Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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76 Paris, Jeudi 25 1854

Encore l'Académie hier matin. La séance du Jeudi avait été avancée d’un jour à cause de l'Ascension. Elle a été assez amusante. On discutait la liste des ouvrages auxquels devaient être donnés les prix Monthyon. J’ai fait admettre l’histoire de Louis XVII, par M. de Beauchêne. Je ne crois pas que vous l'ayez lue, mais vous en avez sûrement entendu parler. Quoique la commission ne l’eût pas proposée, l'Académie l'a adoptée à la presque unanimité. M. Mignet s’est abstenu de voter. Les historiens de la Convention ne prennent pas leur parti de la voir juge à son tour. Dîné chez le Duc de Broglie, un famille. Le soir, chez Mad. d’Haussonville ; peu de monde.
Aujourd’hui, je ferai quelques visites, Hatzfeldt, Carné, Mason & Personne ne sait rien. Maintenant que les Allemands se sont décidés, les amis de la paix désirent que la Suède, le Pièmont, Naples se décident aussi, et que voyant toute l'Europe coalisée contre lui, votre Empereur se décide à son tour. Il le pourrait alors, avec tristesse, mais sans déshonneur. Personne n'est plus fort que tout le monde. On dit que la Bavière, et avec elle la Prusse, ont demandé à faire occuper la Grèce par leurs troupes, et que leur proposition a été repoussée. Les troupes françaises, occuperont.
Le bruit courait hier que le roi Othon et la Reine avaient quitté Athènes. et étaient allés rejoindre les insurgés. Je n'y crois pas. L'insurrection ne me paraît pas en voie de prospérité. Mais on ne l'étouffera pas plus qu'elle ne réussira. C'est par là que commencera le chaos. Le Prince de Ligne m’a envoyé le discours de M. de Stahl. Très remarquable. Plein d’esprit et de talent. J'en contesterais ça et là bien des choses ; mais je suis frappé de l'indépendance du jugement et de son élévation sensée, les deux qualités aujourd’hui les plus rares. Le bon sens est vulgaire et l'élévation d’esprit est folle, et le jugement est servile.
Voilà le 65. Pourquoi êtes-vous dans votre lit ? Je vous en conjure, ne soyez pas malade. L'accès de sommeil qui vous a prise après la nuit blanche me rassure. Je crois beaucoup au sommeil. Mlle de Cerini est venue me voir hier. Elle part évidemment, lundi 29. Je persiste de plus en plus dans mon impression sur son compte. Elle a bien envie de vous plaire, et de vous plaire par les bons moyens. Je regrette qu’elle ne sache pas l’Anglais.
Je ne crois à aucun nuage entre Paris et Londres. Pourtant l’abstention de Lord Stratford et de Lord Raglan est singulière. Que fera Baraguey d'Hilliers, s'il est encore à Constantinople, quand le sultan donnera à dîner au duc de Cambridge ? Adieu, Adieu.
J’aurai encore de vos nouvelles ici demain. Oui, il y a bien loin du Val Richer à Ems. Adieu. G. Le club Impérial (hôtel d'Ormond) va enfin s'ouvrir. Les sénateurs Conseillers d'État et qui le peupleront trouvent la carte à payer un peu chère, 600 fr la première année, 300 fr les suivantes. On parle de trois nouveaux Maréchaux, Baraguey d'Hilliers, Ornano et d’Hautpoul. On dit aussi que le maréchal Vaillant a proposé de demander au Corps législatif une autorisation éventuelle pour lever d'avance 140 000 hommes sur l'année 1854, mais que cela a été écarté. Encore adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°3 Mardi 4 Juillet
Princesse

Ni moi non plus, je n’aime pas les souliers étroits. Vous pouvez vous en apercevoir. à dire vrai, et vous me passerez le terme, ce qu’il y aurait de plus agréable, ce serait de marcher pieds nus. Mais comme cela ne se peut, comme il faut avoir des souliers, je les aime mieux étroits que de ne pas marcher du tout. Y pensez-vous de me demander s’il ne vaudrait pas mieux laisser-là notre correspondance ? Madame on ne laisse pas comme on veut ce qu’on n’a pas pris parce qu’on le voulait. J’ai bien mis quelque chose du mien dans ma propre destinée ; et pourtant ce que j’y ai mis est bien peu à côté de ce qui m’est venu d’en haut... oui d’en haut, sans que je le demandasse et quand je n’y songeais pas. J’ai joui très vivement du bonheur. Le bonheur perdu, le vide est resté tet qu’il s’était fait ; je l’ai senti tous les jours sans chercher à le combler. Quand je l’aurais voulu, je ne l’aurais pas pu. Nous sommes, vis-à-vis de notre cœur malade, comme les Danaïdes vis-à-vis de leur tonneau ; ce que nous y mettons nous-mêmes ne le remplit pas. A une main plus puissante et plus riche il appartient de fermer l’abyme et d’y verser de nouveaux dons. Irons-nous, s’il lui plait de s’étendre avec bonté sur nous, irons-nous retuser son bienfait ou disputer sur le prix ? Non, Madame, non, il faut accepter, et jouir, et payer aussi cher que celui qui donne l’exigera. Vous allez retrouver, vous aurez retrouvé, quand cette lettre vous arrivera, de déchirants souvenirs ; mais tout déchirants qu’ils sont, à coup sûr vous ne voudriez pas les arracher de votre âme, vous ne voudriez pas ne pas avoir possédé les nobles enfants que vous avez perdus.
Un homme qui honorerait, il y a bientôt 200 ans le pays où vous êtes, le Duc d’Ormond, l’ami de Charles 1er disait, à la mort de son fils le comte d’Ossory tué en duel par le Duc de Buckingham. " Jaime mieux, mon fils mort que tout autre fils vivant. " C’est ce que je dis tous les jours du mien, et vous des vôtres; et nous aimons mieux ces maux, ces joies et ces douleurs inséparablement unis et confondus, que toute autre vie qui ne serait pas nous et ceux que nous avons aimés. Et si un beau jour se lève encore sur notre horizon, si une douce musique comme vous dites, vient encore frapper notre oreille, nous l’accueillerons nous en jouirons avec transport, qu’elles que soient les lacunes et les chances que la Providence y voudra attacher. En tout cas je réponds du manteau de Raleigh. C’est à vous, Madame, de me dire si vous croyez à sa puissance. N’ayez du moins à ce sujet que des émotions douces. J’ai le droit de vous le demander. Et puis, ne pensez jamais le moindre mal du 15 juin. Et puis encore écrivez-moi toujours comme vous m’avez écrit d’Abbeville et de Boulogne, dites-moi, taisez-moi tout ce que vous voudrez. Je jouirai des paroles; j’aurai foi au silence. Je vous défie d’inventer dans votre esprit, de trouver dans votre cœur de femme, quelque chose que je ne comprenne pas, si tant est que je ne l’ai pas devancé.
Mercredi 5 Je n’ai pas de lettre aujourd’hui. Je n’en espérais pas. Demain, j’y compterai. Je passe mes matinées d’une façon utile j’espère, mais bien monotone. Tout ce monde qui part, les députés surtout, viennent me dire adieu. Et la même conversation recommence avec chacun. Que le cercle où vivent la plupart des hommes est éteint et pauvre ! J’en suis toujours frappé à la fin d’une session. Ils sont tous épuisés, exténués d’esprit et de cœur. Ils ont évidemment dépensé, et au delà tout ce qu’ils avaient d’idées, de volonté, de force. Ils se traînent, ils baillent ; ils ont hâte d’aller se coucher et dormir. De toutes les conditions de la supériorité et de la puissance, l’activité, l’activité inépuisable est peut-être la première. J’ai beaucoup vécu avec le Maréchal Soult ; nous avons été près de trois ans ministres ensemble ; et pendant ce temps, j’ai vu tomber. l’une après l’autre devant moi toutes les qualités qu’on lui attribue ; il n’a ni esprit de suite, ni jugement sûr, ni vraie finesse d’intelligence, ni capacité efficace, c’est un grossier brouillon, un bizarre mélange du Gascon et du Barbare. Mais il est inventif, actif, infatigablement actif d’esprit, de corps, de volonté ; il projette, il combine, il trame, il pousse, il remue sans relâche. Il est important, il le sera toujours. Je doute qu’il y ait désormais grand chose à tirer de lui, mais son activité encore plus que son nom, lui donne une force avec laquelle tout le monde doit compter. Rien de nouveau d’ailleurs au milieu de ce décampement général. Ce que je sais de plus divertissant à vous mander, c’est la goutte de M. de Salvandy. Il avait l’autre jour un grand dîner, de la bonne compagnie des femmes, M. et Mad. Molé, M. Pasquier, Mad. de Boigne & & La goutte l’a pris : quand on est arrivé pour dîner, il n’avait pu quitter sa chambre ; M. Molé l’a remplacé à table ; et au sortir de table en rentrant dans le salon, tout ce beau monde a trouvé M. de Salvandy étendu sur un canapé, et faisant du soin de son immobilité, les honneurs de sa maison. Les mauvaises langues vont jusqu’à dire qu’il était là, en magnifique robe de chambre, un bonnet grec sur la tête en Sultan malade. Mais je n’en crois rien.
Savez-vous ce que je fais aujourd’hui? Je vais dîner à Chatenay. Cela me plaît-il ? Cela ne me plait-il pas? Je ne sais pas bien. Je vous le dirai après. Mad. de Boigne m’a écrit avant-hier. Enfin j’y vais. Mon départ est encore retardé de trois jours, jusqu’à lundi. L’envoi de 6 ou 7000 volumes à la campagne en est la cause. Adieu, Madame Certainement, j’irai m’asseoir au bord de la mer. Vous voulez que je la regarde. Je crois que je regarderai au delà. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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7. Stafford house, jeudi 13 juillet 9 h. du matin,

J’attends 1 heure de la poste, depuis Samedi j’ignore tout, même que vous ayez pensé à moi ! J’ai passé hier la matinée sur mon lit. Je vis cependant quelques personnes. Le duc de Sutherland d’abord qui ne manque jamais de venir s’assurer si je vis encore. La duchesse dans toute sa gloire car elle accompagnait la reine pour la première fois à une cour qu’elle a tenu à de St James. Lord Lansdowne, et puis lord Aberdeen. Je refusai tous les autres même lord Grey, au risque d’une grosse querelle avec lui aujourd’hui. Lord Londonderry est déjà prêt à se battre. Il m’écrit les lettres les plus extravagantes mais vraiment il me fatigue, son esprit est lent comme sa parole, comme ses gestes et je n’ai pas de temps à perdre. Nous sommes un peu sortis de la politique hier Lord Aberdeen et moi. C’est un homme avec lequel il serait possible. de causer comme on cause avec vous mais cela demande un peu de travail. D’ailleurs quoique il vous ressemble en fait d’infortunes, & les siennes surpassent toutes les autres. C’est un sujet qui lui fait horreur. Il renferme tout, et son visage d’ Othello va fort bien avec ce mouvement d’épouvante sombre par lequel il repousse toute allusion à ses malheurs. je m’arrête tout court.
La poste est venue, et je n’ai pas de lettres ! Me voilà démoralisée pour le reste de la journée. Je serai mauvaise pour vous pour tout le monde. Monsieur ne me laissez pas sans lettre. Mon imagination cherche le choléra, la peste, un accident de route, la main droite foulée. Elle rencontre tout, elle ne saurait rencontrer l’oubli, mais Je suis triste jusqu’au fond de l’âme.
Faut-il reprendre ma journée d’hier. Vous intéresse-t-elle ? Monsieur vous ne me connaissez pas. Vous ne savez pas comment l’inquiétude peut s’emparer de mon âme & comme un rien peut faire naître cette inquiétude, et ce que je deviens alors ? La petite princesse vint me voir hier deux fois. Nous parlâmes de mon coin autour du tapis rouge. Que je le regrette ! Je dînai seule avec Lady Cowper. Elle est à peu près consolée. Elle l’est trop. Elle a été mariée 35 ans. Je crois qu’elle se mariera dans dix mois ! Je ne vis mon fils hier qu’à 10 heures du soir. Je le renvoyai à onze pour me coucher. Tout le monde était hier à un grand bal. On m’accable d’invitations à dîner surtout je ne suis pas capable. de tout cela. Je n’accepte que les plus indispensables. Je suis fatiguée, je suis triste, comment ai-je pu quitter Paris ? Me connaitre si peu ? Ah que de pensées qui m’étouffent. J’écrirais des volumes, que je n’expliquerais pas tout ce qui remplit mon cœur. Je ne me crois pas capable d’attendre la fin de septembre. Je ne comprends plus aucun obstacle. Ah Monsieur la pauvre tête que la mienne et que j’ai tort de me montrer à vous si faible, si faible ! Qu’allez-vous penser de moi ?

4 heures. Voici un mot, un seul mot de dimanche soir sans N°. Mais quel bonheur qu’un mot, & comme celui que vous me dites me prouve que nous nous entendons ! Car vous étiez inquiet. Alors comme je l’étais ce matin. Monsieur que je vous remercie d’avoir été inquiet, cela m’enchante. Vous n’en avez pas plus de raison que moi, et cette ressemblance aussi est bonne.

Vendredi 14 9 h. Lord Grey entrait lorsque je traçais hier les derniers mots. " You seem in great spirits, shall you be more gracious to me to day ?" Je ne vois pas de raison pour remplir ce voeu, mais il est vrai que j’étais in great spirits. Un rien m’abat, un rien me relève. Mais ce n’était pas rien hier. C’était bien une petite feuille de papier que je tenais. serrée entre mes doigts, & qui valait pour moi tous les trésors.
Le P. Esterhazy m’a tenu longtemps hier matin. Il a réclamé la chambre à coucher parce qu’on est à l’abri des interrupteurs. C’est un homme d’esprit, pas du tout de l’école du prince de Metternich dans la manière, mais avec beaucoup de finesse, toute le finesse de son chef & moins de vanité & de préventions que lui. Il me fit faire quelques découvertes dans un horizon lointain. Il n’y a rien de personnel dans ce que je vous dis. Après lui vint votre Ambassadeur ; celui-là n’ont pas les privautés (dit-on privautés) du bed room. Cela ne va ni à son air solennel ni notre courte connaissance. Il me fit plaisir hier cependant, car nous arrivâmes naturellement sur un sujet qui me fait bondir le cœur. Ce sujet fut traité du côté le plus grave ; j’écoutais avec curiosité & joie. Quand on est bien écouté, on parle... J’aime beaucoup M. Sébastiani. Après tout ce monde j’eus quelques autres visites & puis je fermai ma porte pour aller faire un tour en phaéton avec lady Clanricarde qui m’avait attendue dans le jardin pendant une heure. Je reçus d’étranges confidences qui me prouvent qu’il y aura bien des défections dans les rangs réputés ministériels et que les élections peuvent avoir un résultat inattendu par les ministres dans 15 jours tout sera résolu, & ce sera un moment grave.
Hier il y eut un grand dîner Tory à Stafford house. Nous reprîmes le duc de Wellington et moi, nos vieux souvenirs de la cour de George IV. Lui et moi nous sommes inépuisables sur ce chapitre et tous nos souvenirs sont communs. Il a bien baissé cependant le duc. Il me fait l’effet d’un vieux cheval arraidi (sic) par l’âge, ce qui ne l’empêche pas d’avoir encore l’air galant. Lord Aberdeen ne me quitte pas de toute la soirée. Il fut d’un profond étonnement lorsque je lui dis, ce qui était vrai, que j’avais souvent Milton le matin. Je vous l’annonce Monsieur j’y avais cherché ce que vous me citiez un jour. Je sus répéter quelques vers à Lord Aberdeen. Cela le mit dans de véritables transports. Je ne pensais pas à lui en les disant. Il ne songeait sans doute pas à moi en les écoutant. Mais je vis que j’étais pour lui une nouvelle découverte, que je lui apparaissais sous un jour si inattendu que sa surprise pouvait prendre toutes les formes. " God is thy law, then mine." Voilà sur quoi ma mémoire s’était le plus fixée. Il trouvait plus beau ceci. "He for god only, she for god in him" J’aime la seconde idée de ce vers, je ne suis pas aussi contente de la première je crois que vous serez de mon avis. Quoi ? Elle n’aurait rien en donnant tout ? Retournez à ma première citation & continuez les trois vers qui suivent, je les aime, je les comprends. A propos et pour terminer tout à fait le sujet, Milton est bien heavy, & je crois que j’ai fini avec lui, à moins que vous n’en ordonniez autrement.
J’ai eu des nouvelles de M. de Lieven. L’Empereur n’avait pas encore décidé entre Kazan & Carlsbad. Moi il me vient quelques fois à l’idée que ce pourrait bien n’être ni l’un ni l’autre, mais la Tamise.
Ah Monsieur, imaginez que mon cœur se serre à cette pensée- là. Mon Dieu pardonnez-moi. Il me semble qu’il me pardonne, car je ne trouve rien que de pur, si pur au fond de mon âme. Je la regarde bien mon âme. Je l’aime. Je la trouve meilleure qu’elle ne m’a jamais semblé. Monsieur donnez-moi du courage. Dites moi que j’ai raison. Je vous écris de la plus étrange manière du monde. On m’interrompt vingt fois, je change de résidence emportant partout ma feuille de papier avec moi & la continuant tantôt dans le salon tantôt dans le jardin où il y a un petit établissement pour écrire. Voilà ce qui fait que vous verrez une phrase écrite avec deux encres différentes. Ces interruptions sont insoutenables. & Dieu sait les sottes lettres que je vous fais en conséquence. Mais cela vous est égal n’est-ce pas ?
Hier le jardin fut illuminé. Il l’est au gaz. C’est magnifique. Rien de plus. Compte tenez que tout cet établissement. C’est royal. Le jardin me parût de trop hier au soir. J’y aurais été si c’était Chateney quand on alla s’y perdre Je rentrai dans mon appartement, mais je ne dormis pas Je rêvai éveillée, de quatre à 6 heures. Je crois que j’ai eu la fièvre, mais elle ne me fit pas de mal. Je pensai au mois de septembre il y a quelque idée d’envoyer la jarretière au roi Louis-Philippe. Mais cette idée rencontre une forte opposition de la part de quelques vieilles têtes. Je vous parle toujours du quartier ministériel. Car les autres ignorent tout. La Reine ne consulte sa mère en rien. Elle est très absolue la Reine. Cela pourra donner du souci. je fais demander aujourd’hui à la reine de me recevoir. Je me sens mieux. & il faut que je fasse ma tournée de principes.
Adieu. Monsieur Adieu. Le petit mot me suffisait pour hier, mais vous ne me laisserez pas vivre longtemps sur cela seulement. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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8. Stafford house samedi 15 juillet 1837

Vous me maltraitez Monsieur, depuis le N°4. Je n’ai rien rien qu’un très petit mot de dimanche dernier. Reprenez je vous en prie vos bonnes manières. J’essayai hier de me promener un peu. Cela ne me réussit pas ; il survint un gros orage. Ma porte fut assiégée comme de coutume. Je n’ai à vous rendre compte que de mes tête à têtes. Le plus long hier fut avec Lord Harrowby. Dieu, qu’il est sombre ! Au reste cela a toujours été son métier. Et durant les 18 années qu’il s’est trouvé dans le Cabinet il n’y a jamais fait autre chose que d’exposer toujours le mauvais côté de toutes les questions qui s’y agitaient. Eh bien, c’est d’une grande utilité. De cette façon les mauvaises chances ne manquaient jamais d’être prévues et écartés si faire ce pouvait. C’est un des hommes d’État de ce pays qui a le plus d’expériences des affaires. Il était ami intime de Pitt. il voit la fin du monde bientôt. Il a un mépris. profond pour les Ministres, & il exprime tout cela dans les termes les plus doux. Cela est fort peu Anglais. J’aime mieux les vérités brutales dans leurs boucles. Alors, ils sont charmants.
Lord John Russell vient souvent causer avec moi il est d’une familiarité & d’une naïveté charmantes. Nous rions un peu de tout. Le duc de Devonshire arriva hier de la campagne pour faire les arrangements avec moi. Il veut absolument septembre à Chathworth. Moi je voudrais septembre autre part, la poussière de Paris me parait charmante enfin je verrai,.Je ne veux me lier par aucun engagement. Monsieur je m’interromps vingt fois pendant que je vous écris. Me voici dans une exclamation & un soupir d’avant hier.
Point de lettres ? Comment m’expliquer cela. Comment supporter tous ces mécomptes ? Les idées les plus extravagantes s’emparent de mon esprit. Quelques unes atroces ; d’autres tellement enivrantes que j’en perds la tête. Il me semble que un tête à tête aujourd’hui ne seront pas seulement avec des Anglais. La mer est le vite franchie ! Et puis je me figure tout. Monsieur est-il bien raisonnable de se livrer à son imagination ? Vous m’avez fait du mal en me disant un jour que vous la laissiez-vous accuser quelques fois. Prenez garde Monsieur à tout ce que vous me dites. Ma foi ne vous est si grande que je ne crois jamais mal faire en vous imitant. De même que je crois que je saurais réprimer tout ce qui pourrait vous déplaire. Cette poste venue sans lettre de France m’en a portée une de Pétersbourg. Mon mari allait s’embarquer le 8 pour venir à Lubek. Il se borne à cet avis. Je me figure quelques fois qu’il ne serait pas impossible qu’il vint me voir pour quelques jours seulement. Le bateau à vapeur de Hambourg arrive après demain. S’il l’amenait ! J’ai l’imagination toute sombre comme celle de lord Harrowby. Il me semble que l’atmosphère anglais y dispose. Tout me fait peur.
Je fis hier un grand dîné chez Lady Jersey. Votre Ambassadeur fut encore mon voisin. Il me parla de tout. Nous devenons familiers. Combien je pense à l’interrogation prophétique que vous me fîtes il y a deux ans à d’ici chez Mad. de Boigne. Vous en souvenez- vous ? Je passai après le dîné c.a.d. à onze heures du soir chez lady Holland. J’entrai & je trouvai le mari tout seul, Madame était au spectacle dans ces cas là où lui laisse à lui une bougie, ses lunettes & du papier pour écrire. Pas autre chose. Il trouva ma visite fort agréable. Sa bonne humeur me plut.
J’ai vu ce matin, lord Grey, Pozzo, & lord Aberdeen chacun bien longtemps. Ellice & quelques autres par dessus le marché. Monsieur, il est arrivé quelque chose d’étrange entre Lord Aberdeen et moi. Vous le connaissez un peu par ce que je vous ai dit de lui. Moi je le connais & je l’aime beaucoup ma société lui a toujours plu, & voilà tout. Il a été bien heureux dans sa vie. Heureux comme vous l’avez été. Il a tout perdu. Deux femmes, quatre enfants chacun à l’age de 16 ans. C’est une tragédie ambulante. Mes malheurs ont pu accroître le goût qu’il a toujours trouvé dans ma société, car les malheureux se cherchent. Il aura trouvé en moi maintenant quelque chose de plus que ce qu’il y avait autre fois. Je vous l’ai dit, je vaux mieux de mille manières. Et bien Monsieur, toute cette préface est pour arriver à ce que vous devinez. J’ai reconnu dans lord Aberdeen les mêmes symptômes que j’ai surpris en moi depuis quelques mois. Mon cœur s’est révolté à l’idée de laisser un instant d’illusion à une âme bien noble, bien malheureuse. Hier je lui ai conté l’histoire de mes sensations depuis les malheurs dont le ciel m’a frappée. Il a tout compris plus que compris, hors la force de ces expériences. Et mon dieu ce n’est pas de la force, c’est de la faiblesse. C’est parce que je suis femme, parce que mon cœur a besoin de secours, que ma voix sait trouver des paroles. Je demandais à Dieu du secours ou la mort. Il m’a secouru. Je le lui ai dit. Il sait maintenant que je ne suis pas seule sur la terre, qu’un noble cœur a accepté la mission de consoler le mien. Je me suis sentie soulagée après cet aveu. Il l’a reçu en véritable Anglais quelques mots sans suite. Un serrement de main plus fort que de coutume et il m’a quittée.

Dimanche 16 Je vous écrivais encore tard hier à 6 heures. Je ne sais pas me séparer d’une feuille de papier commencée. Je vis le Duc de Sutherland à ma toilette. Je ne l’avais pas vu de tout le jour. Il avait été à Windsor chercher les diamants de la couronne dont sa femme doit avoir la garde. Il vient les étaler sur ma table. Ces diamants sont aujourd’hui l’objet d’un procès entre la couronne d’Angleterre & de Hanovre. celle ci les réclame en vertu d’un testament de la reine Charlotte. La reine d’Angleterre n’aurait rien. Au reste si le roi Ernest ne faisait que cela à la bonne heure, mais sa proclamation ? Voilà une belle affaire. Ici les Tories en sont consternés. Elle fera le plus grand tort au parti dans les prochaines élections. Savez-vous qui est son conseiller intime ? Ce fou de Londonberry. Ce fut chez lui que j’allai dîner hier à la campagne, un dîner d’ultra, beaucoup de violence de langage, beaucoup de roses. Un chien énorme établi sur le genou droit de la maîtresse de la maison & le genou gauche d’un jeune lord son amant. Une promenade au clair de Lune sur le bord de la Tamise. Voilà ce que j’ai à vous raconter de mon dîner.
A propos lord Aberdeen devait en être. Il a envoyé ses excuses. un moment avant de nous mettre à table. J’ai passé une très manvaise nuit. Aujourd’hui dimanche point de poste. Le cœur un battra demain matin bien fort. Il me semble que je ne vous parle que de moi. Mes lettres vous ennuient-elles ?
Monsieur tout autre sujet me passe de l’esprit avec vous. Cependant l’Angleterre vous intéresse je sais assez intimement tout ce qui s’y passe. Si je vous en entretenais peut être cela m’attirerait-il de plus fréquentes lettres de votre part ! Je vais essayer. Il y a eu comme je crois vous l’avoir dit déjà quelques mécomptes dans les calcule des Whigs pour les élections, les membres les plus impertants du parti sont allés feel the pulse de leurs commettants. Le Conservatisme est fort à la mode. J’ai vu cela hier au visage moins arrondi de M. Ellice. Cependant on ne peut rien préjuger. Dans trois semaines vous y verrez très clair.
La reine veut jouir de tout à la fois et prend en même temps la royauté en gaieté & au sérieux. On dit que rien n’est plus curieux que les grands jours d’audience. Ainsi les Universités sont venues lui porter leur adresse. Le duc de Wellington a lu celle d’Oxford avec une voix très sévère, un peu tremblante, enfin beaucoup d’embarras ; le Clergé a fait de mêmes, toutes ces vieilles perruques tous ces vieux costumes rangés autour de ce vieux trône occupé par une jeune fille, tout le monde en respect, en silence, quite awfull à ce que l’on m’a dit ; & la reine assise sur ce trône avec son manteau royal, un sourire d’enfant, une voix argentine des plus claires des plus douces, on dit que cette voix est charmante, lisant ses réponses lentement appuyant avec emphase. sur my, mine, élevant la voix alors & jettant ses regards sur toute la salle. Prononçant avec humilité & onction, les passages du discours qui ont rapport à la religion. Faisant tout cela avec calme, dignité, répos. En vérité lord Grey, lord Aberdeen, le duc de Wellington qui m’ont tous raconté cela en sont confondus. Au sortir d’une corvée qui a duré quatre heures, & après avoir reccueilli en allant en revenant de St James, les applaudissements les plus enthousiastes de la foule elle donne à dîner à quelques uns de ces ministres, menant la conversation à table. Après le dîner ; elle a demandé à lord Landsdowne s’il aime la musique & s’il aimait l’entendre. & la voilà chantant des airs italiens seule, des duos avec sa mère & tournant la tête de ce pauvre lord Landsdowne. Tout cela n’est-il pas curieux, bizarre. J’ai demandé quarante fois si elle a de l’esprit. On ne m’a jamais fait de réponse bien claire. Je verrai cela moi même. Je vous ai dit que la mère est en dehors de toute affaire ; même des affaires de cour, La Duchesse de Sutherland me paraît prendre beaucoup d’ascendant sur la Reine, mais elle a peur de la maitresse. C’et étrange tout le monde en a peur. Lord Melbourne un peu plus que les autres. Il aime il admire cette volonté absolue, mais il n’a pas bien démêlé encore jusqu’où elle peut aller. Il n’est pas question de mari. Les ministres n’en sont pas pressés. Elle n’a pas l’air de l’être. Cependant une fantaisie de salon pourrait tout à coup associer quelqu’un au trône. Voilà ce qui fait plisser le front de lord Melbourne.
6 heures Lord Aberdeen m’a fait prier de le recevoir seul un moment. Je l’ai reçu. Il m’a demandé de le laisser s’exprimer en Anglais parcequ il voulait être compris. Il craignait que je n’eusse pas entendu son silence hier. Dans cette séparation de 3 ans il n’a jamais cessé de penser à moi avec une affection vive. Nul n’a compris & partagé mes malheurs comme lui. Il veut que je sache le sentiment bien intime, bien profond qu’il me porte. Il est heureux de penser que mes peines sont adoucies. Il me prie de ne pas l’oublier, & puis il me déclare que sa voiture de voyage est à ma porte, qu’il part pour ses montagnes en Écosse & qu’il ne me demande qu’une chose c’est de baiser ma main pour la première fois de sa vie. Tout cela s’est dit comme je viens de vous le dire. Il a pris ma main, il l’a retenue un moment et il est sorti, & en effet le voilà en route. Je vous ai tout dit Monsieur, savez vous qu’ici encore je reconnais la singularité de notre sort, & cette providence qui a fait le 15 de juin, & décidé du sort de ma vie.

