Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°1 Château d’Eu Jeudi 31 août 1843 - Midi.

Je quitte le Roi pour vous écrire. Il vient de me promener dans la Smahla dont il est épris comme si c'était celle d'Abdel-Kader et qu'il l'eut prise lui- même. Il est singulièrement jeune. Parfaitement heureux de ce qui arrive, par les grandes raisons, et par les raisons jeunes ; charmé de bien arranger et montrer son palais comme de veiller aux intérêts de son trône. Il aura de très bonnes conversations, très franches. Avec Lord Aberdeen s’entend. Avec la Reine, pas un mot de politique, à moins qu'elle ne le provoque. La Reine arrivera samedi, toujours wind and weather pemitting, qui sont excellents en ce moment. Galanterie du ciel bien nécessaire, car on n'entre pas au Tréport comme on veut. Le Prince de Joinville est parti hier pour Cherbourg, où il est allé attendre la Reine qui n’y sera que demain dans la journée, et seulement pour voir le port prendre un pilote. On est convaincu ici qu’elle n'ira pas à Paris. Rien de ce qui est venu d'elle ne donne lieu de le supposer. On s’attend à trois jours de séjour. Un grand déjeuner dans la forêt pour un jour. Magnifique promenade. Un spectacle pour un autre jour. Il y a eu bien des incertitudes, quant au spectacle. Duchâtel s’est plaint qu'on eût choisi le Gymnase, d’abord parce que c’est le seul théâtre qui n'ait pas voulu fermer aussi longtemps que les autres, à la mort de M. le Duc d'Orléans ; ensuite parce qu'il est devenu ennuyeux. Le Roi à trouvé qu’il avait raison et le Gymnase est congédié, à sa place l'Opera comique et le vaudeville votre ami Arnal. La grande calèche dans laquelle le Roi ramènera la Reine du Tréport est vraiment belle et de bon goût. Place pour les deux familles royales, au complet. La Reine sera au rez-de-chaussée dans l’appartement des Belges, convenable et tout plein de curieux portraits. On met dans sa Chambre un très grand lit, un lit anglais. Les tapis sont ôtés. Le Roi me demande, si je suis d'avis de les remettre. Je dis que non. Il fait chaud et les parquets sont très beaux, beaucoup plus beaux qu'aucun parquet anglais. La Smahla est vraiment un village de tentes en bois, qui seraient somptueuses en Afrique. Le Duc d’Aumale et le duc de Montpensier, qui arrive demain y logent. Le Duc de Nemours ne revient pas. On a pensé qu’il ne devait pas quitter son camp, laisser là dix mille soldats oisifs et dans l’attente, et toute la population, en mécompte. Je crois qu’on a raison.
C’est Lady Canning et miss Leeds qui accompagnent la Reine. Lord Aberdeen a mon appartement ordinaire. J'en ai un bien plus petit et plus simple, mais très suffisant, près du sien. La ville est pleine, archipleine, surtout d'anglais qui viennent de Dieppe, du Havre, de Boulogne, même de Southampton et de Brighton.
Un petit cabinet, place pour un lit et une chaise, se loue 25 fr. pour une soirée. Le Roi a été obligé de louer 40 chambres dans la ville. Je vous conte tout, pêle-mêle comme tout est et se fait sous mes yeux. Pourtant tout est à peu près prêt, et si la Reine arrivait demain, elle serait reçue convenablement.
Je suis arrivé à 9 heures, après une nuit très belle et très douce. J’ai assez dormi, dormi et pensé à vous tour à tour. Un peu à la Reine d'Angleterre. La Reine des Belges m'a dit à déjeuner qu’un des plaisirs qu’elle se promettait de son voyage était de me revoir. Je m'attends un peu à un siège en règle, dans l’intérêt Cobourg. Je ne trouve ici pas plus d'indécision que je n’y en apporte. La Reine est encore ébranlée de l'accident du pont. La chance était vraiment affreuse et sans la vigueur et la présence d’esprit du second postillon, on ne conçoit pas ce qui ait pu les sauver. La Reine se méfiait de ce pont, et ne se souciait pas d’y passer. " Je dirai mon mea culpa toute ma vie de ne l'avoir pas fait descendre.» m'a dit le Roi. Le petit Paris n’a pas eu peur du tout, ni du coup de canon qu’il venait de tirer. Cela a plu au Roi. Mad. la Duchesse d'Orléans y était , et aussi le duc de chartres, le Prince et la Princesse de Joinville, le duc et la duchesse de Cobourg, le duc d’Aumale, tous, excepté Madame de Nemours a bien failli être Roi m'a dit la Reine à déjeuner. Dieu se plaît à entrouvrir et à fermer l'abyme. Adieu.

Le Roi est allé se promener. Je lui ai demandé la permission de venir écrire. La poste part à 2 heures. Il me reprendra à son retour. Adieu. Adieu. Quel beau temps. J’ai voyagé jusqu'à 5 heures et demie dans un brouillard énorme. Le soleil a lui sur Eu au moment où j'approchais. En dix minutes, le brouillard a été balayé. Voilà la Musique qui annonce le départ du Roi pour la promenade. On a fait venir de Londres le God save the Queen et la musique du régiment l’apprend. On a aussi la marche saxonne du Prince Albert. Adieu, adieu. Adieu. J’espère qu’il fait aussi beau à Versailles. Je ne sais ; mais je ne trouve pas dans cette lettre assez de vous et pour vous. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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2 Val Richer, Dimanche 29 mai 1853
8 heures

Je me lève après neuf heures de sommeil. Je sens la fatigue s'en aller. comme la soif quand on boit. Mais il ne fait pas beau ce matin. Vous ne connaissez pas le plaisir de voir pousser vos cerises, vos fraises, vos abricots et vos pêches. Marion vous dira si c’est un plaisir. Je reviens de mon verger à mes journaux à Paris, je les regarde ; ici, je les lis.
Le Moniteur met bien du soin à répéter le Morning Post qui dit que les Cabinets de Londres et de Paris, "ont agi, agissent et agiront à Constantinople avec l'accord le plus parfait et le plus cordial." On est très pressé de rentrer dans l’ornière. Il est vrai que cette fois, vous y avez poussé. Si votre Empereur avait, dés le premier moment, dit avec précision, à tout le monde, que pour se mettre à l'abri des firmants secrets et mobiles, il demanderait pour l'Eglise grecque, ce que la France possédait depuis deux siècles pour l'Eglise latine, c’est-à-dire des capitulations formelles, et que c’était là, pour lui, la question des Lieux Saints, il n’eût pas rencontré, j'en suis convaincu, les obstacles qu’il rencontre aujourd’hui ; car bien qu'énorme en fait et très différente par là de la prétention latine, la prétention grecque est, en soi et en droit, si naturelle et si raisonnable qu’on eût eu de la peine à la combattre. Mais elle ne s’est pas expliqué tout haut, toute entière et tout de suite ; elle a apparu au dernier moment comme une nouveauté par conséquent beaucoup plus grosse qu’elle n'eût paru au premier ; et vous avez créé, à la fin, une situation grave uniquement peut-être parce que vous avez voulu vous épargner, au commencement, quelques embarras de conversation. Je n'en persiste pas moins à penser que la situation grave sa dénouera sans événements graves.

Onze heures
Je persiste toujours, quand même la tentation de conciliation des quatre puissances n'aurait pas réussi. Le feu ne prendra pas à l'Europe pour cela. Vous avez raison, il fallait parler plutôt et plus haut pour vous. Vous voyez que je suis de votre avis, encore plus que vous, car je remonte plus haut. Adieu, Adieu.
Ne soyez pas trop fatigué en partant. Je remercie Marion. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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4 Val Richer, Mercredi 15 Juillet 1846,

Vos yeux malades me déplaisent beaucoup. Presque autant que vos yeux bien portants me plaisent. Vos yeux bien portants ont, par moment, un caractère de profondeur de regard recueilli et intérieur, admirable. Je les vois tels dans ce moment-ci. Qu'ils ne soient pas malades. Mad. Danicau vous lit-elle beaucoup ? Vous ne me dites rien d'elle. Je suis presque bien aise que vous renonciez à Dieppe. Je n’y avais pas goût. C’est bien loin pour ce que vous alliez y chercher. Et en cas de grand ennuis, il faut deux jours pour revenir à Paris. J’aime mieux St Germain ou Versailles. Je pense que vous allez samedi à Mouchy. Moi, j’irai ce jour-là établir Pauline à Trouville. Je devais y aller demain. Quelques arrangements me font retarder de deux jours. Fleischmann tient-il sa parole ? Le temps est resté un peu gâté de l'orage. Je me suis moins promené hier. Pourtant une course d’une heure dans les bois. On m’annonce pour aujourd’hui beaucoup de visites. Si je savais m’ennuyer, l’occasion serait bonne. L’état des esprits est excellent, ici et dans les environs. Je ne crains que le trop de confiance. Tous les nôtres se croient sûrs du succès trop sûrs.
Rien aujourd’hui d’aucun point. Si ce n’est de Bruxelles où l’Infant D. Enrique s’est rendu en deux jours, à charge à tout le monde, en particulier à sa sœur qui parle mal de lui et dit qu’il faut bien le veiller. Il ne s’est entouré que des émigrés progressistes. Il a dîné le 14 à la Cour, et il part aujourd’hui même pour la Hollande, d’où il ira sans nul doute à Londres. Vous avez toute raison de parler toujours de lui, comme de notre candidat N° 2. J’attends la première lettre de Jarnac pour lui écrire en détails à ce sujet. A tout prendre, je serais bien aise que Bulwer quittât Madrid pour Constantinople. C'est aussi l’avis de Bresson. Palmerston a été à Tiverton, bien réservé sur les affaires étrangères, et bien aigre sur Peel. Il me paraît impossible que l’hostilité ne recommence pas bientôt entre eux. Les Whigs feront ressortir les fautes de Peel, et il ne se laissera pas faire, je suppose. Je reçois un mot de Flahaut qui trouve sa retraite (la retraite de Peel) magnifique. Mais M. de Metternich a été très choqué de l’éloge de Cobden.
J’avais tort tout à l'heure de vous dire que je n’avais rien de nulle part. J’oubliais ce mot de Flahault qui me demande de la part de Metternich, des renseignements très détaillés sur l'organisation et le service de la Gendarmerie en France. On veut établir un service semblable en Galicie. On vient, d’Autriche, nous emprunter de la police. Pas un mot sur le discours de Montalembert et sur mon silence. Flahaut a tort. Que M de Metternich ne lui en ait rien dit, je le comprends ; mais il devrait avoir lui des informations, des conjectures, sur ce que Metternich en a pensé, et me les dire. Il fait comme bien d’autres, plus en pouvoir que lui ; dès qu’il y a quelque embarras, il s'efface. Vous ai-je dit qu’il avait écrit à Morny ? Il y a peu de temps qu’on lui disait que je n'étais pas content de lui, que j’avais envie de donner son poste à un autre, &. pour peu que cela fût vrai, disait-il, il voudrait le savoir, car pour rien au monde, il ne voudrait rester à son poste contre mon gré ou seulement contre mon goût. J’ai pleinement rassuré Morny. Adieu.
Je reviens à vos yeux. J'en attends de meilleures nouvelles. Merci de vos excellents conseils pour Henriette. J'en ai fait usage d’autant que je les avais devancés. Elle est à l’œuvre. Vous avez mille fois raison. Vous êtes vous-même, un modèle d’ordre. Adieu. Adieu. Je viens d’écrire longuement au Roi sur l’Espagne. Adieu G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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4 Val Richer, Mardi 31 Mai 1853

Faut-il que je vous renvoie la lettre d'Ellice à Marion ? Elle est intéressante et j'en remercie Marion. Si on a conseillé à la Porte de déférer la question aux quatre puissances, ce n'est pas très prévoyant, et si après cela, on ne soutient pas la Porte, ce n’est pas très brave. Je regrette quelque fois de porter tant d’intérêt à la paix, car j'en prends très peu aux Turcs ; je voudrais voir ce beau pays rentrer dans le giron Chrétien. Mais St Marc Girardin a raison ; il en coûterait trop cher aujourd’hui, il en coûterait une nouvelle explosion de la révolution, en Europe. Il faut attendre, pour cela comme pour tout le reste. Je doute toujours du canon.
Voilà la session du Corps législatif close. Elle n’a pas été brillante pour le pouvoir, mais je trouve qu’il s'est conduit sagement, en ne s’entêtant pas et en transigeant sans bruit avec les velléités de résistance qu’il a rencontrées. De résistance, j’ai tort ; c’est d'indépendance, et d’indépendance très mesurée qu’il faut dire. Si le Gouvernement sait accepter peu à peu cet adoucissement à la réaction qui a marqué son origine, il s'en trouvera bien et le pays aussi. On a beau avoir réussi dans un coup d'Etat ; il n’y a pas moyen de rester aussi absolu que le jour où on l’a fait.
Je suis pressé de savoir comment vous aurez remplacé votre professeur Allemand. Quels mauvais renseignements vous sont donc venus sur son compte ? Il est vrai que la sagacité de ce bon Tolstoy n’est pas, une garantie suffisante.

