Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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2. Boulogne midi dimanche 2 juillet 1837

Vous voyez comme je cours Monsieur. C’est superbe, et puis c’est insupportable car j’arrive et le bateau à vapeur est parti il y a deux heures. Il faut patienter jusqu’à demain 9 heures ! Soyez assez bon pour un faire passer le temps. Causons un peu et nous pouvons le faire bien commodément. Mon appartement est bien tranquille, pas le moindre bruit. Cela me fait une nouveauté après la bruyante rue de Rivoli. J’ai la vue de la mer de cette mer que j’aime tant & que vous connaissez si peu, & que je vous prie d’aller regarder pour me faire plaisir en descendant de voiture tout à l’heure j’ai senti une main saisir la mienne. Cela m’a donné une palpitation involontaire. C’était celle de lord Pembroke. Il ne valait pas la peine de m’agiter. Comme vous n’êtes pas femme, vous ne comprenez pas les bêtises que je vous dis là.
J’avais reçu en partant de Paris une lettre de mon mari. Je l’avais oubliée. Je l’ai ouverte aujourd’hui. Il m’écrit du 15 juin. Je me sens bien triste aujourd’hui. Je ne l’ai jamais été autant. Monsieur ces paroles dites ce jour là m’ont bien frappées.
4 h. Je viens de dîner, & j’ai reçu quelques visites. J’ai fait parler lord Pembroke, il a quitté Londres hier les Torys sont découragés, toutes les faveurs de la reine sont pour les Whigs. Lord Melbourne passe tous les jours deux heures de la matinée avec elle. Toutes ses idées sont accueillies. On ne dit rien de l’esprit et des opinions de la reine. On dit seulement qu’elle sait haïr, mais c’est bien quelque chose à 18 ans ! Elle veut à toute force chasser l’amant de sa mère. Elle le fait magnifiquement. Elle donne au chevalier Conroy trois mille lires sterling de pension pour qu’il s’en aille. Lord Pembroke s’est avisé de me parler aussi de french politics, il me dit : " Nous autres Torys nous n’avons qu’un vœu, c’est de voir M. Guizot aux affaires."
Mais monsieur ce n’est pas de politique que je veux vous parler, Je cherche... C’est de musique. Vous savez comme Je l’aime cette musique ! Comme elle m’enivre, comme elle me plait. Et bien, je l’entends, je la sens. Je n’ai pas lu aujourd’hui. j’avais trop lu hier, j’en ai mal aux yeux mais j’ai pensé à ce que j’avais lu j’ai trouvé des paroles qui m’ont été répétées. " Le paradis sur la terre." Il venait donc d’elle ? Et c’est avec elle qu’il était trouvé !
8 h. Je vous demande pardon Monsieur de vous parler à tort et à travers de tout ce qui me vient dans la tête. Quel début de correspondance et cependant, vous voyez bien que je ne vous dis rien, rien de ce que je voudrais dire. Je n’aime pas la contrainte. Je n’aime pas les souliers étroits ; un ruban qui me serre, & bien je n’aime pas plus les lettres que je vous écris, comment n’ai-je pas pensé à cela en m’engageant dans cette correspondance ? Dites Monsieur ne vaudrait-il pas mieux la laisser-là ? Hier & aujourd’hui ont été bien mal. C’est à dire bien maladroite. cela va vous fâcher, & je me sens toute humiliée d’avance de cette fâcherie.
Adieu Monsieur, adieu. C’est mon dernier mot de cette terre de France dans quelques heures je trouverai des émotions terribles. Ces pensées me font frémir. Le manteau de Raleigh (je crois que c’est le nom/ sera-t-il assez puissant ? Ah Monsieur j’ai le cœur brisé. Pensez à moi, prenez pitié de moi, je suis bien malheureuse. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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3. Saverne Samedi 3 août 1844
6 h. du matin

Je veux encore vous dire adieu sur terre de France. Je serai triste en passant le Rhin ! Hier n’a pas été si bien que les autres journées. Un accident ; le postillon sous les chevaux... La voiture presque renversée. Mon Constantin a sauté dehors avec une prestesse de cosaque. Il a tout fait, coupé les traits, relevé le postillon. Enfin nous nous sommes remis de la frayeur et de l’accident. Cela a fait un délai d'une heure. Le pauvre postillon y perdra un doigt.
Je vais donc revoir mon frère aujourd’hui. Je commence à y penser. J’aurai un peu de plaisir, et quelques conversations curieuses. A propos, si l’envie de voir Strasbourg lui venait, s’il était curieux (ce qu'il sera) d’un exercice des chasseurs d’Orléans, Hennequin serait-il homme à l’orienter pour le jour où cela pourrait se rencontrer ? Ou bien pourriez-vous lui faire tenir quelque autorisation auprès du Chef militaire pour cela ? Cela serait de la bien bonne grâce. Je vous dis ceci en l'air, mais Constantin croit que son oncle serait le plus heureux du monde de voir pareille fête.
Les visiteurs de Bade arrivent à Strasbourg sans passeports. Au reste je vous reparlerai de cela encore quand je l’aurai vu. Je vais déjeuner et partir. Je soutiens bien le voyage. Constantin est tout étonné du peu d'embarras que je lui donne, mais cela vient de ce qu’il est là et que je ne m’inquiète pas de mille détails du voyage. Ma santé va assez bien. Adieu. Adieu. Ecrivez-moi, soignez-vous. God bless you dearest.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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3. Londres le 5 juillet 1837,

Je commence à trouver qu’une lettre eut pu m’arriver déjà. Je vous la demande Monsieur. Je ne sais pas si depuis vendredi vous avez pensé à moi.
Ma journée a passé hier comme un instant, je vois bien que c’est le matin, qu’il faut que je vous écrive, car dès 1 heure je suis envahie, & minuit arrive sans que j’aie eu un instant de solitude. Vous allez être ennuyé des détails, mais vous me les avez demandés. Lord Grey deux grandes heures ! Le prince Esterhazy, Pozzo, Dedel (ministre de Hollande) Lady Flarrowby, Lady Carlisle, la duchesse comtesse de Sutherland, M. Granville jusqu’à 6 heures. Je montai alors en calèche avec la duchesse de Sutherland. Nous voulions faire le tour de Hyde park, mais nous n’avions pas fait deux cents pas que je me trouvais mal. Elle me ramena.
La vue de Londres est terrible pour moi. Je puis bien y être, mais non y regarder. Mon fils vient à 6 1/2. Je ne peux le voir à mon aise que pendant ma toilette à huit h. 1/2 on dîne : c’est détestable. Nous fûmes seuls, il n’y eut que lord Harrowby, & lord Grey & lord Morpeth, grand radical, excellent homme. Mes amis Torys ignorent encore mon arrivée. J’en suis bien aise. Je me sens si fatiguée que je n’ai plus de quoi leur montrer de la joie de les revoir. Cela viendra aujourd’hui & demain.
Au milieu de tout cela avez-vous pensé à Paris madame ? Oui monsieur, j’y ai pensé, toujours pensé.
Le contraste est grand mais je vous ai dit qu’il fait sur moi l’effet des ressemblances. Ah à propos, en montant dans l’appartement où se tient la duchesse le matin, le premier objet qui frappe ma vue est la gravure de M. Guizot ! Jugez ma surprise. Je me suis arrêtée. J’ai fixé mes yeux sur vos yeux.
Je vis ici dans une atmosphère très ministérielle ce qui fait que je ne m’avise pas d’avoir une opinion quelconque sur ce qui ce passe il est dans la nature des Whigs d’être très confiant. La Reine leur montre toutes les faveurs. Il est donc naturel qu’ils soient en pleine espérance, mais j’attends d’autres notions. Lord Grey se donne un grand mouvement pour faire entrer lord Durham dans le cabinet. Lui même lord Grey est aigre, mécontent, frondeur, & furieux d’être vieux. Je n’ai jamais rencontré personne qui convienne de ce chagrin plus naïvement que lui. C’est un vrai désespoir.
La voilà cette lettre. Quel plaisir qu’une première lettre, comme je lis vite, & puis comme je lis lentement, & puis plus lentement encore. Monsieur, que je vous remercie ! Il y a de hautes et nobles pensées dans les vers que me transcrivez, mais il y a une strophe un mot que j’aime plus que tout le reste. Nous avons découvert bien des ressemblances entre nous Monsieur. Mais il y a des impressions qui sont toutes différentes. Ainsi la poésie vous calme & vous élève. Moi elle m’élève bien ; mais si haut si haut que cela ressemble bien plus à du délire qu’à autre chose. Je la fuis donc la poésie. Je saurais lire sans danger il y a peu de temps encore. Aujourd’hui je la crains parce que je me crains. Monsieur je me connais bien, je voudrais bien vous expliquer ce que je suis, mais vous êtes si pénétrant, je n’en prendrai pas la peine. Cependant un homme sait-il bien comprendre le cœur d’une femme ? Je vous ai dit que j’en doutais quand il s’agissait de mes peines, qui doute bien plus pour le sentiment du bonheur. Il me semble que mon âme ne peut jamais suffire ni à la joie, ni à la douleur, que je vais mourir ou de l’un ou de l’autre par l’impuissance de les exprimer. Aujourd’hui j’étouffe ! Mais Monsieur de quoi vais-je vous parler ? Il y a presque du remord dans ce que je vous dis. Ici où une seule pensée devait m’absorber, je ne la retrouve plus distincte. Il y a un voile entre moi et mes malheurs. Toutes les circonstances passées sont devant mes yeux. Je me retrace tout, toute l’horreur de ces affreux moments. Et bien, Monsieur, aucune des sensations que ces souvenirs faisaient naître en moi il y a encore un mois, aucune ne m’atteint dans ce moment. Je ne pleure pas. Je ne me comprends pas. Il y a quelque chose qui m’arrête, qui me protège contre moi-même. Vous l’avez espéré pour moi, vous me l’avez prédit. Monsieur, quel bien vous m’avez fait ! Je vous en remercie à genoux.

Jeudi 6 juillet
Je renonce à vous raconter ma journée d’hier. Ma porte à été ouverte et mon salon n’a pas désempli depuis 1 heures jusqu’à 7. J’ai vu tout le monde Whigs, Tories, radicaux. Je sais les aimer tous. J’ai le cœur terriblement vaste. Vous allez me mépriser. Mais non Monsieur il ne faut pas faire cela. L’amitié me touche toujours de quelque part qu’elle ne vienne. J’aime tant être aimée ! Ces Anglais sont si sincères si simples dans l’expression de leur amitié. J’ai vu quelques yeux humides.
Oh pour le coup je ne résiste pas à cela. Mais j’étouffais matériellement, moralement, j’en recevais quelques uns dans le jardin, pour reprendre des forces. Enfin cela a fait un véritable levé. Je n’ai eu de tête à tête qu’avec lord Aberdeen, lord John Russell, lord Grey & lady Jersey. Tout le reste était cohue. Un immense dîner diplomatique. On m’avait donné la France pour voisin de droite. Cela m’a fait plaisir. Mais il est bien solennel M. Sebastiani & tout arrive bien lentement.
J’aime ce qui va vite. Si l’on tarde un peu à me répondre, je ne sais plus ce que j’ai demandé et cela m’est arrivé hier deux fois avec votre ambassadeur. Je trouve la diplomatie un peu en décadence. De mon temps, elle était un peu plus fashionable.
Jugez Monsieur qu’on me trouve bonne mine. Je ne comprends pas cela. J’ai été interrompue par une visite de deux heures de Lord Durham. Il a bien de l’esprit et il le sait. Il saisit et embrasse tout très vite. Il a le droit d’aspirer à beaucoup & à très haut. J’ignore si le droit se convertira en fait !
La Reine est tout à fait entre les mains de Lord Melbourne qui me parait user de sa position avec tact & intelligence. Il est plein de respect & de paternité pour elle. Elle a l’esprit ouvert, curieux, elle veut tout faire. Il n’y aura point d’intermédiaire entre elle et ses ministres. Elle travaille avec chacun d’eux. Elle s’informe, elle écoute, elle se fatigue à cela. On dit qu’elle en est maigrie ; sa santé est mauvaise. Elle ira fermer le parlement en personne. Elle fera à cheval la revue de l’armée, elle porte la plaque & le cordon de la jarretière. Elle veut faire tout, et tout de suite. On la contemple avec étonnement et respect. C’est un curieux spectacle à 18 ans !

Vendredi 7
J’eus hier matin encore une longue visite de Sir R. Peel, du duc de Wellington, lord Mulgrave, lord Grey, Pozzo. Je vous cite les têtes à têtes. Je ne veux pas vous ennuyer du reste. Peel est venu sur béquilles. Il a été en danger de perdre une jambe, & ceci était sa première sortie. Le duc est vieilli. Lord Grey est fort, bien avec l’un et l’autre. Il m’a dérangé hier. J’eusse aimé sa visite dans un autre moment. Il me semble qu’il se prépare ici bien de l’embarras. C’est lord Durham qui le créerait, mais je vous expliquerai tout cela une autre fois. Pour le moment lord Melbourne est tout puissant. Je fus dîner hier tête à tête avec lady Jersey. Il faisait encore jour lorsque je me rendis chez elle. J’ai fondu en larmes dans la voiture, mon pauvre cœur se brisait pendant un moment il n’y avait place que pour mes malheurs. Le bavardage de Lady Jersey m’a distrait, je la quittai de bonne heure pour aller voir lady Cowper qui revenait de la campagne, où elle était allé enterrer son mari. Elle se jeta dans mes bras en sanglotant. Il ne me faut pas de pareilles scènes. Aussi ne puis-je pas y tenir plus d’un quart d’heure. Je rentrai à 10 h. pour m’enfermer chez moi. Je me couchai. Mon fils vint me trouver encore, je n’avais pas pu le voir de tout le jour. Nous causâmes beaucoup ensemble de mon plus prochain avenir. Il se complique singulièrement.
J’ai reçu hier une lettre de mon mari qui me fait croire qu’au lieu de Kazan, c’est à Carlsbad qu’il va se rendre seul, pour sa santé ! Il cherchera surement à me donner un rendez-vous. Et ce que je désirais le plus vivement il y a quelques temps je le redoute aujourd’hui comme si cela devait finir ma vie. Monsieur, je me suis créé la plus grande félicité ou le plus grand malheur de mon existence. Je l’ai senti en me livrant au seul sentiment qui peut désormais la remplir. Dieu l’a mis dans mon cœur. Pourrait-il si tôt me livrer au désespoir ? C’était mon paradis à moi, je ne pouvais en avoir d’autre sur la terre. Que j’en ai joui ! Monsieur ma pauvre tête s’en va quand je pense à cet avenir qui peut être si beau ou si horrible. Puis-je vouloir du bonheur à tout prix ? C’est à vous que j’adresse cette question.
Dans ce moment on me remet une lettre & une carte de visite, laissés ici hier au soir par un voyageur. Je n’y étais pas lorsqu’il a passé. Il a promis de revenir ce matin, la matinée me paraîtra longue, éternelle jusqu’à ce que je le voie ! Quelle bonne, quelle douce surprise. Y aura-t-il beaucoup de voyageurs ? Comme je vais regarder celui ci avec tendresse.
Pendant que je vous écrivais ou m’a annoncé cette femme dont je vous ai parlé. Celle qui a vu naître & mourir les enfants, & que je n’avais plus revue depuis le lit de mort de mon Arthur ! Ah Monsieur quelle horrible souvenir ! Il dort en paix cet ange & moi je suis encore sur la terre pour pleurer. Je l’ai vue cette femme Nous avons confondu nos larmes. Le petit chien n’y était pas, il viendra un autre jour, il me fera pleurer aussi. Je n’ai pas tenu au delà de dix minutes. Je reviens à vous, dites-moi quelque douce parole Monsieur, consolez mon pauvre cœur. Adieu, quelle longue lettre !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Paris mercredi 9 octobre 1844
9 heures

A 6 heures hier au moment où je m’apprêtais à faire ma toilette pour dîner chez les Cowley, l'ambassadeur d’Autriche est venu m'annoncer la mort de mon pauvre frère. Je ne puis pas dire que j’en ai été saisie, il y a si longtemps que je suis préparée à cet évènement, mais j'en suis fort triste. Votre absence ajoute beaucoup à cette tristesse. Et quand Appony m’a eu quittée j’ai senti profondément mon isolement absolu. Je me suis regardé avec un vrai serrement de cœur, quelle solitude, quelle impuissance. Je suis restée comme cela une heure et puis il a fallu songer à mon dîner. Personne n'était à la maison, j’ai envoyé prendre quelque chose chez un restaurant, je n’ai pas que manger à huit heures je suis allé chez Annette. Pauvre fille elle sanglote sans pleurer. Elle se reproche d’avoir quitté son père. Et elle ne sait pas tout encore. On dit qu'il est mort dans la traversée, ainsi sans sa femme, sans ses enfants. Le bon Constantin tout seul auprès de lui. Toutes ces nouvelles sont venues par des correspondance russes. Personne ne nous a écrit encore ni à Annette ni à moi. Je suis restée auprès d'elle jusqu'à 10 heures. J’ai mal dormi encore. J’ai beaucoup rêvé de vous. Je me suis levée de bonne heure dans l’attente d'une lettre, d'une nouvelle. Il n'y a ni télégraphe ni lettre. Je sens qu’il n’y a pas de quoi m’inquiéter, et je m’inquiète. C’est votre santé qui me trouble l'imagination. Le temps est devenu très froid. Vous avez été fort exposé à l’air. Comment tout cela vous va-t-il ? Par pitié pour moi soignez vous extrêmement. Si vous avez dit vrai c’est d’aujourd'hui en huit que je vous reverrais. Ah que le ciel m’accorde ce bonheur. Et puis je jurerai que vous ne m'échapperez plus.
La pauvre Marie Tolstoy selon ces nouvelles russes aussi, est très près de sa fin. Ce pauvre excellent Constantin quel chagrin pour lui. Il ne lui reste plus rien. Je suis sûre qu'il se rappelle & cherche mon amitié. Il n’a plus que moi pour l’aimer. Je crains qu’il me demande à aller au Caucase cela me désolerait. Voilà encore qu'aujourd’hui ma lettre est demandée pour 11 heures vite je finis. Je vous prie je vous supplie portez-vous bien & ne me dites que cela. Adieu. Adieu.
Mille fois adieu dearest.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Paris, Jeudi le 10 octobre 1844
8 h 1/2 matin

Voilà votre bon petit mot de Portsmouth. Merci. Merci. Bien dormi, bien mangé. C'est là ce qu’il faut me dire. C'est la seule chose qui m’intéresse vraiment. Hier soir Génie est venu m’apporter la dépêche télégraphique de Windsor. J’en ai été médiocrement contente, elle ne parlait pas de vous. Sachez bien qu’il n'y a que vous pour moi dans le monde.
A propos de cette dépêche la colère de Génie était sans bornes, restée 23 1/2 heures entre Windsor & Calais ! C'est vrai que c’est fort.
Il est impossible de faire plus. La venue du Prince Albert à Portsmouth à bord du Gomer, c’est parfait. Que je serai curieuse maintenant des détails. Comme les journaux vont nous en régaler ! Je voudrais qu’ils me racontent aussi ce que vous mangez.
Hier pauvre journée de larmes. Constantin m'a écrit la plus touchante lettre du monde. Vous verrez qu’elle vous touchera. Cette lettre a enfin fait pleurer la pauvre Annette. Elle n’a pas quitté son lit depuis l’arrivée de la nouvelle.
J’ai vu hier matin Fagel deux fois, Fleishman, Kisseleff, Bacourt, l'Ambassadeur d’Autriche. J'ai fait ma promenade au bois de Boulogne après mon dîner. J'ai été chez Annette où je suis restée jusqu'à 1 heure de me coucher. Je ferai cela tous les jours. Bacourt vous demande s'il doit attendre votre arrivée. Il voulait aller lundi à Bruxelles pour en revenir le 1er Nbre. Mais si vous en disposez autrement, il fera votre volonté et vous attendra. Il ne sait rien que le fait que vous avez peut être besoin de lui. Fagel est excellent d’abord pour moi (il a le cœur très charitable) et puis excellent par les rapports avec Londres. Lord Aberdeen a lu le rapport de Fagel sur son entretien avec le roi où celui-ci-li a fait un éloge si vif & si mérité d’Aberdeen. Cela lui a fait une satisfaction visible. Il s’est beaucoup loué & d'ici, et de vos agents d'Espagne surtout de Glusbery. C'est absurde de vous adresser tout cela à Windsor. Je ne sais que vous mander. Vous comprenez bien qu'ici il n’y a pas de nouvelles, & que moi plus recluse que jamais à présent à cause de mon deuil, je ne puis rien apprendre.
Le Toulonnais donne votre traité avec le Maroc. Certainement, cela n’est pas en règle. Comment ces choses là arrivent-elles chez vous ? J'espère que Tahiti ne va pas faire un nouvel embarras. Ah que j'arriverais à jeter Tahiti au fond de la mer. Revenez je vous en prie avec le droit de visite au fond de mer aussi. Je ne sais pourquoi, je l'espère beaucoup. Mais surtout je vous en supplie portez vous bien. Dormez, mangez, prenez des forces et parlez moi de cela tous les jours.
Sans doute le Roi se louera de Cowley à Windsor. Je voudrais que cela valût à ce bon vieux homme le titre d’earl. Je n’ai pas vu Lady Cowley hier elle était malade, elle viendra aujourd’hui.