Lundi 17. Au milieu de ce monde immense qui m’environne de ces intérêts si curieux mais qui nous sont si étranters, de ces conversations tout anglaises, de ses grands dîners où rien ne me rappelle ce que j’ai quitté, mon esprit, mon cœur ne sont préoccupés que d’une seule pensée quelle puissance que cette pensée unique qui m’absorbe aujourd’hui ! Je vis hier pendant deux heures la Duchesse de Glocester, sœur du feu roi, elle me raconta tous les gossips de cour, & d’intérieur. Deux heures aussi d’entretien intime avec lord Melbourne. Il m’en est resté tout un trésor de découvertes. Vous les aurez demain jusqu’à un certain point. Je fis hier un immense dîner chez le prince Estérhazy. Ces dîner me fatiguent extrêmement. On ne se met plus à table avant 9 heures. Il faisait chaud. Je priai qu’on ouvrit la fenêtre. Ma belle lune bien ronde, bien claire me donna des distractions abominables. Monsieur pardonnez-moi, la lune. Dans une heure, le postman fera sa tournée. Une heure d’angoisse encore et puis vendra-t-elle ? Adieu Monsieur, adieu. La poste est venue. Point de lettres ! Mon Dieu que penser ? Ayez pitié de moi.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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16. Stafford house, samedi 29 juillet
10 h. du matin

Je fus à la cour hier au soir. Je n’y trouvai pas beaucoup de monde mais une musique admirable. Tous les premiers sujets de l’opéra italien à Paris. Je n’ai pas entendu de musique depuis mes malheurs. Je suis un peu inquiète de l’effet qu’elle produira sur moi. Contre mon attente cet effet fut le plus doux possible. L’accord de ces belles voix me calma singulièrement. Il me sembla que ma fièvre se dissipait que mon âme retrouvait un peu d’équilibre. Il y a longtemps que je n’éprouvai une sensation plus délicieuse. D’onze heures à une heure du matin, je restai à écouter les douces mélodies. Les paroles, ces accents d’amour. Vous ne sauriez concevoir le bien que cela me fit. Croyez-vous que je jouissais seule ? Non Monsieur, j’ai toujours auprès de moi quelqu’un qui jouit avec moi. Mon imagination ne se sépare jamais de cette douce société elle est là, elle est partout où je me trouve, elle m’appartient comme ma main appartient à mon bras. Toujours, toujours auprès de moi, en moi. Hier elle ne m’a pas quitté d’un instant.
Quelques jolis sourires de la reine ont fait ma seule distraction. Elle est jolie la Reine, elle l’est positivement. L’air le plus enfantin, la physionomie la plus spirituelle, la plus douce, la plus ouverte. Elle est trop petite mais assise elle a la taille assez élevé pour que cela ne frappe pas. Ce épaules sont charmantes. Sa taille bien marquée par ce cordon de la jarretière. Son bras orné du motto. Elle porte des robes à traine. L’ensemble est très frappant et très digne. Je l’ai souvent regardée quoique je pensasse à tout autre chose, à d’autres yeux qu’aux siens ; elle ne les a pas noirs. J’étais séparée d’elle par sa mère qui n’acceptait pas avec beaucoup de bienveillance, les jolis sourires de sa fille, je les recueillais. Que cette cour est différente de celles que j’ai vues pendant 22 ans. Malgré la musique & les yeux noirs j’ai fait quelques réflexions bien sérieuses que faisiez-vous ? Il me semble que vous dormiez dans ce moment. N’entendez vous donc pas de la musique des accords divins, ne faisiez-vous pas d’agréables rêves ?
J’ai eu deux longs tête-à-tête hier matin d’abord avec lord Durham, puis avec Pozzo qui est remis d’un fort accès de goutte, positivement lord Durham a beaucoup d’esprit. Je vois aussi lord Melbourne. Il est rêveur, & rieur tout à la fois. C’est un bizarre mélange. La tournure la plus originale. Quand il est en bien intime causerie il se met bien près, à peu près sur vous tournant un peu le dos. Il est naïf au delà de tout dans ses aveux. Un si honnête homme que je ne conçois pas comment il reste ministre. Donnant très franchement raison à ses adversaires quand il trouve qu’ils ont raison. Je lui disais hier que dans l’opinion du duc de Wellington. Il (lord Melbourne) devait être fort aise d’être débarrassé de Roebuck et de lord Dudley Stuart au parlement. " Did he say so ? damn it, he is right." Et cela avec un accent de conviction & un geste impayable. Que vous seriez diverti & content de lui !
Il me semble Monsieur que vous penseriez comme moi sur tout le monde. Mais cependant que d’observations curieuses je recueillerais de votre part car enfin, moi je suis accoutumée à toutes ces manières, vous n’en avez pas l’habitude, et je suis sûr qu’elles vous frapperaient par des côtés qui n’attirant plus mon attention. J’ai oublié de répondre à un article de votre N°9. Je ne reverrai plus lord Aberdeen en Angleterre, cela était convenu même avant que je me décidasse à y abréger mon séjour. Nous nous écrivons, vous verrez ses lettres. Il viendra à Paris en décembre, & ce qui est curieux, c’est que la veille de l’explication que j’eus avec lui, il m’avait dit : " L’homme dont je suis le plus curieux à Paris est M. Guizot. Promettez-moi de me faire faire sa connaissance."
Mon départ reste toujours fixé à mardi. Je serai vraisemblablement à Boulogne, jeudi ou vendredi au plus tard, à moins que la lettre que j’espère y trouver ne me trace un autre itinéraire j’irai droit à Paris. Mais pas aussi vite que j’en suis venue. Il me faut beaucoup de repos & de soins. Ces 10 jours d’agitation, d’inquiétude m’ont fait un mal abominable dont je serai quelques temps à me remettre Je suis maigrie, je veux démaigrir.
Les élections sont décidément défavorables aux radicaux. Les plus violents sont éliminés partout. Les Whigs & les Tories modérés sont en faveur. Tout cela est bien, mais voyons à quoi se décidera le gouvernement à la réunion du parlement. Elle est fixée pour le mois de novembre. S’appuyera-t-il sur Peel & Wellington. Ils y sont préparés, & lui donneraient, disent-ils, un appui cordial. Voilà ce dont doute Lord melbourne et ce qu’au fond je ne puis pas trop affirmer. & le Dr. Bowring entre autres.

Dimanche 30 juillet. Midi.
J’aurais pu recevoir une lettre hier. Dimanche on ne reçoit rien d’Angleterre. Il faut en toutes choses vivre de la veille. Le pain du Samedi, la lettre de Samedi. Voci donc un triste jour. Hier ma matinée se passa comme elles se passent presque toutes. Des tête-à-tête avec les personnes qui m’en demandent. Estérhazy en a eu un très long, presque trois heures, mais il me semble aussi que rien n’a été oublié. Je crois que je vous l’ai nommé comme le successeur infaillible du prince Metternich. Il manque d’aplomb & de tenue, & il manque un peu de confiance en lui-même. Du reste il a de l’esprit & le jugement excellent. Jamais je n’ai une conversation sérieuse avec quelqu’un sans que votre nom ne s’y place. Et la plupart du temps il ne me reste rien à ajouter. Cependant je suis bien habile à prolonger le sujet, je m’écoute avec plaisir. Il me semble que je parle si bien. J’aurai à vous parler de cet entretien là ainsi que de celui que j’ai eu aujourd’hui avec lord Melbourne.
Il a voulu à la veille de mon départ un confortable talk et nous l’avons eu amplement. Deux bonnes heures sans interruption chaque minute a été bien employée et utilement. Il m’en reste une fort bonne impression. Je lui ai fait faire une lecture qui l’a vivement frappée. Il donne mille fois raison à l’auteur, il pense comme lui compléte ment ; c’est que lord Melbourne à l’esprit le plus droit que je connaisse, pas la moindre passion ou prévention et une bonne foi, une candeur adorable il manque de caractère & de volonté. Voilà son défaut, & celui-là vient plutôt de son indolence. He won’t take the trouble. Tel qu’il est cependant, c’est un vrai bonheur que ce soit l’homme appelé à former l’esprit de la reine aux affaires. La confiance qu’elle a en lui n’a pas de borne. Imaginez l’occupation curieuse, intéressante que celle de pénétrer dans le cœur d’une jeune reine de 18 ans et d’être son seul confident ! Il me semble que jamais position semblable ne s’est encore rencontrée.

10 heures du matin. Lundi 31.
Voici votre N°10. Je comprends tout ce que vous me dites. Vos inquiétudes, vos alarmes, je les comprends, je les sens si bien que c’est là ce qui me ramène en France. Il me semble qu’une fois à Boulogne je saurai respirer. Ici j’étouffe nous sommes trop loin l’un de l’autre. Cette mer entre nous me parait un gouffre où s’abîme mon bonheur, mes espérances. Tout va mal. Nos lettres, quelle misérable chose ! J’en reçois de plus fraîches de Pétersbourg je suis découragée, malheureusement malade. Je crois qu’une fois en France ma santé me reviendra. Je crois ! Quelle vanité dans ce que nous croyons ! Nous ne croyons jamais juste. Je crois à vous. Voilà où je ne me trompe pas, pour tout le reste je ne veux plus croire. Je retourne sur la terre où vous habitez j’y veux être avant qu’aucune lettre de Russie ou d’Allemagne puisse m’atteindre j’ai peur de tout. Tant que mon âme était livré à la douleur. Je ne connaissais pas la crainte, j’étais au dessus de toute vicissitude. Monsieur c’est que les malheurs élèvent l’âme. Le bonheur l’amollit. J’étais seule, abandonnée j’avais du courage, cela veut dire qu’aucune peine ne pouvait m’atteindre, & la mort m’eut fait plaisir. Aujourd’hui tout est changé, je ne veux pas mourir, je veux vivre, vivre en France auprès de vous, toujours, toujours, et j’ai peur, peur de tout. Ah mon Dieu, protégez moi, laissez moi vivre. Je lui demandais tout autre chose il y a deux mois six semaines seulement. Comment il n’y a que 6 semaines ? Quelle longue vie que ces 6 semaines !
Le N°11 entre dans ce moment. Merci merci de tout. Je suis malade, je suis faible il faut que je parte. Aurai-je la force d’arriver à Boulogne. Adieu. Adieu. Priez pour moi, pour vous.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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21. Paris, jeudi le 10 août 1837
huit heures

Vous venez après mes prières. Dans mes prières je pense à vous je prie pour vous. Monsieur venez m’enseigner à ne pas vous donner ainsi toutes mes pensées tous les battements de mon cœur. Cela n’était pas tout à fait ainsi avant mon départ pour l’Angleterre. Il me semble au moins ce voyage, cette longue séparation, vos lettres, les inquiétudes mortelles que j’ai éprouvées pendant dix jours tout cela a tellement exalté ma pauvre tête et affaibli mon corps, qu’aujourd’hui votre image est une douleur. Mais une douleur dont je ne puis pas me séparer un instant. Que sera ce quand vous serez là auprès de moi ? Je vous y vois déjà, je vous établis Je suis fâchée que ce ne soit pas dans la Chambre où nous avions pris de si douces habitudes. Je l’aurais même aimé, mais on y travaille, cela m’impatiente. J’irai voir aujourd’hui s’il n’y aurait pas moyen de presser les ouvriers. Je suis sortie hier, mais il y a un peu d’embarras à satisfaire mon médecin. Il veut de l’air et il ne veut pas d’exercice. Je me suis fait traîner doucement en calèche avant dîner, & j’ai recommencé le soir. Il faisait doux mais triste. Quand vous serez ici nous irons. un soir en calèche. Je laisserai Marion à la maison. J’ai pensé à cela tout le long de la promenade. Que j’aime rêver ainsi alors, je n’entends plus rien & j’y serais encore ; s’il n’était survenu des éclairs très forts.
Je suis rentrée à 10 h. Je me suis couchée. J’avais vu dans la journée quelques personnes. Lady Granville. Le duc de Palmilla, le duc de Hamilton, & M. de Hugel. J’ai une confidence à vous faire sur Lady Granville. Elle a toujours exercé sur moi un grand empire. Elle a de l’esprit prodigieusement et l’amour le plus fanatique pour son mari. C’est la personne qui me connaît le mieux, & qui connait le plus vite toute créature qu’elle a intérêt à pénétrer. Elle m’aime & je crois tout simplement parce qu’elle me connait. Elle sait donc tout. Hier elle m’a trouvé relisant une lettre. Eh bien Monsieur je la lui ai donnée Cette lettre c’est le N°6. Vous y traitez le sujet le plus élevé. Savez-vous ce qu’a fait Lady Granville ? Elle a pleuré, pleuré. Elle y a retrouvé tout ce qu’elle pense. Elle voudrait Monsieur se prosterner à genoux devant vous. Quand je l’ai vu ainsi , émue, exaltée. Je me suis rassurée sur mon propre compte. Il n’y a donc pas de la folie dans mon fait. Voilà ce que je me suis dit d’abord. Savez-vous ce qu’elle m’a dit ensuite ? Monsieur c’est ce que je me suis dit plusieurs fois déjà mais sans avoir où vous le répéter. "
Je mourrai Monsieur comme sont mortes ces deux femmes que vous avez tant aimées !! Elles n’ont pas plus supporté leur bonheur que moi je ne puis supporter le mien. Dieu n’aime pas que les joies du Ciel soient révéler aux mortels. Il leur retire la force de les soutenir. Savez vous Monsieur pourquoi vous venez ? C’est que vous ne sentez pas au moins de près ce qu’elles ont senti, ce que je sens. Dieu vous a placé sur la terre pour un autre but. Moi j’avais accompli ma destiné et vous aimez ma mémoire comme vous chérissez la leur. Encore une fois Monsieur défendez moi de vous écrire, cela me fait mal.

11 heures
J’ai fait ma toilette, j’ai essayé de déjeuner. Je ne puis pas manger. Le facteur est venu il ne ma pas apporté de lettres, pas de lettres ! Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ! Monsieur ne me donnez pas ce chagrin là. Un mot, un mot tous les jours je vous en supplie. Ne me faites pas repasser par toutes les horribles émotions de Londres. Vous le voyez je suis faible, je le deviens même plus tous les jours. Cette nuit a été mauvaise. La chaleur m’accable et cependant je suis froide comme glace. C’est un vilain état de nerfs.
J’ai des nouvelles de M. de Lieven de Marienbad en Bohême. Il allait le lendemain chez M. de Metternich à un château qu’il a près de la. Ils ne se sont pas vus depuis le temps où ils ne s’aimaient guère. Le prince de Metternich fera sur cela quelques bonnes réflexions philosophiques que je suis bien aise de n’être pas condamnée à lire car elles seraient longues. Savez- vous qu’il m’a souvent, bien souvent fait bailler, il disserte lourdement. Vous aurez lu de ses pièces diplomatiques Il y a toujours beaucoup d’esprit, beaucoup d’habileté, mais la forme en est bien allemande. Et bien il vous racontera comment on fait le macaroni avec le même intérêt, la même pesanteur. M. de Metternich traite tous les sujets de même, et se croit fort universel. Jamais il ne lui est arrivé de dire : "Je ne sais pas." Il sait tout, et surtout il a tout prévu, tout deviné. Lady Granville lisait souvent ses lettres, et ne manquait jamais d’en rire. A dire vrai elle m’entraînait quelques fois à rire aussi. Elle servait à souhait M. Canning. Je ne sais comment je suis arrivée à vous parler de tout cela, mais je suis bien aise d’une distraction.
Madame de Dino me supplie de donner rendez-vous à mon mari à Valençay. C’est beaucoup trop loin. Si je vais à Valençay il voudra m’entraîner plus loin. Mais que je suis impatiente de sa réponse à la nouvelle que je suis revenue en France ! Car lui &mon frère aussi, qui m’écrit enfin une lettre très tendre, (tendre parce que je n’étais plus à Paris) ; n’ont pas le moindre soupçon que je puisse penser de nouveau à fouler cette terre défendue. Monsieur, je bavarde, je bavarde et vous ne me dites rien. Rappelez-moi de vous conter, quand je vous verrai un moment de singulières explosions de la part de 17 dans le dernier entretien que j’ai eu avec lui. Par exemple lady Granville rit bien de lui.
Adieu Monsieur, c’est triste de vous dire adieu Sans vous avoir dit merci. Cela ne sera pas ainsi demain n’est-ce pas ?

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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33. Mercredi 30 août 3 heures

J’ai écrit bien des lettres. Vous me l’ordonniez ce matin. Mais il me parait impossible de quitter ma table sans en commencer une pour vous. Je viens de relire, et de faire plus que cela, vingt fois au moins, votre lettre. Elle est là devant moi et moi je suis à côté d’une place vide aujourd’hui, & que personne n’a occupée que moi depuis Vendredi. J’ai toujours les yeux tournés à gauche, & il me semble cependant que mon cœur doit tourner à droite pour aller vous chercher chacun fait son exercice & son devoir ; qu’ils seront à l’aise, occupés, reposés, ravis dimanche ! Monsieur croyez vous que dimanche arrive ? Vous êtes en route dans ce moment. Il me parait que vous devez dîner au Val Richer. Je voudrais vous y savoir de retour. Ce petit voyage, qui sait, vous aurez été exposé, l’air de la mer est vif, n’allez pas tomber malade, je ne resterais pas à Paris.

Jeudi 31. 9 heures
Je viens de faire un acte de vertu. J’étais au bas de l’escalier lorsqu’on me remet votre lettre. Je l’ai prise avec moi, elle est restée intacte pendant que j’ai fait le tout des Tuileries. Je la tenais bien serrée dans ma main enfin je ne l’ai ouverte qu’en rentrant. Quel bon régime ! Tous les matins une longue promenade, en rentrant une lettre. Il y a un régime plus doux que celui-là. Je ne puis pas dire meilleur comme santé, mais c’est égal. Je suis meux, je ne serai plus si faible.
M. de Noailles vint me voir hier matin, il me prit de le mener à Passy. Arrivés là Mad. Récamier ne le reçut pas ce qui me valut son bras pour ma promenade au bois de Boulogne. Nous causâmes de tout, la vicomtesse de Noailles est de retour d’Allemagne. Elle a vu l’ancienne famille royale. Elle dit de M. le duc de Bordeaux qu’il a un beau visage, mauvaise. Tournure, point de grâce, & qu’il est malhabillé. Elle trouve qu’il est plus retardé que développé pour son âge. Sa conversation se ressent de l’habitude de vieilles gens. Mademoiselle est charmante. Le duc & la duchesse d’Angouleme se font appeler roi et reine. Voilà le bulletin de Kirchberg.
Je fis mon diner hier plus tard que de coutume. Après, je marchai un peu avec Marie. Il fit trop froid pour la voiture ouverte.Je passais ma soirée entre M. de Noailles & Pozzo, beaucoup de haute politique, un peu dans le passé, beaucoup dans l’avenir. Eh bien, Monsieur, je m’ennuyai, je baillai, qu’est-ce que c’est ? Je ne puis plus causer avec personne. Vous m’avez trop envahie ; je vous ai trop donné tout, mon esprit comme un cœur. Je vous ai trop écouté. Je ne sais plus écouter personne. Et puis après ces huit jours, les plus beaux de ma vie ; vous me quittez ! Moi qui hais la solitude, je crois qu’aujourd’hui je m’en accomoderais mieux que de la causerie qui ressemble si peu à la vôtre. Je crois encore que dans le choix. J’aimerais mieux le tout petit bavardage dont vous n’approchez jamais, que ces entretiens qui cherchent à se rapprocher de vous sans jamais y atteindre. Pozzo a bien de l’esprit cependant, mais je le trouve quelques fois décousu. A propos, rien ne l’embarrasse comme lorsqu’on lui fait des questions sur l’Angleterre en ma présence. Il a un peu le sentiment que je pourrais y répondre aussi bien que lui, il n’aime pas cela. M. de Noailles en fit la remarque hier après qu’il nous eut quittés.
Il y a dans votre lettre ce matin un mot qui m’a paru fort comme "Qu’on a d’esprit dans le cœur." ! & je me suis mise à penser, repenser où je l’avais entendu qui me l’avait dit. Après. beaucoup de recherche dans ma mémoire j’ai trouvé que personne ne me l’avait dit mais que moi je l’avais écrit un jour à M. de Metternich, & voici pourquoi je m’en souviens, c’est qu’il me fit sur ce mot six pages d’écriture qui m’ennuyèrent à la mort, & qui me firent un peu regretter l’esprit que je venais de mettre dans mon cœur. Le cœur y perdit bien aussi quelque chose, car il ne faut pas m’ennuyer. N’ayez pas peur Monsieur je ne vous ennuierai pas. J’aime ce que vous me dites. J’ai regret de l’avoir pensé pour un autre que vous, mais vous le voyez. Cela n’a pas été long mon Dieu que j’aime à vous dire tout, tout. Mais il faut que vous soyez là auprès de moi, tout près. Qu’il y a loin encore jusqu’au moment où vous y serez. Que je vous remercie Monsieur, de tout vos arrangements de tous vos calculs pour les lettres.
Vous me soignez comme un enfant, comme un enfant malade, un enfant qu’on aime. Ce sera toujours comme cela n’est-ce pas ? Cela me donne même l’envie d’être toujours un peu malade. Voulez-vous avoir du style anglais, bien anglais, voici lady Granville. Je ne sais si elle vous divertirait comme moi ; mais elle a tellement le privilège de me divertir que tout ce qui me vient d’elle m’amuse. Midi. Je viens de parcourir les journaux. Comment le duc d’Orléans part pour l’Afrique ! Et Compiègne donc ? Mais cela ne nous dérangera pas n’est-ce pas ? Dites le moi bien vite, non vous n’aurez plus le temps par lettre, vous viendrez me le dire, oui oui vous viendrez. Adieu vingt fois mille fois adieu, & d’une si douce façon. Adieu. Je reçois dans ce moment un billet de M. Molé qui me dit qu’il y a un peu de choléra à Paris. Venez donc me dire ce que j’ai à faire. J’ai peur. Quand vous serez près de moi je n’aurai plus peur. Venez-je vous en prie. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°50 Jeudi 3 heures et demi

Je viens de recevoir trois ou quatre visites d’écrire six lettres. Il me faut du repos, c’est-à-dire du bonheur. Je ne comprends pas d’autre repos. Ce serait vraiment du bonheur, de vous écrire après avoir lu et relu ce que vous m’écrivez si tant d’inquiétude ne se mêlait pas à tant de joie. Je me creuse la tête comme vous pour deviner ce que peut faire, ce que peut méditer M. de Lieven. Je ne veux pas vous en parler. Il me déplairait de dire ce que j’en dirais. Jusqu’à ce que vous ayez des nouvelles de l’intervention du comte Orloff, j’espérerai quelque chose. Vous avez raison décrire avec détail à votre frère, avec grand détail. Il faut que tout ce monde-là, si préoccupé de lui-même et de sa position à la Cour, se sente aussi un peu responsable de votre destinée. Nous causerons de tout cela, le 6 bien bien sérieusement car j’y pense sans cesse. Newton a trouvé le système du monde en y pensant toujours. Il n’en avait pas à coup sûr, autant d’envie que j’en ai de trouver à votre situation une bonne issue. Mais les volontés d’hommes sont plus difficiles, à démêler et n’ont pas des lois aussi fixés que le cours des astres.

10 heures Me voilà enfermé chez moi, enfermé sous clef. Ah, vous auriez bien dû venir à la place de votre lettre comme vous en avez eu l’idée. Vous vous arrêtez en pareil cas, vous ne voulez par dire ce que vous appelez des bêtises. Et moi, que dirais-je ? Je m’arrêterai aussi. Pourtant si vous étiez là près de moi, quelle soirée charmante ! Quel doux entretien ! Vous êtes bien plus heureuse que moi. Vous avez notre Cabinet, Autour de vous, nous avons été, nous sommes partout ensemble. Ici je suis seul. Je parle de vous à tout ; mais rien ne me répond. Aussi je vais à vous bien plus que je ne vous amène à moi. J’aime mieux me souvenir qu’imaginer. Je reprends ma place, mes places. Je refais nos conversations. Je n’ai rien oublié, pas un mot, son lieu, sa date, votre regard, votre accent. J’ai des souvenirs, très préférés ; mais tous me sont présents. Ceux de la table à thé, que cette heure-ci me rappelle, sont au nombre des plus doux ; doux comme un bonheur depuis longtemps, goûté dont on jouit comme de son bien, comme de son droit, avec ravissement mais sans trouble, habitude et prélude d’une intimité parfaite, charmante dans le passé, charmante dans l’avenir ! Adieu, Madame.

Je n’ai pas de thé là ; et quand j’en aurais certainement je n’en prendrais pas. Mais adieu au moins, adieu. Vendredi 6 heures et demie Certainement Pozzo a beaucoup d’esprit, un esprit très étendu, droit, fécond, varié, agréable. A côté de lui à table au coin du feu, j’en jouis infiniment, comme vous. Mais il reste toujours lui au dessous de son esprit. Il n’a jamais l’air d’être tout à fait au niveau, bien établi au niveau de son esprit et de sa situation. Et puis laissez-moi vous dire une impertinence. Pozzo n’a jamais fait que de la politique extérieure de la diplomatie. Il n’a jamais gouverné un pays, traité directement, face à face, avec les idées, les intérêts, les passions de tout un peuple. Métier plus difficile, plus compliqué, plus périlleux, qui met aux prises de bien plus près, bien plus fortement avec les hommes et tout ce qu’il y a dans les hommes, et qui exige, qui provoque, dans celui qui le fait un développement bien plus complet, bien plus énergique de toutes les facultés, du caractère comme de l’intelligence, de la volonté comme de l’habilité. J’ai trouvé, dans les hommes les plus distingués qui ont suivi la même carrière que Pozzo, beaucoup d’étendue, d’élévation de liberté d’esprit, beaucoup de pénétration et de savoir faire dans les relations personnelles, quelques fois de la grandeur et de la hardiesse dans les desseins, dans les combinaisons, jamais cette profonde connaissance de la nature, et de la société humaine cette intelligence de leur vie réelle de leurs besoins ; cette fermeté de pensée et de conduite cette habitude fière de la responsabilité, qui donnent et prouvent la puissance, la grande puissance sur les hommes.
Je ne connais que deux carrières qui placent l’homme, un homme, aussi haut qu’il peut attendre, et le forcent de déployer, pour y monter et pour y rester tout ce qu’il peut être ; c’est la guerre et le gouvernement. Là sont, je crois les conditions, les plus nombreuses, les plus dures et par conséquent, le plus grand exercice de la supériorité. M. de Talleyrand et Pozzo ont beaucoup d’esprit, et ils ont beaucoup fait. Le cardinal de Richelieu et M. Pitt ont fait et prouvé bien davantage. Je ne parle pas de quelques hommes hors ligne qui ont conquis et gouverné. Frédéric 2 ; Napoléon. Pour ceux là c’est trop évident. Je n’ai pas la moindre envie que vous aimiez Alexis de St Priest. Traitez-le comme il vous plaira, quoiqu’il m’ait assez amusé lundi, dans deux heures de conversation. Il allait passer quinze jours près de Caen, chez Madame de Chastenay.

