Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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76 Paris, Jeudi 25 1854

Encore l'Académie hier matin. La séance du Jeudi avait été avancée d’un jour à cause de l'Ascension. Elle a été assez amusante. On discutait la liste des ouvrages auxquels devaient être donnés les prix Monthyon. J’ai fait admettre l’histoire de Louis XVII, par M. de Beauchêne. Je ne crois pas que vous l'ayez lue, mais vous en avez sûrement entendu parler. Quoique la commission ne l’eût pas proposée, l'Académie l'a adoptée à la presque unanimité. M. Mignet s’est abstenu de voter. Les historiens de la Convention ne prennent pas leur parti de la voir juge à son tour. Dîné chez le Duc de Broglie, un famille. Le soir, chez Mad. d’Haussonville ; peu de monde.
Aujourd’hui, je ferai quelques visites, Hatzfeldt, Carné, Mason & Personne ne sait rien. Maintenant que les Allemands se sont décidés, les amis de la paix désirent que la Suède, le Pièmont, Naples se décident aussi, et que voyant toute l'Europe coalisée contre lui, votre Empereur se décide à son tour. Il le pourrait alors, avec tristesse, mais sans déshonneur. Personne n'est plus fort que tout le monde. On dit que la Bavière, et avec elle la Prusse, ont demandé à faire occuper la Grèce par leurs troupes, et que leur proposition a été repoussée. Les troupes françaises, occuperont.
Le bruit courait hier que le roi Othon et la Reine avaient quitté Athènes. et étaient allés rejoindre les insurgés. Je n'y crois pas. L'insurrection ne me paraît pas en voie de prospérité. Mais on ne l'étouffera pas plus qu'elle ne réussira. C'est par là que commencera le chaos. Le Prince de Ligne m’a envoyé le discours de M. de Stahl. Très remarquable. Plein d’esprit et de talent. J'en contesterais ça et là bien des choses ; mais je suis frappé de l'indépendance du jugement et de son élévation sensée, les deux qualités aujourd’hui les plus rares. Le bon sens est vulgaire et l'élévation d’esprit est folle, et le jugement est servile.
Voilà le 65. Pourquoi êtes-vous dans votre lit ? Je vous en conjure, ne soyez pas malade. L'accès de sommeil qui vous a prise après la nuit blanche me rassure. Je crois beaucoup au sommeil. Mlle de Cerini est venue me voir hier. Elle part évidemment, lundi 29. Je persiste de plus en plus dans mon impression sur son compte. Elle a bien envie de vous plaire, et de vous plaire par les bons moyens. Je regrette qu’elle ne sache pas l’Anglais.
Je ne crois à aucun nuage entre Paris et Londres. Pourtant l’abstention de Lord Stratford et de Lord Raglan est singulière. Que fera Baraguey d'Hilliers, s'il est encore à Constantinople, quand le sultan donnera à dîner au duc de Cambridge ? Adieu, Adieu.
J’aurai encore de vos nouvelles ici demain. Oui, il y a bien loin du Val Richer à Ems. Adieu. G. Le club Impérial (hôtel d'Ormond) va enfin s'ouvrir. Les sénateurs Conseillers d'État et qui le peupleront trouvent la carte à payer un peu chère, 600 fr la première année, 300 fr les suivantes. On parle de trois nouveaux Maréchaux, Baraguey d'Hilliers, Ornano et d’Hautpoul. On dit aussi que le maréchal Vaillant a proposé de demander au Corps législatif une autorisation éventuelle pour lever d'avance 140 000 hommes sur l'année 1854, mais que cela a été écarté. Encore adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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6. Stafford house, Mardi le 11 juillet
9 h. du matin.

Je suis malade Monsieur, je m’en vais rester couchée au moins toute la matinée. Me voilà comme vous m’avez vue après la promenade au jardin des plantes. Je voudrais bien, comme alors, vous écrire pour vous prier de passer chez moi, et puis préparer un cahier rouge comme excuse à cette indiscrétion. Vous y avez peu regardé le premier jour, et plus du tout le second. Ah que c’étaient déjà de bons moments ! Mais j’attends jeudi jour de ma régénération. Voyez comme je suis faible tout à coup. Il est midi, rien & personne ne m’a empêchée de continuer ma lettre et je n’ai pas eu la force de rester à mon bureau. Je vous écris de mon lit. On me dit de rester tranquille, c’est bon de rester calme, c’est difficile. Comme il ne s’agit donc que du plus ou du moins, je me décide. Je ne le serai pas du tout. Je vais vous le prouver.
Voici ma journée hier. Lord Grey, lord Aberdeen, le prince de Hesse (cousin de la Reine) Pozzo, lady Jersey, lord Sefton, lord Carlisle, lord John Russell, lord Holland, quelques femmes à vous inconnues, mon fils avant tous les autres, voilà ce qui a garni quatre heures de l’avant dîner. Je ne suis seule qu’avec Paul & lord Aberdeen. Lord Grey est de bien mauvaise humeur de ce que je reçois tant de monde. Jadis il me voyait seule souvent, maintenant ces hasards sont rares. Hier je lui annonçai que je n’irai pas à Howick. Je lui fis bien de la peine. Il revint cependant le soir car il est sur le pieds de venir deux fois par jour. (ne vous inquiétez pas de mon écriture. On veut pour moi une position horizontale. Cela gêne ma main. Voilà tout.)
Nous eûmes un dîner ministériel. Lord Lansdown me parla beaucoup de vous. Tout ce qu’il me dit me plut. Mais je n’osai rien ajouter. J’eus peur de moi-même. Tous les jours j’entends prononcer votre nom. Le duc de Sutherland s’amuse toujours à dîner de penser aux voisins qu’il vous donnerait à sa table si vous étiez venu avec moi. Il choisit fort convenablement. Ainsi vous auriez eu la petite princesse et lord Harrowly avant hier. Hier John Russell & lady Holland. Il n’a pas encore songé à vous placer près de moi. Mais vous seriez vis-à-vis. Nous ne songerions pas à nous plaindre. Il croit que ceux-là vous amuseraient davantage.
Comme je vous conte des bêtises ! Monsieur, aujourd’hui acceptez tout, car je suis souffrante après le dîner il vient du monde à mon adresse. Je ne me sentais déjà pas bien à la chaleur de ces salons & de ces galeries, éclairés toujours comme pour des fêtes, c’est pour moi intolérable. J’allais ouvrir l’une des portes qui donne sur la terrasse; je sortis. Je me trouvai en face d’un commencement de lune bien belle, bien claire. Il était juste 10 heures. Les Lundi jour de départ, il me semble extrêmement paisible que d’autres que moi pensassent à la lune dans cet instant. Il n’y a rien de plus banal & de plus rabattu que toutes ces pensées là, & cependant, je m’y livrai comme à une découverte. J’entendis, je sentis cette musique que j’aime tant, & deux grosses larmes roulèrent dans mes yeux. Il parait que la trace n’en était pas bien effacée quand je rentrai dans le salon, car je vis quelques personnes qui me regardaient avec pitié & intérêt. Leurs regards m’apprirent qu’ils songeaient à ce que moi j’avais pu oublier un instant. Je joignis machinalement les mains je demandai pardon à ces êtres chéris de ce qu’un rayon de consolation a pu pénétrer dans mon cœur. Je sentis des remords, de la honte, une profonde tristesse. Monsieur tout cela fut l’affaire d’un moment. Quelques propos indifférents vinrent couvrir tout cela.
Votre cœur doit tout comprendre, je ne m’arrête pas un instant. Je vous dis tout. Je me couchai avec le cœur bien serré. Vous ai-je assez dit combien j’aime le N°4 et combien avant lui j’aimais le N°3 ? Je sens tellement mon insuffisance pour vous exprimer cela que je fais mieux peut être de ne pas m’en mêler. Je lis, je lis sans cesse. Monsieur il me semble que je traite la poste avec bien du dédain !

Mercredi 12 à 9 h.
Je vais mieux ce matin. Je commence par vous le dire avant de passer au récit de ma journée d’hier. Je restai sur mon lit jusqu’à huit heures. J’avais fermé ma porte, je ne vis que mon fils & mes hôtes. La duchesse de Sutherland me parait être déjà un peu accablée du rôle dont elle s’est chargée. La reine est infatigable pour grandes & petites choses. Elle est aussi absolue. Ainsi on lui avait représenté qu’elle ne pouvait pas entrer demain comme elle le voulait dans son nouveau palais, parce qu’il y avait encore beaucoup à faire. Pour toute réponse elle a dit : " J’y entrerai." et elle y entrera. J’aime cela assez. On ne veut pas qu’elle passe la revue des troupes à cheval, parce qu’on craint qu’elle ne soit pas assez bon cavalier. Elle a dit : " Je serai à cheval." Enfin la reine le veut est toujours là. Et il n’y a rien à faire. Nous allons dîner hier chez M. Ellice. Je n’avais pas pu lui refuser cette satisfaction. Il avait prié pour moi des gens qui ne se rencontrent guère. Lord Grey, lord Aberdeen, lord Durham. Je dînai dans un grand fauteuil. Je rentrai de bonne heure pour me coucher. Le dîner fut silencieux comme toujours en Angleterre et je n’eus pas la force de le rendre autrement. Lord Melbourne qui devait en être est dans son lit. Lord Palmerston dans le Devonshire pour son élection. On n’entend parler que des élections. C’est un peu ennuyeux mais je conçois que ce soit d’un grand intérêt. Il me parait que la nouvelle chambre ressemblera fort à celle-ci. Les ministres gagneront quelque voix en Irlande et en Écosse, et les Tories en Angleterre. Cela rendra toujours la marche du gouvernement difficile. Le duc de Wellington pense mal de l’avenir de ce pays. Peel ne partage pas son opinion sur ce point. Cette différence vient tout naturellement de la différence de leurs âges.
Le comte Orloff arrive ici lundi pour complimenter la Reine. C’est le même dont je vous ai parlé et auquel j’avais voulu écrire. La parole viendra mieux. Je serai curieuse des explications que nous aurons ensemble. Mon parti est arrêté au fond de mon cœur, mais je crains d’être trop sûre de mon fait. Il y va de ma vie, car ma vie sans bonheur, c’est la mort. L’idée de mourir m’est pénible aujourd’hui. Quel changement dans mon existence depuis si peu de temps ! Dieu a voulu tout ce qui est arrivé. Il m’a châtié avec sévérité. J’ai accepté avec résignation mes malheurs. J’accepte avec transport les joies qu’il m’ en voie. Je me fie à sa bonté. Il a écouté les prières de mes anges. Tous les jours je les ai envoyées. Je leur ai demandé de prier Dieu pour moi ; de lui demander d’adoucir mes peines ou de me rappeler à lui. Mes peines sont adoucies. Mon cœur connait encore la joie. Quel bienfait ! Il ne me le retirera pas si tôt après me l’avoir accordé ? Midi J’ai eu une lettre de Thiers de Florence. Il y restera deux mois. Il est mécontent du traité avec Abdel Kader. Il m’appelle Madame et cher amie. Concevez-vous rien de plus bourgeois que cela ?
Je vais fermer cette lettre, et vous l’envoyer tout droit. La prochaine vous parviendra par Paris ! La petite princesse veut vous être nommée. La duchesse aussi. La duchesse s’exalte à votre nom. Je l’en aime mieux. C’est une fort noble dame, & une fort noble âme. Adieu. Adieu Monsieur. J’espère une lettre demain.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°6. (J’ai oublié de numéroter le billet que je vous ai écrit de Paris Dimanche 9 juillet. C’était le n°5.)
Du Val-Richer, Jeudi 13.

Certainement vous êtes malade, Princesse, assez malade pour ne pouvoir écrire quatre lignes. Sans cela, je ne comprends pas, je ne puis comprendre comment je n’ai point de lettres. Quelle ressource pour me rassurer ! J’en ai une autre moins triste quoique l’effet en soit fort triste. Il y a quelque irrégularité dans le service de la poste au fond de mes bois. Mes journaux ne m’arrivent pas encore exactement. Deux lettres ne me sont revenues qu’après avoir été me chercher à Caen. Peut-être y en a-t-il une de vous qui court ainsi après moi. Je viens de régler avec le Directeur des postes de l’arrondissement le service du Val-Richer, voici, quand vous voudrez m’écrire directement, ma vraie et sure adresse. Au Val-Richer, Commune de St Ouen le Paing. par Lisieux. Calvados. Adressées ainsi mes lettres m’arrivent le lendemain de leur départ de Paris. Quand en aurai-je une de vous ?
Je ne veux pas vous dire tout ce qui me vient à l’esprit, quel espace parcourt mon imagination, quels ennemis, quel fantôme elle y rencontre. Je n’ai pas en général l’imagination inquiète et noire : mais quand une fois elle prend ce tour là, elle échappe tout à fait à l’empire de ma raison, tout devient possible, probable, réel. Il faut se taire alors, se taire absolument, ne pas se parler à soi-même. Je vous quitte donc Madame. Pourquoi êtes-vous devenue un si grand intérêt dans ma vie ?

Vendredi 14. Voilà une lettre, une longue, un excellente lettre. Et c’est bien celle que j’attendais. Il n’y en a point de perdue. Celle-ci est allée en effet me chercher à Caen, le service encore mal réglé de la poste a causé le retard. Un nom de village pour un autre, une négligence de commis, cinq minutes de sommeil d’un courrier qui passe, sans s’en apercevoir, devant une route de traverse, qu’il faut peu de chose pour faire beaucoup souffrir ! Enfin, la voilà. Et j’espère que les autres viendront plus régulièrement.
Vous n’êtes point malade. On vous trouve bonne mine. Ne permettez pas à tout ce monde de vous accabler de fatigue ; ils n’ont pas de quoi vous en dédommager. Ils vous aiment pourtant et ils ont raison ; et vous avez bien raison aussi d’accueillir toutes les amitiés, quels que soient leur nom et leur drapeau.
Entre nous, j’ai plus d’une fois regretter de ne pouvoir être avec mes adversaires politiques, aussi cordial aussi, bienveillant que je m’y serais senti enclin. J’en sais plus d’un en qui, politique à part, j’aurais trouvé peut-être un ami du moins une relation facile et douce. Mais le soin de la dignité personnelle, les devoirs envers la cause, les exigences et les méfiances de parti, tout cela jette entre les hommes, une froideur, une hostilité souvent sans motifs individuel et intimes. Il faut s’y résigner ; c’est la loi de cette guerre, car il y a là une guerre.
Mais vous, Madame, profitez, profitez toujours et sans hésiter de votre privilège de femme; soyez juste envers tous, bonne pour tous, amicale pour tous ceux qui le mériteront de vous. C’est quelque chose de si beau et de si rare que l’équité et l’amitié ! Je suis charmé que vous en jouissiez, et plus charmé encore que vous soyez si capable d’en jouir, que vous ayez l’esprit si libre et le cœur si affectueux. Je n’y mets qu’une condition Vous la devinez et elle est bien remplie, n’est-ce pas ? Pendant que vous retrouvez à Londres, vos douleurs, pendant que vous n’y pouvez faire un pas, regarder à rien sans avoir le cœur bouleversé au souvenir de vos fils, moi j’achève ici, dans ma maison, les arrangements que le mien y avait commencés. Je fais descendre dans ma chambre son fusil de chasse, je me promène suivi de son chien.
C’est un lien puissant entre nous, Madame, que cette triste ressemblance de nos destinées, et cette parfaite intelligence que nous avons l’un l’autre de nos peines. Il me semble que j’ai connu vos enfants ; je leur prête les traits, les qualités qui me charmaient dans le mien ; je les unis à lui dans mes regrets. Ne vous défendez pas, Madame, du sentiment qui vient émousser ce que les vôtres ont de plus poignant ; laissez-vous guérir autant que se peut guérir une vraie blessure. A mesure que nous avançons dans la vie, c’est la condition de notre âme d’éprouver et d’associer dans je ne sais qu’elle mystérieuse unité, les émotions les plus contraires, de souffrir et de jouir, de regretter, et de désirer à la fois, et avec la même vérité, la même énergie. Acceptons ces secrets de notre nature. Si vous étiez là, si nous causions en liberté, vous me parleriez de vos fils, je vous parlerais du mien. Nous nous raconterions toute leur vie, toute la nôtre, et un sentiment d’une douceur infinie et souveraine se répandrait sur notre entretien. Que mes lettres vous en apportent l’ombre ; les vôtres ont pour moi tant de charme !

Samedi 15, 9 h 1/2 du matin.
Que je dis vrai dans ces derniers mots, & bien plus vrai que je ne dis ! Voilà, le N° 5 qu’on m’apporte. Dearest Princess, je crains qu’à votre tour vous n’éprouviez quelque retard pour mes lettres, pour celle-ci du moins. Je m’en désole. Pardonnez le moi. J’aurais dû la faire partir avant-hier ; mais j’étais si impatienté de ne voir rien arriver que j’ai attendu. Je vous aurais écrit en trop mauvaise disposition. Aujourd’hui je ferais peut-être mieux d’attendre aussi. Ma disposition est trop bonne.
Tout à l’heure Madame j’irai me promener dans les bois qui m’entourent. Ils sont bien verts, bien frais, bien sombres, quoiqu’un beau soleil brille au dessus et les enveloppe de sa lumière. Ce lieu-ci est très solitaire, très sauvage. Autrefois quelques moines y venaient orner. Aujourd’hui quelques bûcherons y travaillent. J’y serai bien seul. Je n’y entendrai rien. Je n’y verrai personne. Je relirai vos lettres. Je serai charmé. Et pourtant, que le fond du jardin de la Duchesse de Sutherland me fera envie ! Et ma pensée tantôt m’y transportera, tantôt vous amènera vous-même dans les bois du Val-Richer. Et je me laisserai bercer à ces doux rêves jusqu’à ce que j’en sente le mensonge. Je rentrerai alors dans ma maison.
Je suis très préoccupé de ce que vous me dites des projets de M. de Lieven. Vous ne pouvez songer, ce me semble, à aller le rejoindre à Carlsbad. Vous voilà à peine en Angleterre. La saison des eaux serait passée avant que vous arrivassiez, en Bohème. Après les eaux, s’il y va M. de Lieven retournera sans doute auprès du grand duc. Non, Madame, il ne faut pas chercher le bonheur à tout prix ; mais il faut penser sans relâche aux moyens de lever les obstacles. Vous ne pouvez ni vous fier à Pétersbourg, ni errer sans cesse en Europe. Que ces deux points là soient bien arrêtés ; ils feront le reste.
Midi. C’est trop de bien en un jour. Je tremble pour les jours qui vont suivre. Je reçois à l’instant votre N°6. Mon pressentiment ne me trompait pas tout à fait quand je vous craignais malade. Reposez-vous, beaucoup, beaucoup. Je suis charmé que vous n’alliez pas à Howick.
Que je vous remercie d’avoir pensé à me rassurer sur votre mauvaise écriture ! Elle m’eût inquiété en effet. Je vais attendre bien impatiemment vos prochaines lettres. Je les crains pourtant un peu. Vous aurez attendu celle-ci. Vous vous serez, comme moi naguère, impatientée, tourmentée. Vous voyez que j’ai aussi ma fatuité. C’est un lieu commun que je dis là, Madame. Non, je n’ai avec vous, point de fatuité. Ce mot ne convient ni à vous, ni à moi. Mais j’ai confiance, je crois. Et vous aussi, n’est-ce pas ? Nous avons donc bien le droit de nous parler comme gens qui croient, c’est-à-dire tout simplement et en disant les choses comme elles sont, non pas comme on est convenu de les dire quand elles ne sont pas. Il faut pourtant que je finisse si je veux que ma lettre parte !
Il me semble que j’ai à peine commencé que je ne vous ai parlé de rien. Je vais au plus pressé à ce qui me touche vraiment ; et je laisse en arrière (comme je laissais le cahier rouge) la politique anglaise, la politique française, votre jeune Reine, la dissolution de son parlement, celle du nôtre, que sais-je ? Tout cela cependant m’intéresse beaucoup, et je lis très curieusement les détails que vous me donnez, et j’ai sur tout cela, des milliers de choses à vous dire. Et ma prochaine lettre, si dans celle-là encore, j’en trouve le temps. Adieu Madame.
Remerciez, je vous prie, la petite Princesse de son bon souvenir. J’y tiens beaucoup et j’en suis très touché. C’est à vous de lui demander pardon, pour moi d’un langage si familier. Je copie. Je suis bien heureux d’apprendre que Madame la Duchesse de Sutherland veut bien se rappeler mon nom. C’est du luxe en vérité d’être si bonne quand on est si belle. Mais le luxe qui vient de Dieu est charmant ; et il a comblé votre noble hôtesse de tant de dons qu’en effet elle nous doit peut-être à nous autres pauvres mortels de nous traiter avec un peu de bonté. Quelque place qu’elle me donnât à sa table, je serais ravi de m’y asseoir. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°12 Mercredi 26, 2 heures