Midi et demi. Dans ce moment m’arrive votre petit mot de Windsor. Mardi 5 heures Mille fois thank you dearest que c’est charmant de lire écrit de votre main : Je suis très bien. Continuez à l’être et à me le dire.
Que la bonne réception de Portsmouth m'enchante. Au fait tous ces hourras feront du bien au roi ici. Cela le réhausse encore. Quelle honte pour les Français de si peu reconnaître ce qu’ils possèdent. Mais savez vous qu’au fond il y a un sentiment d’inquiétude de son absence, on sera content de le savoir de retour. Il manque, c’est un vide. On s’aperçoit que c’est une grande affaire que le roi. Je crois moi que tout ceci fera du bien.

9 heures
J’ai été accablée de visites. Il faut que je ferme ceci & que je le porte chez Génie. Adieu. Adieu. Vos filles sont venues elles ont été très aimables pour moi, et m'ont apporté de charmantes brioches bien chaudes très utiles. Elles ont bonne mine toutes les deux. Adieu. Adieu.
Voilà le petit Nessellrode qui reste aussi. Je vous redirai tout demain. Adieu. Adieu. God bless you dearest.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°7 Château de Windsor, Vendredi 11 Oct. 1844
4 heures

Votre pauvre frère est donc mort. Tristesse ou joie, toute chose m'est un motif de plus de regretter l'absence. Loin de vous ce qui vous afflige me pèse ; ce qui me plaît à moi, me pèse. Je ne puis souffrir cette rupture de notre douce et constante communauté. Je suis vraiment triste que votre frère n'ait pas eu la consolation de mourir chez lui, dans sa chambre au milieu des siens. Il semble qu’on ne meure en repos que là. Et cette pauvre Marie Tolstoy ! Je ne lui trouvais point d’esprit. Mais elle a un air noble et mélancolique qui m’intéressait. Non, vous n’êtes pas seule, car je vais revenir.
Nous partons toujours lundi 14, pour nous embarquer à Portsmouth vers 5 heures et arriver au château d'Eu mardi 15 à déjeuner. J’y passerai le reste de la journée du mardi et je serai à Paris mercredi soir. Bien profonde joie.
Le voyage est excellent et laissera ici de profondes traces. Mais cinq jours suffisent pleinement. Je sors de la cérémonie de la Jarretière. Vraiment magnifique et imposante, sauf toujours un peu de lenteur et de puérilité dans les détails, 14 chevaliers présents. Le Roi, très bonne mine, très bonne tenu ; point d'empressement et saluant bien. Lord Anglesey a failli tomber deux ou trois fois en se retirant. Je ne vous redis pas ce que vous diront les journaux.
Hier à dîner entre la Duchesse de Mecklembourg et la Duchesse de Norfolk. La première spirituelle, et gracieuse ; la seconde pompeusement complimenteuse. Après dîner, Lord Stanley. Longue et très bonne conversation. Il m'a dit en nous quittant : " Je vous promets que je me souviendrai de tout ce que vous m'avez dit. " Je crois avoir fait impression. Le Roi en croit autant pour son compte. Quel dommage de ne pas voir les hommes là tous les trois mois ! Qu'il y aurait peu d'affaires. Lord Stanley m’a fait à moi l'impression d'une grande franchise & straightforwardness. Le tort des Anglais, c'est de ne pas penser d’eux mêmes à une foule de choses, et de choses importantes. Il faut qu'on les leur montre.
Outre Stanley, un peu de conversation avec M. Goulburn. Je les ai soignés, tous. Voilà deux soirées où je vous jure que j’ai été très aimable. Hier trois heures avec Aberdeen. Parfait sur toutes choses. Nous sommes de vrais complices. Nous nous donnons des conseils mutuels. Il est bien préoccupé de Tahiti et bien embarrassé du droit de visite. Ce matin deux heures et demie avec Peel. Remarquablement amical pour moi. Les paroles de la plus haute estime, de la plus entière confiance. Il a fini par me tendre la main en me demandant mon amitié de cœur. A un point qui ma surpris. Du reste très bonne intention ; plus d'humeur. Le voyage en effacera toute trace : mais des doutes, des hésitations et des inquiétudes dans l’esprit qui est plus sain que grand. Il m'a répété deux fois, qu’il s’entendait parfaitement et sur toutes choses avec Lord Aberdeen. Se regardant comme brouillé avec une portion notable de l’aristocratie anglaise, & le regrettant peu.
L'Empereur et M. de Nesselrode ont pris plus d’une demi-heure de notre temps. Les choses sont parfaitement tirées au clair. Il a fort approuvé ma conduite de ce côté depuis trois ans. Que de choses j'aurais encore à vous dire. Mais il faut finir. Mon courrier part dans une demi-heure et j’ai à écrire à Duchâtel. Adieu. Adieu. Dearest ever dearest.

J'oublie toujours de vous dire que je vais bien. Un peu de fatigue le soir. Je suis toujours charmé de me coucher. Mais je suffis à chaque jour, et mieux chaque jour. Je mange, quoique je ne puisse pas avoir un bon poulet. Demain, la Cité de Londres envoie à Windsor son Lord Maire, ses douze Aldermen et 18 membres de son common council pour présenter au Roi une adresse excellente pour lui, excellente pour la France. N'ayant pu obtenir le banquet à Guildhall ils n'en ont pas moins voulu manifester leurs sentiments. Ici, cela fait un gros effet. J’espère que chez nous, il sera très bon. Je n'écris pas à Génie dites-lui je vous prie ceci et quelques autres détails pour sa satisfaction. Adieu adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°8 Château de Windsor. Samedi 12 Oct. 1844, 4 h. et demie

Je sors de la réception de l'adresse de la Cité au Roi. Le Lord maire, les Sheriffs, les aldermen, & des common Council men, 45 en tout. Vous verrez l'adresse et la réponse du Roi, qui a été parfaitement accueillie. Bonnes toutes deux. J’avais écrit la réponse ce matin, et je l’avais fait traduire par Jarnac. De l’avis de Peel, et d'Aberdeen il fallait qu’elle fût écrite lue et remise immédiatement par le Roi au lord Maire. La Reine et le Prince Albert ont passé une demi-heure dans le cabinet du Roi à revoir et corriger la traduction. C'est une véritable intimité de famille et d’une famille très unie.
J’ai eu le cœur remué pour mon propre compte. Au moment de se retirer les commissaires de la Cité ont demandé tout bas qu’on leur montrât M. Guizot, et à peu près tous m'ont salué avec un regard respectueux et affectueux qui m’a vraiment ému. Au dire de tous ici, cette adresse, votée à l’unanimité dans le Common Council est un évènement sans exemple et très significatif. Peel répète souvent qu’il en est très frappé. Plus j’avance plus je suis sûr qu'ici le voyage est excellent, excellent dans le Gouvernement et dans le public. Le Duc de Wellington est venu ce matin passer une heure chez moi. Nous avons causé de toutes choses, même du droit de visite ; évidemment ma conversation lui plaisait, et j'espère qu’il s’en souviendra.
Vous avez raison ; il faudrait que Cowley fût Earl. Je tâcherai de faire arriver cela. J'en parlerai au Roi, qui a déjà très bien parlé des Cowley. Le Roi vient de partir pour une visite à Eton. Il est infatigable. Je suis resté pour écrire, pour vous écrire.
Ne vous enfermez pas dans votre deuil au delà de ce que veut la convenance. Je ne doute pas que la lettre de Constantin ne me touche. C’est un bon jeune homme. J'espère qu’à partir de demain Dimanche, vous aurez l’esprit de m'écrire au château d’Eu et non plus en Angleterre. Lundi encore, écrivez-moi à ici. J’aurai votre lettre mardi, et Mercredi j'irai vous chercher vous même au lieu d'attendre vos lettres.
Nous quitterons Windsor Lundi à midi. La Reine, avec le Prince Albert, reconduira le Roi à Portsmouth. Là vers 3 ou 4 heures elle montera à bord du Gomer, où le Roi lui donnera un luncheon. Après le luncheon, elle quittera le Gomer pour monter sur son yacht, le Victoria Albert et les deux bâtiments sortiront ensemble du port de Portsmouth la Reine pour aller à l’île de Wight, nous pour faire voile vers le Tréport. On ne peut pas pousser plus loin la bonne grâce, et l’amitié. On dit que tout Londres sera lundi à Portsmouth.
Bacourt peut aller à Bruxelles. Je ne crois pas avoir besoin de lui avant le 1er Déc. Et en tous cas Bruxelles est si près. Je vais vraiment très bien. J'en suis frappé surtout pour l’appétit. Il y a bien encore un fond de fatigue surmonté par l'excitation de la vie que je mène et par ma volonté. Pourtant je sens aussi revenir la force, la force vraie et naturelle. Je suis sûr qu'à mon arrivée vous serez contente de moi. Adieu. Adieu. Votre lettre de ce matin m'a bien plu. Seulement vous ne me dîtes rien de votre santé. Adieu, dearest.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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11. St Germain, vendredi 3 heures.
Le 18 août 1843

J’ai répondu trop courtement tout à l'heure à votre lettre. J’étais pressée de renvoyer Etienne. Je suis très frappée de ce que vous me dites sur Metternich et Naples. Il faut lui enlever cette clientelle, ou plutôt ce client. Faire reconnaître par Naples. Je crois moi, en tout, que vous menerez bien cette affaire là. Elle est grande vous vous y ferez hommes. Mais il faut la surveiller et la suivre de très près.
Samedi Midi le 19 août. Je fus interrompue hier par l'arrivée des [Delosdeky], de Rodolple Appony. Ils sont restés jusque près de l'heure du dîner. Le mari va aujourd’hui à Dunckerque où il s'embarque, & la femme au Havre où elle reste. Elle a eu une lettre de mon frère par laquelle il est évident, qu'il voudrait que sa femme passât l'hiver à Paris pour se débarrasser d’elle, & il garderait Sophie. The better half, et nous aurons the worse. Nous avons eu à dîner le prince Kourakine et M. Balabine. Vous ne vous attendez pas que cela me fournisse quoi que ce soit à vous dire. Voici huit jours depuis votre départ. Et bien le temps a passé. il passe sur l'ennui comme sur la joie. Mais Dieu merci il n’y a plus que trois jour. Que vous aimeriez St Germain ! C’est charmant et un air si pur si bon. Une heure. Votre lettre m’arrive. Je suis enchantée que vous ayez renvoyé à Londres, avec le changement. Décidément c’est avec Londres qu'il faut s’arranger, et vous y parviendrez. Comment Espertaro serait vraiment en France ? C’est certainement original. Depuis votre lettre qui fixe Mardi pour votre retour je médite sur les moyens de m'échapper. Si je le puis convenablement vous savez bien que je le ferai, mais si cela devait offenser ou chagriner cette bonne jeune comtesse, je ne pourrais pas. Vous ne sauriez croire toutes les attentions qu’elle a pour moi. Adieu. Adieu. Il me semble donc que je ne vous lirerai plus que demain. Je mens, je vous écrirai, toujours puisque Genie saura bien où vous trouver. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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10. Stafford house mardi 18 juillet midi

Je recommence tristement un nouveau N°. Que sont devenues les autres ? Que deviennent vos lettres ? Que devenez-vous? Je ne puis plus penser à autre chose. Je ne sais que vous dire, mon cœur est si angoissé. J’écris à " you are safe" pour la conjurer d’apprendre de vos nouvelles & de me les dire. J’ai envoyé par courrier une lettre à l’adresse convenue, & je me suis assurée qu’elle sera postée, & non remise à la petite poste. Je viens d’écrire au porteur de votre N°2 pour le prier de passer chez moi & voir s’il y a moyen de se rendre utile. Enfin je me creuse le cerveau pour y trouver des réponses. Je veux savoir que vous vivez que vous vous portez bien. Je dévore les journaux, je tremble que votre nom ne se présente avec quelque accident. Je défie qu’il y ait au monde aujourd’hui une personne plus agitée plus inquiète que moi. Vous voyez ce bon effet que cela doit faire sur moi. Aussi suis-je bien changée & il m’est impossible de vous promettre des bras. Au contraire, je puis vous assurer qu’il ne m’en restera plus.

Mercredi 19 9h. J’ai passé la nuit la plus affreuse. Monsieur mon faible corps ne résistera pas longtemps aux angoisses que j’endure. Ma raison ne me présente rien qui puisse les calmer, et cette image qui devait tout adoucir est devenu aujourd’hui la cause de toutes mes souffrances. Il me fallait donc ce malheur de plus ! Apprenez-moi, Monsieur, à me résigner aux volontés de Dieu. Hélas vous ne m’apprenez plus rien. Je suis abandonnée, et le comble des maux pour moi devait être d’avoir entrevu, senti le bonheur joui d’une jouissance inconnue, divine, & de me voir tout arraché comme une illusion. J’ai donc rêvé. Ah ma pauvre tête, je sens qu’elle n’y est plus.

Midi. Cet horrible moment de la poste s’est passé comme ils se sont tous passés depuis dix jours. Point de lettres ! Grand Dieu qu’est ce qui s’est donc passé entre nous. La mort, l’enfer, quoi ? Dois-je douter de vous ? Ah cela m’est impossible. Dites le moi vous-même Je ne croirai que comme cela.
Je fus chez la Reine hier, je la vis seule pendant une demi-heure. Lord Palmerston m’a demandé un entretien. Je l’ai reçu seul aussi. Ce fût long & intéressant. Une grande heure avec le comte Orloff. Tout cela Monsieur occuperait bien des pages. Mais je n’ai pas ma tête. Je n’ ai qu’une pensée, il n’y a plus place pour autre chose. Mon entrevue avec Orloff y a rapport cependant, & c’est elle seule qui m’a laissé quelque sommeil. J’avais raison de me promettre quelque chose d’un homme d’esprit. Il en a et de l’indépendance. Il m’a parfaitement comprise, et je ferai comme je veux. Vous savez ce que je veux. Je le veux plus que jamais. Le voulez-vous ? Quel horrible doute.
Mon mari débarque aujourd’hui en Europe, il va d’abord aux eaux en Bohème. Il veut me voir. Monsieur, cela m’est impossible.

Jeudi le 20. J’ai la respiration suspendue. Voici onze heures, l’heure de la poste, le moindre. bruit me fait tressaillir. Je joins les mains, je prie Dieu "qu’il vive, qu’il m’aime que je le revoie." Je ne trouve plus que cela à demander au Ciel. Toute autre pensée est bannie de mon sommeil. Ah non, il y en a d’autres. Il y a tous ces tombeaux Monsieur je suis prête à perdre la raison. Une lettre un mot, pourraient m’aider à la retrouver. Mais ce mot n’arrive pas, il n’arrivera jamais. Je vis hier le porteur du N°2. Je l’ai supplié d’écrire pour demander directement des nouvelles. Je me suis parfaitement compromise, & je me suis sentie parfaitement contente.
Aujourd’hui. j’écris à Mad. de Meulan pour la conjurer de me donner de vos nouvelles. Je veux savoir que vous vivez. Il me semble que pour le moment c’est tout ce qu’il me faut. Mais Monsieur moi je ne vivrai pas longtemps. Toutes les personnes qui m’entourent sont effrayées de mon changement ? Le facteur est venu. Pas de lettres. Mes larmes, mes prières, tout est inutile. Qu’ai-je fait à Dieu pour qu’il ne punisse si cruellement.
Monsieur tout est confusion dans ma tête Je vous prends, je vous laisse, j’ai une fièvre ardente. J’oublie tout, je pense à tout. L’air de Londres m’étouffe. J’entends une voix chérie, j’entends de douces de divines paroles ! Ah je devais mourir en revenant de Chateney. Je serais morte heureuse. Aujourd’hui mourir dans le désespoir ! Hier et aujourd’hui j’ai lu les livres que j’avais en voyage. Cette lecture m’exalte & me fait du mal. Ah, qu’elles valaient mieux que moi ! Que je voudrais leur ressembler.

2 heures. J’ai été m’asseoir ou plutôt me coucher ! Dans le jardin, l’air ne m’aide pas à respirer. Il est frais cependant, tout le monde me le dit. J’ai pensé, repensé, examiné toutes les possibilités. Nos lettres sont interceptées, cela me semble hors de doute. Les journaux annoncent votre arrivée à Lisieux. Le 14 vous vous portiez bien, et je me suis un peu soulagée, mais que faire pour notre correspondance ?
J’adresse ceci à M. Aston secrétaire de l’ambassade d’Angleterre. Je le prie d’envoyer ma lettre à l’adresse convenue par un de mes gens. Je demanderai à cette adresse de Vous faire passer ceci par une vois sûre, à votre tour faites porter votre réponse à l’ambassade d’Angleterre à M. Aston que je préviendrai, & il m’adressera votre lettre pas courrier, la même voie qui vous porte ceci. Les Granville quittent Paris sans cela c’est eux qui auraient été les intermédiaires pourvu que vous prenez bien vos précautions de votre côté il me parait que ce moyen est infaillible.
Si vous ne le jugez pas tel je ne vois plus d’autres réponses que de n’envoyer quelqu’un de sûr. Un courrier ad hoc lequel viendrait me trouver à Broadstairs, c’est un lieu de bain de mer située un peu au nord de Douvres, prés de Ransgate et Margate. L’homme ferait adresser à Lady Cowper qui s’y trouve. The Dawage’s countess Cowper.
Il va sans dire Monsieur que c’est moi qui aurai à lui remettre les frais de l’allée & de la venue. Trouvez seulement un homme sûr et intelligent. Je me charge de lui faire aimer les voyages. Maintenant j’ai épuisé je crois toutes les inventions.

Vendredi. Le 21. Prenez pitié de moi, Monsieur que Dieu prenne pitié de moi. Je sens prête à perdre la raison. Comment supporter longtemps l’état affreux où je me trouve ! On me regarde avec étonnement. Je suis méconnaissable mes idées sont confuses. Il me semble que je n’ai pas connu de véritables malheurs. avant celui-ci et j’ignore la nature de ce malheur. Ai-je à amuser le Ciel ou les hommes ? Êtes-vous malade ? Mais comme il faudrait que vous le fussiez pour ne pas m’écrire un mot ! & dans ce cas assurément les journaux m’en instruiraient. Comment en supposant que mes lettres sont interceptées comme les vôtres n’avez vous pas trouvé un moyen quelconque de me faire parvenir un mot ? Je me perds dans toutes ces hypothèses & je ne puis pas en aborder une troisième. Vous ne pouvez pas m’avoir abandonnée ! Je vous l’ai demandé un jour, venez-vous du Ciel ou de l’enfer. Il y a quelque chose de surnaturel dans la puissance que vous exercez sur moi, vous l’avez établie, mon âme s’est vouée à vous. Dois-je y trouver mon salut ou ma perdition ? Pour le moment il n’y a que mort ou désespoir dans mon cœur. Secourez-moi, prenez pitié de moi. Je n’ai rien à vous dire, je ne trouve rien
J’ai subi hier une fête magnifique que donnaient mes hôtes. Comprenez-vous rien de plus horrible dans l’état de mon âme. Mon cœur était gonflé de larmes, ma vue en était troublée quelquefois. & quand elle s’éclaircissait, je cherchais parmi tous ces yeux, deux yeux. Je les évoquais, il m’a semblé un moment les rencontrer c’était un moment de frénésie. C’est alors que j’ai cru que je devenais folle. J’ai saisi le bras de quelqu’un je ne sais qui, je ne voyais rien. Il m’a dit très doucement : " vous vous trouvez mal." Je ne me suis par trouver mal. On a dit autour de moi que l’odeur des oranges était trop forte.
Monsieur j’ai un souvenir horrible de cette fête, l’une des plus belles que j’aie jamais vues. Je rêvais le cottage, le bonheur, & je ne trouvais pas, même une pauvre feuille de papier ! Monsieur si cette lettre tombe entre vos mains, ne serez-vous pas effrayer de la vivacité de la violence de ma douleur. Me pardonnerez-vous de tant savoir aimer ? Je ne savais pas moi-même, Monsieur, que cela ne fut possible, & je ne le sais aujourd’hui que pour souffrir.
C’est cependant à Lady Granville que j’adresse ceci. Je lui recommande toutes les précautions. possibles pour faire tenir ma lettre à la première de nos adresses, & dans le mot que j’adresse à cette adresse, je le prie de ne vous envoyer ma lettre que par une occasion très sûre en lui annonçant que vous lui en saurez gré. Monsieur tout bien pesé il me semble que M. Aston est l’intermédiaire le plus sûr possible. Faites porter vos lettres chez lui si jamais vous m’écrivez encore. Quelle horreur que ce doute ! Lui me les fera tenir par courrier Anglais.
M. Aston premier secrétaire de l’Ambassade de d’Angleterre,
à l’hôtel de l’ambassade
39 rue du Faubourg St Honoré.

