. Il ne regarde pas à ce qui se passe, où s'est passé, uniquement pour s'amuser, et comme s’il assistait à un combat de coqs. Il veut conclure ; il veut approuver ou blâmer, aimer ou haïr. Et cette disposition a existé dans les acteurs de l'histoire comme elle existe dans les spectateurs ou lecteurs. En sorte que là où elle est supprimée, l'histoire est faussée et j’ajoute refroidie. Elle ne s'est point accomplie avec cette indifférence, ce scepticisme, cette complaisance générale et imperturbable. Deux choses manquent selon moi au livre de Thiers, la conclusion et la passion. Et si nous le lisions ensemble, vous verriez à quel point, presque à chaque pas la vérité et la grandeur du récit souffrent de cette double absence. Vous me trouverez peut-être bien sévère. Je suis pour le livre de Thiers comme pour lui-même, d’abord très frappé, très amusé, charmé de ce mouvement, de cette abondance, de cette facilité, flexibilité, variété, naturel, abandon, justesse de vues, justice d’impressions, tout ce que vous voudrez. Puis, quand je le quitte, je ne suis point satisfait, je ne me sens point à l'aise, ni en sûreté. Et quand je me demande pourquoi, je m’aperçois que rien de tout cela, n'est complètement, sérieusement vrai, ni juste, qu’il faut que je repousse, que je me méfie ; et mon jugement définitif lui est beaucoup moins favorable que ma première impression.

9 h. 1/2
Je ne crains pas les complications d'Alexandre. Nous en sommes encore bien loin. Quand je dis que je ne les crains pas, j’ai tort ; je devrais dire comme cette femme des revenants : " Je n'y crois pas, mais je les crains. " Je suis bien aise qui les explications de Benkhausen soient arrivées. J’aurais mieux aimé le contraire, pour votre puissance, et votre plaisir avec vos fils. Mais le doute ne valait rien. Adieu. Adieu. Ce petit papier, m'est tombé sous la main. Mais j’ai écrit fin. à la vérité, ce la ne vaut rien pour vos yeux. Adieu, dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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246 Du Val-Richer Vendredi 16 août 1839 8 h. 3/4

Je n’ai que le temps de vous dire adieu. J’ai eu du monde hier le matin une grande promenade le soir la migraine. Je viens de me lever très tard, et il faut que j'écrive à M. Duchâtel pour une affaire. Car j'ai les affaires d’une foule de gens à défaut des miennes. C’est un grand ennui.
Je reviens aux paroles d'Alexandre qui donnent pour moi, aux nouvelles d'Orient, un double, triple intérêt. Décidément, je ne crois à aucune complication grave. Si c’est nous qui servons de médiateurs entre le Pacha et la Porte nous les accommoderons sans guerre ; et si c’est vous, si nos ambassadeurs sont des dupes, vous accommoderez aussi. Cela prouve même que vous voulez accommoder. Question et combat d'influences ; rien de plus jusqu'ici.
Que feriez-vous, s’il y avait autre chose ? Où iriez-vous ? Iriez-vous quelque part ? Seriez-vous malade ? L'Angleterre ne vous vaudrait pas mieux que la France. Est-ce que Zéa ne vous est pas arrivé ? Ses pronostics étaient justes. La dissolution, qu’il redoutait tant, amène des cortes exaltées qui ne feront rien, mais qui empêcheront qu'on ne fasse s’il y a quelque chose à faire pour qui que ce soit. Du reste, ils peuvent faire en Espagne ce qui leur plaira. Nous nous en mêlerons moins que jamais. L'Orient a tué l’intervention.

9 h. 1/2
Voilà votre N°240. Je voudrais bien que vous eussiez Melle Henriette, dont je ne connais guère pourtant que sa réputation qui est bonne. Je vous dirai demain, avec détail ce que je pense de notre situation à tous en Orient. Adieu. Adieu. Je vais écrire pour l’hôtel Crillon. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
247 Baden lundi le 19 août 1839

Tout ce que vous me dites sur Thiers c'est admirable de vérité. Quant à son ouvrage, il me parait que le révolutionnaire y perce partout. En dépit du soin qu'il prend de paraître impartial. Je n’ai lu encore que les 5 premiers volumes. Je me suis levée bien malade et bien faible. Toutes les personnes qui me voient sont d’accord avec mon médecin pour me renvoyer. Je pars donc certainement cette semaine ; je vous dirai demain le jour. Votre réponse à ceci ne me trouverait plus à Baden. Ecrivez-moi à Paris, hôtel de la Terrasse. Je ne sais encore qui m’accompagnera, mais je ne puis pas partir seule cela est évident. Mademoiselle Henriette refuse ; elle prétexte son indépendance, elle a raison, et moi j’ai tort d’avoir du malheur à tout ce que j’entreprends.

6 heures. Zéa n’a pas paru à Baden. Il est perdu. Je viens de recevoir une lettre de mon fils Alexandre. Il ne sait pas quand il pourra se tirer de Russie, il me dit en termes fort doux qu’ils attendent mes directions à mon frère pour pouvoir conclure. Une lettre du Roi de Hanovre insignifiante. Une autre de Bulwer spirituelle. Il va rester ministre à Paris, les Granville partent demain pour l'Angleterre. Une autre encore de Mad. Appony, ressemblant à Madame Appony ! La vôtre enfin c'est à dire d’abord. et j’ai raison des deux manières, car je commence par elle et puis je finis par elle. Demain je vous dirai le jour de mon départ. Adieu. Adieu. tendrement adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
264 Du Val Richer, jeudi 12 septembre 1839 Midi et demie

Je rentre pour être avec vous. Vous savez le peu de cas que je fais des fictions. Mais enfin... Je me promenais tout à l’heure avec ma mère et mes enfants. Je ne sais pourquoi j'ai regardé à ma montre. Midi et demie m’a donné l’envie de rentrer, le besoin d'être seul. Vous êtes seule aussi. Je vous ai promis que vous ne le seriez plus. Je ne tiens toute ma promesse qu’au dedans de mon cœur à votre cœur. Au dehors. dans notre vie, je vous laisse encore seule souvent longtemps... Ah que tout est imparfait.
La nouvelle proposition de Jénisson, me contrarie beaucoup. Vous seriez si bien là ! Je me persuade que M. Démion arrangera la chose et vous fera avoir l’appartement sans meubles. M. de Jénisson se trompe s’il espère le louer sur le champ comme il lui convient. Il ne trouvera pas de chalands avant la fin de l’automne, et perdra ainsi ce qu’il se flatte de gagner. Vous aviez bien raison de prévoir que les affaires vous afflueraient quand je serais parti. Vous aurez vu Génie ce matin. Abouchez-le avec Démion ; il traitera mieux que vous. En tout cas la rue de Lille est toujours à votre disposition. Je viens de relire votre frère. C'est bien ce que j’ai entrevu. Pour en finir, pour se débarrasser de toute contrariété en pensant à vous et de toute peine à prendre pour vous, il a besoin de partager les torts entre vous et vos fils. C'est commode, ainsi font les indifférents de peu d’esprit. Il y a bien de quoi vous blesser. Mais ne vous blessez pas, par fierté. Ne voyez là que des affaires. Je vous demande plus qu’il ne se peut, je le sais bien. J’ai peine à croire que l’augmentation de 2000 roubles de pension soit à la place des capitaux. Elle n'y correspond pas. Le capital Anglais n’y peut-être compris. A lui seul, il vaut plus de 13 000 fr de rente. Ce ne pourrait donc être que pour le capital d’une année de revenu de la terre de Courlande. Il vaut mieux que vous le receviez en masse. Votre frère, est-il autorisé par vos pleins pouvoirs à conclure un tel arrangement, sans votre consentement spécial ?
Voici ce que m'écrit Brougham ce matin : " Mon cher M. Guizot, permettez que je vous exprime mon horreur au sujet d’un bruit qui vient de me parvenir de ma belle-fille à la Haye - et qui m’attribue - je dois dire plutôt m'impute une brochure sur la politique de France, et nommément contre le Roi - Notre roi, j’ose l’appeler. Je n'en sais pas même le titre. Encore moins en ai-je lu même une ligne. Jugez de mon étonnement. C'est probablement une ruse de libraire. "
" Encore une justification. L'on m'accuse d'avoir trop parlé du duc de Wellington aux dépens de l’armée française. Au contraire, le comble de mon éloge était qu'au lieu de se battre contre vos troupes, Napoléon les avait commandées tandis que Wellington les avait combattues. Sachant qu’il y avait des respectables Français près de moi, certes j'aurais eu grand soin de ne pas préférer le moindre mot contre vous autres, quand même j'aurais eu une telle opinion, ce que certes, je n’avais point. " Rendez-lui le service de répéter un peu ses démentis. Il faut obliger les gens d’esprit, même fous. Il ne me dit pas un mot d'Angleterre.

