Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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446. Paris, Jeudi le 8 octobre 1840
9 heures

J’ai vu hier Montrond, mon ambassadeur, et le reste de la diplomatie le soir chez Appony. La journée toute guerrière, Appony avait été frappé cependant de trouver Thiers la veille plus découragé que vaillant ; l’esprit très préoccupé. Un homme fatigué, abattu. Vraiment on ne sait pas comment tout ceci peut tourner. Le parti de la paix se renforce cependant, mais le parti contraire est bien bruyant, bien pressé. Le roi est toujours très vif avec Appony, infiniment plus doux avec mon ambassadeur.
Il a fait l’éloge de M. Titoff qui s’est refusé à prendre part à Constantinople, à la dépossession du Pacha. J’ai reçu le petit ami dans la journée. Je suis très frappée de voir que dans le récit de ses longs entretiens avec 1, il soit si peu ou point du tout question du chêne.
Décidément S. n’est pas un ami sincère. Il y a quelque ancienne rancune qui perce. Dites au frênes de ne pas s’y fier tout-à-fait.
Les ambassadeurs sont fort disposés à désirer la convocation des chambres, moi aussi. On dirait cependant que hier rien n’était décidé. J’ai eu hier une lettre de M. de Capellan dans laquelle Il me rend compte des événements de La Haye, et où il me dit qu’il part demain pour Londres pour annoncer à la reine l’avènement de son nouveau roi. Je suis désolées que nous perdions Fagel, son successeur Zeeylen est un désagréable homme. Dites toujours je vous prie mes tendresses à Dedel que j’aime beaucoup, est-il confirmé à Londres ? Pourquoi n’est-ce pas lui qu’on nomme à Paris ?
L’arrivée de ma belle-sœur m’ennuie beaucoup. Sa fille me plait davantage tous les jours. Mais elle a peu d’esprit et elle n’a que deux préoccupation sa toilette, et son mari. Et comme cela, dans cet ordre-là.

11 heures
Je suis enchantée voilà la convocation, et plus prochaine que je ne croyais. Moins de trois semaines. Dites- moi bien, répétez-moi bien que vous viendrez. Ah quel beau jour ! Vous ne sauriez imaginer comme mon cœur est joyeux. Si fait vous le savez, et vous répondez à ce transport. Mon fils va lundi à Londres pour revenir la veille de l’ouverture des chambres. Je ne lui ai pas nommé son frère. On a parlé à Baden de M. de Brünnow et moi ; les Russes en ont parlé, car la petit Hesselrode venu de Londres savait tout. Il n’y a eu qu’une opinion, on l’a blâmée de la vilenie, et encore un peu plus de la bêtise. Cependant, cependant, vous voyez qu’on ne me répond pas. Que c’est bête encore !
Vous ne voyez donc pas du tout M. de Brünnow ? Voici ce que je réponds à lady Palmerston. " Il est assez naturel que M. Guizot aime à parler de préférence avec les gens qui sont de son avis ; mais je le crois assez bien orienté en Angleterre pour savoir qu’il n’y a pas d’autre bénéfice pour lui à cela que le plaisir de la conversation. Il sait fort bien que les gens qui parlent la plus ne sont pas ceux qui mènent."

2 heures
Le petit avec ami me quitte ; nous bavardons, nous bavardons ! Voilà donc que M. Barrot sera porté à la présidence. Vous ne jugerez pas possible sans doute de rester neutre ! Je vous fais la question. J’ai donné au petit les noms français Voilà du monde il n’y a pas moyen de continuer. Je n’ai pas eu de lettres encore aujourd’hui. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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433. Londres, Jeudi 2 octobre 1840
9 heures

Mardi est votre mauvais jour. Jeudi est mon jour médiocre. Le mardi, vous m’écrivez plus brièvement ; vous n’avez pas en m’écrivant, le sentiment d’espérance ou de satisfaction qui anime et prolonge l’entretien. Comme nous regardons à tout ! Il n’y a rien de petit pour nous et entre nous. Je dis nous ; vous avez bien raison, tout est pareil entre nous ; nous n’avons rien à nous demander. Nous nous savons. Décidément les Holland partent aujourd’hui pour Brighton. J’ai été leur faire mes adieux hier au soir. Pour huit ou dix jours. Je dis décidément parce qu’on le disait. Ils pourraient bien être encore retenus ou bientôt rappelés. Il y aura peut-être un nouveau conseil de Cabinet après-demain samedi ou lundi. La gravité de la situation se fait sentir et je la fais valoir. On cherche sérieusement un moyen de calmer la France et de se rapprocher. Les plus raides eux-mêmes le cherchent. Il faut le trouver pendant que le traité s’exécute. Il faut se rapprocher au bruit du canon qui vient frapper les cœurs en France, sinon les corps. C’est difficile. Cependant, pourvu qu’on ne fasse pas de folie à Paris, je crois toujours qu’on finira par là. Moi aussi, j’attends la convocation des Chambres. Il faut au moins vingt jours de délai. Cela porte aux premiers jours de Novembre. Du reste, officiellement je n’en sais absolument rien.
C’est le peintre qui n’a pas voulu que je le regardasse. Car, pour vous regarder vous ; il aurait fallu le regarder lui, et tout le monde, et de la même manière. Il a dit qu’il valait mieux ne regarder personne et penser à quelque chose. Moi, je dis à quelqu’un. Pour être vrai cependant, je crois que c’est à quelque chose que pense mon portrait. Grand défaut de ressemblance. Hier soir en revenant de Holland house, j’ai été passer une demi-heure chez Mad. de Björstierna, soirée invitée. Tout ce qu’il y a ici de diplomates grands ou petits, et quatre ou cinq Anglais. J’ai joué au Whist. M. de Brünnow est toujours assez malade, et vraiment très changé. Je l’ai rencontré, il y a trois jours comme je faisais à pied ; le tour de Hyde park, ce tour que nous avons fait souvent le soir en calèche. Il se promenait aussi à pied. Il s’est joint à moi, avec un grand empressement et n’a pas voulu me quitter qu’il ne m’ait reconduit jusqu’à ma porte. On m’écrit que M. de Tatischeff à Vienne, M. de Meyendorff à Berlin, et même vos plus petits agents, dans les plus petits endroits sont remarquablement polis et soigneux depuis un mois avec les agents français, beaucoup plus qu’avant. En savez-vous quelque chose ? Et qu’est-ce que cela veut dire, si cela veut dire quelque chose, ce que je ne crois pas ?
Lord Melbourne est venu hier à Londres. Mais il n’a pas que dîner à Holland house. Il est retenu chez lui par un fort lumbago.

2 heures
Je reviens de Regent’s park. Je marchais dans Portland Place, les yeux baissés. Je les lève et je vois devant moi, assez loin une femme en noir, grande mince, un chapeau blanc, un petit voile, un mantelet de velours noir. Elle a paru me voir au même moment et doubler le pas. Le cœur m’a battu, mais battu ! Comme le sang vous monte au visage. On parle de l’influence du physique sur le moral. Et du moral, sur le physique, qu’en dire ? Pendant quelques minutes, toute ma personne s’est ressentie de cette idée, cette chimère, qui m’avait traversé l’esprit un quart de seconde. Vous avez très bien fait d’écrire à Paul. Vous le pouviez très convenablement après la façon dont vous vous étiez séparés, et dès lors vous le deviez, car vous devez ne laisser jamais échapper une occasion de lui fournir un moyen de revenir de ses torts. J’avais espéré que votre dernière entrevue, amènerait quelque chose d’un peu mieux que le simple décorum extérieur. Je crains bien qu’il ne veuille que cela. S’il vient à Paris, il faudra lui donner ce qu’il veut, et toutes les fois que vous le pourrez avec dignité, lui laisser entrevoir que, s’il voulait, il pourrait avoir davantage. Une humeur très égale, une douceur un peu triste, mais calme et persévérante, finiront peut-être par réveiller dans ce cœur là quelques uns des sentiments qui devraient y être. Comment ne m’aviez-vous pas dit que vous lui aviez écrit ? Le Chêne et le cèdre sont également sages. Ils écrivent, l’un et l’autre, très rarement à 21, et toujours avec une réserve prévoyante. Ce serait une triste et curieuse histoire que celle des rapports du hêtre avec 99, et qui ferait pénétrer bien avant dans les plus fins et plus profonds replis du cœur humain. Les mêmes passions, les mêmes faiblesses qui dominent sans pudeur comme sans combat, dans les natures grossières et basses, pénètrent souvent, par de très longs détours et après, des transformations infinies, dans les natures hautes et délicates. C’est là, dit-on de quoi dégoûter des hommes. Je ne le trouve pas. J’ai rencontré bien des coeurs légers, mais aussi des cœurs fidèles. J’ai vu tomber bien des gens ; j’en ai vu qui sont restés debout. Un seul bel exemple compense et efface presque à mes yeux, des milliers d’exemples tristes. Et là même où le mal se glisse, tout le bien ne périt pas. L’âme peut accueillir de mauvais et petits sentiments, et pourtant rester noble encore.
L’expérience de la vie m’a appris à beaucoup dédaigner et à rester juste. Je suis devenu plus exigeant à part moi, et plus indulgent dans presque toutes mes relations. Je me donne bien moins et je pardonne bien davantage. Et puis pour croire à la lumière, et pour en jouir, je n’ai pas besoin qu’il y ait au ciel des millions d’étoiles ; mon soleil me suffit. J’ai vu plusieurs personnes ce matin. Il me semble que l’inquiétude est réelle ici et va croissant. Hier soir chez Mad. de Björstierna, Neumann me disait, avec quelque componction, que certainement, si l’on avait prévu tout cela, on aurait fait autrement. Easthope sort d’ici, très inquiet, et répétant qu’il faut qu’on fasse quelque chose pour calmer la France. Nous verrons. Cette situation ne peut plus se prolonger beaucoup. Adieu. Que je passerais doucement de longues heures à causer avec vous ! Et les interruptions mille fois plus douces encore que les causeries. Adieu Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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448. Paris, samedi 10 octobre 1840,
9 heures

J’ai déjà votre lettre, c’est qu’elle me vient par le vieux et le moins élégant . Elle est assez bonne votre lettre. Vous avez l’air d’espérer quelque chose. Si l’on veut faire, il est temps de faire ! J’aime votre lettre, j’aimais bien celle d’hier. Je les aime toutes. Vous ne savez pas comme j’aime, comme je pense, comme je rêve, comme j’attends !
Hier mon ambassadeur et Bulwer, tous les Appony. Dîner aves mon fils. Le soir chez les Granville, Granville était un peu blessé d’avoir vu reproduit et perverti comme dit Bulwer, un entretien qu’il a eu avec Thiers. C’est le Courrier français qui répétait et avec des expressions ironiques pour l’Angleterre. Granville continue à être très inquiet, tout le monde le devient beaucoup. Thiers demande souvent à mon ambassadeur des nouvelles de notre flotte. Il lui répond invariablement qu’il saura par Copenhagen quand elle passera, et que lui n’en sait rien.
On parle de convention nationale polonaise qui s’organiserait à Paris. On élira un roi, et l’on ajoute que si la France à besoin de prendre la Belgique elle priera Léopold d’aller trôner à Varsovie. Je vous redis tous les commérages diplomatiques. Je vous assure que l’attitude de Pahlen est parfait, un vrai gentleman au reste ils le sont tous ici dans cette occasion. Que pense Dedel de son nouveau roi ? Moi j’en pense très petitement. De très jolies formes couvrent un très pauvre fond. L’air d’un vieux chevalier et les actions d’un chevalier d’industrie. La mine ouverte, et une grande fausseté. Enfin c’est non seulement peu de chose, mais une mauvaise chose. Voilà mon opinion. Il faut absolument que vous permettiez ou que vous ordonniez au très fidèle d’aller vous trouver à Calais ou sur la route, quand vous reviendrez. Il sera bon que vous causiez à fond avec lui avant de voir personne ici.
Certainement j’ai pris 20 en grande dé plaisance. 29 qui est son reflet parle trop légèrement du Fresnes et puis on dirait qu’il est inutile de compter avec le chêne.Tout cela est traité étrangement. J’ai de la colère intérieure, j’aimerais bien à la montrer.
La petite duchesse de Dino est accouchée bien péniblement et tristement d’un enfant mort. Elle a eu des couches affreuses. Le duc de Mortemart vient de perdre son fils unique à 24 ans, tué par un cheval. Le duc de Wellington a écrit ici une lettre que j’ai lu à me M. Raylkes bien petit personnage. Un ivrogne, et un grand Tory, dans laquelle il lui dit après avoir déplore les circonstances que pourraient mener à une rupture avec la France : " Mais si la guerre a lieu, soyez sûr que nous étonnerons le monde par les efforts gigantesques que nous ferons pour la soutenir. Ils seront tels qu’on n’en a pas vu encore de semblable. " Je vous avoue que toute cette lettre me parait du Stuff. C’est décousu et trivial à l’excès.
Le 28 est proche, le cœur me bat de joie. Vous viendrez, vous viendrez n’est-ce pas ? Si vous pouviez venir avec quelque chose, quelque grande chose ! Il y a dans mon cœur une confusion de politique est d’amour qui est tout à fait risible. La nuit, le jour, je ne pense qu’à cela ; avec passion, avec inquiétude. Ah mon Dieu !
Adieu. Adieu. Comme vous voulez. Adieu. Je vous ai demandé avant hier je crois de nouvelles de Brunow. Vous m’en donnez aujourd’hui, on dirait que nous nous parlons par télégraphe. Je n’attends pas une grande importance à ce que vous me dites des manières nouvelles de nos diplomates. Cependant, je ne sais pas.
Adieu. Adieu. Le leading article du journal des Débats ce matin est admirable. C’est vrai tout cela est bien étrangement même ! Voilà ma belle-sœur arrivée. Adieu. Adieu. Il y m’a beaucoup dans cette lettre. Jamais assez Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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437. Londres, lundi 12 octobre 1840
2 heures

Vous ne serez pas contente de ma lettre d’aujourd’hui. J’ai bien peur qu’elle ne soit courte, et vide aussi. J’ai travaillé toute la matinée. Je viens de chez lord Melbourne. J’irai tout à l’heure chez lord Palmerston. Bien des choses et bien des gens se remuent. Nous verrons le résultat. Je suis las d’attendre et de prédire. D’attendre surtout, car pour prédire, je n’en ai pas abusé. Je parie encore pour beaucoup de longueurs. Comme toujours, on est plein ici de présomption et d’illusion Parce qu’on a bombardé Beyrouth et débarqué 6000 Turcs, on se croit maître de la Syrie. Des renseignements, qui méritent au moins autant de confiance que ceux dont on se prévaut, me donnent lieu de croire qu’eût-on fait partout, sur le littorab, ce qu’on a fait à Beyrouth, on ne serait pas si avancé, tant s’en faut. Ibrahim et Soliman-Pacha se promettent de tenir très ferme dans l’intérieur, et de faire durer la guerre. Napier lui-même dans ses rapports officiels donnés à Ibrahim 120 000 hommes.
En vérité jamais plus de passions, n’ont été excitées, et de hasards courus pour un si mince motif. Hier soir à Holland house. Nous sommes de mieux en mieux. Lady Holland et moi. Il y a quelque temps, elle m’a demandé, la gravure de mon portrait. Je la lui ai envoyée hier. Elle a été charmée. J’ai envie qu’on me mette dans l’escalier au dessus de vous. J’y dîne aujourd’hui. Ils ne retournent pas à Brighton. Il y a conseil de Cabinet Jeudi.
J’ai fait connaissance hier avec lord Ebrington, qui a l’air d’un bien bon et honnête homme. Il arrive d’Irlande et me paraît fort peu préoccupé du bruit pour le repeal. Il y a bien du bruit partout. J’ai de très bonnes nouvelles du Val-Richer. Mes enfants, deux surtout ont été assez longtemps languissants, après la jaunisse. Ils sont très bien à présent. J’espère toujours aller les prendre et les ramener avec moi à Paris. J’aime bien 448.
J’aime bien vos inquiétudes, vos ombrages, vos susceptibilités. Je m’explique bien des choses, quelques unes tristes, toutes bien petites. C’est dommage. Mad. 62 avait plus de grandeur que 20. Il a le cœur élevé rien de grand. Quant à 1, il s’ignore beaucoup lui-même comme il ignore les autres. Je répète à son sujet, ce que je disais l’autre jour, à propos de 99, mais dans un bien moindre degré. Que Dieu me garde quelque chose de complet et d’immuable ! Je supporterai sans la moindre humeur les imperfections et ces vicissitudes, des relations humaines. C’est bien solennel ce langage là ; pas plus solennel que les sentiments qui me fait parler. J’ai vu que votre belle sœur avait fait route de Pétersbourg au Havre avec Mauguin. Il lui aura dit d’étranges choses. Il a assez d’esprit pour faire croire à ceux qui n’en ont pas, qu’il en a beaucoup. J’ai été dérangé deux fois en vous écrivant. Il faut que je sorte. Adieu Votre adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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450. Paris, lundi 12 octobre 1840
9 heures

C’est à présent que j’ai de la joie à voir s’écouler les jours ! Regardez dans votre cœur et voyez tout ce qui se passe dans le mien. C’est cela ; tout cela, et peut être plus que cela. La journée hier a été très à là paix. Toutes les nouvelles, tous les symptômes étaient à cela. M. de Werther, Granville surtout et même les petites gens, Flahaut & &. J’ai fait ma promenade vers Boulogne. J’ai été rendre visite à Mad. Rothschild qui est dans une angoisse inexprimable sur les affaires. Son mari était à Ferrières. J’ai dîné avec mon fils. Le soir j’ai été un moment chez les Granville, un autre moment chez Mad. de Flahaut et à 10h 1/2 dans mon lit.
Je suis de plus en plus mécontente de S.. Il voudrait tout arranger pour la plus grande commodité de M. Il ne s’embarrasse guère dans cet intérêt d’aplatir le bouleau. Tous les propos de F. sont dans ce sens, et si forts qu’on m’a dit que la violette hier était sur le point de se fâcher. D’un autre côté 62 fait tout au monde pour retarder l’arrivée du peuplier.

11 heures
Voici votre lettre. Je suis bien contente de vous voir bien augurer du résultat de la note. Que Dieu vous accorde le bonheur de voir tout ceci s’arranger pacifiquement. Je suis charmée de tout ce que vous me dites sur votre propre compte.
Moi, je n’ai qu’un avis, un avis grave à donner c’est celui-ci. Si vous n’êtes pas à Paris dès le 28, vous ne pouvez être ce jour-là qu’à Londres. J’avais écrit deux longues pages de développement sur cela, j’aime mieux abréger, ceci vous suffit. J’ai vu le petit ce matin, et puis je viens de me rafraîchir sur la place.
Que de choses à dire, à demander, à commenter. Que les heures de bavardage seront charmantes. Elles se présentent tellement comme cela à mon imagination que je me ravis déjà aujourd’hui que vous dire sur ce pauvre papier. Mais dites-moi bien que vous croyez à la paix, qu’elle est sûre.
Depuis hier je commence à y croire, sans oser presque me l’avouer Mardi demain, c’est affreux ; j’ai si besoin de savoir tous les jours un mot consolant.
Je n’ai pas de nouvelles, je ne sais rien, on attend des dépêches télégraphiques sur l’Orient. Elles tardent bien. Le ton des journaux ministériels est bien doux presque timide. Le journal des Débats fait des articles très habiles, c’est qu’il est libre. An fond c’est la condition de pouvoir, de ne pas l’être.
Selon moi il n’y a de Val Richer possible qu’avant le jour de la convocation, pendant ce jour-là impossible. Voilà une et deux interruptions. Pardonnez, pardonnez. Adieu. Adieu. Ecrivez moi. aimez moi (quelle bêtise !) et arrivez. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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439. Londres, Mercredi 14 octobre 1840
9 heures

Je vous parlais hier matin de M. de Brünnow. Le soir je jouais au Whist avec lui, chez moi. Il est arrivé un des premiers et parti le dernier. Il a amène M. Koudriaffsky, M. Kreptowitch n’est pas venu parce qu’il était à la campagne. Nous sommes au mieux. La grande dépêche paraissait ici, dans le Times quelques heures après que je venais de la lire à Lord Palmerston. Cela à produit un mauvais effet. La Reine, dit Lord Palmerston a dû s’étonner de trouver sur sa table dans un journal une dépêche qu’elle devait recevoir par moi, et que je n’ai pas eu le temps de lui envoyer. Il a le droit de le dire. J’ai écrit sur le champ à Paris, ma surprise et mon regret. Il fallait un intervalle. J’espère qu’on découvrira que quelque correspondant des journaux anglais s’est procuré, je ne sais comment un exemplaire de la dépêche. Brünnnow, Dedel Capellen Moncorvo, Neumann, Björnsterna, Münchhausen. Il y a peu de variété. Ce pauvre Münchhausen est désolé. Il est rappelé, purement et simplement rappelé, sans raison et sans compensation. C’est M. de Kichmansegge qui le remplace. Les diplomates traitent presque aussi mal le Roi de Hanovre que le font les journaux.

2 heures
La vérité de ce que vous me dîtes sur le 28 me frappe beaucoup. Londres ou Paris. A moins qu’il ne me vienne de nouvelles lumières que je ne prévois pas, je choisirai entre les deux sans admettre de tiers parti, comme j’y penchais. Entre les deux, je penche pour Londres. Pensez bien à ceci. Si le cabinet doit tomber, il m’importe beaucoup, beaucoup, d’avoir été parfaitement étranger à sa chute. Je ne puis être fort dans une situation difficile qu’autant que je n’aurai contribue en rien à la créer. Hier, j’ai demandé officiellement mon congé. Je vous répète que 1 ne m’étonne pas. Et il ne faut pas plus lui en vouloir que s’en étonner. Par préoccupation, plus que par tout autre motif, il poursuit son idée sans aucune considération des personnes même amie. Si je suis bien informé, le bouleau et le peuplier son fort décidés, à ne point se laisser faire et à ne se conduire que selon leur propre avis et leur propre situation. Le chêne n’a jamais été plus fortement ému et plus profondément convaincu. L’épreuve sera bien périlleuse... et bien grande. A moins qu’après tant de bruit, il n’y ait pas d’épreuve et que tout ne finisse par une platitude. Je m’étonne qu’il n’arrive rien d’Orient. Il se pourrait bien que l’affaire traînât en longueur les Turcs sur la côte, les Égyptiens dans l’intérieur, une insurrection faiblement soulevée, à moitié réprimée ; l’hiver, les vents, les pluies la fièvre. Les événements aussi ont leurs tergiversations et leurs platitudes.
Je vous quitte. Lord Palmerston vient de Windsor passer deux heures à Londres. Il faut que je le voie. Quelle lettre ! Pas un mot de ce qui me remplit le cœur, quelque pleine que soit d’ailleurs ma vie ! Quand vous me connaîtrez, vous saurez à quel point tout le reste est superficiel, toujours, dans tous les moments. Dites-moi que vous en êtes sûre. Je croirai que vous me connaissez. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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438. Londres, mardi 13 octobre 1840
Une heure

Vous avez toute raison ; rien n’est pas possible ; il faut répondre. Et dans la réponse, beaucoup de reconnaissance du message, beaucoup de dédain pour la lettre. Qu’avez-vous besoin d’insister sur une satisfaction quant à M. de Brünnow ? Laissez tomber M. de Brünnow.
Je suis grand partisan du dédain, pourvu qu’on sache selon l’occasion, unir ou séparer les deux ingrédients dont il se compose. Il y a dans le dédain, du mépris et de l’indifférence. Le mépris blesse, l’indifférence embarrasse ; par le mépris, on se sépare par l’indifférence, on prend le haut du pavé. Il faut tantôt laisser ces deux éléments du dédain ensemble, tantôt n’en montrer qu’un, l’un ou l’autre. Sur M. de Brünnow faites les peser tous les deux ; avec votre frère, seulement le dernier. Cela convient et suffit. Après cela, et pour cette fois, rien de plus. D’abord parce que le moment est bien critique et toute parole bien délicate. Ensuite parce qu’il faut se faire désirer et ne pas se montrer pressé. Voilà mon avis, court et clair, n’est-ce pas ? Je vous en dirai bientôt davantage et vous aussi, vous en direz davantage ailleurs.
Quel beau moment ! Je me sens sur une vague propice qui s’enfle sous moi d’heure en heure, et m’élève et me porte à l’objet de mon désir. Votre frère ne trouverait-il pas que c’est là une belle phrase ?
Au fond, je suis bien aise du message et même de la lettre, toute sotte qu’elle est. Elle l’est beaucoup. Renoncez à vous faire comprendre de ce monde là. Acceptez avec eux les inévitables oscillations de relation et de manière. Vous aurez tantôt à vous offenser, tantôt à oublier. Vous suspendrez aujourd’hui, vous reprendrez demain. Ayez du dédain toujours ; montrez-en quelquefois. De la colère, jamais. Pas plus de confiance que de colère. Et le temps se passe dans ce va-et-vient de rapports alternativement bous ou mauvais, toujours supérficiels et qu’il ne faut pas rendre hostiles, un peu par esprit de justice, beaucoup par prudence, et en dernière analyse encore par dédain.
Je n’avais pas attendu votre lettre pour admirer M. Mauguin protégeant Mad. de Benckendorff. Les journaux l’ont affichée. Je n’aurais pourtant pas devinée, la malle poste. J’ai un peu peur pour la paix si M. M. la prend aussi sous sa protection. Dans la Chambre, il a pendant quatre ans porté malheur à la guerre. Il la décriait en la recommandant Mais ne me brouillez pas avec lui en répétant ce que je vous dis là. Il deviendra peut-être, il est peut-être déjà puissant quelque part. C’est un sot avec de l’esprit. Ils n’en manquent pas tous. Vous lirez dans les journaux la grande réponse que j’ai remise hier à lord Palmerston Elle est déjà ce matin dans le Times et le Morning Herald. C’est trop tôt. Ils l’ont eue de Paris, je ne sais comment, ni pourquoi. Elle n’y est pas correcte ; mais enfin, elle y est. Il y a de bonnes parties, concluantes, et spirituellement rédiger. Je regrette qu’elle ne soit pas venue trois semaines plutôt. Ici comme à Paris, on espère un arrangement et on y travaille. Certainement il y a moyen. Je me flatte que cela suffit pour qu’il y ait chance. Je persiste toujours, toujours, dans mon opinion générale.

4 heures
J’ai été dérangé quatre fois en vous écrivant. Pollon, Van de Weyer, Flahaut. Bowring. Je reçois celui-ci parce qu’il me sert. Il a de l’esprit et pas uniquement de l’esprit anglais. Flahaut repart Vendredi pour Paris. Je demande aujourd’hui mon congé. N’en parlez pas, je ne veux pas que ce soit un sujet de conversation. Lord Palmerston va aujourd’hui à Windsor. Il en reviendra après-demain pour le Conseil. Il me semble que Windsor est son cabinet de travail. J’ai vu lord Melbourne. Son lumbago va mieux. Pourtant il marche encore avec une canne dans son salon. J’ai mal dormi depuis deux nuits. J’ai mal à la tête. Un peu de fatigue. Je me défends très bien et très longtemps de l’agitation. Quand elle me gagne, c’est un vrai ravage dans ma nature, qui la repousse. L’agitation me choque et m’humilie, comme l’ennui.
Adieu. Adieu. J’ai énormément à écrire aujourd’hui. Je vous donne tout, mon temps. Je ne vous donne pas tout ce que je voudrais vous donner. Je vous donne adieu, l’adieu que je veux et que vous voulez aussi, n’est-ce pas ? Dites-moi encore, oui.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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454. Paris, Vendredi 16 octobre 1840

Le temps hier était charmant. Je suis même restée assise au bois de Boulogne. J’avais vu le matin Bulwer, toujours inquiet comme tout le monde. J’ai vu plus tard Granville qui avait trouvé M. Thiers assez soucieux et de mauvaise humeur. J’ai été porter mes félicitations à Mad. Appony dont c’était la fête. A 6 heures j’étais couchée sur un canapé me reposant de ma promenade lorsque j’ai entendu une grosse explosion. J’ai cru le canon et que la duchesse d’Orléans accouchait quinze jours trop tôt. Comme le coup n’avait pas de camarade, je n’y ai plus pensé et le soir j’apprends qu’on a encore tiré sur le roi. Mon ambassadeur, M. de Bignole et l’internonce sont venus me voir. J’avais enfin ouvert ma porte, mais comme je n’en avais prévenu personne. Je n’ai eu que cela. Nous sommes curieux du parti. que le gouvernement va tirer de ce nouvel attentat.

Midi
Les journaux s’expriment très bien, et si le gouvernement a du courage cet événement peut tourner à bien.

1 1/2
J’ai été interrompue par le petit. J’espère qu’il vous écrit beaucoup, beaucoup. 3 heures. Voici seulement à présent votre lettre. J’en suis très très contente ainsi que d’une autre que j’ai lu aussi. Je n’ai que le temps de vous dire ceci. A demain et comme toujours toujours adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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457. Paris, dimanche 6 heures Le 18 octobre 1840

J’ai reçu votre lettre après le départ de la mienne. Vous voulez que je vous dise plus, que je vous dise ce que je pense sur le moment de votre arrivée. Mais vraiment je crois vous l’avoir bien dit. Si vous n’êtes pas ici pour l’ouverture, et l’élection du président. Il faut être à Londres, cela est bien sûr. Ce point-là est l’essentiel, mais c’est à vous à juger si vous devez être absent ou présent pour cette élection. Je n’entends rien à cela peut-être ayant une si bonne raison pour vous tenir éloigné dans ce moment là vaut-il mieux ne pas aggraver les embarras ; votre absence remplit ce but ; mais il n’y a que vous qui puissiez juger s’il vous convient de faire à vos rapports avec le ministère le sacrifice des exigences de vos amis. Je retourne souvent cela dans ma tête et je pense toujours sauf meilleur avis que vous pouvez vous dispenser de prendre part. à l’élection. Quant à la discussion de l’adresse vous devez y être, c’est clair à moins de l’impossible, c’est-à-dire que dans ce moment-là vous concluiez vraiment quelque chose de bon, d’avantageux à Londres. Il n’y a que cela pour excuser votre absence. Mais aussi cette excuse serait un triomphe.
Vous êtes tenu autant que possible au courant de tout, voilà ce que m’assure la très fidèle, d’après cela vous pensez conclure. Je fais tous les vœux du monde pour que Dieu vous inspire et vous mène bien. Je sens toute l’importance, toute la difficulté du moment. Il ne faut pas faire de faute. Il ne faut pas vous mettre dans votre tort. Et après avoir dit cela, je sais bien cependant que vous y serez toujours aux yeux des uns ou des autres. C’est inévitable et c’est là ce qui me désole. Voyez-vous voilà quatre pages qui n’ont pas le sens commun, et qui ne vous éclairent pas même sur mon opinion ! Cela valait bien la peine de commencer. Toute ma journée a été prise, et le reste va l’être encore. J’ai eu deux-heures le Duc de Noailles, venu pour la journée, seulement. Je l’ai mené au Bois de Boulogne ce qui ne l’a pas trop diverti mais il voulait causer. M. de Werther longtemps. Ma belle sœur très longtemps. Elle est fort contente de ma lettre et elle l’appuiera. Plus tard mon Ambassadeur content de moi aussi, et est parfaitement d’avis de la lettre M. Molé m’a écrit pour demander à me voire, je lui ai fait dire de venir ce soir je l’attends car voici 8 h 1/2.

Le fidèle sort d’ici, il m’a dit tout ce qu’il vous a mandé ce matin. Je n’ai pas de réplique, et dès que vous avez confiance dans l’avis de M. Bertin de Vaux il faut le suivre. D’ailleurs il m’a rapporté des paroles frappantes, des antécédents que j’avais oubliés, et qui vous obligent de faire aujourd’hui ce que vous avez fait après la coalition, c’est évident : d’ailleurs si, comme le pense M. de Vaux, votre opposition à la présidence de M. Barrot doit au moins se manifester par lettre à vos amis, autant vaut, & mieux vaut venir vous-même. Vous voyez bien que dans tout ce que je vous dis je m’efface tout à fait. Je cherche ce qui est bien, ce qui est honorable pour vous, mon plaisir vient après.

Lundi 8 heures. Ma soirée n’a pas été comme je le pensais. Nous ne nous sommes pas dit un mot M. Molé et moi, nous n’avons pas été seuls un moment. M. de Werther mon ambassadeur, Lord Granville, Brignoles, Tschann, le duc de Noaillles. le Duc de Noailles, Lord Granville n’avait pas l’air aussi content que je l’espérais et que me le faisait croire les lettres de Lady Palmerston reçues hier. M. Molé est encore maigri, il est comme moi maintenant il est très triste et très aigre. Il a vu le roi pendant deux heures samedi. A propos il a dit à 55 qu’on vous avait envoyé votre congé, que vous allez venir. Et que Thiers a dit qu’il serait très bien pour vous si vous êtes d’accord dans le langage à tenir ; mais que s’il y avait la plus petite nuance, il avait dans sa poche de quoi vous accabler. Qu’est-ce que cela veut dire ? L’abdication de Christine racontée hier au soir n’a étonné personne, et puis rien ne fait de l’effet que le Canon en Syrie, et celui là retentit rarement. On est étonné de ne rien apprendre. Lady Palmerston me parait bien couronnée de la publication de la dépêche de M. Thiers immédiatement après la communication que vous en avez faits à son mari. Elle dit que vous vous en défendez, que vous défendez Thiers mais elle accuse nécessairement un Français. Du reste sa lettre est dans un ton très pacifique quoiqu’il y perce de la rancune contre Thiers. Quelle déplorable chose que ces personnalités !