10 heures 3/4
Voilà votre N°51. Je n’en veux rien dire, absolument rien en ce moment. J’en ai le cœur trop plein. Mais j’y répondrai quoique vous ne vouliez pas. Deux mots seulement, vos deux mots. Adieu à toujours. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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61. Lundi 16 octobre 1837 9 1/2

Il n’est point venu de lettre ce matin, j’attendrai onze h. 1 /2 avec confiance. Hier le vent était bien aigre, je ne me suis pas promenée avec le même plaisir que ces jours passés, cela tient peut-être à ce qui je rencontrai Mad. de Flahaut au bois de Boulogne et qu’elle voulut m’accompagner. M. de Médem me fit une longue visite le matin. Il voudrait que j’adoucisse un peu ma lettre à M. de Lieven et commence à prendre pitié de lui, et il est convaincu que l’Empereur lui-même a prescrit la mesure. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je vais mettre dans l’embarras tous ceux auxquels j’écris. C’est la plus modeste des vengeances.
Je dînai chez lady Granville. J’y rencontrai M. de Broglie qui vint causer avec moi après le dîner, je le questionnai sur les situations ici. Il m’en fit un tableau fort clair. Il me semble qu’il a beaucoup de netteté dans l’esprit. Je ne sais si je me trompe mais je trouvai en lui plus d’intimité, plus de confiance. Nous parlâmes de tout et de tous, il n’y eut qu’un nom qui ne fut pas prononcé, et comme il appartenait cependant au sujet nous choisîmes d’un commun accord la désignation générale. Je restai tard chez lady Granville & j’allai ensuite pour un quart d’heure chez Mad. de Flahaut où j’avais donné rendez-vous à mon ambassadeur. à onze heures je fus rendue chez moi.
Lord Pumbroke s’est cassé le coude hier aux Champs-Elysées. Les chevaux se sont emportés il a été jeté hors de son phaéton.
J’ai beaucoup connu la Reine de Hollande qui vient de mourir, c’était une excellente femme. Tout-à-fait dans le genre de votre reine. Son mari a été mauvais pour elle pendant bien des années. C’était le plus amoureux des hommes. Je ne sais pourquoi je vous conte tout cela. Je devrais plutôt vous dire que hier j’ai relu quatre fois la lettre, la véritable lettre. Il m’est venu quelque scrupule de m’être offert à la copier. Les deux premières pages, oui la troisième non. c.a.d. la dernière moitié de la troisième. (Voilà déjà que je capitule.) Monsieur je ne copierai cela jamais, & j’y penserai toujours !
11 1/2 la voilà cette lettre, rivale, presque rivale, tout-à-fait rivale de celle dont je vous parle sans cesse. Des lettres comme celles-là jettent le trouble dans tout mon être. C’est trop, c’est trop si loin de vous & cependant que je les aime. C’est un poison si doux?
M. Génie n’est pas fin. Il se fait annoncer de votre part. Voilà qui serait bien adroit si mon mari était ici ! Je voudrais qu’il comprit que Génie tout court, convient tout-à fait à mon Génie. Je ne sais que vous dire sur vos lettres Médem me démontre l’absolue impossibilité que mon mari vienne. Moi, je m’obstine à le voir arriver tous les jours. Faites comme vous pensez la prudence est cependant le meilleur parti à suivre, & vous le savez, je vous promets de relire tous les jours cette lettre, maintenant ces deux lettres, et de penser d’être sure que dans le moment où je les lis vous pensez tout ce que vous me disiez en les écrivant, vous éprouvez tout ce que j’éprouve en les lisant toutes, toutes les mêmes sensations que j’éprouve. Je suis si sûre, si sûre de vous, si sûre de moi. Comment cela m’est-il venu tout-à-coup, si fort ? Mais qu’il y a loin jusqu’au 31 ! De demain en quinze !
Adieu votre lettre m’a donné la fièvre. Il me faut de l’air. Je vais le prendre avec vous. Je marcherai vers le Val Richer. J’irai tant que je pourrai aller, et je reviendrai tristement en voiture. Adieu. Adieu si vous saviez comme je vous dis adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°61. Mardi 17 9 heures 1/4

Madame je veux passer ma soirée à causer avec vous. Oui, ma soirée, et à causer. Il est neuf heures un quart ; vous vous couchez à onze heures ; j’ai presque deux heures devant moi. Croyez-vous qu’on invente jamais une façon d’écrire aussi vite qu’on parle ? Je le voudrais bien. Il y avait une fois une Mad. de Fourqueux femme d’un contrôleur général et très aimable, très spirituelle, mais ayant une peur affreuse de la mort. Son testament commençait par ces mots ; si jamais je meurs. Elle n’avait pas voulu se donner le chagrin d’en parler à coup sûr. Elle était convaincue qu’on finirait par découvrir le secret de ne pas mourir, et elle se désespérait de l’idée que ce ne serait pas de son vivant. La découverte que j’invoque ne serait pas si grande ; mais elle aurait bien son prix. A mon avis, le défaut de presque tout en ce monde de l’écriture, de la parole, de la poste, de la conversation, de la discussion, c’est la lenteur. Tout se traîne au dehors quand, au dedans tout va si vite !
Les Hindous ont un petit dialogue charmant : " Qu’est-ce qui est plus rapide que la flèche ? Le vent - Plus rapide que le vent ? L’éclair. Que l’éclair ? Le regard. Que le regard ? La pensée. Que la pensée? L’amour. " Ils ont raison ; il n’y a que l’amour qui aille assez vite, qui mette dans un moment, dans une minute, tout ce qu’on y peut mettre d’émotions, d’idées, de craintes, de désirs, de joies, de peines. On aurait beau faire ma découverte et parvenir à écrire aussi vite qu’on parle ; l’amour trouverait encore cela bien lent. Avez-vous jamais lu quelque chose de cette poésie Hindoue qui a charmé des millions d’hommes pendant plus de mille ans et dont nous ne connaissons encore que des échantillons ? Il y a des choses charmantes, surtout des tableaux tendres. Des amours de mari et femme. Chez nos poètes à nous, l’amour tient une grande place dans la vie ; chez ceux-là, c’est la vie même. Ce n’est pas un épisode, c’est toute l’histoire. On sent, en lisant cela, que ces créatures qui s’aiment, s’aiment constamment à tout instant, en parlant, en se taisant, en marchant, en se reposant, en respirant, en dormant. Je n’ai vu nulle autre part, toute l’âme, tout l’être devenu à ce point amour, tout amour, et non pas amour violent orageux, combattu, mais amour tendre, heureux; parfaitement heureux, et ne se lassant, ne se rassasiant jamais de lui-même & de son bonheur. Il y a une histoire du Roi Nala et de sa femme Damayanti, une autre de la Princesse Savitry et deux ou trois autres encore où la passion arrive à un degré de profondeur, d’ardeur, et en même temps d’élégance de délicatesse, de finesse, qui surpasse tout ce qu’on a jamais imaginé dans notre Occident, encore froid et grossier ; il faut en convenir, auprès de cet orient-là.
Que j’aurais de plaisir à vous lire cela, à vous lire tant de choses ! Mais lire c’est perdre du temps. Pour vous lire, il faudrait que j’eusse à moi l’éternité. A propos de lire, je vais vous faire envoyer cette petite histoire de Monk et de la restauration de Charles 2 dont la fin vient de paraître dans la Revue française. Cela vous amusera un peu. Il n’y a rien là de tendre, rien de poétique. C’est de la pure comédie vue de la coulisse. Il est très vrai que je n’avais pas écrit cela du tout pour le public mais pour moi seul uniquement pour bien étudier Monk et la grande intrigue de la Restauration des Stuart, comme on étudie un homme avec lequel on veut vivre, et un événement auquel on doit prendre part. Vous me direz si après cette lecture, l’homme et l’événement vous sont devenus bien familiers. Ils me l’étaient parfaitement quand j’ai écrit.
Je suis bien aise que vous ayez causé avec le Duc de Broglie, et point surpris que vous lui ayez trouvé plus d’intimité, plus de confiance. J’espère que dans le cours de cet hiver, vous lui en trouverez encore davantage. J’ai vraiment de l’amitié pour lui, une amitié qui a résisté et résisterait à toutes les vicissitudes de la politique, à tous les commérages des ennemis et à toutes les complaintes des amis. C’est une âme élevée et un esprit distingué, très net en effet, comme vous l’avez remarqué surtout quand il a eu le temps de regarder aux choses. Pour voir, il a besoin de regarder. Il n’a pas toute la promptitude de coup d’œil, toute la présence d’esprit qui sont quelque fois, nécessaires sur le terrain même au moment de l’action. Mais avant et après, personne n’a plus de pénétration, de jugement et même plus d’invention et de ressources. Il aime beaucoup Lord et Lady Granville.
Je suis fâché de l’accident de Lord Pombroke. Savez-vous pourquoi ? Il est allé vous voir à Boulogne, le 2 juillet, et vous m’avez parlé de lui dans votre seconde lettre. Depuis ce jour-là son non ne m’est pas indifférent. J’aimerais mieux que le Roi Guillaume n’eût pas été mauvais pour sa femme.
Je m’intéresse à la maison de Nassau. Nous le devons, vous et moi, comme Protestants. Je ne vous engagerais pas à lire cela, vous vous en ennuieriez à mourir mais on publie en ce moment à Leide, par ordre du Roi, toute la correspondance des Princes d’Orange pendant, la lutte des Pays- bas contre l’Espagne, et il y a en mauvais allemand et en mauvais français, des lettres superbes, des modèles de confiance dans la mauvaise fortune et de modération dans la bonne. Cette maison a fourni au moins trois hommes qui sont des plus grands, sauf un peu d’éclat qui leur manque. Le fond était en eux supérieur à la forme et c’est par la forme surtout que le commun des hommes est pris.
Puisque nous voilà tous deux si bons Protestants, je veux vous dire que le matin même de mon dernier départ, un des Pasteurs de l’Eglise des Billettes, le seul qui ait vraiment de l’esprit et du talent, Mr. Verny est venu me voir, et m’a dit qu’il s’était présenté chez vous deux fois avec le regret de ne pas être reçu. Il m’a paru avoir le projet d’y retourner. S’il le fait recevez le une fois. C’est un homme de mérite, qui a du cœur et du sens. Sa conversation vous plaira assez, et la vôtre le charmera. Est-ce là assez de conversation ? Il me semble vraiment que je n’ai pas parlé seul et que je sais tout ce que vous m’avez dit. Pourtant le 31 vaudra mieux, infiniment mieux. A demain matin en attendant le 31. Et adieu provisoirement, en attendant l’adieu de demain matin.

11 H.
J’envoie ceci directement. J’ai mon cabinet plein de visites qui viennent me demander à déjeuner. Il sera fait comme vous le voulez. Je vous en parlerai demain. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°108. Mardi soir 28 Août

Il y a plus de soleil ce soir dans mon cœur qu’il n’y en avait ce matin sur la vallée, quand je me suis levé en admirant tristement son éclat. Bien des gens me prennent pour le sage des Stoïciens. Qu’ils seraient étonnés s’ils voyaient combien je suis loin de son impassibilité? J’ai supposé un moment quelque arrivée soudaine qui vous avait dérangée et retardée. Cependant cela me paraissait si invraisemblable que j’ai écrit comme à l’ordinaire, si le grand Duc passe quatre semaines à Tour ce que vous aviez cru possible ne le sera que plus tard, et il faut changer vos calculs. Je comprends la joie d’Appony que rien ne soit changé ailleurs. Il y a si je ne me trompe, dans la politique de M. de Metternich beaucoup de calculs jaloux (le jaloux sans amour bien entendu), beaucoup de soin à entretenir les rivalités, les misintelligences, les séparations, et à fonder là-dessus sa force. Cela me parait un peu vieux, je vous l’avoue. C’était la politique d’un temps où les grands intérêts et les vœux généraux des peuples ne pesaient pas incessamment sur les gouvernements, où les combinaisons arbitraires, mobiles, étaient possibles et habituelles. D’un temps aussi où beaucoup de petits Etats avaient leur poids dans la balance et pouvaient être assez facilement transportés, dans l’un ou l’autre bassin. Tout cela n’est plus. Il n’y a plus de petits états ; plus de combinaisons arbitraires et variables. Les grands intérêts décident seuls de la conduite ; et les grands intérêts sont connus ne changent pas tous les jours. Et on leur obéit, quels que soient les goûts ou les dégoûts, et les désirs secrets et les variations quotidiennes des cœurs. Toutes ces petites inquiétudes et ces petites joies, toute cette attention aux moindres nuages qui passent, aux plus faibles fils qui se tendent ou se brisent, me paraissent une routine de vieilles gens ou un passe-temps d’oisifs. Qu’on y regarde, et qu’on en tienne compte pour son propre plaisir, pour l’agrément ou le désagrément des relations personnelles, rien de plus simple c’est quelque chose pour la conversation, quelque chose pour l’attitude réciproque des acteurs sur la scène ; mais ce n’est plus de la politique. Les Affaires sont plus haut que cela. Et à la hauteur où elles sont, elles sont écrites, comme disent les musulmans ; il faut des motifs placés aussi haut pour les changer.
Lord Alvanley, vous restera-t-il quelque temps ? Je le voudrais. J’aime que vous vous amusiez loin de moi. Est-ce de la présomption ? Peut-être ; mais à coup sûr c’est de l’affection. Vous croyez qu’il me trouverait bien sérieux. Qui sait ? Je l’amuserais peut-être s’il m’amusait. Mais les indifférents m’amusent difficilement. Je n’accepte les petits plaisirs, la gaieté le rire pour rien, que de la main des gens que j’aime que j’aime beaucoup. malgré votre tranquillité dans le n°110, j’attends demain le comte de Paris. J’ai des nouvelles de chez Mad. la Duchesse d’Orléans, d’hier matin, qui me disent qu’elle commençait à souffrir.

Mercredi 22, 7 heures
Le Prince Paul Wutemberg me paraît du nombre des hommes qui croient aisément ce dont ils ont envie, et en qui le mouvement du sang décidé des idées : à voir cette grande et forte figure, ces traits grossiers, ce teint allumé, je n’ai pas la moindre foi dans l’impartialité de son jugement. Il a de l’esprit, mais encore plus d’égoïsme et de cynisme que d’esprit ; et ni l’égoïsme, ni le cynisme ne font voir clair. Vous savez que je crois encore moins que vous aux ouragans. J’ai de l’humeur pourtant.
Avez-vous lu dans le Journal des débats, un article sur la visite des Bayadères aux Tuileries ? Savez-vous que l’auteur de cet article, qui l’a signé de son nom est le précepteur de M. le Duc d’Aumale ? Un précepteur de Princes parlant de la sorte devant le public, et s’extasiant sur les Bayadères, et se trémoussant pour faire partager son extase et finissant par dire : " Après tout, si vous me demandez ce que sont les Bayadères, je serai fort embarrassé. Ce ne sont pas des danseuses, ce ne sont pas des chanteuses ; les Bayadères sont des Bayadères. " Il y a quelque chose qui est étrangement perdu de notre temps, c’est le tact. Personne n’a le sentiment de sa situation. Vous me direz qu’il n’y a pas de situations. Comment ne fait-on pas, soi-même la sienne ?
Voici de l’écriture et du style d’Henriette. Vous occupez souvent sa petite pensée. Elle voulait absolument mettre une enveloppe, ne trouvant pas ceci assez joli. Je lui ai persuadé qu’une suffirait pour elle et pour moi.
9 h. 1/2 Vous êtes une excellente personne de me dire tout simplement que vous aviez oublié le dimanche. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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129. Paris Samedi 8 Septembre 1838

J'ai relu votre lettre de ce matin cinq fois déjà, décidément je ne l’aime pas. Il y a une phrase surtout qui me déplaît parfaitement. Elle est d'une froideur qui me fait mal, c’est vers la fin de la lettre et il me semble que j'ai bien envie de pleurer.
Je vous ai laissé un moment je vous reprends, je ne veux plus vous parler de votre lettre. Savez-vous à quoi je pense maintenant ? Ma lettre, cette lettre de mercredi, il y avait de dures paroles peut-être mais un grand fond d’amour au dessous de cela, la vôtre, les paroles sont douces, mais il y a de la glace à la fin. Enfin je n'en veux plus parler et j'en parle et je pleure. & je crois que je deviens folle aussi comme Marie. Ah mon Dieu que j’ai de peines, et de tout genre ! Mon fils me quitte aujourd’hui, cela me chagrine.
La Duchesse de Talleyrand est venue me voir hier matin. Elle vient plaider contre son mari, et même commencer peut-être le procès. Elle se dit très calme mais elle avait de temps en temps l’air un peu féroce. Fort belle cependant, car la férocité va bien à ses traits. Elle m’a conté mille choses curieuses sur mon empereur & sa femme. On a pour lui, à ce qu’elle dit, et pour les Russes en général, la plus grande haine en Allemagne. On se courbe devant lui, mais on le déteste. En Bavière une peur effroyable qu’il ne veuille y marier sa fille. Enfin c’est curieux, et par dessus cela des bêtises ah !! Les Appony sont venus aussi hier matin. Il parait que vraiment l'Empereur veut du Prince Leuchtemberg pour l'un de ses gendres. Si cela est, on en rira bien ici. Décidément les hôtels d’ambassade respectifs cesseront entre Paris et Pétersbourg. Pahlen va en acheter un pour le compte de l'Empereur. Il voulait acheter à la couronne celui où il est, vous ne le voulez pas. Le Roi est mécontent de cette affaire. Il croit et il a raison de le croire, que ce sera regardé & commenté comme une mesure politique. J’ai dîné comme de coutume avec mon fils et Marie, le temps était affreux je n’ai pas pu sortir le matin. Le soir, j'ai été faire une courte visite à Mad. de Talleyrand, & à Mad. de Castellane que j’ai trouvée seule. Elle paraissait croire qui Louis Bonaparte sortira de Suisse & cette affaire ne donne plus de souci selon les apparences. Thiers a vu M. de Metternich très longuement. On les dit ravis l’un de l’autre. Cela devait être. Des gens d’esprit se séparent toujours satisfaits l'un de l’autre. M. de Metternich est coquet comme une femme. Il aura emporté Thiers, & l'esprit, la vivacité, la franchise, de celui-ci auront plu à M. de Metternich, beaucoup. L'entretien a duré trois heures. Metternich a été chez Thiers. Je suis au bout de mes commérages d’hier. J'ai eu une lettre de Lady Granville, charmante, sur tout parce qu’elle s’annonce pour Mercredi. Le grand Duc est à Weymar depuis hier. Il sera à Baden le 17, pour y rester quinze jours. Adieu, je suis extrêmement triste & par vous. Ah que nous allons mal quand nous somme séparés. Si je vous montrais cette mauvaise phrase, vous auriez froid aussi. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°143 Jeudi soir 27 Sept.

Avez-vous décidé le jour précis de votre retour à la Terrasse ? Dites-le moi, je vous prie. Tout à l’heure, en rentrant dans mon cabinet, j’ai été vous y chercher, couchée au fond, sur le canapé vert. C’est là que je vais naturellement. La réflexion seule me mène rue de la Charte. Je ne sais si vous vous y trouvez chez vous ; pas moi. Si vous aviez été chez moi ce matin, réellement chez moi, ici, vous auriez pris plaisir à voir la joie de mes cygnes. Je ne sais ce qui les charmait particulièrement; ils battaient de leurs grandes ailes, couraient sur l’eau, plongeaient, s’envolaient, revenaient avec de vrais transports. Je crois qu’ils étaient contents l’un de l’autre. C’est la seule manière d’être content.
Je suis bien aise que vous ayez pris votre parti a l’égard de Marie. Ne pêchez pas dans l’exécution. Pour peu quelle ait de bon sens, elle s’arrangera comme il vous convient et comme le veut la raison. Et si elle ne s’arrange pas, c’est qu’elle n’a vraiment aucun bon sens. Vous m’avez parlé de sa sœur comme ayant plus d’esprit. Seriez-vous tenté d’en courir encore la chance ?
On fait réellement un armement sur la frontière de Suisse. Trois brigades, de six bataillons chacune, environ 15000 hommes , si c’était sérieux, ce serait trop peu. Le Roi a eu querelle avec les gens de la guerre. Il a voulu dix batteries d’artillerie. Ils n’en voulaient que quatre. On a querelle aussi avec le maréchal Vallée. Il veut plus que le budget en fait de troupes et on ne lui donne pas tout le budget. Je n’entends rien dire du procès Brossard qui va recommencer.

Vendredi 7 h. 1/2
Vous avez bien raison. Les lettres sont un pauvre moyen d’entretien. Nous nous disons plus en une heure que nous ne savons nous écrire en huit jours. Je ne connais rien de plus charmant qu’une conversation intime. Et on peut avoir tous les mérites du monde, et point ce charme-là.
Mad. de Broglie l’avait, surtout à cause du grand mouvement de son âme. Autrefois, au moindre prétexte, dès qu’elle se sentait atteinte par quelque côté, elle se mettait elle-même et toute entière dans l’enjeu de la conversation. Dans tout ce qu’elle disait quelque fois très loin, mais très clairement, on voyait la personne, une personne, très vivante, très intelligente, qui démêlait et saisissait sur le champ, partout, ce qui pouvait l’intéresser directement, intimement. On na jamais été plus femme qu’elle ne l’était par là. Depuis quelques années, elle avait réussi à s’oublier ou à à se cacher mieux elle-même, et à causer avec plus de désintéressement ou d’indifférence. Elle a laissé deux manuscrits intéressants, l’un est une espèce d’exposé de sa foi religieuse. J’ai lu celui-là. L’autre, un projet d’ouvrage sur la condition des femmes dans l’état actuel de le société. Elle m’en avait plusieurs fois parlé mais je n’en ai rien lu.. Ce n’est qu’un projet, mais long et le développé dans quelques parties. C’était une imagination prodigieusement active, et qui souffrait intérieurement de sous activité.

10 h. 1/2
Une pluie énorme a encore retardé mon facteur. Vous êtes bien triste. Hélas, je voudrais vous envoyer autre chose que de la tristesse. Quand je serai là, je tâcherai de vous apporter autre chose. De loin, aujourd’hui, je n’ai que cela, et mon affection, qui ne peut pas grand chose. Je le vois bien. Albert est arrivé à Broglie, avant-hier au soir. Ils vont à Paris aujourd’hui. La raison que vous supposez au défaut de prêtre n’a aucun fondement. C’est le temps qui a manqué. Peut-être aussi n’y a-t-on pas pensé. Pour moi, je suis arrivé le dimanche à 4 heures et les obsèques ont eu lieu le lendemain à 10 heures du matin. Il n’y avait pas moyen d’y faire penser. Aussi tendrement que tristement. Adieu. Adieu. Ma mère est assez bien.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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151. Paris, Mardi le 2 octobre 1838

Votre explication du redoublement de griefs contre mon Empereur pourrait bien être la vraie. J’y regarderai. Mon Ambassadeur envoie demain un courrier qui sera chargé de bien de soupirs & lamentations. Il perd la tête sur la question de la maison. J’ai couru hier matin les boutiques, j’ai vu ensuite Lady Granville, qui est toujours bien souffrante. J’ai été dîner à Suresnes, j’y ai rencontré l’Autriche, la Russie. La Belgique. M. de Montalivet, quelques autres. Je suis revenue avec M. d’Armin que j’ai pris dans ma voiture afin de ne pas m’endormir. Il a un peu plus d’esprit que d’autres mais pas beaucoup d’esprit. Il parait que la conférence ira. Mais Lord Palmerston n’a pas tout-à-fait satisfait Léopold. M. Molé qui devait être du dîner hier s'est fait excuser à la dernière heure. Mon voisin le maître de la maison m'a beaucoup divertie. D'abord nous avons parlé allemand, et quand un Allemand n’est pas schwarmerische, il est bouffon. Celui-ci est parfaitement, simple, naïf, rond. Il raconte sa misère passée comme sa richesse présente et il tire même un peu plus variété de la première que de la seconde. Et puis il rit de ce que n’étant pas né pour approcher de la société, il y est gauche. Il remarque de ses officiers de maison qui bâtissent les mets : ainsi quand on lui offre des boudins à la Richelieu. " Was ? Der ist ja schon lange todt. " En parlant le français il me dit : le Ministre des intérêts. Et il se reprend, le Ministre des intérieurs. Enfin il m'a fait rire tout le long du dîner, et puis il m’a attendri, en me disant comme il aimait sa femme, comme c’était une brave femme, comment ils passaient leurs soirées ensemble, tête-à-tête jouant à l’écarté jusqu'à 10 heures, & puis ils vont se coucher, à 6 heures il est à son travail. Tout ce tableau d’intérieur, & liebe goth qui arrivait vingt fois au milieu de tout cela m’a fait plaisir, & puis m’a fait soupirer.
Tout le monde est heureux, tout le monde a un intérieur. Moi seule, je n'ai rien. Le dîner au reste m’a rappelé beaucoup de dîners Anglais, où en prenant place, flanquée à droite et à gauche par des ennuyeux, je finissais cependant, par m'accommoder de mon sort, & même par le trouver profitable. Ainsi hier entre Rotschild & Löwenkielm, J’ai su tiré parti de l’un & de l’autre. Le Suédois m’a raconté l’arrivée, & tout le séjour de l'Empereur à Stokholm, et ensuite tout est intérieur de la cour de Suède qui est assez étrange. N’ayant plus rien à tirer de lui je l’ai fait taire. Savez- vous que j'ai l’une et l’autre capacité à me degré très convenable, c'est de faire parler, & de faire taire. Il est vrai que le métier de femme y aide. Les Sutherland arrivent lundi, & mon fils, & Marie & beaucoup d’autres. c’est trop à la fois, la Duchesse de Talleyrand me mande que Marie se porte très bien, qu’elle s’amuse. Elle ne m’écrit pas, elle ne répond pas même à mes lettres, c'est mal. Le temps se soutient, charmant. Adieu, adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°151 Samedi 6 octe 6 h 3/4

Avez-vous eu une raison pour me chercher avant-hier avec plus de tendresse que de coutume ? Avez-vous pensé que j’étais né ce jour-là, il y a 51 ans ? car nous sommes du même age. Quand mes enfants sont venus m’embrasser avec leurs gros bouquets et leurs petits ouvrages, vous m’avez manqué, je vous ai cherchée aussi. Nous sommes, nous rencontrés à ce moment ? Je ne suis pas [?] du tout, et je n’aime pas les gens qui le sont, je ne puis souffrir qu’il entre dans le cœur ou qu’il en sorte quelque chose d’affecté et de ridicule. Mais je trouve le monde si froid, si sec ! Vous avez bien raison ; il n’y a point de joie solitaire. Ces mêmes émotions qui, partagées, seraient douces et charmantes retombent sur le cœur isolé et l’oppressent. N’ayez pas mal aux nerfs deares ; que vos genoux ne tremblent pas, que votre vue ne se trouble pas ; mais aimez-moi toujours comme hier et avant-hier.
C’est par courtoisie sans doute que M. Molé destine au Turc, l’hôtel de Pahlen. Il veut que cette maison soit encore un peu Russe. Vous la reprendrez avec Constantinople. Pourquoi M. de Pahlen n’achèterait-il pas l’hôtel d’Hauré ou de Lille ! C’est grand et beau, & toujours à vendre, si je ne me trompe. Quand le comte Appony sera-t-il établi dans sa nouvelle maison ? Voilà une affaire traitée de bonne grâce. A partir de ce matin, je suis tout à fait seul. Mon dernier cousin s’en va et je n’attends plus personne, M. et Mad. Villemain devaient venir, mais ils ne viendront par.
Lisez donc la Littérature de M. Villemain. Il y a vraiment beaucoup d’esprit, de l’esprit sensé et gracieux, ce qui prouve bien, à coup sûr, la distinction de l’âme et du corps. Mais j’oublie que vous n’aimez guère la littérature, même spirituelle. Il vous faut la vie réelle, les personnes. Moi aussi, j’aime infiniment mieux les personnes qui me plaisent que les livres qui me plaisent. Mais beaucoup de personnes ne me plaisent pas, et les livres me distraient de celles-là. Henriette aime beaucoup les livres et j’en suis charmé. C’est une immense ressource pour une femme que le goût de l’étude. Elle lit avec le même ravissement le Voyage du jeune Anacharsis et Macbeth. C’est un esprit bien sain, en qui toutes les facultés, tous les goûts se développent dans une rare harmonie. Si vous aviez été ici à la campagne, avec moi, en mesure de jouir ensemble des œuvres de l’art comme de celles de la nature, je vous aurais montré avant-hier sa traduction, à elle seule, bien réellement seule, d’un fragment du Lay of the last Minstrel, et vous auriez trouvé que pour un enfant de neuf ans, l’intelligence était assez vive et l’expression heureuse. A propos de mes enfants, je vous conte mes propres enfantillages. Je ne les conte à nul autre.
M. de Broglie était encore avant-hier sans nouvelles de sa fille. Je suis impatient qu’elle l’ait rejoint. Il ne faut pas toucher souvent aux plaies. Dites-moi, s’il a vu les Granville. Je suppose que non, puisque Lord Granville ne peut pas sortir. Il me tarde que vous soyez rentrée en possession de Lady Granville. Sans elle vous me faites l’effet d’une personne à qui son dîner manque. J’espère que vous garderez Alexandre au moins quelques jours. 9 h. 1/2 Non, vous ne serez plus seule. J’en ai besoin pour moi, encore plus que pour vous. Adieu, adieu. Je vais marquer des place où je veux plantés des arbres. Le mélèze que vous savez, qui voulait me suivre, se porte à merveille. J’en vais planter d’autres. Aucun ne le vaudra. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°152 Dimanche 7 oct. 6 heures

Le soleil est plus paresseux que moi. Il est vrai que la nuit, pendant que je dors, il va servir ailleurs. J’ai bien dormi cette nuit. Depuis quelque temps, cela ne m’arrive pas toujours. Il y a longtemps que vous ne m’avez parlé de votre sommeil ; est-il un peu revenu ?
Je comprends votre impression toutes les fois que vous voyez des gens qui vivent ensemble, des gens heureux. comme vous dîtes. Etes-vous sûre qu’ils soient heureux, heureux de vivre ensemble ? Le bonheur à certaines conditions naturelles, générales ; quand on les rencontre on présume qu’il est là ; un mari, des enfants, un intérieur. Les conditions mentent et le bonheur est rare partout, chez les blanchisseurs comme chez les Ambassadeurs. J’aurais été un peu surpris de voir entrer ici Humboldt et Arago. Surpris parce que le monde le veut ainsi, car je trouve absurde, comme vous, qu’on haïsse et qu’on fuie un homme à cause de sa politique. Ce devrait être comme la guerre ; on se tue sur le champ de bataille ; hors de là, on parle bien les uns des autres, et on dîne ensemble. J’ai beaucoup dîné avec M. Arago chez Mad de Rumford. Il a de l’esprit, un esprit actif et brutal, et le plus vaniteux des hommes. Il avait une femme aimable et sensée qui contenait ses défauts et adoucissait son humeur. Depuis qu’il l’a perdue, il a fait et dit beaucoup de sottises.
On me dit qu’on est fort occupé dans le Cabinet et au dessus, de ce que fera le Duc de Broglie. Son malheur l’éloignera-t-il des affaires ? On assure que oui qu’il ne se souciera plus de rien, que c’est une retraite morale. On le plaint beaucoup, mais on l’approuve. Vous est-il revenu quelque chose de ces prédictions-là ? Elles diffèrent beaucoup de la vôtre. Vous y êtes moins intéressée.
Prenez-vous quelque intérêt à la politique des Etats-Unis  ? J’y pense beaucoup. Je lis Washington. J’ai promis de surveiller la publication de ses écrits en France. Je ferai son portrait comme Brougham, probablement un peu moins vite. A cette occasion on m’écrit et on me parle souvent de ce monde-là, qui deviendra grand quoiqu’il arrive. Vous avez bien raison, en Russie de vous soigner de ce côté. La bonne politique, s’y relève un peu. Du moins la mauvaise s’y décrie. On s’aperçoit que le suffrage universel n’est pas le remède universel. L’aristocratie revient sur l’eau. Elle aura bien de la peine à s’y tenir. Tout le monde a peine à s’y tenir aujourd’hui. C’est le mal du temps. Je serais assez aise de savoir ce que pensera de l’Amérique le ministre Autrichien, M. Marchal. C’est un homme d’esprit.