8 heures et demie
Je viens à vous à 8 heures et demie comme à midi et demie avec le même désir et le même serrement de cœur. Vous aviez bien raison avant-hier de vous séparer de moi, avec plus de peine que jamais. Je n’ai jamais passé un peu de temps près de vous sans que le plaisir d’y être ne devint plus vif, et la peine de n'y plus être, plus amère. Et cette fois plus encore que jamais. J’ai oublié de vous dire que, si vous vouliez achever l'histoire de la Révolution de Thiers, je l’avais à votre disposition. Dites à Génie de la faire prendre dans la bibliothèque de l’antichambre du salon, au premier étage. Avez-vous lu les mémoires sur le consulat de Thibaudeau ? Ils vous intéresseraient.
Si M. de Jénisson est intraitable tâchons de voir le bon côté de la rue de Lille. Vous payerez 5000 fr de moins & vous aurez sans embarras, sans qu’il y manque rien, le plaisir d’arranger l’appartement à votre gré. Je me dis et redis cela d'avance, pour être moins contrarié pour vous, s’il faut l'être. Au fait, la rue de Lille est très convenable, parfaitement convenable, et nous mettrons dans le jardin tant de fleurs et de si belles fleurs, que nous le rendrons gai et varié. Vous savez que j'ai le département des fleurs. J’apporterai d’ici, dans ce cas de très belles graines qui me viennent du Jardin du Roi. Nous les sèmerons au printemps sur ce gazon que nous métamorphoserons en corbeille. N'a-t-il pas été convenu que décidément on vous donnerait la grande chambre dont vous avez besoin, au haut de l’escalier ?

9 h. 1/2
Si vous m'êtes nécessaire ? Vous aurez beau faire ; vous pouvez me le demander à moi, mais à vous-même, au fond, de votre cœur, je vous en défie. Je suis sûr que vous serez de plus en plus contente de mon génie, et il vous dira beaucoup de petites nouvelles. Je suis fâché que Rothschild attende Démion. C’est Démion qui règne, au gré de Rothschild. Je m’y attendais. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
263 Du Val-Richer Jeudi 12 septembre 1839

J’ai beaucoup dormi. J’étais fatigué. La fatigue, la vraie fatigue corporelle est un moyen de sommeil qui n’est pas à votre usage ; mais c'est le meilleur, peut-être le seul quand on a le cœur triste. Ici vous mêlez un regret profond, et presque un remord à tous les détails de ma vie. Mes enfants ont rempli hier ma journée de tout ce qu’ils avaient fait en pensant à moi, en mon absence des vers français, des vers anglais, appris par cœur, la marche de Moïse sur le piano, des coussins de tapisserie. J'en ai joui avec trouble. Je vous le dis avec trouble. Mais je vous dit tout. Tout est charmant avec vous. Mais j’ai besoin de vous partout. Vous verrez demain demain.
Je n’espère guère que Rothschild soit moins juif que lui et vous donne la maison pour 10 000 fr. Cependant ne vous laissez pas aller, et ne concluez rien avant la réponse de Rothschild. Je suis pressé de savoir quand M. de Jénisson s'en ira. N’ayez pas non plus de laisser-aller quant à ses meubles. Ne prenez que ceux qui vous conviennent vraiment. Démion, qui a envie que vous soyez là, trouvera bien moyen de le débarrasser du reste. Quand vous ferez vos achats pour l’arrangement de la maison, n'oubliez par M. de Valcourt. Il est très entendu et vous épargnera de payer trop cher. C’est le risque que vous courez toujours. Vous ne savez pas le prix des choses, ni vous défendre du savoir faire des Marchands.
Le tournoi de Lord Eglington a parfaitement amusé mes filles. Elles ont lu cela comme un roman et elles vous diraient les noms de tous les chevaliers et de toutes les dames comme si elles y avaient été personnellement intéressées.

9 h. 1/2
Non, je ne doute pas. Je suis sûr et ravi de ma certitude. Je l’avais. J’avais tort quand je ne l’avais pas. Mais vous me la donnez encore. Donnez-la moi toujours. Toujours, elle me sera aussi douce à recevoir que la première fois. Moi aussi, je suis blessé, de cette sotte parole inoculé à sa mère ! Autant qu'on peut être blessé d’une sottise venue d’un sot. Pardonnez-moi ma brutalité. Il ne faut répondre à cela que quand vos affaires seront finies bien finies tout-à-fait réglés. Vous verrez alors qui vous devez remercier, et dans qu’elle mesure. Vous n'avez lu dans tout ceci qu’un seul tort, c’est votre laisser aller dans les premiers moments. si on vous propose d'échanger des capitaux contre une augmentation de pension, je n’en suis pas d’avis. Tout ce qui augmentera votre dépendance ne vaut rien. Moins vous aurez à recevoir des mains d'autrui chaque année, plus vous serez tranquille et dans une situation convenable. Adieu. Adieu. Le facteur attend ma lettre. Je vous écrirai demain avec détail sur tout cela. Adieu. Comme si j'étais monté avant-hier à 6 heures en passant sous vos fenêtres !
Adieu. Il ne faut pas aller au delà des 12 000 fr pour Jenisson. Un appartement meublé ne vous convient plus du tout. J’aimerais mieux retourner à la rue de Lille. Quel ennui de n’être pas là pour vous aider à résoudre toutes choses !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
261 Paris samedi 11 heures le 14 Septembre 1839

Savez-vous que je suis bien malade. Je n’ai pas cessé d’avoir plus ou moins des crampes au cœur depuis le jour, le soir où vous m'avez annoncé que vous deviez me quitter ! Hier cela a augmenté beaucoup. Je suis restée couchée toute la soirée, toute seule dans mon triste salon avec des douleurs atroces, elles ont beaucoup augmenté, vers la nuit. La nuit même je l’ai passée, tout à fait sans sommeil. Ce n’est que vers 7 heures ce matin que je me suis endormie d’un mauvais sommeil. Je viens de me lever bien faible, mes jambes ont de la peine à me porter. Le médecin ne sait trop ce que c’est ; il m’a donné des calmants qui ne m'ont pas calmée. Il va revenir. Génie est venu, j’étais dans mon lit je n’ai pas pu le voir. Je ne pourrai sans doute voir personne. Ah mon Dieu et rester seule, toute seule. Vous ne savez pas ce que c’est. Ah que vous m'avez quittée mal à propos. Je ne puis m'occuper de rien Votre lettre sera ma seule société pour toute la journée. Cette nuit je croyais que je ne me relèverai plus, je me sentais si mal, si mal ! Et puis je me disais que si même je vous demandais de revenir encore une fois, la dernière fois, vous ne reviendriez pas. Songez bien que je ne vous le demanderai plus. Si vous apprenez que je suis mal, vous ferez comme vous voudrez Je ne demanderai rien, les refus me font trop souffrir. J’avais demandé un jour, un seul jour de plus, & vous le savez bien vous me l'avez refusé. Et cependant vous avez bien vu ensuite que ce jour de plus m'eut été si utile ! Enfin, pardonnez-moi tout ce que j’ai dit, ou tout ce que je dis, je suis très souffrante. Ah je suis très triste.
J’ai vu Médem hier matin, il trouve que tout est fort précaire et malgré cela il ne craint pas la guerre. Personne n’est d’accord, chacun tire de son côté. C'est une sotte situation, Madame de Talleyrand me mande qu'on parle fort de maux de tête étranges qu’aurait l’Empereur. Mais on a souvent dit cela. Le vrai est qu’il y a de l’étrangeté dans son organisation, mais pas assez. M. de Brünnow est envoyé à Londres prendre l’intérim de Pozzo. C'est un homme de mérite, d’esprit, & qui déplaira parfaitement aux Anglais. On ne songe pas assez au personnel, à la tournure, à l'éducation d’un homme quand on le nomme à un emploi diplomatique. Et c’est beaucoup. Je n’ai pas entendu parler de Démion. Je ne sais plus un mot de mes affaires de maison. Je ne m'en inquiéterai plus je crois. Il me semble qu’une nuit passée comme la dernière, simplifierait tout Adieu. Adieu.
Midi 1/2. Le médecin n’est pas revenu encore, & les crampes recommencent adieu. Renvoyez-moi l'incluse. Elle est du Prince Merchersky. Pauvre homme comme on l'a grossièrement traité. Il n'y a pas de date à cette lettre mais je la crois des 30 ou 31 août. Vous voyez Paul !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
267 Du Val-Richer Lundi 16 sept. 1839
6 heures et demie