Monsieur, vous souvenez-vous de la menace que je vous ai faite un jour. Vous souvenez-vous de ce que je voulais faire si je recevais jamais une lettre aussi douce aussi enivrante que vos paroles. Y êtes-vous ? Eh bien, savez-vous que cet horrible silence peut avoir les mêmes conséquences s’il se prolonge encore. N’y comptez pas Cependant écrivez, écrivez au nom de Dieu écrivez-moi. Ah comment ma voix ne parvient-elle pas jusqu’à vous. Quelle force dans nos âmes & quelle impuissance que nous sommes grands, & que nous sommes misérables !
God bless & protect you dearest, ever dearest.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°14 Val Richer, Mardi 15 Juin 1852

Certainement, mon petit ami est et sera toujours à votre disposition. Je comprends que ce ne soit qu'à la dernière extrémité. Si vous avez besoin de lui, vous arrangerez cela vous-même, car il ira, ou bien il est peut-être déjà allé vous voir dans sa promenade sur le Rhin. A part ses inconvénients, il est très intelligent, très zélé et très sûr.
Je regrette que vous ayez rebuté notre neveu Tolstoy. Il serait allé vous chercher très volontiers, il croyait avoir quelque chose à réparer. Pourquoi fermer la porte aux petits repentirs ? Dieu ne la ferme pas aux grands. Vous êtes disposée à exiger beaucoup ; quand on est exigeant, il ne faut pas être susceptible. J'étais là quand vous avez traité sévèrement ce pauvre garçon ; je vous aurais arrêtée si j’avais pu. Il n’y avait pas moyen.
L’épitaphe de M. de Meyendorff pour le Prince de Schwartzenberg est excellente je devrais dire belle, car elle résume en deux traits d’une vérité frappante et d’une précision élégante, tout ce qu’il y a eu de moralement et politiquement grand dans la vie du Prince de Schwartzenberg. C'est la perfection du genre. Qui Caesari imperium imperioque Caesarum dedit est particulièrement heureux. Je me permets de soumettre à M. de Meyendorff un petit amendement, rededit au lieu de dedit. Ce serait, je crois, d’une aussi correcte latinité, et peut-être historiquement encore plus exact.
L'Empereur avait perdu son Empire, et l'Empire, son Empereur ; Schwartzenberg les a rendus l’un à l'autre. Pardonnez-moi de vous faire ainsi truchement latin, et veuillez remercier. pour moi, M. de Meyendorff. J’aimerais encore mieux communiquer avec lui sans truchement.
En fait de raretés, je ne suis curieux que les hommes rares, mais je le suis beaucoup. Est-ce que nous ne nous rencontrerons jamais chez vous, rue St Florentin ? J’attends bien impatiemment votre lettre d'aujourd’hui.
J’espère que vous ne vous serez pas trouvée mal une seconde fois en vous habillant.
Le mot de M. de Meynard m'inquiète : ce serait manquer au respect. Il a raison ; auprès des Rois, le respect passe avant tout, même avant la santé. C’est beau mais c’est lourd, et vous êtes bien faible pour porter ce fardeau.
Toujours point de nouvelles. Ce sera quelque temps notre état. Il y a évidemment parti pris de se tenir tranquille. Tâchez de prendre quelque intérêt aux querelles des évêques. Les questions religieuses sont et seront de plus en plus à l’ordre du jour. Il faut aux hommes des questions et des passions seulement ils en changent. Pour mon compte, je ne serais pas très fâché de ce changement là ; un concile me consolerait de la chambre. Mais nous pourrions avoir un synode. Le président serait bientôt bien embarrassé de ces Parlements-là. Il ira le 10 Août prochain, inaugurer l’ouverture du chemin de fer de Paris à Strasbourg. C'est un discours à faire sur le Rhin. Il sera écouté bien attentivement des deux rives. Adieu, princesse.
Je ne fermerai ma lettre qu'après avoir vu mon facteur. Pauvre homme il arrivent bien mouillé ; il pleut toujours.

10 heures
Votre lettre est un peu moins abattue, mais toujours bien fatiguée. Adieu, adieu. J’ai une bonne lettre de Marion. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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18. Boulogne dimanche 6 août 1837

Je vous écris un mot encore avant de partir. C’est pour vous supplier d’empêcher que mon arrivée à Paris se trouve dans les journaux sur lesquels vous exercerez de l’influence. Vous m’éviterez par là du désagrément. J’ai passé une mauvaise nuit. Je ne me sens pas bien. Je voudrais être à Paris, voir mon médecin. Je voudrais pouvoir vous écrire de Paris déjà, vous mander que je suis mieux, vous dire mille choses, mille pensées que j’ai dans le cœur, sur le cœur. Ma rencontre avec mon mari ! Vous ne sauriez croire comme elle me rend l’âme inquiète. Je n’ai cessé depuis deux ans et demi de le conjurer de venir. Je l’ai fait sous toutes les formes, en l’appuyant de toutes les raisons, en lui montrant le désir le plus tendre de me voir réunie à lui. et quand je le disais je le pensais, car je ne sais jamais dire que ce que je pense et aujourd’hui quel accueil vais-je lui faire ?
Voyez Monsieur voilà des réflexions qui me tiennent. Eh bien, elles ne m’étaient pas venues encore. Je ne songeais qu’à une chose. Je voulais toucher la terre où vous vivez. Tout disparaissait devant ce premier intérêt de ma vie. J’ai tout bravé pour y parvenir. J’y suis, et aujourd’hui ma situation vis-à-vis de M. de Lieven se présente à mon esprit dans toute son horreur. Oui Monsieur c’est le mot. Vous m’avez rendue meilleure. Et voilà pourquoi je me sens plus malheureuse. Comprenez-vous tout ce je vous dis là ? Ah oui vous savez tout vous devinez tout, tout ce qui se passe dans mon cœur. C’est ma joie ; ma gloire. Ah que de pensées qui m’étouffent. Je crois que vous avez raison. Il ne faut pas parler. Et cependant mon âme interroge la vôtre toujours, à tout instant. C’est un dialogue qui ne cesse jamais.
Ah mon Dieu comment peut-on vivre dans l’état où je suis ? Je tremble de la tête aux pieds j’ai des moments affreux, et cependant c’est si doux. Adieu. Adieu. Je vous écrirai de Paris au moment où j’y arriverai mais j’irai lentement. Aujourd’hui je coucherai à Abbeville. Que faites- vous dans ce moment 8 h 1/2 ? Je voudrais regarder, j’ai la vie si bonne si longue. Je ne comprends pas votre maison, mais vos bois il me semble que j’y suis que je touche votre bras. Ah Monsieur, adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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21 Ems le 23 juin 1853

Quoique l’avis soit inutile j’espère, puisque je l'ai négligé hier. Je veux vous le dire aujourd’hui : que la copie que je vous ai envoyée hier reste bien pour vous seul ! Je n’ai rien de plus. Je suis curieuse de ce que vous me direz de notre dépêche.
Ma nièce arrive après-demain. Son mari n'ose pas quitter Berlin. Je crois & je crains alternativement : la paix, la guerre. Comment deviner ? C’est triste de ne bavarder qu’avec moi-même. Il pleut à verse. Voilà le cinquième jour, et pas une âme. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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23. Ems le 28 juin 1853

Vos réponses sont longues à m’arriver. Je ne sais pas encore ce que vous dites de notre long facteur. Il est bien controversé. Il y a bien à dire. Il est évident que tout le monde cherche à éviter la guerre, moins Lord Redcliffe et peut-être ses patrons. Nous verrons. Toute cette incertitude me fait du mal. J’ai été obligée de suspendre mes bains. La pluie n’a pas discontinué depuis mon arrivée c’est une horreur au milieu de cette solitude. Ma nièce est très bon enfant, mais elle va bien s'ennuyer aussi. Je n'ai pas un mot à vous dire. Personne ne m'écrit de Paris. Mollé seul ! Je vous laisse à juger ce que sont ses lettres ! Il parait que Morny s'est donné du mouvement, vous m'en direz quelque chose.
Un mot de Constantin m’apprend que nous entrerons le 2 juillet dans les principautés. Les Bulgares Turcs nous demandent des armes contre les Turcs, les Grecs sont dans une grande effervescence, les Turcs sont agressifs. Ils envoient des émissaires pour soulever les Circassiens. Tout cela est très mauvais. Comment cela finira-t-il ?
Adieu. Adieu.
Nous faisons une pauvre correspondance ! Menchikoff reste à bord de son vaisseau à Odessa.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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23. Paris samedi 12 août 1837,
8h. du matin.

Quelles lettres que ces lettres N°12 & 13 qui me sont revenus de Londres hier que vous m’y dites de ces paroles si douces, si profondes, qui m’attendrissent m’exaltent, me calment, qui font tout cela à la fois. Je ne sais l’effet qu’elles eussent produit sur moi en Angleterre. Ici elles me font du bien elles m’en ont fait hier. Elles m’en feront aujourd’hui car je les relirai. Je les relirai bien des fois. Soyez toujours pour moi ce que vous êtes en m’écrivant ces lettres. Je le mériterai tous les jours davantage, vous verrez cela.
9 heures 1/2
Le N°19 vient de m’être remis. Comment vous croyez que je n’ai pas lu votre Histoire de la révolution d’Angleterre. Je l’ai lue, relue. Je vous en ai parlé, mais c’était à une époque où vous ne faisiez par la moindre attention à ce que je vous disais. Cet ouvrage est regardé en Angleterre comme le meilleur qui existe et comme faisant époque. On y est fort impatient de la suite. Dans ce genre-là histoires, mémoires, j’ai beaucoup lu & il n’y a guère de proposition nouvelle à me faire. C’est le seul genre de lecture qui me plaise. Mais vous avez raison de penser qu’au fond une occupation sérieuse et qui n’a pas un but pratique immédiat ne me plaît pas trop, ce qui fait que je suis très souvent ennuyée, très ennuyée même.
Aujourd’hui non car je pense, je pense. Je trouve même que je n’ai pas assez de temps pour penser. Mais monsieur, je ne voulais plus vous dire cela du tout. Et je le veux Monsieur depuis votre lettre de ce matin. Elle me laisse bien froide, bien calme. Je l’ai méritée. La vivacité de mes expressions vous aura déplu, où vous aura effrayé. Vous voulez me remettre l’esprit en ordre. Vous faites comme mon médecin, il me tient au régime. Ne le faites pas trop, j’en serais triste. Donnez-moi quelques douces paroles qui aille chercher le fond de mon cœur. J’ai besoin de cela tous les jours. Adressez vos lettres à l’hôtel de la Terrasse. J’y rentre aujourd’hui. Je me moque du soleil & des ouvriers.
Je veux être chez nous, vous recevoir chez nous. Vous aimez cela mieux aussi ? Vous voulez savoir ce que je fais. Hier trois heures à l’air au bois de Boulogne, avec Marie et un secrétaire de l’ambassade d’Autriche que j’ai fait courir inutilement la nuit de Boulogne à Abbeville, croyant que J’allais mourir et auquel je voulais laisser le soin de ramener Marie & mes diamants à Paris. Il ne m’a plus trouvé à Abbeville. C’est le même qui a couru il y a 9 ans en Angleterre pour me remettre une lettre du Prince de Metternich que je n’ai plus voulu recevoir. Le pauvre homme est chanceux. Vous voyez bien que je lui devais une promenade au bois de Boulogne, il était honoré et embarrassé à l’excès j’ai prié Marie de lui faire quelques gentillesses.
J’ai vu lady Granville longtemps. Nous n’avons parlé que de vous. Elle me soigne, elle voudrait me voir perdre mon air abattu. Le prince Paul de Würtemberg m’a fait demander de le recevoir. Il est accouru plein de l’espoir que tout marchait à la confusion en Angleterre. Je l’ai horrible ment contrarié par tout le bien que je lui ai dit de la Reine, du premier ministre et la bonne disposition où j’ai laissé ce pays. Il espère encore que je radote car il m’a dit que j’avais fort mauvaise mine & même de la fièvre. Il m’a pris le pouls et m’a assuré que je devais me soigner. Tous les Würtemberg sont médecins & le duc Eugène était accoucheur.
A propos son courrier qui est aussi cousin germain de mon Empereur va épouser la princesse Marie. Le prince Paul prétend le savoir de M. Molé lui- même. Le Roi de Würtemberg ignore parfaitement cette négociation à laquelle il ne donnera jamais son consentement. C’est Léopold qui l’a conduit. J’ai dîné seule avec Marie hier. & de 8 à 10 heures je me suis encore fait traîner en calèche. Par une belle nuit et une belle lune. Mais c’est bien ennuyeux. J’ai mal dormi. Mes occupations sont des lettres à écrire. J’ai négligé tout les monde, il faut y revenir. Vous ai-je dit que M. de Talleyrand me presse de venir à Valençay & d’y faire venir M. de Lieven ? Cela ne sera pas. Mais au reste nous causerons de tout cela. C’est prodigieux tout ce que nous avons à nous dire. Eh bien, j’ai idée que nous ne nous dirons rien. Vous souvenez-vous nos belles promesses de nous écrire des nouvelles ? Nous ne nous en sommes pas dit une seule.
De vous rapporter des bras ? Vous n’en trouvez pas. On ne saurez remplir ses engagements plus mal que je ne l’ai fait. Mais il me fallait des lettres, elles ne venaient pas. Tout tout le mal est venu de là. Adieu, je trouve que ma lettre ressemble un peu à la vôtre, mais votre cœur ressemble au mien, cela rétablit tout.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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25 Ems samedi le 2 juillet 1853

Aujourd’hui 2 nous entrons dans les principautés. On nous interpellera sur nos intentions. Les négociations commenceront à Constantinople. Quand la Turquie voudra signer l'engagement que nous demandons nous sortirons des principautés, pas avant. C’est l'Autriche qui sera intermédiaire. Elle a intérêt à la conservation de l’[Empire] ottoman & point de la confiance des deux parties. Voilà ce que me mande mon correspondant de Vienne en date d’avant hier. Il ajoute quand la guerre éclatera j’irai à Gastine, je me soignerai et j'aurai désormais peu de foi dans la diplomatie. Si je n’étais retenu par les liens de la reconnaissance j'enverrai toute la boutique au Diable.
Vous voyez qu’il n'y a là rien pour me rassurer. Aussi suis-je bien noire.
2 h. Dans ce moment une lettre de Berlin d'un jour plus fraîche et donnant des nouvelles de Pétersbourg du 25. Beaucoup plus rassurantes, mais refusant de m’expliquer pourquoi, mais me priant de croire. Je ne demande pas mieux, mais j’ai peine à comprendre. Comme tout cela me tracasse, et la pluie par dessus le marché et une température très froide, et pas une âme. Les de Laigle sont ici c’est à peu près comme rien du tout.
Ma Nièce est gentille & bon enfant. Adieu. Adieu.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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26. Mardi le 15 août 8 heures

Je vous dirai bien tous les jours tout ce que je fais mais il m’est impossible de vous dire une fois pour toutes ce que je fais tous les jours. Il n’y a de fixe que mes prières en me levant et vous après mes prières, et mon déjeuner après vous. Tout le reste est au service d mes nerfs qui ont toutes les fantaisies du monde. Il n’en était pas de même il y a deux mois. Mon temps était passablement réglé. Aujourd’hui rien ne l’est. Jugez que je suis incapable de prendre un livre, que les journaux même qui m’ont occupée toute ma vie je les regarde à peine & jamais je n’achève un article. Je ne peux pas rester en place. C’est une agitation abominable, je ne suis calme qu’en calèche. Mais je vais mieux déjà je vous le répète et j’ai raison de vous le répéter. Si je pouvais dormir tout serait bien, mais je n’ai pas deux heures de nuit de sommeil, & l’ensemble de ma nuit ne m’en donne pas cinq. Voilà où j’en suis depuis ma seconde semaine de Londres. Le médecin me trouve mieux, & me dit que cela ira bien que dans quelques semaines all with be right again.
Mais voyons, il vous faut ma journée d’hier. Je fus m’asseoir aux Tuileries après ma seconde toilette qui est la longue et qui vient après mon déjeuner. Marie s’ennuie car je ne reçois personne et elle ne me dit rien. Je la prierai de me parler de me dire des bêtises, tout ce qu’elle veut pourvu qu’elle parle, pourvu qu’on ne me laisse pas penser ; car il y a des moments où il faut me tirer de mes plus doux rêves, ils me font trop de mal et tout mon corps tressaille comme lorsque je me livre à mes plus douloureux souvenirs. Voilà ce qui est mauvais pour moi, bien mauvais.
Il faut que je vois du monde, à deux heures j’allai prendre lady Granville pour une tournée de visites d’abord, et puis une promenade. Elle a prodigieusement, d’esprit. L’esprit très observateur, très bouffon. Il n’y a pas de société qui m’amuse plus que la sienne. Nos visites allèrent à merveille, nous ne trouvâmes personne. M. de Valençay m’avait écrit pour me demander de le recevoir avant son départ pour Valençay. Je le vis un moment avant dîner ; je ne vis personne que lui. Je défends encore ma porte le soir & nous allâmes à 8 h. au bois de Boulogne où je marchai avec Marie un peu dans les ténèbres, mais cela me fit du bien. A 10 h. je rentrai pour me coucher voyez la sotte journée.
J’ai beaucoup écrit hier cependant, cela me fatigue & m’ennuie. J’ai trop de friends par le monde. Savez-vous quelles sont les lettres qui me coûtent le plus maintenant ? C’est celles à M. de Lieven. Nous nous écrivons tous les jours un vrai journal. Je ne sais plus le remplir. A propos c’est dans peu de jours que je recevrai la réponse à mes propositions de rencontre en France et à ma déclaration que je n’en peux pas sortir. Vous serez auprès de moi lorsque je recevrai sa lettre et c’est ce qu’il me faut car le cœur me bat bien fort lorsque j’y pense.
Voici votre N°22. Quelle douce chose, que l’habitude, et de prévoir et d’avoir du bonheur, tous les jours à 9 h. 1/4 ! Voilà ce qui calme mes nerfs. Vos lettres me font tant de bien, je vous en remercie quel charme dans votre style, après m’avoir élevée bien haut comme vous me ramenez doucement simplement sur la terre. Vous me faites vivre alternativement dans les cieux, & auprès de vos cygnes. Que j’aimerais leur société. J’ai toujours aimé les cygnes. Ils ont l’air si nobles, si fiers. Vous m’apprenez qu’ils appartiennent au Nord. Il me semble que vous m’apprendrez bien des choses.
Monsieur quel plaisir, quel plaisir de penser à l’avenir, à notre avenir. Vous m’aiderez à l’arranger. Je n’ai pas été aussi contente que vous du discours de Sir R. Peel ! Quel mauvais goût que cette comparaison de la reine avec Marie-Antoinette. A propos une lettre ministérielle de Londres me disent que les Whigs auront cependant une majorité de 40 à la Chambre basse. Mes lettres Torys me manquent dans huit jours les chiffres seront bien exactement connus. On me fait faire une observation assez curieuse, c’est que la reforme a relevé le conservatisme, & que chaque parlement depuis le bill est devenu meilleur. Le bien est résulté du mal. et mon Dieu n’est-ce pas en toutes choses dans la vie ? Que de choses j’ai à vous dire Monsieur, j’oublierai tout quand vous serez là. Cela me fâche. Je voudrais vous dire tout, tout ce qui me traverse la tête aujourd’hui. Que de fois dans ma vie j’ai senti ce besoin de tout dire sans jamais trouver où le satisfaire ! Jamais je n’ai rencontré le bonheur que vous m’offrez. Cela vous fait plaisir Monsieur n’est-ce pas ? Comment je n’ai plus que demain à vous écrire ? Demain le 16. Voyez vous j’étouffe quand je pense au 18 et cependant je suis dans un ravisse ment, une joie. Rien ne peut arriver d’ici à vendredi n’est-ce pas ?
Adieu Monsieur, il est midi, je vais prendre l’air. Je vais vous accompagner auprès de l’étang. Savez-vous que j’ai beaucoup de goût pour l’arrangement d’un jardin, & savez-vous encore que si j’étais auprès de vous je ne penserais pas à votre jardin. Allons, je vois bien qu’il est temps que je vous quitte.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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30. Dimanche 6 heures le 27 août

Je vous écris de notre cabinet vous ne savez pas, vous savez ce que c’est que les souvenirs qui s’attachent aux plus petites choses. Ainsi quelle que part que mon oeil porte je vous vois, devant moi à côté partout. Et dimanche prochain vous y serez bien réellement et mon cœur s’élance avec une joie inexprimable vers l’image de ce bonheur.
J’ai marché bien avec plaisir aux Tuileries de midi à une heure. Il faisait frais, j’avais des forces. J’ai eu un long tête-à-tête plus tard avec le comte Médem. Il a de l’esprit et il est de mes amis. Demain il envoie mes lettres. Palmella lui a succédé. Je l’ai pris avec moi et Marie en calèche j’en reviens. Nous avons causé il m’a distrait. M. Molé est venu me voir pendant que j’étais sortie. Il me semble qu’il est impossible de raconter sa vie avec plus de scrupule que je ne vous raconte la mienne.
Je viens de faire une découverte ; nos noms respectifs ont chacun le même nombre de lettres. Essayez. Noms de baptême, tout. Eh bien cela me charme. Quelle bêtise !