Midi
Mon facteur arrive très tard. Mais il m’apporte une bonne lettre. Vous ne me dites pas encore quel jour vous partez. Je suis de l’avis de Hübner ; cela s’arrangera. Le trouble des spéculateurs de toute sorte m'amuse. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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5 Val Richer, Mercredi 1 Juin 1853

Si j’avais besoin d'être confirmé dans ma sécurité, le Journal de Francfort me rendrait ce service. Evidemment vous le dictez. Il indique déjà à la Porte un moyen de sortir d’embarras en réclamant de vous pour l'indépendance de sa souveraineté, des stipulations qui compenseraient le droit de protection que vous lui demandez pour l'Eglise grecque. Réciprocité très illusoire, mais qui sauverait la dignité apparente et faciliterait la transaction. Ce moyen-là ou tout autre certainement on en trouvera un, avant ou après quelques coups de canon.
Entre les cent raisons qui m'ont décidé à ne jamais rechercher ni accepter aucune affaire ni aucun avantage d’argent, j'ai toujours compté pour beaucoup celle-ci ; conserver en tous cas la pleine liberté de mon jugement et de mes actions. L'argent, c’est les fers aux pieds et aux mains, et à l’esprit.
La rentrée du Roi Léopold à Bruxelles est aussi belle que son entrée à Berlin et à Vienne. Les discours des Belges, laïques ou ecclésiastiques, ont un caractère de satisfaction sensée, et vraie qui me plaît beaucoup. Il y a deux sortes de mensonges publics qui me donnent des nausées, ceux où l'on ne trompe personne et ceux où l’on se trompe soi même. Rien de semblable ici. C’est un pays et un Roi content l’un de l'autre, et qui ont raison.
Je ne m'étonne pas que vos grandes Duchesses n'aillent plus en Angleterre, ni à Vichy. Je lis dans les feuilles d'Havas des articles plus aigres, sur vous qu’il n’est, à mon avis, nécessaire ni convenable. L'Empereur d’ici à certainement dans cette affaire, un avantage, sur le vôtre ; il serait de meilleur goût, et plus habile d’en profiter pour se montrer courtois et bien disposé en général. C'est la seule espèce de revanche qui soit digne et qui serve. A coup sûr, le Duc de Gênes ne part pas de Paris content du corps diplomatique. Je comprendrais Hübner ; mais je ne comprends pas Cowley.

Onze heures
Je suis charmé que votre fils vous accompagne de bonne grâce. Je vous souhaite le retour du beau temps ; il est bien mauvais depuis hier. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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6 Val Richer, Jeudi 2 Juin 1853
9 heures

Le journal des Débats m’a manqué hier, je ne sais pourquoi. C'est comme si toute la politique me manquait. Il devrait traiter votre question en pleine connaissance de cause et sensément. Je doute que votre politique expéditive soit pratiquée. On craint trop les conséquences de toutes choses pour rien commencer vite. Sauf ce que vous m'écrivez, et ce que je vous écris, il est impossible de penser moins que je ne le fais à ce qui se passe.
Je ne m'occupe que de ce qui se passait il y a deux cent ans. Il y a deux cent ans précisément, Cromwell chassait, en personne le Long Parlement et se faisait Protecteur. Je m'amuse parfaitement à le regarder faire et à le raconter. On m'écrit de Londres pour me presser instamment de publier, mon livre cette année même, au mois de décembre, pour l’anniversaire du protectorat. Partout on se plaît aux coïncidences de dates. Je crois que je leur donnerai cette satisfaction.
Vous ne vous souciez guère de la Chine. Cependant le Galignani me dit que les agents anglais et Français ont promis le secours de leurs vaisseaux pour empêcher cet Empire là de tomber. Soutenir deux Empires à la fois en Orient, c’est beaucoup. La coïncidence est singulière. Je suppose qu’elle ne vous plait pas davantage dans l'Orient asiatique que dans l'Orient européen. Mais vous n'êtes pas engagés à protéger les Chinois contre les Tartares comme les Grecs contre les Musulmans. Bizarre spectacle que celui du monde aujourd’hui ! Ce sont des hérétiques, et des schismatiques qui s'en partagent ou s'en disputent la domination. Le Pape ferait plus sagement de voir en eux des Chrétiens que de s'obstiner à les anathématiser, comme au temps où les catholiques dominaient partout. Je suis encore plus frappé de la décadence d’esprit de la cour de Rome que de celle de sa force. C'est dommage.

Onze heures
Le rappel de Brünnow serait drôle. J’ai point à y croire. Les Débats sont curieux en effet. Ils ont raison. Adieu, adieu. Vous avez raison de ne prendre personne à la place de votre Allemand. Marion vaut un homme et une femme. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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7 Val Richer. Vendredi 3 Juin 1853

Il y a trop d'humeur dans cette parole : " La Belgique épouse l’Autriche ; moi j'épouserai la Suisse. " Pourquoi épouser quelqu'un ? Il y a des situations, où un gouvernement doit savoir vivre en garçon, et où il peut trouver beaucoup de force dans la vie de garçon. Pourvu qu’il soit un garçon sensé et rangé. D'ailleurs, il n’y a pas moyen d'avoir de l'humeur contre la Belgique sans en avoir contre l’Autriche et l'humeur contre l’Autriche me paraît bien mal entendue. C’est en Autriche, qu’on trouve le meilleur vouloir parce que c'est elle qui a le plus peur. Rien n’est plus sage et plus profitable que d'être amical pour ceux qui ont peur de vous ; ils vous en savent un gré infini.
Je ne comprends pas le dernier incident de l'affaire suisse. A quoi bon le départ du ministre autrichien s’il n’amène rien de nouveau ? Ce n’est que de l’excitation de plus pour le patriotisme suisse qui est très réel, quoique très vantard. Il ne faut pas animer les gens avec qui on ne veut pas se battre. Je ne m'expliquerais l'acte de l’Autriche que si elle avait envie d'être provoquée par la Suisse, ce que je ne suppose pas. Les feuilles d'Havas me disent qu’on recommence à négocier entre Vienne et Berne. Combien de temps faut-il au Prince Mentchikoff pour aller d'Odessa à Pétersbourg ? Nous n'avons rien à attendre de là avant qu’il y soit arrivé. Brunnow n’est pas propre à prendre le ton haut. Pour être digne, ce n’est pas assez de savoir être insolent. En revanche, il est très propre à supporter une mauvaise situation. Il a tout ce qu’il faut, pour cela, d’esprit, de souplesse et d’aplomb subalterne. Heeckeren à travers ses mauvaises manières, a plus d’esprit et de bon sens que la plupart de ceux qui se moquent de lui.
On m’écrit que M. Hébert a plaidé avec un grand succès dans l'affaire des correspondants des journaux étrangers. La cour me paraît avoir jugé avec équité et prudence ; elle a modéré les prétentions du gouvernement sans le désarmer. M. Villemain a lu chez son beau frère Desmousseaux de Givré devant une réunion nombreuse et varié, la seconde partie de son récit du 20 mars cette tragique séance de la Chambre des Pairs, après Waterloo, où le maréchal Ney proposa la déchéance de l'Empereur, contre les emportements du pauvre La Bédoyère. On dit que la lecture a eu du succès ; un mélange très piquant d'éloquence et de malice.

Onze heures
Pas de lettre, sans doute les embarras du départ. Vous me direz demain quel jour vous partez. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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9 Paris le 4 juin 1853 Samedi

On savait à Pétersbourg le départ de [Menchikoff]. La lettre qui l'annonce est venue ici 5 jours. Prodige de vitesse. Un courrier est annoncé pour demain. Nous trouvons que Menchikoff a été bien mou !
En Angleterre grande alarme et embarras pour le gouvernement quant aux détails voici la lettre d’Ellice, mais de son côté Cowley me dit que si nous entrons dans les principautés c'est la guerre entre l'Angleterre & la Russie. Je ne crois pas. Heeckeren disait hier soir sur des nouvelles de télégraphe de Vienne que nous avions occupé les principautés. Le petit Nesselrode arrive ici demain de Constantinople par Vienne. Mon salon est impayable. Tous les [diplomates] y sont, & Hubner aussi tous les soirs. Tout le monde agité.
J’ai vu hier Fould, pacifique, triste, & pas amoureux de l'Angleterre.
On repart de [S.] pour le mois de 7bre.
Midi Voilà ma lettre d’Ellice partie pour Chantilly, où L. Cowley passe la journée. Vous ne l'aurez que demain. Ce qu'il me dit de plus curieux c’est que sur une étourderie de Lord John 3 Cabinet ministers allaient quitter à propos d‘une querelle catholique protestante je ne sais quoi. Mais cela pouvait s’arranger encore.
Il dit aussi que Palmerston déblatère contre la Russie & pousse à la guerre tandis que les autres procrastinent. C'est bien là ce qui fait qu’ici on est pour Palmerston contre Aberdeen.
L'agitation diplomatique et bien grande partout. Moi je suis ici la confidente de tout le monde. Entre eux ces messieurs ne se parlent plus, ou très peu. Les Allemands sont dans les perplexités, les plus grandes. Andral ne veut pas que je parte par le mauvais temps. J’attendrai quelques jours, je ne fixe rien encore.
2 heures. Une lettre de Londres. Clarendon est au pied du mur il ne peut plus nous défendre. L’ordre sera parti pour le départ de la flotte. L’Autriche nous fait des remontrances. Si Schwarzenberg vivait il ferait marcher des troupes pour nous empêcher. Voilà ce que dit Londres. Vous voyez que tout est est bien noir. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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10 Val Richer. Lundi 6 Juin 1853

Si le résultat de votre opération sur Constantinople était de refaire l'alliance de l’Autriche, la France et l’Angleterre ; vous y perdriez plus que vous n'y pourriez gagner. Et l’Europe aussi. Mais je ne crois à aucune alliance sérieuse. Vous sortirez de ceci moins bien que vous n'étiez avec tout le monde, et n'ayant pas gagné sur la Porte tout ce que vous vouliez, mais ayant gagné pourtant, et sans guerre européenne. Tout bien considéré, je doute que vous ayez fait de la bonne politique, et même que vous ayez bien fait votre politique. On vous avait fait plus beau jeu que vous n'avez bien joué. Mais votre position est si forte que vous avancez même en bronchant. D'ailleurs, vous avez un but et vous y marchez. Toutes les autres puissances en Europe ne veulent que le Statu quo.
Le temps est redevenu doux et charmant. J’ai marché hier trois heures de suite, sans fatigue. C'est de l'appétit et du sommeil de plus. Je me plains seulement que la journée n'ait pas 36 heures. J’ai pris, une rage de travail et de promenade à la fois à laquelle les 24 heures ne suffisent pas.
Vous aussi les 24 heures ne vous suffisent pas. Au jour du jugement dernier, vous ne direz pas comme ce pauvre Valdegamas. " Mon dieu, j’ai fait des visites. " mais " Mon dieu, on m’a fait des visites ? Je m'amuse de votre amusement.
Andral a trop d’esprit pour vous faire partir de Paris tant que vous vous y amuserez si bien. Je vois que Bourqueney à Vienne et M. Gobineau à Berne se donnent bien de la peine pour raccommoder l’Autriche et la Suisse. Je ne comprends pas que ce soit difficile du moment que l’Autriche est décédée, comme elle le paraît, à ne pas employer la force pour obtenir ce qu'elle demande. Quand on ne veut pas se battre, à quoi bon se quereller ?
Le succès du voyage du Roi Léopold me revient aussi par Claremont où l’on s'en réjouit beaucoup. Il influera grandement pour remettre l’Autriche bien avec l’Angle terre. Evidemment, il s’y est déjà beaucoup employé ! La Reine d'Angleterre est mieux que jamais pour toute la famille d'Orléans. Le cardinal Wiseman a très éloquemment parlé pour la première communion du duc de Chartres. Peu de Français et beaucoup d’Anglais présents.