Et moi aussi je respire. Quel horrible cauchemar ! et si long ! Depuis deux jours je n’y tenais plus. Dearest, every day dearer Princess, vous avez cependant trouvé le secret de mêler à une peine déchirante une joie ineffable. Ah ne regrettez pas l’abandon de vos sentiments, de vos paroles : j’en ai reçu un bonheur incompréhensible pour moi même au milieu de mon angoisse, et pourtant si réel, si puissant ! Ma raison, ma justice me le reprochaient, mais sans le détruire. Encore une fois, il faut me le pardonner. Vous le savez ; à un seul sentiment l’égoïsme est permis ; mais il lui est bien permis, car c’est le seul où le cœur, la personne, l’être tout entier se donnent vraiment et sans réserve, et avec plein droit par conséquent de tout accepter, de tout attendre. Oui, j’ai plein droit d’être égoïste avec vous. Je ne crains pas de trop recevoir. Je ne compte pas, je ne mesure pas. Donnez, donnez-moi; je m’acquitterai. Mais ce que je vous demande aujourd’hui, ce que je vous conjure de m’envoyer par tous les courriers, c’est la certitude que votre santé n’est pas trop atteinte, que le repos du corps vous revient avec celui du cœur. Là est la préoccupation, la cruelle préoccupation qui me reste.
Déjà, quand j’étais près de vous, j’ai si souvent tremblé en vous voyant, si aisément et si profondément ébranlée en voyant à la moindre émotion un peu vive, même douce, vos nobles traits, toute votre personne près de tomber dans ce frémissement qui fait mal, même quand la joie le cause et dont on ne sait même bientôt plus, quand il vous envahit, s’il vient de la joie ou de la douleur ! Vous ne savez pas quelles inquiétudes vous m’avez déjà causées, quels regards de minutieuse et infatigable inquisition j’ai cent fois porté sur votre physionomie, sur votre maintien, sur votre démarche, pour y découvrir la moindre trace de la moindre altération de la moindre souffrance. Et que faire de telles craintes dans l’absence, quand on ne peut s’assurer à chaque instant, de leur erreur, de leurs limites du moins ?
Vous me connaîtrez un jour, Madame ; vous savez un jour quelles agitations, quelles faiblesses infinies se cachent dans mon cœur, quand une affection vraie le possède, et emploient, à leur triste service dès que l’occasion s’en présente, tout ce que je puis avoir d’imagination, d’esprit d’énergie. Épargnez moi des troubles intérieurs qui atteint le bonheur le plus grand et lassant le plus ferme courage. Veillez sur vous, soignez-vous ; rapportez moi ce teint reposé, ces bras que vous m’avez promis ? Vous aurez des lettres, vous en aurez souvent, exactement. Il est impossible que la cruelle épreuve, par laquelle nous avons passé l’un et l’autre se renouvelle. Je suis enclin à croire qu’elle n’a eu que des causes matérielles, des méprises d’adresse, des ignorances de notre part quant aux arrangements de la poste ; peut-être des combinaisons trop variées et trop savantes. Certainement nous y pourvoirons. Vérifiez, je vous prie, ce que je vous ai dit ce matin sur les numéros de mes lettres. Vous avez eu le N°4. Le N°5 était le petit billet non numéroté, écrit le Dimanche 9. Et quant au retard du N°6, j’en entrevois la raison dans la route particulière qu’il a suivie, si je ne me trompe. Vote prochaine lettre me dira j’espère, qu’il vous est arrivé. Votre N°11 n’était que le n°10. Il commence le mardi 18 à midi, et votre N°9 finissait le mardi au moment de l’arrivée du postman. Votre N°12 que j’ai reçu ce matin, n’est donc que le N°11. J’entre dans ce détail pour qu’il n’y ait point d’erreur entre nous.
Jeudi 10 heure
Je n’ai pas de lettre ce matin. Je n’en espérais pas n’importe ; je suis désappointé. Quelle insatiable avidité que celle de notre âme ! Dès qu’elle entrevoit le bonheur elle s’y précipite, elle s’y attache ; elle le vous tout entier à tout moment. A demain mon âme. Je suis charmé de votre conversation avec le comte Orloff. Vous ferez ce que vous voulez. J’attends à présent. vos projets en raison des mouvements de M. de Lieven. Toujours attendre ! Je voudrais connaitre au moins tous les gens à qui vous parlez, de qui vous me parlez. Les noms qui m’arrivent par vous qui sont importants pour vous, et qui ne me représentent ni une figure, ni une voix, ni un caractère cela me déplaît. C’est du vague, de l’obscur, de l’étranger. Je n’en puis souffrir en ce qui vous touche. Ah, notre misère! Que de choses dont nous disons. Je ne puis les souffrir et qu’il faut souffrir pourtant, et que nous souffrons en effet.
2 heures
La proclamation du rois de Hanovre, fera du mal partout. Les conservateurs sont intéressés partout à la bonne conduite du pouvoir. Ceci est vraiment un acte de folie. Je serais bien fâché que les élections anglaises s’en ressentissent profondément. Quant à nous malgré les apparences je doute toujours que nous ayons des élections. Le mieux informé de mes amis m’écrit que jusqu’ici le Roi, qui en décidera seul, y a à peine songé, qu’on se traînera probablement jusqu’au mois de Novembre avec des velléités sans résultat, et qu’alors, quand le vent des Chambres commencera à souffler, s’il secoue un peu fort le roseau ministériel, le Roi préférera un remaniement du Cabinet à une dissolution.
Je ne pense guère à tout cela; d’abord, parce que je pense à autre chose, ensuite, parce que rien ne me déplaît tant que de penser à vide, et quand il n’y a rien à faire. La bavardage vain est la maladie de notre temps et de notre forme de gouvernement. L’esprit s’y hébète et la volonté s’y énerve. Vienne le moment d’agir ; je penserai alors. Jusque là, je veux jouir de ma liberté et n’appartenir qu’à moi-même, pour me donner à mon choix. Mais quand ce choix est fait on ne s’en dédit plus. C’est ce que dit Pompée à Sertorin dans les beaux vers, de Corneille. Je suis de l’avis de Pompée. Adieu dearest Princess. Pour la première fois depuis bien des jours, je vous ai écrit la cœur un peu à l’aise. Mais cette aise a encore besoin de confirmation. G.
Je ne sais ce qu’il y a de vrai dans les bruits de journaux sur l’état grave de M de Talleyrand. Je vais écrire à la duchesse de Dino. Vous pensez bien que je n’ai par remis votre lettre à Mad. de Meulan.)
Vendredi, 10 h. Je n’ai pas de lettre ce matin. J’en attendais pourtant. Jusqu’à ce que je sois pleinement rassuré sur votre santé, je n’aurai aucun repos.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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15. Stafford house vendredi 28 juillet 1837
Midi

Décidément c’est mardi 1er Août que je quitte Londres, adressez moi un mot à Boulogne en réponse à ceci. J’y serai plutôt que je ne vous ai dit, car je ne veux m’arrêter qu’un jour chez Lady Cowper. Votre lettre aura à peine le temps d’arriver à Boulogne, ainsi dépêchez-vous. Le N°9 me reste dans la tête dans le cœur dans tous les fibres. Il ne m’a pas laissé dormir. Je me rappelle sans cesse le propos de la petite Princesse dit tout au commencement " Er ist ihnen nicht gesund" Elle a parfaitement raison et je ne m’en inquiète pas. Ma vie sera plus courte, mais elle sera heureuse, elle l’est. Ce bonheur immense, inconnu jus qu’ici, & qui se révèle à moi avec une force dont mes paroles ne peuvent pas vous donner une idée, il me consume Il me fera mourir, car je n’espère plus m’y accoutumer. Quel sort étrange que le mien ! Monsieur songez y bien ; regardez nos destinées comme tout nous séparait ! Et pourtant ! Ah mon Dieu comme ces réflexions me mènent loin, il y a de quoi en devenir folle. & je m’imagine quelques fois que je le suis. Ah je ne veux pas guérir de ma folie. Dieu m a enlevé ses enfants, il me laissera ma folie, je veux mourir avec elle.
Monsieur je me crois bien malade ; je suis pressée de partir. Ne vous inquiétez pas cependant, je serai mieux sur cette terre de France. Je vous écrirai encore au moins une fois avant de partir. Mes lettres ne vous manqueront pas. Pardonnez moi si je ne vous donne aucune nouvelle. Ma tête n’est pas à ce qui se passe autour de moi. Je crois que c’est intéressant cependant.
Les ministres ne sont pas contents des élections. Hier au soir lord Holland était soucieux. Ils ont perdu déjà 4 voix. S’ils en perdent encore quelques unes, ils ne peuvent pas marcher sans s’unir au parti conservateur. Les chefs de ce parti sont prêts à leur donner appui. Le duc de Wellington m’a tenu à ce sujet le langage le plus convenable & le plus noble. Il me parait qu’il ne s’agit que de s’entendre, & c’est là ce qui manque souvent ici. Les intermédiaires manquent aujourd’hui plus que jamais. Reebuck a échoué, ce devrait être une bonne fortune pour les ministres. J’espère qu’ils l’entendent comme cela.
Adieu. Adieu, dearest.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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17. Rochester mardi 1er août 1837
7 h. du soir.

J’ai quitté Londres à 4 heures. J’ai passé ma matinée en adieux, en pleurs. Une pluie battante m’a accompagnée jusqu’ici, & je m’y arrête par pitié pour mes yeux & un peu pour moi-même. Voici du repos. Au fond je n’en ai pas eu à Londres. J’ai été la proie de mes amis et je trouve véritablement que j’en ai trop. Le ménage Sutherland et tout ce qui y tient m’a paru bien ému de mon départ. Quand un Anglais a la larme à l’œil c’est bien quelque chose. J’ai fini ma journée hier avec lord Melbourne. Notre entretien de la veille lui était bien resté dans l’esprit & ne sera pas perdu. Il est venu dîner avec nous et resté jusqu’à minuit, couché littéralement couché à côté de moi alternativement du plus grand sérieux et de la plus grande bouffonnerie. Il vous faudrait bien du temps pour vous accoutumer à lui.
Comprenez-vous le sentiment de joie avec lequel je me suis placée dans cette voiture que j’aime tant ? Concevez-vous tout ce qu’il y a de passé & tout ce qu’il y a d’avenir dans ce sentiment ? Eh bien rien de plus simple que de croire qu’elle me mène vers ce qui est devenue ma vie, mon bonheur, car enfin c’est pour cela que j’abandonne tout mon voyage l’Angleterre et cependant je tremble, il me semble que ce bonheur Je ne l’attendrai pas, tant il me parait immense. Je ne sais ce que vous allez décider. Si vous voulez que j’aille à Dieppe j’y irai plus loin non, car on le saurait mais voudrez-vous venir à Dieppe ?
Je ne vous demande rien, il me parait que je serai très patiente, qu’une fois en France avec notre correspondance réglée je saurai attendre cependant ce qui me semble essentiel c’est de vous voir avant ma rencontre avec mon mari, celle-là aura lieu à la fin de septembre. Vous aviserez.

Douvres vendredi 4 août. Il n’y a pas eu moyen de vous dire un mot ces deux derniers jours, avant hier à Brodstairs, hier voyager de Brodstairs ici avec lady Cowper. Elle ne m’a pas quittée. & la voilà encore attendant que je me décide à partir ou à rester. La mer est mauvaise. Le vent est fort. J’ai peur du mal de mer. Je ne sais si j’aurai le courage de passer. Je n’ai pas eu de lettre ce matin. Il m’en vendra peut être une demain. C’est une étrange passion que j’ai pour ces lettres ! Je n’aime de mieux qu’elles que celui qui les écrit ; & quoique je m’en rapproche en partant, il y a quelque chose qui me retient encore dans le pays où se trouve sans doute une lettre. Elle sera arrivée à mon fils hier au soir tard, il ne peut me l’envoyer que par la poste de ce soir.

Boulogne, samedi 5. On m’a persuadée de m’embarquer hier. Le temps s’annonçait beau, on me le disait au mieux, quoique je visse bien des vilains montons blancs qui me rendent si malade. Sir Robert Adair qui passait aussi est venu me décider à peine à bord j’ai été saisie du mal plus fort que je ne l’ai jamais eu ; pendant quatre heures je suis restée alternativement évanouie et souffrante de cet horrible mal, dans les bras du seul homme à bord qui ne fut pas malade.
On m’a tenue sur le pont exposé à un vent très fort et un soleil ardent ; en conséquence de quoi j’ai un coup de soleil à la tête qui est une fort vilaine chose. C’est dans cet état que je suis arrivée à Boulogne on a de suite cherché un médecin, car pendant deux heures dans l’auberge déjà je n’avais pas recouvré la force de parler. Le médecin m’a fait mettre au lit. J’y suis restée douze heures.
Je suis mieux mais très faible. Imaginez comme j’ai dû l’être. On me dit en arrivant qu’il y a des lettres à la porte et je n’ai pas pu donner l’ordre de les chercher ! Enfin, enfin, j’ai pu trouver quelques lignes pour le réclamer. Il y en avait trois de Paris ; si mes correspondants avaient pu voir la classification que j’en ai faite il y en aurait eu un au moins bien blessé.
Monsieur quoique le mot ne vous aille pas je suis forcée de vous dire que vous êtes un étourdi. Il n’y a pas de N° à votre lettre. Cela me dérange & me déroute. J’ai sauté du N° 11 duplicata à cette petite lettre sans chiffre. Le véritable N°11 n’est pas encore entre mes mains ce qui fait que je n’ai pour toute nourriture depuis huit jours que deux mots un peu froids. Non, ils ne le sont pas. Je devine, je sens tout ce que vous ne dites pas, mais j’aime mieux croire à mes sens qu’à mon imagination. Je veux entendre voir, lire, enfin Monsieur, je suis affamée. J’ai relu vingt fois la lettre de Caen.
Ne venez pas me trouver à Paris encore. J’ai besoin de me remettre, & si je vous vois ce n’est pas le moyen. Laissez-moi me reposer, il me semble qu’en réglant bien notre correspondance je pourrai me calmer. Vous adresserez vos lettres à l’hôtel Bristol place Vendôme, c’est là que j’irai descendre car la rue Rivoli n’est pas tenable en été, il y fait trop chaud. Je n’y rentrerai qu’au 1er septembre.
Monsieur, je suis donc en France votre patrie ma... Ah mon Dieu quel mot j’allais tracer. Vous me l’avez dit un jour Monsieur vous aviez alors déjà la certitude que j’adopterais tout ce qui vous appartient. Vous avez vu le fond de mon cœur avant que je n’ai su y regarder moi-même. Vous voyez tout trop vite. Il ne me reste rien à vous apprendre. Et cependant que de choses à vous dire tout, tout ce qui traverse ma pensée !
Le duc de Saxe Meinengen est venu m’interrompre, il demeure dans l’appartement à côté du mien. C’est un très bel allemand, & bien lourd d’esprit. Je le connais d’Angleterre, il est près de la reine veuve. Il me conte ses chagrins en conséquence de la proclamation du Roi de Hanovre, qu’est-ce que cela me fait ? Je passerai ici toute la journée encore, demain si je suis mieux j’irai coucher à Abbeville.

Lundi à Beauvais. Vous voyez que je me ménage. J’en ai extrêmement besoin. Je trouverai des lettres à Paris, mais encore une fois n’y venez pas. Mandez moi quand, à quelle époque ce voyage vous conviendrait le mieux. Ecrivez-moi beaucoup, beaucoup. Vous saurez à peu près tous les jours comment je suis. En attendant ne vous inquiétez pas il n’y a rien de grave. C’est des mots abominablement dérangés. Apprenez-moi à être calme, & ma santé me reviendra. Adieu. Adieu. Il me semble que je respire plus librement en vous disant ce mot de Boulogne, il est bien tard cependant Adieu Monsieur, écrivez-moi.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°15 Caen 1er Août 1837

J’ai bien peur que vous ne m’ayez averti trop tard et que ma lettre ne vous trouve plus à Boulogne. J’ai bien peur ! Qu’est- ce que je dis là ? Si vous n’êtes plus à Boulogne, vous serez à Paris. Cela est vrai ; cependant je voudrais que vous me trouvassiez à Boulogne. Je voudrais être le premier à vous parler, en France. Mais dans le n°15, il y a sur votre santé, des paroles qui me font frémir. Je ne serai un peu tranquille que quand j’aurai vu, bien vu. J’irai voir dès que vous serez arrivée. En attendant, je vous écrirai demain à Paris. Je suis ici pour trois jours. J’étais ce matin au bord de la mer à Trouville. Mais l’autre, rive ne m’attirait presque plus. Que j’aurais voulu me promener avec vous sur la rive où j’étais ! Chaque fois que je revois la mer, c’est un monde nouveau que je découvre ; et je ne découvre plus un monde nouveau sans vous y chercher, ou vous y mettre. Mais je ne veux pas que vous soyez malade.
11 h 1/2 du soir J’ai été interrompu par je ne sais combien de visites, et je sors un moment du salon, qui en est encore plein, pour vous dire adieu et donner ma lettre qui partira de grand matin.
Adieu donc. Adieu sur la terre de France. Je vous l’ai déjà dit; il y a des moments en bien comme en mal, où il faut se taire, se taire absolument. L’insuffisance de la parole est trop évidente. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°16. Du Val-Richer, Samedi 5 août.

Vous êtes en France, peut-être déjà en route pour Paris. Cette lettre-ci va vous à chercher. Puis, j’irai moi-même. J’espère savoir bientôt avec certitude, quel jour vous y arriverez. Je dis avec certitude, comme si vous n’étiez pas souffrante, comme si la mer était toujours calme, la poste toujours régulière. Je me parle comme à un malade, avec une confiance que je n’ai pas. Je m’attends au contraire, ces jours-ci à d’amères impatiences. J’ai eu hier, en partant de Caen votre N°16, peut-être le dernier d’Angleterre, car il va jusqu’au lundi 31 et vous avez dû partir le mardi. Peut-être aussi m’aurez-vous écrit de Broadstairs. Vous n’aurez pas attendu jusqu’au jeudi ou vendredi, jour de votre arrivée à Boulogne.
Je vous fais assister à tous mes calculs. Ce n’est pas vrai. J’en retranche beaucoup. Enfin, que je vous sache rétablie à Paris, et pas trop fatiguée. Ce sera un pas immense. Vous êtes donc maigrie, changée, vous avez de la fièvre. Il y a en sentiment douloureux, abattu dans toutes vos paroles même dans les plus douces paroles. Je vous regarde d’ici ; je vous écoute ; je veux voir ce qui se passe en vous, au fond de votre santé. Dearest, que Dieu vous garde, et vous soigne et veille sur vous à toute heure ! Nous avons tant souffert l’un et l’autre avant de nous rencontrer! Il ne se peut pas que nous soyons destinés à devenir, l’un pour l’autre, une cause de souffrances nouvelles.
J’en devrais être bien désabusé, cependant, je ne puis me persuader que notre cœur soit sans pouvoir sur le sort, la santé, la vie de la créature, à qui il se donne, que cet élan si passionné si continu, de toutes les pensées, de tous les vœux ne monte pas aussi haut qu’il faut monter pour se faire entendre et obtenir quelque chose. Personne n’est plus convaincu que moi que les décrets de la Providence sur chacun de nous sont un mystère, un mystère impénétrable aux plus perçants, aux plus ardents regards humains. Mais précisément parce qu’il y a là un mystère nous ne pouvons, nous ne devons jamais être sûrs que nos efforts et nos désirs soient vains. J’ai vu le succès manquer aux plus tendres soins aux plus vives prières. Mais j’ai vu aussi le salut venir à leur suite. Et qui sait ? ... Madame les ténèbres, nous ne savons pas. C’est là le principe de ma confiance. J’ai vécu avec tous les gens d’esprit voix de mon temps et de tous les temps. J’ai beaucoup entendu, beaucoup lu sur les rapports de l’homme avec Dieu, sur l’action de Dieu dans les destinées de l’homme sur l’efficacité ou la vanité de nos efforts, de nos prières. J’y ai moi-même beaucoup pensé, et aussi rigoureusement que les plus rigoureux philosophes. Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir. Croyants où incrédules avec ou sans espérance, nous agissons, nous prions. Quand le mal est là, quand le besoin du secours nous presse, il n’y a personne qui ne prie ne fût-ce qu’en levant les yeux au ciel, et par un de ces élans soudain, involontaires, que la réflexion ne gouverne point. Où vont, que font nos prières? Le croyant les voit avec confiance monter jusqu’à Dieu qui les exaucera. L’incrédule les voit tomber à ses pieds et sourit orgueilleusement de sa propre faiblesse. Le croyant se trompe dans sa sécurité et l’incrédule dans son orgueil. Encore une fois, nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir. Mais cette ignorance insurmontable, native, finale n’est pour moi qu’une raison de plus de m’efforcer et de prier d’agir de tout mon pouvoir et de demander de tout mon cœur. Je suis dans les ténèbres devant le sanctuaire où la lumière est renfermée et d’où elle ne sortira point à ma voix. Mais je sais qu’elle est là, et je l’invoque ; et j’attends le résultat avec une anxiété douloureuse mais non glaciale sans certitude, mais non sans espoir.