9 h. 1/2
Ma lettre aussi sera courte. Le Dimanche est mon jour de visites. On me dit qu’il y en a déjà deux qui m’attendent dans le salon. C’est de bonne heure. Adieu. Je suis bien aise de vous savoir à la Terrasse. Mais dormez-y. Adieu. Adieu en attendant. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lundi 22 oct. 7 heures et demie N°167

Est-ce que si vous étiez bien parfaitement sûre que le mal de votre situation vient de gens incurables en effet, bien vraiment incurables cela ne vous calmerait pas au lieu de vous agiter ? Excepté les peines de cœur auxquelles la nécessité, l’inévitabilité n’est pas du tout un remède, je ne connais rien d’aussi calmant que la certitude qu’il n’en peut être autrement. Il me semble que j’ai une infinité de choses, et de très bonnes choses à vous dire sur cela. Mais je ne les dirai pas de loin. Rien n’est bon de loin. Bientôt nous serons près. En attendant, je pense sans cesse à vous. Telle vous voyez Mad. de Talleyrand, telle elle a été toujours. Seulement, quand elle avait M. de Talleyrand derrière elle, cela paraissait moins. Elle ne prendra pas l’aplomb qu’elle cherche. Elle a trop d’esprit pour ne pas s’apercevoir qu’il lui manque, et pas assez de hauteur, de de suite dans le caractère pour l’acquérir. Rien n’est pire que de connaitre en vain son mal. Quand on n’en peut guérir, il faut l’ignorer.
Je vous ai demandé une fois, si vous preniez quelque intérêt aux Etats-Unis, à quoi vous n’avez pas répondu. Il faut bien que j’y prenne intérêt puisque je m’en occupe. Mais Washington à part, il m’est arrivé, les jours derniers de Boston une nouvelle et grande quarterly review qui ma fort étonné, tant j’y ai trouvé d’esprit, de bon et presque de grand esprit quoique un peu enthusiantic and unexperienced. C’est très supérieur à tout ce que j’avais vu de là. L’auteur est un M. Greene, jusqu’ici inconnu, pour moi du moins. Je prends un vrai plaisir à découvrir dans le monde un homme de plus. un homme, c’est un monde.
On m’écrit qu’une affaire à laquelle vous n’avez certainement jamais pensé devient pour le Cabinet un assez gros embarras, l’affaire des sucres. Vous ne savez peut-être pas qu’il y a deux sucres, deux sucres en guerre, le sucre de canne et le sucre de betterave. Ils veulent absolument. ou qu’on leur sacrifie leur rival ou qu’on les mette d’accord. Malgré, son talent de conciliation, M. Molé n’en peut venir à bout. Il y a là quelque chose de plus à faire que de donner des paroles à droite et à gauche. Les intérêts sont en présence, très positifs et très animés. Ils exigent qu’on ait un avis, une volonté. M. Duchâtel m’écrit qu’on a trouvé cette exigence par trop forte, et qu’on n’aura, ni volonté, ni avis. Je vous mande tout ce qu’on me mande. A propos de M. Duchâtel, sa femme vient d’accoucher d’un garçon. Il est bien content.
Vous ne vous doutez pas du petit plaisir que j’ai à regarder ce matin par ma fenêtre. Il fait beau, s’il n’avait pas fait beau, j’aurais eu sur les bras, pendant quatre ou cinq heures, entre les quatre murs de mon salon, les vingt hôtes que j’attends de Lisieux à déjeuner. Grace au soleil, je pourrai les mettre dehors, je veux dire les promener.

10 heures
Je ne reçois pas une ligne de vous, je ne pense pas une fois à vous sans que mon désir de me retrouver auprès de vous redouble. Enfin, j’approche. Je vous aime bien tendrement. Je ne puis pas pour vous ce que je voudrais ce que je pourrais pas la millième partie, mais enfin, de près, je puis quelque chose, je fais quelque chose. Votre tristesse me pèse bien plus quand je ne la vois pas. Je serai triste avec vous. Je serai gai pour que vous ne soyez pas triste. Je veux vous faire un peu de bien. Je vous aime trop pour ne pas vous faire du bien. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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187 Samedi 2 mars 1839

Mercredi seulement. Que c’est long ! je m'afflige, mais je ne me plains pas. Je ne suis pas inquiète comme vous le dites. Mais cela me fait beaucoup de peine. Cela vous ne vous en plaindrez pas ? Oui le 4 ! C’est horrible, mais je ne puis ni en parler ni en écrire.
J’ai eu une lettre de Paul hier. L’Empereur a envoyé de suite à Londres le comte Strogonnoff pour remplacer mon fils pendant le voyage qu'il va faire en Russie. Il lui enjoint de venir de suite attendu qu’'il désire le voir. Paul ne veut pas aller dans ce moment, sa santé ne va pas à un voyage rapide dans la rude saison. Il ira dans quatre semaines on trouvera cela étrange, il fallait courir ventre à terre dès le lendemain ! Voilà comme on est chez nous. J’ai eu ma lettre de mon frère ce matin ; il avait reçu mes deux lettres. Celle de reproche et l’autre écrite après la mort de mon mari. La sienne contient que des hélas et des reproches sur ce que je ne veux pas vivre en Russie. Voici le lieu de lui dire une fois pour toutes pourquoi je n’y veux pas vivre et que je n’y retournerai jamais. Je vous montrerai cette lettre, je ne l’enverrai qu'après vous l’avoir lue.
J’ai vu hier matin chez moi la comtesse Appony. J’ai fait le plus agréable dîner possible chez Lady William Bentinck, elle, son mari et Lord Harry Vane, voilà tout. Très anglais, très confortable, j’ai eu presque de la gaieté. Le soir chez moi, mon ambassadeur, celui d’Autriche, Fagel, M. de Stackelberg & le Prince Waisensky. Don Carlos a retiré sa proclamation contre Maroto. Après l’avoir déclaré traître, il approuve tous ses actes, lui rend le commandement. Enfin, c’est une confusion plus grande que jamais, et mes ambassadeurs disent que ce qu'il y a de mieux à faire est d’abandonner complètement Don Carlos et le principe. Les princes gâtent le principe.
Lord Everington vient d'être nommé vice roi d’Irlande, c'est un très grand radical, un homme d’esprit, membre distingué de la chambre basse, et très grand seigneur quand son père Lord Forteseme mourra. Je vous conterai comment un jour il est resté caché pendant deux heures dans les rideaux de mon lit ! J’ajoute, puisque vous êtes si loin ; que c’est mon mari qui l'y avait caché. Vous feriez d’étranges spéculations si je ne vous disais pas cela. Et ce n’était pas cache cache.
Le petit copiste est venu. Il a commencé aujourd’hui. Cela va très bien. Les ambassadeurs avaient vu M. Molé hier. Les nouvelles sur les élections sont d’heure en heure meilleures pour les ministres. Vous avez bien fait de n'être pas allé à Rouen, mais vous faites très mal d'avoir du rhumatisme. Je vous le disais lorsque vous êtes parti, j’étais sure que vous alliez prendre froid. Faites-vous bien frotter au moins Adieu. Adieu, il faut donc encore écrire demain et lundi. What a bore ! Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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193 Du Val-Richer, Samedi 8 juin 1839 2 heures

Je me doutais de ce qui vous est arrivé. Mad de Talleyrand m’avait répondu en termes très aimables, mais vagues, et comme un peu inquiète de son impuissance à vous être bonne à quelque chose. Mes prétentions n'allaient pas jusqu'à espérer qu’elle vous cédât le rez-de-chaussée pour prendre le second ; ce sont là des dévouements héroïques que je n'attends pas des amitiés du monde. Mais venir quelque fois dans votre voiture, et vous désennuyer pour son propre plaisir, j’y comptais un peu. Apparemment elle aime mieux le confort de sa solitude que le plaisir de votre conversation. Gardez de ceci non pas de la rancune, ce qui est un sentiment déplaisant et fort peu dans votre nature, mais de la mémoire, ce qui sera beaucoup et ce que vous ne savez point faire. Vous oubliez le mal avec une facilité très aimable, mais très déplorable. C’est ainsi qu’on retombe toujours avec les autres dans la dépendance ou dans l’illusion. Vous avez beaucoup de pénétration mais elle ne vous sert à rien, comme prévoyance. vous recommencez avec les gens comme si vous ne les connaissiez pas du tout , et vous êtes obligée de rapprendre à chaque occasion, ce que vous aviez parfaitement vu ou deviné à la première. Vous avez bien raison d'être au Val-Richer. Vous ne serez nulle part en aussi tendre compagnie. Restez-y un peu plus que vous ne comptiez. Je n’en partirai que samedi prochain 15.
On m’écrit que le rapport de l'affaire d'Orient n'aura lieu que le 19 et le débat le 20. Le Maréchal est allé à la commission ; inculte, ignorant, mais rusé et se conformant assez habilement à ses instructions. Il a annoncé très confidentiellement et en demandant le secret, que le gouvernement voulait maintenir en Orient le statu quo, mais un statu quo durable, en assurant au Pacha l'hérédité de l’Egypte et de la Syrie. Du reste rien de plus ; des communications de pièces parfaitement insignifiantes, ou déjà imprimées ; rien qui mette la commission au courant de l'état de l'Empire Turc et des relations des diverses Puissances avec lui ou entre elles. La commission a, dit-on, assez d'humeur; et cela paraîtra.
Le Cabinet n'est pas en bonne veine. Il a vivement combattu, aux Pairs, la proposition de M. Mounier sur la légion d’honneur et elle a passé malgré lui. Aux Députés, une autre proposition, fort absurde, pour retirer aux fonctionnaires députés leur traitement pendant la durée de le session, et qui avait toujours été rejetée jusqu'ici, a été adoptée, au grand étonnement des Ministres qui n'avaient pas même ouvert la bouche, tant ils se croyaient sûrs du rejet. Un crédit de cinq millions, demandé pour achever le chemin de fer de Paris à Versailles sur la rive gauche, a été fort mal reçu. En tout il y a du décousu, de l’inertie dans le pouvoir, et de la débandade dans son armée. Thiers ne va plus à la Chambre, et annonce son très prochain départ. Plusieurs de ses amis. craignent qu’il n'attende même pas la discussion des Affaires d'Orient. Vous voilà au courant, comme si nous avions causé, au plaisir près. Mais le plaisir vaut mieux que tout le reste, n’est-ce pas ?

Dimanche 7 heures
Hier, il a plu sans relâche ; aujourd’hui le plus beau soleil brille. Hier vous me manquiez pour rester dans la maison et oublier la pluie ; aujourd’hui, vous me manquerez pour me promener et jouir du soleil. J’attends quelques personnes cette semaine, M et Mad. de Gasparin, Mlle Chabaud. Celle-ci m’est très précieuse pour mes filles et ma mère. Je suis très touché de l'amitié infatigable avec laquelle elle s’en occupe. C’est une excellente personne, très isolée en ce monde, et qui avec un cœur vif, n’a jamais connu aucun bonheur vif. Elle reporte sur les affections collatérales la vivacité, et le dévouement qu'elle n'a pas trouvé à dépenser en ligne directe. Mes filles l'aiment beaucoup. Henriette fait vraiment, avec elle, des progrès sur le piano. Elle a de très bons doigts. Adieu.
Vous me tenez dans l'anxiété en me disant que vous avez de mauvaises nouvelles pour vos affaires, sans me dire ce qu’elles sont, ni d’où elles viennent. J’en suis très impatient, car nous sommes impatiens de savoir le mal comme le bien. Mais je ne puis me résoudre à croire que, sur les terres de Courlande, tout le monde se soit jusqu'ici si grossièrement trompé. Encore une preuve de plus de votre barbarie. Les plus éclairés n'ont pas la moindre connaissance sûre des lois du pays. Adieu. Adieu. Enfin, votre prochaine lettre sera de Baden, & notre correspondance régulière sera établie. Mais vous avez été bien aimable, vous avez mis de la régularité en courant la poste adieu encore. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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197 Du Val-Richer. Dimanche 16 Juin 1839 9 heures

J’ai eu des visites toute la journée, ce soir encore après dîner. Je pars demain matin. Je vais passer un mois parfaitement seul dans ma maison ; à moins que le Duc de Broglie ne revienne pour le procès, comme il l'a dit. Mais j'en doute un peu. Il me semble que le même empressement qui l’a fait partir pour quinze jours pourra bien l'empêcher de repartir au bout de quinze jours. Pourtant il aurait tort. Il ne faut pas qu’un juge manque à un procès de vie et de mort.
Je trouve votre vie bien ordonnée. Je vous y voudrais un peu plus de société. Je ne suis point jaloux. Ai-je raison ? Mais vous êtes absolument obligée de me revenir grasse et fraîche. L'absence est un crime qui ne peut-être couvert que par le succès.
Vos mauvaises nouvelles de Courlande paraissent bien authentiques. Je m'en désole, car je n'ai foi à personne. Votre frère ne vous dit-il rien, absolu ment rien de la perspective d'une pension ? J'espère presque plus de l'Empereur que de tout autre. Je ne croirai jamais qu’il soit impossible aux trois hommes qui l’entourent de faire luire dans son cœur, s'ils le veulent, un éclair de justice et de générosité.

Lundi 9 heures
Je me lève par le plus beau soleil. Si je devais vous revoir, demain, je serais aussi gai que le soleil. Voilà la première fois depuis deux ans que je vais à Paris sans vous y retrouver. Quel ennui de partir quand on n'a pas envie d’arriver ! C’est bien deux ans, avant hier 15 Juin. Comment n’y a-t-il que deux ans ? Il me semble que c’est toute une vie.

Eternité, néant, passé, sombres abymes.
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez ; nous rendrez-vous les extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

C’est M. de Lamartine qui dit cela. Vous savez que j’aime la poésie. Elle entre et reste très avant dans ma mémoire. Elle agit sur moi comme un écho de l'âme. Elle me rend des sons que j'ai entendus. J’aime mieux la voix que l’écho. Pourtant l’écho est très doux. Mon fils aimait passionnément la poésie. Et sans y porter cette disposition un peu vague et romanesque de la jeunesse. C’était l’esprit le plus net et le plus simple du monde, choqué par instinct dès qu’il apercevait du brouillard ou de l'emphase ; mais d’un cœur si élevé et si délicat, d'une nature si parfaitement élégante et rare que la poésie lui allait d'elle-même et comme par une harmonie spontanée. Je n'ai vu aucune créature, qui semblât créée à ce point pour plaire ! Et c’est à moi seul qu’il a plu. J’ai connu seul le parfum charmant de cette fleur ! C'est l’un de mes plus amers regrets. Il me semble que je l’aurais moins perdu si d’autres en avaient joui comme moi.

9 h. 1/2 Le numéro 196 me désole. Je les ai tous reçus, aucun si triste. J’espérais, et je veux encore espérer mieux du lait d’ânesse, des bains de son, de tout ce régime doux et tranquille. En grâce, si votre médecin persiste à le croire bon, ne le cessez pas parce que vous vous trouvez plus souffrante un jour ou deux. Il faut bien accepter ces mauvaises alternatives. Je n’ai pas la superstition des médecins. J'y crois pourtant un peu plus qu'à notre ignorance. Je craignais bien la solitude de Baden. Vous ne supportez pas la société médiocre et vous avez raison. Il est si rare d'en rencontrer une autre !
Madame de Talleyrand travaille à se désintéresser de toutes choses, à ne penser qu'à elle-même à ses affaires, à ses conforts, à ses habitudes. Ce n’est pas une manière d'animer les autres. Moi aussi, je trouve que nous nous disons peu de chose. Adieu. Adieu.
J’ai une foule de petits soins à prendre avant de partir. Je trouve dans mes journaux de ce matin une triste nouvelle. Ce pauvre Emmanuel de Grouchy est mort à Turin d’une fièvre cérébrale. J’avais de l’amitié pour lui, et il m'était très dévoué. Il s’était marié il y a 18 mois. Il était heureux. Adieu encore. J'aime mille fois mieux une sotte réalité que mille fictions. Adieu pourtant. Mais ne souffrez pas ; ne maigrissez pas. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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201 Paris lundi 24 Juin 1839 8 heures

J’ai dîné hier avec Lady Jersey. Le Duc de Broglie dit qu'elle est toujours belle. Elle parle toujours beaucoup avec la confiance d’une jeune femme, d’une jolie femme, d’une grande dame et d’une bonne personne. Elle a été très bonne pour moi et sa bonté a fini par me demander de signer mon nom sur son album, qu’elle avait évidemment apporté pour cela. Elle m’a paru un peu piquée que vous ne l’eussiez pas attendue à Paris. Elle repart jeudi pour l'Angleterre. Elle y trouvera à sa grande joie, le Cabinet, bien malade. Se retirera-t-il encore une fois pour une majorité de 5 ? Il a eu tort de rentrer. Du reste ce qui me revient est d'accord avec Lady Cowper. Les Tories sont violents, & inquiètent leurs chefs modérés ; si le duc de Wellington, par l’âge, par la santé, se trouvait hors d'état de prendre aux affaires une part active, ni Peel, ni Lord Aberdeen n'auraient assez d'autorité pour contenir et gouverner le parti. Et ses fautes rendraient bientôt le pouvoir à ses adversaires. Si vous étiez ici, vous verriez un Cabinet bien aussi chancelant en apparence, quoi qu’il le soit bien moins au fond. Vous entendriez dire tout le jour que M. Molé se rapproche de M. Thiers, et aussi de moi, et moi de M. Thiers que M. Cousin part pour Plombières avec M. Molé ; que l'autre jour, de la voix et du geste, j'ai approuvé M. de Salvandy à la tribune. Je n’ai jamais vu tant de commérages. Il n’y a rien, rien du tout, et le Cabinet tiendra jusqu'à des événements.

5 heures
Je reviens de la Chambre et j'en rapporte peut-être des évènements. Deux dépêches télégraphiques disent que les Turcs ont envahis quinze villages égyptiens qu’Ibrahim s'est mis en mouvement avec 25 000 hommes pour les reprendre ; que la flotte Turque est dans le Bosphore, occupée à embarquer 7000 hommes de débarquement ; que le Sultan est très malade &. On attend cette nuit les dépêches écrites qui donneront des détails. En tout cas, lisez attentivement le rapport que M. Jouffroy vient de lire à la Chambre. C’est un morceau remarquable par la netteté et la mesure, au fond et dans la forme. Le langage est excellent. Il a été accueilli avec grande faveur. Il est très douteux qu’il y ait un débat.
Votre N°200 vaut mieux à la fin qu'au commencement. Quand je vois, pour tout un jour, quelques lignes, écrites comme on se traine quand on ne peut plus marcher, mon cœur se serre pour vous. Du reste, j'ai la même impression que Madame de Talleyrand. Je pressens un meilleur tour de vos affaires. A la vérité il faut bien qu'à force de descendre le moment de rencontre arrive. J'emploierai mon loisir à vous chercher une maison. Et si je trouvais de l'autre côté de l'eau quelque chose qui vous convient vraiment je n'hésiterais pas ; au risque d’y perdre, et par conséquent de vous y faire perdre quelque chose. Mais n’arrêtez aucun projet donc aucune maison avant les arrangements de Pétersbourg. Il faut savoir ce que vous aurez.

Mardi 8 heures
J’ai été hier soir faire ma cour à Neuilly. J’ai trouvé le Roi en bonne humeur, et comptant que les affaires d'Orient s’arrangeront de concert entre vous nous, et tout le monde. Il m'a gardé longtemps, et m’a paru penser qu’il avait aujourd’hui du pouvoir presque ultra petita. Il me semble que cela ne va pas au delà de votre latin. De Neuilly, j’ai été chez Lady Granville. Elle part, dans une quinzaine de jours pour les eaux de Kitsingen (dis-je bien ? ) près de Würtsbourg, où elle ne trouvera personne et c’est ce qu’elle cherche. Je suis allé hier chez votre Ambassadeur. Il était parti. Adieu. Voilà des visites. Quoique vous ne me disiez rien de bon sur votre santé, j'ai à son sujet, le même pressentiment que sur vos affaires. Et je crois entrevoir que vous même l’avez un peu. Ainsi soit-il ! God bless you ! Adieu Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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226 Du Val-Richer, Mardi 23 Juillet 1839 5 heures

Je viens d'avoir une minute très désagréable. Henriette s'est pincé le doigt dans une porte. Elle criait : " ouvrez-moi, ouvrez-moi !"" J’ai trouvé bien long le temps d’un saut jusqu'à la porte. Ce n’est rien. Elle en sera quitte pour une compresse d’extrait de Saturne pendant quelques heures ce que Madame de Talleyrand vous a fait mettre pour pareil accident. Je lui sais très bon gré de son courage (à Henriette) ; elle n’a pas pleuré du tout.

8 heures
J’ai été interrompu par un homme qui venait de Paris me demander quelques mots de recommandation pour M. Duchâtel. Je les lui ai données. Il a dîné. Il vient de repartir. Il aura fait 90 lieues pour une lettre qui, je crois, ne lui servira pas à grand chose. Je ne m'étonne pas que la conversation de M. Humann vous plaise. Il a assez d’esprit, et ce qu’il en a est bon et net, comme vous dites. Caractère peu élevé d'ailleurs, quoique grave et dont l’honnêteté naturelle a été singulièrement altérée par l’habitude, et le goût de gagner de l’argent. Vrai allemand, susceptible sans être fier ; sentimental et personnel et fort relâché dans la pratique quoique sans corruption. Je suis bien aise que vous l’ayez à Baden ; il vous distraira quelques fois.
La destruction de l'armée Turque préoccupe beaucoup le Cabinet. Non qu’il craigne les folies du vainqueur, tout indique qu'Ibrahim selon les ordres de Méhémet, se conduira, très sagement et attendra. Mais c’est un coup bien rude pour Constantinople ; et si comme on me le mande le Capitan Pacha fait défection avec sa flotte et passe à Méhémet, que deviendra, le jeune Sultan au milieu de ce tremblement de terre ? Les personnes pourraient bien, malgré leur retenue, être encore une fois lancées malgré elles dans de grandes choses. S'il est possible qu’il y ait de grandes choses pour ceux qui n'en veulent pas. Moi aussi je suis très préoccupé de ceci.Toucherions-nous déjà au moment où l’Europe sera remise en question ? Je ne crois pas. Je ne le souhaite pas. Je ne veux, à aucun prix, d'une nouvelle grande lutte révolutionnaire. Je crois que le bonheur de l’Europe des deux Europes, et ce qui me touche bien plus, son honneur, son état moral en seraient profondément altérés, et pour longtemps. Mais s'il se pouvait que les questions fussent grandes, et point révolutionnaires, et que devenues inévitables, elles contraignissent la politique à grandir aussi, ce serait bien heureux, et j'en serais bien heureux. Nous verrons.

Mercredi 24 9 h 1/2
Je n’ai pas de lettres. Cette fois, j’en suis fâché mais non pas inquiet. J’ai peut-être tort. Nous vivons dans les ténèbres. Adieu. Adieu. Vous ne m’avez pas dit à quelle époque l’arrangement de vos affaires serait définitivement conclu et signé. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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225. Baden Vendredi 26 juillet 1839 9 heures

J’ai eu une fort mauvaise nuit au fond je ne crois pas qu’il m'arrive de jamais bien dormir ou bien manger à Baden. Je ne sais pas pourquoi j’y reste et j ne sais comment je ferai pour en partir si ma faiblesse augmente. Ensuite l'ennui, la crainte de voyager seule. Car c’est à présent que je vais être bien seule, pas même Marie. Je n’ai aucun projet quelconque ; j’attends. Je vois couler le temps. Je n'ai jamais été si indécise, si flottante qu'aujourd'hui. La seule chose fixe est Paris plutôt ou plus tard c.a. d. Septembre ou Novembre et plutôt le premier.
J’ai trouvé un mot dans votre avant dernière lettre qui m’a fait battre le cœur. Vous avez songé à venir à Baden ! Un seul instant cette idée ou ce désir vous est venu. Et moi je me suis dit. S'il venait, s'il pouvait venir, pourquoi ne pourrait-il pas venir ? Pendant quelques jours je revenais à cela sans cesse. C’est peut être dans le même temps que vous y rêviez aussi. Rêve, rêve, rien que rêve pour tout ce qui est bonheur !
Je suis fâchée de vous avoir remis vos lettres. Il y en a que j'aimerais tant à relire. Celles où vous me parlez de votre foi en Dieu ; de votre foi à l'éternité. Celles où vous me dites que je reverrai ce que j’ai tant aimé ! Ah comme j'y pense, quelle douceur de penser à cela d’y croire. Dites-moi bien d’y croire.
Il a plu hier tout le jour. Cela ne m’a pas empêchée de faire ma promenade. M. de Malzahn est encore venu trois fois prendre congé de moi, j’ai cru que cela irait jusqu'à l’année prochaine. Enfin il est bien parti. C’est dommage, je pouvais causer avec lui.