1 heure. Je n’ai encore ni lettre, ni fidèle. Savez-vous qu’on me dit que le muguet est un peu inquiet pour son compte de la menace de 6 ? 2 heures. Voilà votre lettre, et voilà le petit qui m’a tout lu. C’est admirable, admirable, je ne trouve que ce mot, et que ce moment. Je sais que 62 n’adopte pas votre point de vue et vous écrit aujourd’hui comme cela. Je crois l’avis des autres amis plus sincères, comme je le trouve au fond plus logique, il me parait. Mon Dieu je ne sais pas ce qu’il me parait. Choisissez. Je suis une femme. Je ne suis pas brave. Vous le serez. Adieu. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Paris 16 octobre 1840,

J’ai eu votre lettre du 13 sept. mon cher frère. Je vous remercie sincèrement de la première page. Elle me soulage. L’Empereur est étranger aux procédés de M. de Brünnow. Le reste de votre lettre exige réponse et explication. Lorsque je me suis rendue à Londres, je vous ai promis, & je me promettais à moi-même que de là mes lettres auraient de l’intérêt pour vous. Mes relations à droite et à gauche, me mettaient à même de vous tenir parole. Je l’ai fait et j’ai coutume jusqu’au jour où Lady Palmerston d’un côté, Lady Clauricarde de l’autre, toutes deux mes amies intimes m’ont rapporté ces étonnantes paroles dites par M. de Brünnow à leurs maris respectifs :
" Prenez garde à M de Lieven. Mad. de Lieven ce n’est pas une ruse. Mad. de Lieven est un émissaire de la France. Le moindre mot dit à elle s’en va à l’ambassade de France." Voilà mon cher frère ma réponse à votre question : " Êtes-vous donc bien sûre que M. de Brünnow a tenu sur votre compte des propos favorables ? " Vous voyez que j’en suis bien sûre, et comme pour disculper M. de Brünnow à mes dépends vous ajoutez que mes relations avec M. Guizot sont connues. Je le crois bien ! Je n’ai rien à cacher.

M. Guizot est un homme que son esprit, sa situation, son caractère, sa probité place très haut dans le monde. J’ai du respect pour son caractère et beaucoup de goût pour sa société Je n’imagine pas que vous veuillez insinuer autre chose ? Si je le pensais, je ne vous répondrais pas plus que je n’ai répondu aux journaux. Je reviens à mon texte. J’avais remarqué à mon arrivée à Londres que le corps diplomatique était en grande réserve avec moi, malgré que tous furent mes anciens collègues. Cette circonstance m’avait d’autant plus étonnée qu’à Paris mes relations sont aussi intimes et confiantes que possibles avec tous les représentants des grandes puissances qui sont le fond de ma société. Comme en Angleterre je vis avec les Anglais cela m’importait peu, mais Lady Palmerston le jour même où elle me dénonça les propos de M. de Brünnow à son mari me dit que toute cette diplomatie était ameutée contre moi quelques temps avant mon arrivée et huit jours après cet entretien elle reçut une lettre de son frère Lord Beauvale qui lui mandait de Vienne tout ce que vous me dites, le Prince de Metternich lui avait parlé de ces bruits venus de Londres, et Lord Beauvale ajoute : " Qu’est-ce que veut dire ce bavardage ? " J’ai vu cette lettre.

Devant une intrigue aussi infâme, ourdie avec tant de soin, devant des paroles dites aussi officiellement par le ministre de l’Empereur, à des personnes aussi officielles que lord Palmerston et lord Clauricarde, je n’ai pas pu, je n’ai pas dû me taire. Quelqu’un, quelque chose était cause de la situation bien nouvelle qu’on s’efforçait de me faire à Londres. Comment attribuer à M. de Brünnow la maladresse de faire de moi son ennemi, au lieu de m’avoir pour lui, sur un terrain où tout le bénéfice de bons rapports entre nous, était de son côté ? Comment lui supposer la vilenie, il faut bien me servir de ce terme, et l’audace de venir sans grave raison flétrir par une aussi odieuse calomnie, la veuve de l’homme qu’il appelle son bienfaiteur, une femme de mon rang, placée comme je le suis dans l’opinion et l’affection des personnes les plus élevées et les plus importantes en Angleterre ? Voilà ce que me disaient mes amis en ajoutant que M. de Brünnow connu pour être un grand courtisan s’appuyait peut-être sur ma défaveur auprès de l’Empereur. Or, on la connait à Londres.
Elle a eu là de l’éclat, du retentissement par deux choses surtout ! L’oubli total où l’Empereur m’a laissée à la mort de mon mari ; la quasi défense de venir à Londres lorsque le grand Duc s’y est trouvé. Personne n’avait pu comprendre les motifs d’une d’une semblable rigueur. M. de Brünnow venait de les révéler, ils peuvent même en avoir reçu l’ordre ! Voilà ce que Lady Palmerston me rapportait comme l’opinion des autres et je pouvais même raisonnablement craindre qu’elle même se trouvât dans le doute, car mon expérience du monde m’a assez appris la vérité de cette parole de Beaumarchais : " Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose."

Je vous ai écrit le 5/17 juillet dans la chaleur de la juste indignation que j’ai ressentie ; je vous envoie copie de cet lettre pour mémoire. Je vous ai écrit le 12/24 juillet que, jusqu’à une réponse de vous sur ce point, vous ne deviez pas vous étonner que je suspendisse ma correspondance intime avec vous, et par une autre lettre du 9/21 août j’ai motivé cette résolution. En effet après tant d’années, tant de preuves de dévouement, voir mon dévouement reconnue de cette façon ; voir le ministre de l’Empereur me dénoncer à un gouvernement étranger comme un traître.

Voir cette calomnie faire son chemin auprès de deux autres cabinets étrangers, la voir ébranler la foi de mes plus intimes amis ! C’était trop, et avant que les causes de cette injures fussent éclaircies j’ai dû m’arrêter tout court c’était bien le moins que je pusse faire. Je vous en ai prévenu et vous faites de cela un chef d’accusation contre moi ! Par mon silence, je confirme les soupçons ! Est-ce me juger avec équité, est-ce seulement me juger avec logique. J’en reviens à la confidence qui m’a été faite des propos, de M. de Brünnow. Savez-vous ce que j’ai dit quand lady Palmerston et lady Clauricarde me les ont dénoncés ? J’ai dit, et j’ai dit bien fort. " L’Empereur ne le croit pas, l’Empereur ne le croira jamais car l’Empereur me connait. Mais il ne sera pas loisible à son ministre de m’injurier impunément." Voilà l’écho que je devais trouver à Pétersbourg.

Vous m’accusez au lieu de me défendre. L’Empereur fait mieux que vous. Pour la première fois depuis tant d’années, l’Empereur me fait dire des paroles d’amitié, d’ancienne amitié, par votre femme. L’Empereur sait que je suis un sujet fidèle et c’est le moment où d’autres veulent en douter ; c’est ce moment que l’Empereur choisit pour me faire parvenir un souvenir bienveillant. Dites à l’Empereur que les plus grandes faveurs sont doublées par l’à propos. Mon cœur le remercie de la faveur, mon esprit de l’à propos. Mais si mon cœur est satisfait, mon honneur ne l’est pas, car il n’en reste pas moins constant que M. de Brünnow a jeté une tache sur le noble nom que je porte ; que c’est me déshonorer que de douter que je suis le loyal sujet de l’Empereur, me déshonorer que de le dire ; et que la dame d’honneur de l’Impératrice ne peut pas rester sous le coup d’une semblable calomnie. C’est à ce titre, si ce n’est au mien propre que je demande que M. de Brünnow rétracte ce qu’il a dit là où il l’a dit, parce qu’encore une fois, il me faut cela ou autre chose qui atteste aux yeux des autres que je n’ai jamais mérité de si odieux soupçons. Je vous prie de mettre cette lettre sous les yeux de l’Empereur.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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458. Paris mardi 20 octobre 1840,
9 heures

Puisque vous êtes inquiet de ma lettre à mon frère, je vous en envoie copie, et je vous préviens qu’elle ne part que samedi ou dimanche, par conséquent votre réponse à ceci m’arriverez avant. Lisez, je la trouve bien, la trouve absolument nécessaire. Ma belle-sœur m’appuie, l’occasion est bonne, Dites-moi votre avis. J’ai dîné hier chez mon Ambassadeur. Je n’ai pas pu le lui refuser c’était un dîner de famille Appony, & Benckendorff. J’y ai revu Zuglen, il repart et revient bientôt pour résider ici en place de Fagel. C’était très différent de Fagel ! De chez M. de Pahlen, j’ai été chez Lady Granville. M. de Broglie en sortait, il avait dit à Granville que vous serez ici le 26, qu’il regrettait que vous n’eussiez pas remis cela de quelques jours, qu’il aurait mieux valu attendre que l’élection du président fut passée ! J’ai vu le matin Mad. de Flahaut. Elle trouve que le ministère de Thiers est bien orageux, que tous les guignons sont venus l’accabler, elle dit beaucoup cela. Et puis elle s’inquiéte, elle dit que la gauche est impatiente il n’y a pour elle aucune faveur, elle sont toutes aux doctrinaires. Elle parle plutôt avec tristesse qu’avec passion.

Mais elle est venue sur l’Angleterre c’est-à-dire sur la portion du ministère qui a amené la rupture avec la France. J’ai donc lu la note du 8 octobre. Je suis ravie de la trouver si pacifique, mais je ne puis pas ajouter que je la trouve brillante. ni pour la forme, ni pour le fond Je ne le des pas mais je le pense.
Je suis trop heureuse de tout ce qui ajoute aux chances de paix. et généralement ceci est regardé comme rendant la guerre impossible. J’irai peut-être jusqu’à trouver ou jusqu’à dire que la note est très belle ! Savez-vous que je crois que je rêve quand je pense que je suis à si peu de jours de tant de bonheur ! Je ris de plaisir et puis je joins les mains, je remercie Dieu, et je le prie. Vous faites comme moi, j’en suis sûre. M. le conte de Paris est très mal on ne croit pas qu’il en revienne. Je ne vous dirai jamais assez combien j’ai trouvé votre lettre à 62 admirable donnez m’en une copie je vous en prie. Je n’ose pas la demander au fidèle sans votre permission. Permettez-lui. Il y en a deux autres aussi belles, si elles ne le sont pas plus encore, à ce qu’il me dit, que je n’ai point lues. Permettez. La Diplomatie dit beaucoup qu’il y a danger imminent, terrible, si Thiers sort du Ministère. Ils sont effrayés à mort ces pauvres gens. Thiers rentre en ville aujourd’hui. Le Roi pas avant le 26, à ce qu’on dit.

2 heures. Voici le petit auquel je donne ma lettre. Je n’ai rien à ajouter. Certainement la crise y est. Dans la semaine il peut y avoir quelque chose. Etes-vous bien décidé ? Quel jour ? Quel que soit ce jour, il sera beau, il sera ravissant. Adieu. Adieu. Mille fois adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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446. Windsor Castle, Jeudi 22 octobre 1840
8 heures

Ce n’est pas la musique seule, c’est tout qui ajoute à hier à cinq heures, j’étais sur la route de Windsor. Le soleil se couchait devant moi brillant, pompeux, inondant l’horizon de lumière, comme pour nous charmer de tout son éclat avant de nous quitter. Je roulais rapidement vers lui, comme pour aller à lui. L’envie m’a pris d’y aller en effet, de sortir de notre terre, de traverser l’espace, d’aller je ne sais où, goûter je ne sais quels plaisirs, pénétrer je ne sais quels mystères. Et ce mouvement de mon imagination, m’a porté vers vous. Je vous ai appelée ; je vous ai prise avec moi. Et tous mes désirs se sont concentrés en un seul désir : partons, dans un baiser, pour un monde inconnu.
Pendant que je vous proposais de partir le soleil s’est couché. La nuit est venue. Le froid avec la nuit. J’ai fermé, ma calèche. Je m’y suis enfoncé, au lieu de m’élancer dans l’espace. Vous étiez là aussi, encore plus près de moi. Et le fond de ma calèche est devenu plus charmant que le monde inconnu auquel j’aspirais. Et ce matin, dans ce château de Windsor en sortant de mon lit je retrouve en vous écrivant, mes impressions d’hier. Elles me charment encore. Sans vous, si vous n’y aviez pris place, elles se seraient évanouies comme les rayons du soleil, comme les ombres de la nuit. Mais vous les avez transformées en ..... Je ne les oublierai jamais.
Personne ici que lord Melbourne, Lord Palmerston, Lord et Lady Clarendon et moi. On est très aimable pour moi, un peu par estime et par goût, je m’en flatte, un peu aussi parce que je vais à Paris. On désire que j’y sois bien pour ici, que je parle bien des personnes. On me voudrait facile pour les choses. On voit bien que l’avenir, et un avenir prochain est plein de chances. On en est occupé, occupé comme on l’est de tout ce qui n’est pas l’Angleterre elle-même ; assez occupé pourtant. On a traité la France légèrement ; mais sa malveillance importune. On sait que tôt ou tard, pour les affaires son influence pèse ; pour les réputations son opinion compte. On voudrait la calmer, l’amadouer.
Si je pouvais faire comprendre à mon pays ce que je comprends, et lui faire adopter la conduite et le langage. Que je sais bien, je crois qu’il n’aurait pas à s’en repentir. Mais ce serait trop bien pour que ce soit possible. Midi Je reviens de déjeuner. Lady Littleton est la dame in waiting. Elle a assez d’esprit. J’en trouvé bien des gens le premier jour, ou la première heure, comme vous voudrez. Je crois vraiment que bien des gens en ont pour un jour, pour une heure et je m’y laisse prendre encore quelques fois.
La Reine est toute ronde, aussi grasse que grosse. Malgré la princesse Charlotte et la Reine de Portugal, je ne la crois pas inquiète de ses couches. Je ne la crois inquiète de rien. Elle me paraît prendre la vie lestement et sensément, l’esprit gai, le caractère résolu, le cœur pas très vif. Elle reviendra à Londres vers le 15 novembre. Il est décidé qu’elle n’accouchera qu’en décembre.
On chasse ce matin, lord Melbourne et lord Palmerston n’en sont pas plus que moi. Dans la matinée, j’irai causer avec eux.
Comme nous causerons nous ! Quelle profanation de parler de ces conversations. Là à propos d’aucune autre ! Oui, je suis content de votre foi, de votre rire, de vos réponses à mes questions. Mais je prends en grand mépris tous les contentements de loin. Il n’y paraît pas, car je bavarde comme si j’étais prêt comme si je ne songeais à rien de plus. Je songe à beaucoup plus. Je songe à tout. Que c’est beau tout ! Il n’y a que cela de beau. Ne trouvez-vous pas que j’ai un bon caractère ? Trop bon, je trouve. Je suis très ambitieux et très facile, insatiable et prompt à jouir de ce que j’ai malgré ce qui me manque. Il en résulte quelquefois que trop aisément on me croit content et qu’on ne s’inquiète pas assez de me contenter. Il faut qu’on s’inquiète. J’inquiéterai. Certainement pas vous, si je croyais avoir besoin de vous inquiéter, vous ne seriez pas pour moi ce que vous êtes. Je vous dirai mon secret. Avec tout le monde, ma facilité tient à l’insouciance. Avec vous, à la confiance. 2 heures J’attends M. Herbet qui doit m’apporter mes lettres. Il ne vient pas. Je fais partir ceci. Adieu. Adieu. L’heure me presse.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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447. Windsor Castle, Vendredi 23 octobre 1840,
9 heures

Je ne pars d’ici qu’à une heure. La Reine me donne à midi et demie mon audience officielle de congé. Si je ne savais ce que vaut le mot chagrin, je dirais que la mort soudaine de ce pauvre lord Holland a été hier un chagrin pour moi. Si bon et si aimable ! Et si seul de son espèce dans Londres ! Et je m’intéresse vraiment à lady Holland, beaucoup plus spirituelle, et plus amie que presque toutes. Savez-vous que je suis choqué, vraiment choqué de indifférence avec laquelle cette nouvelle a été reçue autour de moi ? Personne j’en suis sûr, n’y a pensé autant que moi. Ils passaient tous leur vie chez lui depuis 30 ans. Décidément cette race-ci est personnelle et dure. J’ai entendu de nos vieux soldats parler de leurs camarades qu’ils avaient vus tomber à côté d’eux sous le canon, c’était plus tendre.
Et puis il y a dans la froideur forte de ces gens-ci, une certaine acceptation brutale de la nécessité des coups du sort. Ils sont dans la vie comme dans la foule ; ils ne regardent seulement pas celui qui tombe. Ils passent. On dirait qu’ils mettent leur dignité à ne se montrer quoiqu’il arrive, pas plus surpris qu’affligés. Mais leur dignité ne leur coûte. rien du tout. La grande, la belle nature, humaine est plus riche, plus expansive. Elle trouve plus abondamment dans les événements et sur les personnes de quoi penser et s’émouvoir. Et quand elle gouverne ses pensées et ses émotions. On voit qu’elle y prend vraiment quelque peine. Ces gens-ci ont l’air de comprimer ce qu’ils ne sentent pas. Politiquement, je regrette beaucoup lord Holland. Il n’avait pas autant d’influence que j’aurais voulu. Mais il en avait plus qu’on n’en convenait. La désapprobation de Holland house gênait beaucoup, même quand elle n’empêchait pas.

Londres 4 heures et demie
J’arrive. La Reine ne m’a donné mon audience que tard. J’ai à peine le temps de fermer ma lettre. J’en ai plusieurs à fermer, et indispensables. Je pars toujours après-demain. Je serai toujours à Paris, le 28 au soir. Il n’est pas du tout nécessaire d’y être le matin. Je serai à la Chambre le 29. Rien ne commence que le 29. Je ne fais absolument que passer par la Normandie pour y prendre mes enfants. Je ne resterai pas 18 heures chez moi. Cela n’a aucun inconvénient. Si je partais par Douvres des Calais, j’arriverais à Paris 20 heures plutôt. C’est tout-à- fait indifférent....politiquement.
Adieu. Adieu. Il faut absolument que je vous quitte votre grande lettre est très bien. Rien à changer du tout. Adieu. Adieu. Bientôt plus d’adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique

La Princesse de Lieven prie Monsieur le ministre de l’instruction publique d’agréer ses excuses et ses regrets de ce qu’elle n’a pas pu profiter hier de l’invitation qu’il a bien voulu lui adresser. Son deuil l’empêche d’aller dans le monde. Elle a été très sensible au souvenir de M. Guizot et lui offre l’assurance de ses sentiments distingués.

Jeudi 21 janvier 1836

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Monsieur Guizot Ministre de l’instruction publique
Si vous n’êtes point à Neuilly où Sir Robert Peel a l’honneur de dîner aujourd’hui, voulez-vous Monsieur lui procurer l’occasion de faire ce soir chez moi votre connaissance à laquelle il attache un très grand prix. Je ne serai chez moi qu’après 9 h 1/2 puisque je dîne chez le Conte Pahlen. Si vous avez un moment à perdre vous le dépenserez très bien avec un homme très digne d’être connu de vous.
Ayez l’assurance de mes sentiments les plus distingués. D. Lieven
Mercredi 5

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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3. Londres le 5 juillet 1837,

Je commence à trouver qu’une lettre eut pu m’arriver déjà. Je vous la demande Monsieur. Je ne sais pas si depuis vendredi vous avez pensé à moi.
Ma journée a passé hier comme un instant, je vois bien que c’est le matin, qu’il faut que je vous écrive, car dès 1 heure je suis envahie, & minuit arrive sans que j’aie eu un instant de solitude. Vous allez être ennuyé des détails, mais vous me les avez demandés. Lord Grey deux grandes heures ! Le prince Esterhazy, Pozzo, Dedel (ministre de Hollande) Lady Flarrowby, Lady Carlisle, la duchesse comtesse de Sutherland, M. Granville jusqu’à 6 heures. Je montai alors en calèche avec la duchesse de Sutherland. Nous voulions faire le tour de Hyde park, mais nous n’avions pas fait deux cents pas que je me trouvais mal. Elle me ramena.
La vue de Londres est terrible pour moi. Je puis bien y être, mais non y regarder. Mon fils vient à 6 1/2. Je ne peux le voir à mon aise que pendant ma toilette à huit h. 1/2 on dîne : c’est détestable. Nous fûmes seuls, il n’y eut que lord Harrowby, & lord Grey & lord Morpeth, grand radical, excellent homme. Mes amis Torys ignorent encore mon arrivée. J’en suis bien aise. Je me sens si fatiguée que je n’ai plus de quoi leur montrer de la joie de les revoir. Cela viendra aujourd’hui & demain.
Au milieu de tout cela avez-vous pensé à Paris madame ? Oui monsieur, j’y ai pensé, toujours pensé.
Le contraste est grand mais je vous ai dit qu’il fait sur moi l’effet des ressemblances. Ah à propos, en montant dans l’appartement où se tient la duchesse le matin, le premier objet qui frappe ma vue est la gravure de M. Guizot ! Jugez ma surprise. Je me suis arrêtée. J’ai fixé mes yeux sur vos yeux.
Je vis ici dans une atmosphère très ministérielle ce qui fait que je ne m’avise pas d’avoir une opinion quelconque sur ce qui ce passe il est dans la nature des Whigs d’être très confiant. La Reine leur montre toutes les faveurs. Il est donc naturel qu’ils soient en pleine espérance, mais j’attends d’autres notions. Lord Grey se donne un grand mouvement pour faire entrer lord Durham dans le cabinet. Lui même lord Grey est aigre, mécontent, frondeur, & furieux d’être vieux. Je n’ai jamais rencontré personne qui convienne de ce chagrin plus naïvement que lui. C’est un vrai désespoir.
La voilà cette lettre. Quel plaisir qu’une première lettre, comme je lis vite, & puis comme je lis lentement, & puis plus lentement encore. Monsieur, que je vous remercie ! Il y a de hautes et nobles pensées dans les vers que me transcrivez, mais il y a une strophe un mot que j’aime plus que tout le reste. Nous avons découvert bien des ressemblances entre nous Monsieur. Mais il y a des impressions qui sont toutes différentes. Ainsi la poésie vous calme & vous élève. Moi elle m’élève bien ; mais si haut si haut que cela ressemble bien plus à du délire qu’à autre chose. Je la fuis donc la poésie. Je saurais lire sans danger il y a peu de temps encore. Aujourd’hui je la crains parce que je me crains. Monsieur je me connais bien, je voudrais bien vous expliquer ce que je suis, mais vous êtes si pénétrant, je n’en prendrai pas la peine. Cependant un homme sait-il bien comprendre le cœur d’une femme ? Je vous ai dit que j’en doutais quand il s’agissait de mes peines, qui doute bien plus pour le sentiment du bonheur. Il me semble que mon âme ne peut jamais suffire ni à la joie, ni à la douleur, que je vais mourir ou de l’un ou de l’autre par l’impuissance de les exprimer. Aujourd’hui j’étouffe ! Mais Monsieur de quoi vais-je vous parler ? Il y a presque du remord dans ce que je vous dis. Ici où une seule pensée devait m’absorber, je ne la retrouve plus distincte. Il y a un voile entre moi et mes malheurs. Toutes les circonstances passées sont devant mes yeux. Je me retrace tout, toute l’horreur de ces affreux moments. Et bien, Monsieur, aucune des sensations que ces souvenirs faisaient naître en moi il y a encore un mois, aucune ne m’atteint dans ce moment. Je ne pleure pas. Je ne me comprends pas. Il y a quelque chose qui m’arrête, qui me protège contre moi-même. Vous l’avez espéré pour moi, vous me l’avez prédit. Monsieur, quel bien vous m’avez fait ! Je vous en remercie à genoux.

Jeudi 6 juillet
Je renonce à vous raconter ma journée d’hier. Ma porte à été ouverte et mon salon n’a pas désempli depuis 1 heures jusqu’à 7. J’ai vu tout le monde Whigs, Tories, radicaux. Je sais les aimer tous. J’ai le cœur terriblement vaste. Vous allez me mépriser. Mais non Monsieur il ne faut pas faire cela. L’amitié me touche toujours de quelque part qu’elle ne vienne. J’aime tant être aimée ! Ces Anglais sont si sincères si simples dans l’expression de leur amitié. J’ai vu quelques yeux humides.
Oh pour le coup je ne résiste pas à cela. Mais j’étouffais matériellement, moralement, j’en recevais quelques uns dans le jardin, pour reprendre des forces. Enfin cela a fait un véritable levé. Je n’ai eu de tête à tête qu’avec lord Aberdeen, lord John Russell, lord Grey & lady Jersey. Tout le reste était cohue. Un immense dîner diplomatique. On m’avait donné la France pour voisin de droite. Cela m’a fait plaisir. Mais il est bien solennel M. Sebastiani & tout arrive bien lentement.
J’aime ce qui va vite. Si l’on tarde un peu à me répondre, je ne sais plus ce que j’ai demandé et cela m’est arrivé hier deux fois avec votre ambassadeur. Je trouve la diplomatie un peu en décadence. De mon temps, elle était un peu plus fashionable.
Jugez Monsieur qu’on me trouve bonne mine. Je ne comprends pas cela. J’ai été interrompue par une visite de deux heures de Lord Durham. Il a bien de l’esprit et il le sait. Il saisit et embrasse tout très vite. Il a le droit d’aspirer à beaucoup & à très haut. J’ignore si le droit se convertira en fait !
La Reine est tout à fait entre les mains de Lord Melbourne qui me parait user de sa position avec tact & intelligence. Il est plein de respect & de paternité pour elle. Elle a l’esprit ouvert, curieux, elle veut tout faire. Il n’y aura point d’intermédiaire entre elle et ses ministres. Elle travaille avec chacun d’eux. Elle s’informe, elle écoute, elle se fatigue à cela. On dit qu’elle en est maigrie ; sa santé est mauvaise. Elle ira fermer le parlement en personne. Elle fera à cheval la revue de l’armée, elle porte la plaque & le cordon de la jarretière. Elle veut faire tout, et tout de suite. On la contemple avec étonnement et respect. C’est un curieux spectacle à 18 ans !

Vendredi 7
J’eus hier matin encore une longue visite de Sir R. Peel, du duc de Wellington, lord Mulgrave, lord Grey, Pozzo. Je vous cite les têtes à têtes. Je ne veux pas vous ennuyer du reste. Peel est venu sur béquilles. Il a été en danger de perdre une jambe, & ceci était sa première sortie. Le duc est vieilli. Lord Grey est fort, bien avec l’un et l’autre. Il m’a dérangé hier. J’eusse aimé sa visite dans un autre moment. Il me semble qu’il se prépare ici bien de l’embarras. C’est lord Durham qui le créerait, mais je vous expliquerai tout cela une autre fois. Pour le moment lord Melbourne est tout puissant. Je fus dîner hier tête à tête avec lady Jersey. Il faisait encore jour lorsque je me rendis chez elle. J’ai fondu en larmes dans la voiture, mon pauvre cœur se brisait pendant un moment il n’y avait place que pour mes malheurs. Le bavardage de Lady Jersey m’a distrait, je la quittai de bonne heure pour aller voir lady Cowper qui revenait de la campagne, où elle était allé enterrer son mari. Elle se jeta dans mes bras en sanglotant. Il ne me faut pas de pareilles scènes. Aussi ne puis-je pas y tenir plus d’un quart d’heure. Je rentrai à 10 h. pour m’enfermer chez moi. Je me couchai. Mon fils vint me trouver encore, je n’avais pas pu le voir de tout le jour. Nous causâmes beaucoup ensemble de mon plus prochain avenir. Il se complique singulièrement.
J’ai reçu hier une lettre de mon mari qui me fait croire qu’au lieu de Kazan, c’est à Carlsbad qu’il va se rendre seul, pour sa santé ! Il cherchera surement à me donner un rendez-vous. Et ce que je désirais le plus vivement il y a quelques temps je le redoute aujourd’hui comme si cela devait finir ma vie. Monsieur, je me suis créé la plus grande félicité ou le plus grand malheur de mon existence. Je l’ai senti en me livrant au seul sentiment qui peut désormais la remplir. Dieu l’a mis dans mon cœur. Pourrait-il si tôt me livrer au désespoir ? C’était mon paradis à moi, je ne pouvais en avoir d’autre sur la terre. Que j’en ai joui ! Monsieur ma pauvre tête s’en va quand je pense à cet avenir qui peut être si beau ou si horrible. Puis-je vouloir du bonheur à tout prix ? C’est à vous que j’adresse cette question.
Dans ce moment on me remet une lettre & une carte de visite, laissés ici hier au soir par un voyageur. Je n’y étais pas lorsqu’il a passé. Il a promis de revenir ce matin, la matinée me paraîtra longue, éternelle jusqu’à ce que je le voie ! Quelle bonne, quelle douce surprise. Y aura-t-il beaucoup de voyageurs ? Comme je vais regarder celui ci avec tendresse.
Pendant que je vous écrivais ou m’a annoncé cette femme dont je vous ai parlé. Celle qui a vu naître & mourir les enfants, & que je n’avais plus revue depuis le lit de mort de mon Arthur ! Ah Monsieur quelle horrible souvenir ! Il dort en paix cet ange & moi je suis encore sur la terre pour pleurer. Je l’ai vue cette femme Nous avons confondu nos larmes. Le petit chien n’y était pas, il viendra un autre jour, il me fera pleurer aussi. Je n’ai pas tenu au delà de dix minutes. Je reviens à vous, dites-moi quelque douce parole Monsieur, consolez mon pauvre cœur. Adieu, quelle longue lettre !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°4 Vendredi 7. 11 heures du matin.