J’aurais le cœur bien blessé si je ne me l’interdisais pas. Blessé à ce point que mon envie était de ne pas vous répondre du tout sur ce que vous me dites. Mais vous êtes souffrante, vous êtes seule. Dites, pensez même (ce qui est bien pis) tout ce que vous voudrez. Je ne vous répondrai jamais qu’une chose. Vous n’aurez jamais plus que moi le sentiment de ce qui manque à notre relation, de ce contraste choquant, douloureux, entre le fond du cœur et la vie extérieure, quotidienne. Si ma vie était à vous aussi bien que mon cœur, vous verriez si je sais tout subordonner à un seul sentiment à une seule affaire si je sais être toujours là et toujours le même. Mais cela n'est pas ; il y a des affections, des devoirs, des intérêts auxquels ma vie appartient, et qui ne sont pas vous. Je ne puis pas la leur ôter. Je ne puis pas me donner ce tort à leurs yeux, à mes yeux, aux yeux du monde, à vos propres yeux. Car je vous connais bien ; vous mépriseriez la faiblesse même dont vous profiteriez. Vous avez l’esprit trop droit et le cœur trop haut pour ne pas avoir besoin, sur toutes choses, d’approuver et de respecter ce que vous aimez. Je vous parle bien sérieusement n’est-ce pas ? Pas si sérieusement que je le sens. Ce qui vous touche est si sérieux pour moi ! Mais assez ; trop peut-être, quoique je vous aie dit bien peu. Comment dire ? Comment dire de loin ? Toutes les paroles me semblent froides et fausses. Voilà plus de deux ans ; et pourtant il faut encore que le temps nous apprenne, l’un sur l'autre, bien des choses.
Que me direz-vous aujourd’hui de vos crampes, et de vôtre nuit ? Je vous renvoie la lettre du Prince Metscherzky. Je voudrais bien ne plus vous parler de Paul. Il me révolte. Et puis je ne comprends pas ces mœurs-là, cette façon de repousser insolemment de faire taire un parent qui vous parle d’une mère, parce qu'il n’a pas des pleins pouvoirs, parce que ce n’est pas un procureur ! Et ce parent se laisse faire ! Il ne trouve pas un mot à répondre, un mot bien simple, bien calme, mais qui remette à sa place tout et chacun ! Le Prince Metscherzky m’a l’air d’un excellent homme, bien zélé pour vous ; mais ne le chargez pas d’affaires difficiles ; ne lui donnez pas à traiter avec un frère puissant ou un cousin arrogant. Ne placez pas non plus comme il semble vous le conseiller, toute votre fortune en Russie. Quelques mille livres de rente de plus ne valent pas beaucoup de sécurité et de facilité de moins. Du reste vous avez déjà fait le contraire pour une partie.
Vous avez bien raison ; on nomme les gens aux emplois diplomatiques, en pensant à ce qu’ils sont là d’où ils partent, point à ce qu’ils seront là où on les envoie. On pense à si peu de choses ! Que les affaires humaines se font grossièrement ! On serait bien étonné si tout à coup, par miracle, elles étaient vraiment bien faites, et par des gens vraiment d’esprit. Savez-vous pourquoi on envoie M. de Pontois à Constantinople ? Parce qu'il est terne et tranquille, ne choque personne et ne fera pas les sottises de l’amiral Roussin. Le grand abaissement de notre temps, c'est de se contenter à bon marché ; le tel quel suffit, pourvu qu'on vive.

9 h. 1/2
Vous avez un peu dormi. Il faut absolument qu’on vous trouve une lectrice. J’en vais parler à ma mère. Adieu. Adieu. J’apprends à l’instant même que D. Carlos est en France avec toute sa famille. Les bataillons navarrois acculés à la frontière ont capitulé. Elio, qui les commandait, avait envoyé d'avance un de ses aides de camp au général Harispe. On ne doute pas que les Cortes ne sanctionnent le traité. Vous savez sûrement tout cela. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
264. Paris Mardi le 17 Septembre 1839, 9 heures

Je me sens un peu mieux aujourd’hui ce qui fait que j’ai le courage de vous écrire. Hier encore a été une bien mauvaise journée. Mes crampes ont recommencé, mes nerfs ont été dans un état affreux. J’ai passé la journée seule. Si je n’avais pas eu quelque heures de sommeil vous n'auriez pas de lettres ; car décidément je ne risquerai plus de vous écrire lorsque mon cœur ressemble à mes nerfs. Vous avez raison dans tout ce que vous me dites ce matin et mon Dieu, mais ce n’est pas la raison qui est mon culte ; je n’aime pas par raison. Il n’y a rien de raisonnable à aimer. Et vous avez mille fois raison de ne pas aimer à ma façon. C'est une mauvaise façon. On m'a mis ce matin dans un bain d’Eau de Cologne. Je laisse faire sans avoir confiance en rien. Cela ne durera pas longtemps. Je ne m'occupe plus de chercher quelqu'un, je ne m'occupe plus de rien de ce qui me regarde. Je vous ai dit souvent que je craignais de la folie, je la crains plus que jamais parce que je la vois venir.
J'ai une mauvaise affaire sur les bras. Malgré les promesses que j'ai faites à Bulwer de la part de madame Appony il a rencontré sa belle-sœur chez elle hier au soir. Il me le mande dans un billet ce matin, et veut pour conseil. Il regarde ceci comme une insulte personnelle. Il a raison et cependant ce n’est sans doute qu'une bêtise de Madame Appony. Mon conseil sera qu’il n’y retourne pas. Moi, j’ai droit d'être blessée aussi car la promesse m’a été donnée à moi.

1 heures
J'ai eu la visite de Génie. C'est un bon petit homme ; ce qui me prouve ma décadence et ma misère est le plaisir que me fait la visite d'un bon petit homme ! Après lui est venu Bulwer ; j’étais encore dans mon bonnet de nuit. Il n’avait pas fermé l'œil depuis hier, il voulait écrire à Lord Palmerston demander son rappel de Paris à cause de l'insulte des Appony, enfin il était dans un état violent. Au milieu de cela je reçois la réponse de Madame Appony à une petit billet d’interrogation un peu vif que je lui avais écrit, et j’éclate de rire. La belle sœur n’y avait pas été. Bulwer a eu une vision ... Il n'en revient pas. Il soutient qu'il la vue. Je l’ai assuré qu’il se trouvait obligé de croire qu’elle n'y était pas, car mensonge ou non, il est bien certain maintenant qu’elle ne s’y retrouvera plus.
Le billet de Madame Appony est long, plus de tendresses pour Bulwer, d’indignation de ce que nous soyons cru capable de manquer à ses promesses. Enfin c’est fort drôle, et c’est fini. Hier Bulwer causait avec Appony lorsqu'il a eu sa vision. Il a laissé court et est sorti brusquement de la maison.
A propos de maison, Démion est revenu. Je prends l’entresol à 12 mille francs. On dresse un inventaire des meubles. Je prendrai ce qui me conviendra.
Rothschild m’a mandé qu'il avait abdiqué ses droits entre les mains de Démion, il n'y peut donc rien. Et bien, j’ai cet entresol ! Cela ne me fait aucun plaisir, rien ne me fait plaisir. J’ai écrit hier à Benkhausen pour demander les lettres of admisnistration d’après ce que me dit mon frère lui ne le ferait pas. Si j’attends l'arrivée de Paul ce sera encore une complication une fois les lettres obtenues, l'affaire est plus courte & plus nette. Je crois que je m’épargne du temps et des embarras, & que je suis en règle. Le pensez-vous aussi ? Pourquoi attendre. Je chargerai Rothschild de lever le capital et de remettre leurs parts à mes fils voilà qui est simple.
L’affaire de Don Carlos est regardée ici comme un grand triomphe. En effet, c'est une bonne affaire. Si on est sage à Madrid cela peut devenir excellent. Palmerston, & Bulwer ont écrit à M. Lotherne pour qu'il presse le gouvernement de ratifier la convention de Maroto. Mais vu dit qu'il y a de mauvaises têtes dans les Cortes. Adieu, je suis mieux ce matin. Je ne sais comment je serai plus tard. Ne vous fâchez jamais avec moi avec toute votre raison, & laissez- moi vous aimer avec toute ma folie. Adieu

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
266 Paris jeudi le 19 septembre 1839

Non, je n'ai rien de mon frère, et je n’aurai probablement rien de longtemps, car il est parti pour son château avec une troupe d’élégantes dames de la cour. Il y passera trois semaines si'ce n’est plus, et je le connais assez pour savoir que là il ne me donnera pas cinq minutes de souvenir. C’est par Appony que je connais ses mouvements. En attendant il pourra bien se faire que mes file arrivent et que ce ne soit que par Alexandre que j’apprenne l’arrangement de mes affaires. C’est de drôles de manières et deux singulières familles ! Dans la mienne j’ai perdu ce qu'il y avait de mieux ce qui eût été bien rare partout, mon pauvre frère Constantin. Dans la famille Lieven. Mes deux anges.
Je vois les Appony assez souvent et Bulwer presque tous les jours. Mais je serais embarrassée de vous nommer autre chose. Midi. Génie est venu me voir il a eu la bonté de chercher et de trouver une jeune fille de famille bourgeoise, honnête qui viendrait me faire lecture pendant une ou deux heures de la soirée. Dites-moi ce qu'il faut que je donne ? Il parait qu'on aimerait un arrange ment par mois. Ce qui est sûr c’est que je ne m’en servirais pas plus de 10 fois peut-être par mois. Pensez-vous que 60 francs soient assez. Ou faut-il davantage ? Quand je ne suis pas malade je vais faire visite le soir aux Brignoles, Appony, Pozzo. Répondez-moi sur l'article des arrangements. Trouvez-vous le grand cordon de la légion d’honneur bien placé ? Moi cela m’a étonnée, et je me défie un peu de l'à propos des choses qui m'étonnent. C'est de la présomption peut-être. Je vous envoie une pauvre lettre. Je n’ai point de nouvelles à vous dire. Je trouve que les journaux ne sont pas tranquillisants sur les affaires de l’Orient.
Adieu. Adieu. Ne soyez pas enrhumé.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
270 Du Val Richer jeudi 19 sept 1839 9 heures