Onze heures et demie
Je n'ai que le temps de fermer ma lettre. A demain la conversation. Adieu, Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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11. Val Richer Mardi 7 Juin 1853

Les Anglais n'ont pas envie de la guerre. Vous ne prendrez pas Constantinople. L'Empire Ottoman ne tombera pas demain. Greville a raison de se dire sûr de l’Autriche et de la Prusse en tant qu’il veut dire que l’Autriche et la Prusse s'employeront à empêcher la guerre, c’est-à-dire à faire en sorte que vous ne demandez pas trop et que la Turquie vous cède assez.
Dans Phèdre, Hippolyte dit :
Un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueux,
Un coupable assassin, un lâche incestueux.
J'en dis autant de Pétersbourg, de Londres, de Vienne, un seul jour ne fait pas, d’un gouvernement sensé, un fou. Vous resterez sensés, et les autres aussi. Et vous aurez où aller, Paris ou Londres, à votre choix. Il n’y a de question que celle des plus ou moins grands embarras qu’il faudra traverser pour arriver au but. Peut-être quelques coups de canon avant la paix. J'en doute. Pourtant cela se peut. Vous êtes en effet bien engagés ; et il vous faut quelque chose pour vous dégager. Si l'Europe a un peu d’esprit, elle vous ouvrira la porte qu’il vous fait. Cela ne me paraît pas bien difficile.
Je viens de retourner mon papier. Pardonnez moi les tâches qui sont sur la dernière page. Je n’ai pas fait attention que la première n'était pas séche.
Le rapport de M. Billault à l'Empereur sur la session au corps législatif, m'a amusé. Encore quelques injures au régime parlementaire, pour la convenance. Et puis de grands efforts pour bien établir que dans la session qui finit, on a fait beaucoup de rapports, beaucoup de lois, beaucoup discuté, beaucoup amendé, qu’on a été très parlementaire, sans que personne s’en doutât.
Les hommes ne peuvent se résoudre, à dire tout simplement la vérité, ni à mentir tout à fait. Je vois que le mariage du duc de Brabant se fera à Bruxelles et non pas à Vienne. C'est donc à Bruxelles qu’ira la Reine Marie Amélie. Point d’embarras donc pour les rencontres dans la maison de Bourbon. On en était assez préoccupé.
Je garde les lettres d’Ellice puisque vous ne me demandez pas de vous les renvoyer.
L'étourderie de Lord John Russell me paraît grosse. La commission de ces trois catholiques peut avoir des conséquences graves pour le cabinet. Qu'avait-il besoin de se laisser aller à cet accès de franchise protestante ? Est-ce pure étourderie ou bien recherche de popularité ?

Dix heures et demie.
Votre grosse nouvelle ne me fait pas changer d’avis depuis le commencement, j'admets la possibilité au canon, mais d’un canon qui n'allumera pas un grand feu, le seul qui mérite qu’on s'en inquiète. Seulement je deviens de plus en pas curieux de savoir comment Europe et Russie se tireront de cet embarras. Adieu, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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12. Paris le 7 juin 1853

Je reste certainement bien troublée des nouvelles que je vous ai données hier. On les tient très secrètes, la Russie s’entend.
Le bavardage est infini. Jamais l’occasion ne fut plus belle. Quelle confusion ! Les Allemands sont très montés aussi contre nous. Hubner surtout, mais il me le dit dans le tuyau de l'oreille. Ma tête s'en va de tout ce que j’entends je suis devenue le confesseur général. On cherche à me retenir, mais il faut que je parte. Que puis-je à tout ceci ? Le Times d’aujourd’hui est catégorique. L’Empereur persiste, la flotte anglaise. part. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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12 Val Richer. Mercredi 8 juin 1853

De près, on peut causer indé finiment sur le même thème ; on apprend ou on pense à chaque moment, quelque détail nouveau. De loin, beaucoup de choses s'ignorent ou se perdent ; il faut s’en tenir aux grands traits.
Je ne rabâche donc pas sur mes pronostics qui resteront les mêmes, même quand vous m’apprendrez qu’on se bat. On ne se battra pas bien fort, ni bien longtemps, ni tous à la fois. Mais je n’ai guère vu d'affaire dans laquelle tout le monde, par faute ou par hasard, fût plus mal engagé. Vous avez cru l'affaire trop facile ; à Londres, on ne l’a pas crue assez grosse à Paris, on s’est mis mal avec tout le monde dès le premier moment. C'est pourquoi tout le monde est embarrassé aujourd’hui. On souffrira quelque temps de cet embarras ; puis, on s’en tirera. Il y a un admirable proverbe Portugais qui dit : " Dieu écrit droit sur les lignes de travers. " Ceci est bien loin de la politique.
Vous cherchez des livres un peu amusants. Lisez Les contes et nouvelles de M. Armand de Pommartin. C'est un homme d’esprit et d’un esprit qui n’est pas encore blasé, ni usé, comme ce sont presque tous les gens d’esprit de notre temps. Quatre petits volumes. Vous feriez bien de garder cela pour Ems, si vous partez. Je reviens à la politique. Je viens de lire dans les débats notre article du Journal de Francfort. Il est bien pacifique : Y a-t-il quelque chose de vrai dans l’envoi d’une grande ambassade turque à Pétersbourg ? Autre petit ouvrage assez intéressant, à lire pour vous et qui me revient à l’esprit : Histoires de la vie privée d’autrefois, par M. Oscar Honoré un seul volume.

Onze heures
Certainement la situation est vive. Et l’article du Times important. Si les quatre puissances s'entendent pour vous engager à une solution pacifique, vous aurez bien de la peine à vous y refuser, et elles vous en trouveront une convenable. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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13. Paris le 8 juin 1853

La situation est bien vive je crois que les Allemands vont se joindre à l'Angleterre. La France est dans l’alliance ou avec elle au moins l’entente tout-à-fait. Fould a l’air content. Des nouvelles particulières disent qu'Aberdeen rompra le Cabinet, ne voulant pas faire la guerre. Nous verrons cela après demain jour des interpellations.
Les Russes sont très montés. Je ne vois pas comment on peut s'arranger sans guerre ; si elle commence, où elle finira.
Je pars bien triste, mais je pars. Je dis Samedi. Constantin sera à Ems pour me voir un moment le 16.
Vos commentaires me sont toujours précieux. Il y en a long à faire !
Heeckeren est chez moi tous les soirs, tout le monde y est & désolé de mon départ. Il n'y aura plus où se rencontrer. La ville était pleine hier de la retraite de Fould, il n’y a pas un mot de vrai.
Adieu. Adieu. Je suis malade de tout ceci. J’ai besoin de m'en aller, sauf à crever d'ennui. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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13 Val Richer, Jeudi 9 juin 1853

C'est curieux à quel point le pays qui m'entoure est peu préoccupé de l'affaire d'Orient. On ne joue pas d’ici à la Bourse. Tout le monde est convaincu que l'affaire s’arrangera sans guerre, et toutes les incertitudes et oscillations qu'elle pourra subir d’ici là ne font absolument rien à personne. Je ne dérange personne dans cette impression, car c'est la mienne.
Mon Galignani me dit que Lord Westmoreland, Lord Howden, M Crampton et Bulwer vont quitter leurs postes. C’est la nouvelle d’il y a six semaines. A-t-elle aujourd’hui quelque réalité ?
Je comprends qu’on veuille vous retenir à Paris. Les fidèles n'aiment pas que leur confesseur s'éloigne. Il n’y a rien de si difficile à trouver qu’un confesseur. Si chacun vous disait réellement ce qu’il a dans l'âme vous seriez en effet un confesseur, bien plutôt qu’un confident, car l’embarras où l'on est aujourd’hui est bien la faute des acteurs, il n’y avait, dans les choses mêmes, absolument rien qui les y poussât.
Je vois que les trois irlandais ont repris leur démission. J'en suis bien aise pour Lord Aberdeen à qui cela épargnera des embarras. Sa lettre n’est pas très agréable pour lord John. Voilà une petite affaire qui, en fait de brouillerie, a été aussi loin qu’il se pouvait sans devenir une rupture décisive. Il en sera de même de la grande. La querelle suisse et autrichienne se raccommode aussi. Nouvelle preuve.
J’ai reçu des lettres de Suisse bien lamentables. Non seulement le canton de Fribourg mais aussi celui de Duchâtel est dans un état d'oppression pour les honnêtes gens, à faire pitié. Et là, les honnêtes gens sont, la majorité. On aspire au Roi de Prusse, plus qu’on n'espère.

Midi.
Moi aussi, je suis triste de votre départ. C'est de la distance de plus. Mais je ne viens pas à bout de m'inquiéter de la guerre, soit qu’elle commence ou non. Adieu, adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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14. Paris le 9 juin 1853

L'Empereur donne encore à la porte huit jours de délais pour accepter les propositions du Prince M. Si elle refuse encore, nous entrons dans les principautés. Ceci est parti de Pétersbourg, il y a 6 jours. Tout compris il faut attendre trois semaines à Pétersbourg pour savoir la réponse de la porte. Voilà où j'en suis. Je suis mécontente de tout et tout le monde l'est.
Vous êtes sages ici. En Angleterre on ne l’est pas. Cela ira mal. Adieu je fais mes paquets, je m’agite. Je ne dors pas. Adressez encore à Paris. Je vous dirai demain le jour de mon départ. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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15 Paris Samedi le 11 juin 1853

Menchikoff est resté à Odessa il ne bouge pas de là. Nos troupes avancent. Notre flotte est prête. Nous entrerons dans les principautés, si l'Ultimatum est rejeté, et nous resterons. Pas de guerre pour cela à moins qu’on ne la veuille. Je doute que les flottes [anglaises] & [françaises] entrent dans les Dardanelles, mais si même elles y venaient. Quoi ? On se regardera et on rira. Il faudra que les Turcs fassent notre volonté.
Vous êtes parfaitement sages au-delà de ce que j’avais espéré. Long tête hier soir avec Fould. Je suis bien contente de lui. Pas trop d’amour de l'Angleterre. Point d'humeur contre nous. On veut modérer, concilier avoir l'honneur d'empêcher la guerre, bien plus grande gloire que le gain d'une bataille. Parfaitement convenable & bien, enfin je vous dis que je suis très contente, & que je pars rassurée. Je doute que l’Autriche se détache de nous, c’est impossible. Je suis abîmée de fatigue & de conversations. De tous côtés on est fâché de mon départ mais il faut partir je n’en puis plus. Adressez encore ici. On m'enverra votre lettre. Adieu. Adieu.
Voici Greville de hier.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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15 Val Richer, samedi 11 Juin 1853

Un nouveau délai, c’est quelque chose, pendant ce temps là, on négocie certainement à Vienne à Londres, à Paris. Si on sait s'y prendre, il doit venir de Constantinople quelque ouverture que l'Empereur ne puisse pas se dispenser au moins d'écouter, et qui engage une négociation nouvelle. Je suppose toujours que l'Empereur n’a pas son parti pris d’engager la question dernière, et de jeter bas, l'Empire Ottoman. Sauf cette hypothèse il est impossible que l'affaire ne s’arrange pas.
On m'écrit de Londres : " I see Lord Aberdeen very frequently happily rather a friend than patient. His healthy, since he took office, has been better than usual, though you will judge from what you see of tre current of affairs that he cannot he without various inquiétudes. The Turkish question, under ils present aspect the India Bill in its future course and the Education bill under the various perplexities which religious fond impose upon it, are all subject which may well afford to him thought and anxiety. " (Je vous supprime les questions intérieures) " On the Turkish questions I will not speak. A few days or weeks will decide them for good or ill, and the anticipation here is (or was yesterday, that all will end in compromise."
Est-il vrai que Lord Stratford ait proposé à ses collègues de faire une réponse collective aux questions de la Porte, et qu’on s’y soit refusé, en se bornant à des réponses identiques rédigées par M. Delacour ? Cela serait assez significatif et cette fois-ci encore comme en 1840 l’Angleterre aurait de la peine à se faire suivre de ses alliés.