Vous voilà à Londres. Et vous avez été, en y arrivant bien émue, mais pas bouleversée pas malade. J’en tremblais. Et il est si triste de trembler de loin ! Je sais ce que c’est de trembler de près, de voir souffrir à côté de soi, d’assister minute par minute aux douleurs du corps et de l’âme. C’est affreux. Et pourtant il reste toujours au fond du cœur je ne sais qu’elle foi dans la puissance de l’affection qui vous persuade que, même sans y rien faire, vous soulagez, en les ressentant, en les voyant, les souffrances d’un être chéri. Et il y a du vrai dans cette foi, car enfin, un mot, un regard. une chaise rapprochée, une main pressée, C’est quelque chose, c’est beaucoup. Mais de loin, les plus douces paroles, les regards, les plus tendres, les plus ardents élans du cœur se perdent dans ce espace immense, vide, froid, qui vous sépare. J’ai toujours trouvé qu’on prenait trop aisément son parti de la séparation, qu’on n’en prévoyait jamais tout le mal. Quand on le prévoyait, quand on le sent tout entier, on a bien plus de mérite qu’on ne croit à y consentir, car on fait bien plus de sacrifices qu’il ne paraît. Le pauvre Brutus se trompait beaucoup s’il est vrai qu’il ait dit en mourant : " Ô vertu, tu n’es qu’un vain nom ! " Il faut que la vertu soit au contraire quelque chose de bien réel, car elle impose, et on accepte, pour lui obéir, de bien lourds fardeaux.
J’aime John Bull de vous avoir si bien reçue. Mais une autre fois, ne prenez personne pour votre fils. Comme à vous, les cottages de votre route me paraissent charmants, et j’y vois tout ce que vous avez pu y voir. Cependant. croyez-moi quelque heureuse que vous y fussiez, votre pensée votre caractère, toute votre âme se trouveraient bien à l’étroit dans un cottage. Il faut que le chêne s’étende, que le palmier s’élance, que la rose s’épanouisse. Nul n’est bien que dans un habit à sa taille ; et notre taille, Madame ce n’est ni vous, ni moi qui la réglons ; nous n’y pouvons pas plus retrancher qu’ajouter une coudée. Acceptons donc, quelque lourd qu’il puisse être quelques fois. l’habit qui nous va. Mais sous tous les habits, dans toutes les situations, les sentiments simples naturels, les sentiments primitifs et puissants qui sont le fond de l’âme humaine doivent trouver leur place et garder leur empire. Je ne sais ce qui a pu arriver à d’autres ; pour moi, je n’ai jamais éprouvé que les grands désirs, les grands travaux de la vie publique étouffassent, altérassent le moins du monde en moi, le besoin d’affection bien reçue, passionnée de sympathie intime, les joies du cœur et de la famille, tout ce qui remplit et anime la vie privée des hommes. Plus au contraire mon esprit s’est élevé et ma destinée s’est étendue, plus ces sentiments se sont développés en moi: plus ils me sont devenus chers ; plus même ils ont gagné, je crois en énergie, en fécondité en délicatesse! Il me semble qu’ils ont toujours participé au progrès général de mon être, et qu’en montant un échelon de plus, je n’ai jamais laissé en arrière aucune partie de moi-même. Il est vrai aussi que je suis devenu de plus en plus difficile pour la satisfaction intérieure de ces sentiments si doux de plus en plus exigeant quant aux mérites, aux perfections de leur objet. En ceci comme ailleurs, mon ambition a toujours été croissante, et je n’ai jamais accepté ni mécompte ni décadence. Mais en ceci surtout, ma plus haute ambition est satisfaite, car il a plu à Dieu de placer sur ma route des créatures dont la rencontre est de sa part, un bienfait infiniment supérieur à tous ses autres dons.
Samedi 8. Je n’ai pas eu de lettre hier. Vous l’avez peut-être adressée au Val Richer, m’y supposant déjà. Elle m’y attendra ; mais en attendant elle me manque beaucoup. J’espère que les miennes vous arrivent exactement Je ne sais que vous dire de ma course à Châtenay. J’ai été là dans l’état intérieur le plus mêlé, le plus combattu, tantôt charmé d’y être tantôt m’y trouvant plus seul que partout ailleurs. "Cette fois vous venez pour moi.» m’a dit Mad. de Boigne. Elle m’a parlé de vous, très bien, selon le monde. Le monde vous trouve très aimable Madame mais il vous craint un peu. Il lui semble que vous le regardez d’en haut, vous mettant plus à l’aise avec lui que vous ne lui permettez de l’être avec vous. Il soupçonne qu’au fond vous êtes un peu autre que vous ne lui paraissez. N’y ayez point de regret. La familiarité du monde n’est pas bonne ; il faut toujours se montrer à lui un peu dans le lointain et lui rester un peu inconnu.
Les bruits de dissolution prennent ici depuis deux jours, assez de consistance. Je suis allé avant. hier soir à Neuilly prendre congé du Roi et de la Reine. Le Roi, n’y était pas. Je n’ai donc point eu de conversation sur laquelle je puisse former quelque conjecture. En tout cas, les élections n’auraient probablement lieu qu’au mois d’Octobre. L’indisposition de M. le Duc d’Orléans n’était rien du tout, un pur accès de fièvre éphémère. Il passe demain une revue de la garnison de Paris. Les propos qui couraient sur son désir de commander lui-même, l’expédition de Constantine étant tout à fait tombée. Adieu., Madame. Je vais recommencer à trier dans ma bibliothèque les livres que je veux envoyer à la campagne. C’est un travail presque mécanique qui me convient à merveille. Mon âme pendant ce temps pense à qui elle veut. va où il lui plaît. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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5. Stafford house samedi 8 juillet 1837

Å deux heures hier on m’a annoncé M. Nettement. Je l’ai reçu avec une émotion qui m’a paru risible à moi même. Je l’ai retenu un moment pour convenir du jour où il aurait à venir prendre ma réponse. J’ai couru dans le jardin, et là au fond d’un canapé bien commode où il y aurait eu place pour deux ! J’ai ouvert cette lettre. Je l’ai regardé sans la lire, et puis Je l’ai lue sans la comprendre, enfin j’ai traversé toutes les bêtises de mon cœur pour arriver à bien de la joie. Est-ce que vous comprenez Monsieur tout ce que je vous dis ? Ah qu’il y a de paroles qui me font tressaillir. J’aime, et je crains ces lectures.
Ma journée a passé comme les précédentes. Un véritable raout le matin, un grand dîner, & un raout encore le soir. Monsieur je voudrais que vous me vissiez ici j’y suis dans ma gloire. Elle ne me touche aujourd’hui que si elle pouvait être vue par vous. Il me paraît qu’on est content du plaisir que je montre à me trouver ici. Mais j’en éprouve vraiment, je suis touchée de rencontrer tant d’amitié. Mes causeries les plus intimes furent hier avec lord Stanley, lord John Russell, lord Lyndhurst, M. Falk qui se trouve ici par hasard & que j’aime bien, lord Melgrave, lady Harrowby. ce que je vous cite c’est les very confidential friends Je les fais beaucoup parler. Peel est venu hier encore un moment mais sans plus de succès, il y avait des témoins, & ce matin il est parti pour la province & son élection. Il y aura contest. Je lui ai promis d’aller passer quelques jours dans son château.
Je promets tout ce qu’on me demande, mais au fond je ne conçois pas que je puisse faire grand chose dans ce genre. Je ne veux pas me fatiguer, & déjà je le suis horriblement. Les partie me paraissent fort aigris. Les Ministériels en pleine sécurité, l’opposition fort découragée. Les Whigs sont certainement en position de demeurer longtemps les maîtres du terrain. Si cette sécurité les dispose à s’appuyer sur le parti conservateur et à réunir leurs efforts contre les radicaux cela pourra aller fort bien & fort longtemps. Mais si les Tories y apportent de la mauvaise volonté ce qui est assez probable, & que le soutien d’O’Connell continue par là à être nécessaire au gouvernement cela peut mener loin et mal, car avec l’appui évident de la Reine les Whigs seront tout ce qu’ils n’osaient pas du temps du vieux roi. Aussi sa mort est elle regardée comme une immense calamité par le parti de l’opposition. Ce parti nie beaucoup l’esprit & la sagacité qu’on attribue à la Reine à entendre les ministres elle serait surprenante pour son âge. Le pouvoir lui plait, l’amuse, la nouveauté de sa situation fait qu’elle apporte une grande ardeur aux occupations les plus graves même. Cependant ses ministres sont assez habiles pour les lui rendre légères, pour l’intéresser sans la fatiguer, pour l’amuser un peu. Enfin on ne saurait imaginer une position politique plus avantageuse que celle de former l’esprit & les opinions d’une jeune reine de 18 ans. Les Tories sentant tout cela & bien vivement et de là vient leur désespoir, de là viendront leurs efforts dans les élections prochaines car il n’y aurait plus que la chambre basse qui pourrait renverser le gouvernement.
Lord Durham inquiète un peu tout le monde. Son ambition peut le mener à tout. Je vous ai dit que lord Grey travaille à le faire entrer dans le Cabinet. Aucun des ministres ne le veut pour collègue ; mais si on lui refuse tout, il voudra conquérir ; & dans ce but il s’entoure du parti le plus radical. Il a eu une longue conférence avec O’Connell. S’il lui promet plus que ne lui promettent les ministres, il le détache d’eux & s’érige protecteur d’un immense parti en Angleterre. C’est là l’extrémité que prévoit lord Grey. Tout cela est encore à la naissance ; mais regardez y bien, le danger peut surgir tout-à-coup. En attendant rien n’est plus conservatif que les propos & les opinions de Lord Durham. La royauté, la chambre des pairs, les Communes, l’Église il veut que tout reste comme cela est, qu’aucune atteinte n’y soit portée. L’union de l’Angleterre & de l’Irlande éternelle. Mais il veut justice pleine et entière pour l’Irlande & tout de suite. Les ministres la promettent mais lente. Durham a du courage de l’audace & surtout de l’ambition !
Que me fait l’ambition, que me fait l’Angleterre ! Voici le n°3. Que je l’aime, que je l’aime ! Monsieur nous sommes convenus qu’après ce mot on ne dit plus rien. Et bien je ne dirai rien. Je me recueillerai.Je jouerai.

Dimanche le 9 juillet. 9 h. du matin
C’est à cette heure-ci que je commence toujours à vous écris, & puis si je suis interrompue je vous reprends passé une heure, c’est fini pour toute la journée. Je vous raconte cela afin que vous sachiez où me trouver. Je ne vis hier que quelques personnes de bonne heure, et puis je me suis mis en campagne pour essayer enfin de rendre les visites qu’on m’a faites. J’en expédiais 25, mais quelle fatigue Je fus tellement excédée qu’en rentrant je me couchais, je m’endormis et l’on ne me réveilla que vers les huit heures pour le moment du dîner. Nous le fîmes en petit comité avec la petite princesse. Elle s’avisa de faire force plaisanteries qui ne lui réussirent pas. Je n’aime pas la gaieté pour ce que je prends au sérieux, et elle finit par le comprendre. Il y a deux sujets sacrés pour moi mes malheurs, & ce qui remplit mon cœur aujourd’hui. Ils se lient, ils se confrontent. Il y a quelque chose, de bien grave & profond dans le bonheur que j’éprouve ; car je ne vois que la mort pour le finir, comme il y a eu la mort pour le commencer.
Je commence à trouver que les occasions de courriers sont trop rares, il y aura donc régulièrement une lettre de plus par la poste. Cela fera trois dans la semaine. Ne manquez jamais de m’accuser réception des N°.
Je me couchai hier au triste bruit du canon. On le tirait de minute en minute d’onze heures à minuit qui est le moment où l’on descendait le cercueil du Roi dans le Caveau à Windsor. Au milieu de la chapelle. une trappe descend lentement dans le caveau. On voit ainsi disparaître insensiblement ce qui occupait une si grande place sur la terre. Cette opération dure une demi-heure. On dit qu’il n’y a rien de plus solennel ni de plus saisissant que ce moment. Cela ne se pratique que pour les personnes royales. Tout le monde était hier à Windsor. Il n’était pas resté un homme de connaissance à Londres.
Savez-vous ce que nous fîmes hier au soir ? La Duchesse avait fait venir du parlement le manteau royal porté par le dernier roi, afin d’aviser à la manière dont la reine devait le porter. Car elle est chargée de ce détail comme grande maîtresse et ce fut moi qui fis la répétition. Je le subis donc pendant 10 minutes sur mes épaules. Que de réflexions philosophiques il me fit faire, tandis que les réflexions des autres avaient toute une autre direction. Je pensai à un trône ; je pensai à un cottage & vous savez ce qui dominait ces deux pensées ?
Å propos de parlement et de manteau royal. Voici ce que la Reine écrivait il y a quelques jours à la duchesse. " I have to announce to you that I intend dissolving my parliament in person." Ces simples paroles d’un enfant de 18 ans s’appliquant à à une circonstance si grande, m’ont singulièrement, frappée. Ce qui est prodigieusement frappant encore c’est cet immense respect dont on environne la Reine. On redouble par égard même pour son âge.
Å propos, cet âge oblige à quelques changements, ainsi on est bien embarrassé de certaines questions qu’elle est obligé de connaître pour les décider, & qu’il est cependant différent de lui expliquer. Vous savez que tout procès criminel du Middlesex doit lui être soumis. Le vieux roi avait une grande impatience que l’un de ces procès fut terminé de son vivant, par la difficulté qu’il y aurait à le soumettre à une jeune fille. Il me semble que ce scrupule honore extrêmement ce bon roi. Eh bien le procès est là, & on ne sait au monde qu’en faire. Lord Melbourne a pour la reine une religion, une conscience tout à fait touchantes. Il se regarde comme son père. Il veille sur elle. Il veut que rien ne flétrisse la pureté de son esprit, de son cœur. En vérité c’est une noble et grande tâche que celle dont il est investie. & je ne connais pas d’homme ici que je crois plus capable que lui de la remplir avec honneur Savez-vous qu’à ce sujet je pense beaucoup à vous. Quelle mission pour vous que celle-là !
Lundi 10 à 9 heures du matin. Vous partez aujourd’hui. Je suis impatiente de vous savoir chez vous. Le repos de la campagne me sera très profitable. Vous y penserez à moi beau coup. Je l’ai senti hier, mais bien tristement. Nous fûmes dîner à Wisthill une ville du Duc au delà de la Tamise. Après le dîner je pris son bras pour promener dans le parc dans ces ravissantes routes sous ses beaux ombrages, c’était l’heure de la promenade de Chatenay, elle était même un peu plus avancée. Le reste de la société nous suivait de loin. Comme mon âme était loin de celui qui me tenait si près, que de peines, que de désirs, que de tristesse remplissaient mon cœur ! Je parlais sans savoir ce que je disais quelques fois ma tête partait tout à fait. Ah que ces promenades sont mauvaises ! Å vous elles ne feront point de mal. Moi, je suis trop faible.
Nous rentrâmes en ville vers minuit. Je ne veux plus vous parler de nous. J’y perds tout mon courage. J’ai vu quelques personnes hier matin ; lord Durham, lord Grey, les autres vous sont inconnus. Je médite de préparer lord Grey à ne pas me voir à Howick. C’est vraiment trop loin 300 miles. Il faut que je reste sur le pied de ne pas pouvoir entreprendre de longue course, & de regarder ce que je viens déjà de faire comme un peu extravagant. Cela me servira tout tourne autour d’une même idée. Tout y revient. Je n’aurai pas de distraction sur ce chapitre. Je dis distraction parce que vous ne sauriez concevoir tout ce que j’en ai eu dans ces derniers temps. Les bêtises que j’ai faites à Paris les derniers jours, les confusions, & les petits embarras que cela me donne. Je ne me reconnais pas, car il y a toujours eu beaucoup de règle dans ma tête pour toute chose.
Pendant que j’écrivais, on me remit le N° 4. Vous avez plus d’esprit, non pas cela, vous avez l’instinct plus sûr que moi, et ce n’est pas encore tout à fait ce que je veux dire? Vous êtes plus sûr de votre fait que je ne le suis du mien. Ainsi vous m’envoyez vos lettres souvent, tous les deux jours, et vous avez raison, mille fois raison. Moi, j’hésite encore à juger de vos impressions sur les miennes et j’ai mille fois tort. Je crains de vous ennuyer. Quelle énorme bêtise n’est-ce pas ? Eh bien j’ai envie de n’avoir plus peur, vous aurez une lettre quatre fois la semaine au moins. & Je penserai que votre joie sera égale à la mienne. Êtes-vous content de ma fatuité ?
Quelles bonnes lettres, quelle douces lettres que les vôtres, comme tout ce que vous dites entre dans mon esprit et dans mon cœur. Comme je voudrais l’avoir dit, car je sais bien que je l’ai pensé. Vous me montrez, vous m’expliquez mon âme. Ah mon Dieu que de chose je voudrais vous dire qui tendraient toutes à vous prouver que je n’ai pas besoin de vous parler. Il me semble que voilà qui ressemble bien à un Irish Bull. Je ne sais pas me faire comprendre de si loin, oui je suis loin, bien loin, trop loin. Comment ai-je fait pour partir ? Je ne le conçois pas. J’ai revu hier un précepteur ; celui qu’ils aimaient le plus, un Russe très anglais. Ah quel mal tout cela me fait ! Il l’a vu car il m’a quittée en me disant qu’il prierait Dieu pour qu’il me donne de la force. Que serais-je devenue ici, si vous ne m’aviez soutenue ?
Adieu. Adieu. Toujours ce vilain mot, & pendant si longtemps encore ! Et connaissons- nous la mesure de ce longtemps ? Ah mon pauvre cœur se brise. La Reine dissout son parlement lundi le 17. Elle désire que j’y aille, et puis elle veut me voir chez elle.

God bless you.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°6. (J’ai oublié de numéroter le billet que je vous ai écrit de Paris Dimanche 9 juillet. C’était le n°5.)
Du Val-Richer, Jeudi 13.

Certainement vous êtes malade, Princesse, assez malade pour ne pouvoir écrire quatre lignes. Sans cela, je ne comprends pas, je ne puis comprendre comment je n’ai point de lettres. Quelle ressource pour me rassurer ! J’en ai une autre moins triste quoique l’effet en soit fort triste. Il y a quelque irrégularité dans le service de la poste au fond de mes bois. Mes journaux ne m’arrivent pas encore exactement. Deux lettres ne me sont revenues qu’après avoir été me chercher à Caen. Peut-être y en a-t-il une de vous qui court ainsi après moi. Je viens de régler avec le Directeur des postes de l’arrondissement le service du Val-Richer, voici, quand vous voudrez m’écrire directement, ma vraie et sure adresse. Au Val-Richer, Commune de St Ouen le Paing. par Lisieux. Calvados. Adressées ainsi mes lettres m’arrivent le lendemain de leur départ de Paris. Quand en aurai-je une de vous ?
Je ne veux pas vous dire tout ce qui me vient à l’esprit, quel espace parcourt mon imagination, quels ennemis, quel fantôme elle y rencontre. Je n’ai pas en général l’imagination inquiète et noire : mais quand une fois elle prend ce tour là, elle échappe tout à fait à l’empire de ma raison, tout devient possible, probable, réel. Il faut se taire alors, se taire absolument, ne pas se parler à soi-même. Je vous quitte donc Madame. Pourquoi êtes-vous devenue un si grand intérêt dans ma vie ?

Vendredi 14. Voilà une lettre, une longue, un excellente lettre. Et c’est bien celle que j’attendais. Il n’y en a point de perdue. Celle-ci est allée en effet me chercher à Caen, le service encore mal réglé de la poste a causé le retard. Un nom de village pour un autre, une négligence de commis, cinq minutes de sommeil d’un courrier qui passe, sans s’en apercevoir, devant une route de traverse, qu’il faut peu de chose pour faire beaucoup souffrir ! Enfin, la voilà. Et j’espère que les autres viendront plus régulièrement.
Vous n’êtes point malade. On vous trouve bonne mine. Ne permettez pas à tout ce monde de vous accabler de fatigue ; ils n’ont pas de quoi vous en dédommager. Ils vous aiment pourtant et ils ont raison ; et vous avez bien raison aussi d’accueillir toutes les amitiés, quels que soient leur nom et leur drapeau.
Entre nous, j’ai plus d’une fois regretter de ne pouvoir être avec mes adversaires politiques, aussi cordial aussi, bienveillant que je m’y serais senti enclin. J’en sais plus d’un en qui, politique à part, j’aurais trouvé peut-être un ami du moins une relation facile et douce. Mais le soin de la dignité personnelle, les devoirs envers la cause, les exigences et les méfiances de parti, tout cela jette entre les hommes, une froideur, une hostilité souvent sans motifs individuel et intimes. Il faut s’y résigner ; c’est la loi de cette guerre, car il y a là une guerre.
Mais vous, Madame, profitez, profitez toujours et sans hésiter de votre privilège de femme; soyez juste envers tous, bonne pour tous, amicale pour tous ceux qui le mériteront de vous. C’est quelque chose de si beau et de si rare que l’équité et l’amitié ! Je suis charmé que vous en jouissiez, et plus charmé encore que vous soyez si capable d’en jouir, que vous ayez l’esprit si libre et le cœur si affectueux. Je n’y mets qu’une condition Vous la devinez et elle est bien remplie, n’est-ce pas ? Pendant que vous retrouvez à Londres, vos douleurs, pendant que vous n’y pouvez faire un pas, regarder à rien sans avoir le cœur bouleversé au souvenir de vos fils, moi j’achève ici, dans ma maison, les arrangements que le mien y avait commencés. Je fais descendre dans ma chambre son fusil de chasse, je me promène suivi de son chien.
C’est un lien puissant entre nous, Madame, que cette triste ressemblance de nos destinées, et cette parfaite intelligence que nous avons l’un l’autre de nos peines. Il me semble que j’ai connu vos enfants ; je leur prête les traits, les qualités qui me charmaient dans le mien ; je les unis à lui dans mes regrets. Ne vous défendez pas, Madame, du sentiment qui vient émousser ce que les vôtres ont de plus poignant ; laissez-vous guérir autant que se peut guérir une vraie blessure. A mesure que nous avançons dans la vie, c’est la condition de notre âme d’éprouver et d’associer dans je ne sais qu’elle mystérieuse unité, les émotions les plus contraires, de souffrir et de jouir, de regretter, et de désirer à la fois, et avec la même vérité, la même énergie. Acceptons ces secrets de notre nature. Si vous étiez là, si nous causions en liberté, vous me parleriez de vos fils, je vous parlerais du mien. Nous nous raconterions toute leur vie, toute la nôtre, et un sentiment d’une douceur infinie et souveraine se répandrait sur notre entretien. Que mes lettres vous en apportent l’ombre ; les vôtres ont pour moi tant de charme !

Samedi 15, 9 h 1/2 du matin.
Que je dis vrai dans ces derniers mots, & bien plus vrai que je ne dis ! Voilà, le N° 5 qu’on m’apporte. Dearest Princess, je crains qu’à votre tour vous n’éprouviez quelque retard pour mes lettres, pour celle-ci du moins. Je m’en désole. Pardonnez le moi. J’aurais dû la faire partir avant-hier ; mais j’étais si impatienté de ne voir rien arriver que j’ai attendu. Je vous aurais écrit en trop mauvaise disposition. Aujourd’hui je ferais peut-être mieux d’attendre aussi. Ma disposition est trop bonne.
Tout à l’heure Madame j’irai me promener dans les bois qui m’entourent. Ils sont bien verts, bien frais, bien sombres, quoiqu’un beau soleil brille au dessus et les enveloppe de sa lumière. Ce lieu-ci est très solitaire, très sauvage. Autrefois quelques moines y venaient orner. Aujourd’hui quelques bûcherons y travaillent. J’y serai bien seul. Je n’y entendrai rien. Je n’y verrai personne. Je relirai vos lettres. Je serai charmé. Et pourtant, que le fond du jardin de la Duchesse de Sutherland me fera envie ! Et ma pensée tantôt m’y transportera, tantôt vous amènera vous-même dans les bois du Val-Richer. Et je me laisserai bercer à ces doux rêves jusqu’à ce que j’en sente le mensonge. Je rentrerai alors dans ma maison.
Je suis très préoccupé de ce que vous me dites des projets de M. de Lieven. Vous ne pouvez songer, ce me semble, à aller le rejoindre à Carlsbad. Vous voilà à peine en Angleterre. La saison des eaux serait passée avant que vous arrivassiez, en Bohème. Après les eaux, s’il y va M. de Lieven retournera sans doute auprès du grand duc. Non, Madame, il ne faut pas chercher le bonheur à tout prix ; mais il faut penser sans relâche aux moyens de lever les obstacles. Vous ne pouvez ni vous fier à Pétersbourg, ni errer sans cesse en Europe. Que ces deux points là soient bien arrêtés ; ils feront le reste.
Midi. C’est trop de bien en un jour. Je tremble pour les jours qui vont suivre. Je reçois à l’instant votre N°6. Mon pressentiment ne me trompait pas tout à fait quand je vous craignais malade. Reposez-vous, beaucoup, beaucoup. Je suis charmé que vous n’alliez pas à Howick.
Que je vous remercie d’avoir pensé à me rassurer sur votre mauvaise écriture ! Elle m’eût inquiété en effet. Je vais attendre bien impatiemment vos prochaines lettres. Je les crains pourtant un peu. Vous aurez attendu celle-ci. Vous vous serez, comme moi naguère, impatientée, tourmentée. Vous voyez que j’ai aussi ma fatuité. C’est un lieu commun que je dis là, Madame. Non, je n’ai avec vous, point de fatuité. Ce mot ne convient ni à vous, ni à moi. Mais j’ai confiance, je crois. Et vous aussi, n’est-ce pas ? Nous avons donc bien le droit de nous parler comme gens qui croient, c’est-à-dire tout simplement et en disant les choses comme elles sont, non pas comme on est convenu de les dire quand elles ne sont pas. Il faut pourtant que je finisse si je veux que ma lettre parte !
Il me semble que j’ai à peine commencé que je ne vous ai parlé de rien. Je vais au plus pressé à ce qui me touche vraiment ; et je laisse en arrière (comme je laissais le cahier rouge) la politique anglaise, la politique française, votre jeune Reine, la dissolution de son parlement, celle du nôtre, que sais-je ? Tout cela cependant m’intéresse beaucoup, et je lis très curieusement les détails que vous me donnez, et j’ai sur tout cela, des milliers de choses à vous dire. Et ma prochaine lettre, si dans celle-là encore, j’en trouve le temps. Adieu Madame.
Remerciez, je vous prie, la petite Princesse de son bon souvenir. J’y tiens beaucoup et j’en suis très touché. C’est à vous de lui demander pardon, pour moi d’un langage si familier. Je copie. Je suis bien heureux d’apprendre que Madame la Duchesse de Sutherland veut bien se rappeler mon nom. C’est du luxe en vérité d’être si bonne quand on est si belle. Mais le luxe qui vient de Dieu est charmant ; et il a comblé votre noble hôtesse de tant de dons qu’en effet elle nous doit peut-être à nous autres pauvres mortels de nous traiter avec un peu de bonté. Quelque place qu’elle me donnât à sa table, je serais ravi de m’y asseoir. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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7. Stafford house, jeudi 13 juillet 9 h. du matin,

J’attends 1 heure de la poste, depuis Samedi j’ignore tout, même que vous ayez pensé à moi ! J’ai passé hier la matinée sur mon lit. Je vis cependant quelques personnes. Le duc de Sutherland d’abord qui ne manque jamais de venir s’assurer si je vis encore. La duchesse dans toute sa gloire car elle accompagnait la reine pour la première fois à une cour qu’elle a tenu à de St James. Lord Lansdowne, et puis lord Aberdeen. Je refusai tous les autres même lord Grey, au risque d’une grosse querelle avec lui aujourd’hui. Lord Londonderry est déjà prêt à se battre. Il m’écrit les lettres les plus extravagantes mais vraiment il me fatigue, son esprit est lent comme sa parole, comme ses gestes et je n’ai pas de temps à perdre. Nous sommes un peu sortis de la politique hier Lord Aberdeen et moi. C’est un homme avec lequel il serait possible. de causer comme on cause avec vous mais cela demande un peu de travail. D’ailleurs quoique il vous ressemble en fait d’infortunes, & les siennes surpassent toutes les autres. C’est un sujet qui lui fait horreur. Il renferme tout, et son visage d’ Othello va fort bien avec ce mouvement d’épouvante sombre par lequel il repousse toute allusion à ses malheurs. je m’arrête tout court.
La poste est venue, et je n’ai pas de lettres ! Me voilà démoralisée pour le reste de la journée. Je serai mauvaise pour vous pour tout le monde. Monsieur ne me laissez pas sans lettre. Mon imagination cherche le choléra, la peste, un accident de route, la main droite foulée. Elle rencontre tout, elle ne saurait rencontrer l’oubli, mais Je suis triste jusqu’au fond de l’âme.
Faut-il reprendre ma journée d’hier. Vous intéresse-t-elle ? Monsieur vous ne me connaissez pas. Vous ne savez pas comment l’inquiétude peut s’emparer de mon âme & comme un rien peut faire naître cette inquiétude, et ce que je deviens alors ? La petite princesse vint me voir hier deux fois. Nous parlâmes de mon coin autour du tapis rouge. Que je le regrette ! Je dînai seule avec Lady Cowper. Elle est à peu près consolée. Elle l’est trop. Elle a été mariée 35 ans. Je crois qu’elle se mariera dans dix mois ! Je ne vis mon fils hier qu’à 10 heures du soir. Je le renvoyai à onze pour me coucher. Tout le monde était hier à un grand bal. On m’accable d’invitations à dîner surtout je ne suis pas capable. de tout cela. Je n’accepte que les plus indispensables. Je suis fatiguée, je suis triste, comment ai-je pu quitter Paris ? Me connaitre si peu ? Ah que de pensées qui m’étouffent. J’écrirais des volumes, que je n’expliquerais pas tout ce qui remplit mon cœur. Je ne me crois pas capable d’attendre la fin de septembre. Je ne comprends plus aucun obstacle. Ah Monsieur la pauvre tête que la mienne et que j’ai tort de me montrer à vous si faible, si faible ! Qu’allez-vous penser de moi ?

4 heures. Voici un mot, un seul mot de dimanche soir sans N°. Mais quel bonheur qu’un mot, & comme celui que vous me dites me prouve que nous nous entendons ! Car vous étiez inquiet. Alors comme je l’étais ce matin. Monsieur que je vous remercie d’avoir été inquiet, cela m’enchante. Vous n’en avez pas plus de raison que moi, et cette ressemblance aussi est bonne.

Vendredi 14 9 h. Lord Grey entrait lorsque je traçais hier les derniers mots. " You seem in great spirits, shall you be more gracious to me to day ?" Je ne vois pas de raison pour remplir ce voeu, mais il est vrai que j’étais in great spirits. Un rien m’abat, un rien me relève. Mais ce n’était pas rien hier. C’était bien une petite feuille de papier que je tenais. serrée entre mes doigts, & qui valait pour moi tous les trésors.
Le P. Esterhazy m’a tenu longtemps hier matin. Il a réclamé la chambre à coucher parce qu’on est à l’abri des interrupteurs. C’est un homme d’esprit, pas du tout de l’école du prince de Metternich dans la manière, mais avec beaucoup de finesse, toute le finesse de son chef & moins de vanité & de préventions que lui. Il me fit faire quelques découvertes dans un horizon lointain. Il n’y a rien de personnel dans ce que je vous dis. Après lui vint votre Ambassadeur ; celui-là n’ont pas les privautés (dit-on privautés) du bed room. Cela ne va ni à son air solennel ni notre courte connaissance. Il me fit plaisir hier cependant, car nous arrivâmes naturellement sur un sujet qui me fait bondir le cœur. Ce sujet fut traité du côté le plus grave ; j’écoutais avec curiosité & joie. Quand on est bien écouté, on parle... J’aime beaucoup M. Sébastiani. Après tout ce monde j’eus quelques autres visites & puis je fermai ma porte pour aller faire un tour en phaéton avec lady Clanricarde qui m’avait attendue dans le jardin pendant une heure. Je reçus d’étranges confidences qui me prouvent qu’il y aura bien des défections dans les rangs réputés ministériels et que les élections peuvent avoir un résultat inattendu par les ministres dans 15 jours tout sera résolu, & ce sera un moment grave.
Hier il y eut un grand dîner Tory à Stafford house. Nous reprîmes le duc de Wellington et moi, nos vieux souvenirs de la cour de George IV. Lui et moi nous sommes inépuisables sur ce chapitre et tous nos souvenirs sont communs. Il a bien baissé cependant le duc. Il me fait l’effet d’un vieux cheval arraidi (sic) par l’âge, ce qui ne l’empêche pas d’avoir encore l’air galant. Lord Aberdeen ne me quitte pas de toute la soirée. Il fut d’un profond étonnement lorsque je lui dis, ce qui était vrai, que j’avais souvent Milton le matin. Je vous l’annonce Monsieur j’y avais cherché ce que vous me citiez un jour. Je sus répéter quelques vers à Lord Aberdeen. Cela le mit dans de véritables transports. Je ne pensais pas à lui en les disant. Il ne songeait sans doute pas à moi en les écoutant. Mais je vis que j’étais pour lui une nouvelle découverte, que je lui apparaissais sous un jour si inattendu que sa surprise pouvait prendre toutes les formes. " God is thy law, then mine." Voilà sur quoi ma mémoire s’était le plus fixée. Il trouvait plus beau ceci. "He for god only, she for god in him" J’aime la seconde idée de ce vers, je ne suis pas aussi contente de la première je crois que vous serez de mon avis. Quoi ? Elle n’aurait rien en donnant tout ? Retournez à ma première citation & continuez les trois vers qui suivent, je les aime, je les comprends. A propos et pour terminer tout à fait le sujet, Milton est bien heavy, & je crois que j’ai fini avec lui, à moins que vous n’en ordonniez autrement.
J’ai eu des nouvelles de M. de Lieven. L’Empereur n’avait pas encore décidé entre Kazan & Carlsbad. Moi il me vient quelques fois à l’idée que ce pourrait bien n’être ni l’un ni l’autre, mais la Tamise.
Ah Monsieur, imaginez que mon cœur se serre à cette pensée- là. Mon Dieu pardonnez-moi. Il me semble qu’il me pardonne, car je ne trouve rien que de pur, si pur au fond de mon âme. Je la regarde bien mon âme. Je l’aime. Je la trouve meilleure qu’elle ne m’a jamais semblé. Monsieur donnez-moi du courage. Dites moi que j’ai raison. Je vous écris de la plus étrange manière du monde. On m’interrompt vingt fois, je change de résidence emportant partout ma feuille de papier avec moi & la continuant tantôt dans le salon tantôt dans le jardin où il y a un petit établissement pour écrire. Voilà ce qui fait que vous verrez une phrase écrite avec deux encres différentes. Ces interruptions sont insoutenables. & Dieu sait les sottes lettres que je vous fais en conséquence. Mais cela vous est égal n’est-ce pas ?
Hier le jardin fut illuminé. Il l’est au gaz. C’est magnifique. Rien de plus. Compte tenez que tout cet établissement. C’est royal. Le jardin me parût de trop hier au soir. J’y aurais été si c’était Chateney quand on alla s’y perdre Je rentrai dans mon appartement, mais je ne dormis pas Je rêvai éveillée, de quatre à 6 heures. Je crois que j’ai eu la fièvre, mais elle ne me fit pas de mal. Je pensai au mois de septembre il y a quelque idée d’envoyer la jarretière au roi Louis-Philippe. Mais cette idée rencontre une forte opposition de la part de quelques vieilles têtes. Je vous parle toujours du quartier ministériel. Car les autres ignorent tout. La Reine ne consulte sa mère en rien. Elle est très absolue la Reine. Cela pourra donner du souci. je fais demander aujourd’hui à la reine de me recevoir. Je me sens mieux. & il faut que je fasse ma tournée de principes.
Adieu. Monsieur Adieu. Le petit mot me suffisait pour hier, mais vous ne me laisserez pas vivre longtemps sur cela seulement. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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10. Stafford house mardi 18 juillet midi

Je recommence tristement un nouveau N°. Que sont devenues les autres ? Que deviennent vos lettres ? Que devenez-vous? Je ne puis plus penser à autre chose. Je ne sais que vous dire, mon cœur est si angoissé. J’écris à " you are safe" pour la conjurer d’apprendre de vos nouvelles & de me les dire. J’ai envoyé par courrier une lettre à l’adresse convenue, & je me suis assurée qu’elle sera postée, & non remise à la petite poste. Je viens d’écrire au porteur de votre N°2 pour le prier de passer chez moi & voir s’il y a moyen de se rendre utile. Enfin je me creuse le cerveau pour y trouver des réponses. Je veux savoir que vous vivez que vous vous portez bien. Je dévore les journaux, je tremble que votre nom ne se présente avec quelque accident. Je défie qu’il y ait au monde aujourd’hui une personne plus agitée plus inquiète que moi. Vous voyez ce bon effet que cela doit faire sur moi. Aussi suis-je bien changée & il m’est impossible de vous promettre des bras. Au contraire, je puis vous assurer qu’il ne m’en restera plus.

Mercredi 19 9h. J’ai passé la nuit la plus affreuse. Monsieur mon faible corps ne résistera pas longtemps aux angoisses que j’endure. Ma raison ne me présente rien qui puisse les calmer, et cette image qui devait tout adoucir est devenu aujourd’hui la cause de toutes mes souffrances. Il me fallait donc ce malheur de plus ! Apprenez-moi, Monsieur, à me résigner aux volontés de Dieu. Hélas vous ne m’apprenez plus rien. Je suis abandonnée, et le comble des maux pour moi devait être d’avoir entrevu, senti le bonheur joui d’une jouissance inconnue, divine, & de me voir tout arraché comme une illusion. J’ai donc rêvé. Ah ma pauvre tête, je sens qu’elle n’y est plus.