2 heures
Le médecin a voulu absolument que je recommençasse des bains ; je m’y prête encore plutôt par ennui que par conviction des bains presque froids, ils me plaisent comme sensation, mais nous verrons s'ils me conviennent.

5 heures
Merci de votre lettre 225. Je la reçois dans cet instant. Je viens d'en recevoir une aussi de Pahlen l’ambassadeur. Mon frère lui a dit que j’aurais 90 milles francs de rente avec ce que j'ai d'abord il ne sait pas ce que j’ai et je voudrais bien voir comment il arrivera à cette somme. Savez-vous ce qu’est mon frère, un peu hâbleur. Est-ce un mot dont on ne sert ? et puis c'est un homme qui se débarrasse des questions en brodant. C’est égal. Ce n'est pas ce qu’il a dit à Pahlen mais ce sera ce que moi je vous ai dit 75 mille. Adieu. Adieu.
Je vais à ma promenade du soir. Je vous remercie de vos lettres, elles me font tant de plaisir. Vous voyez que les nouvelles de l’Orient sont plus tôt sues à Baden que chez vous. On a tiré le canon, illuminé à Alexandrie. On dit que Méhémet Ali demande la régence.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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231 Du Val-Richer. Mercredi 31 Juillet 1839 5 heures

Aujourd'hui c’est tout seul que je me suis promené. Je viens de marcher trois heures, au petit pas, dans les bois, les près avec ou sans chemin, pensant à vous et à Washington. Vous vous ressemblez peu. Pourtant c'était une grande matière, et il a bien vraiment accompli sa destinée quand il a vaincu et gouverné. Il l’a fait très simplement et de sang froid, sans vit plaisir, mais aussi sans prétention ni effort. C’est peut-être le seul grand homme qui l'ait été par occasion seulement, poussé en haut par la nécessité des choses et non par l'élan de son propre esprit et de sa propre volonté. Deux choses lui manquaient : la passion et la pensée ; la passion ardente, insatiable ; la pensée spontanée, variée, illimitée dans son activité. Mais appelé à agir, je ne connais point de jugement, plus droit, plus imperturbable dans la vérité, point de caractère plus ferme et plus serein, toujours au niveau des grandes choses sans jamais se croire au dessus. Je vous en dirais long si je vous disais tout ce qui me vient à l'esprit sur lui en lisant sa vie et ses Lettres. J’ai pensé à vous bien plus qu'à lui. J’aime extrêmement à penser à ce que j’aime. On dit que les avares passent des heures à contempler leur trésor. Je suis un avare. Bien certainement je le suis. Je me comptais à regarder mon trésor, & je veux le garder pour moi seul.

Jeudi 6 heures
Le soleil est admirable ce matin. C’est une rareté. Je voudrais que vous vissiez ma bibliothèque au soleil levant. Il y entre à flots par neuf grandes croisées et se répand sur deux vastes jardinières pleines de fleurs et sur une série de gravures, encadrées le plus simplement du monde, en chêne et en sapin de Suède, comme la bibliothèque, mais toutes fort belles, saintes et profanes des Saintes Familles, la communion de St Jérôme, le spasimo de Raphaël, Napoléon à Eylau à Austertitz, à St Hélène, Henri 4 à Paris, Gustave Wasa à sa dernière diète & Je suis sûr que cela serait de votre goût, la bibliothèque et le soleil. Si le Cardinal Fesch qui répand son argent à tort et à travers, m'en avait laissé un peu je ferais du Val-Richer une habitation charmante. J'ai, pour cela la matière et l’esprit. Rien ne me manque que l’argent. Je comprends que l’Europe s'amuse du spectacle des Buonaparte, se disputant cet argent. Quand Fesch fut fait Cardinal, le maréchal Lefèvre ( duc de Dantzick ) homme d’esprit malicieusement grossier, lui dit avec son accent alsacien : « Sap.. Monseigneur, c'est pien heureux que je ne fous ai pas fait pendre ce chour que fous safez pien, quand fous étiez fournisseur ! " A coup sûr tous les Buonaparte trouvent aujourd'hui comme lui que c’est bien heureux. Chaque pays a ses scandales et ses hontes. L'Angleterre a vu le squelette de Cromwell de l'homme à qui elle avait obéi et qui compte au rang de ses plus grandes gloires, pendu à Tyburn et jeté dans la Tamise. Il n'en arrivera jamais autant à Caradoe. Le voilà Pair d'Angleterre. La Princesse Bagration sera-t-elle Pairesse ?

9 h. 1/2
Comment, quatre mois sans nous voir ? Est-ce que de manière ou d'autre, vous ne reviendrez pas à Paris dans le cours de septembre, soit pour y rester, soit pour y passer en allant en Angleterre ? Dans l'un et l'autre cas, j’irai vous y voir. Vous ne comptez certainement pas rester à Baden jusqu'au mois de Décembre. Dites-moi un peu vos projets. Ayez des projets si j'étais près de vous, je m'en chargerais. Je suis décidé à m'en charger désormais jusqu'à la dernière limite du possible pour moi. Mais à présent, je suis loin. Adieu. Adieu. Voilà quatre jours qui me pèseront jusqu'à ce que vous ayez recommencé à avoir des lettres tous les jours. Vous savez que je ne jouis de rien à moi seul. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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240 Baden Lundi 12 août 1839

Je commence toujours ma matinée par un long tête à tête avec le Prince Guillaume. C’est des confidences de part et d’autre. Il me laisse toujours l’impression d'un homme qui a l’esprit très bien placé ; qui naturellement n'en a pas plus qu’il n’est convenable d'en avoir mais chez lequel la réflexion supplée à l'abondance ; qui ne ferait jamais de fautes, et qui aurait toujours le courage de continuer ce qu’il aurait une fois commencé. Je vous dis tout cela parce qu’il est destiné à devenir roi un jour. M. de Figuelmont ambassadeur d'Autriche à Pétersboug est arrivé très inopinément à Vienne. Dans ce moment c’est singulier. Et on en a été étonné, car quoiqu’il eut depuis quelques temps la permission de s’absenter de son poste l’idée n'était pas venu à M. de Metternich qu'il peut en profiter dans un moment si grave a envoyé quelqu’un à Constantinople pour seconder ou gouverner l’internonce dont on est très mécontent.
Vous avez mille fois raison, il me faut quelqu’un dans mon intérieur qui me donne des soins qui me débarrasse du détail de ma maison ; j’y ai beaucoup pensé,et savez-vous sur qui j’ai jeté les yeux ! Melle Henriette, qui était auprès de Pauline Périgord. C'est une excellente personne, et par mille considérations tout juste ce qu'il me faudrait. Je viens de lui faire proposer de venir vivre auprès de moi. Je la défraierai de tout. Je lui donnerai 1500 francs par an. Mad. deTalleyrand lui a écrit, mais je ne sais si elle mettra beaucoup de cœur à cette affaire Melle Henriette sait beaucoup ! Je viens donc de lui écrire moi-même je voudrais bien qu’elle acceptât. Quel confort ce serait pour moi ! Mais encore une fois malgré ce que Mad. de Talleyrand m'a promis, elle serait fort capable de tout faire pour l'en détourner.

2 heures. Dites-moi ce que vous pensez de cet Orient. A mes yeux la conduite du Cabinet de l’Occident est parfaitement embrouillée. Que voulez-vous ? Que veut l'Angleterre avec laquelle de ces deux cours M. de Metternich s'arrange-t-il ? Il est clair que nous ne nous arrangerons d'avance avec personne. Mais enfin qu’est-ce que tout ceci et qu’est-ce qui peut m'advenir ? Qu’est-ce que cet avis de mon fils, que mon séjour pourrait être dérangé pour l’hiver prochain ? Ah, cela par exemple, je ne vous le pardonnerais pas. Parlez-moi donc de tout cela. Tout ce qu'il y a de diplomates ici vient toujours me faire visite. Je suis un vieux diplomate aussi. En vérité je me trouve bien de l’exprimer pour toutes les choses qui ne me regardent pas, car pour celles qui me touchent je suis bien primitive n'est-ce pas ?

5 heures Je viens encore à vous pour vous remercier de votre 239. Je ne sais pas ce que je ferai. Probable ment quelque jours de Bade encore, et puis je crois Paris, mais tout cela dépendra de Lady Cowper, tout le monde me dit qu’elle arrive, il faudra bien qu'elle me le dise elle même, et puis nous nous arrangerons. Adieu. Adieu, Ah que l’automne sera long ! Vous ne me dites rien des affaires à propos Rotschild vient de m'écrire. Le premier est loué à un américain, & Jenisson ne pense pas encore à partir. Ainsi point de rue St Florentin. Demandez un peu ce que devient l’hôtel Crillon.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
255. Du Val-Richer, Lundi 26 août 1839
7 heures

Vous voilà à Paris. Je me le dis comme si je le savais. Je veux me le dire. Je ne le saurai que demain. Demain, je serai heureux. Et quand je vous aurai vue ! Je ne puis partir tout de suite. Il m’arrive cette semaine trois personnes, entre autres M. Devaines qui viennent précisément de Paris passer quelques jours au Val-Richer. Je m’arrangerai pour y aller (à Paris) quand elles y retourneront. Il y aura plus de trois mois que nous ne nous serons vus !
Vous dîtes que vous êtes encore changée ! Ce qui m’est insupportable, c’est que sur votre santé, je ne me fie pas à vous, à vos impressions et à vos paroles. Vous avez tantôt des terreurs, tantôt des insouciances inouïes. Avec moi, cela n'a d'autre inconvénient que de m'agiter, avec d’autres, que vous appelez vos amis, il en résulte ce mal qu’ils sont incrédules à ce que vous sentez et dites de vous même de votre état intérieur. J’ai rencontré cette incrédulité et avec effroi. Vous vous reposerez à Paris.
Je suis bien fâché que les Granville n’y soient plus. Sont-ils partis pour longtemps ? Il n’y a rien de nouveau pour eux en Angleterre. Le Cabinet n’est pas en péril. Ce sera vous maintenant qui me donnerez des nouvelles. On me tient assez au courant, mais pas de votre monde. Pahlen doit être bientôt de retour. Il vous reviendra sûrement aussi fidèle. M. de Pahlen doit être toujours fidèle, quand il est près et oublier beaucoup dès qu'il est loin. Vous aurez le pauvre Pozzo. Pour celui-là, tout déchu qu’il est, je vous répondrai toujours plus de son esprit que de sa fidélité. Ramenez-vous Marie ? Je crois que non. Pourtant vous ne m’avez jamais rien dit de positif.
Vous me direz si vous voulez que je prie ma mère de vous chercher sérieusement quelqu'un.

9 h.1/2
Je respire. Vous n’êtes donc pas malade. Vous êtes venue bien vite. Je n'attendais ce matin qu'une lettre de la route. Vraiment, vous êtes à Paris, et pas malade, et votre médecin ne vous trouve pas si mal que vous l’imaginez. Mais comment avez-vous fait pour maigrir ? Ce n’est peut-être pas vrai, par autant que vous l’imaginez. Trompez vous donc, je vous prie. Et reposez-vous. Il se pourrait bien que les bains de mer vous fussent bons. Laissez-moi y penser un moment avant de choisir entre Paris et Dieppe. Aurez-vous quelqu’un à Dieppe. Et puis, il ne fait pas chaud. Il fera moins chaud tous les jours. Les bains de mer ont besoin de chaleur. Enfin, nous verrons. Vous êtes arrivée.
Adieu. Adieu. Adieu. Je n’en finirais pas. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
273 Du Val-Richer, Dimanche 22 Sept 1839 7 heures

Je viens à vous en me levant. Quand j'ai du monde, je ne dispose pas de ma soirée. Elle n'est pas amusante, savez-vous à quelle condition on supporte le commun des hommes ? à condition d'avoir quelque chose à en faire. Quand on les emploie, quand on va a un but à la bonne heure ; le but anime la route, l'utilité enfante l’intérêt. Mais le vulgaire pour rien, pour s’en amuser, et pour l'amuser ! C’est bien lourd.
J’ai là sous les yeux quelque chose de bien lourd aussi ; un jeune ménage, marié depuis deux mois, une jeune femme de 19 ans, ni laide, ni jolie, ni spirituelle, ni bête, ni glacée, ni animée, parfaitement insignifiante, ordinaire, une jeune femme, rien de moins, rien de plus. Comment se marie-t-on à cela ? Le vulgaire en passant dans un salon, c’est beaucoup ; mais le vulgaire dans l’intimité, pour toujours ! Je n'ai jamais compris qu’on s'y résignât. J’aurais été à ce compte, un bien mauvais mari.
Le Roi des Pays-Bas sera-t-il un bon mari pour Melle d’Outremont ? Il me semble qu’il était, pour la première, assez dur et peu fidèle. celle-ci aura, je pense, les infidélités de moins à subir. Je crois, comme vous, que dans la disposition de tout le monde, peu ou beaucoup de vaisseaux aux Dardanelles, c'est fort la même chose. Pourquoi ne se le dit-on pas, comme nous le disons ? Mais il faut être prêt les uns contre les autres, même quand on marche ensemble. Que sait-on ? Le hasard !
Voici ce que m'écrit hier un ministre. " Le Rois, m’a parlé hier de vous, fortement avec un vif désir de votre appui, et un sentiment très profond de tout ce que vous êtes. Pour moi, mon cher ami, qui n’ai qu'une petite responsabilité & un médiocre souci de moi-même, l’honneur sauf, je n’en attends pas moins la session avec une grave anxiété. L'affaire d’Espagne est un accident heureux et un mérite. Mais la Turquie nous reste avec tous ses hasards ; et il me semble cependant qu'avec cette intention de paix qui est générale et que doit partager un souverain prudent et conséquent, tout absolu qu’il est, une ambassade habile et active serait d’un poids immense, et pourrait prévenir ce qui deviendra peut-être inévitable, sans que personne le veuille, mais parce que personne ne saurait le détourner à temps. Je suis un faible politique, mais je n'ai pas une autre pensée que celle-là dans le temps actuel. "
Vous voyez qu’on a toujours bien envie, de m'avoir et de m'éloigner. On ne fera ni l’un ni l’autre. Lisez, dans le dernier cahier de la Revue des deux mondes (15 septembre) un long article sur le Duc de Wellington, à l'occasion de ses dépêches. Il vous intéressera. C’est un assez curieux spectacle que ce vent d’impartialité qui souffle sur nous et nous fait rendre justice contre le sentiment populaire si cela s'accorde jamais avec un fort esprit national, ce sera très beau.
C’est Pascal, je crois, qui dit : " je n'estime point un homme qui possède une vertu, s’il ne possède en même temps et au même degré, la vertu contraire. " Il a raison. Mais c’est bien de l’exigence. A la vérité on n'obtient rien de bon des hommes qu'à force d’exigence.

9 heures et demie
C’est bien vrai que vos soirées et les miennes, vous chez Armin, moi avec mon jeune ménage, c’est absurde ! Et nous serions si bien ! Il n’y a point de nouvelles. Je vous dis tout ce qu’on m’écrit. On est fort occupé des émeutes du Mans de la réforme du Conseil d'Etat & Tout cela ne vous fait rien. Vous avez raison de bien finir l’affaire de l'entresol. Il n'y a point de sûreté avec ce monde là. Adieu. Adieu. Le plus long adieu possible. Il n'y a de long que ce qui est éternel. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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28... (je ne sais pas le dernier chiffre) Evreux, samedi soir 12 Oct.
7 heures

Je ne veux pas que vous soyez plus maltraitée que moi. J’ai le temps de vous dire adieu. Je viens de dîner seul comme vous, au coin de mon feu, pas comme vous. Comment nous arrangerions-nous pour le feu si nous passions notre vie ensemble ? Je crois pourtant que nous nous arrangerions. Il me semble que chaque fois que nous nous retrouvons nous nous trouvons mieux ensemble. Qu'en dites- vous ? Je ne suis point fatigué. Je tousse à peine.
J’ai trouvé dans la diligence un homme de mes amis, M. de Caumont homme d’esprit qui à la passion des vieilleries historiques et qui parcourt sans cesse la France pour voir, tous les endroits ou on s’est battu, où un homme est né ou bien mort. C’est une douce manie, qui l'amuse. J’ai cru en le rencontrant qu’il m'amuserait un peu en route. Pas du tout. Je pensais toujours à autre chose.
Je vous ai envoyé Génie ce matin, avec nos questions. Il me semble que je n’ai rien oublié d'important. Prenez garde seulement que je ne me laisse trop aller à traiter tout cela, en vrai procureur, qui croit tout possible & prend des précautions contre tout. Tous ces gens là sont à mes yeux de purs étrangers pour vous.
Adieu.
Je partirai demain entre sept et huit heures et je serai chez moi pour dîner. Adieu. Je vais lire un peu dans mon lit. Votre pensée interrompra ma lecture. Je m'endormirai. Elle reviendra, sans interrompre mon sommeil. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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285. Paris, lundi le 14 octobre 1839

J’ai été voir hier la petite Princesse après ma promenade à pied au bois de Boulogne. J'avais eu avant la visite de Bulwer, & celle du Baron Krudner notre ministre en Suisse, homme d’infiniment d’esprit, de beaucoup d’instruction, et du plus aimable caractère. Il est sourd tout-à-fait. Il passe pour aller s'embarquer au Havre de là à Pétersbourg. Il s'est marié secrètement en Suisse, il y a 22 ans ! L'idée lui vint que puisqu'il a déjà un fils de 19 ans et d’autres enfants il pourrait bien faire quelque chose pour eux, et il va obtenir que son mariage soit reconnu. Il m’a fait toutes ces confidences comme on raconte qu’on vient de dîner.
Le Prince Paul de Wurtemberg m'a fait sa visite hebdomadaire il croit savoir que Don Carlos tout ne prescrivant officiellement à Cabrera & au Comte d'Espagne de cesser les hostilités leur a fait intimer l’ordre de les poursuivre. Il a envoyé des pleins pouvoirs à l'un des deux juntes qui s’est organisée en Catalogne, Je fus dîner chez M. de Brignoles. Le maréchal y vint après. Je le trouve bien maigri et changé. Les diplomates ont été faire leur tour avant-hier à St Cloud. Ils ont trouvé le Roi, très content, parfaite ment sûr de l’échec qu'aurait subit M. de Brunnow. Cela reste à être prouvé, et nous saurons cela dès l'arrivée de Lord Granville qui sera ici demain au plus tard. Je n’ai point de lettres aujourd'hui. Ce n'est qui demain que vous serez arrivé. pour moi au Val Richer. Adieu. Adieu.
A propos, j’ai trouvé un maître d’hôtel qui me parait bien par pur hasard. Voilà un souci de moins. La liste des autres est grande encore. Adieu mille fois. Je vous ai dit, n’est-ce pas, que M. de Médem ne va plus chez le Maréchal. Celui-ci a été très impoli dans la dernière entrevue.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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297 Du Val-Richer Jeudi 24 Oct 1839
7 heures et demie

Je vois que vous commencez à jouir de votre entresol. Que sera-ce ce printemps ? Les journaux s'amusent à remarquer que vous avez pris l’appartement de M. de Talleyrand. Cette maison et son maître m'ont frappé en 1814, au moment de la Restauration. C’est son grand moment, le seul à vrai dire. Il y a été déployé à ce moment là, un grand savoir-faire sur de grandes choses, et avec infiniment d’aisance, de bon goût, de rapidité, de résolution. A toutes les autres époques, faveur ou disgrâce, je n’ai vu là qu’un homme d’esprit très aimable, gracieux d’un commerce doux d'une conversation agréable, et très habile à plaire, au fait, il avait de grandes habitudes, mais pas de grandeur naturelle, involontaire et permanente. Vous ne m’avez jamais bien dit comment il avait été à Londres en 1830, et qu’elle était vraiment là, sa situation.
Montrond qui est venu me voir la veille de mon départ, m'a parlé de lui une demi-heure, avec le plus singulier mélange d'affection et d'indifférence, un regret très vrai et parfaitement sec. J’aurais été touché et choqué tour à tour si Montrond pouvait me toucher et me choquer. Les journaux reviennent sans cesse sur les embarras du Roi. Guillaume à propos de son projet de mariage. Est-il vrai que ce soit devenu une affaire, et qu’il rencontre de vives résistances dans sa famille ? Je m'intéresse à ce vieux Prince entêté. S'il lui plait de finir sa vie avec une ancienne amie auprès de lui, il fera bien de mettre là aussi, son entêtement.
Je crois comme vous qu'il n'y a point de nouvelles. Il ne m'en est point venu du tout. depuis plusieurs jours. Il serait plaisant que la session s’ouvrit tout simplement, tout paisiblement ; par les seules affaires. C'est peut- être ce qui vaudrait le mieux pour tout le monde.

9 heures et demie
Si vous avez quelque moyen un peu sûr et un peu prompt d'avoir des renseignements sur le mobilier de la terre de Courlande, usez-en ; ne fût-ce que pour savoir ce qu’on a si légèrement jeté à l'eau de votre bagage. Le comte Frédéric de Pahlen est ; il encore en Courlande ? Vous auriez pu vous adresser à lui. Sérieusement je n’espère rien de cette réclamation, avec de tels agents et de tels adversaires. Mais il vaut la peine de savoir au juste ce qui en est, et qui sait peut-être dans l’intervalle, surviendra-t-il quelque moyen de succès. Je m'étonne que vous n'ayez pas reçu les letters of adm. Je crains quelque coup fourré. J’ai ri aussi du Times. Il n’y a pas de mal. Adieu. Adieu. Je me lasse de ceux là. Je vous promets de ne me lasser jamais des autres. Adieu donc. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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298. Du Val Richer Vendredi 25 octobre 1839 7 heures

J’ai remarqué que Médem, quand vous le consultiez ; était toujours de votre avis, entrait dans votre sens ; ce qui n'empêchait pas que, après le conseil, le moment de l'action venu, il ne fit rien pour vous. Lui avez-vous demandé de vous procurer sur la valeur du mobilier de la terre de Courlande, des renseignements un peu précis ? Il me semble qu’il le pourrait. Son père, si je ne me trompe, avait là, ou tout près, une partie de sa fortune. Je me méfie fort des gens qui disent toujours comme moi, et ma confiance comme mon estime, ont besoin qu'on me contrarie souvent.
Je suis charmé que Pahlen revienne ; pour vous d’abord, et aussi pour nos rapports avec vous ; bons ou mauvais, ils seront convenables et tranquilles. A présent que votre tentative sur Londres est manquée, je trouve qu'elle a été faite avec trop d’éclat. L’envoi de M. de Brünnow était une façon de monter à l'assaut ; il fallait emporter, la place. Tout cela du reste est de peu d’importance pour l’événement ; il sera le même. Ce sont de petites vicissitudes de situation et de petites agitations d'amour propre qu’on se donne comme passe-temps.
En fait de passe-temps, j’en ai un depuis deux jours qui m'amuse fort. Je lis ces mémoires de Mirabeau ou plutôt des Mirabeau, que je n’avais jamais fait que regarder. C’est une étrange famille, une fougue de passion, un besoin de suivre sa fantaisie et de faire sa volonté, une mon habitude d’énergie bizarre & d'emportement spirituel, transmis de génération en génération, comme une physionomie et un caractère de caste. Il faudra que vous lisiez cela. Mon libraire me les a envoyés avec d’autres livres, dont j’avais besoin. Je les rapporterai à Paris pour vous. Vos yeux continuent-ils de se trouver un peu mieux ?
Qu'arriverait-il si M. de Metternich refusait à Rodolphe Appony l'autorisation dont il a besoin. ? Irait-il de l'avant dans le mariage ? Mais cela n’arrivera pas.

10 heures

J’espère que la mort de Lord Brougham n’est en effet qu’une étrange mystification. Vous avez mille fois raison. Quand une gloire nationale disparaît, tout le pays s’en ressent et doit s'en affliger. Il a moins de soleil sur son horizon. donne. L'Angleterre sait bien cela. Aussi mérite-t-elle des gloires. Je ne me serais jamais douté du sentiment de Lady Clauricard ! Je ne mets pas, bien ces deux personnes là ensemble. Je suis charmé que vous ayez les letters of adm. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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803 Du Val-Richer, mardi soir 29 oct. 1839

J’ai écrit ce matin quelques pages qui m'ont amusé. La famille de Mad. de Rumford m’a demandé de parler d’elle dans quelque Biographie. J’ai recueilli quelques souvenirs. Les souvenirs sont un grand amusement. Mad. de Rumford avait été très bonne pour moi, il y a trente ans, quand j'étais un petit jeune homme bien inconnu. Elle a fait les deux choses qui touchent le plus en pareil cas ; elle m'a témoigné en tête-à-tête beaucoup de bienveillance dans le monde, beaucoup de considération. Je le lui ai bien rendu. Quand elle a mis à me voir souvent chez elle, plus d'importance pour elle-même que pour moi, j’y suis allé très souvent, je l’ai beaucoup soignée, et j’ai contribué à l'agrément de son vieux salon comme elle avait contribué à l'agrément de ma jeunesse. Elle en a été touchée. Elle m'a dit deux ou trois fois, en me serrant la main, avec son ton bref et rude : " Vous êtes bien aimable. "
Il y a trente ans, 25 ans, 20 ans son salon valait beaucoup ; tous les étrangers de quelque distinction y venaient. C’était une arche de Noé de bonne compagnie. Salon très peu politique, mais d’une conversation très animée, très variée. J’ai vu là les dernières lueurs de la sociabilité élégante, spirituelle, facile du dernier siècle. Il s'en fallait bien qu’elle en fût un modèle elle-même ; elle était brutale, despotique ; mais elle avait de bonnes traditions et qui attiraient tous les bons débris.
Vous me montrerez votre petite Ellice. La pauvre enfant me parait en train de déchoir. Je lui saurai toujours gré de vous avoir un peur soutenue à Baden. Savez-vous que vous m’avez vraiment inquiété pendant ce temps-là, physiquement et moralement ? Pour une personne d’un esprit aussi ferme et aussi précis que le vôtre, vous avez quelquefois, sur vous-même, la parole singulièrement exagérée ; sans le moindre dessein d’exagérer, mais parce que votre imagination et vos nerfs s’ébranlent outre mesure. De là me vient à votre sujet, un déplaisir quelque fois très pénible ; je ne sais jamais bien ce qu’il faut croire de vos impressions sur votre propre compte ; je crains de me trop rassurer en me disant que vous vous inquiétez trop. Donnez-moi un moyen de savoir exactement ce qui est ; je ne puis supporter l'idée de me tromper dans ce qui m’intéresse si vivement. Quand nous sommes ensemble, je m'en tire ; je vois. Mais de loin le doute est intolérable.