Je suis charmé que vous ayez l’entresol. Il se peut que cela ne vous fasse pas plaisir aujourd’hui ; mais vous en jouirez cet hiver, et puis au printemps et puis l'autre hiver. Il n’y aura pas un rayon de soleil qui ne vous arrive, pas une feuille qui ne pousse, pas un oiseau qui ne chante pour vous. J’en suis charmé. Et puis c’est un démenti à ce que vous appelez votre guignon.
A présent ne vous laissez pas imposer par M. de Jennison les meubles qui ne vous conviendront pas, ne prenez que ce que vous voudrez absolument que ce que vous voudrez, et donnez vous de l’espace à remplir, du nouveau à arranger. Tout cela est bien petit, bien petit dearest, mais vous vous en amusez une demi-heure et le temps marche. Je voudrais vous trouver je ne sais quoi à faire jusqu'à mon retour. Je suis en ce qui vous touche, parfaitement désintéressé et orgueilleux.
Vous avez bien fait décrire à Benkhausen pour qu’il prenne en votre nom les letters of administration. Avec Paul, les Affaires faites valent toujours mieux que les affaires à débattre, et celle-là sera ainsi toute simple et sûre en même temps.
Mad. Appony a trouvé moyen de faire à la belle sœur de Bulwer une politesse et de vous tenir sa parole, Bulwer ne rencontrera certainement plus sa belle sœur. Un petit mensonge est bien commode. Du reste, le mensonge suffit.
Je suis toujours enrhumé. J’ai mal dormi cette nuit. J'étais là dans mon lit depuis deux heures, pensant toujours à vous, quelque fois à Washington qui m’occupe et m'intéresse, homme de beaucoup d’esprit, je vous assure et de beaucoup de sens, et point charlatan, point de Humbog. Il ne vous aurait pas charmée, entraînée ; mais vous auriez été tous les jours plus aise de le connaitre. Je suis bien aise que mon Génie vous convienne un peu.
Je comprends votre sentiment sur votre misère. Mais laissez-moi vous dire une chose. Le monde est bien grand et bien varié ; il faut l'accepter tout entier, et tirer de chacun et de chaque chose tout ce qu’il y a. Vous m’avez dit souvent qu’une fois assise à côté de quelqu'un et forcée de l'avoir pour voisin, vous aviez le talent de le faire parler et de ne pas vous en trop ennuyer. Dans le cours de la vie, on est assis à côté de bien du monde. Ne laissez pas perdre votre talent. Il y a de la coterie partout, en haut, en bas, au milieu. Les petites gens en font, les grands aussi, les Rois eux-mêmes. Tous y perdent. On y perd de la liberté, de la facilité, du mouvement, de l'amusement, de la ressource. On y perd même de l’esprit. Le vôtre est grand, élégant et merveilleuse ment sensé dans son élégance et sa grandeur. Laissez quand l'occasion l'y oblige, se promener en dehors de ses habitudes, ne lui défendez pas, par fierté, d’y prendre intérêt. Soyez tranquille ; vous ne descendrez pas. Cela n’est pas en votre pouvoir. Il s'est fait du vide autour de vous, et c’est là votre misère. Mais elle vous laisse et vous laissera éternellement à votre hauteur, car c’est vous-même qui êtes haute. Plût au Ciel que vous fussiez aussi forte ! Le mal est là. Vous êtes comme mes peupliers de taille superbe et de tige frêle ; la tête s’élève, mais le tronc plié.

9 heures 1/4
Que je voudrais vous envoyer du soleil et autre chose ! Mais je dispose de si peu ! Adieu, adieu. Je vais faire demander ma petite lectrice. Adieu Le plus tendre adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
268 Paris Samedi le 21 septembre 1839,

Je sors tous les soirs malgré la pluie que voulez-vous que je devienne ? Je tue le temps faute de pouvoir l’employer. La femme la plus sotte ne mène une existence plus bête que la mienne. Les journées deviennent bien courtes. La causerie serait si bonne, si douce quand le jour disparaît. Et vous êtes au Val-Richer et moi seule, seule, seule ici. J'ai vu Armin hier au soir chez lui. C'est un ami de désespoir qui m’a pris. Je l’ai trouvé seul bien établi et bien étonné de ma visite. L'étonnement l’a rendu bavard.
L’affaire d’Orient n’offre plus de danger. L'Angleterre s’entend avec nous. Il n’y a que la France qui soit en bravades, sans doute pour les députés. Aussi n’y fait-on pas grande attention voilà à ce qu'il me semble la situation du moment.
M. de Jennisson ne se presse pas de me faire place. Il a cependant remis son bail à Démion. Moi je suis pressée de sortir d'ici d’autant plus qu'on m'en chasse. Il y a des gens qui me disent qu'il faut me hâter. de signer et de conclure avec M. Démion sans cela, s'il trouve 60 francs au dessus de 12 mille je perds l’appartement. Je vais faire cela aujourd’hui.
Je n’ai rien de mon fils, rien de mon frère. Soyez sûr qu'on ne prendra. pas la peine de m'informer de mes affaires. Génie dit que le Val-Richer est bien humide ; cela va mal à votre rhume. Et comment rester tard dans l’année dans un lieu humide ? Songez à cela, si non pour vous, pour vos enfants, votre mère. Adieu. Adieu, continuez-vous à recevoir des lettres de M. Duchâtel ? Vous ne me dites pas une pauvre nouvelle. Il me semble que vous vivez à Kostromé. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
269 Paris, Dimanche 22 septembre 1839
10 heures

Bulwer est venu hier pendant mon dîné me porter une lettre qu'il venait de recevoir de Cuming et une incluse de Paul à celui-ci traitant toutes deux du capital à Londres. Paul charge Cumming de prendre toutes les mesures légales pour me pour suivre au cas que je lève le capital avant son arrivée et que je retire les fonds. Cuming parait être dans la plus horrible perplexité. Il renouvelle la prière que je donne à Paul mes pleins pouvoirs ! Jugez si j’irai les donner après cette insolence. J’ai très simplement répondu à Bulwer que je viens de demander les lettres of administration pour qu’au retour de mes fils il n'y ait pas de temps de perdu et que je puisse leur faire tout de suite la remise de leurs parts et que ce sera mon banquier à Londres que je chargerai de la leur remettre. A cette occasion Bulwer m’a écrit qu'il avait eu des Affaires d’argent avec Paul et que sans douter le moins du monde de son honneur, il devait convenir qu’il n'avait jamais rencontré personne qui traitât en matière d’argent d'une si étrange façon que lui, et qu’il prendrai soin de n’en avoir jamais avec lui. Vous devinez que toute cette discussion m’a fait un effet mauvais comme santé, et que je n’ai pas dormi la nuit. Ma sœur qui a dû assister au partage du mobilier me mande dans une lettre indéchiffrable que je n’aurai pas de vaisselle !
Mon fils Alexandre m'écrit en date du 7 qu'il se rendait avec son frère chez mon frère pour une dizaine de jours. Qu'à son retour ils feraient leurs préparatifs de départ. Leurs oncles, les frères de mon mari ont procédé à l’enterrement en Courlande sans attendre ses fils & sans leur en donner avis ! Quelle famille ! Vous savez maintenant toutes les agréables nouvelles que j'ai eues hier. Je vous enverrai la lettre de ma sœur après avoir encore essayé de la lire, je ne crois pas que vous y parveniez. Savez-vous ce qui m'arrive au milieu d’un peu de colère, c’est de rire, vraiment rire de la manière dont tout se passe. Voici la lettre de ma sœur, vous rirez sans doute aussi. Je reçois dans ce moment une réponse de Berkhausen dans laquelle il me demande de lui envoyer les noms, prénoms, & titres du Prince de Lieven, date de son décès. Mes noms, prénoms & titres, et ajoute : " aussi tôt que votre altesse m’aura fourni ces renseignements je me procurerai les lettres d’administration en question que j’aurai l’honneur de lui adresser, pour qu’elle veuille bien y apposer sa signature et au moyen de ce document M. le Prince de Benckendorff qui se trouve déjà muni des pleins pouvoirs de votre altesse pourra toucher par l’entremise d’un fondé de pouvoir le montant des fonds laissés par le feu Prince de Lieven entre les mains de M. Harmann et C°."
Dites-moi ce que cela veut dire, pour quoi faudra-t-il que j'envoie cela à mon frère ? Je m'imagine que cela vient de la lettre de Paul, que Cuming mande à Bulwer qu'il avait montre à Berkhausen. Vous savez que mon frère est fort bien pour Paul et que celui-ci se croit à tout événement en meilleures mains chez mon frère que chez moi. Conseillez-moi, que faut-il que je fasse ? Ce tour du monde me parait parfaitement puéril, mon frère m’ayant dit surtout, " qu'à l’égard du capital j’aurai à m’entendre avec Paul ". Je crois que vous avez copie de cette lettre Ah, quand serai-je sortie de toutes ces horreurs ?
Madame de Talleryand est arrivée. Je la verrai ce soir. Il est parfaitement certain que nous sommes fort rapprochés de l'Angleterre. et que cela s’est opéré par suite de votre refroidissement avec elle. Nous boudons ceci, et on laisse M. de Médem, sans la moindre instruction et sans la moindre réponse nous donnons raison à l'Angleterre dans son hostilité contre l’Egypte. Les positions ont essuyé un change ment notable. Ce qui ressort le plus évidemment de tout cela c'est le maintien de la paix. Tant mieux votre lettre est bien courte, mais vous ne toussez pas, j'en suis bien aise. Encore une fois il fait bien humide au Val-Richer. Je ferai votre commission à Bulwer pour Lord Chatham. Adieu. Adieu, mille fois.
Renvoyez-moi le chef d’oeuvre de ma sœur. Nous avons appris à écrire ensemble. Son éducation a duré deux aux de plus que la mienne. C'est pourtant une très bonne femme, & qui a plus d’esprit que moi, c’est ce que j’ai toujours entendu dire.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
275 Du Val-Richer, mardi 24 Sept. 1839 7 heures