Onze heures
Merci de ce que vous m'avez fait écrire. J’espère que votre fatigue n’est pas sérieuse. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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16 Bruxelles Lundi le 13 juin 1853

Adressez vos lettres à Ems ayez soin de mettre par la, Belgique en haut et près de Coblence. Quelle fatigue, mais je vais me reposer un jour. Je suis venu commodément avec Paul et Marion. Je trouve ici Hélène K. Chreptoviz part demain pour la reine. Nous allons ensemble à Cologne. Paul est un charmant compagnon de voyage. Ma dernière journée de Paris a encore été bien occupée & bien employée. Tout ira bien. Nous entrerons. Vous n’entrez pars. On négociera. On aboutira car c'est de vous & le besoin de tous. Nous sommes très contents de vous. Contents d'Aberdeen. Bien contents du roi Léopold.
Menchikoff a été maladroit & Stratford Canning détestable. Mais les cours respectives soutiennent leurs agents. La diplomatie à Paris est dans un [?] énorme, je vais bien leur manquer. Je vous ai dit que j'étais charmée de ma dernière conversation avec Fould. La France se fait & se fera un grand honneur dans cette affaire tant mieux pour elle et pour tout le monde. On a fait beaucoup d'arrestations à Paris des rouges.
Adieu, car je suis prise de tous les côtés. Hier j'étais bien malade, je me sens mieux aujourd’hui. Adieu. Adieu. L’Autriche, nous appuiera.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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17 Bruxelles Mercredi 15 juin 1853

Je suis restée hier encore pour Hélène. Et me voilà ici. Cologne jeudi le 16. Je ne sais plus quand je vous ai écrit & quoi. Je rabâcherais peut-être. Le roi restait inquiet sur l’Orient, très occupé & utilement en Angleterre.
Excellent pour nous. Excellent pour la France. Pleine de sagesse, d’équité. Vraiment un homme remarquable.
Vous ai-je dit que Menchikoff a le commandement en chef de l’armée de terre & de mer dans le Sud que l’Empereur a été vif contre Nesselrode dans le premier moment. L’accusant d'avoir emmené tout cela par sa politique molle depuis longtemps. Que [?] n’a pas l'ordre de mission. Je l’ai vu à Paris, il est venu chercher sa femme dont il est séparé depuis 2 années. Homme d'esprit. J’espère le voir à Ems.
Adieu. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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18 Val Richer. Vendredi 17 Juin 1853

J’ai grand peine à ne pas vivre tout-à-fait dans le 17e siècle au lieu du 19e. Je viens de dater cette lettre de 1653. C'est là que j'en suis avec Cromwell, au moment où il chasse le Parlement.
Je suppose que vous trouverez l'Allemagne très occupée de votre occupation des Principautés. C'est là que la question se transporte. C’est là du moins qu’on s'efforce de la transporter. Le petit travail des journaux du gouvernement pour le décharger de tout embarras m'amuse. Quand l'affaire de Lieux Saints a été finie, ils ont dit : " La question française est vidée, il n’y a plus qu’une question Européenne ou la France n’a plus que sa part " Maintenant, ils disent : " Puisque la Russie déclare qu’elle se barrera à occuper les Principautés, sans faire la guerre à la Porte, il n’y a plus à vrai dire, de question Européenne ; ceci n’est plus qu’une question allemande, c’est à l'Allemagne de savoir si elle veut que la navigation et le commerce du Danube passent tout à fait dans les mains de la Russie. Vous me direz si l'Allemagne est disposée à se charger ainsi seule du fardeau.
Il y a entre la politique de mon temps et celle qui lui a succédé cette différence que l’une à besoin de placer l’intelligence publique trop bas et que l’autre avait besoin de la placer trop haut.
Je vous suppose établie d’hier à Ems Bayrischer hof. Garderez-vous votre fils Paul un peu de temps ? Je le voudrais pour vous et aussi pour lui. Sa société vous est agréable et je crois que la vôtre lui est bonne.
Je ne comprends pas Hélène Kotschoubey de venir à Paris dans cette saison, à moins que ce ne soit pour s'y arranger pendant qu’il fait beau et y passer l'hiver prochain.
Je n’ai absolument rien de Paris depuis votre départ. Personne n’y est plus, que mon petit ami qui me dira bien de temps en temps quelque chose. Je ne sais pas quand Duchâtel et Dumon reviendront de leur voyage, l’un à Vichy, l'autre dans le midi. Le Duc de Broglie a été content de son séjour à Claremont. Les Princes très sensés et bien disposés ; mad. la Duchesse d'Orléans toujours la même ; il n’a point eu de conversation sérieuse avec elle. Le comte de Paris en grand progrès d’intelligence, de taille, de manière et d’apparences fermes et franches. Puisque vous aurez passé un jour plein à Bruxelles, vous y aurez vu du monde intéressant.

Midi
Je n’attendais pas de lettre aujourd’hui. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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19. Ems le 20 Juin Lundi 1853

Mon fils m’a quitté avant hier soir. Me voilà vraiment sans une âme. Je n’ai pas voulu le retenir. Il a été bien & charmant. Plus longtemps j'aurais trop vu l'ennui, je n’ai pas voulu abuser. Je n’attends personne. Quelle jolie perspective ! Je commence à m'alarmer vraiment. Les chances de la guerre sont grandes, car rien ne peut satisfaire mon empereur qu’une satisfaction directe, écla tante ; et le firman pour tous les cultes n'est pas cela.
Je me suis un peu orientée sur ce qui s’est passé chez nous. Au fond Nesselrode n'était pas d'opinion d'envoyer le Prince Menchikoff. C'est l'Empereur qui l’a voulu. Cet ambassadeur a été cassant, hautain. Redcliffe est venu brochant sur la mauvaise humeur des Turcs. Des querelles de visites ont aigri l’un contre l’autre les deux ambassadeurs. Menchikoff a été maladroit en toutes choses et lorsque enfin la place n’a plu été tenable, il a mis sur le compte des faiblesses de Nesselrode la décadence de notre influence auprès de la porte, ce qui avait préparé sa défaite. L’[Empereur] a reproché à Nesselrode tout le passé des dernières années. Et la scène a été vive dit-on. M. Le ministre a voulu racheter cela par une rédaction très insolent de sa note à Rechid Pacha. Nous allons en apprendre le résultat après-demain. Sans doute la porte nous répondra par un refus, nous entrerons dans les principautés. Je crois savoir que ce ne sera pas cas de guerre aux yeux de l'[Angleterre]. & de la France, à moins que cela n’ait changé depuis mon départ de Paris.
Voici une lettre de Greville qui vous intéressera. Nous sommes dans une position très embarrassée. Dans tous les cas notre bonne situation en Europe restera bien endommagée ; mais je le répète je crains plus que cela.
La mort du Nonce m’a vraiment beaucoup affligé. Marion en pleurs. C'était un brave homme. si tolérant, si doux, si facile & fin. Il pleut à verse aujourd’hui. Pas de promenade, pas une visite. J'ai commencé les bains. Nous verrons dans quelques jours comment ceci me convient. Adieu. Adieu.
Nous sommes bien loin. Vos lettres m'arrivent en quatre jours. Comment vont les miennes ? Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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19 Val Richer, Dimanche 19 Juin 1853

Je n’ai pas cru à la mission de M. de Panin. Pourquoi ? Les missions soudaines de gros personnages ne sont bonnes que lorsqu'il y a quelque résultat éclatant à emporter en quelques jours. Rien de semblable ici. Vous n'avez qu'à laisser aller la situation. Il est évident que personne ne vous fera la guerre pour votre occupation, dite temporaire, des principautés. Si les Turcs tiennent beaucoup à ce que vous en sortiez, ils feront ce que vous leur demandez pour l'Eglise grecque. S'ils craignent davantage votre Protectorat des Grecs que votre séjour dans les Principautés, vous y resterez. Le protectorat, ou les principautés, l'alternative n’est pas mauvaise. Vous ne perdrez à ceci que sous un rapport, votre influence Euro péenne. Il y aura du dissentiment en Europe à votre sujet et de l'humeur contre vous. Vous êtes redevenus la Russie et non plus la tête de l’Europe, je ne sais pour combien de temps.
Vous regretterez ce pauvre Garibaldi. Il n'était pas, pour le corps diplomatique, un ornement, comme Valdegamas, mais une bonne pièce, sensé, tranquille, d’un commerce doux, ne faisant pas grand bien, mais jamais de mal. Sa mort ne m’a pas surpris, c'était une machine détraquée, et qui se savait détraquée. Il est mort d’une de ces maladies, du cœur qui éclatent tout à coup. L’année est mauvaise à Paris pour le corps diplomatique ; deux en quelques mois, c’est rare. Je n'ai point d’idée sur le remplaçant de Garibaldi. Jamais l’Eglise romaine n’a été aussi dépourvue d'hommes. C’est un bien mauvais symptôme, surtout pour l'Eglise qui n’a dominé et ne peut dominer que par la supériorité des hommes.
Nous sommes ici dans le calme le plus profond. Les préoccupations de guerre s'en vont. A Paris, la bourse, dans les campagnes le temps, il ne reste plus que ces préoccupations là. Je vis au milieu des dernières, et j'en prends ma part. A tout prendre, j’ai eu trop de pluie depuis que je suis ici.

Onze heures
J'attends impatiemment la nouvelle de votre arrivée et de votre établissement à lui. J’espère l'avoir demain, après-demain au plus tard. Si vous êtes à peu près sûre de la bienveillance de l’Autriche, vous auriez bien tort de ne pas accepter sa médiation. Vous sortirez d’embarras et vous regagneriez presque tout votre terrain en Europe. Je conviens qu’il faut être sûrs qu’elle vous donnera le Protectorat grec, ou à peu près. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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20. Ems Mercredi 22 juin 1853

Voici copie de qui vous savez. Si vous entrez, ce sera la guerre, si vous restez à la porte on négociera.
Je crois plus au bon sens français qu’au bon sens anglais dans cette circons tance. Mais à vrai dire je ne crois plus à rien. Je rumine toute seule dans ce désert. Vrai désert moral. Toujours et absolument personne. Si je n’avais pas l'incluse à vous envoyer je ne vous écrirais pas aujourd’hui car je n’ai pas un mot à vous dire. Le temps est pluvieux & froid.
Je suis à mon quatrième jour des bains & de l’eau. Mon médecin m'inspire assez de confiance. Marion est gaie, j'ai fait une bonne distribution de ma journée, elle ne m’a pas encore parue trop longue. Mon esprit s’engourdit un peu. Cela repose.
Dites-moi ce que vous pensez de la lettre. Evidemment bien de l’esprit, pas trop content de ce qui s’est passé et pas très confiant dans l’avenir je le soignerais ici surtout il me sera précieux. Donnez moi de quoi le nourrir.
Adieu. Adieu.
2 h. Je suis de lire notre circulaire du 11 juin. J'en suis contente. On ne peut pas se battre pour cela. Au fait il n’y aura de mot qu’une église. De tout ceci il restera une forte attente portée à notre réputation d'habileté diplomatique un rapprochement entre la France & l'Angleterre. Et un nouveau bail pour la Turquie est-ce que je me trompe ?

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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21 Ems le 23 juin 1853

Quoique l’avis soit inutile j’espère, puisque je l'ai négligé hier. Je veux vous le dire aujourd’hui : que la copie que je vous ai envoyée hier reste bien pour vous seul ! Je n’ai rien de plus. Je suis curieuse de ce que vous me direz de notre dépêche.
Ma nièce arrive après-demain. Son mari n'ose pas quitter Berlin. Je crois & je crains alternativement : la paix, la guerre. Comment deviner ? C’est triste de ne bavarder qu’avec moi-même. Il pleut à verse. Voilà le cinquième jour, et pas une âme. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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22 Ems le 25 juin 1853

Selon une nouvelle lettre de Vienne, nous n’entrerons pas dans les principautés avant le 2 ou le 3 juillet ; alors encore on pourra négocier, mais les chances de s’arranger deviennent plus faibles tous les jours. Et hélas vous perdrez votre pari. Et moi, je ne rentrerai pas en France. C’est affreux d'y penser. Je doute de l’efficacité de l’Autriche à Constantinople et c’est la dernière chance.
Tout ceci dérange grandement l'effet des haines. Je ne pense qu’à la guerre et à ce que sera mon sort. Je ne le conçois pas. comme je ne vois personne ; jugez quelle belle occasion de me faire tous les dragons du monde.
Et puis, il pleut sans cesse. Je ne puis pas sortir. Je suis très à plaindre. Les journaux, voilà pour m’assombrir l’esprit encore. Ah la maudite question d'Orient. Marion prétend que je me suis [?] à [?], c’est possible. Depuis hier je ne me sens pas bien. C’est peut-être l’agitation d’esprit qui dérange l’effet des eaux. J'attends ce soir ma nièce. Ce ne sera pas grand chose quoi que quelque chose. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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23. Ems le 28 juin 1853