9 heures et demie
Vous avez raison sur mon préfet, et je ne pouvais pourtant pas passer le fait complètement sous silence. Je vous dirai pourquoi. Mais la chose va finir et j’espère qu’il n’en restera qu'une bonne impression. Je vous enverrai bientôt une date. Je ne veux pas vous la dire avant d'en être sûr. Je conviens de notre maladresse. Trois cents lettres en moins de deux ans et demi, c’est horrible. Adieu. Adieu. Il faut que j'écrive quelques lignes à Génie à propos de ce Préfet. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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301 Paris le 30 octobre 1839,

Je suis charmée qu'il fasse froid chez vous, que vous souffriez du froid dans votre maison, il me parait que je suis charmée de tous les petits maux qui peuvent vous arriver loin de moi. Voilà pour mon désintéressement.
M. Jaubert a demandé à me voir, je l'ai reçu. Il m’a plu. Il a d'abord une qualité à laquelle je suis particulièrement sensible, il est poli. Après cela il a parlé de toute chose avec mesure et convenance et esprit. Enfin il me semble qu'il me plaira chez moi presque autant qu'à la tribune, mais... pas souvent. Les boutiques le matin, la Princesse Saltykoff, plus tard. Lady Granville chez Lady Granville le soir. Voilà ma journée. Et je ne sais rien. M. Molé rentre en ville demain. J'ai encore des affaires ce matin, et probablement, pour le reste de la semaine, & puis il faut que je me repose. Miss Clarke me plaît toujours. Adieu, Adieu. On me dit que l’Impératrice va mieux. Adieu. Adieu. Bulwer n’est point venu hier je ne sais donc rien de plus.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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304 Du Val-Richer, Jeudi 31 octobre 1839
8 heures et demie

Je voulais partir le 9. Ma mère me demande trois ou quatre jours pour des arrangements de ménage. Je partirai du 12 au 14. Je vous le dirai positivement un de ces jours. J’arriverai vers 6 heures et je vous verrai vers 8. Et pour longtemps. Quand il vous retrouve pour quelques jours, j'ai, dès le premier moment, le sentiment que je vais vous perdre. Le doux est au bord, l'amer au fond. Tout sera doux. Et puis je ne sais, mais j’ai peine à croire que l’été prochain se passe comme celui-ci. Si les situations sont les mêmes, et que je me sente à la gorge la même disposition, je pourrai bien aller prendre les eaux des Pyrénées. Elles ont parfaitement guéri, du même mal, M. de Broglie et M. Mauguin. Venez-y. C'est le plus charmant pays du monde ; et on m'assure qu’il y a deux ou trois établissements où l'on est bien. Le Duc de Noailles pourra vous le dire. Il y a passé l’été.
Les 300 lettres m'indignent comme vous. Que tout est incomplet dans la vie ! Et cet incomplet est si fragile. Rien ne sera incomplet dans quinze jours. Au moins, nous le croirons un peu, quelques fois.
Le Préfet en question méritait son sort. Mais j’en avais parlé, demandant un peu de temps pour y préparer ses amis, dont quelques uns me tiennent de fort près. Nous en étions restés là. J'apprends sa révocation par le Moniteur. Cela m'a mis dans une position désagréable, et j'ai voulu qu’on le sût. Je suis très facile avec mes amis Ministres, très facile et pour ce qui me regarde personnellement et pour les affaires. Je ne veux pourtant pas qu'on me croie trop facile et qu’on en abuse. Il faut qu’on y pense un peu. Je n'ai pas eu d’autre motif, et la chose en restera là. Vous savez bien que vous devez me tout dire. J’ai une confiance, entière en deux choses, vos premiers instincts et vos jugements définitifs. Ce qui vous vient soudainement à l’esprit, par pure impulsion de nature, et ce qui y reste quand vous y avez bien pensé, est toujours excellent. Entre deux, vous avez quelquefois des impressions excessives, des jugements pris d’un seul côté et que je dispute.

10 heures
Je suis bien aise que vous ayez encore des Affaires pour quelques jours. Je voudrais que vous en eussiez jusqu'à mon arrivée et que votre repos ne commençât qu'avec moi. Adieu. Jaubert vous plaira, à la condition que vous y mettez. Il a un mouvement inépuisable et il sera toujours très poli. Mais vous serez bientôt au bout de son esprit. Il en a beaucoup plus à la tribune qu'ailleurs. Adieu. Adieu. Le froid gagne.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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307 Du Val-Richer Dimanche 3 Novembre 1839
8 heures

J'espère partir, le 12 et vous voir le 13 au soir. Il me semble que dans votre appartement à vous stable, définitif, je vais prendre possession d’un bonheur stable et définitif aussi. C’est une impression très douce, ma consolation de ne plus revoir cette pauvre Terrasse. N’entrez pas dans les affaires des Appony. Je suis sûr qu’elles seront très embarrassées et pointilleuses. Ils mont toujours fait l'effet de gens qui ne sont dans les grandes affaires que pour en faire de petites, celles de leur ménage. Il n’y a pas de contraste qui me choque plus. J’y prends la mesure des gens.
On est très content de Lord Granville. Non qu’il ait rien dit de bien nouveau, ni de bien précis Mais il a dit et il répète comme très sûr de son fait : " Cela s’arrangera. " Je le crois comme lui.
Les débats de la prochaine session ne me paraissent pas tourner beaucoup aux Affaires Etrangères. L’Espagne est finie. Rien en Allemagne, si l'Orient n’est pas terminé, on en parlera peu. Je ne vois que Buenos-Aires et le gouverneur Rosas. Car les affaires du Roi Ernest aussi sont en panne. n revanche on me dit que les intrigues ministérielles se raniment, que Thiers tâte en tous sens, qu’il est en relations très suivies avec Dupin, un peu aussi avec M. Molé. Il croit tour à tour toutes les chances bonnes, et voudrait les garder toutes, Tout cela n'aboutira pas à grand chose. On se remue beaucoup plus pour se faire croire à soi-même qu'on agit que pour agir réellement. On s’attrape soi-même pour se désennuyer ou se consoler.
Les porcelaines du Roi sont arrivées hier ; bleu, blanc et or. De très belles fleurs sur les assiettes. C'est fort joli et élégant, pas très abondant.

11 heures
Il est onze heures. La poste n’est pas encore venue. et les déjeunants vont m’arriver. J’aurai à peine le temps de fermer ma lettre. J’aime à être pressé pour les affaires, mais pas du tout pour ce qui me plait. 3 heures La poste arrive à présent, pour une roue cassée. Nous sortons de table. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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310 Du Val-Richer, Mercredi 6 nov. 1839
7 heures et demie

Depuis quelques jours, je vois avec bonheur croître le chiffre de notre correspondance. Il touche à son apogée. Il se reposera là bien longtemps.
Les journaux que j’ai repris attentivement hier, ne parlent d’aucun accident dans la mer du Nord. La traversée n'est pas longue. Je compte que vous me donnerez au premier jour des nouvelles d'Alexandre. Je ne veux vous retrouver ni triste, ni malade. Il y a pourtant des choses qui finissent. Je vous retrouverai avec vos affaires arrangées. Pas aussi bien que je voudrais, tant s’en faut, mais enfin arrangées. Vous souvenez-vous combien de fois vous m'avez dit qu'elles ne s’arrangeraient pas ? J’ai été aussi bien inquiet. Il arrive deux choses. Tout ne tourne pas aussi mal qu’on l'imaginait. On se résigne à une grande partie du mal. Il faut accepter ces termes-moyens de la vie. Le repos est à ce prix. Il n’y faut jamais réduire son âme. Ce serait là de la décadence. Il y a une vraie consolation à planer, au dedans, bien au dessus de ce qui se passe et de ce qu’on accepte au dehors.
Ma mère a encore été souffrante hier. Je crains l’hiver. Elle a heureusement une grande force intérieure. Je ne connais personne de plus inaccessible à l’abattement. Dans sa longue vie, je l'ai vue souvent au désespoir, pas un moment abattue. C’est un puissant moyen de résistance même à la maladie. Je crois au moins autant à l'influence du moral sur le physique que du physique sur le moral.

10 heures
Les premières lignes de votre lettre me désolaient. Je n'y comprenais rien. La distribution a donc tardé à Paris. Enfin bientôt, nous ne courrons plus ni l’un ni l’autre aucune chance d'inquiétude, c’est- à-dire de cette inquiétude là. Adieu. J’ai trois lettres d'affaires à écrire par le facteur qui attend ; des lettres de départ autour de moi. Oui à huit jours. Adieu. Adieu
Je persiste sur D. Carlos. La mise en liberté immédiate eût mieux valu en effet. Mais celle-là aussi n’était pas possible. La Chambre est convoquée, pour le 23 déc. Les Pairs sont nommés. M. Rossi en est. Mais vous savez tout cela. C'est ennuyeux de ne pas savoir et faire toutes choses ensemble. Nous y touchons.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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308 Paris le 6 Novembre 1839, J’ai dîné hier chez les Appony, plus tard j’ai été chez Madame de Boigne. Elle est maintenant fixée ici. Rien ne m’a paru plus ridicule que la demi-heure que j’y ai passé. Il y avait M. de Sainte Beuve (dis-je bien ?). Les premières deux minutes il causait à voix basse avec M. Rossi, lorsque le chancelier est entré. Madame de Boigne sans lui dire bonjour ni bonsoir lui montre M. de Sainte- Beuve, et lui dit qu'il soutient les Jansénistes, depuis cet instant je n’ai plus entendu que Pascal Arnaud, Nicole, avec un flux de phrases, de sentences d'un côté et de l’autre à tel point qu’il a été impossible de dire un mot ou d’avoir une idée. Un fond, j'avais bien envie de rire. C'était une véritable exhibition je crois que c’est comme cela que l’entendaient ces messieurs. M. Rossi m’a plu, il n’a pas ouvert la bouche. Je l'aimerais tout-à-fait s'il pouvait savoir qu'il a trouvé cela aussi ridicule que moi, mais j’en doute. Quant aux enterlocuteurs je n'ai jamais vu des airs plus satisfaits, et lorsque je suis partie, car je suis partie au beau milieu d’une discussion superbe, je suis persuadée qu'ils se seront dit que j’étais confondue, c'est bien voir cela, mais pas tout-à-fait comme ils l’entendent. Savez-vous que c'est bien français ! Ne vous fâchez pas, d’autant plus que vous n’auriez pas fait cela. Dieu me garde du salon de Madame de Boigne, franchement je ne le trouve pas poli. Je voudrais avoir à vous dire mieux, mais il me semble qu’il n’y a rien. Montrond est venu hier matin, il m’a dit qu’il n'était pas content du roi ; que le roi lui paraissait trop faible ; qu’après avoir tant dit qu’il donnerait à Don Carlos ses passeports, il lui avait dit hier qu’il fallait attendre ; qu’il n’avait pas l'air de savoir ce que les ministres font mettre dans le Moniteur, que pour lui Montrond il était outré de l’im pertinence de leur masfeste en réponse aux Débats. Enfin Montrond hier était non seulemet opposition au ministère, mais opponsition au Roi. Molé a vu avec le Roi un long entretien

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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312 Du Val Richer, jeudi soir 7 Novembre 1839
9 heures

Je pense que depuis plusieurs jours, je ne vous écris que de courtes lettres. Cela me déplaît. Au moment où je vous écris, la perspective de Mercredi soir m’apparaît et je m'arrête. Ma lettre m’ennuie. Quand elle est partie, sa brièveté me choque ; tout ce que j’aurais pu vous dire me revient à l’esprit. C’est une conversation qui me manque. C’est presque vous qui me manquez. Presque quasi. Vous dites que le cœur n’a pas d’esprit. Ce n’est pas vrai. Je ne connais rien qui en ait autant. Rien qui en donne autant. Quel est l'amoureux qui n’a pas d'esprit. M. de Sainte-Beuve en a, sans être amoureux ; mais du plus alambiqué, quintessencié, un peloton embrouillé qui se dévide dans un labyrinthe.
Je vous vois d'ici immobile, grave étonnée, regardant les interlocuteurs, et vous en allant. Vous avez raison. C’est un défaut Français de s'adonner tout entier à une idée, une fantaisie, une conversation, une personne et de ne plus faire attention à rien ni à qui que ce soit. Défaut aggravé de notre temps par les habitudes de coterie. Les habitués d'une coterie sont peu polis. Ils se voient tous les jours, et ne se gênent plus entre eux. Delà à ne se gêner pour personne, il n’y a pas loin. Puis, il y a un argot dans une coterie, & ceux qui le parlent oublient que tout le monde, n’est pas initié. M. le Chancelier, en sa qualité d’ancien parlementaire, se croit obligé d’être pour les Jansénistes d’aimer les Jansénistes. Il ne les connait, ni ne les aime. Rien ne ressemble moins à un Janséniste que cet esprit tout d’expédients, de billets du matin, de visites du soir, avisé, expérimenté, glissant beaucoup et ne tombant jamais. Pascal l’aurait mis dans ses Provinciales. Mais n'importe. Ses pères étaient Jansénistes. Il n'en entendra pas parler avec indifférence. Il ne cessera pas d’en parler. M. de Ste Beuve n’a pas les mêmes raisons de passion. Il a les raisons contraires, ce qui vaut tout autant. Il est, lui, un converti à l'amour du Jansénisme, un ancien libertin et incrédule qui s’est épris d’un enthousiasme littéraire pour austérité et la dévotion. Il a le zèle du novice comme M. le Chancelier, celui de l’hérédité. Vous qui n’avez ni l’un ni l'autre, vous ne vous êtes pas trouvée de la coterie. Après avoir concédé, il faut résister. Il y a des impolitesses nationales. Chaque pays a les siennes. Quand nous serons ensemble, je vous dirai celles que je trouve aux Anglais. Pour le moment, je ne parle de M. de Ste Beuve qu'à vous. Je n'en veux pas parler légèrement. Il écrit à mon sujet une espèce de brochure qui doit paraître cet hiver dans la Revue des deux mondes. On m'a dit cela.

Vendredi 7 heures et demie
Je me lève par un singulier effet de lumière. Le ciel est rouge comme au plus chaud soleil couchant du midi. Il fait froid. Le temps ne me fait plus rien. Il n'y a point et il n’y aura point de querelle sérieuse entre le Roi et son Cabinet. Ils se céderont toujours assez l’un à l'autre pour que le dissentiment n'aille jamais au delà de l'humeur. Et comme ils n’ont pas la prétention d'être amoureux l'un de l'autre entre eux l'humeur ne fait rien.

10 heures
Je ne me résigne pas à ces affaires de Péterbourg, à ces entraves de Paul, à ce renouvellement perpétuel de procédés inouïs. Il m’est venu de là depuis six mois, plus de vraie colère intérieure que d'aucune autre source depuis bien des années. Adieu. Adieu. Les jours s’écoulent. Trop lentement, mais ils s’écoulent. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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313 Du Val Richer Vendredi soir 8 Nov. 1839
9 heures

Je suis très contrariée. Je ne puis partir que le 13 au soir. Il me faut toute la voiture, et on ne peut me la donner toute entière que le 13. Le 12 elle est prise en partie. Je ne vous verrai que le jeudi soir 14 au lieu du Mercredi. J’étais si content d'avoir gagné un jour. Soyez bien contrariée aussi. C’est la moitié de mon chagrin et toute ma consolation.
Il faut que Génie vous soigne extrêmement car il s’excuse de vous négliger. Il m’écrit. " Depuis huit jours, je néglige un peu Madame le Princesse de Lieven. C'est que nous avons repris nos travaux à la cour. Je suis de Chambre trois jours de la semaine et obligé de travailler chez moi les autres jours, Seriez-vous assez bon pour expliquer cela à Madame de Lieven, afin qu'elle ne croie pas qu'il y a de ma faute ? Convenez que c’est une bonne et consciencieuse créature.
Je n’ai point et n'ai jamais eu d'inquiétude vraie sur nos rapports avec vous pour l'Orient. Encore une fois, nous sommes tous pacifiques. Et Pahlen reviendra le 10 décembre. Vous voyez bien que nous sommes au mieux. Vous me donnez le bulletin de toute la famille, Impériale, grands et petits, et je m’y intéresse. N’entendez-vous rien dire d'Afrique ? Au bout de toutes ces courses du Duc d'Orléans, de toutes ces enthousiasmes arabes, j'attends toujours des coups de fusil. Je n'en ai nulle envie. J’ai envie que ce jeune homme se conduise bien et réussisse. Parle-t-on, dans votre monde du voyage du Duc de Bordeaux en Italie ? Je vous fais des questions comme si je n'étais pas sur le point d’aller chercher les réponses. Que ce jour de plus me contrarie ?

Samedi 9 heures et demie
Je me lève. Je voudrais avoir quelque belle histoire à vous conter et à me conter pour charmer votre contrariété et la mienne. Je n’en ai point. J'ai pourtant reçu hier une lettre de Montevideo, (république nouvelle et chancelante, comme tant d'autres, entre le Brésil et Buenos Aires) d’un homme qui m’avait demandé un service, il y a quatre ans. Je le lui ai rendu il y a près de trois ans. Il l’a appris il y a plus d’un an, et il m'écrit avec passion pour m’en remercier mettant à ma disposition tout ce qu’il peut dans l’Amérique du sud, où il peut quelque chose. Je n'en ai que faire. Il ne peut m'envoyer le jour qu’on m'a pris.
Mes filles m'ont fait de la musique hier au soir leur musique. Pauline a beaucoup plus de dispositions qu’Henriette. Henriette a des doigts excellents, mais une intelligence plus active que ses nerfs ne sont susceptibles. Les impressions qu’elle reçoit ne lui suffisent pas ; il faut que son esprit agisse. Pauline est tout nerfs et impressions. Elle se fondrait à entendre de la musique comme la cire se fond au feu & la neige au soleil. L’une est aisément distraite l'autre aisément absorbée. L’une résonne, l'autre raisonne. Au fond, pour tout ce qui est vertu, caractère, jugement, elles sont parfaitement élevées. Il y manque deux choses l’une, que je suppléerai. L'autre je ne sais pas. Avec leur mère, rien n’eût manqué.

10 heures
Ne soyez pas souffrante, je vous en conjure. Je crains mille fois plus votre mauvaise santé que tout le reste. Je soignerai votre tristesse. Je soignerai votre ennui. Je ne puis rien pour votre santé, et de tous les sentiments, le plus amer est celui de l’impuissance dans l'affection. Adieu. Adieu. A jeudi seulement. Voilà un ennui. Ecrivez-moi jusqu'à mardi inclusivement. Je recevrai votre lettre mercredi avant de partir. Je vous écrirai encore Mercredi matin. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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318 Londres Samedi 29 février 1840
9 heures du matin

J’éprouve ici le matin une grande impression de calme. Personne ne vient. Personne ne me parle. Je n’entends point de bruit. C’est le repos de la nuit, sauf les ténèbres. Il me semble que je sors d’un guêpier bruyant, et que je contemple une ruche d’abeilles qui travaillent toutes sans bourdonner. Vous avez raison. Avec du bonheur  domestique, la vie peut être ici aussi douce que grande. Il y a en France trop de mouvement extérieur; ici, pas assez de mouvement intérieur. En tout, l’aspect de cette société me plaît; je m’y sens à l’aise et dans un air sain, bien que trop froid.

Voilà du bonheur, le 316. Décidément chaque fois, je vous dirai mille fois merci. Oui, c’est du bonheur, un bonheur charmant quoique triste. Que serait-ce s’il était gai ? Je ne comprends pas Mad. Sébastiani ; malgré tout ce que j’en savais, ceci est plus bête. Mais je comprends encore moins Génie. Je lui ai répété ma recommandation pour tous les jours, cinq minutes avant de monter en voiture. Je n’entrevois qu’un motif, les obsèques de ce pauvre M. Devaines. Elles ont dû avoir lieu avant-hier jeudi, et Génie aura eu toutes sortes de soin à prendre. C’est un travail de mourir, et ceux qui s’en vont lèguent à ceux qui restent l’embarras avec le chagrin. Il est impossible que Génie ne soit pas allé vous voir hier.

4 heures Je viens d’avoir des aventures. Je sors de chez la Reine. Imaginez que je reçois, à une heure dix minutes, un billet de Lord Palmerston qui me dit que la Reine me recevra à une heure. J’envoie sur le champ chez Lord Palmerston pour constater mon innocence. Je m’habille en toute hâte. Je demande mes chevaux. Je pars. J’arrive avant 2 heures, à Buckingham. Comme de raison, on m’attendait. Je monte et trouve Lord Palmerston qui arrivait aussi. Les ordres de la Reine lui étaient parvenus tard. On ne les lui avait pas remis tout de suite. Heureuse-ment la Reine avait d’autres audiences qu’elle avait données en atten-dant. [Point de maître des cérémonies. Sir Robert Chesler, prévenu en même temps que moi, n’avait pas été aussi preste que moi.]

Bref, la Reine m’a reçu avec beaucoup de bonne grâce; sa dignité la grandit; son regard est intelligent et animé. Je lui ai dit en entrant : « J’espère, Madame, que Votre Majesté sait mon excuse, car je serais inexcusable. » Elle m’a répondu en souriant, et j’ai vu que Lord Palmerston était excusé aussi. Mon audience a été courte. Le Roi, la famille Royale, les relations du Roi avec le Duc de Kent son père, la surprise que je ne fusse jamais venu en Angleterre etc, etc. [Je suis sorti. Lors Palmerston est resté un moment après moi. Je m’en allais ; il m’a rejoint en courant : « Vous n’avez pas fini ; je vais vous présenter sur le champs au Prince Albert et à la Duchesse de Kent ; sans cela, vous ne pourriez leur être présenté qu’au prochain lever, le 6 mars ; et il faut qu’au contraire que, ce jour-là, vous soyez de vieux amis. »]

Nous avons été chez le Prince Albert, très beau et agréable jeune homme d’une physionomie douce, ouverte, intelligente, simple et élégant de langage. Il m’a retenu un quart d’heure. Nous avons causé. Il m’a plu tout à fait...

[De là, chez la Duchesse de Kent, au rez de chaussée. Elle était un peu malade de la goutte. Au moment où je traversais le vestibule pour aller reprendre ma voiture, sir Robert Chester est entré descendant de la sienne. Je lui ai fait toutes mes excuses dont je n’avais pas besoin. Je suis rentré chez moi, j’ai quitté mon harnois. J’ai couru une heure et demie pour aller m’écrire chez les Ducs de Sussex & de Cambridge, la duchesse de Glocester, les Princesses Auguste et Sophie-Mathilde, et me voici de retour. Demain les visites du cabinet. Après demain celle du Corps diplomatique. Les cartes pleuvent chez moi ce matin. On me remet à l’instant celle de Lord Aberdeen, Lord Holland et Lord Howe. Je demanderai demain à être reçu par la Reine Douairière.

Je suis allé hier soir chez Lady Holland sans la trouver. Elle était à Covent Garden où la Reine a été fort bien reçue. Les loges en face ont été louées pour 20 £ pour la voir, et les loges à côté 10 liv., pour ne pas la voir.

Dimanche 9 heures.

J’ai été plongé hier en Angleterre ; jusqu’au fond. A dîner le duc de Sussex, le Duc de Norfolk, le Duc de Devonshire, Lord Carlisle, Lord & Lady Albermarle, Lord & Lady Minto, Lord & Lady Elisabeth Howard, Lady Seymour, &, &, tous Whigs sauf un petit Tory dont j’ai oublié le nom. Le soir un rout immense, tout ce qu’il y a de ministres, de corps diplomatique, de membres des deux chambres, Whigs, Torys, radicaux, depuis lors Aberdeen jusqu’à M. Grote ; mais les Whigs souverains, selon leur droit.

J’ai passé ma soirée à être présenté et à accueillir des présentés. On me dit que je dois être content, très content que j’ai été bien lion et bon lion. Il me semble que j’ai rencontré de la curiosité et de la bienveillance. Je suis décidé à y être difficile. Je ne fais nul cas des demi-succès et des succès de début. Il les faut, mais pour commencer, comme il faut un premier échelon à la plus haute échelle. Si je suis bon à quelque chose ici, pour mon pays & pour moi, ce ne peut être qu’en inspirant une estime & un intérêt soutenu & croissants.

Fanny Cowper est charmante ! Elle promène partout, modestement mais sans embarras, un regard si jeune et si indépendant ! Je serais surpris si elle n’avait pas des goûts très décidés, en attendant des volontés.

Lord Aberdeen est venu à moi avec un empressement marqué. Je l’ai trouvé plus vieux et l’air moins sombre que je ne m’y attendais.

Lord Melbourne m’a parlé français de très bonne grace et longtemps. Il n’y a qu’Ellice qui soit décidé à ne pas me dire un mot de français. Il a raison. Je lui ai promis d’aller diner chez lui mercredi, en famille, et vendredi, chez Lord Charendon, en petit comité. Lord Charendon a été très aimable.

Je n’ai pas vu, du Cabinet, Lord John Russel, et du corps diplomatique, le Baron de Brunnow.

Connaissez-vous une Mad. Stanley, jolie, vive, spirituelle, whig très décidée et très active, que Lord Palmerston appelle notre Chef d’Etat major ? Son mari est un whipper-in important.

J’ai trouvé là le Prince de Capoue et sa femme. Il y  a plus que l’océan entre les façons anglaises et les façons napolitaines.

Le Duc de Sussex a l’air d’un très bon homme. Il m’a beaucoup parlé de ses voyages sur le continent. Il a vu commencer toutes les révolutions, en France, en Espagne, en Portugal. Il prenait grand plaisir à me raconter Mirabeau. Vous savez que M. Croker m’a dressé à ces leçons-là.

J’étais à table entre Lady Cecilia Underwood (vous savez) et Lady Albermarle qui m’a mis très bonnement, au courant de tout le monde. Lady Palmerston avait à côté d’elle le Duc de Sussex et le duc de Norfolk. C’est la règle, n’est-ce pas ?

J’ai échangé en courant quelques paroles avec Lady Palmerstonn affectueuses pour vous. Elle a l’air très contente, et répand avec beaucoup de grace son contentement tout autour d’elle. Son fils, Lord Cooper m’a paru sprituel.

Si nous étions ensemble, je vous dirais mon compliment de Lady Palmerston à mon sujet, que j’ai entendu en passant. Mais cela ne se dit que tout bas quoique tout seuls.

Vous avez raison ; elle a l’air très fine et voyant tout sans y regarder.

5 heures

J’ai eu toute à l’heure un vrai plaisir. J’ai été à Stafford house. Le Duc et la Duchesse de Sutherland m’ont accueilli presque avec amitié. J’aime Stafford-house. C’est très beau, très beau. Et ce sera encore plus beau, car le premier étage n’est pas fini. J’ai vu ce qui est fait et ce qui se fait. Le Duc m’a promené partout. L’Escalier a vraiment de la grandeur, assez pour que la richesse y soit bien placée. Le comte de Montfort m’y a succédé.

J’apprends que j’ai eu tort de ne pas me mettre à côté de Lady Palmerston. C’est Lady Albermarle qui m’a trompé. Je lui donnais le bras. Je l’ai consultée ; elle m’a dit que je devais me placer  à côté de Lady Cécilia Underwood, quasi altesse royale. Je prendrais ma revanche.

J’ai fait ce matin toutes mes visites de cabinet, et Lord Charendon sort d’ici. Il a vraiment de l’esprit, et un esprit gracieux. Nous nous sommes entendus au-delà de mon attente. Je dine chez lui vendredi, samedi chez Lord Lyndhurst, Dimanche chez Lord Landsdown. Il y a aussi un dîner arrangé chez le duc de Devonshire, avec le duc et la duchesse de Cambridge. Je subis cette première bouffée , j’espère qu’elle ne soufflera pas toujours.

Je vous parle de tout, et pas un mot de ce qui se fait à Paris. Que serviraient mes paroles ? Vous en savez plus que moi. J’attends ce que me mandera le duc de Broglie. Il a mes pouvoirs, sauf ratification. Adieu pour Aujourd’hui. Il fait très froid. Mais je n’ai pas l’impression d’un changement de climat.

M. Dedel sort aussi de chez moi, très ouvert et très bienveillant. Je crois que je me trouverai bien de lui et avec lui Lundi.

Lundi 2 mars 9 heures

Je ne compte pas avoir de lettre de vous ce matin, par la poste. Vous aurez attendu le courrier des affaires étrangères. C’est horrible une poste qui arrive et qui ne m’apporte rien de vous. Le Val-Richer, Baden ne m’ont jamais coûté si cher. Je m’y accoutume tous les jours moins. C’est déjà si peu qu’une lettre ! Et pourtant c’est tout.

J’ai passé deux heures et demie hier soir chez Lady Holland, empressée, charmante. J’ai trouvé Lord Holland toujours le même, absolument le même, la seule personne qui ne m paraisse pas vieillie, d’esprit ni de corps. Lord John Russel et Ellice y avaient dîné. Lord & Lady Palmerston y sont venus le soir. J’ai un peu causé avec Lady Palmerston, et j’ai protesté contre l’erreur où m’avait attiré Lady Albermarle avant-hier. Voici mes dîners de la semaine. Mercredi Ellice. Vendredi, Lord Clarendon. Samedi, Sir Robert Peel. Dimanche, Lord Landsdown. Mardi 10, le Duc de Sutherland. Il me semble que je vous en ai dit la moitié plus haut.