Je croyais avoir le talent de tout lire. Vous me coûtez la perte de cette illusion. En retour vous me faites connaitre un singulier monde. Sous Louis 14 même sous Louis 15 beaucoup de femmes, de très bonne compagnie, ne savaient pas l'Orthographe ; ma belle-mère Mad. de Meulan était encore de ce nombre ; mais elles étaient spirituelles, élégantes ; à travers l’irrégularité de leurs phrases elles avaient le cour d’esprit fois, délicat ; la grande civilisation était partout, excepté dans leur grammaire.
Cuisinière au fond et dans la forme, c’est drôle pour votre sœur ; passez moi la brutalité de l’expression. Du reste, à force d’étude, j’ai tout lu, excepté les mots que j’ai soulignés. Ayez la bonté de m'en envoyer l’interprétation pour que la peine que j’y ai prise ne soit pas tout-à- fait perdue.
Je suis curieux de savoir comment on s'y prendra pour vous empêcher d'avoir l’argenterie qui vous convient, quand vous ne la demandez qu'en en payant la valeur, au taux de l'estimation. Est-ce que Paul veut aussi l'avoir et l'emporter en Angleterre ? Je vois qu’on trouve tout simple, votre frère même, qu’il ait donné sa démission. Je suppose que c’est la nomination de M. de Brünnow qui l'a déterminé et lui sert d'excuse auprès des moins rebelles. Plus j’y pense, plus il me semble que puisque vous avez demandé les letters of adm., ce que vous avez de mieux à faire, c’est de donner vos pleins pouvoirs à Rothschild, et de faire toucher, par lui, le capital, quand vos fils seront arrivés, à Londres, de telle sorte que jusqu'à leur retour l’argent reste où il est, et que vous et eux, vous touchiez chacun votre part au même moment, mais par votre fondé de pouvoirs direct. Il n'y a là, si je ne me trompe, rien à dire pour personne. Et c’est plus sûr.

9h 1/2
Il me paraît impossible que Démion soit menteur à ce point. Il n’a point d’intérêt commun avec M. de Jénnison. Son intérêt à lui, c’est que vous ayez l’appartement. Vous êtes un bon locataire. Vous me direz cela demain. Certainement, si j'étais là, vous auriez l’appartement. Vous auriez tout ce qui vous plairait. Dîtes-le moi toujours. Je suis charmé de le croire.
Adieu. Adieu. J’ai deux lettres d'affaire à répondre sur le champ. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
273 (par erreur cela devrait être 272) Paris Mercredi 25 Septembre 1839
10 heures.

M. Démion est venu hier me porter son bail avec M. Jennisson. Je l’ai gardé pour le faire lire à M. Génie qui m’a fait quelques observations. Demain, je signerai.
J’ai dîné hier chez Pozzo avec un peu de diplomatie et le Duc de Noailles. Le matin j’avais vu chez moi Armin, Brignoles, Lord de Manley, arrivé hier de Londres. Il est whig, frère de Lord Duncannon qui est dans le Cabinet. Il parle mal de la Reine, avec un peu de pitié du ministère. La Reine épousera le Coburg, c'est ce qu’on croit beaucoup en Angleterre. Je ne crois pas que j'aie un mot de nouvelles à vous dire. A propos, la lettre de ma sœur. Vous avez plus compris que moi, et dans ce que vous avez souligné, je devine sur la première page par rapport à l’argenterie, et sur la seconde, vous pouvez écrire au banquier. Voilà tout ce que je sais de plus que vous. Et vous savez au total beaucoup plus que moi.
On m’a raconté hier l'histoire de Paul venue par un voyageur russe de ses amis qui arrive de Pétersbourg. Elle est très grave et très extraordinaire. Il se trouvait sur une liste de promotions présentées par Nesselrode à l’Empereur. Nesselrode avait dit à Paul que cela se ferait que c’était juste, et qu’il lui en répondait. L’Empereur accepte tout, & raye de sa main impériale. Le nom de mon fils. Une heure après il donne sa démission de tout, diplomatie, chargé de cour. (Il était chambellan de l’Empereur.) Il a eu mille fois raison et je suis furieuse. Voilà donc comment l’Empereur se conduit envers la mère et envers le fils de l'homme qu'il appelait " son ami ".
1 heure Adieu. Je vais donc à Champlâtreux, je serai de retour ce soir à 10 heures. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
278 Du Val-Richer, Vendredi 27 sept 1839 8 h 3/4

Je vous écris de mon lit. Non que je sois plus souffrant ; mais hier je me suis trouvé bien d'y être resté quelques heures, et on a voulu que j'en fisse autant aujourd'hui. Je tousse moins et je n’ai presque plus d'oppression. Quand je suis fatigué, mal à l’aise, enfoncé dans mon fauteuil, que vous me seriez douce ! Que votre voix me rafraîchirait la poitrine. Pourtant j’aimerais encore mieux être auprès de vous quand c’est vous qui souffrez.
Génie me mande qu’il vous trouve mieux que les premiers jours où il vous a vue. Il dit que Mad. de Talleyrand vous instruit fort bien sur l'imposition personnelle et mobilière, et qu’il vous a envoyé M. de Valcour dont vous êtes contente. Servez-vous de lui pour que votre tapissier ne vous vole pas trop. Je vous garantis deux choses sur mon monde, leur honnêteté et leur dévouement. J’ai la passion des honnêtes gens et de l'affection, dans tous les états et pour tous les emplois.
Je ne vous parle pas de la pauvre dépêche de Sébastiani. Vous la savez. Le Roi me fait demander où je désire qu’il m'envoie un service de porcelaine qu’il me destine, à Paris ou à la campagne. Je réponds à la campagne. C'est le premier présent que je lui aie vu faire excepté le tableau de Champlâtreux. N'en parlez pas jusqu'à ce qu’il soit arrivé.
Soupçonnez-vous quelque chose du motif de l'Empereur, en rayant votre fils ? Ce ne peut-être à cause de vous. Il l’avait si bien reçu d'abord ! Et puis Paul n’est pas vous aujourd'hui. Il faut qu’il y ait quelque chose de personnel à Paul, quelque propos.
Nous offrons, pour Méhémet, la restitution immédiate du district d'Adana à la Porte et celle de Candie après la mort de Méhémet. Mais nous tenons à la Syrie, et Méhénet me paraît y tenir encore mieux que nous. Il a raison. C’est toujours lui qui a droit de paix et de guerre sur l’Europe.
Vous vous êtes trompé sur le n° de votre lettre de Mercredi. C’est 272 et non 273. Je vais me lever.

10 h. Vos renseignements sur notre pacification d'Orient ne sont pas tout-à-fait d'accord avec les miens. Vous pourriez bien avoir raison. On est sur cette pente là. Rien n'empêche adieu. J’ai le soleil aussi ce matin. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
277 Du Val-Richer, jeudi 26 sept 1839 9 heures

Je me lève. J’ai eu hier un redoublement de mal de gorge et de toux. Je suis resté tard dans mon lit en moiteur. Je me sens mieux ; mais j'en ai encore pour quelques jours. Il faut bien avoir sa part de mal, en tout genre. Je mange peu, je bois chaud, j'évite l'humidité et je pense à vous.
Vous devez avoir l’entresol au 15 oct. ne le payez à partir de cette époque là que si on vous le remet effectivement. Votre damas rouge trouvera-t-il sa place ? Vous ne devez, pour vos arrangements avoir besoin que du tapissier. Je suppose qu’il n’y a rien à faire du tout dans l’appartement.
On dit que Mlle Rachel a tout-à-fait enlevé le Duc de Noailles, à Mad. de Talleyrand. Voilà Mlle Rachel malade. Il reviendra peut-être.
Mes nouvelles d'Orient sont plus à la paix que jamais. Elles n’ont jamais été ailleurs. Nous cherchons ce que Méhémet Ali peut rendre à la Porte en gardant, héréditairement l’Egypte et la Syrie. Nous voulons qu’il rende quelque chose. Nous trouverons quoi. Nous sommes plus contents de l’Autriche. Que de va et vient inutiles ! Mais il faut bien que les hommes s'amusent, même les Rois.
Champlâtreux vous aura plu. C’est un beau lieu, grand, simple et tranquille. J’y suis allé dîner, il y a quelques onze ou douze ans, avec M. de Talleyrand. C’était trop pauvrement meublé. Mais M. Molé l’a fait arranger, je crois, pour la visite du Roi. Le tableau du Conseil y est-il installé ? Il est bien mauvais.

10 heures
Je ne vous en dis pas davantage aujourd’hui. Le courrier m’apporte trois ou quatre lettres auxquelles il faut que je réponde sur le champ. Adieu, Adieu. Génie m'écrit une longue lettre. Je suis fort au courant de votre bail. De loin. Mad. de Talleyrand, qui lui fait concurrence à cet égard, me dit-il, lui parait un très habile, clerc de notaire. Adieu Paul a bien fait. C'est inconcevable. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
276 Paris samedi le 22 Septembre 1839

Décidément, votre rhume est trop long, et un médecin intelligent vous prescrirait un changement d’air. C’est un remède infaillible. Savez-vous donc le grand changement de front politique ? Rien de plus subit ni de plus grave. Nous étions seules il y a quatre semaines. C'est vous qui l’êtes aujourd’hui. Ce que je vous dis est de la dernière exactitude. Je ne puis pas vous dire les détails vous êtes trop loin. Si vous les connaissez dites les moi afin que je voie si vous êtes bien renseigné. qu’allez-vous faire ? Il n’y a plus que deux partis à pendre rester dans cet isolement complet. (Car vous n'auriez d’alliés que le Pacha d’Egypte) ou bien entrer dans l’alliance contre lui, par conséquent ravaler bien des paroles, souffrir bien des actes contre lesquels vous avez protestés. Enfin vous mettre à la suite de la Russie & de l'Angleterre. Il me semble que votre diplomatie éprouve des mécomptes étranges. Comment tout cela a-t-il pu arriver ! Je voudrais bien pouvoir causer avec vous. Le séjour à Fontainebleau sera drôle au milieu de cette confusion politique, l'Autriche, la Prusse, la Russie, l’Angleterre y sont aujourd’hui pour revenir lundi. Je les ai presque tous vus hier. Et au milieu de cela Pozzo qui fait vraiment pitié à voir. En sortant de chez moi il avait absolument perdu le sens. Je crains bien que l’affaire de Paul ne tienne à ses relations avec moi. J'en suis désolée, mais il n'y a que cette explication de possible.