Lundi 9 1/2
Quel doux réveil ! Ma nuit a été mauvaise ; vers le matin je me suis endormie à 8 h. 1/2 j’ai sonné, & en entrant ma femme de chambre me remet une lettre. Je ne fus plus pressée de me lever. Mon Dieu que je fus heureuse ; je vous raconterai cela. Je fis mieux que lady Russell et les battements de mon cœur répondirent vite à ces douces paroles. Ils y répondirent avant même de les connaître. Que vous êtes ingénieux à trouver à faire, tout ce qui peu me plaire. Vous aviez raison un jour de défier mon cœur de femme. Je m’humilie devant cette seconde lettre de Lisieux. Monsieur, que je vous en remercie ! Comme je m’arrête à chaque phrase, à chaque mot, quelle douceur vos paroles répandent autour de moi, Ah que je suis heureuse !
Je vous ai laissé hier à 6 heures & vous voulez savoir ce que j’ai fait depuis. J’ai été au bois de Boulogne seule avec Marie. Nous marchons, et en vérité beaucoup. Cela me prouve que mes forces me reviennent. Le plaisir que j’y trouve c’est de pouvoir vous le redire. La soirée hier était fraîche cela me convient mieux que la chaleur. En rentrant je me suis mise au piano, j’ai trouvé beaucoup de Rossini dans ma tête. Il m’a semblé que cela vous conviendrait.
A propos vous ai-je dit que jamais je ne lis le soir ? Depuis deux ans & demi, j’ai tant pleuré, tant pleuré que ma vue est abimée. Je la ménage aux lumières cela fait que l’hiver les ressourcent me manquent beaucoup. Elles ne me manqueront plus l’hiver prochain, n’est ce pas ? Pozzo est venu de bonne heure ; et puis les Durazzo, le comte Nicolas Pahlen arrivés dans la journée de Londres, ce pauvre Thorn. Voilà tout Pozzo est retournée à la Révolution de 89, & m’y a tenu jusque passé onze heures. Il m’a dit des horreurs d’une Révolution à venir, possible. Mon sanz s’est glacée. J’ai souvent entendu raisonner sur cela, j’y restais froide.
Aujourd’hui ! Ah aujourd’hui !! Monsieur, je viens d’envoyer ma lettre à mon mari. Après avoir donné toute satisfection à ma fierté offensée je n’ai pas pu m’empêcher, avant de la fermer, de laisser cours à un peu de tendresse. Il m’a semblé si dur pour moi comme pour lui, après tant d’années d’union de ne lui envoyer qu’une lettre bien froide. Il y a deux jours que je n’ai relu la sienne. Je ne veux plus la voir. Ce que je vous dis là, ce que je fais c’est de la faiblesse. Vous me voulez telle que je suis ; et bien vous me voyez Monsieur. Je n’ai pas besoin de vous dire que je me tiens dans mon salon le soir.
Demain vous reverrez vos enfants. Quand vous embrasserez votre fille aînée tâchez de vous souvenir de moi, car je l’embrasse de tout mon cœur. Adieu Monsieur. Ce mot qui marque si péniblement l’absence comme il est devenu pour nous le signe charmant de la présence, on du moins de la plus douce illusion. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°31 Jeudi 31 3 h 1/2, du Val Richer.

Oui ceci est ma dernière réponse ; et à part le bonheur de vous voir qui est bien quelque chose, j’en suis charmé. Vous aimez mes lettres, me dites-vous. Vous êtes bien bonne. Je ne les aime pas moi. J’ai un grand défaut Madame. Je passe pour un homme raisonnable ; et je l’ai été, je le suis en effet avec tout le monde, dans le train habituel de la vie. Mais voici ma folie. Quand j’ai rencontré, quand j’ai goûté dans un coin, dans un seul coin, la perfection que Dieu laisse quelque fois tomber sur la terre la perfection de l’affection, de la vérité, de la liberté de l’intimité, de la confiance, de la conversation, de toutes choses enfin, petites ou grandes, je ne puis plus supporter que la moindre imperfection s’introduire que la moindre lacune se fasse sentir dans ce coin là. J’accepte l’insignifiance, le mensonge, tout le vide, l’incomplet, l’artificiel des relations humaines, et les formes et le langage qui conviennent à un fond si léger et si vain. Mais je me révolte, je souffre matériellement dans tous mes nerfs, quand les mêmes apparences, les mêmes réticences subsistent ou reparaissent dans une relation en elle-même vraie et parfaite. Par ma raison, je reconnais la nécessité et je lui obéis ; par ma folie, je proteste et j’enrage. J’agis, je parle aussi sagement, j’espère aussi convenablement qu’un autre ; mais en agissant, en parlant des pensées autres que celles qu’expriment mes actions assiègent mon esprit ; des paroles autres que celles que je prononce, errent sur mes lèvres. Et de jour en jour le sentiment de ce désaccord monte dans mon cœur ; et l’humeur me gagne ; et je prends tout ce que je dis, tout ce que j’écris, en mépris et en déplaisir. Qu’on se passe du Paradis quand on ne l’a pas ; il le faut bien ; mais l’avoir, l’avoir à soi, et y vivre, s’y promener du même air que sur cette pauvre terre au milieu de la pauvre foule qui la remplit, c’est intolérable.
J’irai vous voir Madame et je perdrai pendant quelques jours ce sentiment. Et puis je le retrouverai. Et puis je retournerai le perdre encore près de vous, et pour bien plus longtemps, l’espère. Et je prie Dieu de ne pas prendre mon humeur au pied de la lettre et de me laisser mon Paradis. J’y compte ; vous m’en avez répété dans le n° 31, et en termes ravissants, la ravissante promesse.

10 heures
Vous avez très bien fait de finir amicalement votre lettre à M. de Lieven. Ce n’est point faiblesse, Madame ; c’est droiture et bonté de cœur, c’est respect pour vous-même, pour vos souvenirs, pour un lien ancien et puissant. Vous devez à la supériorité même qui vous a, si souvent rendu cette relation difficile, de mettre de votre côté tous les bons procédés, toutes les bonnes paroles. Il faut que tout le monde soit dans son tort avec vous. J’espère beaucoup que votre lettre au Comte Orloff et son intervention auprès de M. de Lieven feront finir de triste ennui intérieur. J’en suis très préoccupé pour vous ; j’en suis choqué, j’en suis affligé. Tout cela est bien au dessous de vous, et pourtant cela vous atteint. Nous en reparlerons dimanche. J’ai bien des choses à vous dire à ce sujet. J’en ai infiniment à vous dire sur tous les sujets. Mais il y en a un qui prend tout le temps, et il en a bien le droit, car tout le temps ne lui suffit pas. J’ajourne tout à Dimanche excepté cet adieu toujours si doux, même à la veille de Dimanche. G.
Je serai chez vous à 1 heure et demie

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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33 Schlangenbad dimanche 17 juillet 1853

Je suis arrivée fatiguée. Je trouve ici la température de la Sibérie, beaucoup de monde, pas une connaissance, ma nièce qui a ici ses parents, le Roi de Wurtemberg arrivé hier aussi. Comme on ne dispose pas des rois, je ne sais trop s'il me fera une ressource. Les journaux et les lettres arrivent ici tard, je serai bien arrivée, et vous êtes plus loin que jamais. Votre dernière lettre est du 11. Au fond l'été est ma plus mauvaise saison. Je ne sais jamais l'employer. On dit qu’on va me regretter à Ems. J'y avais un vrai salon. Les princes de Prusse et [Panin] & Platen étaient le fond, cela avait fini par être agréable, après avoir bien mal commencé. Il fait très froid ici, froid comme en octobre. J’attends la porte, si elle m’apporte quelque chose, j’ajouterai, si non et en tous cas. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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35. Paris, mardi 5 7bre 10 heures

Ah que hier soir ressemblait peu à avant-hier! J’ai trouvé notre condition abominable et puis je trouve que Je m’en suis très mal tirée. Je n’ai jamais été si gênée. Je n’ai pas été assez polie pour vous. Je l’étais davantage il y a trois mois. Je devais être hier comme il y a trois mois, j’ai été parfaitement sotte. Vous vous êtes très convenablement ennuyé. Vous avez été doux, poli, vous avez subi tout cela admirablement. Je ne suis pas encore revenue de l’assaut de Varsovie. Enfin Monsieur, je vous demande pardon de hier au soir. et puis vous dire adieu, comme je le dis aux autres ! C’est détestable.
Mais savez-vous que je suis très sérieusement inquiète de votre rhume. Je vous prie de commencer votre prochaine lettre par m’en parler. Vous aviez la poitrine très embarrassée hier au soir. Après votre départ nous nous sommes débarrassés de Pozzo, parce que mon ambassadeur voulait me parler. Il m’a tenu jusqu’à minuit. Avant cela il faut que je vous dise que selon l’usage vous êtes demain l’objet de la conversation. Pahlen vous trouve une tête superbe, de cette tête on a passé à tout ce qui en sort, & Pozzo a raconté un peu votre carrière ; il y a un point sur lequel j’aurai à vous demander quelque explication. Il me semble que je n’ai rien dit lorsqu’on a parlé de vous. Je ne me fie pas à ce que je dirais, j’aime mieux me taire ou à peu près.
Monsieur je manque complètement de tenue devant vous, & à propos de vous. Cela viendra peut être. Je ne vaux quelque chose que sur mon canapé vert et vous sur le fauteuil. L’habitude est prise & j’y suis fort naturelle.
Je passe à mon entretien avec le comte Pahlen. Il a été à Marienbad tout exprès pour voir M. de Lieven tout est pire encore que je ne me l’étais imaginé. Il n’y aura aucun moyen de le faire venir. C’est de la folie mais qui vient de très haut. Pahlen ne conçoit pas comment je me tirerai de cet imbroglio. Que d’absurdités il m’a coûtées. Il me parait qu’il est lui même fort embarrassé de certaine ordonnances dont je vous parlerai. Savez-vous le sentiment que j’éprouvais au milieu de ces confidences qui feraient frémir tout loyal Seythe ! Celui d’une parfaite sécurité et force ; et savez vous où je la trouve ? Ah Monsieur comme vous le savez. Je ne me suis trouvé dans mon lit qu’après minuit & demi. Ma nuit s’en est ressentie, et puis il m’est résulté que j’ai dormi longtemps ce matin. Je n’ai sonné qu’à 10 heures. Vous étiez parti depuis longtemps.
Vous courrez maintenant, vous causez de choses qui nous sont bien étrangères. Moi, je n’aurai aucune distraction, je passerai une triste journée, demain viendra déjà mieux parce que ce sera la veille de Jeudi. Monsieur, il y a quelque chose de mauvais en moi. J’ai l’âme inquiète des que vous vous éloigné, les premières vingt quatre heures sont détestables, je prends tout ce qui s’est passé pour un rien, et je ne respire librement que lorsque je reçois votre première lettre, ces lettres qui font si bien la continuation de nos doux entretiens. Je ne me suis par accoutumée au bonheur, à un bonheur si immense, si complet. J’y crois quand je le tiens ; ainsi il me faut votre main, ou votre lettre. à défaut de cela je suis vite démoralisée. Il me semble que toutes ces réflexions me viennent de ce mauvais adieu d’hier. Il ne faut plus que ce soit ainsi quand nous ne devons pas nous revoir le lendemain

1 heure
Le temps est triste, je n’ai nulle envie. de sortir, je ne suis pas sortie encore. Je trouve M. Duchâtel un homme bien heureux. Adieu Monsieur adieu. Je vais lire les journaux, & puis je lierai La fronde & puis j’essayerai une promenade. Je voudrais être arrivée à onze heures et me coucher. Cette montre qui va quelques fois si vite comme elle est lente aujourd’hui, comme tout me semble tourd ! Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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43. Mercredi 25 Septembre 9 1/2

Que nous sommes loin l’un de l’autre Monsieur. Vous allumez vos cheminées lorsque j’étouffe à Paris. Depuis trois jours la chaleur est excessive, et pour ma part elle m’empêche de dormir. Venez-vous chauffer ici ; il y fait charmant. Ce tableau est donc bien récent, il est de cette année-ci peut être de notre année ? Je l’ai devant les yeux sans cesse. J’ai passé une très grande partie de la matinée, hier au bois de Boulogne. Je perds tant de temps à ces promenades que je ne parviens pas à prendre en main un livre. Après mon dîner j’essaie de me faire lire par Marie, elle m’endort. C’est si monotone. Je regrette mes yeux.
J’ai eu mes habitués hier soir. Mon ambassadeur Pozzo, la petite princesse, M. Sneyd, M. Aston, et puis le duc de Valençay et M. de la Redorte comme extraordinaires. Vous savez que celui-ci est fort épris de la duchesse de Sutherland. Il me dit que M. Thiers sera à Valençay sous peu de jours. Votre futur gendre étonne tout le monde par sa haute taille, on dit que c’est presque un géant, fort beau & ressemblant à mon empereur. Il porte l’uniforme et la cocarde russe !
Je vous dis rien du tout aujourd’hui. Je fais pénitence pour hier, ou je vous disais trop. Vous savez que c’est ma manière. Demain peut être je retoucherai. Il n’y a rien de plus charmant que mon appartement dans les heures de la matinée. Vous ne sauriez croire comme il est gai, frais, clair. Vous n’avez jamais vu notre cabinet de bonne heure, il vous plairait. Je tiens beaucoup à un local gai, à du soleil surtout. Mon humeur s’en ressent toujours. Il me faut le côté du midi. Je ne puis pas concevoir que je sois née au 60 ème degré de latitude ; je ne puis rien concevoir de mon passé, je ne conçois que mes malheurs. Ceux là sont toujours devant mes yeux dans mon cœur ; tout le reste m’est incompréhensible. Je ne suis entrée dans ma vraie nature que depuis trois mois. C’est bien là ce qui lui convenait, ce qu’il fallait qu’elle trouvât ici bas ne le trouvant plutôt, sous d’autres auspices, je n’aurais pas pu lui consacrer ma vie. Aujourd’hui tout est accompli, et je n’ai plus que cette vocation entre moi et l’éternité. Je m’y voue, je m’y livre toute entière avec bonheur avec confiance, car vous me l’avez dit, Dieu voit cela avec plaisir, et vous êtes pour moi la voix de Dieu.

1 heures Je viens de marcher pendant une heure sous ces ombrages si frais. Vous m’avez quittée il y a huit jours, je n’en compte plus que quatre n’est-ce pas ? Mais répondez-moi donc. Je n’ai pas reçu un mot de mon mari ni de mon fils qui est avec lui. J’espère en recevoir la réponse à ma lettre que lorsque vous serez auprès de moi. Quelle qu’elle soit je saurai mieux la supporter. Adieu monsieur, adieu. J’ai bien envie de dire un jour à M. Molé pour calmer ses inquiétudes qu’il n’y a rien que je vous dise avec plus de plaisir que ce mot adieu. En vérité c’est un drôle de goût que nous avons là. Adieu donc adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°45 Samedi 5 heures

Si vous pouvez n’être pas trop contrariée, pas trop en colère comme vous dites, de l’article du Temps, n’y manquez pas, je vous prie. Je n’y penserai plus. J’en ai été préoccupé pour vous. Je vous ai vue inquiète de la plus simple apparition de votre nom dans les journaux. Vous m’avez parlé avec un peu de trouble de quelques lignes de la Presse que la petite princesse vous avait fait remarquer. Les difficultés de votre situation, l’humeur de M. de Lieven le surcroît d’ennui que ces malices là, un peu répétées, pourraient vous causer tout cela, m’est tout à coup venu à l’esprit. Pour moi-même, rien ne m’est plus indifférent, et je n’y aurais fait aucune attention.
Mais j’ai bien envie de vous gronder. Vous ne voulez pas " que je m’inquiète " pour vous, que mon affection pour vous soit pour moi " l’occasion de la moindre peine". Et pour qui voulez-vous donc que je m’inquiète ? D’où voulez-vous que me viennent des plaisirs ou des peines.? Madame, vous avez rencontré sur votre chemin bien peu d’affections vraies. Savez-vous ce qu’il y a dans vos paroles ? La triste habitude de voir l’affection hésiter, reculer, se cacher ou s’enfuir devant la menace, le chagrin, un obstacle sérieux, un grand ennui, un intérêt politique, que sais-je ? J’ai été plus heureux que vous en ce genre. J’ai connu, j’ai goûté des affections étrangères à toutes les craintes supérieures à toutes les épreuves, qui les acceptaient avec une sorte de joie et comme un droit dont elles étaient fières ; des affections vraiment faites for better and for worse et toujours les mêmes en effet dans la bonne ou la mauvaise fortune, dans le plaisir ou la peine, sans y avoir aucun mérité, sans y penser seulement. J’ai appris d’elles à n’y point penser moi-même, à avoir en elles tant de foi que de trouver tout simple que le chagrin leur vint de moi comme le bonheur. Et je suis sûr qu’elles avaient en moi, la même confiance. Que le temps ne nous soit pas refusé, Madame, et cette confiance vous viendra; et vous ne songerez plus à me demander de ne pas m’inquiéter pour vous, de n’avoir point de peine à cause de vous. Et je ne vous gronderai plus comme aujourd’hui.

Dimanche 7 h 1/2 M. Duvergier de Hauranne vient de partir. Nous sommes convenus que nous nous retrouverions à Paris au moment où la dissolution serait prononcée, pour convenir à de ce que nous avions à écrire partout à nos amis. Tout indique que ce sera du 1er au 10 Octobre. Je vais m’arranger pour expédier d’ici là mes affaires électorales de Normandie, pour avoir vu qui je dois voir, être allé où je dois aller, avoir dîné où je dois dîner. Vous n’aviez pas besoin de me faire remarquer votre petite vengeance de ne me parler du retard du mariage de M. Duchâtel qu’à la quatrième page. Je l’avais remarquée dès la première ligne. Mais comment pouvez-vous dire que je vous ai annoncé ce retard froidement ? Votre pénétration est là en défaut. Si vous aviez dit timidement avec crainte à la bonne heure. J’ai craint votre injustice, la vivacité de votre injustice, et le chagrin qu’elle nous ferait à tous les deux, à part l’autre chagrin lui-même, le chagrin fondamental. C’est là, j’en conviens, le premier sentiment qui m’a préoccupé, et qui a pu percer dans ma lettre. Mais froidement ! c’est un vilain mot, Madame, un mot coupable.
Les hommes sont bien malheureux dans leurs relations les plus douces. C’est sur eux que pèsent les affaires, les affaires proprement, dites, politiques, domestiques, ou autres. S’ils ne les faisaient pas bien s’ils n’y suffisaient pas, si leur situation, en était tant soit peu abaissée, leur considération tant soit peu diminué, ils perdraient aussi un peu, beaucoup peut-être, dans la pensée, dans l’imagination, et quelque jour dans le cœur des personnes qui les aiment le plus. Il faut donc qu’ils y regardent bien, qu’ils n’oublient aucune nécessité qu’ils prennent leurs arrangements, leur temps, qu’ils pensent à tout, qu’ils suffisent à tout, que toutes les affaires soient faites, et bien faites. Et quand ils font cela et ce qu’il faut pour cela, on s’étonne, on les taxe de froideur. Ce n’est pas bien, dearest. Cela ne fait que rendre le chagrin plus triste et le devoir plus difficile. Je vous en prie ; ayez avant l’époque où je vous ai ajournée, la foi que vous aurez certainement alors.
Ma mère est mieux. Les bains de pieds et le régime ont fait disparaître les étourdissements & diminué la lourdeur de tête. J’espère que nous n’aurons pas besoin de recourir à d’autres remèdes. Mais cette disposition et ses retours répétés m’inquiètent. Mes enfants sont à merveille. Nous avons depuis quatre jours le plus magnifique temps du monde, un soleil très brillant et qui n’altère point la fraîcheur de la terre. J’ai fait hier et avant-hier avec M. Duvergier, des promenades immenses dans les vallées, dans les bois. Tout le long, tout le long de la promenade, je la faisais avec un autre qu’avec lui, je parlais à une autre qu’à lui. César dictait à quatre secrétaires à la fois. J’ai fait bien mieux que César, quoique je n’eusse que deux pensées et deux conversations. Mais il y en avait une si charmante, si puissante ? L’autre était, à coup sûr, beaucoup plus méritoire que toutes les lettres de César.