Vos réponses sont longues à m’arriver. Je ne sais pas encore ce que vous dites de notre long facteur. Il est bien controversé. Il y a bien à dire. Il est évident que tout le monde cherche à éviter la guerre, moins Lord Redcliffe et peut-être ses patrons. Nous verrons. Toute cette incertitude me fait du mal. J’ai été obligée de suspendre mes bains. La pluie n’a pas discontinué depuis mon arrivée c’est une horreur au milieu de cette solitude. Ma nièce est très bon enfant, mais elle va bien s'ennuyer aussi. Je n'ai pas un mot à vous dire. Personne ne m'écrit de Paris. Mollé seul ! Je vous laisse à juger ce que sont ses lettres ! Il parait que Morny s'est donné du mouvement, vous m'en direz quelque chose.
Un mot de Constantin m’apprend que nous entrerons le 2 juillet dans les principautés. Les Bulgares Turcs nous demandent des armes contre les Turcs, les Grecs sont dans une grande effervescence, les Turcs sont agressifs. Ils envoient des émissaires pour soulever les Circassiens. Tout cela est très mauvais. Comment cela finira-t-il ?
Adieu. Adieu.
Nous faisons une pauvre correspondance ! Menchikoff reste à bord de son vaisseau à Odessa.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°23 Val Richer. Vendredi 25 Juin 1852

Outre la satisfaction de cœur, c’est un plaisir d'être rentré dans l’ordre. Plus je vieillis, plus le moindre désordre le simple dérangement me déplait et m'inquiète. On ne sait jamais ce que cela peut devenir.
Je suis charmé qu’on soit si bien pour vous à Schlangenbad. Est-ce que vos fils ne s'en ressentiront pas ? C'est là vraiment la marque d’amitié que vous devrait l'Impératrice. J’ai peine à comprendre qu’elle ne soit pas en état ou en volonté d'obtenir cela de l'Empereur, et que l'Empereur ne puisse pas être amené, pour faire plaisir à sa femme, à faire deux exceptions au régime des passeports. Je voudrais beaucoup que vos fils vous dussent l’agrément de leur vie. Rien ne les rapprocherait d'avantage de vous. Ils sont dans cette disposition et cette habitude d’esprit, où l’agrément de la vie inspire plus de reconnaissance que la vie même. Avez-vous de bonnes nouvelles de la santé d'Alexandre ?
J’attendais hier avec quelque curiosité, mon Journal des Débats pour voir comment le corps législatif aurait pris la lettre de M. Casabianca sur le rapport de M. de Chasseloup Laubat. Je vois seulement que beaucoup de personnes ont parlé, MM. de Montalembert, de Kerdrel, de Chasseloup deux ou trois conseillers d’Etat, et M. Billault lui-même, du haut de son fauteuil. Mais le procès-verbal détaillé n'était pas encore prêt et communiqué aux journaux hier, à 4 heures. Il aura probablement été un peu difficile à rédiger.
Les ministres Anglais, Lord Malmesbury surtout, ont l’air d'écoliers à qui le Parlement fait la leçon et qui recommencent leur tâche quand le Parlement leur a montré qu’elle n'était pas bien faite.
Voilà votre ami Bulwer qui va rentrer en négociation à Florence pour les coups de sabre de M. Mather, et qui est chargé d'obliger le grand Duc de Toscane à dire, s’il répond ou non, de ce qui se passe chez lui. Ainsi les plus petits incidents ramènent les plus grandes questions. Et M. Mornay, sera-t-il ou ne sera-t-il pas pendu à Ancône ? A Dieu ne plaise que je regrette si un homme n’est pas pendu ; mais vraiment, si M. Mourray est l’un de ces mauvais sujets errants qui vont se faire partout où l'occasion s'en présente, les complices de l'anarchie et de l’assassinat révolutionnaire, c'est une grande indignité au gouvernement Anglais de forcer la main au pauvre Pape pour lui faire faire cette grâce. Le Pape portera ici la peine de la mauvaise réputation, très mérité, du gouvernement Papal en fait de justice et de jugements criminels.
J’ai connu, il y a quelques années, à Paris un M. de Harthausen qui était un homme d'esprit, et qui écrivait. Il avait écrit quelque chose sur le rôle et la politique de l’Autriche en Allemagne. Je ne suppose pas que ce soit là ce que l'Impératrice, s'est fait lire. Comme M. de Meyendorff lit sans doute le Français aussi bien que l'Allemand, je vous signale un article sur St Ambroise, de M. Villemain, inséré dans le Journal des Débats d’hier. Jeudi 24 ; c’est un morceau très intéressant, et assez court pour être lu tout haut. Je serais surpris s’il ne plaisait pas à l'Impératrice, et même à vous. Cependant je dois convenir que St Ambroise résistait quelques fois aux Empereurs, mais à des Empereurs qui ordonnaient le massacre de Thessalonique. On est infiniment plus juste et plus doux à Pétersbourg, au XIXe siècle, qu’à Rome ou à Constantinople, au IVe.

Onze heures
Mon facteur arrive tard et doit repartir promptement. Je regrette que vous n'ayez pu causer à l'aise avec le Roi de Wurtemberg. Voilà un chapitre au budget rejeté. On me dit que c’est celui du Ministère de la police générale. Adieu, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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25 Ems samedi le 2 juillet 1853

Aujourd’hui 2 nous entrons dans les principautés. On nous interpellera sur nos intentions. Les négociations commenceront à Constantinople. Quand la Turquie voudra signer l'engagement que nous demandons nous sortirons des principautés, pas avant. C’est l'Autriche qui sera intermédiaire. Elle a intérêt à la conservation de l’[Empire] ottoman & point de la confiance des deux parties. Voilà ce que me mande mon correspondant de Vienne en date d’avant hier. Il ajoute quand la guerre éclatera j’irai à Gastine, je me soignerai et j'aurai désormais peu de foi dans la diplomatie. Si je n’étais retenu par les liens de la reconnaissance j'enverrai toute la boutique au Diable.
Vous voyez qu’il n'y a là rien pour me rassurer. Aussi suis-je bien noire.
2 h. Dans ce moment une lettre de Berlin d'un jour plus fraîche et donnant des nouvelles de Pétersbourg du 25. Beaucoup plus rassurantes, mais refusant de m’expliquer pourquoi, mais me priant de croire. Je ne demande pas mieux, mais j’ai peine à comprendre. Comme tout cela me tracasse, et la pluie par dessus le marché et une température très froide, et pas une âme. Les de Laigle sont ici c’est à peu près comme rien du tout.
Ma Nièce est gentille & bon enfant. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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26. Ems Lundi le 4 juillet 1853

Bien mauvaise lettre de Greville. La guerre inévitable. L’Empereur dit qu’on peut lui brûler sa flotte de la mer noire, cela lui est égal. Il veut avoir raison des Turcs. Greville parle de nous détruire aussi dans la Baltique. Enfin cela n’est plus arrangeable selon lui, & selon tout le monde. Ah mon Dieu. Et vos pressentiments ? Tiennent-ils encore ? Que vais-je devenir ? Tout ceci, & le mauvais temps et l'isolement complet, me fait du mal. Je ne suis pas mieux qu’à Paris et aujourd’hui après cette mauvaise lettre, pire.
En Russie on parle de guerre sainte. En Turquie c’est la guerre sainte aussi, & chez les Grecs ditto. Comment espérer qu'on recule quand on est allé si loin ? La mission de Giulay ne produira rien.
La guerre de la révolution apparaîtra bientôt. Nous en verrons de belles ! Vous pouvez concevoir ma tristesse, & cela au milieu d'un total isolement.
Adieu. Adieu.
Brunnow avait annoncé le 1er Juillet à Clarendon que l’ordre d'entrer dans les principautés était parti. L'Angleterre et la France nous déclareront la guerre si les négociations ne nous forcent pas à nous retirer. Et nous ne nous retirons pas. Je vous ai dit qu'on a ordonné chez nous une nouvelle levée de 10 h sur 1000. C’est énorme.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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27. Val-Richer, Samedi 23 août 1845

Il me survient ce matin une nécessité absolue d'écrire une longue lettre au maréchal Bugeaud. Des difficultés, des tracasseries, des étourderies, sans intérêt pour vous, mais dont il faut que je m'occupe et qui me prennent le temps que je vous destinais. A Beauséjour, le mal n'est pas grand. Si quelque incident nous ôte un quart d’heure, nous le retrouvons bientôt. De loin, on ne répare rien. Je suis bien impatient du 30. Je voudrais qu’il fit aussi beau qu’aujourd’hui. Mais les soirées commencent à devenir longues, fraîches et longues. On ne peut plus guère sortir le soir. Comment vous arrangez-vous des lumières ? En tous cas, nous resterons, dans l’obscurité.
Je serai bien aise de causer avec Bulwer. J’en serais encore plus aise, si j’avais confiance. Mais enfin il a de l’esprit et point de mauvais vouloir. J'ai commencé à parcourir la Correspondance de Sir Stratford Canning sur les affaires de Syrie. Je la trouve bonne, sensée, nette, ferme. Je traiterais volontiers avec cet homme-là malgré son difficile caractère. Deux in folio de Parliamentary Papers sur la Syrie. Et j'ai beau chercher : je ne vois aucun moyen efficace d’arranger vraiment ces affaires-là. Il y faudrait la très bonne foi et le très actif concours de la Porte. Et la Porte est apathique, & nous trompe. Mes nouvelles d'Allemagne sont de plus en plus graves. Les populations très animées ; les gouvernements très inquiets et abattus. Le Roi de Prusse, toujours gai et confiant. M. de Metternich espérait un peu après Stolzenfel. Une visite de lui au Johannisberg. Le Roi retourne sans s'arrêter à Berlin. Le pauvre Roi de saxe est désolé. Il a dit, les larmes aux yeux, à la députation de Leipzig que c’était le jour le plus triste de sa vie. " Et comment les choses là m’arrivent-elles à moi qui n’ai jamais souhaité que le plus grand bonheur de mes sujets ? "
C'est singulier que dans les temps difficiles, il y ait toujours à côté des Rois, un frère compromettant. Adieu. Adieu.
Je vois qu’il n’y aura point de Mouchy. Si vous parlez demain Dimanche, vous serez donc à Beauséjour, après-demain lundi. Vous ai-je dit que Génie qui y est allé, l’a trouvé charmant plus fleuri que jamais ? Moi, j’ai du monde à déjeuner lundi. Salvandy mardi. Du monde à déjeuner Mercredi. Une visite à Lisieux Jeudi. Mes paquets vendredi. Samedi, à 5 heures du matin je serai en voiture. Je crois que vous me trouverez tres bonne mine. Adieu. Adieu. G.
Je pense en ce moment que cette lettre-ci n’ira plus vous chercher à Boulogne et vous sera portée Lundi à Beauséjour. Heureuse lettre !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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28. Ems le 8 juillet 1833

L'impératrice m'écrit en date du 2. " J’espère en Dieu qu'il bénira les intentions droites & simples de mon empereur, & que la guerre. sera évitée. " Bonnes paroles, les dernières.
Le manifeste va exalter le sentiment religieux, mais il laisse encore ouverture à la négociation. Nous allons savoir tout à l’heure si Constantinople regarde l’entrée dans les principautés comme cas de guerre.
Je suis inquiète de tous ces complots à Paris. Que Dieu nous préserve d'un malheur là. Le comte [?] est arrivé. De l’esprit, beaucoup de connaissances, pas trop versé dans la diplomatie. Fort disposé à causer. Cherchant à apprendre. Défendant notre cause très bien, mais ne me persuadant pas. Toujours en doute de l'Angleterre c.a.d. ne croyant pas qu’elle puisse en venir aux extrémités.
Quant à nous pas l'ombre d'un doute que nous aurons Constantinople, & que personne ne peut nous en empêcher. Des préparatifs sur la plus grande échelle et les Turcs impuissants & appauvris. Le temps est à la chaleur, mais excessive. Je suis fondue. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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28 Val Richer, Jeudi 7 Juillet 1853