Midi
Génie est encore revenu aujourd'hui. Il m’est toujours très utile. J’attends M. de Valcourt dans une heure, il ira visiter le mobilier. Madame de Castellane est toujours ici et malade je ne le savais pas. J’ai été la voir hier, elle m'a fait une quantité d’exagérations sur le plaisir qu'a fait ma visite à Champlâtreux. Quelle bêtise de mentir comme cela ! Me voilà prête à croire que j’ai paru très désagréable. Décidément la qualité dont je fais le plus de cas c'est la vérité. Adieu. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
279 Paris Mardi 1er octobre 1839,

Je viens d'écrire un mot à Bulwer pour lui demander ce que vous voulez au sujet de Lord Chatham. J'ai sur le cœur votre rancune, car il y en a beaucoup dans les derniers mots de votre lettre. J’ai passé ma matinée hier à l'entresol avec M. de Pogenpohl, & M. de Valcourt. Il ne me donnera que demain ses idées sur ce que je dois prendre ou laisser. comme tout est long ! Je crois que je me laisserai, entraîner a beaucoup de dépenses ; si vous étiez ici vous m'arrêteriez.
J'ai été le soir chez Madame Appony. Je les ai trouvés seuls et évidemment de mauvaise humeur, ce qui a fait que pour commencer je n’ai rien pu apprendre ; si non le nombre des convives, la promenade & & et tout cela m’intéressait fort peu avec un peu de patience et quelque petites paroles provocantes, je suis parvenue à savoir, que le Roi est excessivement blessé de la conduite de l’Empereur, et furieux contre l'Angleterre. Nous n’avons pas encore dit un mot à la France, c'est un dédain qu’on supporte malaisé ment. Quant à l'Angleterre ce changement subit semble de la plus insigne mauvaise foi. Au surplus personne ne sait encore se l'expliquer. On attend des éclaircissements : on espère encore que la majorité du conseil anglais opposera à la volonté de Lord Palmerston. Quand à celui-ci il est à nous tout-à-fait. Quelle drôle de chose ! Appony, comme je viens de vous le dire est de bien mauvaise humeur et même un peu aigre pour nous. d’abord. C’est qu'on ne nous aime pas et que ce triomphe politique donne à notre diplomatie un lettre qui choque. Et puis, et je sais cela par expérience, un diplomate ne peut pas se défendre d’un peu de partialité pour la cour auprès de laquelle il réside, surtout s'il y est bien traité comme l’est Appony dans la circonstance présente, l'Autriche sera appelée à tempérer un peu le mauvais vouloir de la Russie & de l'Angleterre contre la France, mais au fond Metternich sera fort aise de notre rapprochement avec Londres. Je crois que j'ai deviné votre troisième parti. C’est ne rien faire. On m’y parait assez disposé ici. C’est plus sûr ; ce n’est pas bien grand ! Ah que les choses auraient pu être mieux menés avec d’autres diplomates que ceux que vous employez à l’étranger.
Vous voyez bien que je vous dis à peu près rien. J’aurais tant de choses à vous dire de près. Savez-vous ce qui me chagrine c’est que si nos relations restent aussi aigres qu’elles le sont dan ce moment, Pahlen ne reviendra pas, & que Médem se prolongera ici indéfiniment. Or, pour moi, j'aime bien mieux Pahlen que Médem. Je suis charmée de ce que vous me dites de votre santé aujourd’hui et cependant je persiste à croire que vous habitez un lieu qui ne vous vaut rien parce qu'il est trop entoure de bois, trop humide. Je sais indirectement, que mes fils seront à Londres dans quinze jours ou trois semaines au plus, que Paul y passera l’hiver, et qu’il retourne en Russie au printemps prochain. Alexandre pourra être à Paris vers le 1er Novembre. Avez-vous lu l’ordre du jour de l’Empereur à Borodino ? On est prodigieusement blessé ici. En général tenez pour certain qu'on est de bien mauvaise humeur. Le Roi restera à Fontainebleau assez de temps encore. Après il retournera à St Cloud et ne prendra ses quartiers d’hiver que le 1 Novembre. Les enfants d’Espagne vont à Fontainebleau aujourd'hui pour y rester huit jours. Le maréchal ne revient ici que dimanche. La diplomatie reste donc en vacances. Adieu. Adieu. Au revoir. Je ne sais pourquoi ce mot se trouve là. Il a coulé de ma plume sans ma volonté.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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284 Paris, dimanche le 18 octobre 1839

J'espérais bien un peu une lettre d'Evreux, mais je n'y comptais pas. Je vous remercie de m'avoir donné plaisir à mon réveil. J’ai à vous remercier aussi de ce que vous avez remis à Génie et qu'il m’a fait venir tard dans la journée d’hier. Je viens de ré ouvrir une réponse de Bruxner. En voici l’extrait.
D'après cela il me semble que mes questions sont trop péremptoires et qu'il vaut mieux attendre. Qu'en pensez-vous ? Mon frère aura donc reçu avant de conclure encore la lettre dans la quelle je m’oppose à ce qu’il convertisse en rente aucune somme qui pourrait me revenir. Il est difficile de croire qu’il n’aie pas fait comme je le demande.
Jennisson a baissé pavillon, et n’a ici que la honte d’avoir tenté de me duper. J'ai le mobilier que je voulais aux termes que j’avais dit maintenant il ne me manque que l’essentiel, la personne qui doit recevoir tout cela. Je cherche un maître d’hôtel introuvable. L'homme chez Pozzo voyant que je ne lui faisais plus rien dire a conclu avec lui un nouvel arrangement ; ainsi c’est fini et je ne sais où déterrer dans 24 heures ce qu'il me faut ou même à peu près.
Mad. Appony est venue chez moi hier, émue occupée, de toutes petites choses, tendre, inquiète. Mad. Durazzo est venu aussi remplie de l'awkwardnefs de la rencontre de Mesdames Molé & Castellane à Champlâtreux. J'ai fait visite à la Princesse Soltykoff qui vous trouve de bien beaux yeux. Le soir j’ai été chez Pozzo, il était seul, je me suis bien ennuyée.
J'ai oublié Bulwer dans le courant de la matinée. Il soutient que l'Angleterre est plus près de nous que de vous. Nous verrons cela après demain avec Granville. Pardonnez-moi, j’ai pris la feuille double.
A propos, procurez-moi la permission. d’entrée pour les effets que je viens d’indiquer ou bien dites moi ce qu'il faut que je fasse. Est-ce qu'on va me briser le vase en vermeil. Voici du soleil, j’irai voir plus tard la petite Princesse. Adieu. Adieu. J’ai mal dormi, et beaucoup pensé à vous Adieu.

Extrait 18/30 7bre 1839 Nous regrettons infiniment de ne pouvoir rien dire de positif encore relativement au partage de la succession. Tout ce que nous savons c’est qu’on s’en occupe & que Messieurs vos fils sont en conférences fréquentes avec le Comte Bulwer. Ce n’est que lorsque nous recevrons une copie authentique de l’acte de partage, incessamment attendu, que nous en pourrons indiquer à Votre Altesse l d'une manière précise toutes les stipulations. En attendant, toute somme qui rentre provenant de cette succession est versée dans notre caisse et aussitôt que tout ce qui est encore arrivé sera rentré et que nous serons autorisés à en faire la répartition sur les divers comptes, nous nous empresserons de suivre les dispositions que Votre Altesse a bien voulu nous tracer pour la part qui lui en reviendra. quant aux bien et revenus de Courlande nous n'en pouvons rien dire non plus, vu qu’ils ne passent pas par nos mains, et de tous les effets que nous avions en dépôt, il ne reste plus chez nous dans ce moment que les quatre caisses d’argenterie. d’après vos ordres nous expédierons par le bateau à vapeur le Tage Capitaine Pitron qui repart demain pour Le Havre quatre caisses contenant un vase en vermeil. un buste en marbre une pendule 2 vases vieux Sèvres à l'adresse de Messieurs Rotschild & frère. Il ne reste donc plus qu’à obtenir la permission nécessaire pour la vente à l’encan des autres objets de cette succession ce qui n’aura lieu que dans quelques semaines lorsque tout le monde sera rentré en ville afin que cela réussisse mieux. les Princes vos fils sont sur le « point de s'absenter momentanément d'ici, mais toujours dans l'espoir de terminer encore avent leur départ tout ce qui concerne la dite succession.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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290 Du Val-Richer, Mercredi soir 16 oct 1839 9 heures

La note de Bruxner est évidemment très obscure. Cependant en voici le sens. Quand il dit : " Nous avons à attendre incessamment l’autorisation nécessaire pour faire payement à M. le Comte du solde stipulé &. " Il veut dire qu’il recevra incessamment de vos fils, l'autorisation de remettre au comte votre frère, comme votre fondé de pouvoirs, le solde stipulé dut, savoir 14 000 roubles argent pour l’année de revenu et 24 000 roubles & &. Il me semble que ces 14 000 roubles argent doivent faire, les 60 et quelques mille francs sur lesquels vous comptiez. Ce que je ne comprends pas, c’est que vous n’ayez pas encore reçu l'acte signé qu’il vous annonce. Votre frère a certainement négligé de vous l'envoyer. Il lui a paru que puisqu'il avait fini, lui, c'était assez pour vous. Il est impossible pourtant que vous ne le receviez pas bientôt.
Puisque, lord Landsdown est à Vienne, vous aviez raison et on était mal informé. Il faudra bien que cela aussi s'éclaircisse comme vos affaires. Je ne m'inquiète pas beaucoup des vicissitudes qu’on traversera. Je crois toujours qu'elles aboutiront au même dénouement. On me mande que Thiers a dû arriver à Paris hier au soir rappelé avec tous les siens par une maladie grave de la mère de Mad. Dodne.