10 h 1/2 Je vous remercie mille fois de votre longue, bonne, tendre lettre. Peu m’importent les détails sur M. Molé. Nous en causerons à notre aise quand nous serons ensemble. Car nous serons ensemble. J’en suis bien plus occupé que je ne vous le dis. Je travaille à fixer le jour. J’arrange, je combine. J’espère pouvoir vous le dire positivement demain ou après-demain. Ne parlez pas mal d’Adieu. Tout à l’heure, il y a une minute, je viens de le trouver si doux ! Mais vous savez bien que je suis pour la présence réelle, si fort que vous m’avez reproché de ne pas savoir jouir d’autre chose. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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48. Lundi le 25 Septembre
10 heures

Je l’ai parfaitement prévu, pensé sans vous le dire, que les amis s’inquiéteraient, & vous tourmenteraient encore plus que les ennemis. Vous ne m’apprenez, donc rien de nouveau. J’avais l’instinct de cela de mille autres choses quand je vous disais, il y a trois semaines je crois que notre bon temps était passé. Soyez en sûr ces huit jours de parfaite liberté ne peuvent plus renaître. Mais que de tristes réflexions à faire pour moi ! Savez-vous bien où tout cela peut mener ? Nous ne sommes qu’au début de tracasseries interminables, et croyez-vous que l’Empereur permette, puisse permettre que mon nom se trouve mêlé à des intrigues françaises puis-je m’y exposer moi-même quel air cela a-t-il ?
Dans mon pays Monsieur je suis une très grande dame, la première dame par mon rang, par ma place au Palais et plus encore, parce que je suis la seule dame de l’Empire qui soit comptée comme vivant dans la familiarité de l’Emp. & de l’Impératrice. J’appartiens à la famille voilà ma position sociale à Pétersbourg, et voilà pourquoi la colère de l’Empereur est si grande de voir le pays de révolution honoré de ma présence. Monsieur ne riez pas quoique j’en ai grande envie, c’est du grand sérieux. Avec des idées pareilles imaginez ce qu’il va dire quand lui arriveront les commérages, les petits journaux, les grands peut-être, que sais-je, des tracasseries politiques, et vous Monsieur emmènerez-vous un auditoire pour voir, entendre, ce qui se fait, ce qui se dit dans mon cabinet vert ? Persuaderez-vous des amis méfiants, des ennemies acharnés ? Vous me faites sortir Monsieur d’une position qui était devenue bonne qui serait devenue meilleure. Je suis toujours restée au courant des affaires de l’Europe.
Je n’ai jamais connu les intrigues de partis en France que pour en rire. Je n’ai pas pris plus d’intérêt à un homme politique qu’à un autre. Voilà ce qui était bien, ce qui faisait pour moi, de ce qui se passe ici, un spectacle animé curieux mais rien qu’un spectacle dont je jouissais avec ma petite société en pleine innocence, & pleine insouciance. Déjà cette position commence à s’altérer, je le vois à la mine de la petite diplomatie de petite espèces. Elle est encore un peu ahurie, et je ne manque aucune occasion de la dérouter. Je poursuivais dans cette intention mais cela me réussira-t-il ? Je vous ai montré pour mon compte le très mauvais côté de ma position actuelle. J’ai été chercher le pire parce qu’en fait de mal, j’aime à échapper aux surprises, je veux vous dire cependant que je ne m’agite pas, je ne m’inquiète pas plus qu’il en faut. Je compte un peu sur mon savoir-faire, infiniment sur mon innocence. Nous verrons comment cela pourra aller.
Mais arrivons enfin à ce qui nous importe à nous. Quand vous reverrai- je? Je vous ai écrit une triste lettre hier, n’était-elle pas même un peu brutale Je me sais jamais ce que j’ai écrit, mais j’ai toujours souvenance de l’impression sous laquelle j’ai écrit. Cette impression était bien mauvaise. Elle n’est guère meilleure aujourd’hui. J’ai un chagrin profond. Vous ne sauriez croire tout ce que j’essaye pour me distraire. Ne vous fâchez pas je cherche à me distraire de vous car lorsque je me livre à vous dans ma pensée je me sens toujours prête à fondre en larmes. Je me puis pas vivre comme cela, je ne puis pas me bien porter, vous voulez que je me porte bien. Mais que faire, qu’imaginer ?
Je lis un peu. Je me promène plus longtemps que de coutume. Le soir je quitte ma place, je fais de la musique je dis des bêtises. Enfin je ne me ressemble pas. Hier au soir si vous étiez entré vous ne vous seriez pas reconnu chez moi. Marie occupant mon coin, ce coin encombré de gravures, et garni, par M. Caraffa, dont les yeux noirs trouvent, les yeux bleus de Marie fort beaux. M. Durazzo M. Henage je ne sais quel jeune anglais encore. Moi au piano avec toute la Sardaigne qui chantait on me rappelait des morceaux de Bellini, Adair quelques autres je ne sais plus qui. Le piano est devant une glace. J’y voyais la porte, & je me suis dit vingt fois, cent fois " S’il entrait ! " Et je voyais dans la glace que mes yeux prenaient une autre expression.
En vérité Monsieur je ne conçois pas comment je pourrai aller longtemps comme cela et je frissonne en vous disant cela. Madame de Castellane est venue chez moi hier matin, et en m’attendant nullement à l’objet de cette visite ; elle m’a fort adroitement amenée à ne pas pouvoir lui refuser d’aller dîner chez elle un jour. Cela ne me plait pas cependant. J’ai choisi jeudi. Pendant qu’elle était là je reçu un billet de M. Molé. Un billet de phrases galantes, qui ne demandait pas de réponse. Tout cela veut-il couvrir les pêchés passés, ou servir de masque à de nouveaux ? Ah, j’ai le Temps sur le cœur.
2 heures. Je viens d’écrire une bonne et forte lettre à M. de Lieven. Je crois que vous en sériez très content. Je ne comprends pas ce qu’il pourra y répondre. Mon fils qui est auprès de lui me mande qu’il est comme fou sur le chapitre de mon séjour ici, et qu’il n’y a pas moyen de placer un mot en ma faveur. C’est une vraie démence. Que de tracas de tous les côtés, que des images qui s’amoncellent ! Et les compensations en bonheur que j’ai trouvées, que le ciel a mis sur ma route quand reluira-t-il pour moi ?
M. de Broglie va revenir pour les couches de sa fille. Cela ne peut-il pas faire un petit prétexte ! Mais par dessus tout la santé de votre mère ? L’air n’est-il pas plus froid en Normandie ? Les cheminées ferment ici elle serait mieux. Pourquoi ne pas établir d’avance qu’il faut rentrer plutôt en ville. Vous n’avez pas d’habitudes sur ce chapitre, car vous n’êtes établi chez vous à la campagne que depuis cette année. Et mon dieu que me sert de vous fournir toutes ces raisons, si elles ne vous viennent pas à l’esprit, si elles ne vous viennent pas au cœur (Oh la mauvaise parole).
Je ne pense pas ce que je vous dis, mais permettez-moi d’être triste, extrêmement triste, & de le rester tant que vous ne m’aurez pas fourni une date. Le 25 aujourd’hui m’a fait mal. J’y avais tant compté. Ce salon ce cabinet que je regardais avec tant de complaisance en pensant au 25, auxquels je trouvais un air si gai, si charmant, il me font un effet désagréable aujour’’hui en y entrant j’avais envie de fermer les yeux. Demain je dîne chez Pozzo, j’avais dit d’avance que je ne serais pas chez moi le soir. Je pensais que le 26 vous en revenant de la noce & moi du dîner nous passerions notre soirée dans mon cabinet ; que vous prendriez du thé à la petite table. Je pensais à de si jolies pensées. Cela fait mal aujourd’hui. Adieu Monsieur, adieu, comme toujours plus que jamais adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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54. Dimanche 1er octobre 9 h.

Voici votre lettre, votre bonne lettre Monsieur, que j’ai besoin de toutes les joies, les consolations que vous me donnez ! & que je remercie le Ciel tous les jours du bienfait immense qu’il m’accorde dans votre affection pour moi ! Je suis triste un peu, je dis vrai quand je dis un peu, car je sens parfaitement que ce qui ne me vient pas de vous ne peut jamais m’atteindre beaucoup ni bien ni en mal. Voici enfin l’arrêt de mon mari. & il avait reçu toutes les lettres retardées c. a. d. le certificat du médecin ente autres.
"Si tu te refusais de te rendre à mon invitation, je me trouverais dans l’obligation de te refuser toute subvention de ma part." "Je dois également prévoir le cas que tu me laisses sans réponse et t’avertir encore, que si dans un délai de trois semaines je ne me trouvais pas en possession de cette réponse, je serais obligé d’agir comme s’il y avait refus de ta part."
Et bien monsieur savez-vous quel est le sentiment qui domine en moi c’est celui d’une grande pitié pour un homme capable d’une action pareille, il est très évident que ce qu’il fait a été concerté avec L’Empereur, promis à l’Empereur. est-il possible ! Mon frère est désormais ma seule protection, j’y vais avoir recours, mais en m’appuyant de quelques conseils que je vais chercher ce matin auprès de mon ambassadeur & du comte Médem.
Nous causerons beaucoup le 6 de tout cela, mais nous causerons beaucoup plus d’autre chose. Monsieur quel bonheur de vous revoir. Quel bonheur ! Je n’ai pas une autre pensée. Hier a été bien mieux que le jour précédent. J’ai mangé, cette nuit j’ai dormi. Je m’étais fait traîner pendant deux heures au bois de Boulogne, je n’ai pas pu marcher mes jambes n’allaient pas. La moindre agitation m’enlève mes forces. Ainsi la veille m’avait fait du mal pour plusieurs jours, mais l’air était ravissant, doux, tranquille, & cette promenade a fait du bien à mes nerfs.
Le soir M. Molé est venu de bonne heure. J’ai passé au delà d’une heure seule avec lui, ensuite sont venus mon ambassadeur, la petite princesse, M. Sneyd, M. Lutrell, c’est un nouvel anglais qui a beaucoup d’esprit. Le pauvre Hugel est dans un très triste état. Je crois que M. Molé a écrit à Vienne pour qu’on se hâte de renvoyer ici M. Appony. C’est mon ami Thorn qui est dans un bel état. Il ne sait que faire, que devenir. Il voit que son principal est fou et il n’ose pas le mander.

Midi. Comme je ne vais pas à l’église, j’ai fait de plus longues lectures pieuses. Je viens d’achever ma longue toilette. Je vais prendre l’air en calèche, oublier s’il se peut mon mari, et comme voici dimanche & que ma lettre doit se trouver de meilleure heure à la poste je la ferme maintenant. Monsieur pensez à mes affaires russes, barbares, mais ne vous en inquiétez pas. Je suis indignée mais inquiète, non. Et dans le pire cas celui où il faisait comme il dit, je puis me tirer d’affaire. Ah mon Dieu, cela est peu de chose à côté des négligences de vos gens, et j’aime cent fois, mille fois mieux qu’on me stop the supplies for ever, que de ce qu’on stop letters for a single day. Je mangerai, je dormirai aujourd’hui ; & avant-hier je n’ai fait ni l’un, ni l’autre. Adieu Monsieur adieu plus que jamais adieu avec tout ce qu’il y a dans mon cœur adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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55. Dimanche 2 heures le 1er octobre

J’ai été prendre l’air, je revenais à vous qui êtes pour moi tout tout dans le monde. Hier au soir dans notre cabinet j’étais étendue sur ce canapé vert, Marie me lisait la Fronde. Je n’en écoutais pas un mot. Je rêvais. Je ne rêvais pas. Tout à coup il me prit une envie énorme d’être seule, et dans l’obscurité. Je renvoyai Marie, je fis enlever, les bougies, et je me mis à appeler tout bas par tous les noms, tous les épithètes les plus tendres, à adresser les paroles les plus intimes à cet être invisible & présent qui remplit toute mon âme. Vous ne sauriez croire ce qu’a été pour moi cette délicieuse demi-heure, je veux que vous l’imaginiez Monsieur, & votre lettre ce matin me prouve bien que cela ne vous sera pas difficile. Ah que des moments pareils font oublier de peines ! Eh bien et ce n’était qu’un rêve et ce rêve va devenir une réalité, et j’en ai joui.

Lundi 10 1/2. Je vous envoie le mauvais commencement de lettres, je ne sais plus ce que j’allais dire lorsqu’on m’annoncera M. de Médem. Notre entretien fut long et triste. Il n’a plus eu une parole consolante à me donner. Je ne sais vraiment que faire. Il croit mon frère dans le complot aussi. Alors il ne me resterait vraiment plus de ressource.
Ma journée a été agitée, j’ai mangé cependant, je suis sortie. J’ai vu du monde le soir, mais cette nuit. Cette nuit a été horrible. J’ai entendu sonné toutes les heures & les 1/2 heures. Il y en a une qui m’annonçait du bonheur qui me l’a apporté. Mes yeux se sont remplis de larmes, de larmes de joie, de reconnaissance, de tristesse. Je suis faible Monsieur, plus faible que ne l’ai cru en vous écrivant hier. Tout ceci est affreux, & ce n’est que le commencement. Ce premier moyen ne réussissant pas, on recourra à un autre, le dernier ! Je demande à M. de Médem, si cela est possible, il me répond que tout est possible quand on est autocrate. Monsieur quelle horreur, mon mari se séparerait de moi, il en aurait le puissance ? Vous voyez bien qu’il sera difficile que je vive jusque là.
Ces épreuves sont trop fortes pour moi aujourd’hui j’ai à peine la force de vous écrire deux mots, et c’est contre une faible créature comme moi que s’arme un puissant monarque ! Je ne veux pas parler de M. de Lieven. Il me répugne de dire tout ce que j’en pense. Monsieur c’est bien vous, vous seul sur la terre qui soutenez mon âme. Elle retourne vers vous dans ses angoisses, elle vous trouve toujours, toujours, elle s’attache à vous comme le lierre s’attache au chêne. Ah s’il n’y avait pas eu de 15 juin, où serais-je aujourd’hui ? Livrée à un homme pareil ! Je ne le connaissais pas, tout est nouveau pour moi dans ce qui m’arrive. J’en reste étourdie.
Monsieur vous me trouverez malade & changée vendredi. Je le suis beaucoup aujourd’hui. Dès que vous serez là, je serai mieux. Je le sens. Je suis fâchée de vous avoir mis dans le cas de répondre à ma sotte lettre de jeudi je ne devrais pas vous écrire tout ce qui traverse ma tête. Le dire, oui, c’est plus vite fait, plus vite répondu, plus vite effacé. Voilà pourquoi venez & restez. Oh je vous en conjure restez, ne m’abandonnez plus. Je n’ouvrirai plus une lettre de mon mari, vous les ouvrirez à l’avenir. De votre main j’accepterai les peines, il n’en est point qu’elle n’adoucisse quand j’entendrai le son de votre voix je pourrai tout supporter. Adieu. Adieu J’ai regret à tout ce que je vous dis. Vous aurez du chagrin pour moi, je le vois, je le sens. Je vous en demande pardon à genoux. Je vous en remercie à genoux. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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57. Mercredi 4 octobre, 11 heures

Que j’aime votre lettre ce matin, que Je l’aime ! C’est moi que le Ciel a traité " avec magnificence." Phrase que j’ai trouvée dans l’une de vos dernières lettres. Je reconnais ce bienfait. Je l’en remercie tous les jours, à tout instant, plus que jamais aujourd’hui. J’ai le cœur plein, plein de vous, de vous seul. Mes peines s’effacent devant un mot tracé de votre main ; et je vais vous revoir !
Ma journée a été pénible hier. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai pris l’air à peu près tout le jour, mais je me sens très oppressée. Le soir je n’ai eu que la petite princesse, son mari, & mon ambassadeur. Il les a laissé partir pour rester seul avec moi. J’ai répété l’entretien que nous avons eu ensemble par l’agitation qu’il m’a laissée et la très mauvaise nuit qui s’en est suivi, mais je suis bien aise d’avoir acquis la certitude que c’est un homme d’honneur & un vrai gentilhomme. Ce n’est pas là les qualités qu’il a reconnues dans le procédé de mon mari. Il l’a qualifié avec une droiture & une rudesse très militaires. Il ne peut pas se persuader qu’il puisse persister dans cette voie, mais il reconnait également qu’il n’y a plus que l’omnipotent Tsar qui puisse le relever du vœu qu’il semble avoir fait dans ce but le seul moyen est mon frère. Mais mon frère vaudra-t-il mieux que mon mari, voilà la question. J’écrirai à mon frère, au comte Orloff. J’ai même commencé mais je vous avoue que le cœur me manque aussi bien que les forces. J’ai tant à dire. Je voudrais que ce fut dit de façon à rendre toute réplique impossible,et à imposer l’obligation de me faire rendre justice sur le champs. Vous m’aiderez à cela & je vous attends. à mon mari, je demanderai seulement s’il croit que je ferai pour de l’argent ce que je n’eusse pas fait par devoir ou par inclination ? à tous les trois je demanderai que l’ambassadeur soit interrogé. Il le désire. Je suis si souffrante que ma pauvre Je voudrais tête ne va plus du tout ! Je voudrais vous écrire des volumes, mais je n’ai plus de forces.
Quel bonheur voici ma dernière lettre. Si je pouvais dormir avant vendredi ; si je pouvais ne pas trop vous effrayer par me pauvre mine. Adieu. Adieu, toujours, toujours adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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67. Dimanche le 22 octobre midi.

J’ai reçu votre lettre ce matin, je ne suis pas fâchée d’avoir une pièce aussi officielle ; elle pourrait être bonne à produire un jour, mais reprenons nos habitudes. Il n’y a plus le moindre danger de l’arrivée de M. de Lieven. Mon fils part demain pour le retrouver à Lausanne, delà ils se mettent immédiatement en route pour l’Italie. Ecrivez-moi par la poste comme vous avez toujours fait, il me faut cela. & puis une fois encore par une bonne occasion plus intimement. Et puis nous arrivons au 31, au 31 ! Concevez- vous tout ce que j’éprouve en traçant le chiffre ! Savez-vous que mon affaire avec mon mari est un tel dédale que nous ne nous y retrouvons plus du tout mon fils et moi, & qu’après avoir tout lu, tout examiné de part et d’autre, nous en sommes venus à la conclusion, qu’il est possible, qu’il ait inventé tout ce qu’il prête à l’Empereur ! Alors la confusion est à son comble, car mes lettres sont parties, mes confidences sont faites, & mon mari va l’apprendre. C’est vraiment trop long à vous dire.
Pahlen et moi nous avons regardé cette affaire de tous les côtés hier au soir. On peut lui intimer de me regarder comme rebelle, on peut m’ôter le portrait. Qu’est-ce que cela me fait ? Exactement rien du tout. & on ne peut pas faire plus. et faire cela cependant est hors de toute vraisemblance car tout despote qu’il est, il faut baser cela sur quelque chose. Être à Paris n’est pas suffisant & je demande une enquête. Il faut bien me l’accorder. En vérité, c’est trop bouffon & après avoir un peu gémi, je finis toujours par rire, mais je crois mon mari fou, ni plus, ni moins, & son fils le peine un peu.
Et savez vous que mon frère l’est complètement. Il vient d’embrasser la religion grecque. Allons me voilà dans une belle famille si j’y étais restée ! Mon fils part demain, j’en suis presque impatiente. Nos entretiens perpétuels sur un même sujet si désagréable me font du mal, & puis je ne dors pas la nuit, je ne vous fais plus mon journal. Depuis 9 h. jusqu’à 6 heures, il ne me quitte pas. Le bois de Boulogne nous le faisons ensemble. à 6 1/2 nous dînons encore ensemble jusqu’au moment où j’ouvre ma poste. Après demain j’écrirai avec plus de liberté d’esprit, & du temps.
J’écris des volumes à mon mari, il y a tant à expliquer ; car c’est un enfant. Je serai impatiente que vous m’annonciez la réception de ma lettre pas M. Grouchy. L’aimerez- vous un peu ? Je ne sais plus ce qu’elle contient. Je voudrais m’en rappeler, savoir s’il n’y a pas trop, s’il n’ a pas trop peu. Je flotte entre ces deux craintes. Et au bout de tout cela je suis mécontente. que ce que dans le trouble d’esprit où je vis Je vous aurai dit des bêtises, pas du tout ce que je voulais vous dire, mais je n’ai pas été maîtresse de choisir mon moment. Cela vaudra mieux que toutes les lettres. J’ai eu une excellente lettre de Valençay. Je vous en parlerai. On me dit de vous rappeler Rochecotte en nov : & moi, je vous prie de l’oublier.
Adieu. Adieu, toujours toute notre vie adieu. N’est-ce pas toute notre vit. M. Grouchy doit porter ce soir.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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81. Paris Mercredi 4 juillet 1838

J’ai reçu votre lettre, vos poissons. Comme tout à coup tout a changé pour nous. C’est si abrupt. Des habitudes si étrangères à nos habitudes. Des sujets de conversation se différents. Au lieu de politique vous m’envoyez des carpes. C’est égal, j'accepte tout ce qui me vient de vous. Je vous prie de ne pas manger beaucoup de carpes, de têtes de carpes surtout. J’ai vu M. de Talleyrand à Londres, très près de mourir de cela.
J'ai été hier un moment chez la petite Princesse. Il est très vrai que je la néglige il est très vrai que je suis difficile. Il faut me plaire beaucoup pour m’intéresser un peu, et elle a trop de petit esprit & de petites manières gentilles pour me convenir beaucoup. Cependant, je conviens qu’elle me fera une ressource, quand je n’aurai plus rien. J'ai été à Longchamp jusqu'à cinq heures, & puis un moment à Auteuil. C’était une matinée de réception & il n'y avait à peu près personne. Lady Canterbery qui lorsqu’elle m’a vu venir de loin a vite quitté son siège pour se promener seule dans le jardin. Ici on la comble de politesse & une Anglaise comme moi ne la salue pas, la pauvre femme a erré longtemps et puis elle est partie sans vouloir s'approcher de la maîtresse de la maison.
Je suis rentrée pour mon dîner ; je me suis fait traîner après, & j’ai fini par Lady Granville encore. Ah, pour celle-là, elle me plait.
Les conférences pour la Belgique vont commencer à Londres. Ce ne sera ni une petite, ni une courte besogne. Je ne sais ce que fera Pozzo. Il voulait quitter le 15 pour venir passer 3 mois à Paris ! Si Matonchewitz n’avait pas été déserteur on l'enverrait à la conférence. Je ne sais si l’Empereur voudra se donner cet air de faiblesse.
La petite insurrection à Stockolm qui a misé de si près la visite de l'Empereur me parait un fait curieux. Cette visite n’aurait donc flatté que le Roi. Je ne sais rien de vos affaires ici, et il n’est pas vraisemblable que j'en apprenne rien. Je ne fais attention qu'à ce qui me vient de sources directes et celles-là ne sont pas à ma disposition. M. Molé m'a promis une visite, mais je ne fais pas le moindre cas de ses promesses.
La Reine est dit-on inquiète de la taille énorme de sa fille. Elle accouche dans quinze jours.
Je n’ai pas de lettres de mon mari. J’ai écrit aujourd’hui à mon frère.
Il fait chaud. Et le temps passe bien lentement. Il me semble même qu'il s’arrête. Ah mon Dieu qu'il y a loin jusqu’à de bons moments ! Adieu. Adieu. Est-ce que je ne vous parais pas d’un peu mauvaise humeur ? Je crains que mes lettres ne soient maussades. Je suis si transparente. Et mon chagrin prend quelques fois de si vilaines formes. Vous êtes bien mieux élevé que moi. Adieu adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°111 Samedi 25. 7 heures

Voulez-vous lire tout l’ouvrage de Mad. Necker ? Je le ferai porter chez vous. Ce qu’en citaient hier les débats est en effet très beau, et il y a beaucoup de très beau, surtout dans ce denier volume que je n’ai fait que parcourir. A 70 ans, on fait mieux d’écrire cela que d’être amoureux d’une petite fille de 17. Je suis très ennuyé de partir demain pour Caen. Rien n’est pire que ce qui dérange sans plaire. Ne trouvez-vous pas qu’on s’impose une multitude de devoirs et de chaines parfaitement gratuits ? Et puis, quand on y regarde, on s’aperçoit qu’on néglige aussi une multitude de devoir et de soins qui feraient très bien si on s’en donnait la peine. Que de fois, en rencontrant dans ma vie, un embarras, une lutte, un ennemi, j’en ai reconnu l’origine dans une visite omise, une lettre restée sans réponse, que sais je ? C’est bien difficile et bien ennuyeux d’être attentif pour les gens et les choses dont on ne se soucie pas. Il le faut pourtant.
J’ai essayé hier, contre la tristesse le remède qui m’avait réussi contre le mal de dents. J’ai travaillé assidûment toute la matinée. Avec peu de succès. J’écrivais pourtant pour mes enfants, cette histoire de France que je veux leur raconter moi-même. Je le leur ai dit. Ils en ont sauté de joie autour de moi pendant un quart d’heure. Leur joie m’a encore attristé. J’avais eu cette idée il y a quinze ans ; pour mon fils. Je la reprends aujourd’hui pour ces trois petits. Que de choses qu’on reprend, qu’on renoue, qu’on recommence ! Toute ma vie m’est revenue à l’esprit. C’est bien ma vie. C’était bien moi. Et tout cela n’est plus ! Et toute cette immense part de moi-même a disparu ! Et je vais comme si j’étais tout entier ! Et j’ai encore soif de ce vase rempli et brisé tant de fois ! Ah, nous sommes de misérables créatures ? Nous ne pouvons conserver, & nous ne savons pas nous passer. Jeunes, nous nous épuisons à désirer et à espérer. Vieux, nous nous fatiguons à regretter et à désirer encore. Et les joies perdues sont pour nous comme si elles n’avaient jamais été. Et elles nous gâtent celles qui nous restent. Et celles qui nous restent ne nous empêchent pas de rechercher avec passion celles que nous n’avons plus comme si nous n’en avions pas eu notre part. Notre cœur est sans reconnaissance envers Dieu, sans équité envers les autres, insatiable dans son égoïsme. Je donnerais je ne sais quoi pour vous guérir de votre douleur. Et votre douleur me ramène à la mienne. Et la mienne me distrait de la vôtre. Je suis triste et mécontent de moi-même. C’est trop.
J’ai peine à croire que Mad. la Duchesse d’Orléans se soit trompée d’un mois. D’après ce qui me revient de l’intérieur de sa maison, on attend réellement d’un moment à l’autre. Du reste, c’est bien absurde, de moi de vous en parler d’ici. Vous entendez surement rabâcher tout le jour, sur ces pauvres petites nouvelles là Devinez à quoi je passe ma soirée depuis quatre jours. A coller avec de la gomme sur de grands cartons et dans de grands cadres que j’ai fait faire exprès, les portraits de tous les rois de France d’abord, ensuite de tous les députés à l’assemblée constituante. J’ai 72 portraits de Rois et 530 portraits de députés défaiseurs et faiseurs de Rois. Je veux garnir de cette collection, à la fois loyale et insolente, ma salle à manger et mon vestibule. Je fais cela avec l’aide de Mad. de Meulan, et un peu de mes enfants. Cela vaut bien vos grandes pensées.