Midi. Cet horrible moment de la poste s’est passé comme ils se sont tous passés depuis dix jours. Point de lettres ! Grand Dieu qu’est ce qui s’est donc passé entre nous. La mort, l’enfer, quoi ? Dois-je douter de vous ? Ah cela m’est impossible. Dites le moi vous-même Je ne croirai que comme cela.
Je fus chez la Reine hier, je la vis seule pendant une demi-heure. Lord Palmerston m’a demandé un entretien. Je l’ai reçu seul aussi. Ce fût long & intéressant. Une grande heure avec le comte Orloff. Tout cela Monsieur occuperait bien des pages. Mais je n’ai pas ma tête. Je n’ ai qu’une pensée, il n’y a plus place pour autre chose. Mon entrevue avec Orloff y a rapport cependant, & c’est elle seule qui m’a laissé quelque sommeil. J’avais raison de me promettre quelque chose d’un homme d’esprit. Il en a et de l’indépendance. Il m’a parfaitement comprise, et je ferai comme je veux. Vous savez ce que je veux. Je le veux plus que jamais. Le voulez-vous ? Quel horrible doute.
Mon mari débarque aujourd’hui en Europe, il va d’abord aux eaux en Bohème. Il veut me voir. Monsieur, cela m’est impossible.

Jeudi le 20. J’ai la respiration suspendue. Voici onze heures, l’heure de la poste, le moindre. bruit me fait tressaillir. Je joins les mains, je prie Dieu "qu’il vive, qu’il m’aime que je le revoie." Je ne trouve plus que cela à demander au Ciel. Toute autre pensée est bannie de mon sommeil. Ah non, il y en a d’autres. Il y a tous ces tombeaux Monsieur je suis prête à perdre la raison. Une lettre un mot, pourraient m’aider à la retrouver. Mais ce mot n’arrive pas, il n’arrivera jamais. Je vis hier le porteur du N°2. Je l’ai supplié d’écrire pour demander directement des nouvelles. Je me suis parfaitement compromise, & je me suis sentie parfaitement contente.
Aujourd’hui. j’écris à Mad. de Meulan pour la conjurer de me donner de vos nouvelles. Je veux savoir que vous vivez. Il me semble que pour le moment c’est tout ce qu’il me faut. Mais Monsieur moi je ne vivrai pas longtemps. Toutes les personnes qui m’entourent sont effrayées de mon changement ? Le facteur est venu. Pas de lettres. Mes larmes, mes prières, tout est inutile. Qu’ai-je fait à Dieu pour qu’il ne punisse si cruellement.
Monsieur tout est confusion dans ma tête Je vous prends, je vous laisse, j’ai une fièvre ardente. J’oublie tout, je pense à tout. L’air de Londres m’étouffe. J’entends une voix chérie, j’entends de douces de divines paroles ! Ah je devais mourir en revenant de Chateney. Je serais morte heureuse. Aujourd’hui mourir dans le désespoir ! Hier et aujourd’hui j’ai lu les livres que j’avais en voyage. Cette lecture m’exalte & me fait du mal. Ah, qu’elles valaient mieux que moi ! Que je voudrais leur ressembler.

2 heures. J’ai été m’asseoir ou plutôt me coucher ! Dans le jardin, l’air ne m’aide pas à respirer. Il est frais cependant, tout le monde me le dit. J’ai pensé, repensé, examiné toutes les possibilités. Nos lettres sont interceptées, cela me semble hors de doute. Les journaux annoncent votre arrivée à Lisieux. Le 14 vous vous portiez bien, et je me suis un peu soulagée, mais que faire pour notre correspondance ?
J’adresse ceci à M. Aston secrétaire de l’ambassade d’Angleterre. Je le prie d’envoyer ma lettre à l’adresse convenue par un de mes gens. Je demanderai à cette adresse de Vous faire passer ceci par une vois sûre, à votre tour faites porter votre réponse à l’ambassade d’Angleterre à M. Aston que je préviendrai, & il m’adressera votre lettre pas courrier, la même voie qui vous porte ceci. Les Granville quittent Paris sans cela c’est eux qui auraient été les intermédiaires pourvu que vous prenez bien vos précautions de votre côté il me parait que ce moyen est infaillible.
Si vous ne le jugez pas tel je ne vois plus d’autres réponses que de n’envoyer quelqu’un de sûr. Un courrier ad hoc lequel viendrait me trouver à Broadstairs, c’est un lieu de bain de mer située un peu au nord de Douvres, prés de Ransgate et Margate. L’homme ferait adresser à Lady Cowper qui s’y trouve. The Dawage’s countess Cowper.
Il va sans dire Monsieur que c’est moi qui aurai à lui remettre les frais de l’allée & de la venue. Trouvez seulement un homme sûr et intelligent. Je me charge de lui faire aimer les voyages. Maintenant j’ai épuisé je crois toutes les inventions.

Vendredi. Le 21. Prenez pitié de moi, Monsieur que Dieu prenne pitié de moi. Je sens prête à perdre la raison. Comment supporter longtemps l’état affreux où je me trouve ! On me regarde avec étonnement. Je suis méconnaissable mes idées sont confuses. Il me semble que je n’ai pas connu de véritables malheurs. avant celui-ci et j’ignore la nature de ce malheur. Ai-je à amuser le Ciel ou les hommes ? Êtes-vous malade ? Mais comme il faudrait que vous le fussiez pour ne pas m’écrire un mot ! & dans ce cas assurément les journaux m’en instruiraient. Comment en supposant que mes lettres sont interceptées comme les vôtres n’avez vous pas trouvé un moyen quelconque de me faire parvenir un mot ? Je me perds dans toutes ces hypothèses & je ne puis pas en aborder une troisième. Vous ne pouvez pas m’avoir abandonnée ! Je vous l’ai demandé un jour, venez-vous du Ciel ou de l’enfer. Il y a quelque chose de surnaturel dans la puissance que vous exercez sur moi, vous l’avez établie, mon âme s’est vouée à vous. Dois-je y trouver mon salut ou ma perdition ? Pour le moment il n’y a que mort ou désespoir dans mon cœur. Secourez-moi, prenez pitié de moi. Je n’ai rien à vous dire, je ne trouve rien
J’ai subi hier une fête magnifique que donnaient mes hôtes. Comprenez-vous rien de plus horrible dans l’état de mon âme. Mon cœur était gonflé de larmes, ma vue en était troublée quelquefois. & quand elle s’éclaircissait, je cherchais parmi tous ces yeux, deux yeux. Je les évoquais, il m’a semblé un moment les rencontrer c’était un moment de frénésie. C’est alors que j’ai cru que je devenais folle. J’ai saisi le bras de quelqu’un je ne sais qui, je ne voyais rien. Il m’a dit très doucement : " vous vous trouvez mal." Je ne me suis par trouver mal. On a dit autour de moi que l’odeur des oranges était trop forte.
Monsieur j’ai un souvenir horrible de cette fête, l’une des plus belles que j’aie jamais vues. Je rêvais le cottage, le bonheur, & je ne trouvais pas, même une pauvre feuille de papier ! Monsieur si cette lettre tombe entre vos mains, ne serez-vous pas effrayer de la vivacité de la violence de ma douleur. Me pardonnerez-vous de tant savoir aimer ? Je ne savais pas moi-même, Monsieur, que cela ne fut possible, & je ne le sais aujourd’hui que pour souffrir.
C’est cependant à Lady Granville que j’adresse ceci. Je lui recommande toutes les précautions. possibles pour faire tenir ma lettre à la première de nos adresses, & dans le mot que j’adresse à cette adresse, je le prie de ne vous envoyer ma lettre que par une occasion très sûre en lui annonçant que vous lui en saurez gré. Monsieur tout bien pesé il me semble que M. Aston est l’intermédiaire le plus sûr possible. Faites porter vos lettres chez lui si jamais vous m’écrivez encore. Quelle horreur que ce doute ! Lui me les fera tenir par courrier Anglais.
M. Aston premier secrétaire de l’Ambassade de d’Angleterre,
à l’hôtel de l’ambassade
39 rue du Faubourg St Honoré.

Monsieur, vous souvenez-vous de la menace que je vous ai faite un jour. Vous souvenez-vous de ce que je voulais faire si je recevais jamais une lettre aussi douce aussi enivrante que vos paroles. Y êtes-vous ? Eh bien, savez-vous que cet horrible silence peut avoir les mêmes conséquences s’il se prolonge encore. N’y comptez pas Cependant écrivez, écrivez au nom de Dieu écrivez-moi. Ah comment ma voix ne parvient-elle pas jusqu’à vous. Quelle force dans nos âmes & quelle impuissance que nous sommes grands, & que nous sommes misérables !
God bless & protect you dearest, ever dearest.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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12. Stafford House le Vendredi 21 juillet 1837

Mon dernier N° est à peine sorti de mes mains que j’en commence un autre. Je me regarde avec curiosité. N’y a-t-il pas de la folie dans tout ce que je fais dans tout ce que je pense ? Qu’ai- je fait de ma raison, de ma dignité, du peu d’esprit que je croyais avoir. Il semble que tout m’ait abandonné à la fois. Je me sens livré sans réserve à quelques instants de bonheur. Je me donne sans réserve aussi au désespoir. Mais ce bonheur, il était trop grand, trop inattendu. Il devait me tourner la tête. & vous l’avez vu, je n’avais pas en moi de quoi le supporter. Je vous ai fui, croyant retrouver un peu de calme; m’accoutumer à la félicité ; et en effet je voyais dans vos lettres de quoi faire face à la fois à de déchirants souvenir et soutenir une séparation qui m’a coûtée plus encore que je ne l’ai montré. Tout cela s’est trouvé vrai pendant huit jours. Huit jours pas davantage ; mais vos lettres étaient là. Je n’en ai plus. Depuis le 9 pas un mot, pas un signe de vie. Quand elles venaient tout était riant autour de moi. Jamais tout le monde, j’écoutais tout, je prenais part à tout. J’étais touchée, honorée de l’amitié qu’on me montrait. Tout est changé, je ne comprends rien, je n’aime rien, tout m’importune. Je vous voyais partout mais cette vision me donnait de la force, du bonheur, de l’esprit. Je vous vois partout encore, sans cesse, mais votre image me bouleverse, me trouble, m’anéantit. Je veux pleurer, je pleure. Je suis les battements de mon cœur. Il ne semble qu’il battra ainsi aux approches de la mort, car eût une angoisse qui me rend difficile de comprendre comment je vis encore.
Et si je mourrais au milieu de ce tourment de cœur, de ces doutes, de ces horribles craintes, quelle mort affranchie ! Que faites-vous ? Souffrez-vous aussi ? Mais dans ce cas & dans tous les cas (cas où vous n’avez pas de lettres, ou, si elles vous arrivent, vous savez toutes mes douleurs) Comment n’avez-vous pas trouvé un moyen quelconque pour faire cesser les tourments que nous endurons ? Je dis nous ai-je tort ?

Samedi 22. 9 heures du matin, Une lettre une lettre ! La voilà devant moi. J’ai passé la nuit en pleurs, en prières. Je vous voyais, malade, mourant, mort. Qui peut deviner jusqu’où la nuit, le silence, la fièvre peuvent porter une imagination malade, un cœur passionné. Vous voyez que je ne me gêne plus. J’aurais su me contenir dans le bonheur, dans la sécurité. Vos lettres eussent été cela pour moi. Vos lettres ne venant pas l’inquiétude, les alarmes, ont tout dominé en moi. Mon style s’en est ressenti. Je me rappelle avec effroi que je n’ai plus accepté la moindre contrainte. Il y aurait gaucherie à m’y soumettre maintenant. Le mal est fait si mes lettres sont lues. Le mal est fait depuis longtemps vis à vis de vous, car si mes paroles n’ont pas exprimé tout ce que ressentait mon cœur. Vous y liriez, vous saviez bien que toute parole restait au dehors de ce qui le remplissait. Il me semble Monsieur que je ne vous ai jamais tant dit que je vous ai écrit ? mais j’en viens à votre lettre. Avec quelle ardeur j’ai déchiré l’enveloppe.
C’est le N°7. 4, 5 & 6 me manquent & ce N°7 ne traite que de haute politique. Rien que de cela. J’y cherche en vain autre chose. Cette autre chose que renfermait sans doute les lettres égarées ou interceptées. C’est celles-là qu’il me fallait. Par quel étrange hasard ou quelle infernale intention, me vois-je privée de ce qui valait tout pour moi, & rien pour tout autre ! Mais je ne dispute pas vous vivez ! J’en tiens la preuve en main j’en rends grâce à Dieu, à vous.
Il me semble que je vais revivre. Mais qu’il me faudra de temps pour revenir en fait de santé là où vous m’avez laissée ! Monsieur je suis méconnaissable. Je n’ai ni mangé, ni dormi depuis dix jours. Et ne croyez pas que j’exagère vous le verriez bien à ma mine si vous me voyiez aujourd’hui. Votre lettre est admirable, mais il me semble que celles que je n’ai pas, que ces trois N° qui me manquent, devaient être bien autrement précieux. Aujourd’hui je ne saurais haïr, mais demain après, je crois que haïras celui-qui m’a volé mon bien autant que j’aime celui-qui me le donnait. Voilà un homme très parfaitement détesté. Ah, je respire ; c’est vrai ce que je vous dis. Je respire. & il me semble que je fais respirer les autres. Marie, une femme, les enfants de la maison (ils viennent chez moi le matin) tout cela a été reçu avec douceur. Tout cela me dit que j’ai bien dormi, qu’ils voient cela à ma mine. Quel mensonge que ma mine. Je n’ai pas fermé l’œil ! Mais une lettre, quelques feuilles de papier & pas un mot affectueux cependant, voilà ma mine du moment.
Ah Monsieur quel empire que celui que vous avez sur moi. Pourquoi vous le dis-je tant ? Quel mauvais calcul.... Voilà un vilain propos, le jour où je me livrerais à un calcul, je ne saurais plus aimer. Soyez tranquille Monsieur, je ne calculerai jamais.
Votre lettre me rappelle que je ne vous ai plus rien conté depuis huit jours je crois. Je ne sais ou aller retrouver mes souvenirs, je ne sais où je vous ai laissé. Lord Palmerston a fait des démarches pour me voir seule. Je l’ai reçu. Je l’ai même reçu avec amitié, & il m’a parlé comme par le passé avec confiance. Il confirme tout ce que je vous ai déjà dit de la Reine. Il est en pleine sérénité & contentement. La proclamation du roi de Hanovre ne me parait pas le contrarier beaucoup. Elle a fait du tort au parti conservateur ici ; & elle peut donner de l’embarras en Allemagne. Cela le fait rire.
Mon audience chez la Reine m’a laissé d’elle une très favorable impression. Nous avons été seules pendant une demi-heure. Il y a beaucoup de réserve & de convenance dans sa conversation un peu de timidité qu’elle sait fort bien allier avec un peu de hauteur. Un visage charmant ouvert, l’œil fort intelligent, un sourire très gracieux, le nez bien fait, la fraîcheur de 18 ans & de joues charmantes à baiser. Elle se fatigue beaucoup mais elle dort fort bien sur tout cela. Dès que ses Ministres la quittent elle chante. Elle chante toujours, à sa toilette lorsqu’on lui met le manteau royal. la royauté lui parait charmante, et puis elle aime vouloir. Elle veut de la musique après le dîner. Il n’y a pas de tente pour la placer dans son jardin. On court au galop, on trouve, on place, on place mal, mais cela lui est égal, elle veut que cela soit & cela est. Tout est à l’avenant et tout le monde est gai de sa gaieté, jeune de sa jeunesse. Il y a longtemps qu’il n’y a rien ou de jeune sur le trône d’Angleterre. Les plus vieux, les plus frondeurs souriant avec complaisance. Tout cela est joli à voir. J’ai eu un long tête à tête avec la Duchesse de Kent. Elle est mécontente. C’est dans toute l’Angleterre la seule personne désappointée. Elle le dit trop. Il est évident que dans peu de temps d’ici il ne restera plus entre la mère & la fille que des rapports de stricts convenance. Personne n’en est fâché.
Depuis le commencement de cette semaine j’ai manqué à tous les grande dîners que j’avais acceptés. J’ai offensé bien du monde, j’ai donné du chagrin à quelques personnes. Lord Grey entre autres. Il est parti hier pour sa province vraiment affligé, & lorsque j’ai vu sur ce noble visage une larme descendre vraiment de cet œil si doux, je me suis sentie du remord et j’étais prête à lui demander pardon de toutes les angoisses qui m’ont empêchée de lui montrer de l’amitié comme il avait le droit de l’attendre de moi.
Je relis pour la quatrième fois votre N°7. Vous ne me parlez pas de mes lettres mais comme vous ne portez pas de plaintes, je dois en conclure qu’elles vous parviennent. Je risque donc encore celle-ci par la voie directe, mais saurai-je jamais si elle vous est parvenue ? Faites donc faire des recherches au bureau de poste de votre ville car enfin trois lettres me manquent, et celle-ci du 17 est bien vieille. Adieu monsieur, adieu. Que j’aurais l’âme heureuse si notre correspondance allait comme elle va pour tout le monde. Verrai-je encore une lettre ? Tout ce que j’ai gagné aujourd’hui, c’est de ne plus me faire des dragons quand il n’en viendra pas. Ah les horribles images qui m’ont poursuivies ! Tout mon corps tressaillait. Il me semblait que j’allais mourir. Mon prochain N° vous apprendra à quoi je me décide en conséquence des mouvements de mon mari.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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13. Stafford House dimanche 23 juillet 1837

Il y a longtemps que j’ai laissé là mon journal, j’ai passé huit jours à vous envoyer des soupirs & des plaintes. Vous ai-je bien manqué ? Cet ennui au reste je l’ai fait partager à tout le monde. Monsieur vous savez commander à vos chagrins. Je l’ai vu. Moi je n’ai pas cette faculté. Je l’ai moins que ne l’aurait un enfant. Je suis transparente. La joie, la peine, l’inquiétude tout se lit sur ma physionomie. Vous ne me connaissez pas encore. Je crains que vous ne me trouvez un peu primitive. En Angleterre un dîner est une affaire si grave, que lorsqu’on y manque on passe pour être très malade. J’ai tout renvoyé en journée alors on est accouru. J’ai fermé ma porte, & je n’ai vu que les plus indispensables.
J’ai dîné seule avec le duc & la duchesse. Le soir tard on me trainait en calèche. J’aimais à me trouver sous les étoiles à les regarder. y regardez vous jamais. Je ne connais pas une de vos habitudes. Je voudrais savoir comment votre journée est arrangée. Peut-être me l’avez vous dit, mais vos lettres où sont elles ? Attendu que j’en ai reçu une hier (toujours le N°7) je sortirai aujourd’hui, j’irai dîner à Holland House, je me propose même d’y être fort aimable.

2 heures. J’ai été à l’église, j’en sors à l’instant, je n’ai pas beaucoup écouté le prêtre. J’ai prié à ma façon, il me semblait que je ne priais pas seule, que tout ce que je pensais, tout ce que je demandais, un autre le pensait, le demandait avec moi. Il n’y avait rien qui ne fut digne du lieu où je me trouvais et cette image terrestre que je porte au fond de mon cœur loin de nuire à ma dévotion me semblait la redoubler, l’élever, l’épurer enfin, Dieu et vous étiez si bien confondus, dans mon âme qu’il me semble qui c’est de chez vous que je sors, mais non pas vous que je quitte. Ah jamais je ne vous quitte Monsieur je vous dis tout, parce que je vous crois bien digne de comprendre mon âme.
4 heures Je viens d’avoir un fort long entretien avec le comte Orloff, j’en suis complètement satisfaite. Tout a été réglé entre nous cela ne pouvait pas manquer car il est homme d’esprit. Entre nous, il est convenu que je ne tiendrai compte que de ses paroles, & pas de celles de mon mari, (c’est original, mais c’est ainsi.) Je retourne là où il me plait.
Cependant il faudra que je fixe un rendez-vous à mon mari. C’est Dieppe que le comte Orloff a choisi. Je n’ai pris l’intiative sur rien mais je me suis arrangée de façon à ce qu’il m’indique lui-même tout ce qui me convenait le mieux. Je ne suis jamais sortie d’une agitation aussi satisfaite.que je l’ai été de celle-là au reste comme les ratifications y manquent il faut que je prenne une mesure pour le cas où elles vinssent traverser ces projets. Dans l’esprit d’Orloff elles sont inutiles, à la bonne heure, & j’agirai en conséquence. Je serai en France avant le moment où de nouveaux ordres pourraient m’atteindre.

Lundi le 24. Lord Holland m’égaya beaucoup à dîner ; c’est un esprit aimable, toujours serein, pas le sens commun en politique mais toujours doux dans son extravagance. Il a vu la Reine pour la première fois il y a peu de jours il en est tranmporté. Il la trouve charmante & l’ensemble de la situation la plus jolie qu’on puisse imaginer. Ainsi, arrivé au palais pour son audience ou lui dit que la reine est enfermée avec Lord Melbourne et lui même on l’enferme avec une fille d’honneur de dix-huit ans aussi comme sa maîtresse, et jolie comme un ange. L’usage veut qu’au lieu d’un Chambellan, ce soit une fille d’honneur qui soit constamment dans le salon d’attente. Tout cela entretient la bonne humeur des vieilles perruques et comme je vous l’ai dit déjà la joie me semble être complètement l’ ordre du jour pour tout le monde. Savez-vous que cela donne de tristes pensées ? Cette petite princesse si innocente, si heureuse encore, combien longtemps jouïra-t-elle de cette ignorances des peines attachées à la condition ! Aujourd’hui encore elle rit, elle chante qui sait les soucis, les inquiétudes qu’elle aura dans peu de semaines & combien vite toutes les joies de son âge seront flétries !
J’ai beaucoup causé hier avec Lord Melbourne puis avec Lord Durham. Le premier me semble encore tout aussi innnocent que la reine, c’est l’effet qu’il a toujours fait sur moi. C’est un excellent homme. l’air rude & le cœur le plus mou possible. Beaucoup d’esprit & de droiture, & prodi gieusement d’indolence. Un abandon extrême quand il est sûr de quelqu’un, il lui dit tout. Toujours nous avons causé intimement ensemble. Il a des inquiétudes pour les élections. Lord Holland me parait en avoir aussi, à moins d’une accession considérable de voter à la Chambre, le gouvernement serait toujours obligé de s’appuyer sur le parti radical, je demande pourquoi ce ne serait pas sur le parti conservateur à quoi on m’objecte que dans ce parti il n’y a que le duc de Wellington & sir Robert Peel de modéré, & que leur monde ne leur permette pas de soutenir le ministère. On ne sait que faire de lord Durham et il me parait possible qu’on l’associe au gouvernement. Il y a également de l’embarras pour choisir des ambassadeurs car Pétersbourg & Vienne vout devenir vacants. Je crains même qu’il ne soit question de Paris. Mes paroles ne manquent pas pour détourner de ce projet qui me parait fort contraire aux intérêts du ministère Anglais.
Monsieur la poste est venue et mon refrain recommence. Pas de lettres ! Je ne m’agiterai plus comme j’ai fait toute la semaine dernière du moins je l’espère ; mais comment voulez-vous que je ne sois par triste ! Pas un mot d’affection depuis le N°4 qui finissait le samedi 8 juillet et nous sommes au 24. Il me parait que voici ce que je décide je quitterai Londres Samedi le 29. Je ne suis pas bien sûre si j’irai ou non passer une huitaine de jours auprès de Lady Cowper à Broadstairs. De là à Douvres et Boulogne. Je vais annoncer que ma santé m’empêche de faire les visites que j’avais projetées dans les châteaux. Trois motifs me déterminent à ceci Monsieur. D’abord je ne puis pas vivre sans lettre, je le sens, et il est inutile d’espérer que notre correspondance aille mieux, et puis dans le parti que j’ai arrêté pour mon avenir, mon incapacité de voyager doit être mise en première ligne. Troisièmement je vous l’ai dit dans cette lettre, il faut que j’aie le pied en France. Arrivée à Boulogne, j’aviserai. Veuillez aviser de votre côté c-à-d. régler notre correspondance en France. Voulez-vous que je vienne à Dieppe. Cela me rapproche de vous. Que j’aille à Paris cela fera mieux aller les lettres. Je vois bien que tout mon sort est suspendu à ces lettres. Quelle rage de lettres !
Dans tout cela et à tout hasard faites-moi trouver une lettre à Boulogne, poste restante vers le 8 août. Elle peut m’y attendre pour le cas où je tarde mais prenez vos mesures pour qu’elle y arrive, & qu’elle tombe vraiment entre mes mains. J’ai bien envie de vous dire que vous êtes maladroit. Dans tous les cas j’ai bien du guignon. Je dors un peu maintenant mais j’ai une mine épouvantable, & je serais très fâchée que vous me vissiez, quoique ce soit votre ouvrage. Eh bien il est venu le N°6. Je l’ai, je le tiens, et je l’aime ! je l’aime ! Quel pays barbare que cette France, quoi le cours de la poste n’est pas réglé ! Mais il l’est en Russie. Allons je ne querellerai plus personne et pour être bien sûre de ma résolution. Je m’arrangerai de façon à n’avoir besoin de personne. Il me reste à vous informer de ce que je vais dire ici et en France. C’est que le changement d’air d’existence, les émotions douces mais douloureuses que j’ai rencontrées ici ont tous subitement altéré ma santé, cela est vrai et visible. Que les médecins ne me permettent pas les voyages, cela est parfai tement vrai aussi ; qu’ayant rencontré ici tous mes amis réunis ayant passé trois semaines au milieu d’eux, j’ai atteint le but qui me ramenait momentanément en Angleterre. & qu’aujourd’hui qu’ils se dispersent, je vais retrouver l’air & l’existence qui ont si bien comme pendant deux ans à ma santé ! Je viens de confier tout cela à la duchesse, je ne le proclamerai que dans quelques jours. Je vais déranger déranger bien des arrangements mais je suis décidée.
Continuez cependant à m’écrire. Il vaut mieux que ses lettres me reviennent un peu vieillies que de ce que je reste sans nouvelle. C’est toujours à Londres que vos lettres seront adressées. La duchesse veut que je vous dise son souvenir. Elle a été flattée des paroles que vous lui adressez. C’est une très noble personne avec une très belle âme. La petit princesse est dans une dissipation et une coquetterie perpétuelle. Quel drôle de métier. Il me semble que j’ai été jeune, mais coquette jamais. Que de choses à vous dire quand je pourrai dire ! Monsieur vous figurez-vous nos moments de causerie ? Ce bonheur me sembe si grand, si immense, que je tremble en y pensant, car le bonheur est si rare. Adieu. Adieu, quelle lettre que votre N° 6 ! Êtes-vous content de me savoir heureuse par une lettre ? Monsieur, il me parait que vous devez être bien content de moi.
Mardi 25. Ma lettre ne part qu’aujourd’hui. J’ai reçu une énorme épitre de M. de Lieven. Il me fait part de ses plaiss. (Il venait d’arriver à Lubeck) jusqu’à la fin de septembre aux eaux, & puis il veut me voir, & me demande de lui fixer un rendez-vous. Il ne croit pas que ce puisse être en France. Ensuite il m’emmène à Rome, à Naples ; en avril il doit se retrouver à Pétersbourg. Je lui écris aujourd’hui pour lui faire comprendre que je ne puis rien faire que le rendez-vous, en France et le plus près possible de Paris. Il faudra bien que cela lui entre en tête. Il est si joyeux dans sa lettre, de sa liberté, de se retronner avec moi, de courrir avec moi que je suis un peu triste de devoir lui gâter tout cela. Que de réflexions j’ai faites ! Il y a deux mois quel accueil différent j’eusse fait à cette lettre ? Car quoique la société de mon mari ne soit pas ce qui convient à mon esprit ni peut-être à mon cœur cependant c’est une créature qui m’aime, à qui j’appartiens, qui s’occcupe de moi. C’est de l’intimité, de l’habitude, un intérieur tout ce qui est si indispensable, si doux pour une femme ! Mais une autre vie a commencé pour moi, une vie qui n’efface pas mes douleurs mais qui me fait oublier, qui me fait en plus comprendre cette vieille vie qui cependant a été si longue. Et encore, pourquoi fallait-il que tout juste à l’entrée d’une nouvelle existence pour moi. M. de Lieven qui devait se trouver naturellement en Sibérie, au bout du monde, se rapprochât de celui-ci, que son désir de me revoir devient plus vif qu’il ne l’a été pendant deux années de séparation. Tout cela Monsieur me mène bien loin, il y a du triste dans ces pensées, il y a même du remord, & je suis sûre que je n’ai pas besoin de poursuivre ce sujet pour que vous compreniez parfaitement. tout ce qui se passe en moi. Je serais peu digne de vous si je n’étais affectée par toutes nos réflexions.
Adieu vraiment, mais je recommencerai aujourd’hui une nouvelle lettre qui ira doit. J’adresse encore celle-ci à Paris. Je ne suis pas aussi sûre de partir Samedi que je l’étais hier. J’ai recommencé à manger et à dormir. Si ces bonnes habitudes se continuent, je ne vois pas pourquoi je ne me prolongerais pas encore un peu ici. Vous ne sauriez croire les efforts, les finesses, les tendresses qu’on met en oeuvre pour cela. Votre dernière lettre me rassure sur nos lettres dès lors je ne vois pas que M. Aston soit si nécessaire, vous en jugerez. Voici tout juste votre N°8. Je n’ai pas un moment à perdre. J’y répondrai dans la journée ; mais ceci doit partir. Que je vais lire, relire, jouïr ! Ah mon Dieu que la vie est une belle chose quand les lettres arrivent. J’ai copié votre N°7 & pour cause.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°19 Jeudi matin, 9 heures.

Comment passerez-vous votre temps ? J’en suis préoccupé. L’ennui vous gagne aisément. Il y a bien peu de monde à Paris. En Angleterre. vous aviez trop d’amis, trop de conversations. Je crains qu’en France il ne vous en manque. Contez-moi en détail votre journée. Quoique j’espère aller bientôt y regarder moi-même, je veux savoir tout de suite ce qui en est. Vous n’avez pas contre l’ennui les ressources d’un homme, des affaires à soigner, le travail, l’étude. Je voudrais vous indiquer quelque chose d’intéressant à lire. Savez-vous lire, lire de manière à remplir quelques heures dans votre journée? J’ai peur que non. Votre vie s’est passée dans les relations de personne à personne, à voir, à causer, à écrire. Les grandes affaires, vous les avez traitées comme on traite les petites en conversation, en visite, en correspondance dans le train ordinaire de la vie. C’est de beaucoup la manière la plus amusante, et aussi la plus naturelle, et peut-être aussi la plus efficace. Vous y avez acquis, c’est-à-dire développé cette admirable intelligence des personnes, des caractères, cette disposition sympathique qui n’enlève point a votre esprit son indépendance, cette pénétration soudaine qui fait qu’avec vous rien ne se perd, que tout a un sens pour vous, que la moindre parole vous dit tout, que les éclairs les plus fugitifs de la physionomie ou de la pensée frappent vos yeux et vous illuminent comme serait le plus grand jour. Tout cela est exquis charmant et quand je suis après de vous, j’en jouis avec délice. Mais quand vous êtes seule que faites-vous de tout cela ? Vous souffrez de vos qualités de votre supériorité. Elles n’ont pas leur emploi accoutumé et il est difficile de leur en trouver un autre. Enfin dites-moi le compte de vos heures. Avez-vous jamais lu mes deux volumes sur l’histoire de la Révolution d’Angleterre jusqu’à la mort de Charles 1er ? Si vous ne les avez pas lus, je vous les ferai porter Je crois que c’est vrai, et assez vivant. J’ai recommencé ici à m’occuper de l’époque qui suit, du gouvernement de Cromwell. Les Anglais à mon avis ne comprennent pas ce temps-là, surtout les hommes, leurs idées, leurs passions, leurs intérêts, et l’amalgame étrange l’action et la réaction continuelle de ces trois causes l’une sur l’autre dans leur conduite et dans leur âme. C’est peut-être une fatuité de ma part ; mais je crois qu’il faut avoir vu & presque fait une révolution pour en comprendre une autre. 10 h. 1/2. Voilà le facteur qui m’apporte votre n° 20 et qui repart sur le champs. Il faut que je lui donne ma lettre. Vous êtes donc un peu mieux, et je vous verrai le 18. Et que votre lettre est bonne, charmante. J’y répondrai demain. Ne vous inquiétez pas de moi. Je me porte et je me porterai à merveille. Soignez- vous, soignez vous. Que je vous trouve un peu moins faible, un peu moins lasse. J’en ai tant d’envie ! Que tous les mots sont faibles ! Adieu. Adieu. Je ne comprends pas que vous n’ayez pas les N°12, 13 et 15. Les deux premiers ont été envoyés à Londres. Le troisième à Boulogne, poste restante. Il faut l’y faire redemander.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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24. Hôtel de la Terrasse, samedi 12 août
3 heures

Me voici là où je vous ai vu, où je vous reverrai. Je me sens mieux. Je suis sûre que vous comprenez cela, car vous comprenez tout ce que je sens tout ce que j’éprouve. Mon Dieu Monsieur que nous avons fait une bonne affaire de nous rencontrer. Je ne pense plus à notre bêtise. Elle a duré longtemps cependant, deux ans ! Je pense à l’esprit qui nous est venu tout-à-coup, à ce 15 de juin ! Mon cœur bondit de joie. Je regarde cette porte qui va s’ouvrir pour vous vendredi. Je la regarde presque comme je vous regarderai. Monsieur, je suis heureuse heureuse. Je le serai n’est-ce pas ? Vous viendrez. Vous ressemblerez à votre N°12, 13 qu’ils sont charmants ces N°. Je viens de les relire. Vous ne savez pas ce que c’est de lire des lettres pareilles assise sur le même meuble à côté de la même chaise où vous étiez placé. Dans ce moment cependant Je vous écris de mon salon. J’y étais bien triste. Ah mon Dieu le moment où vous m’avez quittée ! Vous ne savez pas... oui vous savez tout ce j’ai éprouvé. Je n’y veux pas penser. Je veux penser à vendredi. Et bien & vendredi je ne le comprends pas.