2 heures
Je comprends parfaitement l’impression que vous a faite la musique. Il m’est arrivé quelque chose de semblable, pas tout à fait cependant. J’avais été près de trois ans sans entendre aucune musique. J’en avais peur. Une circonstance obligée me fit aller aux Italiens. On jouait Otello. Ma première impression fût extrêmement douce, une impression de laisser-aller, de détente, d’attendrissement sans retour sur moi-même. J’écoutais, je recueillais avidement les sons, comme une plante la rosée. Tout à coup je me rappelai qu’un jour, quand je n’étais pas seul, dans une loge voisine j’avais entendu ce même Otello, j’avais joui de mon plaisir et d’un autre plaisir qui me plaisait encore plus que le mien. Toute impression douce s’évanouit. Je sentis le mal remonter dans mon cœur. Je m’en allai. Depuis, je suis retourné deux fois, je crois, aux Italiens, mais sans plaisir ni peine. Aux concerts des Tuileries, la musique ne m’atteint pas. Vous m’avez parlé un jour de votre musique à vous, de votre manière de jouer, d’appuyer doucement et profondément sur les passages propres à saisir l’âme ! Voilà ce que je voudrais entendre, entendre seul avec vous !
On vous portera cette lettre. On vous la remettra à vous-même, Lundi soir ou mardi matin, si comme je le pense, vous êtes arrivée à Paris. Répondez moi tout de suite. Si je recevais plutôt un avis certain de votre arrivée, je partirais peut-être un jour plutôt. Enfin le temps marche. Que de choses à nous dire. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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18. Boulogne dimanche 6 août 1837

Je vous écris un mot encore avant de partir. C’est pour vous supplier d’empêcher que mon arrivée à Paris se trouve dans les journaux sur lesquels vous exercerez de l’influence. Vous m’éviterez par là du désagrément. J’ai passé une mauvaise nuit. Je ne me sens pas bien. Je voudrais être à Paris, voir mon médecin. Je voudrais pouvoir vous écrire de Paris déjà, vous mander que je suis mieux, vous dire mille choses, mille pensées que j’ai dans le cœur, sur le cœur. Ma rencontre avec mon mari ! Vous ne sauriez croire comme elle me rend l’âme inquiète. Je n’ai cessé depuis deux ans et demi de le conjurer de venir. Je l’ai fait sous toutes les formes, en l’appuyant de toutes les raisons, en lui montrant le désir le plus tendre de me voir réunie à lui. et quand je le disais je le pensais, car je ne sais jamais dire que ce que je pense et aujourd’hui quel accueil vais-je lui faire ?
Voyez Monsieur voilà des réflexions qui me tiennent. Eh bien, elles ne m’étaient pas venues encore. Je ne songeais qu’à une chose. Je voulais toucher la terre où vous vivez. Tout disparaissait devant ce premier intérêt de ma vie. J’ai tout bravé pour y parvenir. J’y suis, et aujourd’hui ma situation vis-à-vis de M. de Lieven se présente à mon esprit dans toute son horreur. Oui Monsieur c’est le mot. Vous m’avez rendue meilleure. Et voilà pourquoi je me sens plus malheureuse. Comprenez-vous tout ce je vous dis là ? Ah oui vous savez tout vous devinez tout, tout ce qui se passe dans mon cœur. C’est ma joie ; ma gloire. Ah que de pensées qui m’étouffent. Je crois que vous avez raison. Il ne faut pas parler. Et cependant mon âme interroge la vôtre toujours, à tout instant. C’est un dialogue qui ne cesse jamais.
Ah mon Dieu comment peut-on vivre dans l’état où je suis ? Je tremble de la tête aux pieds j’ai des moments affreux, et cependant c’est si doux. Adieu. Adieu. Je vous écrirai de Paris au moment où j’y arriverai mais j’irai lentement. Aujourd’hui je coucherai à Abbeville. Que faites- vous dans ce moment 8 h 1/2 ? Je voudrais regarder, j’ai la vie si bonne si longue. Je ne comprends pas votre maison, mais vos bois il me semble que j’y suis que je touche votre bras. Ah Monsieur, adieu.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°17 Lundi 7 août. Une heure.

Vous ne voulez pas que j’aille vous voir tout de suite. Je ne ferai que ce que vous voudrez. Mais le mécompte est grand. Je voulais partir après demain Mercredi soir, pour être à Paris, jeudi matin. J’ai un dîner obligé à Lisieux le Mercredi 16 août. Si je ne vais pas vous voir cette semaine comme je ne veux pas ne rester à Paris que 24 heures, je ne pourrai y aller que vers la fin de la semaine prochaine. Je partirais le jeudi 17 et je vous verrais le 18. Serez-vous reposée? Je trouverais, je vous assure, des conversations qui vous reposeraient mieux que votre solitude. Onze jours encore avant de savoir, de voir par moi-même comment vous êtes que c’est long ! Je sais que je suis ingrat, que c’est déjà un bien immense de vous avoir à 45 lieues, dans ma France, sans abyme ni tempête entre nous. Mais que voulez-vous?
En fait de bonheur, je n’impose point de limite à mes vœux. J’aime mieux souffrir de la privation qu’abaisser mon ambition. Réglons au moins tout de suite mon voyage. Que je puisse penser au jour précis à l’heure. Je n’ai jamais trouvé que l’attente usât la joie ; bien au contraire; le bonheur prévu mesuré, sondé d’avance à toujours surpassé mon espoir. J’entends le vrai bonheur. On parle d’imagination, d’idéal. Sans doute le train ordinaire de la vie est fort au dessous des rêves de l’âme ; mais le vrai bonheur, quand il apparaît, laisse loin, bien loin en arrière toute imagination humaine et il n’y a point de si bel idéal qui approche de la belle réalité. Que si je tarde à vous voir, au moins je vous trouve effectivement reposée. Ce que vous me dîtes pour me rassurer ne me suffit point.
Je n’ai jamais beaucoup compté sur votre séjour en Angleterre pour votre rétablissement. Je savais bien que tant de monde et de bruit vous fatiguerait. Mais ces déplorables agitations ont encore tout empiré, & vous revenez moins bien que vous n’étiez partie. Que je suis pressé d’y aller voir ! Vous ne savez pas à quel point mon imagination est malade sur la santé de ce que j’aime. C’est là le point, le seul peut-être, sur lequel m’a raison soit absolument sans pouvoir. Mon seul remède, c’est que je le sais.
4 heures J’ai fait hier jour de grande fête, et quête religieuse dans mon village un dîner bien différent de votre dîner chez le Duc de Devonshire. J’ai dîné chez mon curé avec un jeune prêtre des environs, le maire, l’adjoint un petit bourgeois, sa femme, sa fille et deux paysans. Ce dîner là était une grande affaire délibérée pendant huit jours et pour laquelle on était venu processionnellement nous inviter. Mad. de Meulan et moi, après s’être assuré de notre consentement. Nous sommes arrivés à travers. champs dans la cour, je devrais dire dans la basse-cour d’un cottage vieux, délabré où loge le curé en attendant la Construction d’un presbytère. Personne pour nous recevoir; on était encore à Vêpres. Mais en revanche, je ne sais combien de chiens, de cochons, de poules, d’oies, de camards, aboyant, grognant, criant, courant, barbotant dans deux ou trois pièces d’eau pleines de de boue ; là et là des charrettes brisées, des fagots déliés, des briques et des pierres entassées pèle-mêle, tout le bagage d’une forme mal tenue par de pauvres laboureurs. Et tout à l’entour le pays le le plus riant qui se puisse voir ; de vastes près bien frais couverts, de ces bœufs énormes, tranquilles, qui semblent le type de la force au repos ; de beaux arbres, des chênes, des hêtres, des pommiers, des pins, des mélèzes mariant leurs formes et leurs teintes si variées ; l’eau de ces marres stagnantes et sales courant à vingt pas de là, claire, pure rapide. Toutes les grâces de la nature, à côté de toutes les grossièretés de l’homme.
On est enfin revenu de Vêpres ; nous avons dîné. Tout ce monde tendu, mal à l’aise, obséquieux, tour à tour silencieux ou bavard, excepté deux, le Curé, bon prêtre sans embarras dans sa gaucherie, et le Maire ancien soldat, huit ans grenadier à cheval et sous officier dans la garde impériale, maintien grave, œil fixe et doux se taisant sans sauvagerie parlant sans vanité. Au bout d’une heure, à la fin du dîner, après quelques verres de vin de champagne car on en boit là, je suis parvenu à les mettre à l’aise et même un peu en train. Tout naturellement le dez de la conversation est tombé aux mains du vieux soldat ; et depuis la campagne de Russie jusqu’à la bataille de Waterloo, il s’est raconté lui-même sans esprit mais non sans intérêt, tour à tour bonhomme et fanatique, intelligent et crédule, enthousiaste et désabusé, ému et apathique, méprisant la paix, mais jouissant beaucoup du repos, ami de l’ordre respectueux, et disant de moi, pour témoigner l’estime qu’il me porte que les mauvais sujets de toute la France me craignent, comme il est craint, lui de ceux de St Ouen. A huit heures et demie, on nous a reconduits jusqu’au Val-Richer. Je donnerai des matériaux pour la construction du presbytère, et je suis très populaire dans St Ouen, dont je vous raconte les histoires. Je voudrais trouver ce qui peut vous divertir et vous reposer.
10 heures du soir.
Je ferme ma lettre pour la donner à un homme à moi qui va demain de grand matin, à Lisieux. Vous l’aurez ainsi un jour plutôt. Les lettres de Paris m’arrivent ici, le lendemain, de 9h. à midi. Celles qui partent du Val-Richer ne sont à Paris que le surlendemain. J’espère que vous m’aurez écrit d’Abbeville ou de Beauvais. Vous devez être à Paris demain. Adieu Adieu, sans aucun doute cet adieu là va moins loin et pèse moins sur le cœur. Il y a quelque chose de mieux pourtant, d’infiniment mieux.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°18 Mardi 8 3 heures

Vous arrivez aujourd’hui à Paris. Peut-être y êtes vous déjà, car de Beauvais à Paris il n’y a que huit postes et demie. Vous y devez trouver je ne sais combien de lettres, les N°11, 12, 13 d’ici, 15 de Caen et 16 d’ici. J’ai reçu ce matin votre dernier mot de Boulogne, N°18.
Je ne vous réponds pas sur le sujet dont vous me parlez. Nous en causerons en pleine liberté. Il n’y a pas un de vos sentiments que je ne comprenne et qui ne me plaise dans le sens le plus intime et le plus sérieux de ce mot, si souvent profané. Gardez-les tous dearest ; ce sont des notes justes, l’harmonie s’y mettra. Que seulement le calme physique vous revienne. Je suis sûr que si vous vous portiez bien vous ne seriez pas en proie à ces troubles dont vous vous plaignez. Vous avez le jugement si droit l’esprit si haut et si fin que certainement, quand l’état de vos nerfs n’y fait pas obstacle vous savez voir toutes choses, choses et personnes, comme elles sont, mettre chacune à sa place, en vous-même comme au dehors, choisir décidément ce qui est vrai, juste, ce qui vous convient, et accepter, dans votre choix, les inconvénients, les difficultés, les peines même la part de mal enfin, inséparables de toute résolution. comme de toute situation humaine. Vous voulez que je vous apprenne à être calme. Je ne sais pas un si beau secret. Mais si j’ai un peu de calme, c’est que pour mes sentiments aussi bien que pour mes actions, dans ma vie intérieure comme dans ma vie extérieure, j’ai assez de prévoyance et peu d’irrésolution. Quand quelque chose commence en moi ou autour de moi, j’en vois promptement et d’un coup d’œil assez libre toutes les faces, toutes les conséquences. Si j’accepte, j’accepte sans hésitation sans retour le bien et le mal, la joie et la peine, l’avantage et l’embarras, le mérite et le tort même, s’il y en a. Et dans la suite, à mesure que les choses se développent et portent leurs fruits, bons ou mauvais, je ne suis pas plus incertain qu’au début. Je ne connais guère le regret ni le repentir. Je veux ce que j’ai voulu ; je me tiens à ce que j’ai fait. Je n’ai point la prétention que ma vie soit sans souffrances et ma conduite sans fautes. Je porte le poids des unes et la responsabilité des autres sans m’en plaindre, sans en déplacer les causes, car ces causes, je les ai en général connues et voulues. En général, dans chacun de mes sentiments, de mes actes, je pressens leur avenir et j’y consens. Et s’il m’arrive, comme il m’arrive en effet de n’avoir pas tout prévu, je ne m’en prends qu’à mon insuffisance et j’y consens encore ; car à tout prendre, en fait d’intelligence et de sagacité, je n’ai point droit de me plaindre de la part que Dieu m’a faite. En tout, je suis soumis, Madame, soumis aux imperfections de la condition humaine à mes propres imperfections aux volontés de Dieu, à mes propres volontés. Je ne me révolte point; je ne me tracasse point ; je ne délibère point à chaque minute, je ne tâtonne point à choque pas. Je veux surtout de l’unité dans mon âme et dans ma vie, et pourvu que l’ensemble me convienne, je ne marchande pas sur les détails. Quelle est, dans cette disposition la part de mon naturel et celle de ma volonté ? Je l’ignore ; mais si j’ai quelque sérénité, voilà à quoi elle tient.
Vous êtes femme, dearest, et par conséquent, un peu plus mobile, un peu plus accessible que moi à l’empire des impressions du moment. Mais vous avez beaucoup d’esprit, de raison, de courage, de dédain. Vous allez naturellement à tout ce qui est grand, simple. Soyez sûre qu’avec un peu de santé et d’habitude, il vous viendrait... laissez-moi dire il vous viendra du calme. J’ai du bien à vous faire, comme du bonheur, à vous donner. Vous me dîtes que je vous ai aidée à supporter vos peines. Je vous aiderai à vous affranchir de ces troubles intérieurs, de ces incertitudes de ces luttes répétées où l’âme se lasse et perd sa force la force dont elle a besoin, et pour résister, et pour jouir. Que je serais heureux de voir la sérénité se répandre sur votre noble physionomie, et de goûter le charme infini de votre affection. sans crainte qu’elle vous fasse mal !
Je voulais vous parler des élections anglaises qui prennent, ce me semble, un tour bien conservateur. Mais je n’y ai plus pensé. A demain les affaires. Adieu. Vous ne vous figurez pas ou plutôt vous vous figurez bien avec quelle impatiente j’attends votre première lettre de Paris. G.

Mercredi 10h.
Je reçois à présent même votre N°19 de Paris. Au nom de Dieu, calmez-vous, soignez vous. Que la fatigue du voyage, de l’absence, de la mer disparaisse. Je me charge du reste. J’attends votre réponse à ma proposition pour la semaine prochaine. Les N°12 et 18 vous ont été adressés à Londres. Le N°15 à Boulogne, porte restante- il était écrit de Caen. Le N°17 vous a été adressé à l’hôtel Bristol.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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19. Paris. Hôtel de Londres place Vendôme, Mardi 8 août
10 heures du matin.

Je voudrais avoir la force de me réjouir de ce mot Paris. Monsieur vous ne concevez pas le bonheur que j’éprouve. Il me semble que je suis au près de vous avec vous. Toute cette nuit je vous ai parlé mais pas en rêve. Si j’avais rêvé j’aurais dormi, mais non je n’ai pas fermé l’œil. Je causais avec vous sans cesse, sans cesse. C’est bien la fièvre que j’ai en arrivant ici à 8 h. Je reçus votre N°11. Au moment de me coucher le 16 me fut apporté par la personne à laquelle vous l’avez adressé. Ces deux lettres ont reposé toute cette nuit sous mon oreiller dans mes mains. Mais J’ai été effrayée de mon agitation de ma faiblesse à l’aube du jour. J’ai fait venir mon médecin. Il m’assure qu’il n’y a rien de grave que la mer m’a complètement bouleversée que c’est une affaire de nerfs pas autre chose. Pour me le prouver il ne me donne à boire que de l’eau de camphre. C’est le seul remède que j’ai jamais accepté, je vous conte tout cela afin que vous n’alliez pas vous inquiéter. Quand je vous verrai je vous dirai cependant comme j’ai été mal à Abbeville.
Je vous avais écrit heureusement le bureau de la poste était fermé, on m’a rapporté ma lettre, quand je l’ai relue j’ai été effrayée pour vous, je l’ai déchirée. Je ne veux pas que vous veniez encore. Vous voyez bien que je suis trop agitée pour vous voir. Laissez-moi quelques jours de repos.
Quand je vous ai quitté il y a cinq semaines, c’était votre image qui devait effacer, adoucir au moins des images bien douloureuses. Aujourd’hui je pense tant à vous, j’y pense tant ... que je cherche un remède, et je ne sais le trouver que dans le souvenir de mes malheurs, là, il y a du calme, auprès de vous de l’agitation. Voyez Monsieur où j’en suis venue, et imaginez le déplorable état de mes nerfs ! Je vous écrirai tous les jours et le jour où je me sentirai mieux, le jour où je les serai pas si troublée en pensant à vous ; le jour où je croirai pouvoir supporter votre vue avec plus de celui, ce jour-là je vous appellerai et vous viendrez n’est-ce pas ? Est-ce donc du bonheur que j’ai trouvé auprès de vous? Je ne sais pas me répondre, mais ma vie, mon âme sont à vous, vous me répondrez.
Ah mon Dieu cela me fait mal de vous écrire. Ma pauvre raison, elle m’abandonne. Adieu. Que sont devenus les intermédiaires entre 11 & 16 ?

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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21. Paris, jeudi le 10 août 1837
huit heures

Vous venez après mes prières. Dans mes prières je pense à vous je prie pour vous. Monsieur venez m’enseigner à ne pas vous donner ainsi toutes mes pensées tous les battements de mon cœur. Cela n’était pas tout à fait ainsi avant mon départ pour l’Angleterre. Il me semble au moins ce voyage, cette longue séparation, vos lettres, les inquiétudes mortelles que j’ai éprouvées pendant dix jours tout cela a tellement exalté ma pauvre tête et affaibli mon corps, qu’aujourd’hui votre image est une douleur. Mais une douleur dont je ne puis pas me séparer un instant. Que sera ce quand vous serez là auprès de moi ? Je vous y vois déjà, je vous établis Je suis fâchée que ce ne soit pas dans la Chambre où nous avions pris de si douces habitudes. Je l’aurais même aimé, mais on y travaille, cela m’impatiente. J’irai voir aujourd’hui s’il n’y aurait pas moyen de presser les ouvriers. Je suis sortie hier, mais il y a un peu d’embarras à satisfaire mon médecin. Il veut de l’air et il ne veut pas d’exercice. Je me suis fait traîner doucement en calèche avant dîner, & j’ai recommencé le soir. Il faisait doux mais triste. Quand vous serez ici nous irons. un soir en calèche. Je laisserai Marion à la maison. J’ai pensé à cela tout le long de la promenade. Que j’aime rêver ainsi alors, je n’entends plus rien & j’y serais encore ; s’il n’était survenu des éclairs très forts.
Je suis rentrée à 10 h. Je me suis couchée. J’avais vu dans la journée quelques personnes. Lady Granville. Le duc de Palmilla, le duc de Hamilton, & M. de Hugel. J’ai une confidence à vous faire sur Lady Granville. Elle a toujours exercé sur moi un grand empire. Elle a de l’esprit prodigieusement et l’amour le plus fanatique pour son mari. C’est la personne qui me connaît le mieux, & qui connait le plus vite toute créature qu’elle a intérêt à pénétrer. Elle m’aime & je crois tout simplement parce qu’elle me connait. Elle sait donc tout. Hier elle m’a trouvé relisant une lettre. Eh bien Monsieur je la lui ai donnée Cette lettre c’est le N°6. Vous y traitez le sujet le plus élevé. Savez-vous ce qu’a fait Lady Granville ? Elle a pleuré, pleuré. Elle y a retrouvé tout ce qu’elle pense. Elle voudrait Monsieur se prosterner à genoux devant vous. Quand je l’ai vu ainsi , émue, exaltée. Je me suis rassurée sur mon propre compte. Il n’y a donc pas de la folie dans mon fait. Voilà ce que je me suis dit d’abord. Savez-vous ce qu’elle m’a dit ensuite ? Monsieur c’est ce que je me suis dit plusieurs fois déjà mais sans avoir où vous le répéter. "
Je mourrai Monsieur comme sont mortes ces deux femmes que vous avez tant aimées !! Elles n’ont pas plus supporté leur bonheur que moi je ne puis supporter le mien. Dieu n’aime pas que les joies du Ciel soient révéler aux mortels. Il leur retire la force de les soutenir. Savez vous Monsieur pourquoi vous venez ? C’est que vous ne sentez pas au moins de près ce qu’elles ont senti, ce que je sens. Dieu vous a placé sur la terre pour un autre but. Moi j’avais accompli ma destiné et vous aimez ma mémoire comme vous chérissez la leur. Encore une fois Monsieur défendez moi de vous écrire, cela me fait mal.

11 heures
J’ai fait ma toilette, j’ai essayé de déjeuner. Je ne puis pas manger. Le facteur est venu il ne ma pas apporté de lettres, pas de lettres ! Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ! Monsieur ne me donnez pas ce chagrin là. Un mot, un mot tous les jours je vous en supplie. Ne me faites pas repasser par toutes les horribles émotions de Londres. Vous le voyez je suis faible, je le deviens même plus tous les jours. Cette nuit a été mauvaise. La chaleur m’accable et cependant je suis froide comme glace. C’est un vilain état de nerfs.
J’ai des nouvelles de M. de Lieven de Marienbad en Bohême. Il allait le lendemain chez M. de Metternich à un château qu’il a près de la. Ils ne se sont pas vus depuis le temps où ils ne s’aimaient guère. Le prince de Metternich fera sur cela quelques bonnes réflexions philosophiques que je suis bien aise de n’être pas condamnée à lire car elles seraient longues. Savez- vous qu’il m’a souvent, bien souvent fait bailler, il disserte lourdement. Vous aurez lu de ses pièces diplomatiques Il y a toujours beaucoup d’esprit, beaucoup d’habileté, mais la forme en est bien allemande. Et bien il vous racontera comment on fait le macaroni avec le même intérêt, la même pesanteur. M. de Metternich traite tous les sujets de même, et se croit fort universel. Jamais il ne lui est arrivé de dire : "Je ne sais pas." Il sait tout, et surtout il a tout prévu, tout deviné. Lady Granville lisait souvent ses lettres, et ne manquait jamais d’en rire. A dire vrai elle m’entraînait quelques fois à rire aussi. Elle servait à souhait M. Canning. Je ne sais comment je suis arrivée à vous parler de tout cela, mais je suis bien aise d’une distraction.
Madame de Dino me supplie de donner rendez-vous à mon mari à Valençay. C’est beaucoup trop loin. Si je vais à Valençay il voudra m’entraîner plus loin. Mais que je suis impatiente de sa réponse à la nouvelle que je suis revenue en France ! Car lui &mon frère aussi, qui m’écrit enfin une lettre très tendre, (tendre parce que je n’étais plus à Paris) ; n’ont pas le moindre soupçon que je puisse penser de nouveau à fouler cette terre défendue. Monsieur, je bavarde, je bavarde et vous ne me dites rien. Rappelez-moi de vous conter, quand je vous verrai un moment de singulières explosions de la part de 17 dans le dernier entretien que j’ai eu avec lui. Par exemple lady Granville rit bien de lui.
Adieu Monsieur, c’est triste de vous dire adieu Sans vous avoir dit merci. Cela ne sera pas ainsi demain n’est-ce pas ?