10 heures
Ma lettre n’est pas propre à changer votre mauvaise disposition. Je voudrais trouver quelque chose à vous dire qui fût bon à écrire à M. de Lieven. Je ne trouve rien. Il y a de l’irrémédiable en ce monde. Quand il en aura fini avec le grand Duc, quand il sera oisif et seul peut-être alors sentira-t-il quelque besoin des autres, de vous, de ses enfants. Et intérêt seul, à ce qu’il me semble, peut agir, sur lui. Adieu. Je suis bien aise que Pahlen soit de retour. Il vous remplira quelques moments. Parlez-moi toujours de vous, toujours. Et toujours adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°112 Samedi 25 9 h. du soir.

Je pense que j’arriverai peut-être à Caen après le départ du courrier. Je ne veux pas que vous attendiez en vain une lettre. Je laisserai celle-ci pour qu’on la donne demain au facteur, car à 6 heures je serai en route. Le temps est toujours affreux. Je vais là comme à la corvée. J’espère être de retour samedi prochain. Quel dommage que M. de Pahlen ne soit pas un homme d’esprit ; il lui eût été bien facile de se mettre et de vous mettre au courant des vraies dispositions de l’Empereur et par conséquent de M. de Lieven. Mais il n’aura rien su chercher, et n’aura rien à vous dire. Peut-être devinerez-vous quelque chose à travers son ignorance. Je le voudrais bien, car je vous vois vivement préoccupée de cette situation et je le comprends. Amis ou ennemis, tout ce qui vous tient dans ce pays là, a vraiment bien peu d’esprit. La bonne reine d’Hanovre aurait pu vous servir dix fois mieux qu’elle n’a fait.
Que faites-vous de Marie ? Est-elle toujours aussi gaie et aussi fraîche ? A-t-elle la gaieté plus spirituelle que l’humeur. Dites-m’en quelque chose. Cette jalousie-là m’amuse assez. A présent du moins elle ne vous est pas incommode. Adieu. Je vais passer une semaine en visites, banquets, toasts, speechs. J’espère que les derniers ne seront pas aussi pauvres que cette lettre-ci. Je suis pressé, endormi et triste. Pourtant toujours le même adieu, et du même cœur. Cela est immuable. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°116 Lanteuil, Jeudi 30 Août

Un seul mot qui, j’espère, vous arrivera à temps. Je me suis échappé du salon où je ne sais combien de personnes sont venues me voir. Je fais le métier de bête curieuse. On vient de m’apporter les N° 118 et 119. Je suis charmé qu’Alexandre vous arrive. Ce sera une douce distraction. Vous avez, je crois, toute raison de préférer l’Angleterre à Baden. Il faut qu’on vienne chez vous, et non pas, vous aller chez les autres. Vous débattrez beaucoup mieux votre avenir à Londres qu’à Baden. En tout cas, je suis bien aise qu’il y ait pour un an du moins, quelque chose de connu, de réglé.
Je serai chez moi après-demain, à ma grande satisfaction. Si ce régime-ci durait, j’aurais le sort de Vert-Vert. Aujourd’hui, je suis chez des gens qui m’aiment vraiment et qui me plaisent, chez les Turgot. Adieu. On vient me chercher. Voici une lettre bien plus misérable que la vôtre. Pardonnez la moi. Je le mérite car mon plus doux temps est celui où je vous écris. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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118. Paris mardi 28 août 1838

J’ai reçu en même temps que votre lettre ce matin, une lettre de mon frère & une de mon fils Alexandre qui s'annonce pour ce soir. Cela me fait grande joie. Mon frère me mande que l’Empereur vient de décider l’affaire de son fils. Il passera l’automne dans le nord de l’Italie, l’hiver à Naples, le printemps en Hollande, l'été prochain en Angleterre. Pour retourner par mer en Russie au mois d’août 1839. Il m’exhorte beaucoup à profiter de cet itinéraire pour aller trouver mon mari. Pour le moment, il ira avec le grand duc à Baden où il passera le mois de Septembre. Vous savez maintenant tout ce que je sais J’ai pensé un moment à Baden. Mais je crois qu’il est plus prudent d'y renoncer. J’irai l’année prochaine en Angleterre. C'est là, sur mon terrain, que je reverrai mon mari. Ne pensez vous que c’est là ce que je dois faire, & que je ferai même bien de l'écrire ? Quant à Alexandre j’imagine qu'il arrive pour arranger avec moi son mariage. Ah mon dieu, s’il n’y avait que moi à consulter, cela ne serait pas bien difficile.
J’ai été au Château hier au soir. Un cercle de femmes énorme, pas une de ma connaissance. Je n’ai pas vu le Roi. La joie me parait calmée. Je crois qu’on est fatigué de s’être tant réjoui. J’ai passé de là chez Mad. de Castellane j'y ai trouvé M. Molé seul. & puis chez Mad. de Boigne où était le chancelier, seul. Il parait que les couches de Mad. la Duchesse d’Orléans ont ressemblé de tout point à celles de Mad. la Duchesse de Berry. Je parle des témoins. Il ne leur reste aucun doute. Mais imaginez que le Duchesse a pensé mourir parce que tout le monde l’avait quittée pour s’occuper de l’enfant & de sa toilette, et que pendant ce temps elle a changé de lit en prenant soin de le faire bien bassiner . Pas un médecin, pas un garde, personne que deux filles de chambre. On l’a crue morte pendant une demi-heure, et c’est miracle qu'on soit parvenu à la faire revivre.
M. Molé m’a donné beaucoup de détails sur l’Empereur. Il dit qu’il prodigue les largesses & les magnificences de la manière la plus extraordinaire. Il a l’air d'y voir un plan. Votre lettre est bien aimable et bonne. Vous êtes si doux, si bon pour moi, vous avez l'air de vous être chargé de m’aimer de me gâter, pour tous ceux qui ne me gâtent ni ne m'aiment plus. M. de Pahlen n’est pas parvenu à voir M. Molé depuis son arrivée. Adieu. Adieu. Si vous étiez ici, que de choses à vous dire, que de conseils à vous demander. Ever ever yours.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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123. Paris, dimanche le 2 Septembre.

Je vous remercie de votre lettre reçue ce matin ; elle était bonne et intime. Je vais répondre à vos questions. Mon fils a beaucoup de chagrin de la rupture de son mariage. Il dit que la jeune personne a pour lui un amour très visible mais qu’elle a plus d’amour ou de crainte pour sa religion. Son oncle Acton qui va être fait cardinal exerce sur son esprit un grand empire. Elle croit ne pas pouvoir sauver son âme si ses petits garçons sont protestants. Mon fils est parti très brusquement après qu’elle lui a déclaré sa résolution ; il ne souffre, mais il espère encore. Il loge dans la maison à côté de Flahaut un appartement charmant que je lui ai trouvé. Il m’accompagne dans toutes mes promenades. Nous allons presque tous les jours à St Cloud. Longchamp depuis votre départ m’a paru bien ennuyeux.
Tout le monde parle de l’affaire de la Suisse sans comprendre comment elle finira. Louis Bonaparte y reste, cela est sûr. Pour le moment je pense que le rappel de l'Ambassadeur sera la seule mesure qu'on prendra, mais c’est peu de chose. Nous nous retirerons peut-être aussi tous les trois, mais les Suisses s’en consoleront. On s’étonne un peu que la Russie ait si vite et si fermement soutenue là dedans votre gouvernement. Mais c’est que, à part les caresses, vous nous trouverez peut-être meilleurs collègues que tous les autres. L’Empereur évite tout ce qui peut vous donner ombrage. Par exemple il n'a jamais reçu chez lui à Toplitz La Feronnays ou Marmont. Il ne les a vus qu'à leur promenade publique. Il a toujours beaucoup aimé M. de La Ferronays. M de Stakelberg a donné hier à dîner à mon fils qui a longtemps servi sous ses ordres. J’y ai dîné aussi & mon Ambassadeur & Médem. De là j'ai été à Auteuil. J’y ai trouvé M. Molé très entouré de la diplomatie. Il me dit qu’il est plus que jamais accablé de travail. Il a pris l’intérieur dans l'absence de M. de Montalivet. Il y avait hier plus de monde que de coutume à Auteuil. On ne sait pas où est l’Empereur de Russie dans ce moment. Il est attendu partout, et il ne parait nulle part. Le 15 Septembre lui & l’Impératrice seront. à Berlin.
Les derniers mots de votre lettre me plaisent et me font du bien. J'ai l’âme un peu moins triste depuis l'arrivée de mon fils, mais toujours ce silence inexpliqué de mon mari me donne beaucoup de chagrin. Je ne sais que penser, et l’avenir me parait abominable. Mon fils aîné me mande que si sa situation secondaire doit se prolonger il quittera le service, & pour ce cas l'idée de venir vivre auprès de moi est ce qui la donne le plus de plaisir. Adieu. Adieu. Adieu, trouvez-vous que c'est assez ? Par moi.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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163 Paris, le 14 octobre Dimanche

J'ai mal dormi ; je me suis levée très tard. J’attends Matonchewitz tout à l'heure, & je n’ai pas encore fait ma grande toilette. Voyez comme tout cela est enrageant. Et puis dimanche par dessus le marché ! Hier il a fait si froid que j'ai du prendre la voiture fermée. J'ai été à Auteuil où j’ai trouvé beaucoup trop de monde je n’y suis restée que cinq minutes. J'ai dîné chez la D. de Talleyrand avec Alava de là j’ai été de bonne heure chez Lady Holland. M. Molé y dînait. Mad. de Castellane y est venue après, et tout mon monde.
M. Molé a envoyé l’ordre que le corps d'observation reste sur la frontière, attendu que Louis Bonaparte n’a pas quitté encore son château. C’et décidément en Angleterre qu'il doit se rendre & de là aux Etats-Unis/ M. Molé n’avait pas l'air de bien bonne humeur. Il est parti aussi tôt que Mad. de Castellane est entrée.
Le Roi ne rentre en ville que mardi ce jour là aussi on attend Léopold. La conférence ira à ce qu’on croit & dans notre sens, parce que l'Angleterre se joint à nous. a propos Lord Palmerston a proposé d’établir à Londres une conférence pour régler les Affaires de l’Orient Nous avons décliné péremptoirement. Ce sont nos affaires. Demain sera vraiment la moitié du mois d'octobre !
Adieu. Cette semaine sera bien remplie pour moi. Mon fils, Matonchewitz, les Sutherland. Tout cela me quitte avant vendredi. Les derniers arrivent ce soir ! Ils me prendront beaucoup de mon temps aussi. Je voudrais partager toutes ces ressources, tous ces plaisirs, et tout cela vient à la fois ! Ecrivez-moi ; il est bien vrai que j'ai de vous une lettre tous les jours, mais cela ne me parait pas assez. Adieu. Adieu. Je suis bien casée & j'aime bien notre cabinet. Adieu encore.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°164 Vendredi 19 octobre 7 heures et demie

Je suis fâché que la duchesse de Sutherland soit engraissée. C’était déjà beaucoup. Quand elle ne sera plus du tout jeune ce sera beaucoup trop. Je m’intéresse à la durée de ce qui m’a plu un moment. Comptent-ils passer tout l’hiver en Italie ? Comment la Reine s’arrange-t-elle de cela ? Il me paraît qu’elle tient fort à garder ce qui lui plait, s’il est vrai qu’elle ait écrit au Roi de Naples pour garder Lablache. Cette jeune fille m’inspire assez de curiosité. Il me semble que personne ne la connait et ne dit ce qu’elle est. Y aura-t-il vraiment quelque chose en elle, ou sera-ce tout bonnement une reine amie sensée, facile, et uniquement occupée de s’amuser convenablement ? Ceci serait peut-être le meilleur pour l’Angleterre ; elle est, je crois dans l’une de ces crises, où ce qu’il y a de mieux pour le pays, c’est un gouvernement qui s’accommode au temps, en y faisant peu et lui demandant encore moins. Un pouvoir fier et exigeant, pour lui-même comme pour les autres, compromettrait là bien des choses. Vous avez raison sur l’Orient. C’était de ma part une pure fantaisie. Ce qui vaut le mieux à présent, c’est que la question en reste où elle est. Personne n’est prêt à lui donner la solution qui convient. L’Empereur à Potsdam était probablement désolé de ce que sa fille trouvait le Prince royal de Bavière, trop laid.
Est-ce Postdam ou Potsdam ? Vous écrivez Potsdam, et moi aussi. J’ai des cartes qui sont de notre avis ; mais la plupart disent Postdam, et il me semble que l’étymologie le voudrait. Décidez. Avez-vous jamais aimé la géographie ? Thiers prétend qu’il n’y a pas de grand homme qui n’ait aimé la géographie. Je l’ai fort bien sue, parce que je n’ai jamais lu une histoire, sans avoir les cartes sous les yeux, et sans suivre pas à pas les événements. Mais la géographie, pour elle- même me touche peu. L’Astronomie encore moins. Je n’ai jamais pu distinguer une étoile d’une autre. Ni le ciel, ni la terre ; c’est dédaigner beaucoup. Au fait, s’il n’y avait pas d’hommes dessus, et dessous, je prendrais du Ciel et à la terre peu d’intérêt.
Entendez-vous parler d’une jeune artiste, Mlle Rachel, qui a, dit-on de grands succès au théâtre français et ramène la foule à Racine et à Corneille ? Si elle fait cela, je lui veux beaucoup de bien, et c’est ce qui fait que je vous en parle. J’admire et j’aime extrêmement la vieille, la vraie littérature française. Et vous lui devez les mêmes sentiments. C’est votre nature qui le fait. Vous voyez que je vous traite là, comme je traiterais Lord Holland.

10 heures
J’avais un vrai remords, avant-hier de ma lettre si courte. J’aurais voulu la charger de toute autre chose, que de paroles. Il y a peu de variété dans ma manière de penser à vous. mais beaucoup de continuité. Je n’ai rien à apprendre sur votre frère et votre mari. Ils seront ce qu’ils sont. Quelque accoutumé que je sois aux incohérences, et aux contradictions de la nature humaine, pourtant il y a telle occasion, et dans cette occasion telle action, telle parole où l’homme se révèle tout entier, et d’après laquelle on peut hardiment le juger, et le prédire. J’ai vu votre mari et votre frère à cette épreuve-là. Adieu. Je vais donner quelques ordres pour des caisses qui doivent partir la semaine prochaine pour Paris. Adieu Bien, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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187 Samedi 2 mars 1839

Mercredi seulement. Que c’est long ! je m'afflige, mais je ne me plains pas. Je ne suis pas inquiète comme vous le dites. Mais cela me fait beaucoup de peine. Cela vous ne vous en plaindrez pas ? Oui le 4 ! C’est horrible, mais je ne puis ni en parler ni en écrire.
J’ai eu une lettre de Paul hier. L’Empereur a envoyé de suite à Londres le comte Strogonnoff pour remplacer mon fils pendant le voyage qu'il va faire en Russie. Il lui enjoint de venir de suite attendu qu’'il désire le voir. Paul ne veut pas aller dans ce moment, sa santé ne va pas à un voyage rapide dans la rude saison. Il ira dans quatre semaines on trouvera cela étrange, il fallait courir ventre à terre dès le lendemain ! Voilà comme on est chez nous. J’ai eu ma lettre de mon frère ce matin ; il avait reçu mes deux lettres. Celle de reproche et l’autre écrite après la mort de mon mari. La sienne contient que des hélas et des reproches sur ce que je ne veux pas vivre en Russie. Voici le lieu de lui dire une fois pour toutes pourquoi je n’y veux pas vivre et que je n’y retournerai jamais. Je vous montrerai cette lettre, je ne l’enverrai qu'après vous l’avoir lue.
J’ai vu hier matin chez moi la comtesse Appony. J’ai fait le plus agréable dîner possible chez Lady William Bentinck, elle, son mari et Lord Harry Vane, voilà tout. Très anglais, très confortable, j’ai eu presque de la gaieté. Le soir chez moi, mon ambassadeur, celui d’Autriche, Fagel, M. de Stackelberg & le Prince Waisensky. Don Carlos a retiré sa proclamation contre Maroto. Après l’avoir déclaré traître, il approuve tous ses actes, lui rend le commandement. Enfin, c’est une confusion plus grande que jamais, et mes ambassadeurs disent que ce qu'il y a de mieux à faire est d’abandonner complètement Don Carlos et le principe. Les princes gâtent le principe.
Lord Everington vient d'être nommé vice roi d’Irlande, c'est un très grand radical, un homme d’esprit, membre distingué de la chambre basse, et très grand seigneur quand son père Lord Forteseme mourra. Je vous conterai comment un jour il est resté caché pendant deux heures dans les rideaux de mon lit ! J’ajoute, puisque vous êtes si loin ; que c’est mon mari qui l'y avait caché. Vous feriez d’étranges spéculations si je ne vous disais pas cela. Et ce n’était pas cache cache.
Le petit copiste est venu. Il a commencé aujourd’hui. Cela va très bien. Les ambassadeurs avaient vu M. Molé hier. Les nouvelles sur les élections sont d’heure en heure meilleures pour les ministres. Vous avez bien fait de n'être pas allé à Rouen, mais vous faites très mal d'avoir du rhumatisme. Je vous le disais lorsque vous êtes parti, j’étais sure que vous alliez prendre froid. Faites-vous bien frotter au moins Adieu. Adieu, il faut donc encore écrire demain et lundi. What a bore ! Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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192 Du Val Richer, jeudi 6 juin 1839 2 heures

A mon grand étonnement, la poste n'est pas encore arrivée. Que je serais impatient si j’attendais une lettre ! Mais je n'y compte pas aujourd’hui. Je n'attends que des nouvelles. Je serais pourtant bien aise de savoir qu’il n’y en a pas de trop grosses. Le Ministre de l'intérieur m’a écrit hier. Qui sait si aujourd’hui il n’est pas aux prises avec une insurrection ? Hier, il n’était occupé que de l'humeur des 200 qui ne peuvent pardonner à M. Passy d'avoir ôté M. Bresson de l'administration des forêts pour y remettre M. Legrand, que M. Molé en avait ôté pour y mettre M. Bresson. « M. Molé, me dit-on, souffle le feu et la discorde, mais ce feu s'éteindra bientôt. Je n'en doute pas : petit souffle sur petit feu.
On me dit aussi que les lettres d'Orient sont à la paix. Je m’y attends malgré le fracas des journaux. Si le Sultan et le Pacha, l’un des deux au moins, n’ont pas le diable au corps, on leur imposera la paix. Moi aussi, je suis pour la paix. Cependant, si la guerre était supprimée de ce monde, quelques unes des plus belles vertus des hommes s'en iraient avec elle. Il leur faut, de temps en temps, de grandes choses à faire, avec de grands dangers et de grands sacrifices. La guerre seule fait les héros par milliers ; et que deviendrait le genre humain sans les héros ?
Voilà le facteur. Il n’apporte rien, ni lettres ni évènements. Tout simplement la malle poste s’est brisée en route. Elle arrivera dans quelques heures ; une estafette vient de l’annoncer. J’en suis pour mes frais d'imagination depuis ce matin. Encore une fois, si j’attendais une lettre, je ne pardonnerais pas à la malle poste de s'être brisée.