Dimanche, 8 heures. Je n’ai pas dormi et cependant je suis mieux. J’ai mille choses à vous dire, je n’en trouve pas une seule. Je suis heureuse autant que je me sentais triste. Monsieur je crois que j’ai les impressions trop mobiles, je ne sais pas gouverner mon imagination, elle m’emporte toujours. Vous me ferez du bien vous réglerez tout cela. Vous me donnerez l’habitude du bonheur aujourd’hui je n’en ai encore éprouvé que les tourments. Je suis pour vous ce que J’étais pour mes enfants, plein de passion et d’inquiétude. Vous ne me connaissez pas encore. M’aimerez-vous encore quand vous me connaîtrez mieux ? Monsieur, je le crois et puis je vous promets de devenir tout ce que vous voudrez que je sois. Ah quelle puissance vous avez déjà sur moi !

Qu’ai-je donc fait hier ? Je ne m’en souviens plus. J’ai déménagé. C’est fort ennuyeux, mais ce qui est plus ennuyeux encore c’est d’avoir trouvé des ouvriers dans mon appartement. Ils y sont encore pour trois jours. N’importe je ne me fâche pas. J’ai quitté ce bruit là pour le bois de Boulogne. J’y ai été seule, & là pas une âme. Les Granville les seules créatures humaines que j’y ai rencontrées. J’étais dans la disposition la plus douce. Je pensais à vendredi. Il me semblait aussi que vous viendriez vous promener avec moi et tout me ravissait. Il m’a paru que je n’avais jamais vu le bois de Boulogne. Enfin Monsieur J’étais calme, bonne. Je dînai chez Lady Granville. Ah voici ce que j’avais à vous dire le duc de Palmella était placé vis-à-vis de moi à dîner, il m’a beaucoup regardée vous ne sauriez concevoir comme je lui en ai été reconnaissante. Je ne suis donc pas si changée et peut-être me regarderez-vous avec plaisir. Mais Monsieur je crains que non. Palmella à cette vieille habitude ; on retrouve toujours ce qui a plu une fois. Mais vous, je n’ai jamais pu vous plaire, et aujourd’hui j’ai de plus, l’air très maigre et malade. et vous ne me sauriez aucun gré de l’être à cause de vous. Voilà mon spleen qui me reprend. Pozzo vint le soir chez Lady Granville il venait d’arriver. Il a tout une autre physionomie à Paris, il à l’air jeune et gai, à Londres il ne va pas du tout. Il y est de mauvaise humeur et on l’est envers lui. Mon séjour à Londres ne lui a pas plu.
Imaginez que votre lettre ce matin court le quartier, et que je ne parviens pas à la tenir. Il valait bien la peine de me lever si joyeuse ; d’être si contente de me trouver à la Terrasse ! Ces murs que j’ai eu tant de plaisir à revoir, ils ne me disent plus rien, & ce petit morceau de papier que de douces choses il me dirait. N’avez-vous pas remarqué combien souvent les contrariétés les plus inattendues viennent traverser les joies les plus sûres ? Quoi de plus sûr que votre lettre aujourd’hui que je suis à Paris, et bien je passe d’une rue à une autre, et voilà que tout est dérangé. Pourquoi donc étais- je si gaie ? Monsieur rien ne dérangera Vendredi n’est-ce pas ? Adieu.
Voici ce que m’écrit la duchesse de Sutherland : " Parlez moi de M. Guizot. Je pense bien souvent à ces belles effusions, d’un cœur et d’un esprit bien remplis. Je vous remercie tendrement de m’en avoir montré quelque chose. Un cœur brisé qui n’en montre que mieux comme il bat." Ne trouvez-vous pas monsieur que c’est bien dit ? Vous ne saurez croire que de têtes exaltées pour vous. Pardonnez-le moi.
Adieu. Adieu. Je crois que je m’en vais courir moi-même à tous les grands et petits bureaux de poste. Le N°20 est venu, je n’ai que le temps de vous le dire.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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25. Dimanche 13 août 1 heure.

J’ai fermé ma lettre au moment où l’on m’a remis la vôtre. Je n’ai eu que le temps. de vous l’annoncer. Monsieur, il faudra que je vois vos enfants. Votre petite-fille de huit ans surtout, que je l’aime ! Elle doit être charmante. Vous m’avez dit qu’elle avait vos yeux. Vous l’aimez plus que les autres. Quand les verrai-je Quelle est l’époque où toute votre famille rentre en ville ? Vous m’avez bien dit Monsieur l’emploi de votre journée lorsqu’elle est auprès de vous. Mais maintenant êtes-vous donc seul ? Tout seul c’est impossible. C’est trop triste ! Je vous remercie de m’avoir dit mes heures. Je ne regarderai plus si bêtement la lune à 10 heures. Hier tout jute à cette heure le sir Robert Adair me la faisait admirer entre les peupliers du jardin de l’Ambassade. Il me racontait comme elle est belle à Constantinople quand elle donne sur les cyprès qui ornent les cimetières. Il dit que rien n’est si beau, si important que ce spectacle et pendant toute la description qu’il m’en faisait je me tenais sur le balcon en face de cette lune qui marchait et qui brillait dans les feuillages. Je ne pensais pas à Constantinople, j’allais un peu à l’occident de Paris, et je n’y découvrais rien. C’est avoir peu d’instinct, car je sais aujourd’hui que vous étiez à votre fenêtre. Et bien Monsieur moi tous les soirs je suis en voiture ouverte à cette heure-là, hors les jours où je suis sur le balcon de Lady Granville. Je ne reçois personne Je veux de l’air. Je ne sais pourquoi je veux garder mon indépendance jusqu’à votre arrivée. Si vous voulez que j’ouvre ma porte alors, je le ferai.
Monsieur, je suis tout à coup frappée d’une idée. Dans ce n° 20 vous ne m’annoncez pas ma lettre de la veille qui a dû vous être remise avant que vous n’ayez fermé la vôtre, et je crois me rappeler qu’elle contenait quelque chose d’horriblement triste. Cela me revient comme un mauvais rêve. Je vous aurai fait de la peine. Pardonnez-le moi je vous en conjure. Je me laisse aller à tout ce qui se présente à mon esprit, je vous écris dans tous les instants du jour. J’ai de mauvais moments Je devrais me taire alors, & c’est alors que j’éprouve le besoin impérieux de vous parler. Je ne le ferai, je ne le ferais plus, pardonnez-moi. pardonnez-moi comme on pardonne à un enfant. J’ai été mal vous le savez. Je ne sais pas gouverner mes nerfs. Je vais mieux. J’irai mieux je serai bien tout à fait quand je vous aurai auprès de moi.
Lundi 14 7 1/2
Monsieur, je fus passer hier ma journée à St Germain. Je n’y avais jamais été. Lord & lady Granville m’y reçurent. Ils habitent une petite maison à côté de la Terrasse que c’est beau & comme l’air y est vif et pur. Ils me donnèrent un dîner anglais roast meat & pudding, c’est tout ce que j’aime. Je mangeai vraiment ce qui ne n’est guère arrivé depuis deux mois. Après le dîner ; nous nous fîmes traîner sur cette belle Terrasse. Vous ne m’aviez jamais dit qu’il y eût quelque chose de si beau aussi près de Paris, et puis Monsieur quel plaisir. Je m’étais rapprochée de vous. N’est-ce pas c’est votre route ? Marie n’avait pas pu venir avec moi, je me fais accompagner par M. Aston en allant nous causerons beaucoup d’Angleterre et je lui payais ses bons offices par quelques confidences sur sa reine & son premier ministre. En revenant je crus m’être acquittée, et comme l’air était charmant, bien doux, que je n’avais pas dormi la nuit, je m’endormis profondément. Je ne me réveillai qu’à la barrière. Je lui demandai l’heure 10 heures dix minutes. J’ouvris bien vite mes yeux, je regardai à droite & je vous trouvai, je trouvai vos yeux fixés sur cette belle lune. Le pauvre Aston n’eût rien encore. Il me remercia cependant beaucoup de lui avoir permis de m’accompagner au total j’ai été bien contente de ma journée. Elle m’a reposée. J’ai fait ma course en calèche. Il faisait chaud en allant mais pour revenir c’était charmant, du moins j’ai fait de jolis rêves.
10 heures Je viens de recevoir votre lettre de vendredi. J’avais donc deviné. Je vous avais fait bien de la peine, à vous, à qui je ne voudrais donner que du bonheur. J’ai pleuré en lisant votre lettre. Je vous demande pardon à genoux, & puis je me suis relevée fière, forte, décidée, oui Monsieur bien décidée à ne plus vous causer un seul moment de peine, à me bien porter, à ne plus vous dire une parole triste, je prierai Dieu de m’aider à tenir toutes ces promesses. Et vous, Monsieur, je vous en demande une, une seule qui résume tout, que vous m’avez déjà faite dans le fond de votre cœur, que vous me répéterez tous les jours de ma vie, que vous me direz, que vous m’écrirez ce mot ce seul mot qui me fait vivre, vivre heureuse, vivre pour vous, pour vous seule. Adieu Monsieur je me crains, je ne veux pas continuer. Vendredi quel beau jour ! Et on dit que c’est un mauvais jour. & Lady Holland le croit ; qu’est-ce que cela nous fait ?

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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27. Paris, mercredi 16 août
8 heures

Il a plu hier tout le jour, ce qui a fait que j’ai bien avancé mes lettres. J’ai encore le duc de Noailles & M. Ellice sur le cœur et un peu M. Thiers, & puis j’aurai fini. Une fois dans le courant de ma dépense, cela va sans fatigue, mais les dettes, c’est là ce qui est odieux.
A propos de Thiers, le médecin qu’il avait fait venir à Florence a déclaré qu’un jour de plus tuait se femme, il la ramène donc très mal aux Pyrénées, et lui même viendra regarder Paris. Je fus au bois de Boulogne de quatre à six. Je dînai à l’ambassade d’Angleterre. Je n’y rencontrai que M. Molé. Lord Granville ne dit rien ; lady Granville, parle à peine. M. Aston se tait par respect & un peu par autre chose ; M. Molé n’avait pas l’air en train, et moi, je l’étais un peu, voilà mon dîner. Je vous épargne et vous réserve quelques propos tenus avant et après le dîner ; à 10 heures je rentrais pour un coucher.
Voici donc ma dernière lettre Monsieur, qu’est-ce que je ferai demain ! Demain, j’essaierai de me distraire beaucoup pour ne pas trop penser à après demain. 9 heures. Voici le 23 & le 24 qu’on me remet en même temps. Par quelles merveille ai-je donc aujourd’hui déjà votre lettre d’hier. Cela fait que je n’aurai rien demain. Il me sied bien de me plaindre. Je suis riche aujourd’hui. Je peux bien vivre. sur cela quarante huit heures. & puis Vendredi, vendredi ! Monsieur je crois que vous avez raison. Il n’y a pas moyen de parler, je ne trouve pas une parole. Je ne veux pas vous parler de vendredi, mais j’aurais des volumes à écrire en réponse au N° 23. Comme tout ce que vous me dites est vrai, comme vous me devinez ! Il est bien vrai que je vous dis beaucoup beaucoup, & que ce n’est pas là encore tout ce que je suis. Il y a donc un être sur la terre qui comprend mon cœur.
Quelle félicité ! Dieu m’a bien châtiée, mais comme il me console. Que sa bonté est infinie ! avec quelle ferveur je l’ai invoqué depuis mes malheurs, comme je lui demandais ardemment tous les jours sans cesse, d’adoucir me douleurs où de me rappeler à lui ! Oui Monsieur la prière est efficace. Dieu m’a écouté. Il a eu pitié de mes misères. Il me comble. Dieu est grand. Monsieur invoquons le ensemble. Il nous bénira. Moi aussi, je pleure, mais ce sont des larmes bien douces. midi Je ferme ma lettre.
Adieu. Adieu. et puis plus d’adieu. Le Roi devait revenir cette nuit à St Cloud où il va rester.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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29. Samedi 6 heures le 26 août

Je suis si triste, si triste, Monsieur, que je ne sais comment faire pour vous écrire. Je ne puis pas vous conter ce que j’ai dans le cœur, je ne le sais pas moi-même. C’est une désolation un vide affreux. Je n’ai courage, envie à rien ; je m’établis dans le coin de mon canapé, non pas mon coin, l’autre ; j’y reste, je m’y endors. J’y ai vraiment dormi. Je me suis vengée de ma mauvaise nuit. Le Prince Paul de Würtemberg est venu me réveiller, il n’y a pas trop réussi. Je suis sortie, il faisait trop chaud, me voilà rentrée. Je prends lady Russell, elle dit trop ce que je voudrais dire ; je m’indigne de mon impuissance et je suis prête à renouveler la proposition que je vous fis il y a bientôt deux mois de Boulogne de laisser là notre correspondance mais quelle différence !
Ah Monsieur comme j’ai vécu. Comme mon âme a grandi. Comme j’en suis fière ! Et comme toute ma fierté s’humilie avec transport devant cette providence qui m’a menée par tant d’épreuves à tant de bonheur !

Dimanche 8 1/2
J’ai mieux dormi, c’est cela sans doute que vous voulez savoir d’abord et puis je vous ramène à hier. Mon éternelle promenade au bois de Boulogne seule avec Marie. J’y ai marché longtemps. à 9 heures j’ai vu quelques personnes ; l’ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, M. de Hugel, M. de St Simon, le comte Hangwitz, M. de Brignoles sortait d’un grand dîner chez le président du conseil. Il s’était avisé de lui dire qu’il vous avait trouvé chez moi le soir. Sur quoi M. Molé lui a dit : " Monsieur, il y est deux fois le jour." Il riait fort ne me racontant cela parce que la mine l’avait amusé autant que la parole. Les nouvelles de Madrid portent qu’Espartero ne pourra pas se soutenir et que la faction démocratique porte de nouveau Mendizabal au pouvoir. J’ai renvoyé mon monde à 10 1/2.
J’ attends votre lettre. J me suis promenée longtemps aux Tuileries parce que je voudrais la lettre avant le déjeuner, à jeun.
9 1/2 la voilà. Je l’ai emportée dans mon Cabinet. Je me suis placée dans le coin du canapé qui n’est pas le mien, j’ai ouvert et vite vite avant qu’un air étranger n’effleurât cette feuille je l’ai.... Monsieur trouvez le mot, et bien si fort, si fort, de telle manière, que la phrase Anglaise est presque effacée. Je suis restée quelques temps comme cela. Pensant, pensant que dans le même moment peut être ma lettre rencontrait le même accueil, et la distance s’est évanouie, et ma tête s’en est allée.
Vous me connaissez maintenant monsieur. et vous me voyez depuis le Val-Richer comme vous me verriez de près. Voilà donc avant la lettre, main tenant après la lettre. Ah c’est celle là que je saurai, que je sais par cœur. Elle me rend forte, elle me rend faible. Elle m’impose du devoir, vous le verrez Monsieur je les remplirai. Vous l’avez déjà vu. Je vous ai laissé partir. J’ai tant de choses à vous dire, les plus petites choses du monde. Mais il n’y a rien de petit dans ce qui nous regarde. Et cependant les écrire. Cela ne va pas M. de Hugel m’a dit que jamais il ne vous avait trouvé si remarquable jamais votre conversation ne lui avait paru si intéressante que l’autre jour chez Mad. de Boigne. Je savais bien pourquoi. Je voudrais bien me regarder quand on me parle de vous. Quant à mes paroles, je crois que je les mesures.
Adieu, Monsieur, adieu. Vous ne sauriez croire comme je suis pressée de mettre ma lettre dans l’enveloppe après y avoir imprimé le dernier sceau. Je suis même presque pressée d’arriver à ce dernier mot. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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30. Dimanche 6 heures le 27 août

Je vous écris de notre cabinet vous ne savez pas, vous savez ce que c’est que les souvenirs qui s’attachent aux plus petites choses. Ainsi quelle que part que mon oeil porte je vous vois, devant moi à côté partout. Et dimanche prochain vous y serez bien réellement et mon cœur s’élance avec une joie inexprimable vers l’image de ce bonheur.
J’ai marché bien avec plaisir aux Tuileries de midi à une heure. Il faisait frais, j’avais des forces. J’ai eu un long tête-à-tête plus tard avec le comte Médem. Il a de l’esprit et il est de mes amis. Demain il envoie mes lettres. Palmella lui a succédé. Je l’ai pris avec moi et Marie en calèche j’en reviens. Nous avons causé il m’a distrait. M. Molé est venu me voir pendant que j’étais sortie. Il me semble qu’il est impossible de raconter sa vie avec plus de scrupule que je ne vous raconte la mienne.
Je viens de faire une découverte ; nos noms respectifs ont chacun le même nombre de lettres. Essayez. Noms de baptême, tout. Eh bien cela me charme. Quelle bêtise !

Lundi 9 1/2
Quel doux réveil ! Ma nuit a été mauvaise ; vers le matin je me suis endormie à 8 h. 1/2 j’ai sonné, & en entrant ma femme de chambre me remet une lettre. Je ne fus plus pressée de me lever. Mon Dieu que je fus heureuse ; je vous raconterai cela. Je fis mieux que lady Russell et les battements de mon cœur répondirent vite à ces douces paroles. Ils y répondirent avant même de les connaître. Que vous êtes ingénieux à trouver à faire, tout ce qui peu me plaire. Vous aviez raison un jour de défier mon cœur de femme. Je m’humilie devant cette seconde lettre de Lisieux. Monsieur, que je vous en remercie ! Comme je m’arrête à chaque phrase, à chaque mot, quelle douceur vos paroles répandent autour de moi, Ah que je suis heureuse !
Je vous ai laissé hier à 6 heures & vous voulez savoir ce que j’ai fait depuis. J’ai été au bois de Boulogne seule avec Marie. Nous marchons, et en vérité beaucoup. Cela me prouve que mes forces me reviennent. Le plaisir que j’y trouve c’est de pouvoir vous le redire. La soirée hier était fraîche cela me convient mieux que la chaleur. En rentrant je me suis mise au piano, j’ai trouvé beaucoup de Rossini dans ma tête. Il m’a semblé que cela vous conviendrait.
A propos vous ai-je dit que jamais je ne lis le soir ? Depuis deux ans & demi, j’ai tant pleuré, tant pleuré que ma vue est abimée. Je la ménage aux lumières cela fait que l’hiver les ressourcent me manquent beaucoup. Elles ne me manqueront plus l’hiver prochain, n’est ce pas ? Pozzo est venu de bonne heure ; et puis les Durazzo, le comte Nicolas Pahlen arrivés dans la journée de Londres, ce pauvre Thorn. Voilà tout Pozzo est retournée à la Révolution de 89, & m’y a tenu jusque passé onze heures. Il m’a dit des horreurs d’une Révolution à venir, possible. Mon sanz s’est glacée. J’ai souvent entendu raisonner sur cela, j’y restais froide.
Aujourd’hui ! Ah aujourd’hui !! Monsieur, je viens d’envoyer ma lettre à mon mari. Après avoir donné toute satisfection à ma fierté offensée je n’ai pas pu m’empêcher, avant de la fermer, de laisser cours à un peu de tendresse. Il m’a semblé si dur pour moi comme pour lui, après tant d’années d’union de ne lui envoyer qu’une lettre bien froide. Il y a deux jours que je n’ai relu la sienne. Je ne veux plus la voir. Ce que je vous dis là, ce que je fais c’est de la faiblesse. Vous me voulez telle que je suis ; et bien vous me voyez Monsieur. Je n’ai pas besoin de vous dire que je me tiens dans mon salon le soir.
Demain vous reverrez vos enfants. Quand vous embrasserez votre fille aînée tâchez de vous souvenir de moi, car je l’embrasse de tout mon cœur. Adieu Monsieur. Ce mot qui marque si péniblement l’absence comme il est devenu pour nous le signe charmant de la présence, on du moins de la plus douce illusion. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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31. Paris, Lundi 28 août 1837 2 heures

Il me faut une lettre commencée, quand je ne ferais qu’y placer le numéro. C’est donc pour cela tout seul que vous me renvoyez à ma table. Mais Monsieur, je suis bien lasse. J’ai beaucoup écrit. J’ai trop de correspondances, elles m’ennuient, & je ne sais comment les secouer. J’ai marché malgré la pluie, car il pleut, mais ce temps me convient mieux que la chaleur. J’ai même eu froid cette nuit. J’ai repris mon couvre-pied. Comment êtes-vous ? Cette irritation à la gorge vous a-t-elle enfin quitté ? Je veux savoir cela. Je veux tout savoir. Je vous en donne bien l’exemple cette heure-ci et les suivantes me sont bien dures à supporter. Je ne puis fixer mon attention sur rien, pas même sur les livres que vous m’avez laissés. Je les prends, je les quitte. Je me couche sur mon canapé. Je m’y assieds, je change de place. Je me promène dans le salon. Je ne regarde plus dans les glaces. M’y voir seule, c’est si triste ! Monsieur, que les heures sont longues. Je relis deux lettres. Elles me font tant de bien. Mon âme en est si doucement caressée. Que de vœux elles m’arrachent. Que de prières j’adresse au Ciel, que de promesses, je me fais à moi-même ! Il me semble qu’à nous deux rien n’est impossible. Que nous pouvons défier les hommes. Ah ! Qu’on ne vienne par troubler mon bonheur car j’oublierais tout, plutôt que de m’en séparer. Monsieur, voilà une parole bien coupable, & cependant, je sens que le fond de mon cœur ne l’est pas. Jamais au contraire, il n’a été rempli par de plus doux, par de plus nobles sentiments, par des sentiments plus religieux. Ah, que vous m’avez fait de bien !
Mardi 9 heures. Le N°27 est là. On me l’a remis lorsque je rentrais de ma première promenade. Je l’ai portée dans mon cabinet, & là sur mon canapé je l’ai ouvert. C’est charmant des lettres, vos lettres, mais il y a quel que chose de mieux que cela ! J’ai fait hier une promenade accoutumée, mais il n’y a pas eu moyen de marcher, il a plus à verse tout le jour, il pleut fort à matin, mais j’ai perdu patience, et j’ai marché un peu dans l’eau comme s’il faisait sec. J’ai hâte de vous dire que j’ai changé de chaussures parce que vous iriez peut être vous mettre en tête que j’ai pris froid. Monsieur, c’est incroyable toutes les pauvretés que je vous dis et tout ce que je vous prête d’inquiétude pour la santé. Cela ressemble singulièrement à la table de thé. Vous le voulez bien n’est-ce pas ?
J’ai commencé ma soirée hier avec quelques ennuyeux, les Stackelberg et autres, je l’ai mieux fini, avec le duc de Noailles qui est venu passer deux jours à Paris pour moi. Nous avons eu des plaisir à nous revoir ; nous avons très vite bavardé & je l’ai renvoyé à 11 heures.
Le mérite que je lui trouve c’est d’être de très bonne compagnie ; de savoir un peu tout, & de prendre intérêt à tout ce qui a occupé ma vie extérieure, ainsi d’être curieux des personnes qu’il n’a jamais vues dès qu’elles ont de l’importance. Ce qui me frappe en général dans les Français c’est leur parfait dédain pour tout ce qui n’est pas France et Français. Ils se regardent comme seules dignes d’occuper la scène, les Piscatory sont fort nombreux. Il me parait que les français méprisent parfaitement tous les autres peuples en masse et en détails. Ils font exception pour les Anglais, & ceux-là ils les détestent parce qu’ils leur portent envie. Ils cachent cela sous une même forme de silence ou d’indifférence pour tout sujet étranger.
Dès le commencement, de mon arrivée ici vous êtes le seul qui m’ayez adressé quelques questions sur l’Angleterre. Depuis, et avant même notre mois de juin chaque fois que nous causons ensemble. Vous me meniez sur terre étrangère, vous interrogiez même la petite Princesse. Tout cela je l’ai bien remarqué. La vraie supériorité n’est pas méprisante. Monsieur j’aurais bien de belles choses à vous dire la dessus, ainsi qu’une observation toute récente que j’ai faite ici sur quelqu’un mais je vous parle là de choses qui sortent de mon sujet, de mon sujet musique. J’y ai presque du remord.
Je viens de recevoir un billet dans lequel il y a cette phrase. " Vous êtes seule je crois, c’est-à-dire que l’objet de vos respects s’est éloigné." Je n’ajoute ni ne retranche pas un trait de plume. Je n’ai pas de lettre de mon mari. Les N° précédents le dernier ne m’arrivent même pas. Au fond cela me repose. En fait de lettres je ne veux que les vôtres, je ne veux lire que cela, penser qu’à cela. Mon médecin me trouve mieux je veux bien le croire, mais il n’y paraît pas.
Adieu monsieur vous voilà au bord de la mer, ou du moins vous allez y être ? J’achève cette lettre à midi. Encore cinq jours, cinq grands jours c’est-à-dire que dimanche à cette heure-ci ; mon cœur battra déja bien fort. Adieu, adieu Dearest.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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33. Mercredi 30 août 3 heures

J’ai écrit bien des lettres. Vous me l’ordonniez ce matin. Mais il me parait impossible de quitter ma table sans en commencer une pour vous. Je viens de relire, et de faire plus que cela, vingt fois au moins, votre lettre. Elle est là devant moi et moi je suis à côté d’une place vide aujourd’hui, & que personne n’a occupée que moi depuis Vendredi. J’ai toujours les yeux tournés à gauche, & il me semble cependant que mon cœur doit tourner à droite pour aller vous chercher chacun fait son exercice & son devoir ; qu’ils seront à l’aise, occupés, reposés, ravis dimanche ! Monsieur croyez vous que dimanche arrive ? Vous êtes en route dans ce moment. Il me parait que vous devez dîner au Val Richer. Je voudrais vous y savoir de retour. Ce petit voyage, qui sait, vous aurez été exposé, l’air de la mer est vif, n’allez pas tomber malade, je ne resterais pas à Paris.

Jeudi 31. 9 heures
Je viens de faire un acte de vertu. J’étais au bas de l’escalier lorsqu’on me remet votre lettre. Je l’ai prise avec moi, elle est restée intacte pendant que j’ai fait le tout des Tuileries. Je la tenais bien serrée dans ma main enfin je ne l’ai ouverte qu’en rentrant. Quel bon régime ! Tous les matins une longue promenade, en rentrant une lettre. Il y a un régime plus doux que celui-là. Je ne puis pas dire meilleur comme santé, mais c’est égal. Je suis meux, je ne serai plus si faible.
M. de Noailles vint me voir hier matin, il me prit de le mener à Passy. Arrivés là Mad. Récamier ne le reçut pas ce qui me valut son bras pour ma promenade au bois de Boulogne. Nous causâmes de tout, la vicomtesse de Noailles est de retour d’Allemagne. Elle a vu l’ancienne famille royale. Elle dit de M. le duc de Bordeaux qu’il a un beau visage, mauvaise. Tournure, point de grâce, & qu’il est malhabillé. Elle trouve qu’il est plus retardé que développé pour son âge. Sa conversation se ressent de l’habitude de vieilles gens. Mademoiselle est charmante. Le duc & la duchesse d’Angouleme se font appeler roi et reine. Voilà le bulletin de Kirchberg.
Je fis mon diner hier plus tard que de coutume. Après, je marchai un peu avec Marie. Il fit trop froid pour la voiture ouverte.Je passais ma soirée entre M. de Noailles & Pozzo, beaucoup de haute politique, un peu dans le passé, beaucoup dans l’avenir. Eh bien, Monsieur, je m’ennuyai, je baillai, qu’est-ce que c’est ? Je ne puis plus causer avec personne. Vous m’avez trop envahie ; je vous ai trop donné tout, mon esprit comme un cœur. Je vous ai trop écouté. Je ne sais plus écouter personne. Et puis après ces huit jours, les plus beaux de ma vie ; vous me quittez ! Moi qui hais la solitude, je crois qu’aujourd’hui je m’en accomoderais mieux que de la causerie qui ressemble si peu à la vôtre. Je crois encore que dans le choix. J’aimerais mieux le tout petit bavardage dont vous n’approchez jamais, que ces entretiens qui cherchent à se rapprocher de vous sans jamais y atteindre. Pozzo a bien de l’esprit cependant, mais je le trouve quelques fois décousu. A propos, rien ne l’embarrasse comme lorsqu’on lui fait des questions sur l’Angleterre en ma présence. Il a un peu le sentiment que je pourrais y répondre aussi bien que lui, il n’aime pas cela. M. de Noailles en fit la remarque hier après qu’il nous eut quittés.
Il y a dans votre lettre ce matin un mot qui m’a paru fort comme "Qu’on a d’esprit dans le cœur." ! & je me suis mise à penser, repenser où je l’avais entendu qui me l’avait dit. Après. beaucoup de recherche dans ma mémoire j’ai trouvé que personne ne me l’avait dit mais que moi je l’avais écrit un jour à M. de Metternich, & voici pourquoi je m’en souviens, c’est qu’il me fit sur ce mot six pages d’écriture qui m’ennuyèrent à la mort, & qui me firent un peu regretter l’esprit que je venais de mettre dans mon cœur. Le cœur y perdit bien aussi quelque chose, car il ne faut pas m’ennuyer. N’ayez pas peur Monsieur je ne vous ennuierai pas. J’aime ce que vous me dites. J’ai regret de l’avoir pensé pour un autre que vous, mais vous le voyez. Cela n’a pas été long mon Dieu que j’aime à vous dire tout, tout. Mais il faut que vous soyez là auprès de moi, tout près. Qu’il y a loin encore jusqu’au moment où vous y serez. Que je vous remercie Monsieur, de tout vos arrangements de tous vos calculs pour les lettres.
Vous me soignez comme un enfant, comme un enfant malade, un enfant qu’on aime. Ce sera toujours comme cela n’est-ce pas ? Cela me donne même l’envie d’être toujours un peu malade. Voulez-vous avoir du style anglais, bien anglais, voici lady Granville. Je ne sais si elle vous divertirait comme moi ; mais elle a tellement le privilège de me divertir que tout ce qui me vient d’elle m’amuse. Midi. Je viens de parcourir les journaux. Comment le duc d’Orléans part pour l’Afrique ! Et Compiègne donc ? Mais cela ne nous dérangera pas n’est-ce pas ? Dites le moi bien vite, non vous n’aurez plus le temps par lettre, vous viendrez me le dire, oui oui vous viendrez. Adieu vingt fois mille fois adieu, & d’une si douce façon. Adieu. Je reçois dans ce moment un billet de M. Molé qui me dit qu’il y a un peu de choléra à Paris. Venez donc me dire ce que j’ai à faire. J’ai peur. Quand vous serez près de moi je n’aurai plus peur. Venez-je vous en prie. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°32 Du château de Compiègne, Mardi 5. 10 heures 1/2 du soir.

On vient de se séparer. Je remonte chez moi. Je ne me coucherai pas sans avoir causé un moment avec vous. J’ai eu ce matin un vif déplaisir. Je m’étais promis de vous écrire un mot avant de partir. Il m’est odieux de vous laisser tout un jour sans lettre, sans un signe de vie de moi, quand ce jour-ci comme tous les jours, loin de vous comme près de vous, mon âme est pleine de vous ; quand le sentiment de votre présence ne me quitte pas plus que celui de la vie. Il n’y a pas eu moyen. J’étais à peine levé que deux personnes me sont arrivées, puis deux autres. On m’a tenu jusqu’à 9 h. 1/4. Il a fallu partir. Je suis donc parti. Mais les chevaux ont beau courir, l’espace a beau s’étendre entre vous et moi ; vous êtes là, je vous vois, je vous entends ; je recommence nos charmants entretiens, et quand j’ai fini, je recommence encore. Ce sont là des rêves. Madame, des rêves de malade, car l’absence est le pire des maux. Mais que ce papier vous apporte du moins mes rêves ; qu’aujourd’hui, demain en y regardant, vous aussi vous puissiez rêver que je suis là, que je vous parle. La vie dure si peu et s’en va, si vite, et on en perd tant ! à côté de ces moments si beaux que nous passons ensemble, mettez, comptez, je vous prie, tous ceux que nous donnons à qui ? à quoi ? Cela est-il juste ? Cela est-il raisonnable ? Il faut que la société, ses devoirs, ses convenances, ses arrangements soient bien puissants et bien sacrés pour que nous leur fassions une si large part à nos dépens à nous, à nous mêmes.
Je ne suis pas, vous le savez, de nature rebelle. J’accepte sans murmurer les lois de la destinée et du monde. Et pourtant qu’elles nous coûtent cher ! Que de sacrifices à leur faire, et quels sacrifices ! Allons, allons, je ne veux pas me plaindre ; je n’ai point droit de me plaindre ; hier était trop beau, après-demain sera trop beau. Je demande pardon à Dieu de mes paroles inconsidérées. Je lui demande pardon sans repentir et sans crainte. Je ne crains pas que Dieu regarde, au fond de mon cœur. Il y voit tant de reconnaissance pour Ie nouveau trésor qu’il me donne après m’avoir tant ôté ?