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 21 Vendredi 11. 2 heures

Ne me redites pas, ne me dites jamais ce que vous me dites aujourd’hui ce que Lady Granville vous a dit, ne vous disais-je pas moi, il y a quelques jours, que j’ai l’imagination malade sur la santé de ce que j’aime ? Mon plus jeune enfant ce bon petit garçon, qui un air si doux, si gai, de si beaux yeux bleus, presque les yeux de sa mère, que de temps, il m’a fallu pour le regarder sans le plus douloureux sentiment d’indignation, de révolte contre moi-même ! Voir mourir en couches la femme qu’on aime ! Madame, c’est affreux, c’est abominable ! Comment s’en console-t-on ? Quand j’ai vu ensuite mourir mon fils, si jeune, si beau, si fort, j’ai été saisi d’horreur ; j’ai regardé avec effroi mes autres enfants tout ce que j’aimais au monde ; dix fois, vingt fois, je les ai vus mourir. Vous avez fait rentrer dans mon cœur d’autres impressions, des impressions douces, heureuses, presque confiantes. Et voilà que d’un mot vous touchez à ma plus sécrète, à ma plus cruelle blessure ! Dieu m’aurait destiné à entrevoir sans cesse ses Chefs-d’œuvre, son Paradis, pour les voir, sans cesse disparaître. Il m’aurait choisi pour ce supplice là ! Il ne me donnerait que pour m’ôter ! Cela ne se peut pas. Je n’ai pas mérité cette malédiction.
Au nom de Dieu ne me dites pas cela, ne le pensez pas surtout. Il y a des choses qu’il ne faut pas penser. Mais vous ne le pensez pas. Pourquoi le penseriez- vous ? On vous assure, vous m’assurez qu’il n’y a rien de grave. On ne vous prescrit aucun remède qui indique une vraie maladie. Il vous faut du repos, beaucoup de repos, de l’air, pas de mouvement. On peut s’assurer cela. Enfin, dans huit jours, j’irai y voir. Hélas, je sais trop qu’il ne sert à rien d’y voir ! Mais je compte sur le repos, le repos doux, prolongé de l’âme comme du corps. Il faut que vous l’ayez. Je veux que vous l’ayez. Je ferai ce qu’il faudra pour que vous l’ayez. Je m’en irai, je resterai, je parlerai, je me tairai. Je comprends que ce qui vous émeut, ce qui vous occupe un peu sérieusement ne vous vaille rien. Nous y pourvoirons de près, de loin, dans nos conversations, dans mes lettres, je ne ferai que vous distraire rien que vous distraire, amuser doucement votre imagination, votre esprit. L’ennui ne vous est pas meilleur que l’excitation. Nous les éviterons l’un et l’autre. Dearest, ayez courage, ayez confiance, pour moi comme pour vous. Pensez à l’avenir. Nous avons tant de choses à nous dire, tant de choses à faire l’un pour l’autre, l’un près de l’autre dans l’avenir !
En les attendant ces belles ces bonnes choses-là, savez-vous ce que je fais ici aujourd’hui ? Je fais nettoyer, dégager de roseaux, de plantes aquatiques, de vase, une pièce d’eau qui sera dans mon jardin et sur laquelle je vais établir deux cygnes qu’un de mes voisins à élevés pour moi. Des cygnes ce sont des oiseaux de votre pays, des pays du Nord, s’il est vrai que là soit votre pays. Dans les grands hivers, quand ces beaux oiseaux trouvent en fin leur climat trop froid, ils prennent leur vol, ils viennent chez nous. J’en ai vu arriver ainsi à tire d’aile un peu fatigués, un peu maigris, mais toujours si beaux ! Nous les accueillons nous les attirons ; nous leur arrangeons, des pièces d’eau bien calme, bien pure, sous un ciel bien doux, au milieu de gazons bien verts. Ils s’y trouvent bien ; ils ne s’en vont plus; ils ne volent même jamais bien loin. Ils ont raison; et nous aussi Madame, qui prenons, à les recevoir et à les garder, tant de plaisir. Certainement, je vous écrirai, je vous écris tous les jours.
Rappelez-vous que je vous ai demandé compte de l’emploi de votre journée, un vrai compte pour moi comme celui que je vous ai rendu de la mienne. Il y aura dans le vôtre, sinon plus de visites, du moins plus de conversations que dans le mien. Je ne cause ici avec personne, quoique je parle beaucoup et à beaucoup de gens. Vous me ferez aimer Lady Granville que je connais à peine après l’avoir tant lue. Comment se fait-il qu’on se demeure à ce point étrangers en vivant si près ; tandis qu’ailleurs un moment suffit ? J’ai tort de demander ce pourquoi-là, car je le sais.
Adieu. On vient me chercher pour voir quelque chose au travail de la pièce d’eau. Il est bien convenu que je partirai le 17 pour être à Paris le 18. Vous m’écrirez donc jusqu’au 16 inclusivement, car votre lettre du 16, je l’aurai le 17, avant de partir. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°22 Samedi 12. 2 heures

Savez-vous qu’elle joie vous me donnez quand vous me dîtes que mes lettres vous font un peu de bien ? Je vous ai constamment devant les yeux, souffrante, abattue, agitée. Je voudrais être constamment là, verser à chaque minute du baume dans votre âme, dans vos nerfs. Ils m’embarrassent vos nerfs. J’ai envie de leur en vouloir, et je ne peux pas. Vous leur devez peut-être cette susceptibilité, cette rapidité, cette finesse d’impressions qui s’allient si bien à l’élévation de votre esprit, au sérieux de votre air, de toute votre manière. Guérissez vos nerfs, Madame, mais restez comme vous êtes. N’y changez rien, je vous en conjure. Je ne veux supprimer en vous que la souffrance. Je ne vous donnerais plus de conseils, s’ils devaient vous induire à changer en vous quelque chose.
Quand je vous ai vue pour la première fois, vous m’avez frappé comme une personne nouvelle pour moi, et pourtant sur le champ comprise, parfaitement comprise. Ce qui s’est tout à coup rêvée à moi, c’est la grandeur de votre nature. Avec votre accent si ému, votre regard si triste, vous conserviez si évidemment toute la liberté, toute la fierté de votre pensée. Vous aviez l’air de regarder d’en haut, de toiser pour ainsi dire, les idées les personnes, à mesure qu’elles passaient devant vous. Il y avait dans votre physionomie, dans votre maintien dans votre langage tant de dignité, d’indépendance, et en même temps un tel besoin. D’être soulagée soutenue ! Pendant le dîner, je ne sais ce que je vous disais, vous vous êtes penchée une ou deux fois vers moi, comme entrevoyant et venant chercher dans mes paroles quelque chose qui vous était doux ; et à l’instant même, vous vous êtes relevée et détournée, comme vous repliant sur vous-même et doutant qu’il pût vous venir du dehors, d’un inconnu, quelque distraction. Je crois vous avoir déjà dit qu’il m’était resté de ce premier jour, une impression profonde. Et elle était juste ; ce que je connais en vous aujourd’hui, je l’ai entrevu ce jour là une grande âme qui ne peut vivre seule. Je ne sache rien de comparable à ce double attrait.

5. h. 1/2 Je viens de lire mes journaux. Je trouve le discours de Sir Robert Peel, un peu trop empreint, vers la fin, des habitudes d’opposition. Il reproche bien amèrement aux Ministres, l’emploi qu’ils ont fait du nom de la Reine. Faut-il appliquer le mot impudeur à des hommes dont on est si près de se rapprocher ? Peut-être les mœurs anglaises sont-elles en ce genre moins susceptibles que les nôtres. Du reste le discours est excellent et très frappant. Nous verrons à l’œuvre la Sagesse des deux côtés. Je suis charmé que vous ayez si bien fomenté, celle de Lord Melbourne. Si les conservateurs de France ont autant de persévérance et de zèle que ceux d’Angleterre, la dissolution, nous sera très bonne. Je ne crains, pour eux, que le découragement et le laisser aller. La grande infériorité dès honnêtes gens c’est qu’ils ne savent pas se lever aussi matin que les brouillons. S’ils avaient comme ceux-ci, le Diable au corps, ils gagneraient toutes les batailles.
Dans le n° 15, je crois, je vous avais dit un mot de mon meeting de Caen ; un seul mot, pour vous dire que cela ne valait pas la peine d’en écrire. J’espère que ce N° vous reviendra enfin, et aussi les N°12 et 13 qui sont partis de Lisieux pour Londres le 29 juillet et le 1er août. Vous devriez les avoir depuis longtemps. Dimanche 7 h 1/2 J’ai été interrompu hier par toutes sortes de visites, d’abord je ne sais combien de voisins qui se sont abattus chez moi comme une volée de pigeons, puis le Duc Decazes qui va à Bordeaux, et s’est détourné de 20 ou 30 lieues pour venir me dire pas grand chose.
Ce matin toute ma vallée est enveloppée d’un immense brouillard qui va, vient, monté, descend. Il essaie de se défendre contre le soleil que j’entrevois à l’horizon, en face de moi. Ce n’est encore qu’un point rougeâtre à chaque instant surmonté, voilé par le brouillard. Mais ce point, c’est la chaleur, c’est la lumière. Le brouillard sera vaincu, dispersé, chassé. Dans quelques heures mon ciel sera pur, ma vallée brillante. Plût à Dieu que ce fût toujours là l’image de la vie !

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°23. Dimanche 13. 2 heures

C’est vrai ; je crains de vous agiter. J’y pense sans cesse en vous écrivant. Je voudrais n’employer avec vous que des paroles, si douces, si douces, de ces paroles qui bercent l’âme et l’apaisent, en lui plaisant sans l’émouvoir. Vous m’avez témoigné, en arrivant à Paris, tant d’effroi à l’idée du trouble qui vous saisirait si j’allais vous voir sur le champ, vous m’avez demandé avec une anxiété si douloureuse, de vous laisser le temps de vous reposer, de vous calmer que je suis moi-même plein de trouble et d’anxiété sur tout ce qui va à vous même de ma part, et constamment préoccupé d’éviter ce qui pourrait vous causer le moindre ébranlement.
Vos lettres d’hier et d’aujourd’hui (N° 22 et 23) me rassurent, un peu. J’en trouve le ton plus tranquille, plus fermé. Cependant j’hésite encore ; je retiens encore mon cœur, ma voix. Je sais tout ce qu’il faut retrancher aux paroles humaines, et combien elles exagèrent en général les faits ou les sentiments qu’elles expriment. Mais avec vous, dearest, je prends tout au pied de la lettre, loin de rien retrancher, j’ajoute. Je crois plus que vous ne me dîtes. Vous ne savez pas tout ce que je vois dans une phrase de vous. J’y vois non seulement ce qu’il y a mais tout ce qu’il y avait en vous au moment où vous l’avez écrite, si votre main tremblait, si votre cœur battait, si vos regards étaient troublés ou sereins, votre contenance animée ou abattue. Et sans y songer, par instinct, je réponds moins à ce que vous me dites qu’à ce que j’ai vu dans votre écriture, dans vos paroles ; en sorte que je réponds peut-être à une impression, très fugitive à un nuage sur votre front à un frisson dans vos nerfs.
Ah l’absence. l’absence ! Madame, la moins lointaine est toujours l’absence avec tous ses vides, tous ses ennuis ! Je vous aime pourtant infiniment mieux à Paris qu’à Londres, Dussé-je ne pas aller vous y voir. Et j’irai cette semaine ; et vendredi, à une heure, je serai hôtel de la Terrasse dans le cabinet devant la fenêtre duquel je me suis tant promène le vendredi soir 30 Juin ! Que vous avez bien fait de vous y rétablir.

10 heures 1/2 du soir
Je vous ai dit que ceci était mon heure mon heure à moi. Tant que le jour dure, quoi qu’on fasse, on appartient un peu aux autres. Les autres dorment. Mes fenêtres sont ouvertes. Il n’y a pas plus de mouvement, pas plus de bruit dans la campagne que dans ma maison. Rien ne vit plus excepté la lune qui regarde tout dormir, et moi qui pense à vous. C’est une étrange impression qu’une joie qui commence et ne s’achève pas, un flot de bonheur qui monte dans l’âme et retombe sur elle ne trouvant pas où se répandre. Le ciel est si pur, l’air si doux, la lune si claire, la vallée si tranquille ! Que je jouirais de tout cela, si vous étiez là ! Mais vous n’y êtes pas. Cet autre soir quand nous sommes revenus de Châtenay, j’étais près de vous ; je vous parlais, vous me parliez. Je n’ai pas regardé le ciel, la lune, la vallée. Je ne leur ai pas demandé de compléter ma joie. Elle était complète, immense. Et tout cela, n’y entrait pour rien, et je n’avais besoin de rien, & cette boite où nous roulions ensemble était pour moi toute la nature. Ne retournerons-nous jamais à Châtenay ?

Lundi 8 heures 1/2
Vous me demandez d’être toujours pour vous ce que j’étais en vous écrivant les N°12 et 13. Dearest, j’ai éprouvé bien rarement en ma vie les sentiments que ces lettres-là vous expriment sans doute, comme toutes les autres ; mais quand ces sentiments sont nés en moi, ils n’ont jamais changé, jamais faiblis. La cause en est si rare, l’effet si puissant et si doux ! Je suis, en fait d’affection et de bonheur mille fois plus difficile que je ne le puis dire. J’y veux, j’y veux instinctivement, absolument des conditions que Dieu ne réunit guère. Et quand il lui a plu, quand il lui plaît de ne traiter avec cette faveur immense, je vivrais mille ans sans épuiser son bienfait. Ceci est la dernière lettre à laquelle vous répondrez. Elle vous arrivera Mercredi, et j’aurai votre réponse. Jeudi à Lisieux où je la prendrai avant de partir pour Paris. Quelle parole! Adieu. Adieu. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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25. Dimanche 13 août 1 heure.

J’ai fermé ma lettre au moment où l’on m’a remis la vôtre. Je n’ai eu que le temps. de vous l’annoncer. Monsieur, il faudra que je vois vos enfants. Votre petite-fille de huit ans surtout, que je l’aime ! Elle doit être charmante. Vous m’avez dit qu’elle avait vos yeux. Vous l’aimez plus que les autres. Quand les verrai-je Quelle est l’époque où toute votre famille rentre en ville ? Vous m’avez bien dit Monsieur l’emploi de votre journée lorsqu’elle est auprès de vous. Mais maintenant êtes-vous donc seul ? Tout seul c’est impossible. C’est trop triste ! Je vous remercie de m’avoir dit mes heures. Je ne regarderai plus si bêtement la lune à 10 heures. Hier tout jute à cette heure le sir Robert Adair me la faisait admirer entre les peupliers du jardin de l’Ambassade. Il me racontait comme elle est belle à Constantinople quand elle donne sur les cyprès qui ornent les cimetières. Il dit que rien n’est si beau, si important que ce spectacle et pendant toute la description qu’il m’en faisait je me tenais sur le balcon en face de cette lune qui marchait et qui brillait dans les feuillages. Je ne pensais pas à Constantinople, j’allais un peu à l’occident de Paris, et je n’y découvrais rien. C’est avoir peu d’instinct, car je sais aujourd’hui que vous étiez à votre fenêtre. Et bien Monsieur moi tous les soirs je suis en voiture ouverte à cette heure-là, hors les jours où je suis sur le balcon de Lady Granville. Je ne reçois personne Je veux de l’air. Je ne sais pourquoi je veux garder mon indépendance jusqu’à votre arrivée. Si vous voulez que j’ouvre ma porte alors, je le ferai.
Monsieur, je suis tout à coup frappée d’une idée. Dans ce n° 20 vous ne m’annoncez pas ma lettre de la veille qui a dû vous être remise avant que vous n’ayez fermé la vôtre, et je crois me rappeler qu’elle contenait quelque chose d’horriblement triste. Cela me revient comme un mauvais rêve. Je vous aurai fait de la peine. Pardonnez-le moi je vous en conjure. Je me laisse aller à tout ce qui se présente à mon esprit, je vous écris dans tous les instants du jour. J’ai de mauvais moments Je devrais me taire alors, & c’est alors que j’éprouve le besoin impérieux de vous parler. Je ne le ferai, je ne le ferais plus, pardonnez-moi. pardonnez-moi comme on pardonne à un enfant. J’ai été mal vous le savez. Je ne sais pas gouverner mes nerfs. Je vais mieux. J’irai mieux je serai bien tout à fait quand je vous aurai auprès de moi.
Lundi 14 7 1/2
Monsieur, je fus passer hier ma journée à St Germain. Je n’y avais jamais été. Lord & lady Granville m’y reçurent. Ils habitent une petite maison à côté de la Terrasse que c’est beau & comme l’air y est vif et pur. Ils me donnèrent un dîner anglais roast meat & pudding, c’est tout ce que j’aime. Je mangeai vraiment ce qui ne n’est guère arrivé depuis deux mois. Après le dîner ; nous nous fîmes traîner sur cette belle Terrasse. Vous ne m’aviez jamais dit qu’il y eût quelque chose de si beau aussi près de Paris, et puis Monsieur quel plaisir. Je m’étais rapprochée de vous. N’est-ce pas c’est votre route ? Marie n’avait pas pu venir avec moi, je me fais accompagner par M. Aston en allant nous causerons beaucoup d’Angleterre et je lui payais ses bons offices par quelques confidences sur sa reine & son premier ministre. En revenant je crus m’être acquittée, et comme l’air était charmant, bien doux, que je n’avais pas dormi la nuit, je m’endormis profondément. Je ne me réveillai qu’à la barrière. Je lui demandai l’heure 10 heures dix minutes. J’ouvris bien vite mes yeux, je regardai à droite & je vous trouvai, je trouvai vos yeux fixés sur cette belle lune. Le pauvre Aston n’eût rien encore. Il me remercia cependant beaucoup de lui avoir permis de m’accompagner au total j’ai été bien contente de ma journée. Elle m’a reposée. J’ai fait ma course en calèche. Il faisait chaud en allant mais pour revenir c’était charmant, du moins j’ai fait de jolis rêves.
10 heures Je viens de recevoir votre lettre de vendredi. J’avais donc deviné. Je vous avais fait bien de la peine, à vous, à qui je ne voudrais donner que du bonheur. J’ai pleuré en lisant votre lettre. Je vous demande pardon à genoux, & puis je me suis relevée fière, forte, décidée, oui Monsieur bien décidée à ne plus vous causer un seul moment de peine, à me bien porter, à ne plus vous dire une parole triste, je prierai Dieu de m’aider à tenir toutes ces promesses. Et vous, Monsieur, je vous en demande une, une seule qui résume tout, que vous m’avez déjà faite dans le fond de votre cœur, que vous me répéterez tous les jours de ma vie, que vous me direz, que vous m’écrirez ce mot ce seul mot qui me fait vivre, vivre heureuse, vivre pour vous, pour vous seule. Adieu Monsieur je me crains, je ne veux pas continuer. Vendredi quel beau jour ! Et on dit que c’est un mauvais jour. & Lady Holland le croit ; qu’est-ce que cela nous fait ?