4 heures On ne sait ce qu’on dit. On a tort de ne pas espérer toujours. La malle poste est arrivée. Un de mes amis, a eu la bonne grâce de monter à cheval et de m’apporter mes lettres. En voilà une de vous, et qui en vaut cent, même de vous. Vous êtes charmante, et vous serez charmante, riche ou pauvre. J’espère bien que vous ne serez pas pauvre. Plus j’y pense, plus je tiens pour impossible que tous vos barbares, fils ou Empereur ; pardonnez-moi, s’entendent pour ne faire rien, absolument rien de ce qu’ils vous doivent. Votre orgueil n'aura pas à s'abaisser. Et puis, croyez-moi, vous n'auriez point à l'abaisser, mais tout simplement, à le déplacer, à changer vos habitudes d'orgueil. Et puis, pour dernier mot, j'accepterais l'abaissement de votre orgueil devant ce que j’aime encore mieux. Mais je ne vous veux pas à cette épreuve ; je ne veux pas des ennuis, des contrariétés qu’elle vous causerait. Vous souffrez des coups d'épingle presque autant que des coups de massue. Il faut que vos affaires s’arrangent. J'attendrai vos détails, avec une désagréable impatience. D'où vous sont donc venues tout à coup ces nouvelles mauvaises nouvelles ? J’ai vu tant varier les dires et les rapports à ce sujet que je n’en crois plus rien. Ma vraie crainte, c’est qu’il n’y ait là personne qui prenne vos intérêts à cœur et les fasse bien valoir. Cependant je compte un peu sur votre frère. Au fond, c’est un honnête homme, et il a de l’amitié pour vous.

Vendredi, 8 heures
J’ai mal aux dents. Je suis enrhumé du cerveau ; j'éternue comme une bête. Mais n'importe, j'ai le cœur content. Je retournerai à Paris, mercredi ou jeudi. Sans plaisir ; je n’y ai plus rien. J’aimerais mieux rester ici. J’y vis doucement. Je retourne à Paris par décence plutôt que par nécessité. Il ne paraît pas que le débat sur l'Orient doive venir de sitôt. Mais je ne veux pas qu’on s'étonne de mon absence. Le procès commence le 10, et remplira tout le mois. Donc écrivez-moi chez le Duc de Broglie, rue de l'Université, 90. Je le crois bien contrarié d'être obligé de rester à Paris. Il avait grande hâte d'aller en Suisse. C'est le premier indice que j'observe, de son côté, à l'appui de votre conjecture. Si elle se réalise, ce sera par l'empire de l’habitude plutôt que par un sentiment plus tendre. Adieu. Quand notre correspondance rentrera- t-elle dans son cours régulier ? Vous arrivez aujourd’hui à Baden. Je vous souhaite un aussi beau soleil que celui qui brille sur ma vallée. Adieu. Adieu. Le meilleur des adieux. G. 

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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194 Baden Samedi 8 juin 1839 à 3 heures

J'ai été bien fatiguée toute la matinée j’ai écrit au grand Duc, à Orloff, à mon frère, à mon fils Alexandre. J'ai envoyé copie à mon frère de la lettre du grand Duc et de ma réponse. Tout cela est beaucoup après une mauvaise nuit et par un temps bien chaud. J’ai vu longuement mon médecin. Il veut pour moi du lait d'ânesse, des bains de son, de l’air toujours de l'air, du calme dans ma vie, point de peines ! Point d'agitations ! Il veut que je dorme et avec tout cela il me répond de m'engraisser. Oui mais comment, excepté le lait et le bain, comment avoir tout cela ? Il m’a trouvé extrêmement changée et maigrie il y a longtemps que cela me frappe.
Je ne vois Mad. de Talleyrand qu’une demi-heure par jour, voilà tout, et puis je ne vois personne que Marie qui vient se promener avec moi le soir. Voilà mes dissipations de Baden. Mais le lieu est charmant, le temps superbe. Je ne me plaindrai pas, mais je suis bien seule.

Dimanche 9. à 8 heures du matin.
J'ai reçu hier au soir votre N°191. Je suis avide et heureuse de vos lettres, mettez-vous bien en tête qu’il ne se passe pas de minute où je ne pense à vous. J'ai des nouvelles de mon fils Alexandre. Il est arrivé à Pétersbourg le 22. Mon frère est tout de suite accouru chez mon fils, et les à reçus avec la plus grande tendresse. Alexandre a l’air fort content. Je n’ai rien de mon frère.
Une longue lettre d’Ellice qui ne pense pas que le ministère anglais tienne longtemps. Il croit que Lord Howick fera la brèche. Il est question de dissolution. J'ai presque bien dormi cette nuit.
J’ai commencé ce matin le lait d’ânesse. Je reviens de mon bain qui m’a plu. J'ai marché, j'ai déjeuné et il n’est que huit heures. Hier au soir je me suis fait miner au vieux château. On monte pendant une heure. C’est beau, c’est superbe. Des points de vue admirables des ombrages charmants, venez donc voir cela. Je défie que vous ayez rien vu de comparable. J’étais seule, toujours seule, ah ! que c’est triste ! midi. Je reviens de l'église. J'ai entendu mon excellent sermon, qui m’a bien émue. Vous ne savez pas comme j'ai l’âme tendre et triste. Je vous envoie copie de ma lettre au grand Duc. Dites-moi si elle est bien. Adieu, Adieu, que d'adieux à 120 lieux de distance. Ah que j'aimerai à repasser le Rhin ! Si on s’avisait de me le défendre, qu’est-ce que je ferais ? Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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195. Baden lundi le 10 juin, 1839, à 8 h matin.

Je n’ai dormi que deux heures cette nuit la lettre de mon banquier m’avait de nouveau renversée. Vous savez comme je le suis aisément. Je m’en vais écrire à moi frère et Matonchewitz. Et j'ai bien peu de forces. Si vous étiez là vous m'en donneriez, et un peu de courage. Mais mes seules ressources ! C’est pitoyable.

Mardi 8 h. du matin
J’ai écrit, je vous enverrai copie si cela ne me coûte pas trop de peine. J’ai reçu votre n° 192. Je serai bien aise de vous écrire à Paris nous serons plus près. J’ai vu Mad. de Talleyrand. Ah que nous sommes loin. Hier un peu plus que de coutume, elle redevient très bonne ; je vous ai dit ; le secours moral, j’y puis compter, l’autre non. Elle me prendra mes chevaux et mes chambres, mais elle me donnera de bons conseils. Voici ma vie à 6 heures hors de mon lit et un verre de lait d’ânesse. Une heure de promenade à pied. Une demi-heure de repos à 7 1/2 un bain de son et de lait à 27 degrés. Dix minutes de bain, à 8 h mon déjeuner, et puis mes lettres à 9 1/2 ma toilette, à 11 heures seconde promenade à pied. à Midi le lunchon. Après de la lecture de 2 à 3 promenade en calèche ; de 3 à 4 je me repose dans le jardin. à 4 heures mon Dieu ! à 5 h., on m'apporte mes lettres et mes journaux, à 6 heures en calèche jusqu'après 8 heures. Ensuite une demi-heure de mon jardin, et à 9 heures mon lit. Voilà exactement mes faits et gestes. Ensuite, Marie vient me voir un quart d’heure dans la matinée pas davantage. Mad. de Talleyrand se promène en calèche avec moi ou le matin ou le soir. Et voilà toutes mes ressources. A propos elle me charge de la rappeler à vous. Dans quelques temps elle vous écrira pour vous dire de mes nouvelles.

1 heure
Je vois par votre lettre que j’ai négligé de vous dire d'où m'étaient venu les mauvaises nouvelles sur mes affaires en Courlande. C'est de copies des textes de la loi en Courlande très volumineux, très embrouillés, mais d'où il appert, que j'aurai une année du revenu entier de la terre de Courlande une fois payé ce qui fait je crois 60 m. francs. Rien du tout d’une autre terre en Lituanie achetée par mon mari, et rien non plus d'une belle arende en Lituanie. La 7ème partie de l’arende en Courlande qui sera peut être 2 mille francs par an. Vous voyez que cela me réduit au 7ème de la terre de Russie & à la quatrième part du capital en Angleterre. Mes fils auront chacun entre 80 à 90 mille roubles de rentes. Voilà mes notions pour le moment. Ces papiers Courlandais dont je vous parle m'ont été remis par la princesse Mescherscky. C'est un cousin à elle qui les lui a envoyés de Mittan. Je vous envoie les copies promises, dites-moi si j'ai bien fait sans ma lettre à Matonchevitz, j’ai été un peu plus claire. Il n’y a personne encore à Baden que je connaisse beaucoup de russes petites gens. Quelques Anglais ditto Le lieu est fort embellie. L'entrepreneur des jeux à Paris est venu ici, il y a déjà dépensé un million 300 m. francs pour embellir le salon et les promenades. Je suis la voisine immédiate. C’est même lui qui me nourrit. Le temps est charmant pas trop chaud, les promenades les plus belles du monde. Que ce serait joli se vous étiez ici ! Je n’ai pas une nouvelle à vous mander je ne sais absolument rien. Je ne saurai rien que par vous.

5 heures
Je reçois dans ce moment, une lettre de mon frère, fort bonne et amicale. Il me parle avec tendresse de mes fils, dont il parait fort content. Il me dit que Pahlen accepte, et que lui mon frère se réserve le rôle de super arbitre. Il fait faire un recueil des lois en Russie et en Courlande, qui m’indiquera ce qui me revient, et il ajoute. " Le reste sera une négociation j'espère aisée avec deux fils qui paraissent si comme il faut. " A présent j'attendrais avec plus de patience et de confiance, car je crois que vraiment mes affaires sont dans les meilleurs mains possibles. Je transcrirai demain ce qu'il me dit de vos affaires qui est assez drôle. Adieu. Adieu. Adieu. Ecrivez-moi tout. J’attends vos lettres avec tant d’impatience ! Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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195 Du Val Richer, Mercredi 12 juin 1839 4 heures

Je prends du plus grand papier. Il me semble que j’ai une infinité de choses à vous dire. Je vous en dis bien peu pourtant. M. et Mad. de Gasparin viennent de m’arriver avec M. Chabaud. Ils resteront jusqu'à samedi. Moi, je ne partirais que lundi. Rien ne m’attire à Paris, point de plaisir et peu d'affaires. Fort peu. La question d'Orient se refroidit. Les événements s'éloignent. On s'attend à peu de discussion. Thiers part demain pour conduire sa femme aux Pyrénées. Cependant je persiste à vouloir parler. La question, prochaine et point flagrante, est peut-être une raison de plus de parler ; elle est assez près pour qu’on y regarde et encore assez loin pour qu’on parle librement. La commission fera par l'organe de M. Jouffroy, un rapport savant et terne, une belle dissertation. Les Affaires Etrangères sont de toutes, à mon avis, celles sur lesquelles la parole séparée de l'action, a le moins de valeur. Elle tombe presque inévitablement dans la politique de café, ou de livre ; politique presque toujours arbitraire et futile, même la plus spirituelle. Les crédits demandés pour augmenter nos forces navales sur les côtes d'Espagne donneront peut-être lieu à un débat plus vif. On me mande que M. Molé veut les faire attaquer. Si le cabinet, dit-il, entend continuer l'ancienne politique, l’argent qu’il demande est inutile. S’il veut adopter une politique nouvelle et s’engager plus avant dans les Affaires d’Espagne, c’est dangereux. Si en faisant comme ses prédécesseurs, il veut seulement avoir l’air de faire plus qu'eux, on ne lui doit pas des millions pour qu’il se donne ce petit plaisir. En tout le cabinet ne gagne pas de terrain. Tout le monde le trouve petit et le lui témoigne, la Chambre des Pairs et M. Bresson. Cette démission de M. Bresson a été une affaire. Le Roi, dit-on, l’en a hautement approuvé. Et pour obtenir la réintégration de M. Legrand aux forêts, il a fallu que M. Passy menaçât de sa retraite. Je vous envoie toutes les pauvretés qui m’arrivent. Pourquoi pas ? Je vous les dirais. M. de Broglie a voulu conduire lui-même sa fille à Coppet. Je ne le trouverai donc pas à Paris. Mais il y sera de retour du 20 au 25 de ce mois, pour le procès, qui durera au moins quinze jours.
On m’appelle pour la promenade. Le temps est magnifique et la verdure aussi brillante que le soleil. Je n'aime pas à faire ce qui me plaît avec quelqu'un qui n’est pas vous. Adieu au moins.

Jeudi 6 heures
La lettre de votre grand Duc est une lettre d'enfant. Je suis toujours bien aise qu'il vous l’ait écrite, et qu'Orloff ait envie d'avoir votre réponse. Je suis curieux de savoir qu’elle sera la valeur des paroles de celui-ci. Vous dites toujours qu’il a de l'esprit. Nous verrons. J’espère bien que votre pauvre Castillon aura une course de courrier. J’insisterai jusqu'à ce qu’il en ait une. On me l’a promis et je graduerai mon humeur sur l'accomplissement de la promesse. Nous avons, aussi nos barbares, nos esprits grossiers quoique rusés qui feront toutes les platitudes du monde, et manqueront de bons procédés. Mais il faut le leur faire sentir. Je ne trouverai plus personne à Paris. Mad. de Rémusat est partie pour le Languedoc. Mad. de Boigne est à Chastenay. J'irai quelque fois. Si cela peut s’appeler aller à Chastenay ! Je reviendrai vers le 15 juillet.
Mes enfants sont ici d’un bonheur charmant à voir. Je les trouve déjà engraissés. Bien des fois dans le jour, je voudrais vous envoyer la société de ma petite Henriette. Elle vous calmerait en vous amusant. Je n’ai jamais vu une créature plus sereine, et plus animée. C’est la vie et l’ordre en personne. Jamais de trouble ni de langueur. Et ayant ce qui donne et justifie l'autorité, l’instinct naturel du commandement, et la disposition au dévouement. J'en jouis avec plus de tremblement que je ne veux me le dire à moi-même. Je ne me sens plus en état de résister à de nouveaux coups. Soignez-vous bien.

9 heures Je serai très bref. Le post-scriptum de votre n°194 me met dans une indignation que je ne veux pas comprimer. Je n’ai rien vu de pareil. Qu’avez-vous donc fait ? De quoi vos fils veulent-ils vous punir ? Adieu. Adieu. Je voudrais pouvoir mettre dans cet adieu tout ce que je ne dis pas, et de quoi vous faire oublier tout ce qui vous arrive. J’attends bien impatiemment une lettre de votre frère. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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197 Du Val-Richer. Dimanche 16 Juin 1839 9 heures

J’ai eu des visites toute la journée, ce soir encore après dîner. Je pars demain matin. Je vais passer un mois parfaitement seul dans ma maison ; à moins que le Duc de Broglie ne revienne pour le procès, comme il l'a dit. Mais j'en doute un peu. Il me semble que le même empressement qui l’a fait partir pour quinze jours pourra bien l'empêcher de repartir au bout de quinze jours. Pourtant il aurait tort. Il ne faut pas qu’un juge manque à un procès de vie et de mort.
Je trouve votre vie bien ordonnée. Je vous y voudrais un peu plus de société. Je ne suis point jaloux. Ai-je raison ? Mais vous êtes absolument obligée de me revenir grasse et fraîche. L'absence est un crime qui ne peut-être couvert que par le succès.
Vos mauvaises nouvelles de Courlande paraissent bien authentiques. Je m'en désole, car je n'ai foi à personne. Votre frère ne vous dit-il rien, absolu ment rien de la perspective d'une pension ? J'espère presque plus de l'Empereur que de tout autre. Je ne croirai jamais qu’il soit impossible aux trois hommes qui l’entourent de faire luire dans son cœur, s'ils le veulent, un éclair de justice et de générosité.

Lundi 9 heures
Je me lève par le plus beau soleil. Si je devais vous revoir, demain, je serais aussi gai que le soleil. Voilà la première fois depuis deux ans que je vais à Paris sans vous y retrouver. Quel ennui de partir quand on n'a pas envie d’arriver ! C’est bien deux ans, avant hier 15 Juin. Comment n’y a-t-il que deux ans ? Il me semble que c’est toute une vie.

Eternité, néant, passé, sombres abymes.
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez ; nous rendrez-vous les extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

C’est M. de Lamartine qui dit cela. Vous savez que j’aime la poésie. Elle entre et reste très avant dans ma mémoire. Elle agit sur moi comme un écho de l'âme. Elle me rend des sons que j'ai entendus. J’aime mieux la voix que l’écho. Pourtant l’écho est très doux. Mon fils aimait passionnément la poésie. Et sans y porter cette disposition un peu vague et romanesque de la jeunesse. C’était l’esprit le plus net et le plus simple du monde, choqué par instinct dès qu’il apercevait du brouillard ou de l'emphase ; mais d’un cœur si élevé et si délicat, d'une nature si parfaitement élégante et rare que la poésie lui allait d'elle-même et comme par une harmonie spontanée. Je n'ai vu aucune créature, qui semblât créée à ce point pour plaire ! Et c’est à moi seul qu’il a plu. J’ai connu seul le parfum charmant de cette fleur ! C'est l’un de mes plus amers regrets. Il me semble que je l’aurais moins perdu si d’autres en avaient joui comme moi.

9 h. 1/2 Le numéro 196 me désole. Je les ai tous reçus, aucun si triste. J’espérais, et je veux encore espérer mieux du lait d’ânesse, des bains de son, de tout ce régime doux et tranquille. En grâce, si votre médecin persiste à le croire bon, ne le cessez pas parce que vous vous trouvez plus souffrante un jour ou deux. Il faut bien accepter ces mauvaises alternatives. Je n’ai pas la superstition des médecins. J'y crois pourtant un peu plus qu'à notre ignorance. Je craignais bien la solitude de Baden. Vous ne supportez pas la société médiocre et vous avez raison. Il est si rare d'en rencontrer une autre !
Madame de Talleyrand travaille à se désintéresser de toutes choses, à ne penser qu'à elle-même à ses affaires, à ses conforts, à ses habitudes. Ce n’est pas une manière d'animer les autres. Moi aussi, je trouve que nous nous disons peu de chose. Adieu. Adieu.
J’ai une foule de petits soins à prendre avant de partir. Je trouve dans mes journaux de ce matin une triste nouvelle. Ce pauvre Emmanuel de Grouchy est mort à Turin d’une fièvre cérébrale. J’avais de l’amitié pour lui, et il m'était très dévoué. Il s’était marié il y a 18 mois. Il était heureux. Adieu encore. J'aime mille fois mieux une sotte réalité que mille fictions. Adieu pourtant. Mais ne souffrez pas ; ne maigrissez pas. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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206 Baden lundi 1er juillet 1849, à 2 heures

Le temps est vraiment atroce. 8 degrés seulement. Le médecin ordonne à tout le monde de discontinuer les bains. Il pleut des torrents, on ne peut pas bouger ; c'est affreux ceci par un temps pareil. J’attends votre lettre tantôt. C'est la seule chose que j’attends que je désire surtout à Baden.
Vous voyez qu'on ne se presse pas de m’informer de mes affaires. Je n'ai pas d’idée comment elles vont, si elles vont. Je pense qu’il n’y aura que les lettres de Mad. de Nesselrode à son mari qui les fera aller parce qu'elle aura écrit très énergiquement qu'il faut en tirer de l’incertitude où je languis depuis si longtemps. J'ai beau m'en plaindre moi-même cela me touche pas trop ; mais le témoignage d’un turc aura du poids. Voilà comme nous sommes faits ! Un nouvel incident nous donne de l'espoir ; nous croyons si aisément ; je devrais cependant être désabusée.

Mardi 2. à 8 heures du matin Je reçois dans ce moment trois lettres de Pétersbourg. L’une de mon frère ne me parlant que de fêtes- approuvant fort ma réponse au grand duc ! me disant que Paul s’occupe de mes affaires. Voilà tout. L’autre de mon fils Alexandre qui m'annonce prochainement des voyages dans leur terre de Courlande et de Russie, ce qui fait qu’il ne viendra pas me rejoindre à Baden. La troisième de Matonchewitz. Il venait de recevoir ma grande lettre. Il en est très surpris, très peiné, et affirme que s’il n’avait pas été instruit par moi de ces tristes affaires, jamais il ne les eut soupçonnées rien dans la conduite ou le langage de Paul en laissant plus à cette idée. Dans tout cela vous voyez que mes affaires d’intérêts n'ont pas fait un pas. Et il me parait assez probable que rien ne se fera avant le voyage de mes fils, c.-a.-d. que je suis renvoyée à l'automne ou l’hiver.
Après vous avoir parlé de ce qui me tracasse, j’en viens à ce qui me plait. Votre N° 203, dont je vous remercie beaucoup. Vous me dites un peu plus de détails sur vous c’est ce que j’aime. Quand je les recevrai tous les jours je serai contente.
J’ai vu les dépêches de Constantinople du 12 juin adressées à Vienne. Elles laissent fort peu d’espoir de conserver la paix. Le manifeste contre le Pacha d’Egypte devait paraître le lendemain. Le Sultan est très malade ; il est attaqué de la poitrine, il ne peut pas durer. La Hongrie donne du souci au Cabinet de Vienne. Il aura là bien de l'embarras.
Le temps est si laid qu'au lieu de promenade on est venu chez moi hier. J’y ai eu longtemps Mad. de Nesselrode Mad. de Talleyrand et le comte Maltzan Ministre de Prusse à Vienne. Il a un peu d'esprit, une préoccupation continuelle des affaires. Et il est très bien informé de tout ce qui ce passe malgré son absence de son poste. Cela me sera une ressource.