Mercredi 6 7 h.1/2
Je me lève. J’ai assez bien dormi. Nous sommes ici peu de monde. M. le Chancelier, le Général Sebastiani et sa femme, le Duc et la Duchesse de Trévisse, Eugène d’Harcourt, M. Lebrun (de l’Académie française), M. Duchâtel et moi. Puis des officiers du camp. J’ai dîné hier à côté de la grande Duchesse de Mecklembourg, excellente personne, toujours prête à s’émouvoir et aussi à s’amuser, frappée, charmée de l’activité qui règne dans ce pays-ci, mais un peu inquiète de tant de mouvement, inquiète des journaux, inquiète des chemins de fer qui vont chercher, dans les coins les plus reculés, tous les esprits, toutes les existences et ne laissent nulle part ni repos, ni les vertus qui ne fleurissent que dans le repos.
Elle voudrait bien mettre d’accord et voir prospérer ensemble tous les bons et beaux sentiments de toute espèce, ceux de l’ancien état social et ceux du nouveau, la fierté individuelle et la sympathie universelle, la grandeur de quelques-uns et l’égal bonheur de tous, la sérénité pieuse et l’activité puissante des esprits. Toutes les idées tous ces désirs un peu vagues et confus, et amenant un certain mélange d’admiration et de crainte, de curiosité et de timidité, d’attendrissement et de réserve, qui est assez intéressant à regarder.
Mad. la duchesse d’Orléans est engraissée et animée.Je n’ai causé avec elle que deux minutes après dîner. Elle espère que l’air de Compiègne guérira mon rhume. J’ai répondu que malheureusement il n’en aurait pas le temps, car j’étais obligé de demander à M. le Duc d’Orléans la permission de repartir demain. Aujourd’hui le déjeuner à 11 h. 1/2. Après le déjeuner une promenade en calèche, je ne sais où, peut-être aux ruines de Pierrefonds. Nous comptons partir demain matin vers 6 heures et être à Paris vers 1 heure. On a dû aller vous le dire. Nous n’avons fait cet arrangement, M. Duchâtel et moi, qu’au moment où nous montions, en voiture. Imaginez que je n’ai vu encore ni Mad. de Flahaut, ni Emilie et pour les voir, il faudra que j’aille ce matin, chez elles dans la ville. Mad. de Flahaut ne loge point au château. Elle y a passé quatre jours, comme toutes les personnes invitées ; mais ses quatre jours finis, c’est-à-dire hier matin, elle en est sortie pour retourner dans la maison qu’elle a louée. J’irai remettre la lettre de M. de Mentzingen entre le déjeuner et la promenade, mais je ne réponds pas de causer beaucoup avec Emilie.
J’attends une lettre ce matin. Je ne fermerai la mienne qu’après l’avoir reçue. Cependant j’ai bien envie de vous dire un premier adieu, sauf à recommencer. Il fait beau. vous êtes encore dans votre lit. Adieu. Vous vous promenez dans une heure aux Tuileries. Adieu. Adieu 9 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Est-elle charmante comme toutes ou plus charmante que toutes ? Je n’en sais rien. Je dirais volontiers l’un et l’autre. Soyez sans inquiétude sur mon rhume. Il serait fini depuis longtemps si je ne l’avais tant secoué, la nuit, le jour, au bord de la mer sur les grands chemins huit jours d’immobilité le dissiperont tout-à- fait. Moi aussi, pendant qu’elle durait, je me suis plaint dans mon âme de la soirée d’avant-hier. Mais j’avais tort. Il ne faut se plaindre de rien quand vous êtes là.
Adieu oui, Adieu, à demain. Vous me conterez en détail votre conversation.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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36. Mercredi 6 7bre 9 h 1/2

Pas de lettres ? J’étais bien préparée à n’en recevoir qu’une petite, mais je ne l’étais pas à rien du tout . Et bien voilà les plaisir de l’absence. et vous croyez que je pourrai me séparer de vous. Tout ce que je puis-vous promettre aujourd’hui c’est de n’être pas inquiète, mais un peu curieuse, et pas contre vous. Je m’en prends à tout le monde. hors vous.
Ma journée hier a été plus triste encore que je ne pensais. Une pluie à verse, des torrents qui ont rendu toute promenade impraticable. J’essayai la voiture fermée & je fis visite à Mad. Durazzo que Je n’avais pas encore été voir depuis mon retour d’Angleterre. Je la trouvai & cela ne m’amusa pas trop. Un mauvais taudis bien humide, bien triste, et au bout de cinq minutes on a fini avec elle.
J’ai lu jusqu’au dîner, & puis je ne sais plus lire. J’ai arpenté mon salon en long en large, voilà ma promenade, et le soir l’Ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, & un Russe ignoré de vous. Le comte Pahlen était à St Cloud.
Vous voyez que mes distractions n’ont pas été grandes. J’errais dans le château de Compiègne que je n’ai jamais vu. Je me figurais un peu Windsor ses magnificences, son élégance. Ce Roi venant arranger le matin mon appartement, s’y placer fleurs que j’aimais, & recommandant au service de mon appartement de me dire, lorsque mon mari ne l’entendrait pas, que c’était lui qui avait fait tout cela, et puis cette belle galerie que je traversais pour me rendre dans le salon du Roi, et où il avait toujours soin de se tenir sur mon passage pour me dire le bonjour familier avant le bonjour officiel et puis ces petits mots galants à table, ces recherches de tout genre. Après le dîner une musique admirable, tous les airs que j’aimais, ce Roi (c’est de George IV que je parle) spirituel, aimable cherchant à me plaire, à m’amuser.
Savez vous pourquoi je vous dis tout cela ? pour que vous sachiez, que si hier toutes ces séductions se fussent rencontrées sur mon chemin, ma pensée toute entière eut été à vous, auprès de vous. Et que si Mad. la duchesse d’Orléans a arrangé les fleurs de votre chambre à coucher je ne vous en crois pas moins obligé de souper à l a Terrasse, et toujours & sans cesse.

1 heures. Ah, voici la lettre. Ainsi donc elle met plus longtemps à venir attendu que vous êtes plus près. Cela n’est pas fort logique, mais que c’est charmant d’avoir une lettre, la tenir et comme je la tiens ! Je ne sais pas trop si je dois vous envoyer celle-ci, vous me faites presque une promesse qui m’en dispenserait ; Mais comme cela ne semble pas absolument sûr, et que vous êtes capable d’aimer, de désirer des lettres comme je les désire, comme je les aime je vous envoie celle-ci Monsieur, & je la charge de tout ce que me portait la vôtre. Je rentre d’une longue promenade aux Tuileries, je m’y suis promenée avec M. de Mëchlinen et un gros rhume que vous m’avez laissé. J’aime mieux mon rhume. Je l’aime même beaucoup. M. de Mëchlinen à force de m’ennuyer est parvenu à me faire rire. Et maintenant me voilà très parfaitement heureuse jusqu’au moment où je le serai trop. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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37. Paris jeudi 14 septembre
10 1/2

J’ai tant à vous dire ; j’ai vécu si longtemps depuis le moment où vous m’avez quittée que je ne sais où commencer dans ce moment je suis plus remplie de mon réveil que de toute autre chose. Qu’il a été doux. Charmant ! Que j’ai été attendri de tout ce que vous me dites et de ce que vous ne me dites pas. Que je vous sais gré de ce que vous ne me dites pas, et que vous eussiez pu me dire ; de ce que vous indignez sans le marquer. Il n’y a pas une nuance qui m’échappe. Tout est converti en trésors dans mon cœur. Je vous remercie Monsieur, je vous remercie de savoir si bien me plaire, en tout, toujours ; et d’être sans cesse pour moi inattendu, quoique le même. Ah ! Que j’aurais de choses à vous dire sur cette lettre, que je la relirai, que je l’aime ! Elle a été très bien logée, il faisait froid, elle a eu chaud et moi aussi. J’attendais avec impatience le moment de nous établir confortablement l’un et l’autre.
Mon ambassadeur l’a un peu retardé, il est resté seul avec moi depuis dix-heures 1/2 & jusqu’à 11 1/2 J’avais eu M. & Mad. de Stackelberg le duc d’Assuna, et Pozzo ; avec celle- ci le commencement de ma soirée de 9 à 10. à 8 1/2 ! Je me suis placée à mon piano, j’ai joué la Gazza. Marie m’avait quittée de bonne heure pour aller à l’opéra. Mon dîner a été triste.
Avant le dîner, je m’étais promenée au bois de Boulogne, j’ai marché dans notre allée jusqu’à ce que la pluie m’en eu chassée, et je m’étais mi en voiture au moment où vous m’avez quittée. Je vous ai fait marcher à reculons Monsieur, je vous ramène à ce moment si pénible, dont je repousse le souvenir en même temps que je le caresse. Ce moment que je suis si pressée de voir effacé dans onze jours. Onze n’est-ce pas ? Vous ne m’avez pas dit clairement si c’était Le 24 ou le 25 Je prends le pire, le 25. Ce ne peut pas être plus tard ? Je me rappelle cependant que vous m’avez nommé dimanche. Dimanche est le 24, sera-ce dimanche ?
M. de Pahlen était bien noir hier. Il n’a pas vu M. Molé depuis le jour de son arrivé, tout est bien froid entre nous. Dans ces cas là Pahlen court au galop, et il assène vite à une charge de Cavalerie. Monsieur voilà une chose que nous n’avons pas mise dans notre avenir. Celle là me fait quitter la France. M. de Pahlen a fait aux Russes résidant à Paris, la déclaration qui lui a été présenté. Il leur a intimé l’ordre de partir, il n’a pas celui de l’exécuter.
Il a fait une nuit épouvantable les coups de vent m’ont réveillée souvent. J’avais froid pour vous ; étiez-vous bien garanti ? Il me semble que oui. Et maintenant vous voilà chez vous. Il sonne midi je viens d’achever ma toilette. Votre petite fille aura été bien heureuse. Je vois tout ce ménage si joyeux de votre retour, vous l’êtes aussi, soyez le tout-à-fait. Oubliez un moment mes larmes. Vous ne les avez pas vues ; mais vous avez pensé qu’elles couleraient, & vous avez pensé vrai. Je sais m’affliger comme je sais jouir. Tout est un peu extrême en moi. Ne le pensez vous pas ? Je ne sais pas un régler, vous avez encore bien à faire pour me rendre digne de vous. Vous avez tort de me dire de rester comme je suis, encouragez-moi plutôt à devenir plus modérée plus patiente, à me livrer moins à l’impulsion du moment, à jouir plus tranquillement du bonheur que le ciel m’envoie, n’accepter avec plus de résignation des contrariétés inévitables. Je me raisonne admirablement, je me crois bien sûre de mon fait, et cinq minutes après, je fais naufrage Aidez-moi, guidez moi, ordonnez oui ordonnez.
Je m’en vais marcher sous les arcades il pleut à verse. Je suis bien aise qu’il fasse triste. Le soleil serait une moquerie une insulte. Je n’attends le soleil que le sountag, et je l’attends avec Sehnsucht que ce mot dans votre bouche m’ a surprise m’a charmé en voiture lors que nous allions au palais des beaux arts. Je ne sais pourquoi ce mot m’a paru en encouragement ? Vous l’avez dit alors sans rien ni raison et parla même il m’a semblé y voir quelque chose. Y avait-il quelque chose ? Je ne crois pas aujourd’hui mais alors je croyais, j’arrivais à croire.
Monsieur j’avais alors déjà bien des jouissances qui vous étaient inconnues. En tout il me semble vous avoir toujours devancée aujourd’hui le pas est égal. Adieu. Adieu. Adieu, mille fois adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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38. Paris, vendredi 16 septembre 9 heures

Vous avez si bien raisonné sur la pauvreté de nos ressources, vous m’aviez si bien démontré la misère d’une lettre que j’ai presque lu sans plaisir celle qui est venu me trouver ce matin dans mon lit, & j’ai béni notre bonne invention qui nous vaut à moi du moins, un instant de transport & de bonheur. Voyez monsieur, ne raisonnez pas tant, ne me montrez pas ces tristes réalités. Quoi ? Vous créez la peine & vous prenez encore à tâche de me la bien définir, bien expliquer, de me montrer qu’il ne me reste pas un pauvre petit plaisir ! Savez-vous ce qui eut mieux valu ? C’était de me dire à quoi vous avez employé cette longue nuit ; si vous avez dormi, veillé, rêvé. Si vous avez eu froid ou chaud. Vous avez cent fois plus d’esprit que moi et dans ces cas-là je ne vous l’envoie pas, j’aime mieux ma bêtise.
Moi Monsieur, je ne disserte pas. Je pleure, oui je pleure ; cela me fait du bien, et puis je pense que j’aime à vous le dire, à vous rappeler nos jours, à les espérer encore, à vous raconter tous les petits incidents des moments passés sans vous, à vivre encore avec vous de cette manière. Est-ce que je vous fais de la peine Monsieur ? M’aimerez-vous moins si je vous ressemble si peu. Mais non, cela n’est pas possible. Tout ce que je pense vous le pensez. Je suis heureuse de le croire, d’en être sûre. Et bien je suis sûre que vous lisez tout ceci avec plaisir ; je voudrais égayer votre cœur, en lui donner que de la joie, je suis si bien que c’est là tout mon vœu, Il me semble presque que c’est mon devoir. Vous me donnez tant de bonheur, je voudrais embellir votre vie. Je le fais n’est-ce pas ? Vous êtes content de moi. Monsieur, comment suis-je arrivée à vous dire tout cela ? Je ne le sais plus ce que je sais c’est que je vous aime, je vous aime ! Et je m’occupe du 25, & jusque là je veux que vous me disiez tout ce que vous faites. J’aime les détails, j’aime à vivre avec vous dans votre intérieur.
Voyons ma journée hier. J’ai marché avant mon lunchon sous les arcades ; à 2 heures j’ai vu le comte Frédéric Pahlen frère de l’ambassadeur après lui, le prince Paul de Wirtemberg, qui est plein d’espoir que le mariage ne se fera pas. Après encore la petite princesse, que j’ai ramenée chez elle. Le bois de Boulogne ensuite, notre allée et d’autres où j’ai marché.
En revenant je suis allée chercher un piano. J’ai lu avant mon dîner ; je me suis reposée après, et j’ai passé ma soirée entre la petite princesse & mon ambassadeur. Nous avons dit des bêtises. Je me suis levée pour aller chercher La lune à dix-heures. Elle n’y était pas. Il y avait de vilains nuages noirs entre vous et moi. J’ai repris tristement ma place ; à onze heures 1/2 je me suis couchée. J’ai pris la lettre sans N° avec moi, j’ai bien dormi, et le voici il me semble qu’il est impossible de vous ennuyer plus complètement que je ne le fais. Aujourd’hui sera comme hier et vous le saurez encore.
J’ai eu une longue lettre de lady Cowper. Jamais il n’a été question de M. Stöckmar. Il est parfaitement décidé que la Reine n’aura pas de private secretary, et jamais ce n’eut pu être un étranger. Elle expédie les affaires avec ses Ministres. dans toute communication écrite avec eux, c’est elle seule qui ouvre & ferme, les boites, et dans les affaires moins secrètes elle se fait aider par son private purse; espèce de secrétaire subalterne, & Miss Davis une de ses filles d’honneur. L’arrivée de Léopold a fait du bien dans le ménage. La Duchesse de Kent porte un visage moins sombre ; il lui a démontré l’inutilité de sa mauvaise humeur. La petite reine est fort gaie, fort contente, & en fort grande amitié avec sa tante la reine des Belges.
1 heure. Je rentre d’une longue promenade à pied. Il fait horriblement, sale mais il me faut de l’exercice. Il me semble que la guerre civile est terminée en Portugal, & très pitoyablement pour les Chartistes. Adieu Monsieur si vous me dites encore que les mots sont des bêtises & que les mots écrits sont plus bêtes encore ? Savez-vous comment je vous répondrai ? par une lettre de quatre pages où il y aura adieu adieu & rien que cela bien serré, oui bien serré bien long.
Adieu car je vous dis trop de bêtises, adieu donc. J’avais déjà fermé ma lettre, apposé le sceau. J’ai voulu relire la lettre que vous m’avez remise de la main à la main. Ah quelle lettre ; qu’elle me fait frémir de joie. Il ne faut pas, que je la lise trop souvent, mais j’y reviendrai, une fois le jour, c’est permis, c’est possible. Je n’y manquerai pas jusqu’au 25. Ne dites pas que les paroles c’est peu de chose. Ces paroles sont tout. Que je les aime ! Monsieur vous voyez bien que d’adieu en adieu, il faudra bien que vous arriviez jusqu’à celui-ci. Adieu

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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39. Samedi 16 Septembre 9 h.

Vos douces paroles sont venues me trouver dans mon lit. Je vous remercie. Vous ne savez pas comme j’ai besoin de vous quand vous n’y êtes pas. Je vous l’ai dit vingt fois le jour il me vient la pensée que votre affection ne peut pas être ce que j’imagine qu’elle est lorsque vous êtes présent. Ce n’est pas vous qui êtes l’objet de ce doute c’est moi qui le suis. Et plus je vous montre tout ce que je suis pour vous plus je me persuade, quand vous êtes loin, que je perds dans votre estime ; que vous pouvez être touché de l’affection que je ressens pour vous, mais qu’elle vous parait trop vive, trop en dehors qu’elle doit vous lasser. Et puis quand je suis dans ce train de réflexions je vais vite à l’extrême, et j’étais triste hier, bien triste.
Le soir à ma table ronde je n’écoutais personne. Je regardais à la montre. Je voyais bien l’heure où vous remontez dans votre chambre, où vous me dites que vous vous enfermez avec moi. Eh bien, j’en ai été saisie comme d’un mauvais moment. Un moment où vous retraçant tant d’heures passées ensemble vous pourriez peut être en regretter l’emploi. Je vous vois Monsieur, je vois le mouvement d’indignation avec le quel vous repoussez en méchantes paroles, vous n’avez pas besoin de me répondre mais laissez moi vous dire tout ce qui traverse ma tête. Et trouvez-y autre chose, s’il est possible qu’une preuve de plus, que ma vie entière est attachée au bonheur dont je jouis aujourd’hui, & que je suis éperdue à la seule pensée qu’il puisse éprouver la moindre diminution. Encore une fois Monsieur je le trouve trop grand, je ne m’en trouve pas digne, & quand de flatteuses paroles, telles que vous me les écrivez aujourd’hui viennent me rehausser à mes propres yeux. Je suis heureuse, je vous crois, je porte la tête plus haut et le cœur plus rempli que jamais de ma félicité !
Mais savez-vous donc Monsieur ce que j’ai fait hier ? J’étais pressée de vous le dire et voilà que je m’égare En revenant du bois de Boulogne j’ai été reporter deux livres. J’ai demandé à entrer la portière est venu ouvrir les volets, j’ai tout vu tout regardé, touché. Les portraits comme je les ai regardés ! Ah Monsieur que suis je devenue quand j’ai aperçu le petit tableau contre la porte. Cette tête, cette tête chérie couchée sur ce canapé ; cette figure blanche auprès, anxieuse, caressante. Ah quel mouvement de jalousie, d’horrible jalousie s’est emparée de moi. Il ne faisait pas assez clair pour que je puisse lire les vers écrits dessus. Je n’en avais pas besoin, je ne le voulais pas. Je suis restée devant ce petit tableau. Son souvenir ne me quitte pas. Vous ne m’aviez pas parlé de ce tableau. Vous pensiez peut être qu’il me ferait de la peine ! La portière voyant comme ce tableau m’occupait me dit : " Monsieur était sujet à des migraines." Marie, car elle était avec moi, se mit à rire. Le rire de Marie, le dire de la portière tout cela augmenta mon horrible tristesse. Je fus prête à fondre en larmes.
Monsieur je ne puis pas supporter ces images, & vous ne me direz jamais jamais rien qui rappelle qui ressemble à ces scènes d’intimité. Ma visite se borna à ces quatre chambres. Je ne puis pas demander à voir l’étage supérieur, Marie était avec je redescendis triste, & cependant heureuse. Il me semblait que j’avais pris possession de ces quatre chambres. Mais ce petit tableau, Monsieur, ce petit tableau me serre le cœur.
La petite fille est jolie, elle me parait charmante. D’après ce qu’on m’a dit de votre fils je crois qu’il était mieux que le portrait. L’un des fils de lord Grey doit lui ressembler excessivement et il est bien beau. Je quitte votre maison. En rentrant je trouvai un billet dans lequel il y a ceci : "Depuis deux jours seulement il est parti. J’ai suivi sa marche. Et je comptais aller contribuer pour ma petite part à combler le vide que son absence doit vous laisser. Vous. voyez que je me rends justice et que Je ne m’en fais pas à croire." J’ai pensé que ceci vous divertirait.
Ma société se composa hier au soir de la petite princesse, son mari, Mad. Durazzo, l’ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, le comte Médem, Pahlen, M. Sueyd, & Mëchlinen. Celui-ci nous le chassâmes, ou à peu près vous avez fait comme de raison la conquête d’Adair, il trouve que vous connaissez l’Angleterre mieux que lui.

1 heure. J’ai beaucoup marché, presque jusqu’à me fatiguer. L’air est lourd, chaud & triste. Le soleil ne vient pas, je n’en ai pas besoin. J’ai pensé, rêvé tout le temps. Je pense, je rêve bien plus encore que je ne faisais à votre premier retour au Val-Richer tout ce qu’il y avait alors en moi est doublé. Ah que je suis heureuse & triste !
Votre buste ressemble, mais je ne l’aime pas. Il est si raide. J’ai vu le dessin de la campagne, enfin j’ai tout vu. Marie a regardé cela comme une visite classique. Elle était si curieuse de votre habitation ! Quand y reviendrez- vous pour y rester ? Ah, il n’y aura que cela de bon. Un bonheur bien réglé, bien établi. Adieu. Adieu, & comme je vous dis cet adieu ! Tâchez de bien le comprendre.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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40. Samedi 2 heures 16 7bre

Je pense avec ravissement que samedi prochain je ne vous écrirai plus. Monsieur je ne sais comment le temps passe sans vous. & il passe cependant ! Dites-moi bien tout ce que vous faites, quand vous vous promenez ! Il me semble que vous devriez être dehors dans ce moment avec votre petite fille. Je la crois bien bavarde. Elle doit bien vous amuser vous distraire, savez-vous jouer avec des enfants ? Que je voudrais regarder tout un jour dans ce Val-Richer.

Dimanche, 9 heures. Voilà votre N°36. Quelle bonne, quelle charmante lettre ! Je jouis du bonheur que vous donnent vos enfants. Il n’y a pas un mouvement d’envie dans ce sentiment là. Ce bonheur est fini pour moi, mais je suis heureuse de vous voir le goûter. Parlez moi de vos enfants beaucoup toujours. Vous êtes peinée de ma solitude ! Imaginez donc ce qu’elle était avant le 15 juin ! Avec tant d’amour, tant d’ardeur, tant de capacité d’aimer ! Et bien j’aimais ces tristes souvenirs, j’adorais ces images chéries, je ne m’occupais que d’elles. Je désirais le ciel, c’est là que je vivais, et j’acceptais l’existence que je m’étais faite à Paris, comme la chose du monde la plus passagère ; l’idée même de n’y être pas fixée flattait ma pensée dominante. Une mauvaise auberge en attendant une bonne demeure. Tout en moi était d’accord avec cette pensée là. Je cherchais à me distraire mais c’était pour passer le temps. Il me paraissait devoir marcher plus vite ici qu’ailleurs, c’est pourquoi j’avais choisie Paris, et la rue Rivoli pour bien regarder ce ciel ! Monsieur le vue du ciel est une grande douceur. Vous y avez bien regardé n’est-ce pas ? Monsieur, c’est affreux, c’est horrible d’être restée sur cette terre !

10 heures Je continue je n’ai pas pu continuer tantôt. Eh bien Monsieur le 15 juin est venu. Ne me plaignez plus aujourd’hui de ma solitude. Mais ne m’y laissez plus retomber. Tuez-moi plutôt. Vous savez bien que je vous dis vrai. Ce serait un bien fait. Comme vous me connaissez ! Comme tout ce que vous me dites sur mon compte me frappe de vérité. Vous me faites faire ma connaissance. Vous voyez que je suis sur le chapitre, des petites contrariétés, & de l’effet qu’elles font sur moi. Vous m’expliquez moi admirablement. Vous devez m’avoir bien regardée. Vous avez mis jusqu’ici beaucoup de bienveillance à cet examen, montrez moi mes défauts. Je vous en pris corrigez-moi, reprenez-moi. Vous verrez comme je serai docile. Monsieur j’ai si envie de vous plaire, de vous convenir en tout, en tout !
J’ai passé hier deux grandes heures au bois de Boulogne. Je me suis assise sur ce que Marie appelle votre banc. Je ne suis pas sortie de cette allée. J’y marchais avec vous. J’ai passé chez la petite princesse un moment avant le dîner. Elle n’est pas venue le soir. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai vu que Pozzo, M. Aston, une autre Anglaise & une grande dame Russe, Mad. de Razonmofsky. Ah mon Dieu quelle espèce ! 70 ans ; des roses sur la tête, une toilette à l’avenant. Et puis l’Empereur m’a dit cela, j’ai envoyé des robes à l’Impératrice ; & des petites manières, et enfin tout ce qu’il faut pour me faire frémir à la seule pensée de vivre dans un pays où l’on porte des roses à 70 ans. Ah ma patrie, comment êtes-vous ma patrie ?
La petite princesse m’a montré hier dans la presse un article sur moi & vous. ll n’y a rien dont j’ai à me plaindre, mais vous savez combien j’aimerais mieux que mon nom ne parut jamais jamais.
Pozzo resta fort tard hier. Il m’amusa un peu. Il y a dans ses récits quelque longs qu’ils soient et un peu rebattus pour moi, toujours des drôleries nouvelles, de la farce italienne, une manière originale qui en fait toujours un petit spectacle. A dire vrai hier même sans cette bouffonnerie il m’aurait endormie, car c’était incohérent. Tout 12, 13 & 14 dans une demi-heure. Mais quand il m’est venu aux conférences de Prague, et qu’après une nuit passée inutilement à émouvoir cette grave & raide Autriche personnifiée dans M. de Metternich, Pozzo s’était endormi de guerre lasse, & que je ne sais plus qui vient le secouer à 9 heures du matin pour lui dire " Réveillez vous belle endormie, l’Autriche entre dans la coalition, & l’Europe va à Paris." On ne résiste pas à la belle endormie, elle vous réveille tout de suite.
Je viens de recevoir une lettre de M. de Noailles qui me donne bien des remords. Je vois que je lui ai fait bien de la peine. Il me le dit sur un ton qui me plait. Il ne veut plus de personne & me charge de le dire aux Schönberg & Pozzo & Pahlen. Ceux là seront un peu désappointés et ne trouveront pas du tout comme lui que je vaille la peine de rompre une partie qui leur faisait grand plaisir. Mais plus j’y pense & plus je trouve que je fais bien de n’y pas aller. Il me faut toute ma longue toilette ; il me faut un tour aux Tuileries avant l’église, & comme c’est dimanche il faut que ma lettre soit mise à la poste avant que j’en revienne. Je vous dis donc adieu. Adieu Monsieur je compte bien sur un bon accueil à ce vilain mot, et je fais pour cela des avances très tendres. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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43. Mercredi 25 Septembre 9 1/2

Que nous sommes loin l’un de l’autre Monsieur. Vous allumez vos cheminées lorsque j’étouffe à Paris. Depuis trois jours la chaleur est excessive, et pour ma part elle m’empêche de dormir. Venez-vous chauffer ici ; il y fait charmant. Ce tableau est donc bien récent, il est de cette année-ci peut être de notre année ? Je l’ai devant les yeux sans cesse. J’ai passé une très grande partie de la matinée, hier au bois de Boulogne. Je perds tant de temps à ces promenades que je ne parviens pas à prendre en main un livre. Après mon dîner j’essaie de me faire lire par Marie, elle m’endort. C’est si monotone. Je regrette mes yeux.
J’ai eu mes habitués hier soir. Mon ambassadeur Pozzo, la petite princesse, M. Sneyd, M. Aston, et puis le duc de Valençay et M. de la Redorte comme extraordinaires. Vous savez que celui-ci est fort épris de la duchesse de Sutherland. Il me dit que M. Thiers sera à Valençay sous peu de jours. Votre futur gendre étonne tout le monde par sa haute taille, on dit que c’est presque un géant, fort beau & ressemblant à mon empereur. Il porte l’uniforme et la cocarde russe !
Je vous dis rien du tout aujourd’hui. Je fais pénitence pour hier, ou je vous disais trop. Vous savez que c’est ma manière. Demain peut être je retoucherai. Il n’y a rien de plus charmant que mon appartement dans les heures de la matinée. Vous ne sauriez croire comme il est gai, frais, clair. Vous n’avez jamais vu notre cabinet de bonne heure, il vous plairait. Je tiens beaucoup à un local gai, à du soleil surtout. Mon humeur s’en ressent toujours. Il me faut le côté du midi. Je ne puis pas concevoir que je sois née au 60 ème degré de latitude ; je ne puis rien concevoir de mon passé, je ne conçois que mes malheurs. Ceux là sont toujours devant mes yeux dans mon cœur ; tout le reste m’est incompréhensible. Je ne suis entrée dans ma vraie nature que depuis trois mois. C’est bien là ce qui lui convenait, ce qu’il fallait qu’elle trouvât ici bas ne le trouvant plutôt, sous d’autres auspices, je n’aurais pas pu lui consacrer ma vie. Aujourd’hui tout est accompli, et je n’ai plus que cette vocation entre moi et l’éternité. Je m’y voue, je m’y livre toute entière avec bonheur avec confiance, car vous me l’avez dit, Dieu voit cela avec plaisir, et vous êtes pour moi la voix de Dieu.

1 heures Je viens de marcher pendant une heure sous ces ombrages si frais. Vous m’avez quittée il y a huit jours, je n’en compte plus que quatre n’est-ce pas ? Mais répondez-moi donc. Je n’ai pas reçu un mot de mon mari ni de mon fils qui est avec lui. J’espère en recevoir la réponse à ma lettre que lorsque vous serez auprès de moi. Quelle qu’elle soit je saurai mieux la supporter. Adieu monsieur, adieu. J’ai bien envie de dire un jour à M. Molé pour calmer ses inquiétudes qu’il n’y a rien que je vous dise avec plus de plaisir que ce mot adieu. En vérité c’est un drôle de goût que nous avons là. Adieu donc adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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45. Vendredi le 22 Septembre.
10 heures

Je n’avais aucune connaissance de l’article dans le Temps dont vous me parlez, je ne lis pas cette feuille. Je viens de l’envoyer chercher. Je l’aurais lu avant de fermer ceci. Je dois voir M. Molé ce matin. Nous avons eu rendez-vous devant son portrait. D’après ce que vous me dites j’y arriverai avec des dispositions douces !
J’ai toujours le même compte à vous rendre de mes journées, trois heures au bois de Boulogne, c’est morne, mais cela me fait du bien et le temps est ravissant. En revenant j’ai pris des fleurs chez Mad. de Flahaut, j’ai fait une petite visite à la princesse. Je suis rentrée pour 6 h 1/2, l’heure de mon dîner. Marie m’a fait lecture après ; moi couchée sur notre canapé vert. C’est là que je passe une heure après mon dîner.
Mon Ambassadeur est venu de bonne heure, il sortait d’un grand dîner chez M. Molé. Après lui Pozzo la petit princesse, Miss. de Hugel, St Simon, l’ambassadeur de Sardaigne, lord Hatturton, M. Sneyd, sir Herbert Taylor. Il n’allait jamais dans le monde à Londres, mais je l’ai beaucoup vu à la cour vous savez le rôle qu’il a joué sous trois règnes. Il n’y a rien qu’il ne sache de ce qui s’est passé de plus important et de plus intime dans le Cabinet et la cour d’Angleterre. Il sait par conséquent que j’en sais beaucoup aussi. Nous nous sommes donc retrouvés comme de très intimes connaissances. Ce qui m’a surpris c’est que Pozzo a semblé faire ici la sienne hier au soir. Il est extrêmement peu orienté en Angleterre. J’ai oublié de vous nommer M. de Mühlinen, ah quel ennuyeux ! Et aujourd’hui il est important par dessus le marché.
On est en négociation avec sa cour pour la religion des enfants à venir. Le reine voudrait au moins que les filles fussent catholiques, mais cela ne s’est jamais vu en Wurtemberg et on dispute. La noce se fera dans le courant d’octobre et ils partent de suite après pour Stuttgart d’abord, & puis le pays de Bayreuth où le prince a un pitoyable château. Ils y passeront l’hiver. On dit que votre princesse est très éprise de son futur mari. Il est parfaitement beau mais de proportions énormes.
A propos & M. Duchâtel ! Comme vous m’annoncez froidement que son mariage est remis aux premiers jours d’octobre ! J’y réponds en ne vous en parlant qu’à la quatrième page. Quoi ? Cela ferait tout une semaine de différence et puis ce sera encore pour me quitter ! Monsieur il me semble que depuis le 15 de juin nous n’avons pas fait autre chose que nous quitter. Enfin il est bien sûr que nous ne pouvons pas. vivre quinze jours ensemble. Cela me nous est au moins pas encore arrivé. C’est un étrange ménage que le nôtre !