Mon fils est revenu hier de Paris. Il m’a rapporté des conversations et des lettres, toutes d'accord avec vos nouvelles de Berlin. Personne ne croit à la guerre. Duchâtel vous écrit peut-être, et je ne fais que vous répéter ce qu’il vous a dit ; en tous cas, il me mande qu’il a vu Cowley, Rothschild, Bertin, et qu’il n’a trouvé personne inquiet. Les flottes n'entreront dans les Dardanelles que si vous tentez un coup de main sur Constantinople, ce que vous ne tenterez point. Il finit par ceci : " Ici, on paraît très pacifique. L'Empereur Napoléon a beau jeu, et on assure qu’il le comprend très bien. S’il maintient la paix, les conséquences pour son autorité morale seront grandes. Mettez à sa place un ministère de Thiers, que de folies ! Il n’y aurait plus de chances depuis longtemps pour le maintien de la paix. Se trouver le protecteur de la paix et des intérêts immenses qui s'y rattachent, quand on se nomme Napoléon Bonaparte, c’est une merveilleuse chance. Ajouter la bonne fortune de voir l'Empereur Nicolas se conduire en aventurier fantasque ! Il est vraiment né coiffé."
Pardon de vous envoyer les paroles textuelles Une autre bonne main m'écrit : " En Angleterre, les craintes qu'inspire la récolte ont beaucoup refroidi l'humeur guerrière ; les dispositions pacifiques de la cité viendront en aide à l'influence modératrice de Lord Aberdeen. Ici, on est très calme et très satisfait d'avoir conquis l'alliance anglaise ; on ne désire pas la guerre, et on fera tout ce qu’il faudra faire pour l'éviter. "
Résignez vous à croire à la paix sans savoir comment on s'y prendra pour la rétablir. La prétention de savoir comment est la source de toutes les incrédulités. Les philosophes du siècle dernier ne croyaient pas en Dieu ni en l'autre vie parce qu’ils ne parvenaient pas à savoir comment Dieu est fait et comment, nous, nous serons faits. Que de choses même dans ce monde-ci, qu’il faut croire sans en savoir le comment ! Du reste les termes de votre manifeste du 5 fait entrevoir un comment ; le mot s'obliger sans dire envers qui semble admettre ces combinaisons qui résoudraient la difficulté. Nous verrons.
Le Ministre des Etats-Unis à Pétersbourg serait-il admis à la cour dans le costume du [?] Franklin, comme le président M. Pierre vient de le recommander à tous ses agents ? Ce serait là une pauvreté bien ridicule s’il n’y avait pas derrière la recommandation, une fierté et une puissance démocratique très réelles.

Onze heures et demie
Mon facteur arrive tard. Il ne m’apporte rien de nouveau. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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29 Val Richer, Samedi 9 Juillet 1853

Greville vous inquiétera toujours. Tout le monde a envie que vous soyez inquiets, et on a raison car l’inquiétude seule peut vous amener à une transaction. Non pas l’inquiétude de la peur, qui n’est pas de votre dictionnaire. Mais l’inquiétude du bon sens qui a été jusqu'ici votre politique ; l’inquiétude d’une guerre dont les chances et les conséquences, seraient, pour vous-mêmes comme pour l'Europe, hors de toute proportion avec ses motifs. A moins donc que votre Empereur n'ait complètement changé d’esprit et de caractère, à moins qu’il ne veuille bouleverser l'Europe pour aller, lui, à Constantinople je persiste à croire qu’il se prêtera aux efforts de la diplomatie Européenne pour l'aider à sortir du mauvais pas dans lequel il est engagé.
Pourquoi la Porte ne prendrait-elle pas non plus envers la Russie seule, mais envers les cinq grandes puissances collectivement l’engagement de respecter et de maintenir les privilèges, immunités, droits, libertés qu'à diverses époques elle a accordés, ou promis aux populations Chrétiennes de ses états ? Sans aucune distinction des diverses sortes de Chrétiens, Grecs, Catholiques, ou Protestants. Ce ne serait plus un abaissement spécial et dangereux de la Porte, une abdication de sa souveraineté au profit de l’un et du plus redou table de ses voisins ; ce serait un engagement de justice et de tolérance de l'Islamisme envers le Christianisme, contracté au profit de tous les Chrétiens et placé sous la garantie de toutes les puissances chrétiennes.
Je sais bien ce qui vous déplairait en cela ; vous ne rentreriez pas, vis-à-vis de la Porte, dans votre position tout-à-fait distincte, exception nelle, isolée et indépendante. Vous stipuleriez avec elle en commun avec toute l’Europe, et pour crier, dans l’intérêt de tous les Chrétiens Turcs, un vrai Européen. J'admets que cela vous déplaise ; mais je ne vois pas quelle raison plausible vous y pourriez opposer. Vous demandez par votre dernier manifeste que la Porte s'oblige envers vous. Elle s'obligerait envers vous, et envers d'autres aussi, il est vrai ; mais pourquoi la situation des Chrétiens de Turquie, Grecs, Catholiques, ou Protestants ne serait-ce pas réglée, en principe du moins, par toutes les grandes puissances Chrétiennes, comme l’ont été la création du Royaume de Grèce et la clôture des Détroits ? Je vais plus loin vous embarrasseriez beaucoup ceux qui se méfient de vous si vous preniez, à ce sujet ; l’initiative, si de votre propre mouvement, vous vous montriez prêts à trouver bon qu’on étende à tous les Chrétiens et à toutes les puissances, l’engagement que vous réclamez pour les Chrétiens et pour vous mêmes. Bien souvent, quand une question devient. embarrassante, le meilleur moyen de sortir d’embarras c’est de la grandir. Et ce ne serait pas la question seule qui grandirait, vous grandiriez beaucoup vous-mêmes, vous feriez acte de sympathie et de protection envers tous les Chrétiens, acte de puissance au profit de l'Eglise et de la Société Chrétienne tout entière ; vous vous porteriez les patrons du Christianisme Européen, comme vous l'avez été jusqu'ici de l'ordre Européen. A la place de votre Empereur, cela me tenterait fort. J’aurais bien à dire à ce sujet ; mais en voilà bien assez.

Onze heures Adieu, adieu. J’ai toujours cela à vous dire. Je n’ai pas encore ouvert mes journaux.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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30 Ems dimanche le 10 juillet 1853

J'ai eu vraiment un grand plaisir à apprendre le succès de votre fils. Je vous prie de lui en faire mon compliment très sincères. Je comprends la joie que cela vous aura donnée.
Voici la dernière proposition comme à Paris je crois, comme par nous et appuyé par l'Autriche à Constantinople. La Turquie nous enverrait un ambassadeur muni de la certaine note signée. Il nous la remettrait & recevrait en échange l’assurance écrite que nous ne ferons usage de notre protectorat du culte orthodoxe que dans un but religieux, & jamais politique On me demande le secret sur ce projet. Je vous prie donc de le garder. Il doit réussir à moins que Stratford rascal ne s’y oppose.
Je suis charmée de la remise du débat au Parlement. Tout cela à l’air pacifique. à juger par tout ce qui me revient votre gouvernement a une conduite très sage. Aberdeen. est plus gêné que lui, mais au total j’espère aussi que là on ira bien.
La chaleur a été étouffante ici. Aujourd’hui c’est mieux. Ma nièce est partie hier, elle me précède à Schlangenbad, J'y vais samedi le 16. C’est donc là toujours duché de Nassau que vous m’adresserez vos lettres. Je commence à avoir un peu de société ici. D'abord les deux princes de Prusse, le futur roi, & le Prince George, les [Panin], Platen, les de l'Aigle elle est insupportable, une princesse Carolath assez animée. On vient chez moi le soir, à 9 1/2 je chasse tout le monde. Avant 10 heures je suis dans mon lit. A 7 1/2 debout et à la promenade. Je dîne à 3 1/2. Vous avez ma journée avec le bain & les courses en voiture de plus. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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30 Val Richer, Lundi 11 Juillet 1853

Je suis charmé que Hübner et Hatzfeld vous rassurent, quoiqu'ils n'y réussissent guère. Leur avis vaut bien quelque chose, car ils seraient certainement très effrayés s'ils n'étaient pas tranquilles.
La lettre de votre correspondant est vive ; et cela m'a plu. J’aime qu’on soit capable de passion en gardant, son jugement libre et sain. Mais rien ne prouve mieux que cette lettre dans quelle mauvaise affaire vous êtes engagés là, et mal engagés ; vous faites entrevoir, comme dernier moyen à votre usage, le soulèvement // des chrétiens et la destruction de l'Empire Ottoman, c’est-à-dire la révolution en Orient. Voilà donc l'Europe entre deux révolutions, celle d'Orient qui est dans vos mains et que vous feriez au besoin, et celle d'Occident qui est dans les mains de l'Empereur Napoléon, et qu’il ferait sans doute aussi vous voyez bien qu’il faut absolument sortir de la voie qui mène là. Ce n’est pas une situation digne de votre Empereur. Il ne peut pas pratiquer une politique telle qu’elle puisse le mettre dans la nécessité de devenir un révolutionnaire.
Certainement on croit toujours, à Londres, qu’on arrivera à une solution pacifique. Le renvoi répété de la discussion dans les deux Chambres prouve plus que les prédictions de Greville. Voilà du reste l’entente cordiale de la France et de l'Angleterre solennellement déclarée par Lord Palmerston. Je ne me refuse pas le plaisir d’un retour sur moi-même ; si je n'ai pas réussi à fonder la monarchie de 1830, j’ai bien réussi du moins à fonder sa politique extérieure, car elle lui survit et se maintient à travers toutes les révolutions. démocratiques, ou impériales. // Avez-vous des nouvelles de votre fils Alexandre est-il remis de son indisposition ?

10 heures et demie
Le facteur ne m’apporte de lettres de nulle part. C'est rare. Adieu. Adieu. J’espère que vous avez, comme moi, retrouvé le beau temps. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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31 Val Richer, Mercredi 13 juillet 1853

Si j’avais besoin d'être rassuré, les paroles de votre impératrice et l’embarquement de votre grande Duchesse Marie sur [?] pour l’Angleterre me rassureraient pleinement. Il est clair que votre Empereur ne veut pas la guerre, et puisqu’il ne la veut pas, il ne l'aura pas, car personne ne la [?]. La nouvelle circulaire que M. de Nesselrode est bien pacifique aussi ; meilleure que la première, plus catégorique sur les deux points capitaux.” Nous ne demandons, comme protectorat religieux, que le maintien obligé du statu quo. Nous voulons maintenir aussi longtemps que possible, le statu quo actuel de l’Orient, parce que tel est en définitive l’intérêt bien entendu de la Russie. " - C'est là de la bonne politique, et vous en faites très hautement votre politique. A ces conditions, je tiens la paix pour certaine, quelque embarrassé qu’on soit de part et d'autre, à sortir du mauvais pas où l’on s’est mis, et qui ménerait à la guerre. Je ne sais rien d'ailleurs. Il ne me paraît pas qu'à Paris on s’inquiète des complots des rouges. Ils se renouvelleront éternellement, et il faut s'en bien garder, sans en témoigner aucune inquiétude. Je pense que le gouvernement est bien averti à ce sujet, et que la chute de M. du Maupas n’a pas fait tomber la police. Je ne connais pas l'homme qui en est chargé sous M. de Persigny ; mais on en parle bien.
Votre grande Duchesse de Weimar a perdu son mari. L’aimait-elle beaucoup et comment est-elle avec son fils ? Quand il est venu à Paris, ce jeune Prince m’a paru bien intelligent et digne. Mais entre les Princes Allemands, mon favori est le Prince George de Mecklembourg.
Vous figurez-vous ce que sera la place Louis XV en face de vos fenêtres quand les deux Terrasses des Tuileries seront terminées, par deux séries de gradins qui descendront sur la place ? Je ne me représente pas bien cet arrangement. On dit qu’il sera fait l'automne prochain.

Midi
Nous faisons chaque jour un pas vers la sécurité de la paix. Adieu, adieu. Je n’ai que le temps de fermer ma lettre. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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33 Val Richer, Dimanche 17 Juillet 1853

Je me rappelle que j’ai encore adressé ma dernière lettre à Ems ; j’aurais dû l'adresser à Schlangenbad. Elle vous y aura suivie.
Vous ne m’avez pas dit comment, à tout prendre, vous vous êtes trouvée des eaux d’Ems. J’ai pourtant envie de le savoir ; bien ou mal, ou rien, sans commentaire. J’ai peur que le soleil ne vous ait trop manqué. Ici, nous ne sortons pas de la pluie.
Rien ne prouve mieux à quel point le vieux parti Tory est mort en Angleterre que l’attitude et le langage de ses chefs, et de ses journaux dans cette affaire d'Orient. Pas la moindre différence entre eux et les plus fougueux radicaux. Pas le moindre souvenir de l'ancienne politique et des anciennes alliances. Le Morning herald parle comme le Daily news, et M. Disraeli n’est pas plus bienveillant pour votre Empereur que M. Roebuck. L’ancien monde est bien fini partout. Le nouveau saurait-il s'organiser et se conserver ? Là est la question.
Je ne suppose pas que la phrase à M. de Nesselrode sur la présence des flottes Française, et Anglaise dans les prétendues eaux Turques vous empêche d'accepter la transaction que la France et l'Angleterre proposent, et qui m’est arrivée par les journaux en même temps que par votre lettre. Votre honneur est bien parfaite ment sauf par cette transaction, car elle vous donne ce que vous avez demandé, en vous demandant uniquement pour réponse ce que vous avez déjà dit sans qu’on vous le demandât. Quand cette affaire sera réglée, vous n’y aurez certainement pas gagné comme renom d'habileté ou de prudence diplomatique, et si je ne me trompe, vous n'aurez pas atteint le but caché qu'au fond vous poursuiviez surtout en vous y engageant. Avez-vous remarqué, pendant le cours de l'affaire, les articles de l'Assemblée nationale ? Il y en a eu de très bon, entre autres, celui d’hier samedi 18. C'est le seul journal qui se soit fermement établi dans la politique élevée et juste de la question, la paix anti révolutionnaire.