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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26. Mardi le 15 août 8 heures

Je vous dirai bien tous les jours tout ce que je fais mais il m’est impossible de vous dire une fois pour toutes ce que je fais tous les jours. Il n’y a de fixe que mes prières en me levant et vous après mes prières, et mon déjeuner après vous. Tout le reste est au service d mes nerfs qui ont toutes les fantaisies du monde. Il n’en était pas de même il y a deux mois. Mon temps était passablement réglé. Aujourd’hui rien ne l’est. Jugez que je suis incapable de prendre un livre, que les journaux même qui m’ont occupée toute ma vie je les regarde à peine & jamais je n’achève un article. Je ne peux pas rester en place. C’est une agitation abominable, je ne suis calme qu’en calèche. Mais je vais mieux déjà je vous le répète et j’ai raison de vous le répéter. Si je pouvais dormir tout serait bien, mais je n’ai pas deux heures de nuit de sommeil, & l’ensemble de ma nuit ne m’en donne pas cinq. Voilà où j’en suis depuis ma seconde semaine de Londres. Le médecin me trouve mieux, & me dit que cela ira bien que dans quelques semaines all with be right again.
Mais voyons, il vous faut ma journée d’hier. Je fus m’asseoir aux Tuileries après ma seconde toilette qui est la longue et qui vient après mon déjeuner. Marie s’ennuie car je ne reçois personne et elle ne me dit rien. Je la prierai de me parler de me dire des bêtises, tout ce qu’elle veut pourvu qu’elle parle, pourvu qu’on ne me laisse pas penser ; car il y a des moments où il faut me tirer de mes plus doux rêves, ils me font trop de mal et tout mon corps tressaille comme lorsque je me livre à mes plus douloureux souvenirs. Voilà ce qui est mauvais pour moi, bien mauvais.
Il faut que je vois du monde, à deux heures j’allai prendre lady Granville pour une tournée de visites d’abord, et puis une promenade. Elle a prodigieusement, d’esprit. L’esprit très observateur, très bouffon. Il n’y a pas de société qui m’amuse plus que la sienne. Nos visites allèrent à merveille, nous ne trouvâmes personne. M. de Valençay m’avait écrit pour me demander de le recevoir avant son départ pour Valençay. Je le vis un moment avant dîner ; je ne vis personne que lui. Je défends encore ma porte le soir & nous allâmes à 8 h. au bois de Boulogne où je marchai avec Marie un peu dans les ténèbres, mais cela me fit du bien. A 10 h. je rentrai pour me coucher voyez la sotte journée.
J’ai beaucoup écrit hier cependant, cela me fatigue & m’ennuie. J’ai trop de friends par le monde. Savez-vous quelles sont les lettres qui me coûtent le plus maintenant ? C’est celles à M. de Lieven. Nous nous écrivons tous les jours un vrai journal. Je ne sais plus le remplir. A propos c’est dans peu de jours que je recevrai la réponse à mes propositions de rencontre en France et à ma déclaration que je n’en peux pas sortir. Vous serez auprès de moi lorsque je recevrai sa lettre et c’est ce qu’il me faut car le cœur me bat bien fort lorsque j’y pense.
Voici votre N°22. Quelle douce chose, que l’habitude, et de prévoir et d’avoir du bonheur, tous les jours à 9 h. 1/4 ! Voilà ce qui calme mes nerfs. Vos lettres me font tant de bien, je vous en remercie quel charme dans votre style, après m’avoir élevée bien haut comme vous me ramenez doucement simplement sur la terre. Vous me faites vivre alternativement dans les cieux, & auprès de vos cygnes. Que j’aimerais leur société. J’ai toujours aimé les cygnes. Ils ont l’air si nobles, si fiers. Vous m’apprenez qu’ils appartiennent au Nord. Il me semble que vous m’apprendrez bien des choses.
Monsieur quel plaisir, quel plaisir de penser à l’avenir, à notre avenir. Vous m’aiderez à l’arranger. Je n’ai pas été aussi contente que vous du discours de Sir R. Peel ! Quel mauvais goût que cette comparaison de la reine avec Marie-Antoinette. A propos une lettre ministérielle de Londres me disent que les Whigs auront cependant une majorité de 40 à la Chambre basse. Mes lettres Torys me manquent dans huit jours les chiffres seront bien exactement connus. On me fait faire une observation assez curieuse, c’est que la reforme a relevé le conservatisme, & que chaque parlement depuis le bill est devenu meilleur. Le bien est résulté du mal. et mon Dieu n’est-ce pas en toutes choses dans la vie ? Que de choses j’ai à vous dire Monsieur, j’oublierai tout quand vous serez là. Cela me fâche. Je voudrais vous dire tout, tout ce qui me traverse la tête aujourd’hui. Que de fois dans ma vie j’ai senti ce besoin de tout dire sans jamais trouver où le satisfaire ! Jamais je n’ai rencontré le bonheur que vous m’offrez. Cela vous fait plaisir Monsieur n’est-ce pas ? Comment je n’ai plus que demain à vous écrire ? Demain le 16. Voyez vous j’étouffe quand je pense au 18 et cependant je suis dans un ravisse ment, une joie. Rien ne peut arriver d’ici à vendredi n’est-ce pas ?
Adieu Monsieur, il est midi, je vais prendre l’air. Je vais vous accompagner auprès de l’étang. Savez-vous que j’ai beaucoup de goût pour l’arrangement d’un jardin, & savez-vous encore que si j’étais auprès de vous je ne penserais pas à votre jardin. Allons, je vois bien qu’il est temps que je vous quitte.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°26 Lisieux, samedi 26, 9 h. 1/2

Je ne veux pas que vous soyez un jour, sans lettre. Je ne pourrai vous écrire du Val-Richer que demain dimanche, et vous n’aurez ma lettre que mardi. Je vous écris donc d’ici une seconde fois, cinq minutes après avoir envoyé le n° 25 à la poste. On y mettra celui-ci demain, et vous l’aurez lundi. En fait de lettres au moins, point de lacune dans l’absence qui est elle-même une si douloureuse lacune dans la vie. Si vous saviez comme je voudrais écarter de votre âme, de votre personne toute impression triste tout incident pénible, toute cause de chagrin, de souffrance, de fatigue, d’ennui, embaume l’air autour de vous, aplanir la terre sous vos pas gouverne les éléments, les événements toute la nature et toute la destinée pour votre plaisir, pour votre repos ! Il me semble que c’est mon devoir, que je réponds de vous, de tout pour vous. Quand je vous vois agitée, je me le reproche ; abattue, je me le reproche. Si du dehors, quelque contrariété vous survient, mon premier mouvement est de croire que j’aurais pu prévenir m’interposer. Et cette illusion dissipée, je crois encore que s’il m’était permis de parler d’agir certainement j’amènerais toutes choses, à ce qui peut vous plaire, je convaincrais toutes les personnes qu’elles doivent être et faire tout ce qui vous convient. En tout ce qui se rapporte à vous mon désir est si vif, si profond, que je ne puis me persuader que l’efficacité lui manque. De moi, pour vous l’impossible me semble absurde. C’est une grande vanité, Madame, une vanité que les impitoyables faits ne se chargent que trop de démentir. Et pourtant le sentiment demeure en moi toujours le même ; il résiste aux faits, il survit aux mécomptes. Tant notre cœur est indépendant des chaines mêmes que nous portons ici bas, et son pouvoir d’aimer supérieur à ce monde étroit et dur au sein duquel il se déploie !
Adieu. Promenez-vous aux Tuileries. Promenez vous à pas bien lents. Quand vous rentrerez dans votre Cabinet, asseyez-vous tout de suite sur votre canapé, au milieu. Et le soir ne donnez jamais de thé à personne sur la petite table près de la fenêtre, jamais. Voilà déjà dix-huit heures que je vis des souvenirs de ces huit jours. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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30. Dimanche 6 heures le 27 août

Je vous écris de notre cabinet vous ne savez pas, vous savez ce que c’est que les souvenirs qui s’attachent aux plus petites choses. Ainsi quelle que part que mon oeil porte je vous vois, devant moi à côté partout. Et dimanche prochain vous y serez bien réellement et mon cœur s’élance avec une joie inexprimable vers l’image de ce bonheur.
J’ai marché bien avec plaisir aux Tuileries de midi à une heure. Il faisait frais, j’avais des forces. J’ai eu un long tête-à-tête plus tard avec le comte Médem. Il a de l’esprit et il est de mes amis. Demain il envoie mes lettres. Palmella lui a succédé. Je l’ai pris avec moi et Marie en calèche j’en reviens. Nous avons causé il m’a distrait. M. Molé est venu me voir pendant que j’étais sortie. Il me semble qu’il est impossible de raconter sa vie avec plus de scrupule que je ne vous raconte la mienne.
Je viens de faire une découverte ; nos noms respectifs ont chacun le même nombre de lettres. Essayez. Noms de baptême, tout. Eh bien cela me charme. Quelle bêtise !

Lundi 9 1/2
Quel doux réveil ! Ma nuit a été mauvaise ; vers le matin je me suis endormie à 8 h. 1/2 j’ai sonné, & en entrant ma femme de chambre me remet une lettre. Je ne fus plus pressée de me lever. Mon Dieu que je fus heureuse ; je vous raconterai cela. Je fis mieux que lady Russell et les battements de mon cœur répondirent vite à ces douces paroles. Ils y répondirent avant même de les connaître. Que vous êtes ingénieux à trouver à faire, tout ce qui peu me plaire. Vous aviez raison un jour de défier mon cœur de femme. Je m’humilie devant cette seconde lettre de Lisieux. Monsieur, que je vous en remercie ! Comme je m’arrête à chaque phrase, à chaque mot, quelle douceur vos paroles répandent autour de moi, Ah que je suis heureuse !
Je vous ai laissé hier à 6 heures & vous voulez savoir ce que j’ai fait depuis. J’ai été au bois de Boulogne seule avec Marie. Nous marchons, et en vérité beaucoup. Cela me prouve que mes forces me reviennent. Le plaisir que j’y trouve c’est de pouvoir vous le redire. La soirée hier était fraîche cela me convient mieux que la chaleur. En rentrant je me suis mise au piano, j’ai trouvé beaucoup de Rossini dans ma tête. Il m’a semblé que cela vous conviendrait.
A propos vous ai-je dit que jamais je ne lis le soir ? Depuis deux ans & demi, j’ai tant pleuré, tant pleuré que ma vue est abimée. Je la ménage aux lumières cela fait que l’hiver les ressourcent me manquent beaucoup. Elles ne me manqueront plus l’hiver prochain, n’est ce pas ? Pozzo est venu de bonne heure ; et puis les Durazzo, le comte Nicolas Pahlen arrivés dans la journée de Londres, ce pauvre Thorn. Voilà tout Pozzo est retournée à la Révolution de 89, & m’y a tenu jusque passé onze heures. Il m’a dit des horreurs d’une Révolution à venir, possible. Mon sanz s’est glacée. J’ai souvent entendu raisonner sur cela, j’y restais froide.
Aujourd’hui ! Ah aujourd’hui !! Monsieur, je viens d’envoyer ma lettre à mon mari. Après avoir donné toute satisfection à ma fierté offensée je n’ai pas pu m’empêcher, avant de la fermer, de laisser cours à un peu de tendresse. Il m’a semblé si dur pour moi comme pour lui, après tant d’années d’union de ne lui envoyer qu’une lettre bien froide. Il y a deux jours que je n’ai relu la sienne. Je ne veux plus la voir. Ce que je vous dis là, ce que je fais c’est de la faiblesse. Vous me voulez telle que je suis ; et bien vous me voyez Monsieur. Je n’ai pas besoin de vous dire que je me tiens dans mon salon le soir.
Demain vous reverrez vos enfants. Quand vous embrasserez votre fille aînée tâchez de vous souvenir de moi, car je l’embrasse de tout mon cœur. Adieu Monsieur. Ce mot qui marque si péniblement l’absence comme il est devenu pour nous le signe charmant de la présence, on du moins de la plus douce illusion. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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31. Paris, Lundi 28 août 1837 2 heures

Il me faut une lettre commencée, quand je ne ferais qu’y placer le numéro. C’est donc pour cela tout seul que vous me renvoyez à ma table. Mais Monsieur, je suis bien lasse. J’ai beaucoup écrit. J’ai trop de correspondances, elles m’ennuient, & je ne sais comment les secouer. J’ai marché malgré la pluie, car il pleut, mais ce temps me convient mieux que la chaleur. J’ai même eu froid cette nuit. J’ai repris mon couvre-pied. Comment êtes-vous ? Cette irritation à la gorge vous a-t-elle enfin quitté ? Je veux savoir cela. Je veux tout savoir. Je vous en donne bien l’exemple cette heure-ci et les suivantes me sont bien dures à supporter. Je ne puis fixer mon attention sur rien, pas même sur les livres que vous m’avez laissés. Je les prends, je les quitte. Je me couche sur mon canapé. Je m’y assieds, je change de place. Je me promène dans le salon. Je ne regarde plus dans les glaces. M’y voir seule, c’est si triste ! Monsieur, que les heures sont longues. Je relis deux lettres. Elles me font tant de bien. Mon âme en est si doucement caressée. Que de vœux elles m’arrachent. Que de prières j’adresse au Ciel, que de promesses, je me fais à moi-même ! Il me semble qu’à nous deux rien n’est impossible. Que nous pouvons défier les hommes. Ah ! Qu’on ne vienne par troubler mon bonheur car j’oublierais tout, plutôt que de m’en séparer. Monsieur, voilà une parole bien coupable, & cependant, je sens que le fond de mon cœur ne l’est pas. Jamais au contraire, il n’a été rempli par de plus doux, par de plus nobles sentiments, par des sentiments plus religieux. Ah, que vous m’avez fait de bien !
Mardi 9 heures. Le N°27 est là. On me l’a remis lorsque je rentrais de ma première promenade. Je l’ai portée dans mon cabinet, & là sur mon canapé je l’ai ouvert. C’est charmant des lettres, vos lettres, mais il y a quel que chose de mieux que cela ! J’ai fait hier une promenade accoutumée, mais il n’y a pas eu moyen de marcher, il a plus à verse tout le jour, il pleut fort à matin, mais j’ai perdu patience, et j’ai marché un peu dans l’eau comme s’il faisait sec. J’ai hâte de vous dire que j’ai changé de chaussures parce que vous iriez peut être vous mettre en tête que j’ai pris froid. Monsieur, c’est incroyable toutes les pauvretés que je vous dis et tout ce que je vous prête d’inquiétude pour la santé. Cela ressemble singulièrement à la table de thé. Vous le voulez bien n’est-ce pas ?
J’ai commencé ma soirée hier avec quelques ennuyeux, les Stackelberg et autres, je l’ai mieux fini, avec le duc de Noailles qui est venu passer deux jours à Paris pour moi. Nous avons eu des plaisir à nous revoir ; nous avons très vite bavardé & je l’ai renvoyé à 11 heures.
Le mérite que je lui trouve c’est d’être de très bonne compagnie ; de savoir un peu tout, & de prendre intérêt à tout ce qui a occupé ma vie extérieure, ainsi d’être curieux des personnes qu’il n’a jamais vues dès qu’elles ont de l’importance. Ce qui me frappe en général dans les Français c’est leur parfait dédain pour tout ce qui n’est pas France et Français. Ils se regardent comme seules dignes d’occuper la scène, les Piscatory sont fort nombreux. Il me parait que les français méprisent parfaitement tous les autres peuples en masse et en détails. Ils font exception pour les Anglais, & ceux-là ils les détestent parce qu’ils leur portent envie. Ils cachent cela sous une même forme de silence ou d’indifférence pour tout sujet étranger.
Dès le commencement, de mon arrivée ici vous êtes le seul qui m’ayez adressé quelques questions sur l’Angleterre. Depuis, et avant même notre mois de juin chaque fois que nous causons ensemble. Vous me meniez sur terre étrangère, vous interrogiez même la petite Princesse. Tout cela je l’ai bien remarqué. La vraie supériorité n’est pas méprisante. Monsieur j’aurais bien de belles choses à vous dire la dessus, ainsi qu’une observation toute récente que j’ai faite ici sur quelqu’un mais je vous parle là de choses qui sortent de mon sujet, de mon sujet musique. J’y ai presque du remord.
Je viens de recevoir un billet dans lequel il y a cette phrase. " Vous êtes seule je crois, c’est-à-dire que l’objet de vos respects s’est éloigné." Je n’ajoute ni ne retranche pas un trait de plume. Je n’ai pas de lettre de mon mari. Les N° précédents le dernier ne m’arrivent même pas. Au fond cela me repose. En fait de lettres je ne veux que les vôtres, je ne veux lire que cela, penser qu’à cela. Mon médecin me trouve mieux je veux bien le croire, mais il n’y paraît pas.
Adieu monsieur vous voilà au bord de la mer, ou du moins vous allez y être ? J’achève cette lettre à midi. Encore cinq jours, cinq grands jours c’est-à-dire que dimanche à cette heure-ci ; mon cœur battra déja bien fort. Adieu, adieu Dearest.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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52. Vendredi le 29 Septembre 1837 10 h 1/2

Qu’est-il arrivé à votre lettre ? Que vous est-il arrivé à vous même ? Je n’ai rien, rien ce matin. Je me contiens encore assez bien, parce que je suis encore étourdi de ce coup. Peu à peu mes idées reviendront, & avec elles mille fantômes horribles. Depuis mon arrivée à Paris, jamais vos lettres ne m’ont manquées. Ce n’est pas vous qui pouvez être cause qu’elle me manque aujourd’hui. La lettre a été volée, ou si vous n’en avez pas écrite vous êtes mal, bien mal. Monsieur, je vais passer la journée dans la fièvre pour me réveiller demain avec le délire. Je vais retomber dans l’état où j’étais à Londres, & ce sera mille fois pire, pire de tout ce qu’il y a de plus pour vous dans mon cœur.
Ah comme je jurerais volontiers aujourd’hui, que si je vous revois, je ne me sépare plus de vous, que si vous retournez au Val-Richer je vous suis. Ah, pour dire que je vous revoie ! Monsieur, vous ne vous faites aucune idée de mes angoisses. Je ne sais ce que j’ai à vous dire de ma journée d’hier.
Il me semble que ma matinée a ressemblé à toutes les autres. Je me tiens dans mon habitude de n’ouvrir ma porte qu’à mon ambassadeur & de renvoyer tous les autres à la soirée. Je vous conserve vos heures mais vous reverrai-je dans ce cabinet ! Je fis ma promenade au bois de Boulogne. Je dînai chez Lady Granville avec Pozzo les fréres Pahlen et quelques anglais. Chez moi je vis le soir, ce que je viens de vous citer des dîners ; la duchesse de Poix et sa fille, les jeunes Pozzo, le Prince Schonberg, M. de Massion.
J’étais fort triste hier soir, je ne sais de quoi. J’ai passé une fort mauvaise nuit au point de me lever pour me promener dans ma chambre. Cela m’a fait dormir plus tard que de coutume, à 10 heures seulement j’ai sonné ; j’ai souri du bonheur qui allait m’arriver, car ce bonheur de tous les jours, il est toujours nouveau, toujours plus ravissant pour moi. & ces mots : " il n’y a pas de lettres " m’ont fait un mal, un mal affreux. J’ai envoyé deux fois pour bien m’assurer de mon malheur. Ah que ces vingt quatre heures vont être longues ! Que ma nuit sera agitée et comme le cœur va me battre demain matin. Monsieur, est-ce que vous comprenez bien tout cela ? Ah, si vous pouviez pressentir dans ce moment, tout ce que je souffre, que vous seriez peiné, malheureux. Oui Monsieur je le crois. Mais dites-moi ce que je dois penser ? La poste est d’une si grande exactitude !
2 heures J’ai été me promener aux Tuileries. Pas une parole n’est sortie de ma bouche je ne puis pas parler. Dans ce qu’on fait autour de moi tout m’irrite. En traversant à pied la rue, je suis ordinairement d’un prudence qui ressemble beaucoup à de la poltronnerie. Ainsi, j’attends cinq minutes, plutôt que de traverser lorsqu’il y a une voiture en vue de très loin même. Aujourd’hui j’ai pensé me faire rouer. Il m’a semblé si indifférent d’avoir un accident ou de n’en avoir pas. Il me parait si inutile de vivre aujourd’hui. Vous pouvez être sûr que je ne prendrai pas le moindre soin de moi jusqu’à ce que j’aie une lettre. Monsieur vous ne m’avez pas vu avec une grande inquiétude sur le cœur, vous ne me verrez jamais comme cela car quand vous serez près de moi (si jamais vous êtes près de moi !) qu’est-ce qui peut m’inquiéter dans le monde.
Je suis bien misérable, je me fais peine à moi-même. Je pense à tout ce qu’il y a de plus horrible. Mon Dieu Monsieur qu’est devenue votre lettre ? Que faites-vous dans ce moment ? Ah si quelque voix du Ciel m’assurait seulement que vous vous portez bien ! Que vais-je devenir jusqu’à demain ?
La petite princesse est revenue hier au soir je vais lui demander ce matin ce que je lui demandais à Londres, elle va encore m’assurer que vous êtes bien, et comme un enfant, je m’en vais essayer de la croire. Ah Monsieur, le pauvre esprit que le mien. Comme mon cœur envahit tout, tout. Prenez pitié de moi, ne me quittez plus lorsque vous m’aurez retrouvée ; si vous me retrouvez. Je n’ai plus de force pour ces adieux que j’aime tant. Il faut avoir le cœur serré pour cela. Aurez-vous ma lettre ? La comprendrez- vous ? Ah Monsieur, une lettre, une lettre aujourd’hui me parait le comble du bonheur ! Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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53. Samedi 30 septembre. 9 heures