Midi. Je viens de lire le Temps de lundi. Je suis parfaitement indignée. Monsieur que de choses je voudrais vous dire, mais vous ne pouver pas venir si ce n’est pour marié M. Duchatel. J’ai passé une bien mauvaise nuit à deux heures j’ai sonné, j’avais le frisson. Je me suis fait brosser, frotter pendant une heure. Je ne sais si c’est mes nerfs où quoi. Je me suis endormie plus tard. Ce temps est charmant, j’en proite. J’ai chaud. Je fais tout pour me bien porter, parce que cela vous fait plaisir.
Adieu Monsieur, j’ai envie de n’être pas en colère de cet article dans le Temps mais je n’y réussis pas beaucoup. Ce qui me frappe c’est que ce n’est peut-être que le commencement d’un nouveau genre de persécution que j’aurai à subir. M. Molé aurait eu envie de me chasser de France. J’ai cependant toujours été bonne pour lui.
Adieu Monsieur, adieu. Vous ne sauriez vous fâcher pour votre compte, vous êtes trop au dessus de cela ; ne vous inquiétez pas pour moi, je ne veux pas que votre affection pour moi soit l’occasion de la moindre peine pour vous. Adieu, quand pourrons-nous nous parler ? J’attends votre lettre demain avec plus d’impatience que jamais.
A propos, j’ai rencontré avant-hier M. Duvergier de Hauranne aux Tuileries. Sa vue m’a fait plaisir, je l’ai salué, il ne m’a pas reconnue, il a eu l’air le plus étonné du monde. Adieu encore. Je ne sais plus le quantième. Je vous en dis trop. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 44 Vendredi 5 heures

Savez-vous que je n’ai pas seulement des ennemis, mais aussi des amis qui s’occupent beaucoup de mes fréquentes visites, de nos longues conversations, et qui s’en inquiètent un peu ! Ils se disent entre eux que certainement il y a de la politique là dessous, de votre part, comme de la mienne, de ma part comme de la vôtre. Nous sommes l’un et l’autre spirituels, habiles ; nous avons l’un et l’autre pris part, et point renoncé sans doute aux affaires de ce monde. Est-ce que je me disposerais à changer de politique à devenir russe au lieu d’anglais à ressusciter la sainte au lieu de la quadruple Alliance ?
Il faut que j’y prenne bien garde. J’ai besoin de ménager les sentiments, les habitudes, les préjugés de mon pays que j’ai déjà heurtés plus d’une fois, bien qu’avec raison, pour l’administration intérieure. Et puis, quand j’entre dans une relation politique importante, significative, je devrais en parler à mes amis politiques, leur dire ce que je veux, ce que je fais, les tenir au courant enfin, car leur cause est la mienne ; nos intérêts, nos destinées sont les mêmes. Ils me sont ; ils me seront très fidèles. Ils voudraient bien être toujours instruits. Cela se dit très doucement très affectueusement. Cela me revient indirectement. J’y réponds et j’y répondrai très simplement souriant un peu, disant de vous un peu de ce que j’en pense, rassurant mes amis sur la fixité de ma politique comme sur l’étendue de ma confiance en eux et gardant bien du reste ma liberté, que je n’ai jamais livrée. J’admire toujours à quel point les hommes, même des hommes distingués, prônent le côté petit et tortueux des choses, au lieu du côté simple et grand et à force de chercher finesse, s’en vont à cent lieues de la vérité.

Samedi matin, 6 heures
Je me lève. Voilà une heure et demie que j’essaie en vain de me rendormir. On dit que la faim empêche de dormir. J’ai faim. Vous me parlez du bonheur qui me reste et m’entoure. Vous me dîtes que j’en sais jouir. Vous avez raison. Je n’ai jamais dans mes plus cruels moments, méconnu le prix de ce qui me restait. Je ne m’y suis jamais senti indifférent. Je ne me suis jamais permis de me dire à moi-même que j’y pouvais être indifférant. Je me serais cru coupable envers Dieu, plus coupable envers ces créatures qui m’aiment, m’aiment beaucoup, & qui ont droit non seulement que je les aime, mais que je me trouve heureux de ce quelles m’aiment. L’affection veut donner du bonheur, et souffre et s’offense quand elle n’en donne pas. Je sais tout cela. Bien plus, je le sens ; et naturellement, sans effort, je jouis en effet de l’affection de mes enfants, de ma mère, de mes amis ; et je leur montre que j’en jouis, et j’espère qu’ils le croient, j’en suis sûr.
Mais laissez- moi, Madame, être avec vous parfaitement sincère, c’est-à-dire vous montrer toute mon âme. C’est en cela, pour moi, que la parfaite, sincérité consiste. Aux autres, je ne mens point, mais je ne dis pas tout. Ces relations, ces affections, ces joies qui me restent, en même temps que je les ai toujours senties, je ne me suis jamais donné, je n’ai jamais pu me donner le change à moi-même sur leur importance pour moi, sur leur place en moi. Je ne voudrais pas même en vous parlant à vous seule, même avec la certitude que nul autre ne verra jamais ce que je vous dis, je ne voudrais pas dire un mot qui fût injuste qui fût offensant pour ces sentiments et ces bonheurs là. Mais il ne leur est pas donné de pénétrer jusqu’au fond de mon âme, de remplir ma vie, d’être mon âme et ma vie. Ils animent, ils embellissent la région où ils se passent, mais cette région est pour moi celle du monde extérieur et non pas la mienne propre ; c’est une région où je me promène, et non pas cette où j’habite.
Voltaire fait quelque part dans La Henriade, je crois la description du système céleste, de toutes les planètes, de tous les astres, de leur hiérarchie, de leur immensité. Il les nomme, il les compte, les compte encore ne parvint pas à les épuiser. Au dessus, au delà de ceux qu’il a nommés, qu’il a comptés.

Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin.
Par delà tous les lieux, le Dieu des lieux réside.

Pardonnez-moi la pompe de cette image. C’est la seule où je reconnaisse vraiment la disposition de mon âme, et ce qui s’y passe. On peut me parler d’une foule de liens, d’affections, de jouissances ; on peut en décrire la force et la douceur. Je le reconnaîtrai, je le sentirai avec ceux qui le diront. Mais par delà tous ces lieux, le Dieu des lieux réside. Et ce n’est point là pour moi, Madame une volonté un parti pris, pas plus qu’une impression de jeunesse une fantaisie d’imagination. C’est le fait, le fait pur et simple, le fait constant pour moi, en moi soit que je l’ai possédé, soit qu’il m’aie manqué un seul sentiment, un seul bonheur, a toujours été pour moi le Dieu des lieux. Je vous le disais avant le 15 Juin, et vous ne vouliez pas me croire. Je vous le redis aujourd’hui. Croyez-moi ; et ne me parlez d’aucune compensation ; et gardons ensemble nos regrets, nos regrets justes & sacrés. Et soyez bien sûre que je sens comme vous les vôtres ; bien sûre que je donnerais je ne sais pas quoi pour vous voir entourée des joies qui me restent. Mais ne mettons rien, joies ou regrets, à côté de ce qui est au delà, et au dessus de tout. Ah, que ne passons-nous notre vie ensemble ! Ce que je vous dis là, je vous le ferai voir.

4 heures Votre lettre m’arrive tard. J’ai là M. Duvergier de Hauranne, dans mon cabinet. La cloche du déjeuner sonne. J’aurais tant de choses à vous dire ! Une seule, une seule aujourd’hui. Au nom de Dieu, ne soyez pas malade. J’ai besoin de votre santé comme de... Adieu. Adieu. Un adieu sans pareil, si cela se peut. G.
Ma mère est un peu mieux ce matin.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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46. Vendredi 22 Septembre. 6 heures

Je reçus un billet de M. Molé à une heure pour me rappeler notre rendez-vous à la place de la ville l’Evêque. Je m’y rendis munie du journal. Avant de procéder à son portrait, je le priai de m’écouter attentivement, et je commençai par lui rappeler ses promesses à l’égard des journaux ; je lui rappelai ensuite sa visite, et je lui demandai, comment il pouvait se faire que j’eusse à attribuer à lui, à lui seul, le déplaisant article dont je venais me plaindre aujourd’hui. M. Molé me parût fort contrarié de ce sujet de conversation. Il me dit qu’il avait espéré à mon silence de tous ces derniers jours que je n’avais pas en connaissance de cet article, qu’il n’en avait pas dormi de 48 heures, qu’il comprenait mes reproches, & qu’il me donnait sa parole d’homme qu’il n’avait rien à se reprocher que d’avoir dit devant Pozzo qu’il m’avait trouvé malade & & qu’il reconnaissait bien à cette indiscrétion, qu’il avait eu parfaitement tort de le dire même à lui, mais qu’il me conjurait de croire qu’il était plus que malheureux de cet abominable article, qu’il lui était défavorable politiquement même, puisqu’il était de nature à vous blesser et de la façon la plus ungentlemanlike qui se puisse, que c’était du plus mauvais goût, de la plus maladroite intuition, enfin il ne tarit pas sur ce sujet. Je lui observai, que ce n’était pas de vous que j’étais venu lui parler ; que j’ignorais ce que vous pourriez penser de cet article, que c’était de moi qu’il s’agissait et qu’au lieu de la protection que j’étais en droit d’attendre de ce qu’il appelle son amitié pour moi, je me plaignais avec raison d’un manque pareil de respect et de convenance. Il protesta qu’il avait de suite enjoint à M. de Montalivet de faire à la presse & au temps, les admonitions. & les menaces nécessaires pour empêcher la répétition d’articles aussi scandaleux. Il me parut être très blessé de la presse surtout (je n’avais pas tenu cette feuille en main. On m’en avait lu seulement un passage.) Il recommença Pozzo, il recommença les insomnies, il me parut sérieusement peiné et fit tout ce qui était en lui pour détruire le mauvais sentiment avec le quel j’étais entrée chez lui. Je fus forcée d’admettre tout ce qu’il me dit, avec mille promesses pour l’avenir, au moins quant à ses efforts pour empêcher que cela se renouvelle. Il m’est impossible. d’entrer par lettres dans plus de détail sur ce sujet. Le Pozzo n’était pas seul, ce que j’ai su depuis, il y avait surtout le jeune homme que nous n’avons pas fort bien traité chez moi au sortir du dîner chez l’ambassadeur de Sardaigne.
Ce qui m’a beaucoup frappé dans cet entretien est la véritable inquiétude qu’il ressent & qu’il montre à votre égard. Je vous réponds que cela est. Je me suis borné à cet égard à des observations très générales. J’ai dit que je comprenais la bonne guerre entre hommes politiques, et que celle-là puisse aller aussi loin que possible, mais que ce genre d’attaque me paraissait tout à fait au dessous de ce qu’on se doit à soi- même et était de la plus mauvaise compagnie. M. Molé renchérit encore là-dessus et revint vingt fois sur ce sujet avec toutes les exclamations convenables. Voilà Monsieur ce que j’ai à vous rapporter sur mon explication de tantôt. Je trouve tout cela une bien mauvaise affaire. & plus j’y pense plus elle me vexe. jugez ce qu’on en dira au loin !

Samedi 23. Je n’ai pas pu continuer hier. Je reprends là où je vous ai laissé. Toute cette explication s’était passée sur un grand divan dans un cabinet vitré donnant sur son jardin. Il avait aussi toute la coquetterie imaginable à préparer son appartement pour me recevoir. Il est bien arrangé. Je passai quelques moments devant son portrait. Plus tard nous nous promenâmes dans le jardin toute cette visite me prit une heure. M. Molé ne me parut pas aussi gai aussi confiant que je l’avais trouvé quelques jours auparavant. Il ne se fit pas très implicitement aux bonnes dispositions que lui témoigne encore M. Thiers. Les deux premiers mois de la session prochaine lui paraissent devoir être très décisifs, & si les doctrinaires entendaient bien leurs intérêts. Ils devraient soutenir le gouvernement !
De la place de la ville de l’Evêque, je me rendis au bois de Boulogne, j’avais besoin de me remettre de cette mauvaise matinée. Je n’y réussis pas, tout ce qui m’agite me porte sur les nerfs & y reste longtemps. Je m’arrêtai chez la petite princesse, je lui parlai de ma matinée, & c’est là-dessus que j’aurais mille détails à vous donner qui ne peuvent pas trouver place dans une lettre. IL faut que je vous dise cependant que le hasard l’avait mis à même d’accepter l’exactitude de chaque chose que M. Molé m’avait dit sur ce sujet.
Ainsi c’est par le Prince Schönburg lundi à dîner chez M. de Pahlen qu’il à appris ce qui avait paru dans le Temps, et il m’a été pétrifié. Le mari l’a conté le soir même à sa femme. Comme un mouvement qui l’avait beaucoup frappé. C’est encore en présence de la petite Princesse que M. Molé avait fait le récit de sa visite chez moi, mais n’appuyant que sur que les vers de Lamartine m’ennuyaient. Pozzo et deux autres hommes étaient présents. Mon Dieu que je vous conte des détails ! J’en ai presque honte.
Je dînai mal, je fus un peu maussade après le dîner. Le soir la petite princesse, les Durazzo, tous les Pahlen & M. de. Médem vinrent chez moi. J’essayai un peu de musique, mais elle ne va pas devant le monde, je me trouble et les idées, les souvenirs ne me viennent pas. Je quittai le piano, je fus toute la soirée un peu fidgetty connaissez vous ce mot ?
J’avais le pressentiment d’un mauvais réveil. Et en effet cette lettre attendue avec tant d’impatience et à laquelle je fais toujours aveuglement un si bon, un si tendre accueil, elle me chagrine bien ! Voulez-vous que je vous le dise, dès la matinée de votre départ j’ai prévu cela. Vous n’aviez pas un air de complète vérité ne m’annonçant le 26 comme le jour de la noce ; et je n’ai pas cessé d’avoir des soupçons depuis le moment où vous m’avez quittée. Ils sont devenus une fort triste certitude. Mais expliquez-moi bien clairement si vos occupations électorales vont remplir l’intervalle entre ceci & la noce ou si elles doivent inquiéter, même sur la noce. Je vous en supplie dite moi quelque chose de fixe, nommez moi une date afin que je sache penser & me réjouir franchement. Ne craignez pas que je vous détourne de vos devoirs par la moindre plainte ; ne craignez pas une mauvaise parole, par une mauvaise pensée.
Ah mon Dieu à qui croire sur la terre si je ne croyais pas en vous. Je serai triste, triste plus constamment triste que vous, car je n’ai rien qui me distraie du seul sentiment du seul intérêt qui occupe mon âme, mais je croirai que la vôtre retourne à moi, à moi toujours dans tous les instants que vous n’êtes pas forcé de consacrer à d’autres soins et je le répète vous êtes heureux bien plus heureux que moi, car vous aviez d’autres soins ! Moi, je n’ai rien ! Vous m’avez dit qu’aussi tôt la dissolution prononcée vous êtes forcé de venir à Paris pour huit jours au moins, afin de voir votre monde, de vous concerter avec lui, votre tournée de province remplace t-elle cela ? Ne serait-elle avant, après ? Enfin je vous en prie soyez clair, bien clair dans ce que vous allez me répondre, moi je je serai bien sage, je vous le promets.

Midi. Les expressions de votre lettre me touchent, je viens de la relire. Oui, je serai tout ce que vous voulez que je sois, comptez là-dessus. Je serai tout bonnement triste, triste, pas autre chose. J’attendrai avec confiance, mais avec impatience. Vous permettez que je sois impatiente, n’est-ce pas ?
La petite princesse est partie ce matin, pour Maintenon avec son fils. C’est une partie d’enfance où elle va passer quelques jours. Ah comme j’acceptais avec transport ces parties là, comme c’étaient mes vraies fêtes ! Mon Dieu, que je suis isolée ! Lady Granville qui devait revenir aujourd’hui se remet à la semaine prochaine. Je n’ai pas de ressources de femmes. Je verrai à passer mon temps comme je pourrai. Quelle longue lettre !
Adieu, que d’adieux nous allons encore nous adresser. Il y en aura tant que je ne les aimerai plus. Ah quel blasphème ! je voulais dire que je serai lasse de les faire voyager toujours. Un peu de repos je vous en prie, du repos dans mon cabinet sur mon canapé vert. Ah mon Dieu ! Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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47. Paris, dimanche le 21 Septembre 9h1/2

Quel triste réveil. Votre lettre, vous savez ce qu’elle contenait cette lettre ? Point de noce. Votre mère malade. Vos occupations électorales en province, pas la plus légère espérance d’une course à Paris, et tout cela m’arrive le jour où devait tenir pour moi tant de bonheur !
En même temps, je reçois deux lettres de mon mari dont je vous transmets les passages importants dans la première du 5 Sept. il me dit : "Tu me fais de nouvelles propositions sur un voyage de circumnavigation pour te rencontrer au Havre ! S’il n’existait pas des entraves insurmontables à une telle entreprise, j’y aurais pensé à deux fois d’après les allusions qui ont été faites à ce sujet à mon passage par Carlsbad. Ce sont les conséquences nécessaires d’une fausse position trop prolongée. Il est urgent qu’elle subisse une modification d’un côté ou de l’autre."
Dans la seconde lettre du 10 Septembre " Ton N°356 m’est parvenu hier, le précédent n’est point entré encore. C’est pour cela peut-être que celui-ci ne m’est point intelligible. Tu sembles avoir reçu la lettre par laquelle je te demandai de me faire connaître ta détermination. Je suis dans l’obligation d’insister sur une réponse catégorique, car je dois moi-même rendre compte des déterminations que j’aurai à prendre en conséquence. Je t’exhorte donc à me faire connaître sans délai, si tu as intention de venir me rejoindre on non. Je dois dans un délai donné prendre une résolution quelque pénible que puisse m’être une semblable nécessité."
Que direz-vous Monsieur de tout cela ? Il est évident par la première, que des commérages ont voyagé jusqu’à Carlsbad ; & par la seconde qu’il a pris envers l’Empereur l’engagement de me forcer à tout prix à quitter Paris ? Voilà où j’en suis. Savez-vous ce qui arrivera ? L’Empereur lui permettra de venir sous la condition expresse de m’emmener et lui viendra avec empressement, incognito me surprendre. Car voilà sa jalousie éveillée, & je le connais. Il est terrible. Il est clair qu’il ne croira pas un mot des certificat du médecin. Car il me dit dans une autre partie de sa lettre " il est plaisant de remarquer que les médecins de Granville le renvoient de Paris, & que les tiens t’ordonnent d’y rester, ils sont complaisants, avant tout." Si, si ce que je crois arrive, c’est sur la mi octobre que mon mari serait ici. Qui me donnera force & courage ? Je suis bien abandonnée.
Ma journée hier a été plus triste que de coutume. Votre lettre m’avait accablée. J’ai eu de la distraction cependant, le prince Paul de Wurtemberg pendant un temps, qui m’a fait le récit de tous les embarras existants encore pour le mariage. Mon ambassadeur en suite. Ma promenade d ’habitude au bois de Boulogne, mais  tout cela n’y a rien fait ; à dîner il m’a pris d’horribles souvenirs. Je n’étais qu’à eux, à eux comme aux premiers temps de mes malheurs. Tout le reste était à la surface tout, oui vous-même. Le fond de mon cœur était le désespoir, je ne trouvais que cela de réel. Je demande pardon à ces créatures chéries d’avoir
été si longtemps détournées de mon chagrin. Je demandais à Dieu comme le premier jour, de me réunir à eux dans la tombe, dans le ciel, tout de suite dans ce tombeau. Je n’entendais & ne voyais rien, Marie parlait je ne l’écoutais pas et tout à coup des sanglots affreux se sont échappés de
mon coeur. Vous ne savez pas comme je sais pleurer. Vous ne pourriez pas écouter mes sanglots, ils vous feraient trop de mal.

J’ai quitté la table, j’ai pleuré, pleuré sur l’épaule de cette pauvre Marie qui pleurait elle-même sans savoir de quoi. J’ai ouvert ma porte à 9 h 1/2. Je n’ai vu que mon ambassadeur & Pozzo.
Ma nuit a été mauvaise, & mon réveil je vous l’ai dit.
Midi
Qu’est-ce que votre mère vous donne de l’inquiétude, puisque le cas de la dissolution échéant vous pourriez être forcé de la quitter pendant quelques jours ne serait-il pas plus prudent, & plus naturel de la ramener à Paris, d’y revenir tous, de vous y établir. Cette question ne vous est-elle pas venue ? L’été est fini, la campagne n’est plus du bénéfice pour la santé.
Un courrier de Stuttgard a posté au prince de Wurtemberg défense de conclure le mariage à moins qu’il ne soit stipulé que tous les enfants seront protestants. La Reine exige qu’ils soient tous catholiques, le prince se conforme à cette volonté qui est celle de la princesse aussi, & il a écrit au roi de Würtemberg en date du 19 par courrier français qu’il passerait outre si même le Roi n’accordait pas son consentement. Dans ce dernier cas cependant il est évident que le ministre de Würtemberg n’assisterait pas à la noce & que cela ferait un petit scandale. Le prince Paul jouit de tout cela. Il abhore son frère. Hier il a dîné à St Cloud
pour la première fois depuis 7 ans.
Je cherche à me distraire en vous contant ce qui ne m’intéresse pas le moins du monde. Adieu Monsieur, dès que je suis triste, je suis malade, j’espère ne pas le dernier trop sérieusement. Je voudrais me distraire, je ne sais comment m’y prendre.
Dites-moi bien exactement des nouvelles de votre mère, & dites-moi surtout, si vous n’auriez pas plus confiance dans le médecin de Paris & les soins qu’elle trouverait ici.

Adieu. Adieu toujours adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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48. Lundi le 25 Septembre
10 heures

Je l’ai parfaitement prévu, pensé sans vous le dire, que les amis s’inquiéteraient, & vous tourmenteraient encore plus que les ennemis. Vous ne m’apprenez, donc rien de nouveau. J’avais l’instinct de cela de mille autres choses quand je vous disais, il y a trois semaines je crois que notre bon temps était passé. Soyez en sûr ces huit jours de parfaite liberté ne peuvent plus renaître. Mais que de tristes réflexions à faire pour moi ! Savez-vous bien où tout cela peut mener ? Nous ne sommes qu’au début de tracasseries interminables, et croyez-vous que l’Empereur permette, puisse permettre que mon nom se trouve mêlé à des intrigues françaises puis-je m’y exposer moi-même quel air cela a-t-il ?
Dans mon pays Monsieur je suis une très grande dame, la première dame par mon rang, par ma place au Palais et plus encore, parce que je suis la seule dame de l’Empire qui soit comptée comme vivant dans la familiarité de l’Emp. & de l’Impératrice. J’appartiens à la famille voilà ma position sociale à Pétersbourg, et voilà pourquoi la colère de l’Empereur est si grande de voir le pays de révolution honoré de ma présence. Monsieur ne riez pas quoique j’en ai grande envie, c’est du grand sérieux. Avec des idées pareilles imaginez ce qu’il va dire quand lui arriveront les commérages, les petits journaux, les grands peut-être, que sais-je, des tracasseries politiques, et vous Monsieur emmènerez-vous un auditoire pour voir, entendre, ce qui se fait, ce qui se dit dans mon cabinet vert ? Persuaderez-vous des amis méfiants, des ennemies acharnés ? Vous me faites sortir Monsieur d’une position qui était devenue bonne qui serait devenue meilleure. Je suis toujours restée au courant des affaires de l’Europe.
Je n’ai jamais connu les intrigues de partis en France que pour en rire. Je n’ai pas pris plus d’intérêt à un homme politique qu’à un autre. Voilà ce qui était bien, ce qui faisait pour moi, de ce qui se passe ici, un spectacle animé curieux mais rien qu’un spectacle dont je jouissais avec ma petite société en pleine innocence, & pleine insouciance. Déjà cette position commence à s’altérer, je le vois à la mine de la petite diplomatie de petite espèces. Elle est encore un peu ahurie, et je ne manque aucune occasion de la dérouter. Je poursuivais dans cette intention mais cela me réussira-t-il ? Je vous ai montré pour mon compte le très mauvais côté de ma position actuelle. J’ai été chercher le pire parce qu’en fait de mal, j’aime à échapper aux surprises, je veux vous dire cependant que je ne m’agite pas, je ne m’inquiète pas plus qu’il en faut. Je compte un peu sur mon savoir-faire, infiniment sur mon innocence. Nous verrons comment cela pourra aller.
Mais arrivons enfin à ce qui nous importe à nous. Quand vous reverrai- je? Je vous ai écrit une triste lettre hier, n’était-elle pas même un peu brutale Je me sais jamais ce que j’ai écrit, mais j’ai toujours souvenance de l’impression sous laquelle j’ai écrit. Cette impression était bien mauvaise. Elle n’est guère meilleure aujourd’hui. J’ai un chagrin profond. Vous ne sauriez croire tout ce que j’essaye pour me distraire. Ne vous fâchez pas je cherche à me distraire de vous car lorsque je me livre à vous dans ma pensée je me sens toujours prête à fondre en larmes. Je me puis pas vivre comme cela, je ne puis pas me bien porter, vous voulez que je me porte bien. Mais que faire, qu’imaginer ?
Je lis un peu. Je me promène plus longtemps que de coutume. Le soir je quitte ma place, je fais de la musique je dis des bêtises. Enfin je ne me ressemble pas. Hier au soir si vous étiez entré vous ne vous seriez pas reconnu chez moi. Marie occupant mon coin, ce coin encombré de gravures, et garni, par M. Caraffa, dont les yeux noirs trouvent, les yeux bleus de Marie fort beaux. M. Durazzo M. Henage je ne sais quel jeune anglais encore. Moi au piano avec toute la Sardaigne qui chantait on me rappelait des morceaux de Bellini, Adair quelques autres je ne sais plus qui. Le piano est devant une glace. J’y voyais la porte, & je me suis dit vingt fois, cent fois " S’il entrait ! " Et je voyais dans la glace que mes yeux prenaient une autre expression.
En vérité Monsieur je ne conçois pas comment je pourrai aller longtemps comme cela et je frissonne en vous disant cela. Madame de Castellane est venue chez moi hier matin, et en m’attendant nullement à l’objet de cette visite ; elle m’a fort adroitement amenée à ne pas pouvoir lui refuser d’aller dîner chez elle un jour. Cela ne me plait pas cependant. J’ai choisi jeudi. Pendant qu’elle était là je reçu un billet de M. Molé. Un billet de phrases galantes, qui ne demandait pas de réponse. Tout cela veut-il couvrir les pêchés passés, ou servir de masque à de nouveaux ? Ah, j’ai le Temps sur le cœur.
2 heures. Je viens d’écrire une bonne et forte lettre à M. de Lieven. Je crois que vous en sériez très content. Je ne comprends pas ce qu’il pourra y répondre. Mon fils qui est auprès de lui me mande qu’il est comme fou sur le chapitre de mon séjour ici, et qu’il n’y a pas moyen de placer un mot en ma faveur. C’est une vraie démence. Que de tracas de tous les côtés, que des images qui s’amoncellent ! Et les compensations en bonheur que j’ai trouvées, que le ciel a mis sur ma route quand reluira-t-il pour moi ?
M. de Broglie va revenir pour les couches de sa fille. Cela ne peut-il pas faire un petit prétexte ! Mais par dessus tout la santé de votre mère ? L’air n’est-il pas plus froid en Normandie ? Les cheminées ferment ici elle serait mieux. Pourquoi ne pas établir d’avance qu’il faut rentrer plutôt en ville. Vous n’avez pas d’habitudes sur ce chapitre, car vous n’êtes établi chez vous à la campagne que depuis cette année. Et mon dieu que me sert de vous fournir toutes ces raisons, si elles ne vous viennent pas à l’esprit, si elles ne vous viennent pas au cœur (Oh la mauvaise parole).
Je ne pense pas ce que je vous dis, mais permettez-moi d’être triste, extrêmement triste, & de le rester tant que vous ne m’aurez pas fourni une date. Le 25 aujourd’hui m’a fait mal. J’y avais tant compté. Ce salon ce cabinet que je regardais avec tant de complaisance en pensant au 25, auxquels je trouvais un air si gai, si charmant, il me font un effet désagréable aujour’’hui en y entrant j’avais envie de fermer les yeux. Demain je dîne chez Pozzo, j’avais dit d’avance que je ne serais pas chez moi le soir. Je pensais que le 26 vous en revenant de la noce & moi du dîner nous passerions notre soirée dans mon cabinet ; que vous prendriez du thé à la petite table. Je pensais à de si jolies pensées. Cela fait mal aujourd’hui. Adieu Monsieur, adieu, comme toujours plus que jamais adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°47 Lundi, 5 heures

J’ai besoin de vous parler. Vous n’êtes pas là. Vous ne m’entendez pas. Ce que je vous dis n’ira à vous que dans deux jours. Mais j’ai besoin de vous parler. Vous avez eu un tel accès de désespoir ! Pardon dearest, pardon ; ma première impression n’a pas été toute pour vous, pour vous seule. Je vous ai vue désolée, sanglotant. J’ai été navré. Mais au même instant un mouvement de tristesse toute personnelle s’est élevé en moi. Quoi ? Je ne suis pas encore parvenu à vous donner plus de confiance dans ma tendresse ! Ma tendresse n’a pas sur vous plus de pouvoir ! Vous ne savez pas tout ce que vous êtes pour moi, tout ce que j’ai dans le cœur pour vous. Mais moi je le sais ; je le sens. Quelque fois encore, je m’en étonne ; je me demande si c’est bien vrai. Et ce que je me réponds à moi-même, je vous l’ai dit ; je vous le redis tous les jours. Moi aussi, Madame, j’avais enfermé mon âme dans un tombeau. Vous l’en avez fait sortir. Vous l’avez appelée, et elle est venue à vous ; elle a ressuscité devant vous. Quelle marque d’affection peut égaler celle-là ? Savez-vous quel bonheur j’avais possédé, j’avais perdu ? Savez-vous que si l’on m’eût dit : - Il y a sur la terre une créature, qui peut vous rendre une heure de ce bonheur - j’aurais souri, avec le plus incrédule dédain ? Et que, si l’on m’eût dit aussi : - cherchez dans le monde entier une épingle perdue, si vous la trouvez, vous retrouverez une heure de votre bonheur je serais parti, à l’instant même ; j’aurais cherché toute ma vie pour courir après cette imperceptible chance ? Voilà où j’en étais Madame, avant le 15 Juin. Voilà quel chemin j’ai eu à faire pour arriver à vous, pour vous dire ce que je vous dis aujourd’hui. Est-ce assez pour que j’aie sur vous la puissance d’écarter le désespoir, d’arrêter les sanglots ? Est-ce assez pour que vous ayez foi, en moi ? Et vous croyez que je ne supporterais pas vos sanglots !
Je supporterais tout, tout, Madame pour combattre, pour adoucir un moment votre peine. J’ai bien supporté de voir mourir, mourir lentement les créatures que j’aimais le mieux au monde ; je n’ai pas cessé un instant de les regarder, de leur parler pour que le sentiment de ma tendresse se mêlât à leur angoisse, à leur dernier souffle et qu’elles l’emportassent en me quittant. Et ce qui m’a donné, ce qui je crois me donnerait encore ce courage, c’est que j’ai, de la puissance d’une affection vraie et des souveraines douceurs qui y sont attachées, une si haute idée qu’il me semble que le plus grand bien qu’on puisse faire à une créature désolée à une créature qui souffre, c’est de lui répéter sans cesse. Je l’aime ! Je l’aime ! Pour moi, je ne connais point de douleurs que ces mots d’une bouche chérie n’aient la vertu de calmer.

Mardi 7 h. 1/2 Je ne comprends guère comment, dès le 5 sept., aucun commérage aurait pu parvenir à Carlsbad. Il faudrait qu’on sy fût pris de bien bonne heure. Du reste, je crois à beaucoup de malice et de trahison possible. Les passages que vous me transcrivez me tourmentent beaucoup. Il faut attendre l’effet du comte Orloff. C’est sur cela que vous comptez, que nous comptons une chose me déplaît extrêmement dans tout ceci, c’est de ne pouvoir me faire une idée du pays,des mœurs, de l’état social, des caractères qui le rendent possible. Je me rappelle l’indignation où nous étions de ce que l’Empereur Napoléon ne voulait pas souffrir que Mad. de Stael habitât Paris. Et pourtant quelle différence ! Il y avait pour lui un motif, un motif, sérieux.
La conversation, le salon de Madame de Stael auraient été pour lui un véritable embarras. Mais ici, quel intérêt peut-on avoir à vous faire sortir de France ? Quel inconvénient entraîne votre séjour ? Une pure fantaisie. Cela déplaît. Vous ne faites pas tout ce qui plait. Quel misérable et terrible enfantillage ! J’ai bien envie de crier : vive la Charte !
Je reviens à M. de Lieven. Que lui répondez-vous ? Vous avez, avec lui, comme avec l’Empereur, comme avec tout votre monde, une situation faite, déterminée. Vous vous y êtes bien positivement établie et dans vos entretiens de Londres avec le comte Orloff et dans les lettres à lui et à M. de Lieven que vous m’avez montrées. Vous devez, ce me semble vous y maintenir tout simplement. Les hésitations, les agitations, même purement apparentes de langage seulement rendent tout beaucoup plus difficile. Une résolution simple. claire, clairement exprimée et tranquillement maintenue, coupe court à beaucoup d’embarras, non seulement au fond, mais dans la forme. Car je ne mets pas le fond en doute ; c’est de la forme et des embarras extérieurs qu’il s’agit. C’est à cela qu’il faut pourvoir. Nous en causerons bien complètement le 6 octobre. J’attends de jour en jour l’ordonnance de dissolution.
Ma mère est beaucoup mieux. A moins de nouvel accident, je ne puis penser à lui proposer de revenir plutôt à Paris. Elle se trouve bien ici. Ma mère est à l’age où l’on a un égal besoin de distraction et de repos. La campagne lui donne l’un et l’autre. Il y a une foule de petits intérêts, de petits soins qui l’amusent; et l’égalité de la vie, le silence de l’atmosphère, la paix de tous les aspects qui l’environnent lui assurent cette espèce de quiétude morale qui dépend, pour les vieillards des circonstances physiques au milieu desquelles ils sont placés. Si l’indisposition de ma mère reparaissait un peu sérieusement je n’hésiterais cependant pas à la ramener tout de suite à Paris. Mais comme elle en serait, fort contrariée, il y faut une vraie nécessité.