2 heures
Je viens de recevoir des lettres de Londres. Bulner m'annonce sa nomination à Paris. Il venait d'écrire à Paul une lettre qu’il croit bonne, il me rendra compte des résultat. Ellice m'écrit aussi ; l’un et l’autre disent que battus ou battant les Ministres resteront. Il n’est pas possible de songer à un changement. La Reine est devenue Whig enragé. Les Torys c.a.d. Wellington & Peel seraient désolés d'une crise, ainsi il y n’y a aucune apparence quelconque qu’elle arrive. Lady Flora Hastings est mourante. Cela fait un très mauvais effet.

5 heures
J’ai vu ce matin chez moi, Mesdames Nesselrode, Talleyran, Albufera, la Redote. J'ai marché par un bien vilain temps. Je viens de faire mon triste dîner toute seule. Voilà un sot bulletin. Adieu, Adieu, tout ce que vous me dites m'intéresse. Je suis avide de toutes les nouvelles et avide surtout de vous. Ne trouvez-vous pas qu’il y a bien bien longtemps que nous sommes séparés, que c’est bien triste ? Ah mon Dieu que c’est triste ! Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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218 Baden Mardi le 16 juillet 1839, 10 heures

Je vous disais hier que le temps était à l’orage. Une heure après un gros nuage noir est descendu sur Bade mais plus particulièrement sur la salle de conversation qui touche à la maison que j'habite. La foudre est tombé dessus, le paratonnerre a écarté le danger mais tout le monde qui était à table dans ce moment a senti le choc électrique, deux dames sont tombées par terre de frayeur. J'étais à la fenêtre, relisant votre lettre. Le coup a été si fort qu'il m’a fait sauter & votre lettre m’est tombée de la main. Je n'ai jamais été si près de la foudre que hier. La nuit a été orageuse aussi & nous n’avons pas fini aujourd'hui.
Voilà donc le Sultan mort, je l’ai appris hier au soir. Le courrier venu de Constantinople traversait Bade le 15 ème jour. C'est vite. Tout peut arriver un bien comme un mal. C’est un moment curieux, mais ce qui m’étonnerait le plus serait que nous prissions part à une conférence à moins qu’elle ne se bornât à établir les nouveaux rapports entre les deux chefs barbares.

5 heures
Je viens de recevoir votre lettre, je viens aussi de recevoir un gros volume de mon frère, avec tout l’arrange ment de me fortune. Je vous manderai demain le détail. Il me parait qu’il n’est pas content de mes fils. La loi rien que la loi, comme elle m’accorde à peu près ce que j’ai à présent, je ne me plains pas, mais je ne suis pas bien orientée encore je vous dirai cela plus exactement demain. Adieu. Adieu. Adieu. J'étais mieux ce matin je ne me sens pas si bien dans ce moment. God bless you.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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220 Baden jeudi le 18 juillet 1839, 2 heures

La poste de lundi de Paris n’est arrivé que tout à l'heure. C'est un accident arrivé à la voiture qui a causé ce retard. J'en ai été très alarmé. Mais voici votre lettre et je suis contente. Savez-vous que vos lettres sont bien prudentes. Vous me laissez beaucoup à deviner, et je ne connais au fond vos opinions sur rien. Ainsi pour parler du plus frais, trouvez-vous bon ou mauvais la commutation de la peine de Barbès ? Comment se porte le ministère ? Ces messieurs font-ils bon ménage ? Cela tiendra-t-il jusq'à la session ? Moi j’entends dire beaucoup que la gauche l'emporte, & que Thiers a des chances.
J'ai donné toute ma journée hier et ma matinée aujourd'hui à Lady Carlisle. C'est une bonne personne, un peu ennuyeuse. Elle vient de repartir. Sir John Couroy est arrivé à Bade. J’ai envie de le voir et de le faire parler, ce qui me réussit assez quand je veux. Voici ce que me dit mon frère : " Paul connait bien les lois. Il ne l’est occupé que de cela depuis son arrivée ici ; et parait très observateur des lois ! " " Voici la calcul de ce que la loi vous assigne. Cela a été discuté avec une précision scrupuleuse ! " Après avoir commenté les articles, mon frère trouvant que je suis riche, & que mes fils sont plus que riches, il poursuit : " Il serait inconvenant dans cette position de solliciter une pension du gouvernement. " Et me cite une grande dame dans ma situation qui l'a fait il y a quelques années et ajoute. " Cela a beaucoup déplu et elle a obtenu 10 000 rouble. Cette somme ne vous rendrait pas plus riche. " La question de déplaire ne me touche pas beaucoup, mais en effet je pense que je ne dirai plus un mot de cela, parce que cela m'ennuie. Ce n’est pas à moi à dire. Ces gens-là devraient faire ce qui est convenable sans que j’en parle. Il y a une chose que je regrette, c’est le plaisir de mettre dans l'embarras ou dans le tort. Voilà du mauvais cœur au fond la question n’est pas de savoir si j'ai besoin de cette pension ou non. Elle devait être donnée sans plus. Après cela savez-vous qu'il y a du plaisir à ne devoir rien à personne. J’aime mieux avoir à me venger d'une injustice. Il me semble que je vous parle un peu trop longuement de moi ; mais pour être franche j’ajouterai encore que j'ai hésité et que j'avais commencé une lettre à Orloff excessivement logique & bonne ; je l’ai laissée là. Mon frère fait des calculs très légers dans ce qu’il m'écrit et comme Pahlen part et que c'est mon frère qui va faire le reste, cela m’inquiète un peu. Ainsi il me parle de 400 mille francs da capital pour moi. Cela n'est pas possible. Ensuite il regarde comme éternels des revenus qui finissent dans 2 ans. Je serai obligée de relever tout cela, & de demander des explications, et puis on veut que je donne 355 paysans pour une rente de 9000 francs. Ils valent le double. Ensuite rien que la parole de mes fils comme garantie que la pension me serait payée. Ceci ne regarde que 21 000 fr par an, mais encore faudrait-il vérité. Enfin je prierai mon fière d’y faire attention et le style de sa lettre me prouve que cette observation ne l'étonnera pas. Mes fils auront à ce qu’ils me parait chacun 100 000 francs de rente. J'en suis bien aise. Ils n’ont pas besoin de moi, et de personne. Et cependant, s'ils avaient eu besoin de moi, j'aurais pu conserver des illusions ! Ah, tout est fini de ce côté !
Adieu, vous qui n'êtes pas une illusion, vous qui êtes ma seule vérité. Vérité que je chéris, que je désirais toute ma vie. Ecrivez-moi tous les jours. Vous allez être bien heureux au Val-Richer.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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221 Baden, Vendredi le 19 juillet, 1839 4 heures

Je n’ai pas eu un moment à moi depuis que je suis levée. Je m’occupe des réponses à mon frère. Je ne veux rien oublier afin que là on n'oublie rien, c’est long, c'est ennuyeux, mais c’est nécessaire. Et puis j’ai eu une longue visite de M. Humann. Il me plait. Il a l’esprit fort net, et il s’exprime bien. On m'a toujours dit que je sais faire causer les gens. En effet je l'ai beaucoup fait parler, et il n’y a pas une de ses opinions sur les choses et les personnes que je n'ai fait sortir de lui ce matin. Il n’applaudit pas trop à ce qui se passe à Paris. Il voudrait vous et Thiers aux affaires. Le 11 octobre lui parait le bon temps. Le seul bon temps depuis l’année 30.
J’ai passé une mauvaise nuit et comme il fait très chaud aujourd'hui je ne suis pas sortie comme santé je suis plutôt mieux que plus mal. Le médecin veut que je reprenne les bains cela me parait absurde. Il est parfaitement clair qu'ils m'ont fait du mal. Ils m'ont affaibli, ils m’ont fait maigrir. Il les veut froid maintenant, mais ai-je assez de forces pour tous ces essais ?

5 heures Voici votre n° 220. Je suis triste de penser que vous allez vous éloigner de moi, et il faut que je songe à toute la joie que vous m'aurez. (C'est mal tourné, c’est égal) pour me combler un peu. Dans ce moment vous êtes bien content, & moi je suis bien seule, toute seule avec un gros orage sur ma tête. L’allocution du Pape sur l'affaire des Évêques en Prusse est une pièce très remarquable. La brèche est sans remède. C'est à l’Autriche que le roi de Prusse doit cela. Elle se venge par Rome des traités de commerce. Adieu. Adieu, cet adieu vous arrive un jour plus tard, et moi comme je vais être retardée ! Que cela me déplaît. Il me semble que c'est aujourd'hui que nous nous séparons vraiment. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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222 Baden Samedi 20 juillet 1839, 3 heures

Une bien mauvaise nuit. Une bien mauvaise matinée, un mal de tête nerveux abominable, voilà de beaux éléments pour une lettre ! Celle qui m’est venue de vous hier est fort intéressante, je vous en remercie. Vraiment ici à Baden on est étonné de l’affaire Barbés, elle est peut être oubliée à Paris. Mais il me semble que l’effet n'y a pas été bon non plus, car les journaux ministériels se taisent, et les autres ont des articles abominables.

Dimanche 21 5 heures
Vous voyez que j'ai été bien peu capable d'écriture. J'ai souffert de maux de tête horribles. Je suis un peu mieux dans ce moment-ci. On me dit que cela tient au temps qui est à l'orage. C'est des bêtises. J'ai mal parce que je suis malade. J’ai reçu votre dernière lettre de Paris. Dites-moi pourquoi vous n’êtes pas retourné à Neuilly avant votre départ. Je vous remercie beaucoup d’avoir procuré la course du courrier à M. de Castillon.
Je sais de Berlin que la conférence de Vienne n’est pas aussi sûre que le dit M. de Metternich. Il est bien actif dans ce moment. Moi je le suis aussi on du moins j'essaye de l'être, demain j'envoie un gros volume à mon frère. J'aurais voulu vous consulter sur tout. J'ai eu ce matin une longue visite de Sir John Courey, il m’a tout raconté. Savez-vous qui est au fond de tout cela ? Léopold. Depuis l’année 35 il a brouillé la mère et la fille afin de gouverner celle-ci. L'instrument est Letzech. Il n’a réussi qu'à brouiller, mais non à gouverner.
Voyez quel griffonnage, il m’en coûte un peu d'écrire. Et quelle pauvre lettre ! Vous la recevrez bien mal. Il me semble qu’elle n’est là que pour faire acte d'existence. Vous n'en voulez que tous les deux jours vous avez raison, mes lettres sont trop bêtes. J'en ai reçu de Lord Grey ce matin. Il est très anti ministériel et parle des Chartistes avec le plus grand dédain. Il m’invite beaucoup à venir à Hewish, s’il était plus près J’irais. Adieu. Adieu. Que de choses j’ai à vous dire, à vous demander. Ah que nous sommes loin, & que le temps est long encore. Adieu mille fois et bien tendrement.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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223 Baden le 22 Juillet lundi

Ah quel ennui que des lettres d’affaires surtout quand on les comprend aussi mal que moi. Je suis sûre que vous m'auriez bien mieux enseigné ce que j'avais à dire et à décider. Mais vous êtes trop loin, c’est trop volumineux et je n'ai eu la force ni les yeux pour des copies. Ces deux jours d'écriture m'ont abîmé la vue. Les orages se succèdent ici. Nous ne connaissons que cela. Personne n’arrive, et quelques personnes partent ainsi je vais perdre M. de Malzahen. Il est obligé par les ordres de Werther de retourner à Vienne pour prendre part à des conférences sur l'Orient qui n’auront pas lieu à ce que je crois à moins que ce ne soit strictement pour régler les affaires entre le Sultan et le Pacha, et le tout sans bruit, sans éclat.

Mardi 8 heures
Voici deux grands jours passés sans lettre. Cela m’attriste. J’espère qu'aujourd'hui j’en aurai M. Hummann est venu hier encore il quitte Baden demain. Je lui ai trouvé hier moins d’esprit. Il me faut beaucoup pour se soutenir auprès de moi. J'aime la société des gens qui me font faire de nouvelles découvertes mais je suis bientôt ennuyée quand toute la dépense s’est fait le premier jour. Et deux représentations de la même pièce c’est trop. Voilà ce qui fait que je suis si peu accusable, et que Baden m’est odieux. Je n’aime que la Terrasse à midi et demi ! c’est toujours nouveau, toujours charmant.

5 heures
J'ai eu une lettre de Mad. de Flahaut de Londres dans laquelle elle me mande que la Duchesse de Kent menace de quitter l'Angleterre. le Duc de Willegton s’emploie pour l’en empêcher, mais on doute qu'il réussisse. Je suppose que Conroy attend ici le dénouement. Mad. de Flahaut me dit aussi que Lady Cowper allait épouser Lord Palmerston. J’attends qu’elle me le dise elle-même.
Voici votre 222. Je ne sais si je vous ai dit en détail mes affaires, dans ce que j’ai écrit hier à mon frère j’ai accepté le projet de rente payée par mes fils sans hypothèques ; 21 000 francs. J'ai demandé qu'on m'envoie le tableau des capitaux et de l’époque où j’aurai à les toucher... De même où et par quelle main je toucherai le revenu des arendes, l’une pour 20 ans des 6000 fr ; l’autre pour 2 de 10 000. J’ai prié qu'on procède de suite au partage du mobilier. J'ai fait observer que la loi m'adjuge une part égale à celle de mes fils dans le mobilier en Courlande enfin je n’ai rien négligé en fait d’interrogations ou d’instructions, mais tout cela va tomber au milieu des fêtes, des départs, des manœuvres. Ce sera miracle si on y pense.
Je viens de voir deux diplomates le comte Buol qui est venu ici de Stuttgart pour passer quelque jours avec moi. Et M. Desbrown ministre d'Angleterre à La Haye. Il vient de Londres, il est plus Tory que Whig. Il croit que Peel va arriver ici. L'autre Buol a beaucoup d’Esprit, et d’indépendance dans l’esprit. Il me plaît beaucoup. Le Prince Emile de Hesse est arrivé ce matin, je ne l’ai pas vu encore. Je suis plus souffrante aujourd'hui que je ne l'avais été ces derniers jours. Le médecin me trouve le pouls bien nerveux. Je n’ai pas de raison à donner pour cela. Adieu. Adieu. Je suis impatiente de votre prochaine lettre, et ce sera toujours ainsi. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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225. Baden Vendredi 26 juillet 1839 9 heures

J’ai eu une fort mauvaise nuit au fond je ne crois pas qu’il m'arrive de jamais bien dormir ou bien manger à Baden. Je ne sais pas pourquoi j’y reste et j ne sais comment je ferai pour en partir si ma faiblesse augmente. Ensuite l'ennui, la crainte de voyager seule. Car c’est à présent que je vais être bien seule, pas même Marie. Je n’ai aucun projet quelconque ; j’attends. Je vois couler le temps. Je n'ai jamais été si indécise, si flottante qu'aujourd'hui. La seule chose fixe est Paris plutôt ou plus tard c.a. d. Septembre ou Novembre et plutôt le premier.
J’ai trouvé un mot dans votre avant dernière lettre qui m’a fait battre le cœur. Vous avez songé à venir à Baden ! Un seul instant cette idée ou ce désir vous est venu. Et moi je me suis dit. S'il venait, s'il pouvait venir, pourquoi ne pourrait-il pas venir ? Pendant quelques jours je revenais à cela sans cesse. C’est peut être dans le même temps que vous y rêviez aussi. Rêve, rêve, rien que rêve pour tout ce qui est bonheur !
Je suis fâchée de vous avoir remis vos lettres. Il y en a que j'aimerais tant à relire. Celles où vous me parlez de votre foi en Dieu ; de votre foi à l'éternité. Celles où vous me dites que je reverrai ce que j’ai tant aimé ! Ah comme j'y pense, quelle douceur de penser à cela d’y croire. Dites-moi bien d’y croire.
Il a plu hier tout le jour. Cela ne m’a pas empêchée de faire ma promenade. M. de Malzahn est encore venu trois fois prendre congé de moi, j’ai cru que cela irait jusqu'à l’année prochaine. Enfin il est bien parti. C’est dommage, je pouvais causer avec lui.

2 heures
Le médecin a voulu absolument que je recommençasse des bains ; je m’y prête encore plutôt par ennui que par conviction des bains presque froids, ils me plaisent comme sensation, mais nous verrons s'ils me conviennent.

5 heures
Merci de votre lettre 225. Je la reçois dans cet instant. Je viens d'en recevoir une aussi de Pahlen l’ambassadeur. Mon frère lui a dit que j’aurais 90 milles francs de rente avec ce que j'ai d'abord il ne sait pas ce que j’ai et je voudrais bien voir comment il arrivera à cette somme. Savez-vous ce qu’est mon frère, un peu hâbleur. Est-ce un mot dont on ne sert ? et puis c'est un homme qui se débarrasse des questions en brodant. C’est égal. Ce n'est pas ce qu’il a dit à Pahlen mais ce sera ce que moi je vous ai dit 75 mille. Adieu. Adieu.
Je vais à ma promenade du soir. Je vous remercie de vos lettres, elles me font tant de plaisir. Vous voyez que les nouvelles de l’Orient sont plus tôt sues à Baden que chez vous. On a tiré le canon, illuminé à Alexandrie. On dit que Méhémet Ali demande la régence.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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227 Baden le 24 juillet 1839 dimanche 8 heures

Lorsque nous sommes ensemble, je m'entretiens avec vous de toute chose, je vous dis tout. Par lettres c'est bien difficile. Tous les sujets me paraissent trop minces. Ma vie est bien monotone, les personnes avec lesquelles je vis sont bien insignifiantes ; que voulez-vous que je vous dise ? Je pense bien plus au moment où je ne serai plus à Bade qu'à celui où je m’y trouve. Savez-vous bien que nous avons encore à passer quatre mois sans nous voir ! Vous m'avez dit que vous en reviendriez que pour le mois de décembre à Paris ! Que c'est long ! Songez-vous bien à cela ?

2 heures
J’ai été à l’église comme je ne manque jamais de le faire le dimanche. Nous avons eu un superbe sermon, trop beau, car j'en suis revenue en larmes. Je viens de recevoir une lettre de F. Pahlen de Courlande. Ce n’est que là qu'il a reçu la lettre dans laquelle je lui mandais que mes fils en retenait ma pension. Il me dit qu’il est très fâché de l’avoir ignoré pendant qu'il se trouvait encore à Pétersbourg et qu'il ne doute pas que mon frère y aura une ordre. Mais mon frère n'a jamais répondu à ce que je lui en avais dit vous voyez comme tout se fait légèrement ! Pourvu que cela finisse une bonne fois. Nesselrode écrit à sa femme que mon frère lui a assuré que j’aurais 90 mille francs de rente. Ce drôle de frère Il tranche dans le grand. J’accepte volontiers ses 90 milles francs. Mais je serai curieuse de voir comment il s’y prendra pour me les faire toucher.

5 heures
Vous avez fait ce que je craignais. Je n’ai point de lettres aujourd’hui. Vous voyez bien que si je vous imitais vous n'en auriez pas non plus de moi. Mais je ne vous écris que pour vous dire que vous avez tort et que je ne vous imiterai pas. En attendant voilà un triste dimanche et une forte migraine par dessus cela. Ah que tout m’attriste et m'ennuie ! Je voudrais bien être à l’hiver. Adieu. Je n’ai vraiment pas un mot à vous dire, j’ai eu une lettre du Roi de Hanovre très insignifiante. Ses affaires vont mal à ce qu'on me dit, mais lui ne me le dit pas. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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228 Baden 11 heures. Mardi 30 juillet 1839

Imaginez que c'est devant un notaire et deux témoins que je vous écris, et que c’est le seul moment que je trouve pour le faire.

9 heures.
Voyez, je n’en puis plus de fatigue. Pour un pauvre papier de 20 lignes, j’ai été tracassé tout hier et aujourd’hui. On me demande de nouveaux plein pouvoirs pour terminer. Mon frère m'écrit sur cela très simplement et très bien. Matonchewitz pas bien du tout. Il est comme disent les Anglais, lit by Paul. Celui qui parle à toujours l’avantage sur celui qui écrit. Cela m’a tracassée, et vous savez que je n’ai pas besoin de cela de plus. Mon fils Alexandre, une lettre insignifiante comme les autres. Mon frère me mande que mes fils sont pressés de finir et de reprendre leur service. j'imagine donc qu’aussi tôt l’arrivée de mon plein pouvoir tout sera arrangé. Je le saurai dans quatre semaines.
En attendant ma santé ne va pas mieux et ma correspondance avec vous bien mal. Il y a dans tout moi un découragement, une langueur que je ne puis pas vous décrire. Baden a été pour moi très mauvais et j’y reste je ne sais pourquoi ou plutôt je le sais, c’est que je ne sais où aller pour être mieux. Tout est mal pour moi. Il y a de ma faute sans doute et je me prends en grande aversion. Votre lettre hier m'a fait plaisir. Je n'ai rien à vous dire qui puisse vous intéresser. Vous voyez comme j’ai l’esprit occupé de désagréables affaires, c’est si aride, si vous étiez là pour m'aider ; me ranimer ah mon Dieu que je serais une autre personne. Adieu. Adieu et pardonnez-moi. Je suis si fatiguée, si abîmée. Adieu.
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