Deux lettres à la fois ! Ah que je regrette cette affreuse journée, cette affreuse nuit l’état dans lequel elles m’ont mise ! J’ai bien tenu parole, j’ai pris froid et me voici enrhumée. Hier tout le jour j’ai été un peu comme folle. Je n’ai touché à rien, ni au lunchon. ni au dîner. Pas un morceau de pain. Il m’était impossible de rien avaler, aussi vers la soirée me sentais-je maigrie dans mon corset. La petite princesse ne m’as pas trop rassurée, elle était dans des étonnements ce n’était pas cela qu’il me fallait. Il fallait me dire que j’extravaguais.
Cette nuit j’ai entendu sonner toutes les heures, et quand à 8 1/2, l’heure de la poste, j’ai tiré la corde de la sonnette, il m’a pris une angoisse horrible. J’ai saisi ma tête dans mes deux mains, j’ai invoqué Dieu, je vous ai appelé vous, la respiration m’a manqué. Ma femme de chambre est entrée, on a ouvert les rideaux les volets, c’est le premier acte, le second est d’aller voir s’il y a des lettres, tout cela ne dure pas une minute 1/2 je n’ai pas fait une question. J’ai attendu le moment de la lettre, avec un frémissement intérieur horrible, & quand enfin la petite porte du couloir s’est ouverte & que j’ai vu ma femme de chambre faire le tour de mon lit pour s’approcher de moi, quand ce mouvement m’a indiqué qu’elle avait quelque chose à me remettre, ah Monsieur avant de saisir les lettres mes mains se sont jointes pour invoquer Dieu, pour le remercier. Et avec quelle ferveur !
Après avoir lu, relu, je me suis sentie mieux sur le champs, mais tellement épuisée que je n’ai pas pu me lever avant d’avoir avalé un bouillon. Voilà Monsieur tout ce que m’a valu la négligence de vos gens, car je vois au contenu de ce N°48 qui devait m’arriver hier que vous étiez parti pour Croissanville avant l’arrivée du facteur, on ne lui aura pas remis votre lettre. J’en ai bien de la colère, je vous assure, car elle m’a fait bien du mal, et n’allez pas croire. que cette expérience me prépare mieux à un autre accident ; pas du tout, je vous croirai mort tout de site. Je suis pour vous comme j’étais pour ces créatures chéries, lorsqu’elles étaient hors de ma vue, je perdais la raison.
Voilà Monsieur le pauvre être que vous avez recueilli, auquel votre cœur promet sincérité & bonheur. Voyez comme il est difficile de me les donner ? Je vous ai tout dit, j’ai voulu tout vous dire vous me pardonnez ces détails si inutiles.
Je viens d’examiner les deux enveloppes, elles portent toutes deux le timbre de Lisieux 29 septembre. Grondez un peu autour de vous, car vous allez être en courses, & vous voulez cependant me retrouver vivante. Je n’en ai pas trop l’air aujourd’hui. Vous ne sauriez croire comme ma soirée m’a pesée hier. Il y avait Pozzo, Pahlen, les Schonberg, les Durazzo, les Brignoles M. de St Simon, je ne sais qui encore. Je ne savais de quoi on me parlait. Je ne comprenais rien. J’ai fait signe à mon ambassadeur, il est parti pour donner le signal aux autres. Ce n’est qu’à onze heures & demi qu’on m’a quittée. M. de Hugel est fort malade. C’est une ossification du cœur. Et toutes les idées sont tournées vers la mort. Il ne parle que de cela. Il ne sort plus le soir. Vous ne sauriez croire comme je le plains. Comme je plains toute créature isolée. Ah Je sais tant ce qu’il y a d’horrible a être seule.
Voyez un peu Monsieur tout ce que j’ai eu de mauvais moments depuis ce vilain 13 septembre où vous m’avez quittée. Les journaux, M. Duchâtel, les lettres de mon mari, maintenant la poste. Je n’ai pas eu deux jours de tranquillité, et vous voulez que je me remette. Monsieur cela na sera possible que lorsque vous serez près de moi tout à fait. Vous m’avez dit que vous rentrerez en ville avec toute votre famille dans la dernière quinzaine d’octobre. Vous m’avez toujours donné cette époque. J’espère que là encore vous ne me trompiez pas ? Cependant depuis la noce de M. Duchâtel, j’ai un peu moins de foi dans vos paroles. Vous ne vous fâchez pas n’est-ce pas ? Et bien Monsieur je vous verrai le 6. Vous resterez surement huit jours à Paris n’est-ce pas ? & puis vous irez au Val Richer chercher votre mère et vos enfants et du 20 au 25 vous serez établi ici, ici près de moi. Toujours près de moi. Promettez le moi, je vous en conjure. Dites moi que vous me le promettez. Je serai si douce si bonne ; si égale ; si heureuse. Vous aurez du plaisir à me voir heureuse ? Je me remettrai alors, j’engraisserai.
Midi. J’ai fait venir mon médecin, il m’a trouvée very low, il me donnera des fortifiants. Je lui ai dit cependant que cela venait d’agitation & de chagrin mais cependant il veut que je prenne ses drogues. Hier de 7 à 8 h du soir on a été à me frotter pour me réchauffer et Marie étouffait dans la chambre.
Le mariage va mal. Il se fera mais le roi de Würtemberg est aussi naughty qu’il est possible, je crois, que le pauvre Mühlinen aura l’ordre de faire un tour un province. Quelles mauvaises manières que tout cela. M. Ellice m’a écrit une lettre énorme et indéchiffrable. Je vous attends pour la comprendre. La petite princesse ne s’est pas amusée à Maintenon. La duchesse de Noailles est fort bête, & son mari un peu pompeux. Le lien est beau. Je suis fort aise de n’y avoir pas été. M. Thiers sera à Valençay le 5.
Vous ne sauriez croire comme je me trouve dans le paradis aujourd’hui en comparaison de ma journée d’hier ! C’était affreux hier ayez soin que cela ne m’arrive plus je vous en conjure.
Adieu, je vais relire vos lettres, & me tenir beaucoup à l’air aujourd’hui. J’ai besoin de me remonter. J’ai une mine bien malade. Adieu. Adieu. & vendredi que ce sera beau ! Adieu. Je crois qu’il me sera plus facile de fermer ma porte vendredi soir que samedi, mais je ferai comme vous voudrez. Ordonnez.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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54. Dimanche 1er octobre 9 h.

Voici votre lettre, votre bonne lettre Monsieur, que j’ai besoin de toutes les joies, les consolations que vous me donnez ! & que je remercie le Ciel tous les jours du bienfait immense qu’il m’accorde dans votre affection pour moi ! Je suis triste un peu, je dis vrai quand je dis un peu, car je sens parfaitement que ce qui ne me vient pas de vous ne peut jamais m’atteindre beaucoup ni bien ni en mal. Voici enfin l’arrêt de mon mari. & il avait reçu toutes les lettres retardées c. a. d. le certificat du médecin ente autres.
"Si tu te refusais de te rendre à mon invitation, je me trouverais dans l’obligation de te refuser toute subvention de ma part." "Je dois également prévoir le cas que tu me laisses sans réponse et t’avertir encore, que si dans un délai de trois semaines je ne me trouvais pas en possession de cette réponse, je serais obligé d’agir comme s’il y avait refus de ta part."
Et bien monsieur savez-vous quel est le sentiment qui domine en moi c’est celui d’une grande pitié pour un homme capable d’une action pareille, il est très évident que ce qu’il fait a été concerté avec L’Empereur, promis à l’Empereur. est-il possible ! Mon frère est désormais ma seule protection, j’y vais avoir recours, mais en m’appuyant de quelques conseils que je vais chercher ce matin auprès de mon ambassadeur & du comte Médem.
Nous causerons beaucoup le 6 de tout cela, mais nous causerons beaucoup plus d’autre chose. Monsieur quel bonheur de vous revoir. Quel bonheur ! Je n’ai pas une autre pensée. Hier a été bien mieux que le jour précédent. J’ai mangé, cette nuit j’ai dormi. Je m’étais fait traîner pendant deux heures au bois de Boulogne, je n’ai pas pu marcher mes jambes n’allaient pas. La moindre agitation m’enlève mes forces. Ainsi la veille m’avait fait du mal pour plusieurs jours, mais l’air était ravissant, doux, tranquille, & cette promenade a fait du bien à mes nerfs.
Le soir M. Molé est venu de bonne heure. J’ai passé au delà d’une heure seule avec lui, ensuite sont venus mon ambassadeur, la petite princesse, M. Sneyd, M. Lutrell, c’est un nouvel anglais qui a beaucoup d’esprit. Le pauvre Hugel est dans un très triste état. Je crois que M. Molé a écrit à Vienne pour qu’on se hâte de renvoyer ici M. Appony. C’est mon ami Thorn qui est dans un bel état. Il ne sait que faire, que devenir. Il voit que son principal est fou et il n’ose pas le mander.

Midi. Comme je ne vais pas à l’église, j’ai fait de plus longues lectures pieuses. Je viens d’achever ma longue toilette. Je vais prendre l’air en calèche, oublier s’il se peut mon mari, et comme voici dimanche & que ma lettre doit se trouver de meilleure heure à la poste je la ferme maintenant. Monsieur pensez à mes affaires russes, barbares, mais ne vous en inquiétez pas. Je suis indignée mais inquiète, non. Et dans le pire cas celui où il faisait comme il dit, je puis me tirer d’affaire. Ah mon Dieu, cela est peu de chose à côté des négligences de vos gens, et j’aime cent fois, mille fois mieux qu’on me stop the supplies for ever, que de ce qu’on stop letters for a single day. Je mangerai, je dormirai aujourd’hui ; & avant-hier je n’ai fait ni l’un, ni l’autre. Adieu Monsieur adieu plus que jamais adieu avec tout ce qu’il y a dans mon cœur adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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55. Dimanche 2 heures le 1er octobre

J’ai été prendre l’air, je revenais à vous qui êtes pour moi tout tout dans le monde. Hier au soir dans notre cabinet j’étais étendue sur ce canapé vert, Marie me lisait la Fronde. Je n’en écoutais pas un mot. Je rêvais. Je ne rêvais pas. Tout à coup il me prit une envie énorme d’être seule, et dans l’obscurité. Je renvoyai Marie, je fis enlever, les bougies, et je me mis à appeler tout bas par tous les noms, tous les épithètes les plus tendres, à adresser les paroles les plus intimes à cet être invisible & présent qui remplit toute mon âme. Vous ne sauriez croire ce qu’a été pour moi cette délicieuse demi-heure, je veux que vous l’imaginiez Monsieur, & votre lettre ce matin me prouve bien que cela ne vous sera pas difficile. Ah que des moments pareils font oublier de peines ! Eh bien et ce n’était qu’un rêve et ce rêve va devenir une réalité, et j’en ai joui.

Lundi 10 1/2. Je vous envoie le mauvais commencement de lettres, je ne sais plus ce que j’allais dire lorsqu’on m’annoncera M. de Médem. Notre entretien fut long et triste. Il n’a plus eu une parole consolante à me donner. Je ne sais vraiment que faire. Il croit mon frère dans le complot aussi. Alors il ne me resterait vraiment plus de ressource.
Ma journée a été agitée, j’ai mangé cependant, je suis sortie. J’ai vu du monde le soir, mais cette nuit. Cette nuit a été horrible. J’ai entendu sonné toutes les heures & les 1/2 heures. Il y en a une qui m’annonçait du bonheur qui me l’a apporté. Mes yeux se sont remplis de larmes, de larmes de joie, de reconnaissance, de tristesse. Je suis faible Monsieur, plus faible que ne l’ai cru en vous écrivant hier. Tout ceci est affreux, & ce n’est que le commencement. Ce premier moyen ne réussissant pas, on recourra à un autre, le dernier ! Je demande à M. de Médem, si cela est possible, il me répond que tout est possible quand on est autocrate. Monsieur quelle horreur, mon mari se séparerait de moi, il en aurait le puissance ? Vous voyez bien qu’il sera difficile que je vive jusque là.
Ces épreuves sont trop fortes pour moi aujourd’hui j’ai à peine la force de vous écrire deux mots, et c’est contre une faible créature comme moi que s’arme un puissant monarque ! Je ne veux pas parler de M. de Lieven. Il me répugne de dire tout ce que j’en pense. Monsieur c’est bien vous, vous seul sur la terre qui soutenez mon âme. Elle retourne vers vous dans ses angoisses, elle vous trouve toujours, toujours, elle s’attache à vous comme le lierre s’attache au chêne. Ah s’il n’y avait pas eu de 15 juin, où serais-je aujourd’hui ? Livrée à un homme pareil ! Je ne le connaissais pas, tout est nouveau pour moi dans ce qui m’arrive. J’en reste étourdie.
Monsieur vous me trouverez malade & changée vendredi. Je le suis beaucoup aujourd’hui. Dès que vous serez là, je serai mieux. Je le sens. Je suis fâchée de vous avoir mis dans le cas de répondre à ma sotte lettre de jeudi je ne devrais pas vous écrire tout ce qui traverse ma tête. Le dire, oui, c’est plus vite fait, plus vite répondu, plus vite effacé. Voilà pourquoi venez & restez. Oh je vous en conjure restez, ne m’abandonnez plus. Je n’ouvrirai plus une lettre de mon mari, vous les ouvrirez à l’avenir. De votre main j’accepterai les peines, il n’en est point qu’elle n’adoucisse quand j’entendrai le son de votre voix je pourrai tout supporter. Adieu. Adieu J’ai regret à tout ce que je vous dis. Vous aurez du chagrin pour moi, je le vois, je le sens. Je vous en demande pardon à genoux. Je vous en remercie à genoux. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°52 Dimanche 1er Oct. 6h 1/2

Je ne puis vous écrire tant. que je ne vous sais pas tranquille. Vous l’êtes depuis hier matin. Cela est sûr. Je ne puis comprendre quel accident a retardé une lettre ; mais hier vous en aurez eu deux à la fois. Il faut que je le voie écrit de votre main, que je lise de vous, des paroles calmées, heureuses. Votre peine m’est intolérable. Hier tout le jour, je voulais travailler ; j’avais à écrire quelque chose qui m’importe assez. Je n’ai pas pu. Je suis resté assis devant ma table, me prescrivant de ne pas bouger, de chercher ; rien ne venait, pas une idée pas un mot heureux. Mon esprit, mon cœur tout était à vous, avec vous. Je vous parlais, je vous rassurais. Je le fais encore ce matin, je le ferai jusqu’à ce que votre lettre me soit arrivée. J’ai recommandé hier au facteur de venir de bonne heure. J’espère qu’il le fera. Je crains le dimanche. Ce jour là, il trouve en route des gens qui s’amusent qui boivent, et il s’arrête quelque fois à boire avec eux. S’il vient tard ; il sera bien grondé.
Essayons de causer. Nous causerons Vendredi, à une heure et demie. Vous trouverai-je bien ? cela devrait être, d’après ce que vous me dites de vos longues promenades et de votre force. J’aurais tant de plaisir à vous voir bien, décidément bien ! Il faut pourtant que vous soyez malade, toujours malade. Je vous dirai que plus j’y pense, plus je suis de l’avis du Comte de Pahlen et du Comte de Médem sur ce qui fait écrire à M. de Lieven de telles lettres. Quelque étrange que ce soit, c’est beaucoup moins étrange que toute autre supposition. Et puis ces messieurs sont plus accoutumés que vous à de telles choses à de telles façons d’agir & pour de tels motifs. Ils ont plus vécu que vous dans cette atmosphère là. Quelle fortune que vous ayez été en Angleterre, que vous ayez passé là tant de temps, au milieu des idées et des sentiments qui sont les nôtres ! Je ne puis me figurer vous Tartare, Scythe vivant de glace & d’obéissance. Vous auriez toujours conservé votre nature, et elle serait toujours devenue quelque chose de grand. Car ne me croyez pas encroûté d’orgueil civilisé ; il y a du grand partout, et j’estime beaucoup de choses chez les peuples débutent. Mais quelle différence ! Et puis pour nous rencontrer, il fallait que vous vinssiez en occident ; je n’entrevois pas comment je serais allé, moi, en Orient. A moins qu’il ne me fût arrivé d’être, un jour ambassadeur à Pétersbourg, et de vous trouver là, vous, bien Russe, J’aurais, bien à côté de l’impératrice. Comment nous sérions nous connus, parlé ? Aurions-nous démêlé quelque chose l’un de l’autre ? Cherchez, vous me direz. Il n’y a pas de risque. Nous pouvons nous en donner le plaisir.
N’est ce pas voilà du vrai bavardage? Comme entre nous pourtant, entre nous seuls. Je vivrais bien dix ans auprès de la Princesse de Poix. (C’est la Princesse et non pas la Duchesse) que je ne bavarderais pas ainsi avec elle. Vous lui trouvez donc de très grandes manières. Je l’ai beaucoup entendu dire, sans jamais en être frappé. Elle a une grosse voix, un gros visage, de gros bras de gros mouvements, du gros tant que vous voudrez mais rien de grand. Pour que les manières soient vraiment grandes, il faut quelque chose dans la personne, si peu que ce soit, quoi que ce soit, mais quelque chose, un peu d’esprit, un peu de beauté, un peu d’âme, quelque fierté de nature, quelque grâce dans la physionomie, quelque élégance dans les gestes, dans le langage. Quand il n’y a rien, absolument rien, les grandes manières ne sont plus que les manières de personnes, bien élevées et sures de leur fait. Je n’aime pas à prodiguer le nom de grand, même dans les plus petites occasions.

10 heures 1/2
Voilà votre N°53. Le facteur n’est pas en retard. Mais je suis encore très ému, très troublé de votre trouble. Ce n’est pas de chez moi, c’est de Lisieux que provient le retard. Je vous dirai comment. Mais soyez tranquille. Je gronderai comme il faut. Je gronde rarement, mais quand je gronde, on s’en souvient. Enfin cela n’arrivera plus. Adieu dearest, Adieu. Soignez-vous bien au moins. Soignez-vous toujours. Toujours. Adieu. Je traite ces deux mots comme vous. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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56. Mardi 3 octobre. 9 heures

J’ai dormi cette nuit. Si vous aviez pu me voir hier vous trouverez que c’est la nouvelle la plus importante que je puisse avoir à vous donner. J’ai vu au visage de toutes les personnes que j’ai rencontrées que le mien était effrayant. Maintenant je reprends mon journal. Mon médecin est resté hier longtemps avec moi, il m’a trouvé si agitée, en si pitoyable état que le pauvre homme en était tout troublé & attendri. Il me dit que tout cela me fait bien du mal. Il ne n’apprend rien de nouveau. Je n’ai pas eu la force de marcher hier pas même dans ma chambre. Il m’a recommandé la calèche pour toute la matinée. Et en effet, je m’y suis fait traîner pendant quatre heures. J’y ai dormi même.
J’y ai vu Lady Granville, à elle j’ai tout dit. Vous concevez l’indignation, l’étonnement d’un anglais ! Elle veut que ces sentiments prononcés bien unanimement par tout ce que j’ai d’amis en Angleterre rappellent à l’autocrate ce qu’est l’opinion qu’on porte de lui, et elle sait qu’il en a peur puisqu’il se met à couvert sous l’égide de mon mari. Mais quoi ? Ce sont de belles paroles. Je ne doute pas de mes amis. Mais où sont les marques de manifester cet intérêt ? Ils n’existent pas. It is alltogether a very bad case qui peut devenir pire et dont je dois nécessairement être victime, mais rien ne me forcera à la soumission, vous le savez bien, et ceci est indépendant du 15 juin. Je veux laisser là ce sujet. Vendredi nous en parlerons. En attendant je suis décidée à ne par écrire un mot ni à mon mari, ni à mon frère jusqu’à ce que je vous aie vu. Je veux vos conseils, si je pouvais oublier la Russie jus qu’à ce moment-là.
Savez-vous que c’est possible, car enfin dans trois jours vous serez là, près de moi. Il me parait que je ne saurais penser à autre chose. Ah mon Dieu si on me laissait tranquille ! Que je suis heureuse, heureuse que vos lettres m’en donnent tous les jours davantage la certitude ! Quelle douceur Monsieur quelle félicité d’être aimée comme cela !
Je n’ai quitté ma calèche que pour faire ma toilette pour le dîner de Mad. de Castellane. J’y ai trouvé la petite princesse, M. Molé, Pozzo, & M. Salmandy. Je crois qu’on a été gai, je crois que j’ai essayé de ne pas trop faire contraste avec les autres à 9 heures je suis partie et en rentrant je me suis couchée. ma porte était fermée, Marie était chez lady Granville, & je l’avais prié d’y faire venir également mon ambassadeur & la petite Princesse afin qu’ils ne se trouvassent pas sur le pavé. Je sentais qu’il me fallait du repos, j’ai dormi, pas bien, dormi, mais enfin c’était quelque chose qui ressemblait à du sommeil.
Ce matin dans mon lit, votre lettre que j’aime tant ! Vous étiez troublé du chagrin que m’avait causé le bureau de poste de Lisieux. Vous allez l’être de mes affaires, il me parait que je ne vous donne que du souci, et je vous dis vrai en vous assurant que cela me trouble moi autant que mes propres chagrins. Mais il y a quelque chose qui domine tout cela, qui laisse bien loin en arrière toutes ces misères de la vie, quelque chose qui grandit qui se fortifie à raison même des vicissitudes, des contrariétés qui peuvent se rencontrer sur notre route. Ah, je suis bien riche de cette fortune là.
Monsieur il y a des moments où je suis presque aise des épreuves que j’ai à subir. J’en deviens plus fière, plus grande. Ah qu’ils se trompent lesquels qui croient m’humilier ou me faire fléchir. Midi. Il fait très beau, il me faut de l’air, je vais au bois de Boulogne. Je ne vous quitte que pour cela parce qu’il me faut cela pour essayer de reprendre ce que ces derniers jours m’ont fait perdre. Vous ne sauriez concevoir comme je perds vite & comme je regagne lentement. J’étais mieux bien mieux qu’à votre départ, je me faisais un petit plaisir, un grand plaisir de celui que cela vous donnerait & bien tout est parti. J’en suis désolée.
Le mariage va. Le roi de Würtemberg s’est adouci, les fils seront protestants & on ne parlera pas des filles. Adieu. L’adieu que nous aimons tant.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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57. Mercredi 4 octobre, 11 heures

Que j’aime votre lettre ce matin, que Je l’aime ! C’est moi que le Ciel a traité " avec magnificence." Phrase que j’ai trouvée dans l’une de vos dernières lettres. Je reconnais ce bienfait. Je l’en remercie tous les jours, à tout instant, plus que jamais aujourd’hui. J’ai le cœur plein, plein de vous, de vous seul. Mes peines s’effacent devant un mot tracé de votre main ; et je vais vous revoir !
Ma journée a été pénible hier. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai pris l’air à peu près tout le jour, mais je me sens très oppressée. Le soir je n’ai eu que la petite princesse, son mari, & mon ambassadeur. Il les a laissé partir pour rester seul avec moi. J’ai répété l’entretien que nous avons eu ensemble par l’agitation qu’il m’a laissée et la très mauvaise nuit qui s’en est suivi, mais je suis bien aise d’avoir acquis la certitude que c’est un homme d’honneur & un vrai gentilhomme. Ce n’est pas là les qualités qu’il a reconnues dans le procédé de mon mari. Il l’a qualifié avec une droiture & une rudesse très militaires. Il ne peut pas se persuader qu’il puisse persister dans cette voie, mais il reconnait également qu’il n’y a plus que l’omnipotent Tsar qui puisse le relever du vœu qu’il semble avoir fait dans ce but le seul moyen est mon frère. Mais mon frère vaudra-t-il mieux que mon mari, voilà la question. J’écrirai à mon frère, au comte Orloff. J’ai même commencé mais je vous avoue que le cœur me manque aussi bien que les forces. J’ai tant à dire. Je voudrais que ce fut dit de façon à rendre toute réplique impossible,et à imposer l’obligation de me faire rendre justice sur le champs. Vous m’aiderez à cela & je vous attends. à mon mari, je demanderai seulement s’il croit que je ferai pour de l’argent ce que je n’eusse pas fait par devoir ou par inclination ? à tous les trois je demanderai que l’ambassadeur soit interrogé. Il le désire. Je suis si souffrante que ma pauvre Je voudrais tête ne va plus du tout ! Je voudrais vous écrire des volumes, mais je n’ai plus de forces.
Quel bonheur voici ma dernière lettre. Si je pouvais dormir avant vendredi ; si je pouvais ne pas trop vous effrayer par me pauvre mine. Adieu. Adieu, toujours, toujours adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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64. Jeudi 9 heures

à onze heures hier au soir, on m’annonce le Prince de Lieven. Je pousse un cri d’effroi, & puis j’articule bien bas une invocation. " Mon bien aimé protège-moi. " Il m’a protégé. C’était mon fils que mon mari m’envoyer pour me conduire auprès de lui à Lausanne. 1 heure Je suis si souffrante, si tremblante qu’il m’est impossible de continuer cette lettre. Pardonnez moi. Adieu. Adieu. adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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65. Vendredi 20 octobre. 9 heures.