11 heures Voilà le N° 48. Qu’il est triste et si bon, si doux ! Je me console un peu en pensant que vous serez, que vous êtes déjà, un peu consolée. Vous avez une date. Nous avons une date. Il y a encore dans ce n°48, une bien mauvaise, une bien coupable parole. Je n’y reviens pas aujourd’hui. Mais j’y reviendrai. Dearest, ne me mettez rien sur le cœur. Il y a tant de choses dedans ! et toutes pour vous ! Adieu. Adieu. Adieu me plaît, mais ne me suffit pas. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°48 Mardi 26, 3 heures

J’ai aujourd’hui beaucoup de monde à dîner. Demain, je pars de bonne heure pour Croissanville. Je ne vous en dirai pas long. Mais il faut absolument que je vous dise quelque chose, que je vous remercie de ne pas vous agiter de ces misérables tracasseries, des vôtres et des miennes. Je dis misérables de quelque source quelles viennent, d’un trône ou d’un parti. Cela est bien fort ; mais nous sommes plus forts. Vous lisez quelquefois Salomon n’est-ce pas ? Eh bien il a dit cette belle parole, dans le Cantique des cantiques. Fortis est ut mors dilectio. Cherchez au chapitre 8, verset 6. Vous verrez le sens car vous ne savez, dites-vous, que le latin, des Protocoles.
J’ai toujours vu Madame, que quand on était bien décidé, un peu prudent et pas mal spirituel, on surmontait les difficultés une à une à mesure qu’elles se présentaient, des difficultés qui, vues d’avance et en masse, semblent insurmontables. Une seule chose nous importe, c’est d’être l’un et l’autre parfaitement au courant de notre situation, de nos embarras mutuels. Grand soulagement d’abord, grande facilité de plus. Nous unirons tour à tour, contre le problème ou l’embarras du moment nos deux esprits et nos deux volontés. Nous en viendrons à bout, je vous en réponds. J’avais bien un peu prévu ceux qui m’arriveraient du côté de mes amis, mais prévu comme on prévoit, c’est-à-dire vaguement et dans un lointain auquel en regarde à peine. Je suis bien aise de les avoir vus de plus près, et charmé de vous en avoir parlé. Je ne m’en inquiète pas le moins du monde ; bien moins que vous ne devez que nous ne devons nous inquiéter des vôtres. Avec quelques soins, de bonnes conversations, la vérité et la tribune, je dissiperai aisément ces nuages d’intérieur. Ceux de votre horizon à vous, sont plus noirs et plus pesamment chargés. Il faudra que nous y regardions sans cesse que nous nous appliquions, à démêler de loin, à déjouer d’avance les méchancetés, les mensonges. Il y en aura beaucoup. Je vois d’ici comment on les invente, comment on les met en circulation. Je connais ce monde là. Mais, je vous le répète, nous les démêlerons, nous les déjouerons. Ce que je ne connais pas, et à quoi je ne puis pas grand chose, c’est ce qui vient de chez vous ! Vous en serez chargée. Cependant, je vous y aiderai, soyez en sûre. Je vous rendrai, même là, le succès plus facile. Je savais tout ce que vous me dites de votre situation là. Il faut que vous la conserviez cette situation, là et en Europe. Ce n’est pas votre situation, je n’ai pas besoin de vous le dire, qui m’a attiré vers vous, qui m’a attaché à vous. Mais il me plaît que vous l’ayez ; il me plaît qu’elle soit grande, très grande. Il n’y a rien de trop grand pour vous, rien de trop grand selon votre nature et selon mon cœur. Il faut que tout le monde vous voie haut et compte avec vous. Vous serez toujours au dessus de toutes les grandeurs.
Du temps, Madame, du temps et nous : nous arrangerons tout cela. Jamais parfaitement, jamais à notre pleine satisfaction ; jamais assez pour que les ennuis et la nécessité d’y prendre du soin ne recommencent pas sans cesse; c’est la condition de ce monde ; mais assez pour que notre intérêt à nous, notre intérêt si doux et si cher soit assuré et que personne n’ait le pouvoir de nous y déranger.

Mercredi 7 heures
Je partirai, tout à l’heure. J’espère cependant avoir votre lettre auparavant, Un de mes amis de Lisieux, qui vient avec moi à Croissanville, m’a promis de m’apporter ici mon courrier de très bonne heure. Je reviendrai ici ce soir. Oui j’aurais été très étonné de trouver votre salon arrangé comme vous me le dîtes. Peut-être un petit mouvement ... Comment dirai-je ? Je ne sais pas trop je ne me soucie pas d’appeler cela par son nom ...un petit mouvement d’autre chose, se serait mêlé à la surprise. Cependant, dearest continuez, quittez votre place, faites de la musique, cherchez et trouvez un peu de distraction, vous en avez besoin pour votre santé, pour le repos de votre esprit. Je veux que vous en ayez, seulement, quand vous êtes à votre piano, continuez aussi de regarder à la porte pour voir si j’entre.

9 h. 1/2 Je suis obligé de partir sans avoir votre lettre. Cela m’ennuie. J’espère qu’on me l’apportera directement à Croissanville. Adieu donc, cet adieu éternel. Plût à Dieu qu’il fût éternel, mais non pas de loin ! G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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50. Paris, le 27 septembre Mercredi 9 heures

Ah, je respire, le 6 je vous verrai ; quelle bonne parole ! Quel bon accueil répété elle a valu à votre lettre ce matin. Que j’ai besoin de vous, de vos conseils de votre courage, mais par dessus tout de votre cœur, de votre cœur tout entier. Je ne sais de quoi je suis menacée mais voici encore une lettre de M. de Lieven. La mienne lui manquait toujours encore, deux plus fraîches que celle-là lui étaient parvenues, il renouvelle ses instances, & me dit encore : " Je serai contraint de prendre des résolutions auxquelles il me répugne de recourir." & plus loin " Je te supplie de peser mûrement ce que tes devoirs d’épouses & de mère te commandent de penser à ton avenir comme à ton présent." Mais mon Dieu que veut-il dire ? Serait-ce une séparation qu’il demanderait : Quoi ? Parce que je reste malade à Paris ? Vraiment ma raison se refuse à croire à une pareille barbarie. & cependant que veulent dire ces mots ? Je vais les transcrire en écrivant à mon frère, & me mettre complètement sous sa protection.
Au commencement de l’année 35 à Pétersbourg avec mes deux enfants bien portants, tous les honneurs tous les biens de la terre, moins la faculté physique & morale de m’accoutumer à cet horrible pays, je répétais cent fois à mon mari si cela finira par une catastrophe." C’est moi qui croyais finir. Vous savez les malheurs qui m’ont frappé, & en effet tout a été fini pour moi. Aujourd’hui encore je répète cela finira par une catastrophe, je ne savais laquelle mais il faut un dénouement à une situation aussi menacée et je vis sous le coup de cette attente. Tous les jours je puis voir éclater l’orage. J’ai vous, votre affection pour me soutenir. Ma ferme volonté de tout supporter plutôt que de vous quitter, & cependant Monsieur voyez à quoi je puis être exposée !
C’est vendredi qu’est le 6. Ah comme je l’attendrai ! Hier ma promenade a été courte. Il m’a pris la fantaisie d’aller dans des boutiques de vieilleries après, il était trop tard pour le bois de Boulogne j’ai marché dans les Champs Elysées J’ai été chercher des fleurs chez Mad. de Flahaut. Je suis allée embrasser lady Granville au moment où elle descendait de voiture. J’ai dîné chez Pozzo avec toute l’Europe ce que nous autres orthodoxes appelons la bonne Europe. M. Molé, qui devait y être a écrit pour dire qu’il était malade. J’ai beaucoup joui de l’esprit de Pozzo à dîner. Il en a extrêmement, et la vanité la plus simple du monde. Il croit très naturellement qu’il n’y a pas d’homme qui le vaille et il le dit très naturellement aussi. Cela est si établi dans son esprit, que je me suis surprise à me demander, s’il avait peut-être raison. Il m’a dit cependant une grande sottise. "Je n’ai jamais rien emprunté chez les autres. " Il n’y a que Dieu qui n’ait pas besoin d’autres.
Les tracasseries élevées par le roi de Würtemberg donnent bien de l’humeur et de l’embarras ici. Le mariage se fera quand même. Mais il ne sera pas reconnu en Wûrtemberg, quelle ridicule affaire ! C’est tout bonnement du crû du roi, mais je ne doute pas qu’on ne nous l’attribue encore. Il était dix heures lorsque je suis sortie de chez Pozzo, & j’y laissai tout le monde. J’allai chez lady Granville d’abord un long tête-à-tête avec Mylord dans son Cabinet, & puis elle avec mille questions ; & bien des conseils d’amitié. Les journaux l’ont indiqué, je voudrais pouvoir les oublier.
Je me suis couchée hier vers minuit à 8 1/2 votre lettre était dans mes mains et mieux que cela ! Elle m’a été remise en même temps que celle de mon mari. Hier je l’avais reçu avec celle de Thiers, & du prince Talleyrand. Vous comprenez qu’il n’y en a qu’une que je lie dans mon lit. Et mon Dieu, celles de M. de Lieven je n’en suis jamais pressée ! Je voudrais que vous fussiez là, je vous les remettrais & puis vous me les liriez avec quelques commentaires qui m’adouciraient les expressions ou le sens. Enfin vous me donneriez de la force. Je pleurerais auprès de vous. Ce serait si doux !
Monsieur, je vous ai vu étonné quelques fois de la terreur que m’inspire mon mari. rappelez-vous que j’avais quatorze ans quand je l’ai épousé, qu’il en avait douze de plus que moi, et qu’il est très naturellement devenu mon maître parce que j’étais à peu près un enfant. J’ai senti depuis, & bientôt même l’avantage que j’avais sur lui mais cette première impression est restée, et je tremble, oui je tremble quand je reçois ses lettres. Tenez aujourd’hui j’ai vraiment le frisson. C’est bien mauvais pour mes nerfs. Il ne sait pas le mal qu’il me fait, & s’il le savait peut être s’en réjouirait-il ! Ah Monsieur je n’ose pas vous dire que je suis malheureuse, & cela ne sera même pas exact, parce qu’il y a au fond de mon cœur un sentiment de bonheur, de bonheur du Ciel, mais cependant J’ai un chagrin bien grand, une angoisse de tous les instants qui troublent bien ce bonheur quand vous êtes là, quand vous serez là ah c’est autre chose.
Le 6 viendra-t-il bientôt ? Je vous remercie de m’avoir donné le délai de tous vos dîners, n’allez pas avoir d’accident en allant & venant ; vos routes sont mauvaises, les nuits sombres prenez bien des précautions, je vous en prie. Quel insupportable homme que votre Alexis de St Priest. Il a de l’esprit, mais sa manière est la plus insolente la plus arrogante que j’ai jamais rencontrée. Il était si odieux, à toutes les personnes qui le rencontraient chez moi, qu’il m’a été impossible de l’encourager à y revenir. Et puis c’est une commère ! Si vous voulez que je l’aime cependant Je l’aimerai. Il commence à faire froid. Quand comptez vous établir votre famille à Paris ? Ah revenez tous, il n’y aura que cela de bon.
Adieu Monsieur adieu. il me semble impossible de rien dire qui vaille un adieu quand il est comme les miens, quand j’y appuie avec tant de tendresses. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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51. Mercredi 27 Septembre 7 1/2

Voici une heure bien indue pour vous écrire mes yeux sont faibles ce soir, mais je viens de m’environner de beaucoup de bougies & j’espère pouvoir aller. Marie est allée dîner au Cabaret avec Mad. Durazzo. De là à l’opéra. J’ai fait un solitary dinner et au lieu de pleurer ce qui pourrait bien m’arriver, je vous écris !
J’ai eu ce matin une espèce de conseil chez moi composé du Comte Pahlen & du Comte Médem. Nous avons examiné, analysé, commenté la lettre de mon mari. Ils s’obstinent tous deux à ne voir la dedans que l’accomplissement d’un engagement pris encore l’Empereur. Ils se tiennent préparés à une démarche officielle qui pourrait leur être prescrite de la part de la cour. Ce serait à les entendre, l’extrême possible et cette démarche resterait parfaitement stérile parce que j’y opposerais constamment l’opinion du médecin. Nous avons prévu tous les cas, & obvié à tout. Mais enfin qui me dit que ces messieurs ont raison & que les lettres de mon mari n’ont pas une portée plus grave ? En attendant je voudrais pouvoir suivre leur conseil, qui est d’attendre tranquillement le dénouement de cette étrange affaire.
J’ai fait ma promenade au bois de Boulogne, par un vent très aigre et qui ne va pas. du tout avec mes nerfs. J’ai été causé, pleurer et rire avec lady Granville. J’ai dîné comme je vous l’ai dit et me voici. Vous ne pensez pas à moi dans ce moment vous êtes à dîner à Croissanville (dis-je bien ?) En rentrant chez vous, vous me retrouverez dans votre chambre, ah si vous pouviez me voir aussi vivement que je vous vois, moi ! Je vous regarde, je vous écoute, je retrouve tant de moments si intimes, si charmants. Je me livre de nouveau à ces rêves depuis que je sais que le 6 ils seront une réalité. Ah que je serai heureuse, & comme je jouirai de mon bonheur. Comme je sais en jouir !

Jeudi 10 heures. Votre lettre est bonne, tendre si tendre ce matin, elle m’a si doucement réchauffé le cœur ! Je l’ai lu trois fois dans mon lit à chaque fois elle me plaisait davantage. Comment ne pas croire tout ce que vous me dites ? Vous le dites avec tant d’effusion, tant de chaleur, tant de vérité. Je crois, je crois donc et puis je ne crois pas. Je crois que vous le pensez parce que vous le dites. Je crois, que mon cœur mérite tout ce que vous pensez de bien de lui, et au delà peut être, et j’aurais cru tout le reste si j’étais jeune. La jeunesse croit parce qu’elle a le droit de croire. Aujourd’hui Monsieur, votre affection pour moi est vive, tendre. Votre cœur a trouvé le cœur qu’il lui fallait mais vous êtes sous le charme de la surprise, vous oubliez mon âge. Vous vous le rappellerez bientôt, & voilà voilà ma crainte voilà ce qui fait que je ne crois pas tout ; ah si je pouvais tout croire ; croire que vous m’aimez que vous pouvez m’aimer comme je croyais être aimée quand... Je ne l’étais pas. Voyez l’étrange sort ! Ah que j’eusse été digne de vous alors ? Et alors vous n’y étiez pas.
Monsieur vous ne pouvez pas vous fâcher de tout ce que je vous dis là. Je voudrais que vos yeux fussent satisfaits comme l’est, comme doit l’être votre cœur comme il le sera toujours. Je voudrais être belle, jeune pour vous, pour vous seul. Non, je voudrais l’être aux yeux de tous, & n’en chercher le prix que dans les vôtres. Je voudrais vous voir envié de tous. Ah Monsieur, que vous êtes aimé ! ne me répondez pas à ceci à moins que ce ne soit pour me dire que vous voulez rester aveugle.
Que j’aime ce que vous me dites sur mes sanglots vous resteriez donc près de moi ? Monsieur, quand je pleurais (& j’ai pleuré dans ma vie !) mon mari sortait de la chambre, quelques fois il fuyait la maison. Je n’ai jamais trouvé une épaule amie sur laquelle reposer ma pauvre tête. Monsieur Je n’ai jamais connu le bonheur. Je n’en ai jamais eu que dans cette affection si entière, si extrême que j’avais pour ces deux enfants qui m’ont été ravis. Et cette affection était accompagnée d’une inquiétude si constante qu’il est difficile d’appeler cela du bonheur. Le bonheur ! Je le trouve auprès de vous mais non pas quand vous êtes au Val Richer. Ici, ici près de moi, bien près.
Après vous avoir quitté hier soir, c.a.d. après avoir cessé de vous écrire. Je me suis reposée pendant une heure, j’ai pensé pensé vous savez à qui, vous savez à quoi ? Plus tard j’ai fait de la musique seule, toute seule jusqu’à 10 heures. Mon jeu m’a plu. Il était comme mes pensées. Ah que je vous désirais là, à côté de piano ! Et si vous y aviez été j’aurais laissé là le piano.
M. Thorn est venu m’interrompre ; après lui la duchesse de Poix et sa fille. Imaginez une heure passée entre ce pauvre Thorn & cette duchesse la plus bête des femmes ! Elle n’a pas une demi-idée elle n’a que de très grandes manières, sa fille m’a fait une vrais ressource dans cette misère. Sabine est charmante, spirituelle, vive, curieuse, fine, caressante, & des façons d’un stable boy. C’est exact ce que je vous dis là. Tout le monde hier était à l’opéra & la petite princesse toujours à Maintenon. Je me suis couchée à onze heures. Mes yeux, mon âme regardaient dans cette chambre inconnue, qu’il me semble que j’habite depuis si longtemps.
Monsieur je suis dans une étrange veine hier & aujourd’hui. Je tourne autour de la même idée. J’y reviens par toutes les routes, et je ne finirais pas, Avec quelle douceur, quelle bonté, vous avez accueilli mes mauvaises lettres ! Monsieur si mon cœur pouvait renfermer encore plus d’amour je vous le donnerais. Je vous somme tout ce qu’il a, tout ce qu’il a jamais eu, plus qu’il n’a jamais eu. Ne répondez pas à cette lettre-ci je vous en prie encore, je me réponds moi-même vieille ou jeune vous m’aimez. Vous ne pouvez aimer que moi, penser qu’à moi. Je n’ai pas d’âge. J’ai votre cœur, tout votre cœur. Toujours, toujours. Ah que j’ai pris goût à ce mot. Je dis toujours, comme je dis adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°49 Jeudi 28, 6 heures

Je suis rentré tard hier. J’étais fatigué. Je me suis couché. Aujourd’hui, je me lève de bonne heure avant le soleil. Le 6 octobre, je ferai le contraire. J’aurai couru toute la nuit. Je me coucherai en arrivant à Paris au moment où le soleil se lèvera. Peu m’importe qu’il y ait un soleil au ciel ce jour-là. Je sais où trouver le mien. Je n’y veux pas trop penser. C’est encore si loin. De demain, vendredi, en huit jours. Y aura-t-il ce jour-là, ou le lendemain un dîner chez Pozzo, ou je ne sais quoi qui vous autorise, à fermer votre porte le soir ? Le lendemain vaudrait mieux peut-être. La dissolution sera au Moniteur le 4. Les élections commenceront le 4 novembre. Je crois mon renseignement positif.
Que de lettres j’écrirai d’ici-là ! On y tient beaucoup. Déjà, il m’arrive des plaintes de ce que je n’écris pas assez. On manque de conseils, d’informations. On veut pouvoir lire à ses amis des passages de mes lettres. J’admire infiniment le proverbe italien : lutto’l mondo e come la nostra famiglia. Il faut vos lettres à Lady Granville pour s’amuser et amuser son mari. Il faut les miennes à mes amis politiques... aussi pour s’amuser eux et leurs amis ; car c’est bien plus de l’amusement, un peu de mouvement moral qu’ils y cherchent, qu’une utilité immédiate et positive. Je leur donnerai satisfaction. Je vais écrire, écrire écrire.
Comment ? Ce pauvre M. de Hügel est fou ? Cela ne m’étonne pas. Il avait depuis quelque temps quelque chose de mystérieux et d’excessivement subtil qui m’étonnait quelques fois. Je l’attribuais à la nature de son esprit. Les Allemands ont de cela. Ils arrivent à la finesse par la subtilité et à la discrétion politique par le mystère. Qui M. de Metternich, enverra-t-il ici à sa place, en l’absence de l’Ambassadeur ? Car je ne suppose pas que les chargés d’affaires aient le privilège des Rois. Ils ne peuvent pas être fous.
Je suis charmé que les Granville soient revenus. C’est une intimité que je vous aime. Quand ils ne seront plus si effarouchés de mes rivalités politiques, j’essaierai d’y entrer un peu.
Que vous revient-il de Londres ? Je ne suppose pas qu’il se passe rien de significatif à la petite session de Novembre. Elle n’aura, je crois, que la liste civile pour objet. Les radicaux me paraissent bien modestes, bien décidés, à accepter qu’on ne leur donne rien pour éviter l’alliance des Whigs et des conservateurs. Mais la nullité et l’inaction ne sont pas, quoiqu’on en dise des éléments de durée.
De quoi je vous parle là ? Il semble que moi aussi, je veux épuiser mes petites nouvelles. J’accueille très bien les vôtres ; mais laissez-les toutes pour me dire, pour me redire toujours comment aime une femme. Le 6 octobre, dearest, dans notre cabinet, je vous dirai, et je suis sûr que vous me croirez, je vous dirai à quel point je vous comprends ? Je vous dirai quelle vie eût été pour moi aussi douce, aussi pleine que pour vous. Je ne veux pas l’écrire. Il y a des choses que je n’aime pas à écrire. Elles sont intimes à ce point qu’il me déplaît de les voir exposées au grand air, exposées à tomber je ne sais sous qu’ils yeux, à provoquer je ne sais quel sourire. Même très sûr que cela n’arrivera pas, l’idée seule de la possibilité me choque et m’arrête. Mais quand je vous aurai dit à quel point je vous comprends vous conviendrez avec moi que femme ou homme, quand on aime, on veut que ce qu’on aime se déploie dans toute sa beauté, s’élève aussi haut qu’il se peut élever. L’amour se passe de tout et prétend à tout. Il se suffit parfaitement à lui-même, et rien ne suffit à son ambition. Je suis sûr que vous pensez, que vous sentez comme moi. Mais encore une fois, je ne veux pas écrire tout ce que j’ai dans le cœur.
J’attends votre lettre de ce matin avec une douce sécurité. Elle répondra à celle où je vous donnais une date. Mais gardez-vous bien de jamais me taire aucune de vos impatiences, de vos injustices. J’ai droit à tout, et je veux tout avoir le worse comme le better. En attendant, je vais écrire à droite & à gauche. Je vous quitte pour je ne sais qui & je ne sais combien.

11 heures
Le courrier m’arrive au milieu de quatre visiteurs. Je viens pourtant de parcourir le N° 50. Que de doutes et tristes choses ! Oui, dearest, comptez sur toujours. Adieu et toujours. Il faudra bien que nous venions à bout de cette situation. Soyez tranquille. Je veillerai sur moi jusqu’au 6. Adieu, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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53. Samedi 30 septembre. 9 heures

Deux lettres à la fois ! Ah que je regrette cette affreuse journée, cette affreuse nuit l’état dans lequel elles m’ont mise ! J’ai bien tenu parole, j’ai pris froid et me voici enrhumée. Hier tout le jour j’ai été un peu comme folle. Je n’ai touché à rien, ni au lunchon. ni au dîner. Pas un morceau de pain. Il m’était impossible de rien avaler, aussi vers la soirée me sentais-je maigrie dans mon corset. La petite princesse ne m’as pas trop rassurée, elle était dans des étonnements ce n’était pas cela qu’il me fallait. Il fallait me dire que j’extravaguais.
Cette nuit j’ai entendu sonner toutes les heures, et quand à 8 1/2, l’heure de la poste, j’ai tiré la corde de la sonnette, il m’a pris une angoisse horrible. J’ai saisi ma tête dans mes deux mains, j’ai invoqué Dieu, je vous ai appelé vous, la respiration m’a manqué. Ma femme de chambre est entrée, on a ouvert les rideaux les volets, c’est le premier acte, le second est d’aller voir s’il y a des lettres, tout cela ne dure pas une minute 1/2 je n’ai pas fait une question. J’ai attendu le moment de la lettre, avec un frémissement intérieur horrible, & quand enfin la petite porte du couloir s’est ouverte & que j’ai vu ma femme de chambre faire le tour de mon lit pour s’approcher de moi, quand ce mouvement m’a indiqué qu’elle avait quelque chose à me remettre, ah Monsieur avant de saisir les lettres mes mains se sont jointes pour invoquer Dieu, pour le remercier. Et avec quelle ferveur !
Après avoir lu, relu, je me suis sentie mieux sur le champs, mais tellement épuisée que je n’ai pas pu me lever avant d’avoir avalé un bouillon. Voilà Monsieur tout ce que m’a valu la négligence de vos gens, car je vois au contenu de ce N°48 qui devait m’arriver hier que vous étiez parti pour Croissanville avant l’arrivée du facteur, on ne lui aura pas remis votre lettre. J’en ai bien de la colère, je vous assure, car elle m’a fait bien du mal, et n’allez pas croire. que cette expérience me prépare mieux à un autre accident ; pas du tout, je vous croirai mort tout de site. Je suis pour vous comme j’étais pour ces créatures chéries, lorsqu’elles étaient hors de ma vue, je perdais la raison.
Voilà Monsieur le pauvre être que vous avez recueilli, auquel votre cœur promet sincérité & bonheur. Voyez comme il est difficile de me les donner ? Je vous ai tout dit, j’ai voulu tout vous dire vous me pardonnez ces détails si inutiles.
Je viens d’examiner les deux enveloppes, elles portent toutes deux le timbre de Lisieux 29 septembre. Grondez un peu autour de vous, car vous allez être en courses, & vous voulez cependant me retrouver vivante. Je n’en ai pas trop l’air aujourd’hui. Vous ne sauriez croire comme ma soirée m’a pesée hier. Il y avait Pozzo, Pahlen, les Schonberg, les Durazzo, les Brignoles M. de St Simon, je ne sais qui encore. Je ne savais de quoi on me parlait. Je ne comprenais rien. J’ai fait signe à mon ambassadeur, il est parti pour donner le signal aux autres. Ce n’est qu’à onze heures & demi qu’on m’a quittée. M. de Hugel est fort malade. C’est une ossification du cœur. Et toutes les idées sont tournées vers la mort. Il ne parle que de cela. Il ne sort plus le soir. Vous ne sauriez croire comme je le plains. Comme je plains toute créature isolée. Ah Je sais tant ce qu’il y a d’horrible a être seule.
Voyez un peu Monsieur tout ce que j’ai eu de mauvais moments depuis ce vilain 13 septembre où vous m’avez quittée. Les journaux, M. Duchâtel, les lettres de mon mari, maintenant la poste. Je n’ai pas eu deux jours de tranquillité, et vous voulez que je me remette. Monsieur cela na sera possible que lorsque vous serez près de moi tout à fait. Vous m’avez dit que vous rentrerez en ville avec toute votre famille dans la dernière quinzaine d’octobre. Vous m’avez toujours donné cette époque. J’espère que là encore vous ne me trompiez pas ? Cependant depuis la noce de M. Duchâtel, j’ai un peu moins de foi dans vos paroles. Vous ne vous fâchez pas n’est-ce pas ? Et bien Monsieur je vous verrai le 6. Vous resterez surement huit jours à Paris n’est-ce pas ? & puis vous irez au Val Richer chercher votre mère et vos enfants et du 20 au 25 vous serez établi ici, ici près de moi. Toujours près de moi. Promettez le moi, je vous en conjure. Dites moi que vous me le promettez. Je serai si douce si bonne ; si égale ; si heureuse. Vous aurez du plaisir à me voir heureuse ? Je me remettrai alors, j’engraisserai.
Midi. J’ai fait venir mon médecin, il m’a trouvée very low, il me donnera des fortifiants. Je lui ai dit cependant que cela venait d’agitation & de chagrin mais cependant il veut que je prenne ses drogues. Hier de 7 à 8 h du soir on a été à me frotter pour me réchauffer et Marie étouffait dans la chambre.
Le mariage va mal. Il se fera mais le roi de Würtemberg est aussi naughty qu’il est possible, je crois, que le pauvre Mühlinen aura l’ordre de faire un tour un province. Quelles mauvaises manières que tout cela. M. Ellice m’a écrit une lettre énorme et indéchiffrable. Je vous attends pour la comprendre. La petite princesse ne s’est pas amusée à Maintenon. La duchesse de Noailles est fort bête, & son mari un peu pompeux. Le lien est beau. Je suis fort aise de n’y avoir pas été. M. Thiers sera à Valençay le 5.
Vous ne sauriez croire comme je me trouve dans le paradis aujourd’hui en comparaison de ma journée d’hier ! C’était affreux hier ayez soin que cela ne m’arrive plus je vous en conjure.
Adieu, je vais relire vos lettres, & me tenir beaucoup à l’air aujourd’hui. J’ai besoin de me remonter. J’ai une mine bien malade. Adieu. Adieu. & vendredi que ce sera beau ! Adieu. Je crois qu’il me sera plus facile de fermer ma porte vendredi soir que samedi, mais je ferai comme vous voudrez. Ordonnez.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°50 Jeudi 3 heures et demi

Je viens de recevoir trois ou quatre visites d’écrire six lettres. Il me faut du repos, c’est-à-dire du bonheur. Je ne comprends pas d’autre repos. Ce serait vraiment du bonheur, de vous écrire après avoir lu et relu ce que vous m’écrivez si tant d’inquiétude ne se mêlait pas à tant de joie. Je me creuse la tête comme vous pour deviner ce que peut faire, ce que peut méditer M. de Lieven. Je ne veux pas vous en parler. Il me déplairait de dire ce que j’en dirais. Jusqu’à ce que vous ayez des nouvelles de l’intervention du comte Orloff, j’espérerai quelque chose. Vous avez raison décrire avec détail à votre frère, avec grand détail. Il faut que tout ce monde-là, si préoccupé de lui-même et de sa position à la Cour, se sente aussi un peu responsable de votre destinée. Nous causerons de tout cela, le 6 bien bien sérieusement car j’y pense sans cesse. Newton a trouvé le système du monde en y pensant toujours. Il n’en avait pas à coup sûr, autant d’envie que j’en ai de trouver à votre situation une bonne issue. Mais les volontés d’hommes sont plus difficiles, à démêler et n’ont pas des lois aussi fixés que le cours des astres.

10 heures Me voilà enfermé chez moi, enfermé sous clef. Ah, vous auriez bien dû venir à la place de votre lettre comme vous en avez eu l’idée. Vous vous arrêtez en pareil cas, vous ne voulez par dire ce que vous appelez des bêtises. Et moi, que dirais-je ? Je m’arrêterai aussi. Pourtant si vous étiez là près de moi, quelle soirée charmante ! Quel doux entretien ! Vous êtes bien plus heureuse que moi. Vous avez notre Cabinet, Autour de vous, nous avons été, nous sommes partout ensemble. Ici je suis seul. Je parle de vous à tout ; mais rien ne me répond. Aussi je vais à vous bien plus que je ne vous amène à moi. J’aime mieux me souvenir qu’imaginer. Je reprends ma place, mes places. Je refais nos conversations. Je n’ai rien oublié, pas un mot, son lieu, sa date, votre regard, votre accent. J’ai des souvenirs, très préférés ; mais tous me sont présents. Ceux de la table à thé, que cette heure-ci me rappelle, sont au nombre des plus doux ; doux comme un bonheur depuis longtemps, goûté dont on jouit comme de son bien, comme de son droit, avec ravissement mais sans trouble, habitude et prélude d’une intimité parfaite, charmante dans le passé, charmante dans l’avenir ! Adieu, Madame.

Je n’ai pas de thé là ; et quand j’en aurais certainement je n’en prendrais pas. Mais adieu au moins, adieu. Vendredi 6 heures et demie Certainement Pozzo a beaucoup d’esprit, un esprit très étendu, droit, fécond, varié, agréable. A côté de lui à table au coin du feu, j’en jouis infiniment, comme vous. Mais il reste toujours lui au dessous de son esprit. Il n’a jamais l’air d’être tout à fait au niveau, bien établi au niveau de son esprit et de sa situation. Et puis laissez-moi vous dire une impertinence. Pozzo n’a jamais fait que de la politique extérieure de la diplomatie. Il n’a jamais gouverné un pays, traité directement, face à face, avec les idées, les intérêts, les passions de tout un peuple. Métier plus difficile, plus compliqué, plus périlleux, qui met aux prises de bien plus près, bien plus fortement avec les hommes et tout ce qu’il y a dans les hommes, et qui exige, qui provoque, dans celui qui le fait un développement bien plus complet, bien plus énergique de toutes les facultés, du caractère comme de l’intelligence, de la volonté comme de l’habilité. J’ai trouvé, dans les hommes les plus distingués qui ont suivi la même carrière que Pozzo, beaucoup d’étendue, d’élévation de liberté d’esprit, beaucoup de pénétration et de savoir faire dans les relations personnelles, quelques fois de la grandeur et de la hardiesse dans les desseins, dans les combinaisons, jamais cette profonde connaissance de la nature, et de la société humaine cette intelligence de leur vie réelle de leurs besoins ; cette fermeté de pensée et de conduite cette habitude fière de la responsabilité, qui donnent et prouvent la puissance, la grande puissance sur les hommes.
Je ne connais que deux carrières qui placent l’homme, un homme, aussi haut qu’il peut attendre, et le forcent de déployer, pour y monter et pour y rester tout ce qu’il peut être ; c’est la guerre et le gouvernement. Là sont, je crois les conditions, les plus nombreuses, les plus dures et par conséquent, le plus grand exercice de la supériorité. M. de Talleyrand et Pozzo ont beaucoup d’esprit, et ils ont beaucoup fait. Le cardinal de Richelieu et M. Pitt ont fait et prouvé bien davantage. Je ne parle pas de quelques hommes hors ligne qui ont conquis et gouverné. Frédéric 2 ; Napoléon. Pour ceux là c’est trop évident. Je n’ai pas la moindre envie que vous aimiez Alexis de St Priest. Traitez-le comme il vous plaira, quoiqu’il m’ait assez amusé lundi, dans deux heures de conversation. Il allait passer quinze jours près de Caen, chez Madame de Chastenay.

10 heures 3/4
Voilà votre N°51. Je n’en veux rien dire, absolument rien en ce moment. J’en ai le cœur trop plein. Mais j’y répondrai quoique vous ne vouliez pas. Deux mots seulement, vos deux mots. Adieu à toujours. G.
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