Midi
Avec mon facteur, m’arrivent des visites de Lisieux. Merci de la lettre que vous m'envoyez. Vous avez vraiment bien tort de vous inquiéter. Il n’y a jamais ou de quoi, et aujourd’hui, moins que jamais. Adieu, adieu. G

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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35 Schlangenbad jeudi 21 juillet  1853

D'abord ma santé. Elle est comme vous l'avez vue. Ems m'a laissée comme j'étais. Attendons Schlangenbad.
J'ai eu deux longues lettres de C. Greville la dernière du 18. On avait reçu à Pétersbourg, les propositions de la France, et nous en étions contents. On voulait seulement encore l’aboucher avec l’Autriche, mais cela était fait et convenu avec elle entre temps. La proposition anglaise qu'on dit meilleure encore pour nous aura par conséquent été mieux reçu encore. Les projets pleuvent de tous les côtés. La paix ne peut pas manquer de sortir de tout cela. La réponse de Drouin de Lhuys arrivera après coup et ne dérangera rien. Voilà le point de vue de Londres et je le crois exact. Je trouve cette réponse très bien faite, on ne pouvait pas se dispenser de la faire.
Le roi de [Wurtemberg] m’a fait encore hier une longue visite, trop longue, car même avec beaucoup d’esprit Il ne faut pas me tenir trop longtemps. Je ne puis pas le renvoyer comme un autre et voilà que les impolies angoisses me gagnent. Il y a perdu son dîner et moi ma promenade. Nous arrangerons cela mieux à l'avenir. Il sait beaucoup de choses & moi je lui en apprends quelque unes. Le 22 Constantin m’est arrivé hier inopinément. Il a déserté pour deux jours. Les nouvelles sont bonnes. On va à la paix seulement cette avalanche de projets fait de l'embarras. Il faudra donner la préférence à l’un d’entre eux. Votre Empereur est très bien, tout le monde se loue de lui, Cowley aussi bien que Kisseleff. Menchikoff reste à Sébastopol chef apparent de l’armée de mer & de terre, mais au fond en disgrâce. Il voulait renverser Nesselrode. Beaucoup de petites nouvelles curieuses. Le Prince Emile de Darmstadt est venu de Wisbade hier pour me voir. Toujours charmant le plus charmant Prince que je connaisse.
Adieu. Adieu. Je me baigne tous les jours, malgré ce mauvais temps.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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36. Schlangenbad samedi 23 juillet 1853

Je n’ai rien au monde à vous dire, mais je suis curieuse de savoir ce que vous avez dit de la circulaire de Drouyn de Lhuys. Moi je l’ai trouvé très bien faite simple, claire, et sans réplique. Très supérieur à Nesselrode. Est-ce de la rédaction de Thomanel ou du chef ?
Le roi de [Wurtemberg] a passé ici deux jours en courses pour faire visite à ses filles. Je ne l’ai pas vu. Mon fils Alexandre a été malade à Naples. Cela retarde son arrivée. Il ne sera à Paris que la semaine prochaine, & ici sans doute quand je voudrai. Ce sera alors que je déciderai où aller. Je n’ai pas grande envie de me remuer pour autre chose que pour rentrer dans mon home. Je ne crois pas qu’à tout prendre mon voyage n’aura fait beaucoup de bien ; il me donne avant tout le goût du repos. Adieu, voici une pauvre lettre. Du Val Richer il y a au moins les commentaires, mais que voulez vous qui vienne de Schlangenbad. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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38 Schlangenbad le 28 juillet 1853

J'ai eu quelques surprises ces jours ci. Le Prince Emile est venu ici avant hier pour quelques heures. Nous avons beaucoup et agréablement. bavardé. Hier la reine des Pays-Bas pour deux heures seulement, elle est venue les passer presque en entier chez moi. Je n’avais pas l'honneur de la connaître. Elle n’est plus belle ; très réservée, donnant peu son opinion, mais curieuse, contant bien et me laissant d'elle une impression très agréable. Le peu qu’elle dit est très spirituel. On voit que son père l’adore. Et puis imaginez Mad. jeune Rothschild tombant. ici avec le [général] Changarnier, les vieux sont ici. Ils lui font visite pour quelques jours. Changarnier est venu me voir. Engraissé, tranquile, sensé, non seule ment aucune aigreur, mais des bonnes paroles, rendant justice. Fort occupé de la question d'Orient. Trouvant que son empereur se conduit bien là dedans. Blâmant un peu le mien. Nous n’avons pas parlé de la France.
Madame jeune ne se gène pas, qu’est-ce que dira le [Paron] ? Marion est très amusée. Elle est allé dîner chez eux pour avoir le plaisir de se disputer avec [Changarnier] mais il n'y a pas sur quoi, il est ou très discret, ou un peu converti. En tout cas très patient.
Lord Greville m'écrit très tristement. On s’impatiente en Angleterre. On veut un dénouement immédiat, ou bien la guerre. On commence à avoir de grands soupçons. Moi je reprends toutes mes inquiétudes. Au fait elles ne m'avaient jamais tout à fait quittée. Le temps est toujours orageux ma santé la même, je n'ai pas à m'en vanter. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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39 Schlangenbad le 30 juillet 1853

Le silence de Meyendorff m'inquiète. Constantin en rentrant à Berlin a trouvé Budberg parfaitement ignorant. Il n’avait pas reçu une ligne cependant de tous côtés on croit à la paix. J’ai été assez frappée dans les deux dernières lettres de Greville de ce qu'il dit que l’obstination de Lord Aberdeen à crier la paix sur les toits a dû encourager mon Empereur, & qu’on trouve qu'[Aberdeen] en a fait & dit assez et trop dans ce sens. Malgré cela, il est évident que le pays aussi ne veut de la paix.
James Rothschild va venir ici compléter le congrés de famille. Je suis furieuse et tout le monde ici avec moi de la porte de ce petit endroit. Les lettres & journaux y viennent tard & une fois le jour seulement. On vient hier de faire un nouvel essai par d’autres routes, cela a si bien réussi qu’il n’est rien venu du tout. Il faut attendre ce soir.
J’ai tous les soirs quelque personnes que je renvoie à 9 heures. Rien d’intéressant et pas mal bigarré. Une comtesse Sacy charmante, jolie & spirituelle. Le prince de Croy bête. Le comte de Brie qui [?] les princes Belges fort distingués, un général autrichien Lochi, un peu bouffe italien. Ma nièce dîne toujours avec moi et y est le soir aussi. Marion dîne souvent chez les Rothschild, cela l’amuse. Le temps est toujours variable. Je fais peu de chose de la princesse Charles de Prusse. Elle m’invite chez elle, je n’y vais pas, elle est trop ennuyeuse. Sa cousine la reine de Hollande l’a complètement oubliée l’autre jour elle en est furieuse.
Adieu. Adieu, car je n’ai plus rien à dire.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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40 Val Richer, Dimanche 31 Juillet 1853

On attend tous les jours le dernier mot. Tout le monde y compte. Je ne crois pas le gouvernement anglais embarrassé ; pas plus du moins qu’on ne l'est toujours quand on a sur les bras une grande affaire. Si c’est la paix, Aberdeen triomphera si c’est la guerre, il s'en ira et Palmerston fera la guerre. Ce n’est pas aujourd’hui que je commencerai à y croire.
Piscatory m’écrit qu’il n'y croit pas plus que moi : " On ne peut, dit-il, avoir des doutes à cet égard qu’en songeant à la demie barbarie du terrain où la question est posée. Est-ce qu’il ne pourrait pas se produire là des événements sur lesquels toutes les prudences ne peuvent rien. Si Colettis vivait, il aurait rêvé. Ses amis m’écrivent de façon à me prouver qu’ils rêvent ; mais dans ce coin-là tout est déjà assez régulier pour que ce ne soit pas dangereux." Avez-vous remarqué une lettre écrite de Paris, le 27 Juillet à l’Indépendance Belge, sur l’attitude et le langage des Russes, officiels et non officiels au sujet de l’attitude respective des puissances dans cette affaire ? Voici une anecdote de Province qui n’a nul rapport à l'Orient. On m’écrit de Rennes qu’il y avait, ces jours derniers, une grande assemblée d’une grande société de charité 600 personnes une centaine d'ecclésiastiques. M. de Falloux y est venu et y a parlé. Point de politique du tout la charité chrétienne se servant des chemins de fer pour soulager la misère humaine et propager la parole divine. Il est parti le jour-même. Quelques heures après son départ, des gendarmes d'abord, pour des sergents de ville sont aller à son logement, ont fait toutes sortes de questions, sur ce qu’il avait dit et fait, sur la route qu’il avait prise & des tracasseries, et des précautions. Cela fait assez de bruit à Rennes. Personne ne comprend pourquoi, et certainement il n’y a pas de quoi.
Autre commérage de Vichy. M. de Montalembert y a rencontré une Mad. Vatin, femme d’un notaire de Paris, fort jolie, dit-on, spirituelle, agréable et coquette. Il a été fort assidu auprès d’elle. C’était l’histoire et l’amusement de Vichy.

Midi.
Je suis bien aise que vous ayez des visites qui vous amusent. Et bien aise aussi que Changarnier soit sensé. Il a une grande valeur (dans les deux sens du mot) il est bon qu’il la garde. Je reçois des lettres de Broglie et autres qui ne m’apprennent rien du tout. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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41 Val Richer, Mardi 2 Août 1853

J’ai beau faire ; je ne puis partager vos inquiétudes ; ce serait trop fou et trop faux, et trop contraire à tout le passé. Je comprends qu’on soit impatient à Londres, et qu’on vous l'écrive vivement. J’attends la confirmation des nouvelles du [?]. Il me paraît que tout le monde est réservé avec vous, la Reine des Pays-Bas et le Général Changarnier. J’ai toujours entendu dire que la Reine des Pays Bas était charmante. Je vois qu’elle sait l'être de plus d’une façon, discrète ou expansive, en parlant ou en écoutant. Encore une connaissance, et un plaisir que je vous envie. Il faudrait, en traversant la vie, voir au moins une fois toutes les personnes rares qui la traversent en même temps.
Lisez-vous l'Assemblée nationale ? Outre que sa politique est fort sensée ses lettres parisiennes continuent à être quelquefois drôles. Le Général Gortschakoff y a remplacé le Prince Mentchikoff. C'est bien rare qu’il y ait quelque chose de drôle dans les journaux, le défaut de liberté tue la comédie aussi bien que la tragédie. Je ne puis faire dire à mon petit ami d’aller vous voir ; il n’est pas sur le Rhin, et je ne sais s’il ira cette année. S'il y va, ce ne sera que tard, d'après ce qu’il m’a dit ; vous aurez probablement quitté Schlangenbad. Avez- vous fixé le moment de votre départ, et irez-vous passer quelque temps à Bade, comme vous en aviez le projet ? Décidément, nous n'aurons point d'été ; la pluie, et le froid continuent ; ma fille Pauline, qui était allée prendre quelques bains de mer à Trouville, y a été prise d’une fièvre intermittente qui l’a beaucoup fatiguée ; elle est revenue ici ; la fièvre a été coupée promptement, et ma fille va bien ; mais beaucoup de gens se ressentent de cette mauvaise saison. Les inquiétudes sur la récolte recommencent.