Vous m’aurez pardonné mon billet d’hier vous me pardonnerez encore aujourd’hui les petites propositions de cette lettre. Mon fils ne passe ici que deux jours. Nous ne nous quittons pas de toute la matinée, & je suis si étourdie de tout ce qu’il me dit, de tout ce que j’ai à lui dire, qu’il ne me reste vraiment pas de force pour vous écrire. Les menaces de très haut sont très fortes, mais vous savez que cela n’y fera rien. Le vrai chagrin que j’ai est que mon mari ne veut rien croire, & que l’attentat du médecin a été mis en pièce par lui avant de le lire. Alexandre partira convaincu de l’impossibilité pour moi de bouger. Mon médecin lui à a déjà parlé. Mais sa conviction aura beau être intime, il ne pense pas que mon mari la partage avant que l’Empereur ne le lui commande. Mon mari me mande que depuis qu’il m’a fait connaître ces résolutions Il a la conscience tranquille ! Le rôle de l’Empereur va commencer nous verrons comment il pourra le soutenir. On commence autour de moi à se mettre en train de me soutenir, & cela sans aucun effort de ma part. Pozzo même s’en mêle très spontanément, et de sa part j’en suis vraiment touchée car je ne m’y attendais pas. Vous voyez partout ce que je vous dis, que je vis ces jours-ci dans un cercle d’agitations extrêmes.
Ne croyez pas cependant que ma véritable vie y perds rien au contraire, je me replie sur mon cœur, & plus que jamais je le trouve rempli d’amour & de force. Pour que je puisse écrire par M. de Grouchy il faudrait que je remisse de la main à la main ma lettre à M. Génie. Je n’ai pas un moment à moi. Mon fils est là, toujours là. Dites-vous tout ce que je ne vous dis pas. Tout, bien vif, bien intime, je ne désavouerai rien. J’ajouterai peut-être.
A propos j’ai vu ce M. Grouchy, il est assez lié avec ce fils qui est auprès de moi dans ce moment. Hier Berryer est venu le soir un peu maigri de sa maladie. Thiers a passé deux fois sans me trouver, il reviendra aujourd’hui. M. Molé lui a fait une longue visite avant-hier. Il a dîné ce même jour chez M. de Montalivet hier il a été à Trianon. Je sais qu’il va en Angleterre. On me dit aussi qu’il est venu demander aux ministres s’ils voulaient qu’il fût ministériel ? dans ce cas il demande qu’on favorise les élections de ses amis, & que lui même on le laisse être élu dans cinq ou 6 endroits. Voilà les rapportages, mais qui viennent de lieu sûr. J’ai plus écrit que je ne pensais, & même sur plus de sujets qu’il ne me parais sait possible. Que j’aime l’amour hindou ! C’est comme cela que je l’entends aujourd’hui que de choses que je n’ai apprises que depuis trois mois ! Je veux dire quatre mois. Je ne pense qu’au 31, la nuit, le jour. J’étais si bien avant hier. Depuis l’arrivée de mon fils, le sommeil & les forces m’ont de nouveau abandonnée. Adieu. Adieu plus longuement, plus tendrement adieu que jamais.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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66. Samedi 21 octobre midi

Dès que mon fils sera parti. Je vous rendrai un compte détaillé de tout ce qui me regarde, jusque là imaginez vous que depuis 9 h jusqu’à 6, il est là, sans cesse. Que nous avons un travail immense à faire ensemble, que j’ai la tête rompue, renversée, que je n’en puis plus & que si mon cœur est toujours, sans cesse à votre service, mon temps ne l’est pas du tout que je ne sais où trouver deux minutes. Il part après demain. Pauvre jeune homme placé entre son père & sa mère dans des circonstances aussi pénibles.
Je n’ai aucun espoir de ramener mon mari, il a perdu la tête. Il faut que je ramène l’Empereur & vous concevez la difficulté si j’échoue, il y aura un éclat terrible, mais rien ne m’ébranlera. Vous savez où je trouve ma force. J’ai vu M. Génie deux fois ce matin. Il m’a porté votre petit billet & demain il viendra prendre un mot de ma part pour vous l’envoyer par M. Grouchy. Vous voulez un mot, vous l’aurez, je le veux aussi, je veux vous donner de la joie. Je sais ce qu’est elle est immense pour moi.
Thiers a passé deux heures chez moi hier. Il est entré boudant, son humeur s’est éclaircie, et il est sorti enchanté. C’est vous qui faisiez sa mauvaise humeur. Il est ministériel ; si les ministres le soutiennent aux élections. Mais au fond de part ni d’autre cela ne me parait encore bien solidement établi. Il est drôle, il est bavard mais comme j’ai été frappée du peu de facilité & d’élégance avec laquelle il s’exprime ! Comme je suis gâtée il est parti ce matin pour Lille il sera ici la première semaine de Nov. Lui et Berryer se trouveront en présence à Aix & à Marseille on les oppose l’un à l’autre dans les deux villes.
Voyez avec quelle hâte je vous écris, voilà une correction plus ridicule encore que celle de l’autre jour.) Ma santé se ressent de toutes les émotions et les tracasseries qu’on me donne, je ne dors pas. Ah quand me laissera-t-on tranquille. Adieu. Adieu. Vos lettres me soutiennent. Je les aime plus que jamais & plus que jamais adieu. Dans mon n°64, j’étais moins agitée à 9h. qu’à 1 h. parce que j’avis prié mon fils de ne me dire que le matin les choses qui pouvaient m’irriter le plus. Voici les paroles de l’Empereur : " Mon honneur et ma dignité sont blessés par votre femme, elle seule a osé jamais mon autorité. Faites vous obéir par elle, si vous n’y réussissez pas, c’est moi qui la réduirez en poussière." Il nous reste à voir comment ?

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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69. Mardi 24 octobre 9 heures

Je viens de lire votre N° 65. Alors venez le 31 à 7 h. du matin. Cependant n’y faites pas de grand effort. parce que tout est bien dès le 31.
Mon fils m’a quittée hier au soir pour la première fois j’ai répandu des larmes sur cette triste et affreuse affaire, & c’était de voir mon fils, mon pauvre fils placé au milieu de cela, chargé par son père de venir s’assurer si ce que je lui dit est vrai, chargé de dures paroles, chargé de m’emmener fut-ce au détriment de ma santé. Car voilà les ordres. Mon fils lui déclarera qu’après ce que lui a dit le médecin, si j’avais voulu partir il ne se serait pas chargé de m’accompagner. J’ai copié pour vous la longue lettre que j’ai écrite à mon mari. Si sa réponse ne révoque pas les mesures qu’il m’a annoncées, notre correspondance cessera. Mon fils est une excellente créature, pauvre garçon comme il avait le cœur troublé de tout ceci.
Médem l’a chargé de dire à mon mari ceci. : " Si l’on attaque votre mère assurez bien qu’elle grandira beaucoup, & que l’Empereur se sera rabaissé d’autant." Je soupçonne qu’il a déjà fait connaître cette opinion en d’autres lieux. Je vous l’ai dit & je le répète.
Mon esprit est fort tranquille mais mon cœur est bien blessé, et cependant mon cœur est si heureux si joyeux ! Tout sera bien le 31. De ce jour-là je me regarde comme hors de toute atteintes. N’est-ce pas ?
Constantine me parait une bonne affaire rien que parce que le contraire eut été une détestable affaire. On dit qu’il y aura un grand embarras à trouver une honnête administration comme l’était le Gal Dancrémont.
Berryer ne s’attend pas à un grand effort, à peu près ce que vous dites une dizaine de voix peut- être. Les vrais légitimistes ne veulent pas se présenter. Je n’ai pas causé seule avec lui. Il est revenu hier, mais mon fils partait J’avais fermée ma porte.
Maintenant je veux me reposer l’esprit un peu, me livrer sans distraction à la pensée du 31. Manger, dormir, car je n’ai rien fait de tout cela depuis 6 jours. Savez-vous comment j’ai passé la première nuit de l’arrivée de mon fils ? à me promener dans le salon & à jouer du piano. ce que je vous dis Ah que j’aurais à vous conter ! Je n’ai pas encore dormi cette nuit, je suis fatiguée, bien fatiguée. Je vous dirai que je n’aime pas les allées droites. Mais c’est égal, vous en ferez pour avoir de tout. Adieu. Adieu. Jugez de ce que ce sera le 31 !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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70. 9 heures Mercredi 25 octobre

J’ai passé une journée assez calme hier, mais vers le soir je me suis sentie fort indisposée, & aujourd’hui Je le suis beaucoup. Je resterai couchée comme je l’étais après le Jardin des plantes. Ah, si vous étiez ici ! Quelles bonnes & longues causeries. Vous me feriez quelques lectures. Je suis bien avide de vos Hindous. Non, je crois qu’ils me feraient du mal dans ce moment-ci mais je veux cependant faire leur connaissance.
Voici votre lettre. Quel plaisir de penser que vous emballez, ne trouvez-vous pas difficile de vous figurer, que depuis le 31 nous n’aurons plus de jours à compter, que tous les jours seront les mêmes, toujours beaux, toujours charmants. est-il bien vrai que nous saurons heureux à ce point ? Je tremble en pensant qu’il y a encore 6 jours. Il peut arriver tant de choses ! Et aujourd’hui que je suis malade ; il me semble aussi que je puis mourir. Non, je ne mourrai pas, je vous reverrai, n’est-ce pas ?
Mon journal a langui, vous ne savez plus comment je passe mes journées. Il faut que j’y revienne. Hier le bois de Boulogne deux heures avec Emilie, et puis une longue séance avec lady Granville, à laquelle j’ai rendu compte de tout ce qui s’est passé avec mon fils. Elle a tremblé d’abord, et puis nous avons fini par rire. Et je crois que je vous ferai rire aussi. & je crois que je vous ferai rire aussi. Dîner seule avec Marie. Le soir Pozzo mon Ambassadeur, son grand frère, les Schoonburg, les Stockelberg, lord Granville, M. Sneyd, M. Thorn (aujourd’hui chargé d’affaire d’Autriche) M. de amoureux de la petite princesse.
à onze heures je me suis couchée. La nuit a été mauvaise. L’agitation du séjour de mon fils subsiste, c’est à elle que je dois sans doute mon indisposition d’aujourd’hui. Il faudra bien du repos. Et comme avec du repos on ne se donne ni appétit, ni sommeil, il n’y a pas de quoi reprendre ; impossible d’engraisser. Je vois bien qu’il faut attendre ce que fera un bonheur réglé, bien établi, sans nuage. Car le vent du Nord, ni celui du midi ; ne pouvant plus troubler ma vie. C’est vous qui en êtes chargé J’aurai dans dix jours des réponses de mon mari. Il part pour l’Italie et dans 6 semaines des réponses de Moscou. C’est vous qui lirez tout cela le premier, et vous me direz ce que vous aurez lu. Je ne vous ai rien expliqué de la mission de mon fils parce que c’est trop long. Je ne vous ai mandé que l’essentiel l’ordre de me ramener à Genève. Vous serez étonné du reste, mais je n’ai ni le temps de l’écrire ni vous de le lire Pahlen redouble pour moi les Granville aussi.
J’écris longuement à mon fils aîné, je lui fais le récit détaillé de tout. & j’y ajoute toutes les peines. Il faut qu’il soit instruit de tout. Mon mari semble le désirer, ce qui me prouve qu’il songe à pousser les choses plus loin. Je suis en vérité fort fatiguée de tout cela, et bientôt, j’en serai très ennuyée. à vous je conterai encore cette bizarre histoire car je vous réponds qu’elle est bizarre, & puis je n’en parlerai plus jusqu’au jour du dénoue ment.
Hier en voiture il m’a pris un de ces moments auxquels je ne sais pas donner de nom. Que je ne peux pas, que je ne veux pas expliquer. De ces moments où je rêve tout ce qui ne peut jamais être, où je m’enivre de nos rêves. Où ma vue & ma raison s’égarent. Que faisiez vous dans ce moment. Ah venez trouver ces moments auprès de moi ! Est-ce que je vous ai trop dit ? Qu’est-ce que je vous ai dit ? Ce moment est revenu. Mais je vous ai dit que je suis souffrante sans doute du délire. Adieu. Adieu. ah le 31 ! Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°69. Jeudi 26, 1 heure et demie

Je suis revenu ce matin de Lisieux où j’ai couché. J’y retourne à 4 heures Je fais planter, démeubler, enfermer, emballer. Je ne sais si je viendrai à bout, avant mon départ de faire ce que je veux avoir fait ici. Vous ne savez pas qu’il faut que je regarde à tout, que je sois maître et maîtresse de maison. C’est ennuyeux, et quelques fois plus qu’ennuyeux. Je n’aurai pas ces jours-ci une heure à moi. Notre correspondance s’en ressentira, notre correspondance mon plus vif et plus doux plaisir, ma vie et mon repos, tant que je suis loin de vous ! J’y ai moins de regret ; dans cinq jours, je serai près de vous. Vous avez raison, que de choses possibles dans cinq jours ! Mais il n’en arrivera aucune. Il ne se peut pas qu’un tel bonheur me manque, nous manque.
J’espère que votre indisposition ne se prolongera pas trop. Non, si j’étais là, je ne vous lirais pas les Hindous. Ce n’est pas ce moment. Voilà un mot qui, depuis ce matin, résonne sans cesse dans mes oreilles, et dans mon cœur. Je n’entends que cela, je ne pense qu’à Je reçois le N°71 au moment de monter en voiture pou retourner au Val-Richer. Beaucoup, beaucoup de repos ; un long repos. Êtes-vous aussi malade qu’à Abbeville ? Vous m’écrivez encore dimanche pour lundi. Et puis plus de lettre ! Adieu, adieu. C’est l’avant dernier.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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71. Jeudi le 26 octobre 9 heures

Je voudrais bien commencer ma lettre aujourd’hui par le même mot qui se trouve en tête du billet sans N°. Je trouve étrange de ne pas pouvoir vous appeler comme il me plaît. Votre lettre ce matin m’inspire des sentiments de révolte. Elle est si bonne, si tendre. J’attends avec une ardente impatience ce que vous me promettez par M. de Grouchy. Je suis malade beaucoup plus que je ne l’ai été de longtemps. Je ne m’en étonne pas toutes les agitations que j’ai eu ont été bien mauvaises pour moi, & il arrive un moment où il faut faire ses comptes. Je suis bien aise au reste de vous épargner le spectacle de ma faiblesse. Vous ne sauriez croire comme je suis faible. Je ne puis pas bouger. ainsi mon cabinet, notre cabinet, me parait un grand voyage à faire aujourd’hui. Je crois qu’il faudra que le médecin s’en mêle parce que je crains de perdre trop des forces.
M. de Pahlen est venu hier matin, auprès du canapé vert où j’étais étendue tout du long. Après lui le prince Paul de Wurtemberg qui m’a essayé. Le soir M. de Pahlen encore, M. de Médem, de Brignoles, Sir R. Adair, le Prince Schonberg & M. Molé. Celui-ci a survécu à tous les autres & nous somme restés seuls de 11 à minuit. C’était peut-être trop pour une malade. J’étais couchée sur le divan de la petite Princesse. Il m’a semblé que M. Molé avait connaissance de la menace de mon mari. Il a pu le savoir par la poste. Il m’a dit d’étrange choses sur le redoublement de rage dans certain quartier septentrionnal. C’est absolument de la folie. Ici il est en parfait contentement de tout. Il est adouci pour tous, & il croit que tous le sont pour lui aussi. Le Roi ne touche pas terre. Enfin, je n’ai jamais vu plus de vraie satisfaction.
J’aime votre mélèze qui se retourne & qui va vers vous. Vous aurez du plaisir à aller à lui l’année prochaine. Si nous y pouvions aller ensemble ! Ah combien nous avons, & combien il nous manque ! Le 31 il nous semblera qu’il ne nous manque rien. Mais je crains d’avoir plus de joie que de force pour la supporter. Adieu. Adieu, mes pensées, mon cœur, tout est à vous, à vous pour la vie.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°70. Vendredi 27. 2 heures

J’aimerais mieux vous voir que vous savoir faible. Je vous l’ai déjà dit une fois : je crois à la puissance de l’affection pour soulager, même physiquement. N’y eut-il que du mal à partager et ce qui est bien pis, à regarder sans le partager, j’y voudrais encore être. Il faut toujours y être. J’y serai mardi. Ce jour-là j’espère, votre mal sera passé, et pour votre mal je ne vous serai bon à rien. Ce jour là ! Tous les jours qui suivront ce jour-là ! Il y a des joies comme des peines, dont je ne sais pas, dont je ne veux pas parler. Il est impossible de ne pas mépriser la parole quand on la met à côté.
Je comprends que M. Molé soit constant. Constantine, après les deux mariages, cela fait trois bonnes fortunes. Je suis bien aise qu’il soit de bonne humeur. Je n’ai pas l’intention d’être de mauvaise humeur. Il n’y a évidemment, en ce moment, point de question ministérielle, et je ne connais rien de si ridicule que d’en vouloir faire où il n’y en a pas. Il n’y a que des positions à garder ou à prendre, et de nouvelles preuves à faire chaque jour. C’est là mon seul dessein. L’occasion, je crois, ne manquera pas. La Chambre future, si je ne me trompe, ne se donnera à personne. Il faudra la prendre. Nous causerons aussi de tout cela, mais après, bien après. Du reste, il me semble que nous aurons du temps pour tout.
Je reçois ce matin une lettre de Mad. de Dino qui me presse de nouveau pour Rochecotte. Elle y sera établie le 7 ou 8 novembre. Je n’ai pas besoin de vous dire que je n’irai pas. Je lui répondrai demain. Je n’ai du reste nul embarras à n’y pas aller. Je lui avais dit que peut-être en retournant à Paris, il me serait possible de passer de son côté. Mais les élections me rappellent. ll faut que j’aille directement ; et puis que je mette fin à mes courses de cet été. J’en ai tant fait ! Les bonnes raisons ne manquent jamais.
La Duchesse de Broglie m’écrit aussi pour se plaindre un peu que je n’aille pas, avec tous les miens, passer quinze jours à Broglie. Elle y va le 6 novembre jusqu’à l’ouverture de la session. Je la trouverai encore à Péris. J’en suis bien aise. Voilà bien des braves gens qui se sont fait tuer. J’espère que le général, Perregaux guérira. C’est un officier très distingué, un homme d’esprit et d’esprit assez haut, bien plus d’esprit que le général Danrémont qu’il aimait beaucoup. Je connais tous ceux dont je viens de lire le nom dans le bulletin. Chagrin à part, c’est une étrange impression que d’apprendre qu’un homme qu’on a beaucoup vu, qu’on n’a vu et su que plein de vie, a cessé tout à coup de vivre. On a grand peine à y croire. Je ne sais pas si l’Afrique nous servira jamais à grand chose ; mais je suis bien aise que l’esprit militaire conserve quelque part un aliment et un théâtre. Je l’honore beaucoup. Il y a des vertus qui se perdraient en ce monde si la guerre en disparaissait.
Vous voyez bien qu’il faut que je ne vous écrive plus. Je n’y ai plus le cœur. Encore un mot Dimanche et puis ! Adieu. Je repars dans deux heures pour aller dîner à Lisieux. Adieu. Adieu. Lisieux, Samedi 8 heures. Vous auriez dû avoir vendredi, à 11 heures, ma lettre par M. Génie. Vous l’aurez eue à 6 heures. Adieu. Adieu. Comment pouvez-vous imaginer que j’ai regret à quitter la campagne ? Quand j’aimerais extrêmement la campagne, je n’y penserai pas seulement une minute aujourd’hui. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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72. Vendredi le 27 octobre 1837.
9 heures