Jeudi 7 heures et demie
L’arrestation de Blanqui, le second ou plutôt le premier de Barbès, fait-elle quelque effet ? Ce sera un grand ennui, et un assez gros embarras pour la Chambre des Pairs. Comment jugera-t-elle autrement qu’elle n'a fait Barbés et comment jugera-t-elle de même. Je suis sûr que le Chancelier en est très préoccupé. On use bien vite les bons instruments dans ce pays-ci. Comme cour de justice, la Chambre des Pairs a fait des miracles depuis 1830. On l’en a dégoûtée. Elle n'en voudra plus faire. Le procès de Blanqui ne sera pas le seul.
Vous n’avez peut-être pas remarqué dans les journaux que Guinard l’un des principaux chefs du procès d'avril est revenu d'Angleterre et s'est constitué prisonnier pour se faire juger. Son père est mort et lui a laissé 40 ou 30 mille livres de rente. On lui a offert sa grâce. Il l'a refusée. Il veut être jugé. Tout cela ne ranimera pas les procès, ni juges, ni accusés. Mais cela fera des embarras, et des embarras ridicules. Du reste le ridicule est mort, comme tant d'autres choses. On ne se moque plus de rien, ni de personne.

9 heures et demie
Je me trompe. Le ridicule n’est pas mort. Ma bonté pour vous le ressuscite. Mais je vous le pardonne. Vous l’avez vu la première. Je rétablis les faits. On n’avait pas, autant qu’il m'en souvient, de nouvelles de Vienne. Mais on avait, de Berlin, une grande approbation, & l’opinion, positivement exprimée, qu’il en serait de même à Vienne. Du reste, vous avez raison, il y a bien du trouble dans les sources les plus pures.
Adieu. Je suis charmé de vous savoir installée, même mal. On est trop heureux quand le bien vient au bout du mal. Le contraire arrive si souvent. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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289. Paris, Vendredi le 18 octobre 1839 8 heures. J'ai enfin reçu l’acte de partage. Il porte la date du 20 août, comme c’était volumineux on ne me l’a envoyé que par courrier et ce courrier n’est venu que hier. Eh bien, comme de raison c’est moins qu'on ne m’avait dit. D’abord l’arende qui dure encore 27 ans au lieu de me donner, 1500 rb argent comme le disait le tableau de Pahlen ne m'en donnera plus qui 800. C’est- à-dire 2400 francs au lieu de 6000 où l’a englobée aussi dans la pension que me payeront mes fils laquelle sera en tout de 24 mille francs en deux termes, 1er janvier, 1er juillet. Mais le premier paiement ne commencera que le 1er juillet 1840. avant le 1er janvier il me sera payé 56 mille francs de l’année de veuve pour la terre de Courlande, c'est une diminution aussi de ce qu’avait réglé Pahlen qui disait 63 milles. Ensuite j’ai fait abandon complet de tous mes droits sur la partie mobiliaire de la terre de Courlande, bétail, magasins tout ! C’est étonnant quelle légèreté d’un côté et quelle attention et finesse de l’autre. Puisque c’est signé Il me parait qu'il n'y a plus moyen de revenir sur cela. qu’en pensez-vous ? Dois-je en faire l'observation ? Puis-je en faire l'objet d'une négociation ici avant de partager le Capital ? Si c’est un gros objet comme je le crois, cela en vaut bien la peine. Si c’est peu de chose disons au dessous de 25 mille francs je m'en moque. Mais

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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293 Du Val-Richer, dimanche 20 oct. 1839
7 heures et demie

Il n’y a rien à dire sur tous ces arrangements puisque votre frère avait plein pouvoir pour transiger. Mais il a poussé l'esprit de transaction aussi loin qu’il se pouvait à vos dépends. Je suis surtout choqué que la rente de vos fils ne commence qu’en 1840, et qu'ainsi on vous enlève votre part dans la première année du revenu de la succession. On peut disputer sur les sommes. M. de Pahlen peut s'être trompé quand il a évalué une année de revenu de la terre de Courlande, à 60 milles francs au lieu de 36. On peut faire je ne sais quels calculs sur le revenu de l'arende. Mais sur ceci il n'y a point d’incertitude possible. Vos fils jouiront du revenu de la succession pendant l’année 1839 et vous, vous n'en aurez rien. Paul sait mieux les affaires que M. de Benkendorf, et s’en soucie davantage. Pourtant, je crois qu’il faut tout adopter et tenir tout pour terminé. Légalement, cela est puisque vous avez donné des pleins pouvoirs et en fait, vous ne gagneriez rien à contester. Vous ne me dîtes pas comment a été réglé le partage des meubles et si on a fini par faire ce que vous désiriez pour la vaisselle.
Médem est allé communiquer au Maréchal une dépêche de M. de Brünnow, sur le peu de succès de sa mission à Londres. Le Maréchal a répondu qu’il ne voyait pas pourquoi on lui communiquait cette pièce puisque les propositions de M. de Brünnow n’avaient pas été adressées à la France. Cela me paraît une manière de rentrer en relations sur le fond même de l'affaire et pour des propositions nouvelles. Je retire ma modeste rétractation. On ne vous a pas tout dit. Il y avait des nouvelles de Vienne non pas définitives, non pas complètes mais favorables à nos propositions.
La Maladie de Méhémet n’a rien de grave. Les affaires de la Reine d’Espagne vont bien. Le Roi de Hollande va la reconnaître. C'est le seul prince d’Europe qui ne tâtonne pas. Il tient cela de ses ancêtres les princes, à la fois les plus réservés et les plus résolus de l’histoire moderne. On va faire quelques Pairs.

10 heures
Le mobilier de Courlande n'a pas été oublié puisque Paul d’après votre lettre d’hier, en a fait insérer l'abandon complet dans l’arrangement, bétail, magasins, tout. Puisqu'il y a si exactement pensé, il se refusera à tout retour. Quand vous aurez fait l’épreuve certaine de votre revenu, s’il ne vous suffit pas, faites-vous dix ou douze mille rentes de plus avec vos diamants. A moins que vous n’aimiez mieux en vendre quelques uns, à mesure que vous en aurez besoin pour combler chaque année votre petit déficit. Vous êtes bien informée sur le courrier de Médem, et sur l'état actuel des relations des Cours. Soignez Palmerston. C’est votre point d'appui. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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290 Paris, le 19 octobre samedi 1839

Je n’ai vraiment pas le temps ni la force de copier les papiers et les explications que m’a envoyés mon frère. J’en suis fâchée, car je voudrais vous tout montrer. J'ai fait lire tout cela hier à M. de Pogenpohl. Voici l’explication. La loi ne me donne que la 7ème part aux arendes comme aux biens fonds. Ainsi c’est en règle. Le question de la partie mobilière en Courlande a été évidemment, parfaitement oubliée. Il est d’avis que je dois la reproduire rigoureusement Paul peut refuser d'entrer en discussion, mon abandon étant complet, honorablement il ne le peut pas. Ce serait un tort de plus. Voici donc maintenant ma fortune. 2 mille francs de pension. Et le quart du Capital Anglais. Cela fera 36 milles francs en tout et pas davantage. Les 52 milles francs car ce n’est pas plus de l’année de veuve, couvriront ma dépense depuis juin et l'achat du mobilier. Je ne compte pas sur cinq sols des capitaux qui peuvent se trouver en Russie. D'abord il est clair par la lettre de mon frère que Paul ne veut pas même dire ce qu'il y a avant d’avoir touché le capital Anglais. Et quand il l’aura touché il est probable qu’il ne se trouvera rien, ou peu de chose. Les effets sont encore à partager, ma sœur est chargée de cela pour mon compte. Vous savez comme je comprendrai ses lettres. Au bout de tous mes calculs je trouve qu'en tout y compris toutes mes propres ressources, j'aurai 60 milles francs de rente & pas davantage. vous verrez que c’est exact. Mes fils auront chacun 110 mille francs de rente. Voilà assez parler d’affaires.
Le courrier de Médem venait de Londres. L'Angleterre n’a pas accepté nos propositions. Ses contre propositions ne sont pas très claires. Le question reste à peu près comme elle était mais il y a quelque rapprochement entre Londres et Pétersbourg dans l'ensemble de nos relations. J'aurai des tapis qui vous plairont. Le dîner de M. Fleichman valait mieux que son invitation. Je ne sais pas si on rappelle Ponsonby. Je le demanderai, mais j’en doute, on ne voudra pas encore fâcher Lord Grey. et les mémoires à payer à vérifier. Ah quelle bagarre, et comment vous écris je deux lignes qui aient le sens commun. Adieu. Adieu.
Je n’ai pas fait de promenade depuis 5 jours. Je ne parviens pas à bouger de chez moi. Adieu. Adieu. God bless you. Voyez comme je vous écris des lettres élégantes. Si vous me voyez entre les tapisseries, les lampistes, les marchands de bronze, et les changements de maître d'hôtel & de femme de chambre