10 heures
Voilà votre N°39 de bonne heure, au contraire de vous à qui la poste arrive tard, ou par du tout. Nous verrons ces jours-ci ce que deviendront vos doutes sur la paix. Je rabâche et je persiste. Il est vrai qu'Aberdeen a peut-être un peu trop étalé la paix ; non pas qu’il en ait trop dit sur ce qu’il la voulait ; mais il n’a peut-être pas assez dit qu’il fallait qu’on la voulût aussi de l'autre côté. On n'a de force complète, que lorsqu’on se montre très décidé dans ce qu’on veut et prêt à ce qu’on ne voudrait pas. Mais je reviens à ce que je vous disais l’autre jour, Aberdeen ne serait pas le Ministre de la guerre. Ce serait Palmerston avec toutes ses conséquences. Adieu, Adieu. G.
Mes amitiés à Marion. Il me semble que je ne lui en ai fait aucune depuis votre départ. Je l’aime pourtant beaucoup.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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43. Schlangenbad le 6 août 1853
Je vous envoie copie de deux lettres. Tout cela a très mauvais air, & la réponse de Clarendon à la chambre haute complète et compliquée. Je ne vois plus le moyen d'éviter la guerre et je reste plus triste que jamais. Le roi de Wurtemberg vient sans cesse causer avec moi, il s’étonne et s’afflige car on ne voit pas le bout. Ce serait une grande surprise, aujourd’hui de voir l’affaire s’arranger. Je crains que nous ne voyions pas cela.
Ma santé me tracasse, rien de mieux et presque du pire. Je suis cependant si docile. Tous les Croy sont partis ce matin, c’est une petite très petite diminution pour mon salon, car ils n'ont point d’esprit. Je garde deux hommes de la suite de roi de [Wurtemberg]. Et le comte de Brie Belge qui a cloué les princes & qui est très agréable. Jeune et de bonne mine. Ma nièce reste toujours avec moi. Madame Oudinoff est ici. La Princesse Charles de Prusse est la plus ennuyeuse des femmes, Dieu merci elle ne vient pas. Elle avait voulu le faire mais elle a compris que le deuil de son père devait la retenir chez elle. Je n'ai rien à vous dire du tout qu’adieu.
Les lettres de Meyendorff sont pour vous seul.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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43 Val Richer, Samedi 6 Août 1853

Merci de la lettre de M. de [Meyendorff] qui m’a beaucoup intéressée. Je suis charmé que les miennes l’intéressent un peu. J’aimerais bien mieux causer avec lui. Je lui dirais que je n'ai jamais pensé à un protectorat collectif des Chrétiens en Turquie. J'en sais, comme lui, l'impossibilité pratique. Ce qui me paraissait praticable, c'était que votre Empereur, puisque on regardait un engagement de la Porte envers lui comme attentatoire à l’indépendance Ottomane, proposât lui-même que la Porte prit le même engagement, non plus envers lui seul, mais envers toutes les Puissances Chrétiennes, laissant chacune de ces Puissances protéger ensuite, pour son compte, ses propres dieux Chrétiens, l’une les Grecs, l'autre les Catholiques, l'autre les Protestants &
Mon idée n'était qu’un expédient pour sortir de la difficulté du moment par une porte qui ne fût plus seulement Grecque et Russe, mais Chrétienne et Européenne, qui fût par conséquent plus grande pour votre Empereur et unobjectionable pour les autres. Ce sont les situations prises qui décident. des affaires je voyais là une bonne situation à prendre, bonne pour la dignité et pour la solution. Voilà tout. Cela ne signifie plus rien aujourd’hui. Le sultan a beau se griser et traîner. L'affaire finira bientôt puisque tout le monde veut, qu'elle finisse. Les embarras ne sont des périls que lorsqu’il y a des puissants qui veulent en faire des périls.
Vous ne lisez probablement pas les récits de la révolution de Chine. S'ils sont vrais il y aura bientôt là, pour l'Europe, de nouveaux Chrétiens à protéger. Seront-ils Grecs, Catholiques ou Protestants ? Je crois que vous avez une mission religieuse à Pettiny. Du reste, ces Chrétiens chinois, orthodoxes ou non, me paraissent en train de se bien protéger eux-mêmes. Convaincu, comme je le suis, que le monde entier est destiné à devenir Chrétien, je serais bien aise de lui voir faire, de mon vivant, ce grand pas.
Avez-vous des nouvelles de la grande Duchesse Marie ? Le voyage de la grande Duchesse Olga en Angleterre est-il déterminé par la santé de sa sœur ? Dieu veuille épargner à votre Empereur cette affreuse épreuve ! Il m’arrive le contraire de ce qui arrive, dit-on, ordinairement ; je deviens en vieillissant, plus sympathique pour les douleurs des autres ; mes propres souvenirs me font trembler pour eux comme pour moi-même.
Je voudrais vous envoyer un peu du beau temps que nous avons depuis quelques jours ; très beau, mais pas chaud. C'est le vent du Nord avec le soleil. Nous n'aurons décidément point d'été. Vous ne me dites rien de l'effet de vos bains ; mais à en juger par l’air de votre silence, Schlangenbad vaut mieux qu'Ems.
Changarnier parle en effet trop de lui. Mais quand vous n'avez rien à faire des gens, vous ne savez pas assez les prendre par le bon côté, et mettre à profit ce qu’ils ont tout en voyant ce qui leur manque. Vous vous ennuyez trop de l'imperfection dès qu’elle ne vous est bonne à rien.
Adieu, adieu. Je ne fermerai ma lettre que quand mon facteur sera venu ; mais il ne m’apportera probablement rien à y ajouter. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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44 Schlangenbad le 9 août 1853

Ma cour a consenti à l’Ultima tum que l’Autriche adresse à la Porte. Voilà une bonne affaire, très bonne pour Aberdeen. Il faut maintenant que la Porte accepte. Si elle le fait nous recevons son ambassadeur. Meyendorff qui me mande cela espère que la France & l'[Angleterre] soutiendront leur oeuvre et retireront tout appui à la Turquie si elle refuse cette dernière planche de salut. Comme démonstration de cette menace il faudrait rappeler les flottes et nous évacuerons les principautés ; il est en bonne espérance et content de lui même car ceci est son œuvre.
Pardonnez moi, mais votre critique des manoeuvres de notre flotte de la Baltique aussi bien que du camps de Chobane est singulière. Mais de tous temps on exerce des troupes. Et depuis que nous avons un vaisseau il fait des promenades. dans la saison d’été pour exercer les matelots à la manœuvre. Est-ce que vous n'envoyez pas les vôtres à droite et à gauche en été pour la même raison ? Nous restons dans notre coin la Baltique ; dans d’autres années ils viennent dans la mer du nord, voilà la différence pour cette année. Et les régimes Anglais ? Mais c’est un camps d’exercices comme Satory, comme St Omer, comme Krasno Selo où mon empereur. fait manoeuvrer tous les ans 100 m hommes. Le chiffre n’y fait rien.
Voilà qui est trop long pour la question militaire. Mon fils n’est pas arrivé encore, ce qui me surprend. Il y a depuis quelques jours un vent glacial, abominable. Mon rhume est plus fort que jamais. La duchesse de Nassau est venue me voir ; bien gentille et bonne. Mes impolitesses sont acceptées, je ne rends visite à personne. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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47 Val Richer, Dimanche 14 Août 1853

Vous avez raison ; mon impression sur les promenades de votre flotte dans la Batique et sur le camp de Chobham n'était pas fondée. Au fait, rien n’est plus naturel. Je ne doute pas que si la Porte se refusait à accepter la note de Vienne, la France et l'Angleterre ne lui retirassent leur appui. Il n’y aurait pas moyen de faire autrement. Mais je suis convaincu qu’on n'en viendra pas là. Il paraît que la vivacité du public anglais sur cette affaire était réelle et qu’elle avait gagné même les gros marchands de la Cité. Un de mes amis m’écrit en sortant de chez Samuel Gurney “ J’ai remarqué avec assez de surprise que le pacifique Duché partageait le sentiment d'impatience et d’irritation qu'inspire généralement ici la politique russe ; on est peut-être plus animé sur la question d'Orient à Manchester et à Birmingham qu'au camp de Chobham." On n'en sera pas moins fort aise de pouvoir se calmer.” Je viens de lire les détails de la Revue de Spithead. Ce devait être beau. Je vois que votre grande Duchesse Olga y était. C’est de bon goût. Tout le monde aime la paix aujourd’hui les rois comme les peuples ; la guerre dérangerait tout le monde.
Adieu.
Je n'ai vraiment rien à vous dire. M. Mallac me disait l'autre jour, à propos de l'Assemblée nationale : " Que deviendrons- nous maintenant et de quoi parlerons-nous, la question d'Orient terminée ? : " Nous n'aurions pas le même embarras si nous causions, mais de loin, le cercle est plus restreint. Barante va venir à Paris pour les couches de sa belle fille. Il viendra me voir ici. Duchâtel part demain pour le Médoc. Le Duc de Broglie est à Broglie. Molé au Marais. Je ne trouverai personne, à Paris la semaine prochaine. Quelques personnes y viendront pour la séance de l'Académie. J'en repartirai le lendemain. On dit qu’il faut lire les Mémoires de la baronne d'Oberkirch. Adieu. J'espère que vous avez votre fils. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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48 Schlangenbad le 17 août 1853

J’ai vu hier lady Jersey arrivant de Londres. Très opposition, mais disant que le Ministère se soutiendra. Prévoyant la chute de l'Angleterre. Elle ne reste debout que pas l’amour et le respect qu’on a pour la Reine.
La G. D. Olga fait furrore. C'est une admiration extraordinaire. Voilà tout Lady Jersey. Mme Rothschild me mande de Paris que Lord Cowley se plaint du gouvernement français qu'il trouve trop russe, ou plutôt trop pressé de la paix. Il me semble que l'Angleterre ne l’est pas moins. On ne sait rien encore de sûr de Constantinople, et il y a encore bien des difficultés à vaincre. Il pleut ici, j'en suis bien fâchée, cela gâte mes derniers moments. C’est mardi le 23 que je quitterai ceci. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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48 Val Richer, Mardi 16 Août 1853

Puisque votre fils trouve Schlangenbad charmant et que votre santé s'en trouve, sinon beaucoup mieux, du moins pas plus mal. Vous avez raison d'y rester encore. Le changement sans rien savoir pourquoi, est un grand ennui. Nous aurons, sans doute avant la clôture, un grand exposé de l'affaire Turque dans le Parlement ; Lord John l’a promis. Il n’y sera pas embarrassé ; le cabinet Anglais a bien conduit sa barque ; il a maintenu la paix, en se montrant prêt à faire la guerre ; il a protégé efficacement la Turquie et rallié à lui la France sans se mettre à leur disposition. C'est de la bonne politique de temporisation et d’ajournement des questions. Personne aujourd’hui n'est en état, ni en goût d'avoir une politique qui les décida. Vous me dites que les Russes de Paris trouvent qu'après tout, et au prix de votre bonne réputation en Europe, vous avez fort avancé vous affaires ; je ne connais pas assez bien les faits pour en bien juger ; mais si cela est, soyez contents aussi ; tout le monde le sera. La Turquie l'est certainement autant que peut l'être un mourant qui n’est n'est pas mort, et pour la France, on dit qu’elle l'est beaucoup. Le public l'est car il voulait la paix, et il sait gré au gouvernement de l'avoir maintenue. Le gouvernement a de quoi l'être, car il a sa part dans le succès pacifique, et il s'est mis fort bien avec l'Angleterre. L’est-il bien réellement, au fond de l'âme ? J'en doute un peu. Mon instinct est que l'Empereur Napoléon aurait préféré l’union belligérante avec l’Angleterre, le Ministère de Lord Palmerston et toutes les chances de cet avenir-là. Je penche à croire que c’est là le but que, de loin et sans bruit, il poursuivait. Mais il ne s'y est pas compromis ; et ce n’est pas un échec pour lui de ne l'avoir pas atteint. Il peut donc se féliciter aussi. J’ai rarement vu une affaire où tout le monde ait été si embarrassé pour être, à la fin, si satisfait.
Je ne pense pas que l'Empereur Napoléon, se soit fait, dans le public, le même bien par le Rapport qu’il s’est fait faire pour montrer en perspective huit ou dix millions à payer en vertu du testament de son oncle. C'est se donner un gros embarras pour une nécessité bien peu pressante. Il y a assez de questions vivantes ; pourquoi exhumer les mortes ?

10 heures
Voilà votre N°46. Je ne partage pas du tout les soupçons de lord Greville à l'endroit des Principautés. Vous êtes entrés nécessairement. pour couvrir vos concessions sur vos premières demandes à Constantinople ; vous vous en irez loyalement. Question d’honneur dans l’un et l'autre cas. Adieu, adieu. G.
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