10 heures ¼

J’avais tort de ne pas espérer. La poste est charmante. Que de choses à vous répondre ! En attendant vous gagnerez quelque chose à ma joie. Je ferai partir ce volume aujourd’hui. Un autre suivra promptement. Que ne donnerais-je pas en ce moment pour causer une heure avec vous ! Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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318. Paris, le 1er mars 1840, dimanche

10 heures

Après avoir fermé ma lettre hier, je suis allée chez votre mère. Le cœur m’a battu en entrant. Elle m’a reçue avec bonté. Vous ne sauriez croire comme elle me plaît. C’est un visage si serein, un regard si intelligent et si doux, et même gai.

 Je l’ai beaucoup regardée. Quand je ne la regardais pas, il me semble qu’elle me regardait aussi. Le Duc de Broglie y était, et y est resté. Il a parlé de la situation tout le temps. Pourquoi le Duc de Broglie a-t-il cet air moqueur et désobligeant ? Je conçois qu’il ne plaise pas. Moi, je l’aime assez malgré cela, et malgré autre chose que je déteste et que j’ai découvert en lui hier. Il a commencé par dire qu’il ne savait absolument rien ; que depuis trois jours il n’avait vu personne du tout ; et puis il nous a raconté son entretien avec le Roi, la veille, et un long entretien avec Thiers le soir, et puis, et puis, tout ce qui se passe. Pourquoi commencer par mentir ? Vous savez l’horreur que j’ai de cela. Si jamais je commence, moi, je continuerai. Mais il me semble que je suis trop fière pour commencer. Les Français ont décidément l’habitude du mensonge ;  je ne connais pas d’Anglais dans lequel j’aie surpris ce défaut. Voyez bien et vous trouverez si je dis vrai!

 Mais je reviens à la rue de la Ville-l’Evêque. Vos enfants ont couru à ma rencontre dans la cour, cela m’a fait plaisir. Ils ont une mine excellente, surtout Henriette. J’ai demandé à votre mère de me les envoyer ce matin pour voir passer le bœuf gras, elle ne le veut pas à cause de leur deuil. Votre mère a été bien polie et affectueuse pour moi.

Delà je fus chez Lady Granville qui est bien malade ; elle n’avait pas dîné ni assisté à la soirée la veille. Nous avons causé pendant une heure, elle et son mari, du nouveau ministère, de votre situation ; il ne sait trop qu’en dire. Moi, je ne me permets pas d’avoir une opinion devant les autres ; j’attends que vous ayez pris votre parti.

J’ai été rendre visite à Mad. Sebastiani sans la trouver. De là chez les Appony qui sont consternés. Appony ne conçoit pas le Roi, et il ajoute qu’il n’aura certainement aucune affaire à traiter avec Thiers, et qu’il entre en conséquence en vacances.

J’ai dîné seule. Le soir la diplomatie est venue. Granville croyait savoir que la nomination du ministère avait été mal accueillie à la Chambre. Médem est enchanté de n’avoir plus Soult et d’avoir Thiers. Il est tout remonté. Brignoles n’a pas d’opinion.

Quand aurai-je mes lettres ? à propos notre correspondance ! Cela ne sera plus très commode. Cela prouve bien votre situation naturelle vis-à-vis de ce ministère.

Bulwer est très malade, je ne puis pas le voir. Il m’écrit ce matin ce matin & me dit qu’Odillon Barot est très piqué contre Thiers qui ne l’aurait pas même consulté pendant la crise. Cela n’est pas trop d’accord avec d’autres avis.

Midi

Génie sort d’ici, il a un peu ébranlé mes opinions d’hier, par les récits qu’il m’a faits de ses entretiens avec vos amis. Il faut attendre ; mais si on tire à gauche, revenir sur le champ : voilà ce qui me paraît ressortir des avis les plus sages. En attendant, la puissance de Thiers me paraît établie dans tous les départements du Ministère.

J’attends votre lettre , car on me dit qu’il y a un gros paquet au bureau de l’hôtel des Capucines.

1 heure

La lettre n’arrive pas. La voilà. Je vous en remercie.

Lundi 2 mars, I heure

Je ne sais pas trop comment vous envoyer cette lettre. Cependant, jusqu’à nouvel avis, je ferai comme vous me l’avez indiqué. Lundi et jeudi au bureau des Affaires étrangères et samedi par la poste.

J’ai été voir hier les trois malades, la petite Princesse, Lady Granville & Mad. Appony. Même fureur chez ceux-ci. Il veut aller au château ce soir.

J’ai eu à dîner M. de Pogenpohl. Ah! mon Dieu, Dimanche passé c’était autre chose! Le soir j’ai été faire visite à Mad. de Castellane; mais quoique j’aie tenu bon jusqu’à onze heures, M. Molé n’y est pas venu, je le regrette. Mad. de Castellane est fort opposition. En bonne catholique, elle a une sainte terreur de M. Vivien. Outre ces faits là, je n’ai rien relevé dans sa conversation.

Lord Palmerston mande à Lord Granville que dimanche il devait avoir un long entretien avec vous. Vous voilà lancé dans les affaires, les dîners et les fêtes. Je crains que, pour commencer, le Duc de Sussex ne vous ait fait longtemps rester à table. Je vois tout cela, et un peu tout ce que vous en pensez. Votre première impression de Londres m’a divertie. Elle est vraie; je n’oublierai pas vos colonnettes et vos figurines.

J’ai fait venir mon petit brigand et l’ai envoyé chez votre mère avec des nappes de Saxe. Elle choisira ; il a tout ce que vous demandez. Les services ordinaires pour 12 personnes, étonnamment bon marché, 129 francs.

Je n’ai de lettres de personne.

Le temps est  toujours brillant et froid. Ceci ne me plait pas ? Je crains la grippe des ambassadeurs. Je ne marche pas.Adieu, il me semble que je vous ai tout dit, tout ce que peut porter une lettre. J’aurais mieux dit à la chaise verte. Ah! que cette chambre est vide! Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Londres, jeudi 5 mars 1840, 8 heures du matin

Je me lève. Comment aurez-vous dormi cette nuit ? Hier était un triste jour. J’ai le coeur plein de remords d’être loin de vous. Je ne vous ai jamais fait le bien que j’aurais voulu. Vous ne savez pas, vous ne saurez jamais tout le bien que je voudrais vous faire, mon ambition infinie, insatiable, avec vous. Je vous aime trop pour me résigner jamais à me sentir impuissant et désarmé quand je vous vois un chagrin, n’importe lequel, n’importe de quelle date. Non, je ne me résignerai jamais à ce que cela soit, jamais à le croire; je m’en prendrai toujours à l’imperfection de notre relation, à la séparation de nos vies, à l’impossibilité où je suis de vous donner tout ce que j’ai en moi pour vous, d’exercer auprès de vous, sur vous, toute cette puissance d’affection et de tendres soins, le seul vrai baume que Dieu ait mis à notre disposition pour les blessures de l’âme. Dearest, vous avez beaucoup souffert, et il vous a toujours manqué du bonheur à côté de la souffrance. Il n’y a pas moyen de supprimer la souffrance dans la vie humaine; elle en est inséparable ; mais le bonheur aussi peut s’y placer; et la destinée le plus rudement frappée, le cœur le plus déchiré peuvent contenir en même temps les joies les plus intimes et les plus douces. C’est ce mélange de bien et de mal, cette compensation de l’un par l’autre que je voudrais du moins vous donner. Près de vous, je faisais déjà si peu! Quoi donc de loin?

6 heures

Vous avez raison. Je suis faible quelquefois avec mes amis. Mais dans cette occasion, ma faiblesse était bien embarrassée, car elle avait à choisir : le Duc de Broglie, MM. de Rémusat et Jaubert d’un côté, MM. Duchâtel et Villemain de l’autre. Evidemment il fallait chercher ailleurs que dans mes amitiés le motif de décision. Je ne vous redirai pas ce que vous aurez vu dans ma lettre à Duchâtel et dans celle du Duc de Broglie. Il ne m’est resté, il ne me reste aucun doute. Je ne sais ce qui arrivera. Je penche à croire qu’au fond ce Ministère fera à peu près comme le précédent. Je suis sûr qu’il le voudra; je présume qu’il le pourra. Je ne lui vois ni des amis bien exigeants, ni des ennemis bien intraitables. S’il en était autretrement, si le pouvoir allait réellement à la gauche, je n’hésiterais pas un instant. Ils le savent. Voici ce que m’a écrit Thiers :

 « Mon cher Collègue, je me hâte de vous écrire que le Ministère est constitué. Vous y verrez, parmi les membres qui le composent, deux de vos amis, Jaubert et Rémusat, cl dans tous les autres, des hommes auxquels vous vous seriez volontiers associé. Nos fréquentes communications depuis dix-huit mois nous ont prouvé, à l’un et à l’autre, que nous étions d’accord sur ce qu’il y avait à faire, soit au dedans, soit au dehors. Nous pouvons donc marcher ensemble au même but. Je serais bien heureux si en réussissant tous les deux dans notre tâche, vous à Londres, moi à Paris, nous ajoutions une page à l’histoire de nos anciennes relations. Car aujourd’hui comme au 11 octobre, nous travaillons à tirer le pays d’affreux embarras. Vous trouverez en moi la même confiance, la même amitié qu’à cette époque. Je compte en retour sur les mêmes sentiments. Je ne vous parle pas d’affaires aujourd’hui. Je ne le pourrais pas utilement. J’attends vos prochaines communications et les prochaines délibérations du nouveau Cabinet. Ce n’est qu’un mot d’affection que j’ai voulu vous adresser aujourd’hui, au début de nos relations nouvelles. » Je lui ai répondu ce matin : « Mon cher Collègue, je crois comme vous qu’il y a à tirer le pays de graves embarras. Je vous y aiderai d’ici, loyalement et de mon mieux. Nous avons fait ensemble, de 1832 à 1836, des choses qu’un jour peut-être, je l’espère, on appellera grandes. Recommençons. Nous nous connaissons et nous n’avons pas besoin de beaucoup de paroles. Vous trouverez en moi la même confiance, la même amitié que vous me promettez et que je vous remercie de désirer. Nous nous sommes assurés en effet, dans ces derniers temps, que nous pouvions’ marcher ensemble vers le même but. Rémusat m’écrit que le Ministère s’est formé sur cette idée : Point de réforme, point de dissolution. C’est le seul drapeau sous lequel je puisse agir utilement pour le Cabinet, honorablement pour moi. Si quelque circonstance survenait qui me parût devoir modifier nos relations, je vous le dirais à l’instant et très franchement. Je suis sûr que vous me comprendriez, et même que vous m’approuveriez. » Vous voilà au courant, comme on peut l’être de loin. Misérable communication ! Pendant que je vous écris, mon âme, mes regards, ma voix vous cherchent. Adieu. Je vous quitte pour aller m’habiller et dîner chez la Reine.

Vendredi 6 mars, 5 heures

J’ai diné à la droite de la Reine qui avait son mari à sa gauche. Elle a été très aimable pour moi. Soyez tranquille ; pas la plus petite allusion aux Affaires. La famille Royale, la Princesse Marie, Melle Rachel, Paris, Buckingham-Palace ont défrayé la conversation. La Reine a eu pour moi les mêmes bontés que Mme la Duchesse d’Orléans ; elle a lu mes ouvrages. Elle a un joli regard et un joli son de voix. Dans son intimité elle a supprimé la retraite des femmes avant les hommes. Hier les vieilles mœurs ont prévalu. J’avais à ma droite Lady Palmerston, puis Lord Melbourne, le Marquis de Westminster, Lady Barham etc, 28 en tout.

Après le dîner, on s’est établi autour d’une table ronde, dans un beau salon jaune qui m’a fait frémir tout le cœur en y entrant. C’est presque la même tenture que votre premier salon. Deux ou trois femmes se sont mises à travailler. Nous avons causé, sans trop de langueur, grâce à Lady Palmerston et à moi jusqu’à onze heures un quart que la Reine s’est retirée.

 J’ai découvert au-dessus des trois portes de ce salon trois portraits... Je vous donne à deviner lesquels! Fénelon, le Czar Pierre et Anne Hyde, Duchesse d’York. Je me suis étonné de ce rapprochement de trois personnes si parfaitement incohérentes. On ne l’avait pas remarqué. Personne n’a pu en trouver la raison. J’en ai trouvé une. On a choisi ces portraits à la taille. Ils allaient bien aux trois places.

On disait hier matin une nouvelle. La Reine n’avait pas paru la veille à dîner, elle était souffrante ; elle est grosse. Lady Holland a apporté cela le soir chez Ellice où j’avais dîné. Mais la Reine a dîné hier et ce matin elle a tenu un lever qui a duré deux heures. C’est beaucoup si elle est grosse. Cependant on ne retire pas la nouvelle.

Ce lever, m’a ennuyé et intéressé. C’est bien long et bien monotone. Pourtant j’ai regardé avec une émotion pleine d’estime le respect profond de tout ce monde, courtiers, Lawyers, Aldermen, Officers, passant devant la Reine, la plupart mettant un genou en terre pour lui baiser la main, tous parfaitement sérieux, sincères et gauches. Il y faut cette sincérité et ce sérieux pour que tous ces vieux habits, ces perruques, ces bourses, ces costumes que personne, même en Angleterre, ne porte plus que pour venir là, ne fassent pas un effet un peu ridicule. Mais je suis peu sensible au ridicule des dehors quand le dedans ne l’est pas. J’ai vu le Duc de Wellington, triste vue, presqu’aussi triste que celle de Pozzo; rapetissé de trois ou quatre pouces, maigre, chancelant, vous regardant avec ces yeux vagues et éteints où l’âme qui va s’enfuir ne prend plus peine de se montrer, vous parlant de cette voix tremblante dont la faiblesse ressemble à l’émotion d’un dernier adieu. Il n’est point moralement dans l’état de Pozzo, l’intelligence est encore là, mais à force de volonté et avec fatigue. Il s’est excusé de n’être pas ecore venu chez moi : «  J’étais à la campagne ». Je crois que je dinerai avec lui chez le Sir Robert Peel.

M. de Brünnow n’est pas encore venu chez moi. C’est le seul. Il était au lever de la Reine, très empressé, auprès des Ministres, busy-body 2 et subalterne dans ses façons.

Lady Palmerston m’a parlé de Paul. Il ne va absolument nulle part, si ce n’est à Crockford à 9 heures pour dîner. Il passe sa journée chez lui, en robe de chambre et à fumer. M. de Brünnow, dans les premiers moments, l’a vu deux ou trois fois et a essayé de le voir davantage. Paul n’a pas voulu. M. de Brünnow ne le voit plus.

Le mariage de Darmstadt n’est point certain. Le Grand Duc y retourne pour voir s’il pourra se décider. On doute qu’il se décide. Il est toujours amoureux en Russie. M. de Brünnow reviendra ensuite ici comme ministre en permanence, en attendant, fort longtemps peut être, un ambassadeur.

Samedi, 8 heures du matin

Hier, à dîner chez Lord Clarendon, M. de Brünnow s’est fait enfin présenter à moi. Il est bien remuant, papillonnant, aimable. Ce dîner m’a plu, Lord Clarendon est plus continental, plus de laisser-aller. Nous avions le Marquis de Douro et sa femme, la plus belle personne de l’Angleterre, dit-on, et vraiment très belle. Point d’esprit du tout. Comme lui. Entre nous il en est étrangement dépourvu. Plus que cela, car il parle beaucoup & se met en avant. Je vous étonnerais en vous répétant les pauvretés qu’il m’a dites. Toujours Lord Melbourne, Lord & Lady Palmerston. Après dîner, j’ai été à Devonshire House, où j’ai trouvé la Duchesse de Cambridge et un très select party, Lady Jersey, La Duchesse de Montrose, &, &. On dansait, le Duc de Devonshire autant que personne. On me parle beaucoup de vous, et je suis sûr que je réponds très bien.

10 heures

Voilà le 319. Mon remords de n’être pas auprès de vous redouble. Je me reproche l’agrément que je trouve ici, le plaisir que je prends à regarder, à être bien reçu. Je ne supporte pas la pensée d’être gai quand vous êtes triste, entouré quand vous êtes seule. Et pourtant cela est et je l’accepte en fait au moment même où mon cœur s’en indigne. Ah !Pardonnez-moi dearest, pardonnez-moi cette faiblesse de notre nature, à laquelle il n’y a peut-être pas moyen d’échapper et qui n’empêche pas que dans toutes les situations, à toutes les heures du jour, je n’aimasse mille fois mieux être auprès de vous que partout ailleurs, et partager votre tristesse plutôt que toutes les joies du monde. N’est-ce pas que vous me le pardonnez? N’est-ce pas que vous savez bien tout ce que vous êtes pour moi? La mer qui nous sépare est bien profonde, mais mon affection pour vous l’est mille fois davantage. Et j’aurais ici tous les succès imaginables que je leur préférerais mille fois le succès de vous donner un jour, une heure de bonheur.

Vous voulez que je vous parle des affaires. M. de Brünnow est évidemment en panne, attendant que les embarras, les obstacles au progrès de la négociation viennent de nous, pour se saisir tout à coup de ce fait, se faire un mérite de l’empressement, de la facilité de son maître, pousser peut-être cette facilité plus loin qu’il ne l’a fait encore, et enlever brusquement le succès. Je tâcherai de ne pas le servir dans cette tactique. Evidemment il y a ici un désir sincère, vif, de ne pas se séparer de nous ; on fera des sacrifices réels à ce désir. Il y a des dissidences marquées, à cet égard, dans le cabinet ; quelques-uns tiennent beaucoup plus à nous que d’autres. Mais tous y tiennent, et je n’entends pas le moins du monde me prévaloir des dissidences, ni chercher seulement à m’en servir. J’ai commencé à traiter et je traiterai jusqu’au bout l’affaire avec la plus entière franchise, m’appliquant uniquement à convaincre tout le monde de l’intérêt supérieur des deux pays au maintien de l’alliance, et de la nécessité d’une transaction, entre le Sultan et le Pacha, qui puisse être acceptée par le Pacha comme par le Sultan, par la France comme par l’Angleterre et qui mette fin à cette question-là en ajournant toutes les autres.

M. d’André n’a apporté de Pétersbourg que des lettres assez vagues, plutôt l’idée que l’affaire ne marchait pas, et un redoublement de colère de l’Empereur qui avait espéré, dit-on, que la dépêche, inspirée par lui, de M. de Nesselrode à Médem, amènerait une réponse qui amènerait une rupture. Je n’en crois rien. Pourtant, je n’en sais rien.

Adieu. Adieu. Continuez de me tout dire. Vos lettres me font un peu vivre à Paris, et cela m’est très utile. Soyez tranquille. Je n’oublierai pas vos recommandations. Mais répétez les moi toujours. Adieu encore.

 Continuez de m’écrire les lundi et jeudi par les Affaires Etrangères, et le samedi par la Poste. Et si vous vouliez quelque chose de plus indirect, envoyez votre lettre à Génie.

 

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Londres, dimanche 8 mars 1840,

une heure

Nos journaux vous donnent ce matin le projet de charivari qu’on a voulu me donner à Londres. Vous en entendrez plus de bruit que je n’en ai entendu ici. Je n’étais pas chez moi quand ces douze ou quinze polissons sont venus, et ils n’ont pas même commencé, tant la police a été prompte à les chasser. Ces choses-là se font ici avec une rudesse très simple et très efficace. C’était douze ou quinze réfugiés, mauvais sujets du procès d’avril. Je n’ai appris le fait que deux jours après, par le Globe. Personne ne m’en avait parlé et n’y avait pensé. J’ai été obligé d’aller aux renseignements pour savoir ce que c’était.
J’ai dîné hier avec Sir Robert Peel, un dîner bien anglais, cossu, long, lourd et froid, quoique cordial. J'ai beaucoup causé avec mon voisin de droite Sir Henry Hardinge, soldat brave et sensé qui m’a plu. Je m’aperçois de jour en jour de mon progrès pour parler. Mais je vais tout simplement, et il me semble qu’on m’en sait gré.
Vous m’avez trop dit que le premier acte du dîner était très silencieux. On parle assez et c’est presque toujours moi qui me tais.
Lord Aberdeen, qui n’avait pas pu venir dîner parce qu’il était engagé chez Lady Holland, est venu le soir, et nous avons beaucoup causé. Il est très instruit et d’une conversation très variée. Je vous répète tout ce que vous m’avez dit. Cela me plaît de découvrir à chaque instant que vous aviez raison.
Les Tories sont en effet très aimables pour moi. Ils viennent tous me chercher. Lord Londonderry est presque le seul qui ne soit pas encore venu. Aussi, quoique Lady Londonderry m’ait écrit un petit billet bien doré pour m’engager à aller passer la soirée chez elle après-demain mercredi, je m’en excuserai sur quelque prétexte. Le Général Sébastiani, ni  personne de l’Ambassade n’allait jamais là. Le langage était trop violent contre nous, trop tendre pour vous. Si Lord Londonderry vient me voir, je verrai ce que j’ai à faire. Autant que j’en puis juger, il ne me sera pas difficile de vivre en bons rapports avec les Tories sans donner aux Whigs aucun ombrage. Je dirai ce que je pense et je serai ce que je suis. La vérité est ici fort bien acceptée. Vous avez bien raison, c’est un mérite immense.
Lady Palmerston chez qui je suis allée hier au soir en sortant de dîner, m’a demandé en passant : «  Connaissez-vous depuis longtemps Sir Robert Peel ? ». Ce n’était plus un rout chez elle, mais une petite soirée assez agréable.

 4 heures
Je viens de chez Lord Melbourne. Nous avons causé une heure et demie. Il me plaît beaucoup, beaucoup; sa figure, son esprit, ses manières. Il s’est étendu dans son fauteuil, à côté du mien, détournant la tête et tournant l’oreille; il a parlé anglais, moi, français, dialogue très régulier, chacun à son tour, interrompu seulement par ses rires. On dirait qu’il vit pour rire. Je traiterai volontiers d’affaires avec lui. Il comprend à merveille, avec élévation dans les idées, et point préoccupé de son propre sens. J’ai peu à vous dire des affaires mêmes. Elles sont stationnaires. On attend le plénipotentiaire Turc, Ie nouveau cabinet français. On s’observe. Personne ne voudrait être le premier à avoir une résolution. On croit assez ici qu’au fond vous êtes embarrassés du Traité d’Unkiar-Skelessi, que si les circonstances, vous obligeaient à l’exécuter, si la Porte vous le demandait, vous le feriez, par honneur ; mais que cette chance vous déplaît, que vous en craignez les conséquences, et que vous saisiriez volontiers quelque manière d’échapper aux charges de ce protectorat exclusif et compromettant.
Je crois vous avoir déjà dit qu’on avait grande envie de faire quelque chose avec nous et grand embarras à faire quelque chose sans nous. Il me semble que je vois cette disposition en progrès.
M. de Werther part demain pour Berlin. Il passera quelques jours à Paris.

Lundi, 9 heures
J’ai dîné hier à Landsdown-House, un dîner plus agréable et plus causant que de coutume, Lord & Lady Holland, Lord & Lady Clarendon, le Duc et la Duchesse de Sutherland, Lord John Russel, M. Charles Greville et moi. Je vous ai placée au milieu de cette conversation. Elle serait devenue charmante.
De là chez Lady Jersey où j’ai trouvé Lord Aberdeen, Lord Stuart et Lord Elliot, l’homme de Londres qui parle le mieux français. Il y a, chez Lady Jersey, plus de liberté, d’abandon, et de façons sociables qu’ailleurs. Mais quelle inépuisable parole que la sienne ! et quel infatigable mouvement ! Elle a, sur toutes choses, des phrases, des désirs, des fantaisies, des volontés. C’est là, je crois, ce qui lui donne cette puissance dont vous vous étonniez.
Lord Leveson me paraît très occupé de Fanny Cowper. On croit qu’il l’épousera, et même que la Charge de Sous-Secrétaire d’Etat a été donnée dans cette idée. Lord Levenson est fort à la mode, me dit-on.
L’affaire du privilège des Chambres va finir par le bill de John Russell. Il paraît que la Chambre des Lords l’adoptera. L’affaire des corporations municipales d’Irlande finira aussi dans cette session. Il y aura transaction entre le Gouvernement et l’opposition, et la Chambre des Lords adoptera. Le Ministère paraît très solide, malgré les échecs passés et futurs. Au fond, tout le monde croit à sa durée. J’ai à dîner aujourd’hui M. Dedel, M. de Blum, M. de Werther et de M. de Hummelauer.

Une heure
Merci de tout ce que vous me renvoyez à Londres. Je suis bien aise de le savoir. J’accepte le reproche d’avoir un peu manifesté mon opinion sur les personnes. Je me souviens en effet de deux occasions où j’aurais mieux fait de ne rien dire. Mais je proteste contre ce qui me revient par Génie du ravissement que j’ai témoigné, et de ce que j’ai trouvé excellent. Ceci m’apprend qu’à Londres comme à Paris on peut broder, exagérer ; soit par goût, soit par dessein. Je suis sûr d’avoir été dans mon langage à ce sujet, très réservé, ne manifestant ni inquiétude, ni confiance, espérant plutôt que craignant, comme c’est mon rôle, mais rien de plus. J’y avais pensé, et je n’ai rien dit de cela sans y avoir pensé. Je ne vais guère, dans ce cas, plus loin que je ne devrais.
Soyez tranquille, je n’aurai point de loge à l’Opéra! Je n’irai même pas à l’Opéra. Je ne vois pas pourquoi je changerais à cet égard mon habitude qui est aussi mon goût. Je suis sûr que le spectacle me causerait une impression pénible. Je vous l’ai dit souvent ; je n’ai jamais su m’amuser seul ; j’ai besoin, absolument besoin de partager tout plaisir vif, toute émotion douce et un peu saisissante. L’autre jour, après dîner, chez Ellice, sa belle-fille et M. Dundas ont chanté, chanté presque toute la soirée pour me faire plaisir. J’avais fini par avoir le coeur tout-à-fait mal à l’aise.
Adieu. Il fait beau et doux aujourd’hui. Je me promènerais bien volontiers. Mais je ne me promènerai pas. Adieu, Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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335. Londres, Vendredi 3 avril 1840
5 heures

Je n’ai pu vous écrire ce matin. J’avais une longue dépêche à faire. J’ai passé avant-hier une heure avec Lord Palmerston au Foreign office pour la première fois. Je n’ai pas encore attendu. Je suis charmé de lui plaire extrêmement. J’ai été très content de ma dernière conversation. Je mets fort en pratique le système de la franchise, de la franchise la plus exacte ; ne dire ni plus ni moins, et dire au commencement ce qu’on dira a la fin. Que je voudrais causer de tout cela avec vous. Pour mon plaisir d’abord, et aussi pour mon profit. Vous ne savez pas quelle confiance j’ai dans votre jugement. Elle était grande en quittant Paris. Elle est plus grande depuis que j’ai vu Londres. Vous aviez raison en tout. Je rencontre à chaque pas les vérités que vous m’avez apprises.
Il y a des mensonges que vous rencontrerez à chaque pas, qui dépasseront toujours votre attente. Celui que vous me mandez est inconcévable, et ne m’étonne pas. Il ment par légérète et par calcul. Il ment selon sa fantaisie, par humeur à tout hazard. Que sait-on ? Il en résultera peut-être quelque ennui, quelque embarras pour quelqu’un à qui il veut nuire ou simplement à qui il en veut. Cela lui suffit. Il sait que, dans le monde, on ne pousse pas les choses à bout ; il compte que personne ne lui cognera le nez sur son mensonge. Et si on s’en plaint, il se sauvera par un autre mensonge. Vous ne vous doutez pas de tout ce qu’il y a de faiblesse féminine et d’artifice machiavilique dans ce caractère-là. Il passe du caprice le plus soudain à la machination la plus lointaine, tour à tour étourdi et profond, et menteur aux deux titres. Je l’ai observé quelque fois, je vous jure avec une vraie curiosité, tant ce mélange de légérété et de gravité, d’imprevoyance, et de malice savante me paraissait singulier.
Vous avez bien fait de me dire ce commérage. Dites-moi aussi un peu ce que vous a dit l’internonce sur les souffres. Ici, on semble n’en rien savoir. Je demande à tout le monde des nouvelles de cette guerre-là. Personne ne me répond, pas plus les ministres que les autres ; et ils ont vraiment l’air de ne pas me répondre par ignorance. Je prétends que c’est bien de ce tems-ci d’avoir deux guerres sur les bras, l’une à la Chine pour quelques pilules, l’autre à Naples pour des allumettes.
Je suis rentré cette nuit à 2 heures du bal que Lord Landsdown a donné à la Reine. Belle fête, comme doivent être les fêtes; rien d’extraordinaire; le train de vie habituel. Trop de monde dans la galerie, qui était la salle de bal. D’abord cette salle à un grand défaut une seule porte pour entrer et sortir. Et puis trop nue, les grands murs, ces statues éparses, tout cela est glacial. L’éclairage était beau aux deux exprémités, insuffisant au milieu. Quand je dis qu’il y avait trop de monde, c’est que tout le monde s’est entassé là comme s’ils n’avaient jamais vu, ni un bal ni la Reine. On étouffait; à la fin, les bougies brûlaient à peine ; une heure de plus elles se seraient éteintes, faute d’air comme sous la machine pneumatique. Pas une âme dans les trois salons, sauf Lord Melbourne qui dormait. Entre nous, le Prince Albert s’est endormi, sur son fauteuil à côté de la Reine qui l’a tiré par son habit pour le réveiller. Elle était bien et n’a pas beaucoup dansé. On dit toujours, mais on ne sait toujours pas. J’ai soupé avec la Reine, son mari à sa gauche, Lord Landsdowne à la droite, le Duc de Sussex à côté de la Duchesse de Cambridge, moi à côté de la Princesse Louise. J’avais à ma gauche la Duchesse de Roxburgh, jolie et agréable. Le duc de Cambridge s’était retiré de bonne heure. J’ai vu là Lord Grey, pour la première fois. Lord Carlisle nous a présentés l’un a l’autre. Sa figure, sa tournure me plaisent extrêmement, grave et doux, avec un reste de jeunesse et une nuance de tristesse qui ne manquent pas de charme. Il est frappant à voir à côté du Duc de Wellington ;  lui de six ans plus vieux, et si droit, la tête si haute, le regard pas très animé, mais capable de le redevenir si quelque chose l’intéressait. Le Duc si cassé, si courbé, la parole si épaisse l’oeil si éteint !
Je les regardais alternativement. Lord Grey m’a accueilli avec un empressement marqué. Nous avons causé, un moment, et nous ne nous sommes pas rejoints. Il m’a dit qu’il ne resterait à Londres que jusqu’à la fin de Juin. Lady Landsdowne avait invité le moins de monde possible. Les mères à plusieurs filles étaient priées de n’en amener qu’une. Fanny Cowper était très jolie. Je la trouve trop jolie. Ne me trahissez pas. Je vous dis sur les personnes toute mon impression. J’ai autant de confiance dans votre discrétion que dans votre jugement.