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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292 Du Val Richer, samedi matin 19 Oct. 1839
7 heures et demie

Hier au soir à 9 heures, en traversant la bibliothèque pour rentrer dans mon Cabinet, je me suis arrêté devant le plus beau clair de lune du monde. La bibliothèque en était éclairée. J’ai transporté cette lumière blanche et douce, ces bois, ces prairies, le bruit de l’eau et vous et moi, à deux cents lieues vers le midi, sous un ciel chaud et embaumé. C’était charmant. Gardez, je vous prie votre esprit comme il est fait. Je n'accepte pas en place celui du baron de Krudener. Sa mère était-elle vraiment aussi séduisante, qu’on l'a dit ? Elle a fait un roman qui s’appelle Valérie et qui a charmé ma toute première jeunesse. Mais cela ne prouve rien. Je me fais tort pourtant, tous les romans ne me charmaient pas. Aujourd'hui, je les trouve bons au dessous de ce qui se pourrait et se devrait. L’expérience de la vie, m'a appris qu'un jour une heure d'affection et de bonheur vrai est infiniment au dessus de toute l'éloquence et de toute la passion des plus beaux romans.
Je comprends vos ennuis de meubles, & j'en suis touché. Mais pas outre mesure. Ce que je crains beaucoup pour vous, ce sont les ennuis vides. Les ennuis pleins et pressés sont plus supportables. Je ne comprends pas comment vous mettrez la paix entre vos conseillés avec une tenture de soie dans le premier salon. N'a-t-il pas dû toujours y en avoir une ? N'était-ce pas là la place du meuble rouge à ramages jaunes de M. Jennison ? Puisqu'il n’y a pas réussi ; je suis bien aise qu’il ait essayé de vous duper. Il ne m’a jamais plu.
Je vois qu’en effet vous êtes sur le point de vous brouiller avec le pape. On dit que les évêques de Pologne lui ont écrit que l'Empereur avait formé, et commençait à exécuter le projet de renverser systématiquement toute la constitution religieuse et tous les rapports religieux de leur pays. Vous finirez par fournir un fait de plus à l'argument que M. Fox puisait contre la traite des nègres, dans la démence fréquente des capitaines négriers.

9 h.et demie
Quelle façon de faire les affaires d’une mère et d’une sœur ! Je suis pourtant bien aise que ce soit fini. Je ne crois guère à la possibilité de réclamer pour le mobilier de la terre de Courlande. Les plein- pouvoirs donnés à votre frère comprenait celui de transiger à ce sujet. Il en a usé et abusé, mais c’est fait. D'ailleurs, qui vous représenterait qui vous soutiendrait efficacement dans une contestation ? Vous ne pouvez pas avoir de contestation, à cette distance, dans un pays de loups, pour une affaire de vaches et de moutons. Laissez l'affaire là ; partagez le capital de Londres, et si vous dépensez rue St Florentin un peu plus d'argent que vous n'en avez, vendez quelques diamants. Ils vous donneront plus d'agrément en bons fauteuils et un jolis tapis que dans votre écrin. Adieu. Adieu. Nous trouverions bien assez de temps pour placer un Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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291 Paris dimanche 20 octobre 1839

Je n'ai vu hier que Bulwer le matin, & Pozzo le soir. J’ai trouvé Mad. de Boigne chez lui. Elle reste en ville jusqu'à pied et puis elle va à Pontchartain pour 3 semaines. Il ne s’est rien dit, et je n'avais rien appris le matin qui mérite de vous être rapporté. Toute la Diplomatie hier est allée à St Cloud à la suite de l'accident de la veille, la Reine ne s’est pas ressenti de ce coup. Je dois très mal. Le bruit est bien plus fort ici qu'à la Terrasse. Cette nuit j’ai entendu des soupirs sous mes fenêtres comme ils ne me sont pas adressés cela m’incommoda beaucoup. Je vais aviser à des sourderies renforcées. J'ai reçu hier une lettre de mon fils Alexandre. Il restait encore à Pétersbourg jusqu'à la décision de ses affaires de service. Il ne mande que tout le reste est terminé et que Paul partait le 5 pour Londres. Il doit y être arrivé. Je suppose qu'il va entrer en relations indirectes avec moi pour l’affaire du Capital. Voulez-vous bien me dire avant d'en faire le partage je n’ai pas le droit de demander à être informée de ce que j'aurai à toucher en argent et en effets à Pétersbourg ? Si je vous ai déjà adressé cette question, pardonnez-moi la répétition. Je n’ai pas vu Tcham depuis votre lettre. Adieu. Il fait un bien beau soleil à Paris, presque aussi joli que votre Lune du Val Richer mais venez-vous chauffer ici. Adieu. Adieu. Adieu. Dites-moi si en répondant à mon frère je dois faire mention de l'oubli dans lequel on a laissé mes droits.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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294. Paris, le 23 octobre 1839

Toute la diplomatie a été fort divertie hier des révélations du Thiers au sujet d’un entretien qu’aurait eu mon Empereur avec un étranger. Votre gouvernement n'en est pas fâché ; nos bons alliés non plus. Cela fera quelque bruit au palais à Pétersbourg, car le public ne sera pas les journaux qui rapportent cela. J’ai eu un long entretien hier avec Médem sur mes Affaires, et puis sur les affaires. Il m’a donné quelques conseils sur les premiers & quelques soupirs sur les secondes. J’ai eu une lettre de mon Ambassadeur. Il l'annonce pour le 10 Décembre, s'il ne survient pas d'obstacle impérial. Il se réjouit fort de me trouver à l'hôtel Talleyrand. Je suis sûre qu’après vous c'est lui qui aura le plus de plaisir à m'y voir bien établie, vraiment j'y serai bien. Mon appartement. sera arrangé pour votre arrivée, mon ménage pas encore, car pour cela il faut que je sache si j’ai ou si je n’ai pas la vaisselle.
J'ai été hier au soir chez Mad. de Boigne. J’y ai vu le chancelier, il dit qu’il faut relâcher Don Carlos.
Il me semble qu’il n’y a des nouvelles de nulle part. Lord Lansdown a été voir le prince Méternich au Johanisberg. Médem parle de M. de Brunow avec beaucoup de dédain & trouve fort naturel et assez agréable qu'il ait échoué dans sa mission, car le naufrage est sûr. Paul est arrivé à Londres je ne le sais qu’indirectement. Bunkhausen ne m’a point envoyé encore les lettres of administration quoique j'aie accompli toutes les formalités requises pour les obtenir. Je n’ai pas encore répondu à mon frère. Je ne sais pas comment faire pour me plaindre un peu et ne pas le choquer. Car Médem aussi ne comprend pas qu'on ait mis ainsi un oubli mes droits en Courlande et il croit qui c’est une grosse affaire, parce que cette terre est très riche en toute chose. Le prince Metternich n'écrit rien encore au sujet du mariage de Rodolphe Appony. Ce qui fait que la chose est parfaitement en suspens ici ; tandis qu’elle est publique à Pétersbourg. Adieu. Adieu. Je suis bien contente d’apprendre que Pauline est remise, et je suis transportée de joie en vous voyant bien résolu à revenir bientôt. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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300 Paris mardi 29 octobre 1839

Voici vraiment 300 lettres que je vous ai écrites, cela ne nous fait pas honneur. C'est de mauvais arrangements pour des gens qui trouvent du plaisir à être ensemble il y a bien de la maladresse à avoir passé plus du temps de leur vie commune, séparés. Bulwer doit m’apporter ce matin une lettre, selon laquelle il prétend que Paul montre des dispositions à un racomodément. Je verrai. Je ne veux qu’un retour sincère, Je n’en accepterai plus d’autre. Il m’a trop offensé.
Appony est allé annoncer au roi le mariage de son fils, on dirait l’héritier d'un trone ! Ces bonnes gens font une quantité de petites démarches de petits arrangements surtout, qui sont assez drôles. Le fils se met un peu sous ma protection pour empêcher des lésineries, mais cela ne me regarde pas. Je préparerai mon cadeau. Voilà tout ce que j’ai à y faire.

Midi. Vingt marchands deux querelles où j’avais raison, un froid de loup, une quantité de petits embarras qui puissent toujours pas me donner des grands plaisirs pour me moment vous voyez bien qu'il s’agit de mes meubles, voilà l'emploi de cette première partie de la matinée. Mes lettres doivent bien vous ennuyer car je n’ai rien à vous dire du tout. J'ai eu une longue lettre d’Ellice, au fond rien de nouveau. Le ministère très faible tout juste comme il y a un an et les vraisemblances qu’il fera la même campagne. Point de gloire, mais les plans for ever.
A propos, j’ai ouï dire que vous avez une espèce de discussion presque de querelle avec M. Duchâtel pour un préfet je ne sais pas son nom, & on dit vraiment que vous avez tort, que votre préfet est un sot et que vous ne devriez pas vous faire une affaire pour un pareil personnage. Je trouve cela aussi, et je serais bien aise que vous fussiez de cet avis. Soyez sûr que lorsque je m’avise de vous dire de ces choses là c’est que je crois qu’il est bien de vous le dire. Adieu. Adieu, quand m'annoncerez-vous une date? Adieu.
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