Lundi, 10 heures
Que parlez-vous de grosse maladie? Si je ne connaissais la vivacité de votre imagination, je serais désolé. Je le suis déjà de vous voir ce malaise, et cette inquiétude par dessus le mal aise. Ce qui me plait toujours, c’est qu’on vous dise du bien de moi de mes mérites et de mes succès. Pour que vous n’en ignoriez rien, je vous envoie ce fragment d’une lettre d’un de mes amis, homme d’esprit. Il vous amusera un peu. Les nouvelles de ce bon anglais sont exagérées. On ne monte pas sur les chaises; on ne s’attroupe pas devant ma porte. Mais l’empressement est grand, dans les salons et dans les rues, et très bienveillant.
Hier soir chez les Berry, que je n’ai pas trouvées ; elles étaient malades ; chez Lady Holland, qui était au spectacle; chez Lady Cadogan qui avait une petite soirée assez agréable à cause du peu de monde. J’ai causé longtemps avec Lady William Russell. J’ai vu sa science. Elle y est simple. Il y a dans tout son air et toutes ses paroles, quelque chose de très honnête et sincère.
Lady Jersey était là. Vous ne vous doutez pas qu’elle ma raconté sa robe et Mad. Appony. Elle m’avait prié de me charger d’un petit paquet. Le paquet n’est pas venu. Je lui ai demandé pourquoi. C’était la robe qui en effet reste en suspens. Et Lady Jersey n’aura pas, pour le drawing-room, la robe quelle voulait. Elle s’en désole et s’en prend au goût de Mad. Appony. Je dîne aujourd’hui chez Mistress Stanley avec M. O’Connell.

4 heures
J’ai eu des visites. Alava, des voyageurs français. Puis des affaires de l’ambassade à régler avec Bourqueney qui part Lundi soir, après le lever. Il y a assez de petites affaires, quoique nous ayons un consul général à qui vont la plupart. Je remets à demain a vous parler de mes dîners. C’est bien ennuyeux de traiter cela de loin. Que n’êtes-vous là, toujours là !
Adieu. Adieu. Il ma manqué hier une lettre de ma mère. Mais j’en ai aujourd’hui. Tout va bien chez moi. Adieu! Que personne ne vous plaise à la bonne heure ; mais rien c’est trop. Je ne suis pas égoïste à ce point.
Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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336. Londres, Dimanche 5 avril 1840
10 heures

M. O’Connell est parfaitement ce que j’attendais. Peut-être l’ai-je vu comme je l’attendais. C’est toujours beaucoup de répondre à l’attente. Grand, gros robuste animé, l’air de la force et de la finesse; la force partout, la finesse dans le regard prompt et un peu détourné, mais sans fausseté ; point d’élégance, et pourtant pas vulgaire, des manières un peu subalternes et en même temps assez confiantes quelque arrogance même, quoique cachée. Il est avec les Anglais, Lord Normanby, Lord Palmerston, Lord John Russell, Lord Duncanmon, qui étaient là, d’une politesse à la fois humble et impérieuse ; on sent qu’ils ont été ses maîtres et qu’il est puissant sur eux, qu’il leur a fait et qu’ils lui font la Cour. Soyez sûre que je n’invente pas cela parce que cela doit être. Cela est. L’homme, son attitude, son langage, ses relations avec ceux qui l’entourent tout cela est plein de vérité, d’une vérité complète et frappante. Il était très flatté d’être invite à dîner avec moi.
Je lui ai dit quand on me l’a présenté : "Il  y a ici, Monsieur deux choses presque également singulières, un Ambassadeur de France Protestant, un membre catholique de la Chambre des communes d’Angleterre. Nous sommes vous et moi deux grandes preuves du progrès de la justice et du bon sens." Ceci m’a gagné son cœur. Il n’y avait à dîner que Lord J. Russell, Lord Duncanmon, Edward Ellice et sa femme, M. Charles Buller et M. Austin. Mistress Stanley hésitait à inviter quelques personnes pour le soir. Elle s’est décidée et a envoyé ses petites circulaires. Sont arrivés avec empressement Lord et Lady Palmerston, Lord Normanby, Lord Clarendon, l’évêque de Norwich, Lady William Russel, etc, etc.
En sortant de table, un accès de modestie a pris à M. O’Connell ; il a voulu s’en aller.
"Vous avez du monde » il a dit à M Stanley.
-Oui, mais restez, restez. Nous y comptons."
-Non, je sais bien.
-Restez, je vous prie." Et il est resté avec une satisfaction visible mais sans bassesse. Lady William Russell qui ne l’avait jamais vu, m’a demandé en me le montrant. - C’est donc là M. O’Connell, et je lui ai dit "Oui"en souriant d’être venu de Paris pour le lui apprendre.
-Vous croyez peut
être, m’a-t-elle dit, que nous passions notre vie avec lui.
- Je vois bien que non."
Ils étaient tous évidemment bien aises d’avoir cette occasion de lui être agréables ; lui bien aise den profiter. Il a beaucoup causé. Il a raconte les progrès de la tempérance en Irlande, les ivrognes disparaissant par milliers, le goût des habits un peu propres et des manières moins grossieres venant à mesure que l’ivrognerie s’en va.
Personne n’osait ou ne voulait élever de doute. Je lui ai demandé si c’était là une bouffée de mode populaire ou une reforme durable. Il m’a répondu avec gravité : " Cela durera ; nous sommes une race persévérante, comme on l’est quand on a beaucoup souffert. "
Il prenait plaisir à s’adresser à moi, à m’avoir pour témoin du meilleur sort de sa patrie et de son propre triomphe. Je suis sorti à onze heures et demie et sorti le premier, laissant M. O’Connell au milieu de quatre ministres Anglais et de cinq ou six grandes Dames qui l’écoutaient ou le regardaient avec un mélange comique de curiosité et de hauteur, de déférence et de dedain. Ceci ne tirera point à conséquence ; O’Connell n’entrera point dans la societé anglaise. C’est un spectacle curieux qu’on a voulu me donner. On y a parfaitement réussi ; d’autant mieux qu’à part moi, tous étaient acteurs.

4 heures et demie
Je reviens du Zoological garden. Il fait un temps admirable. Le printemps commence. Il y a bientôt trois ans, par un bien beau temps aussi, nous étions ensemble au Jardin du Roi. Ce souvenir m’a frappé en me promenant dans le Zoological garden, et ne m’a pas quitté depuis.
Vous avez raison pour les dîners. Le 1er Mai ne compte pas, et le dîner Tory ne peut venir qu’après un pur dîner whig. Je rétablirai cet ordre. Mais il n’y a pas moyen de donner aucun dîner un peu nombreux avant le 1er mai. On entre dans la quinzaine de Pâques. Beaucoup de gens s’en vont. Je n’aurais pas qui je voudrais même dans le corps diplomatique. D’ailleurs, pour le 1er Mai le corps diplomatique me convient, huit ministres, et trois ou quatre grands seigneurs. J’espère que le service ira assez bien. Mon maître d’hôtel est excellent.
J’ai écrit en effet à Mad. de Meulan que je ne pouvais la faire venir en Angleterre avec ma mère et mes enfants. Son chagrin, est grand et je m’en afflige, car j’ai pour elle de l’amitié et je suis toujours très touché de l’affection. Mais je n’hésite pas le moins du monde, et la chose est entièrement convenue. Je l’ai engagé à passer une partie de l’été au Val-Richer, à y faire venir son frère et sa belle-sœur. Je crois qu’elle le fera. Personne n’est plus convaincu que moi qu’elle ne pourrait accompagner ici ma famille, sans de grands ennuis au dedans, et de graves inconvénients au dehors. Je ne veux ni condanmer ma mère aux ennuis, ni encourir moi-même les inconvénients.
Je l’ai dit très franchement à Mad. de Meulan, très amicalement mais très franchement. Je suis de plus en plus du parti de la vérité.

Lundi 9 heures
J’ai dîné hier chez lord Landsdowne, un dîner un peu litteraire, Lord Seffery, Lord Montragle Lord et Lady Lovelace, Mistress Austin, etc. De là, chez Lady Palmerston qui avait fort peu de monde. Nous avons causé assez agréablement. Lady William Russell gagne. Elle est vraiment très simple dans son savoir. Et avant-hier en entrant chez Mistress Stanley, elle est allée embrasser son beau-frère, Lord John, embrasser sur les deux joues, avec une cordialité fraternelle touchante. Lady Palmerston restera, désermais chez elle tous les Dimanche. Je vous répète qu’elle est très occupée de son mari. Ils étaient allés hier se promener tête à tête et elle se plaint sans cesse des
Affaires et des Chambres qui prennent à Lord Palmerston tout son temps. Est-il vrai que la petite Princesse est infiniment mieux et va retourner à Vienne ?

3 heures 1/2
D’abord, comme d’ordinaire comme toujours, je vous remercie et je vous remercie tendrement de la vérité et de votre côlère, et de votre chagrin si tendre. Puis-je vous demander la permission de repousser non pas votre principe qui est excellent, mais vos conséquences qui sont extrêmes et fausses. Grondez-moi, comme on gronde un innocent ; j’ai commis par pure ignorance a blunder mais le blunder n’ira pas plus loin. Je suis ce que j’étais ; je resterai ce que je suis.
J’avais vu souvent le colonel Maberly en France chez Mad. de Broglie. Il me connait ; il m’invite à dîner, je venais d’avoir quelque affaire avec lui pour les Postes des deux pays. Personne ne m’avait jamais parlé de Mad. Maberly. Vous ne m’aviez point dit la prophètie de M. Pahlen. J’ai dîné chez un anglais de ma connaissance, chez un membre du Parlement, chez le Secrétaire des postes anglaises sans me douter de l’inconvenance. Une fois là, le ton de la maîtresse de la maison ne m’a pas plu. Mais cela m’arrive quelquefois, même en très bonne compagnie. J’ai du regret de ma bèvue, mais point de remords. Je regarderai de plus près à mes acceptations ; mais je n’ose pas répondre de ma parfaite science. Venez. J’ajoute que si je ne me trompe cela a été à peine su, point ou fort peu remarqué. Rien ne m’est revenu. Soyez donc, je vous prie, moins troublée du passé. Et bien tranquille, sur l’avenir du moins quant à moi-même. Je reprends ma phrase. Je suis ce que j’étais et je resterai ce que je suis. Et je suis charmé que cela vous plaise. C’est une immense raison pour que j’y tienne. Mais en honneur comment voulez-vous que ces blunders-là ne m’arrivent jamais ?
J’ai bien envie de me plaindre à Lady Palmerston de ce qu’elle ne m’a pas empêché de dîner chez Mad. Maberly. Elle me répondra que je ne lui avais pas dit que Mad. Maberly m’avait invité. Croyez-moi, j’ai quelque fois un peu de laisser-aller ; mais il n’est pas aisé de me plaire, ni de m’attirer deux fois de suite chez soi. Et je suis plus difficile en femmes qu’en hommes. Et toutes les prophéties, que vous auriez mieux fait de me dire seront des prophèties d’Almanach. I will not be caught. Mais regardez-y toujours bien je vous prie, S’il m’arrive malheur, je m’en prends à vous. Et n’ayez jamais peur de me tout dire. Votre colère est vive, mais charmante. Je ne sais pourquoi je vous ai parlé de cela d’abord. C’est une nouvelle preuve de notre incurable égoïsme.
J’ai commencé par moi. J’aurais dû commencer par vous, par ce triste jour. Samedi en vous écrivant, je voulais vous en parler ; et le cœur m’a failli. De loin, avec vous sur ce sujet-là, celui-là seul, je crains mes paroles, je crains vos impressions. Je n’aurais confiance que si j’étais là, si je vous voyais, si je livrais ou retenais mon âme selon ce que j’apercevrais de la vôtre. Je me suis tu samedi, ne sachant pas, dans quelle disposition vous trouverait ce que j’aurais dit craignant le défaut d’accord entre vous et moi. Tout ce qui va de vous à moi m’importe, me préoccupe. Dearest, je vous ai vue bien triste près de moi. Ne le soyez pas, laissez la moi ; ne le soyez du moins que parce que je ne suis pas là. C’est là ce que je ne voudrais. Et cela ne se peut pas. Et dans ce moment, je ne vous dis pas la centième partie de ce que je voudrais dire.
Que le 1er juin se hâte. C’est charmant de penser que vous serez ici le 15.
Je reviens du lever. La Reine était pâle et fatiguée. Il n’y a point d’evening party aujourd’hui. Il est convenu qu’elle ne dansera plus. Lord Melbourne observait avec une inquiétude paternelle, et visible la file des présentations, impatient d’en voir la fin. Le Drawing-room aura lieu Jeudi.
Savez-vous qu’on dit que Lady Palmerston est grosse?
Adieu, Adieu. Non vous ne m’avez pas trop dit, et s’il y a quelque chose que vous ne m’ayiez pas dit vous avez eu tors. Mais vous avez eu tort aussi de croire si facilement au mal ; je veux dire au mal possible. Vraiment tort. Je finis par cette vérité. Non ; je finis par Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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339. Londres Vendredi 10 avril 1840
4 heures et demie

Quelques mots aujourd’hui pour vous remercier du 339 si tendre, et puisque les jours sans lettre sont si tristes. Par malheur j’ai très peu de temps. J’ai été chez Lord Palmerston. En en sortant, j’ai eu à écrire une dépêche sur ces affaires de Naples. Je viens de finir. Que c’est commode d’être dans une île avec l’océan pour frontière ! On fait de la politique, extérieure, sans responsabeilité comme les journaux anonymes. Je l’ai dit en riant à Lord Palmerston. Quand l’Italie sera en feu, pour qui sera l’embarras. Je l’ai trouvé raisonnable, c’est-à-dire ne demandant pas mieux que de l’être pour finir ce qu’il a si vivement commencé. Au fait, l’Angleterre profite des avantages de sa position. Ils étaient hier assez inquiets sur le vote de la Chine. Ils ont eu quatre voix de plus qu’ils n’espéraient une heure avant. Je suis resté à la Chambre jusqu’à 1 heure et demie. J’ai entendu la moitié du discours de Peel. Excellente manière de parler, simple et point familière, naturelle, et point froide ; très bien posé de sa personne ; de l’autorité, comme on en a avec ses égaux quand on leur est supérieur sans être un homme supérieur. J’ai été plus frappé de la forme que du fond. Le début à été très bien. Mais quand il est entreé en Chine, le chemin a été si long que le désespoir m’a pris et je suis sorti. Je regrette de n’avoir pas entendu Lord Palmerston. Mais il n’a pris la parole qu’à 2 heures et demie. Il a eu un vrai succès. Ce qui est excellent, c’est l’énergie et l’intelligence avec lesquelles chaque parti soutient Son chef. Les hear et les loud cheers sont pour moitié dans l’éloquence anglaise. Il n’y a rien de tel pour avancer que d’être ainsi poussé. De quoi vous parle-je là quand votre lettre m’a été si avant-dans le cœur ? Vous avez bien raison de me dire de si douces paroles. N’est-ce pas que c’est charmant ? c’est un droit divin, d’envoyer au delà des mers, dans un petit chiffon de papier du bonheur du vrai bonheur? Mais je vous en veux de votre inquiétude vague, et de votre silence. Sur votre inquiétude vague, vous n’avez droit de rien penser, de me rien dire, en pareil sujet ; mais quand vous avez le tort de penser quelque chose au moins faut-il me le dire. Et que ce soit un dîner chez Mad. Maberly qui ait transformé votre inquiétude vague en une conviction si forte en un chagrin si réel! Cela ne serait pas pardonnable si vous aviez jamais besoin de pardon, et j’en serais très offensé si je ne vous connaissais pas comme je vous aime. Vous me dites d’être fier, très fier. Je le suis mille fois plus que vous ne l’êtes pour moi, car le rouge me monte au visage en pensant à la cause de votre inquiétude. Vous ne savez pas ce qu’est pournmoi que de dire les paroles que je vous dis et à quelle hauteur je cherche et je place celle à qui je les dis.
Je n’en dirai jamais, je n’en aurais jamais dit le premier mot à toute cette Angleterre que j’ai vu défiler hier au Drawing-room. Il a duré deux heures. On m’avait menacé de quatre. Les deux plus belles étaient Lady Douro et Lady Seymour. Je mets à côté la Duchesse de Roxburgh, quoique bien moins parfaite. Une foule de beautés, sans grâce, jetées dans un même moule, froides et j’ai bien regardé. Je ne me souviens de rien. La Reine était très fatiguée. Certainement elle est grosse. Elle changeait de couleur à chaque instant. Pour Lady Palmerston, elle a déjà une façon de tenir ses mains qui me persuade qu’on a raison.
Je mets Lady Ashley au nombre des plus jolies. Vous avez mon programme. Depuis, le 14 avril chez les Berry. Le 18, chez M. Macaulay. Le 4 mai chez Mad. Montefiore, une Rothschild. Je refuserai celui-ci. J’en ai essez fait là.
Je vais faire mes invitations pour le 1 mai.
Adieu. Il faut que j’écrive encore à Henriette.
Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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341. Londres, Dimanche 12 avril 1840 929
10 heures

J’ai dîné chez l’évêque de Londres. L’archevêque de Cantorbery, l’évêque de Landaff, un ou deux Chanoines de Westminster, Lord Aberdeen, Sir Robert Inglis, M. Hallam. Tout ce clergé très gracieux pour moi. J’ai causé avec l’évêque de Landaff et Lord Aberdeen Pour la première fois, avec ce dernier un peu de politique. J’essaye de lui expliquer la France. Ma soirée chez Lord Northampton, Royal society. Un rout immense. Je n’ai jamais vu tant de savants à la fois. On m’en présente tant que les noms, les genres, les gloires se brouillent dans ma tête. Je parlerai quelque jour à un mathématicien de ses poésie et à un peintre de ses machines. Sir Robert Peel était là. Comme orateur, il n’a pas fait une bonne campagne en Chine. Celle de lord Palmerston est beaucoup meilleure. Son succès est général. "His best speech." m’ont dit Lord Aberdeen et Sir Robert Inglis. Lady Palmerston que j’ai vue hier (je vous l’ai dit, je crois) prétend que depuis trois jours, il est comme en vacances. Point de bataille dit-on, jusqu’à la Pentecôte.
La Reine était prodigieusement préoccupée, agitée de ce débat. Plus Whig et plus Melbourne que jamais. Il ne paraît pas que le mari nuise le moins du monde au favori. Et le favori doit son succès aux meilleurs moyens, à sa conduite parfaitement sincère, sérieuse, dès le premier jour, et tous les jours depuis, il a traité cette jeune fille, en Reine en grande Reine. Il lui a dit la verité toute, la vérité. Il l’a averti de tous les périls de sa situation de son avenir. Une affection de père, un devouement de vieux serviteur. Tout cela de très bonne grâce et très gaiment. Il a bien de l’esprit et bien de l’honneur.

6 heures
Je rentre. Ellice est venu me prendre en caléche, à 1 heure et demie et depuis nous avons toujours roulé ou marché. Nous sommes sortis de Londres par Putney bridge, et rentrés par Hammersmith bridge et Kensington. A Putney d’abord, nous avons fait une visite à Lord Durham qui est jusqu’au 1er Mai, dans une assez médiocre maison que lui a prêtée Lady de Grey. Bien changé, bien abattu, bien triste, presque aussi étonné et irrité de la maladie que des revers politiques, que des malheurs domestiques ; toujours enfant gâté, et il en faut convenir traité bien sévèrement par la Providence pour un enfant gaté. Il a de grands maux de tête, qui  allaient mieux depuis quelques jours ; mais il a pris un rhume qui le fatigue et l’impatiente. Ellice lui avait évidemment promis le plaisir de ma visite. Il a été aimable, spirituel, animé par minutes, et retombant à chaque moment dans une nonchalance fière et triste.
J’aime sa figure malade. Il m’intéresserait beaucoup si je ne lui trouvais une profonde empreinte d’égoïsme et l’apparence de prétentions au dessus de ses mérites. Il est bien effacé aujourd’hui ; mais on dit qu’il redeviendra tôt ou tard un embarras considérable.
De Putney à Richmond par le parc. Promenade charmante, à travers les plus jolis troupeaux de daims, petits, grands, familiers, sauvages. La verdure commence à poindre. Dans un mois ce sera délicieux. Le cœur m’a battu en arrivant à Richmond. Oui battu, comme si je devais vous y trouver. Ellice me montrait la Tamise, la terrasse, le pays. Je cherchais votre maison. Ellice ne savait pas bien. J’ai été très choqué. Il m’en a indiqué deux ou trois. Je sais à présent. Elle est devenue, un hôtel Family-Terrace. J’aurais bien voulu être seul. La vue de Richmond est ravissante, grande et gracieuse. Nous nous sommes promenés là une demi-heure. Si j’avais été seul, je serais resté plus longtemps. J’aurais cherché bien des choses. Je suis sûr que je les aurais trouvées. Je vais m’habiller pour aller diner chez Ellice. Que ne puis-je aller dîner avec vous !

Lundi, 9 heures
À 9 heures et demie, j’ai été à Holland house pour la première fois. Je m’y plairai beaucoup. J’aime cette bibliothèque, ces portraits,  tout cet aspect sociable et historique. J’ai horreur de l’oubli de ce qui passe. Tout ce qui porte un air de durée et de mémoire me plaît infiniment. Et du seul plaisir que j’aime vraiment, un plaisir sérieux, qui repose et éleve mon âme en la charmant. Je puis me laisser aller un moment aux petites choses aux choses agréables et amusantes, mais fugitives et qui fuyent sans laisser de trace. Au fond, elles me plaisent peu ; le plaisir qu’elles me procurent est petit et fugitif comme elles. J’ai besoin que mes joies soient d’accord avec mes plus sérieux instincts, qu’elles me donnent le sentiment de la grandeur, de la durée. Je ne me désaltère et ne me rafraichis réellement qu’à des sources profondes. Cette maison gothique, cet escalier tapissé de cartes de gravures, avec sa forte et sombre rampe, en chène sculpté, ces livres venus de tous les pays du monde, dépôt de tant d’activité et de curiosité intellectuelle, cette longue série de portraits peints, gravés, de morts, de vivants, tant d’importance depuis si longtemps et si fidèlement attachés, par les maîtres du lieu, à l’esprit, à la gloire aux souvenirs d’amitié ; tout cela m’a fortement intéressé, ému. J’ai été en sortant de Holland-house chez Lady Tankerville. Je l’avais promis à Lady Palmerston qui me l’avait demandé. Elle protège beaucoup Lady Tankerville. J’ai essayé de plaire aux gens que j’ai trouvés là. Partout, c’est mon mêtrer de plaire. Mais je ne me plais pas partout. J’y étais hier au soir fort peu disposé.

Une heure
Vous persistez dans votre erreur. Vous appelez 331, le 341. Heureusement, il n’en est pas moins bon. Non, je ne me suis pas un peu plus fâché à la réflexion qu’au premier moment. Regardez-y d’aussi près que vous voudrez. Regardez-y bien. Il n’y a rien qui ait peur de vos regards, Tâchez de tout voir. Mais il est vrai qu’en relisant et plus d’une fois, j’ai été encore plus étonné, et je vous l’ai dit mon étonnement ne peut vous déplaire, pas plus qu’à moi votre chagrin.
Sully n’aurait rien dit à son maître, s’il n’avait pas dérangé ses affaires pour ses maîtresses. Sully prenait des maîtresses et ne les aimait pas. Henri IV les aimait et se laissait prendre par elles. C’est là ce que Sully lui reprochait. Je regrette vos deux mots bien bas et bien intimes. Je ne sais si je les devine bien. Mais je voudrais bien que vous me les dissiez. Placez les quelque part. Je les reconnaitrai séparés. Il y a conscience à se refuser ces petits plaisir si grands.
Vous avez bien raison de mépriser. Soyez sûre que vous ne méprisez pas assez. Vous avez raison aussi de douter du mariage de la main gauche. Il se traitera longtemps sans se celèbrer, ni se consommer jamais. Mais il faut du temps et des incidents pour se dégager. Des embarras, des coup de bascule, de l’impuissance à droite et à gauche, c’est l’avenir et un avenir peut être assez long. Quoi au bout ? Je ne sais pas. En tout cas, je ne crois pas du tout que la rivière coule du côté de M. Molé.
Naples fait bien moins de bruit ici qu’à Paris. Elle n’en ferait même aucun, s’il n’y avait que la rudesse envers un petit Roi. Vous savez qu’ici on ne s’en soucie guère. Mais il peut y avoir tout autre chose ; et la Sicile insurgée inquiéterait même l’Angleterre. On est fort disposé, je crois à accepter, à désirer même nos bons offices pour arranger l’affaire. Soyez sûre qu’il ne viendra pas de là une querelle entre nous. Au contraire.
Il n’y a point de nouveau réglement pour le drawing-room. C’est moi qui ai eu la fantaisie de rester jusqu’à la fin pour voir le défilé complet. Je suis bien impatient que vous sachiez quelque chose des dispositions des Sutherland. Ce serait bien plus commode pour vous, et je ne comprendrais pas qu’ils fissent autrement.
Mais en tout cas nous vous trouverions, je n’en doute pas sur la route de Kensington, une bonne petite maison bien pourvue. Ellice part après-demain mercredi. Il est bien zelé
et bien pratique. Pour moi, je vous aimerais bien mieux seule chez vous. Bourqueney m’écrit : "Je sors de chez Mad. la Princesse de Lieven avec qui je viens de passer une heure beaucoup trop courte.» Votre lettre était sans doute déjà, à la poste.
Adieu. Adieu. Je compte sur une lettre demain. Ai-je tors ? Adieu.
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