Quel plaisir de voir finir ce mois, cette semaine ! Vous ne viendrez donc mardi que pour le dîner, mais au moins soyez chez moi à 8 ¼. Car j’ai beau me retourner je ne vois aucun moyen d’éviter ce jour là de recevoir mon monde accoutumé. Je comptais sur l’opéra, mais ce n’est pas le jour et mon ambassadeur ni celui de la petite Princesse dans la semaine qui vient. Mes promenades quand j’en ferai, car me voilà prisonnière, mes promenades seront de 2 à 4. Vos visites seront donc depuis 4 heures. Enfin nous réglerons tout cela ; mais je suis impatiente en pensant que nous commencerons si pauvrement Mardi.
Je suis toujours fort souffrante. Comme toute la matinée, & combien le soir aussi. M. de Pahlen deux fois le jour, Lady Granville & la petite Princesse deux fois aussi. Le Duc de Palmella fort longtemps hier de 4 à 6. Il n’aura plus cette heure-là. Savez-vous que je ne puis pas même occuper ma chaise à ma table ronde Je suis très affaiblie, je ne l’ai jamais été autant. Mais c’est très naturel, je ne vous ai pas assez dit ce qu’a été pour moi le séjour de mon fils. Mon sang en mouvement, en irritation. Il faut me soigner beaucoup et puis je n’ai pas d’air, & je ne vis que par l’air. Je vois qu’il vous en coûte de quitter la campagne. Je le conçois. Que de froideur, ma vie, j’ai envié la vie des Bohémiens. De la liberté, de l’air, de l’indépendance un abri, le plus petit possible, mais de la place pour deux. Je vous conte là des choses que vous n’avez jamais vues peut-être. Il ne m’est pas arrivé de rencontrer des Bohémiens en France. Y en a-t-il ? En Angleterre ils sont très nombreux.
Ah ! qu’on me connait peu quand on parle de moi comme d’une femme politique. Vous me connaissez. Je le crois, vous savez ce qu’il me faut une seule chose et je l’ai. Il est vrai que c’est immense car tout disparait à côté de cela.
Midi
Vous m’annoncez pour ce matin une lettre de M. de Grouchy. Je l’attends, je la désire avec ardeur. Je la crains. Elle me fera peut-être du mal. Vous savez ce que sont pour moi vos paroles. Non vous ne les avez pas, je crois que vous le saurez jamais. Ah ! Quelle puissance que vos paroles !
Je vous annonce un changement dans mon ménage. Woodhouse a fait un riche héritage en Angleterre, il m’a quittée. J’en ai pleuré, presque. C’est un Anglais encore qui le remplace. J’aime les domestiques anglais pour deux raisons : la première parce qu’ils se lavent les mains trois par jour ; la seconde, parce qu’ils ne parlent jamais. J’ai beau attendre et souhaiter, pas de Génie aujourd’hui ! Adieu, comme de coutume, mais si la lettre était venu, l’adieu s’en serait ressenti. Il eût mieux valu encore. Cependant celui ci est bon.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°110 Vendredi 24, 7 heures

Il fait un temps affreux, et j’ai très mal aux dents. Voilà une mauvaise préparation pour les courses de Caen, et pour la société des Antiquaires. J’ai pourtant un peu plus de foi dans mon éloquence, malgré la douleur, que dans l’agilité des chevaux, malgré la boue. J’ai fait hier une petite répétition de la victoire de Pascal. Je souffrais vraiment beaucoup, l’impatience m’a pris, et je me suis mis à travailler comme si de rien n’était ; en moins d’une heure, l’attention l’a emporté ; je n’ai plus senti la douleur que dans le lointain, comme quelque chose qui pouvait, qui voulait même revenir, mais qui n’était pas là. Je ne l’ai retrouvée qu’à dîner. Cette nuit, j’ai dormi, grâce à un gargarisme de pavot et de fait. Vous voilà parfaitement au courant. Vous a-t-on apporté les Mémoires de Sully ? Avez-vous jété les yeux sur ces dépêches de M. de Fénélon ? Il y a bien des choses ennuyeuses, mais quelques unes vraiment curieuses et amusantes. A la vérité, il faut les chercher dans les ennuyeuses, et vous n’êtes guère propre à ce travail. Votre plus grand défaut est de ne savoir vous plaire qu’à ce qui est parfait. Défaut qui me charme et me désole. Quand je vous vois repousser avec un si fier dédain tout ce qui est médiocre, ou lent, ou froid, ou insuffisant ou mélangé, tout ce qui est entaché, en quelque manière que ce soit de l’imperfection de ce monde, je vous en aime dix fois davantage. Et puis quand je vous vois triste et ennuyée, je vous voudrais plus accommodante moins difficile. Je mens ; restez comme vous êtes, même à condition d’en souffrir. Je le préfère infiniment. Je vous voudrais seulement, pour vous-même, un peu plus de goût pour une occupation quelconque, lecture ou écriture, pour l’exercice solitaire et désintéressé de la pensée. Vous n’y perdriez rien et vous vous en trouveriez mieux. Mais vous n’aimez que les personnes ; il vous faut une âme en face de la vôtre.
Qu’à donc la petite Princesse ? Est-ce qu’elle est malade de la folie de sa femme de chambre ? Pourquoi garde-t-elle cette femme ? Si la folie persiste, il faut la mettre dans une maison de santé. Je parie que l’extrême voisinage de la petite Princesse ne lui vaudra bien auprès de vous. Elle ne supportera pas cette épreuve. Je comprends que le baptême Protestant du petit Duc de Wurtemberg déplaise à l’archevêque ; mais, il devait s’y attendre. On ne s’attend à rien ; on ne renonce à rien ; on ne se résigne point. Il y faut le poids de la nécessité la main de Dieu. Voilà pourquoi nous avons bien fait en 1830. Je pars après demain dimanche à 6 heures du matin, pour être à Caen à 11 heures. J’ai promis d’assister aux courses soleil ou pluie. Elles commencent à midi. Je rentrerai probablement chez moi à la fin de la semaine samedi ou dimanche. La Duchesse de Broglie doit venir nous voir vers cette époque, à partir de demain samedi, adressez-moi donc vos lettres à Caen, à la Préfecture. Du reste, je crois vous l’avoir déjà dit.

10 heure 1/2
Cet horrible temps a retardé mon facteur. Il arrive seulement. Je le sais que vous êtes bien seule, et je m’en désole. A votre mal, je ne sais qu’un soulagement, l’affection, et l’affection de loin, donne si peu ! Tout est bien triste. Votre lettre de ce matin me trouve en grande disposition de le dire avec vous. Adieu. Henriette sera charmée de votre lettre. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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114. Paris le 24 août 1838

Je ne me porte pas bien ; je me sens bien mal à l’aise ; je suis fort triste, tout cela va toujours ensemble. Malgré le très mauvais temps j’ai été à Longchamp hier. Il y avait des intervalles passables dont j’ai profité. J’ai fait mon dîner sans appétit. Le soir il m’est venu, beaucoup de monde. Toute la Diplomatie et Pahlen par dessus le marché qui était arrivé depuis quelques heures. Il avait l’air fort réjoui et je l'ai été beaucoup de le revoir. Nous n’avons pas causé du tout, nous ne nous sommes pas trouvés seuls un moment, et comme il ne s’était pas couché de cinq nuits il s’est retiré de bonne heure. Il m’a dit en gros que le grand duc allait mieux. La toux l'a quitté. On n’a plus d’inquiétude. mais comme les médecins insistent pour que l'hiver soit passé en Italie, il est vraisemblable que l’Empereur y consentira. Lui-même est allé faire une surprise à l’Empereur d'Autriche à Insbruck. L’Impératrice va mieux.
Voilà tout ce que j’ai tiré de Pahlen devant le monde. Il me parait d’après cela que je ne verrai pas mon mari, et cela est très fâcheux. Les mauvaises relations qu'il a établies entre nous se prolongeront indéfiniment. Vous pouvez juger par le passé de ce qui peut encore en advenir. Je suis fort chagrinée de tout cela. J’étais le lien entre le père & les fils. Maintenant cela leur manque. Il oubliera ses fils comme il a oublié sa femme. Et c'est-là ce qui m’afflige beaucoup, beaucoup. Je pourrais sur ce chapitre lui écrire des volumes dont un seul mot attendrirait tout autre homme. Mais que puis je attendre de lui qui n’a pas l'ombre de sensibilité ? Dites-moi. Conseillez-moi ; je suis au bout de mon esprit, et j’ai le cœur tout-à-fait découragé. Je laisserai Pahlen se reposer aujour d’hui mais il me faudra ces jours-ci une bonne causerie avec lui. Je ne vous parle que de moi cela va vous ennuyer. Adieu.
Je suis si mal disposée aujourd’hui que je ne sais vous rien dire qu'Adieu, et toujours adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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115. Paris, le 25 août. Samedi

Vous me dites toujours des choses qui me plaisent, et votre manière de m'indiquer mes défauts est la flatterie la plus agréable du monde. Vous avez raison dans tout ce que vous pensez de moi. Je ne vois pas beaucoup d'espoir de me corriger. Il me faudrait un peu de bonheur, un peu de stabilité d’établissement. Quand j'avais tout cela j’étais beaucoup plus susceptible d'occupation sérieuse, soutenue. Aujourd’hui je ne me sens plus capable de rien, plus de gout pour rien. J’ai été vraiment malade hier. J’ai voulu braver ce malaise, j’ai été à Longchamp. J'ai marché. Le soir j’ai été faire quelques visites et enfin arrivée à la porte de la marquise Durazzo, je me suis tout-à-fait trouvée mal. On m’a porté chez elle. J’ai eu presque un évanouisse ment. Je suis revenue à l’aide de cela. Je suis un peu mieux ce matin, mais pas bien encore. J'ai beaucoup maigri ces jours derniers. Cela va et vient avec une rapidité extraordinaire. Votre mal de dent me fait beaucoup souffrir, car c’est une horreur. Je suis tourmentée d'une dent aussi, & je vais courir ce matin chez mon dentiste, je l'ai manqué hier. Prenez garde à tout ce que vous allez faire ; des courses, des banquets au milieu d'une rage de dent, c’est affreux.
J’étais à Longchamp hier & javais chez moi M. & Mme Appony lorsque Henri Greville est venue au galop m' annoncer la venue du Comte de Paris, car le canon ne nous arrive pas à Longchamp. Appony est bien vite parti et il est arrivé un peu tard pour la convocation du corps diplomatique. La maréchale Loban a montré l’enfant aux deux mondes rassemblés. On dit qu'il a l’air fort et sain. Il dormait. La Reine avait l'air comblée de bonheur, le duc d’Orléans aussi. Je vous conte ce que disait le ministre du Portugal hier au soir chez Palmella, où je fus faire visite aussi. J'ai oublié de vous dire hier que j’ai reçu une longue lettre & M. Ellice. Je l'ai envoyée à Lady Granville. Cette lettre est intéressante mais il n’y a rien de nouveau. Le ministère très affaibli par les discussions sur le Canada. Lord Durham et son conseil des écoliers en loi ; son ordonnance n'était pas soutenable. Cependant les autres actes de son administration sont excellents. S’il se fâche et il est très populaire. qu'il revienne, le ministère est infailliblement renversé. On espère qu'il restera, mais on sera fort inquiet jus qu'à ce qu'on l’apprenne. Voilà à peu près la longue lettre. Melbourne & John Russell très amis, le reste incapable.

1 heure.
J’ai fait prier M. Génie de passer chez moi ce matin. Il est venu, et il m'a promis tout ce qu'il me fallait. J’ai fait visite à mon dentiste, il est aux eaux. J'ai été chercher un français. Ah comme il est français. Rappelez moi de vous raconter notre dialogue. Vous en rirez. Il fait froid, il fait laid. Soignez-vous, écrivez-moi. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°114. Caen, Mardi 22. 8 heures 1/2

Non, je ne suis pas mécontent. Non, vous ne me fatiguez, vous ne me fatiguez jamais. Mon affection n’est pas à la merci de ces vicissitudes de l’âme. Et puis, je trouve votre tristesse si naturelle. Certainement, vous avez trop perdue vous êtes bien seule, seule par ce qui vous reste comme par ce qui vous a été enlevé. Vous ne savez pas tout, ce que je ressens pour vous de tendre compassion, combien votre isolement m’occupe et me pèse. Je voudrais voir auprès de vous les fils que vous avez encore, vous voir avec eux un home. Avez-vous des nouvelles d’Alexandre ? Mais ne craignez jamais, quand cela vous soulagera, de me montrer votre tristesse. Vous m’avez blessé quelques fois dans notre vie. Je crois que vous ne me blesserez plus. Merci de vos détails. Ces couches font un grand effet dans le pays. J’ai vu plus d’une fois ces effets là. Ils ne suffisent pas aux gouvernements, et ne les dispensent de rien. Mais ils rendent la bonne conduite plus facile et plus profitable à ceux qui savent se bien conduire. Nous avons aujourd’hui, une course spéciale, instituée hier en l’honneur du Comte de Paris.
Le soleil est magnifique. Décidément il m’accompagne. J’ai eu hier avec mes Antiquaires, une soirée brillante. 1500 personnes étaient entrées dans une salle qui en contient 1200. On a cassé des carreaux de vitre pour entendre du dehors. Ce que j’ai dit a été bien reçu. La gauche, même la plus vive, avait évidemment pris son parti d’être bien pour moi. Je connais ces alternatives là.
Je regrette que Pahlen ne vous ait rien apporté de plus. J’avais espéré d’un peu meilleures paroles. J’ai tort de dire que j’avais espéré. Mon instinct espérait, ma raison non. Quel monde que le vôtre ! Point d’âme dans les uns, point d’esprit dans les autres. Ceux qui vous ont aimée autre fois ne s’en souviennent pas plus que s’ils ne vous avaient jamais connue. Ceux qui vous aiment ne savent pas vous servir. L’occident a bien ses défauts, et je les lui ai dits souvent ; mais votre Orient ! Je plains le soleil de le trouver le premier sur son chemin. Adieu.
J’ai ma toilette à faire, des visites à recevoir la course à voir. Je vais dîner à la campagne. Je mène ici une vie très active. Je suis fâchée d’abréger mes lettres surtout quand les vôtres sont tristes. Qu’il y ait au moins dans votre cœur un coin tranquille et doux, et point solitaire. Adieu. Adieu. Mon mal de dents est à peu près parti. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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119. Paris le 29 août 1838

Les journaux que je viens de lire à ma toilette m’annoncent qu'il faut vous écrire de très bonne heure aujourd’hui. Je me presse donc de vous dire deux mots car voici le moment où ma lettre doit partir, midi, je vous remercie de la vôtre. Vous ne m'avez jamais donné un mauvais moment. Tout ce que vous me dites est si bon si affectueux, si tendre. Je veux le mériter, je le mérite car j’ai le cœur si reconnaissant, si plus d’affection. Mon fils n’est pas venu encore. Il m'écrivait cependant de Marseille du 24. Il ne peut par tarder. Je n’ai vu hier qu'Appony revenant de notre danse. Il m’a dit que le Roi en entrant était pâle, ému ou en colère. Il opinait pour la colère. et je vois dans le journal des Débats de ce matin que ce pouvait bien être du discours de l’archevêque. Du reste tout s’est bien passé ; mais mon Ambassadeur seul n’a pas voulu se mettre à genoux. Cela me surprend, parce qui cela ne lui ressemble pas. Je parie qu’étant fort serré en uniforme il aura craint quelque accident de toilette. Il est venu hier deux fois chez moi sans me trouver. Je me suis fait traîner en calèche, pas de Longchamp. Il m'ennuie. Tout m’ennuie, & je suis souffrante. Je ne mange pas. Je dors mal, j’étouffe de je ne sais quoi. Lady Granville m’écrit maintenant tous les deux jours, des lettres impayables. Je ne suis pas si gaie qu’elle ! Adieu. Voici une misérable lettre, mais vous sériez fâchée j’espère si elle ne venait pas ? Adieu. Adieu mille fois.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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120. Paris, le 30 août. Jeudi.

Ce n’est que ce matin que mon fils est arrivé. Il vient pour une raison toute opposée à celle que je supposais. Son mariage est rompu. J’avais insisté pour que les fils fussent protestants. Elle ne l’a point voulu. Mon fils a été si chagriné de tout cela qu'il est parti sur l’heure ; il vient passer quinze jours avec moi. Ce sera quinze jours de bonheur. J’ai été parfaitement malade hier tout le jour. J’ai été encore faire visite hier à Madame, je l’ai trouvée mais j’étais déjà si souffrante que je sais à peine comment cela s’est passé. Je suis rentrée pour ne plus bouger. Je n’ai vu personne que mon médecin. J'ai des crampes abominables qui font que je ne puis rien manger du tout. Vous ne vous attendrez pas avec cela que j’engraisse. Il faut me résigner. Je me soigne. Le temps est abominable. Il fait froid aujourd’hui comme au mois de février.
La Duchesse de Talleyrand arrive demain, à ce que m’a dit Madame. Elle a des affaires pressantes importantes. On dit que son mari lui dispute la tutelle de sa fille, & qu'aux termes de la loi il a raison. Vous voyez que vous jugez bien en me parlant de l’archevêque. Son discours au Roi n'était pas du tout ce qu’il devait être. Je pense qu’on est très fâchée contre lui. J'écris à mon mari et à mon frère. A l’un et à l’autre je promets d’aller en Angleterre en juin. Pardonnez-moi si je vous quitte, je vous assure que je suis tout à fait malade. Je n'ai la force de rien faire. Adieu. Adieu. Avez-vous lu le discours de Berryer à des écoliers je ne sais où ? Il leur recommande beaucoup le latin & le grec. Adieu.
Remerciez je vous en prie M. Génie, on n’a pas dit un mot de moi.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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121. Paris, vendredi 31 août 1838

En effet il ne m’est point venu de lettre ce matin. Cela me parait singulier et cela me parait triste. La journée sera lorsque. Au lieu d'une lettre de vous j'ai lu votre discours à la société des antiquaires. C’est beau et les dernières sentences. sont admirables. Vous produisez toujours de grands effets. Et j'aime les beaux finales (dit-on beaux ou belles ?) dans les morceaux d'éloquence comme en musique.
Je vais mal, toujours mal. Hier au soir il a fallu me faire frotter pendant plus d’une heure dans mon lit et me couvrir de trois grands châles avant de pouvoir me réchauffer. J’étais comme une glace. Je ne mange rien. Je ne sais ce que j'ai. Le médecin dit que c’est le temps. Je suis beaucoup maigrie. Tout mon monde ordinaire est venu hier au soir. Mon fils me dit que Naples vous envoie enfin un ambassadeur. Le vieux comte Ludolf père de Mad. de Stakelberg, il y a 25 ans qu'ils sont à Londres. Le mari et la femme sont des ennuyeux que j’ai toujours bien mal traités. Ah que j’étais difficile à Londres ! La cour part demain. Le Roi a eu la bonté de faire donner des ordres à Versailles pour moi. Je crois que j’y irai cette semaine avec mon fils ; mais rien que pour une matinée. No ever whatever. and no letters. Adieu. Je pense beaucoup à vous beaucoup. Adieu.
Si la Suisse refuse votre demande. L'Autriche rappellera son ministre.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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122. Paris Samedi le 1er septembre 1838

Ah que le N°116 était court, et il compte pour deux jours ! Vous vous êtes bien amusé, j'en suis bien aise, mais moi, j’ai été un peu oubliée, je ne saurais être aussi. contente. J’en ai même le cœur gros. Je suis faible, souffrante. Il me faudra du temps pour me remettre et je ne sais pour quoi je suis malade. Peut-être un change ment d'air me ferait il du bien, et je ne sais où l’aller prendre. J’ai passé ma journée hier, seule avec mon fils. Il partira le 10 pour Londres. Il en reviendra le 22 et passera encore quelques jours avec moi, & le 28 il me quittera pour retourner à Naples. Je n’ai pas un mot de nulle part. Adieu. Je n’ai rien à vous dire, rien à vous répondre, ainsi adieu sans plus, mais l'adieu n’est pas moins que de coutume.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 121 Mercredi, 5 sept. 1838, 7 heures

Plus j’y pense, plus je suis d’avis que vous alliez à Baden. Evidemment vous ne sortirez de cette mauvaise position que par vous-même en voyant et causant. Et M. de Lieven ne vous fournira pas l’occasion de voir et de causer, car il ne viendra pas vous chercher. Médem a raison. Il faut que l’Empereur lui ait prescrit le silence. Le retrait des subsides ayant échoué, on veut essayer l’abandon de la personne. Vous romprez toutes ces combinaisons-là en marchant dessus, comme on dit à la guerre. La circonstance est favorable. Le grand Duc et M. de Lieven doivent passer à Baden quelques semaines. Vous aurez du temps pour tout expliquer, tout arranger. Vous ferez rentrer le grand Duc dans votre intimité. Vous avez Alexandre qui pourra, je pense, vous accompagner. Le voyage n’est pas long. La saison est encore bonne. Il ne se présentera peut-être de longtemps une occasion de tous points aussi propice pour mettre fin à une situation si pénible. Et après tout, Baden n’est pas un pays barbare. Il a fallu l’Empereur Napoléon pour y enlever le duc d’Enghien. L’Empereur Nicolas ne vous y traitera pas de cette sorte. On vous pressera d’aller en Italie, de retourner en Russie, que sais-je ? Mais en définitive, vous ne ferez que ce que vous voudrez. Et peut-être, le changement de lieu, la nouveauté de la situation, la nécessité de la résistance, vous rendront quelque chose de cette animation de cette énergie intérieure que vous ne pouvez retrouver. Cela vaut la peine d’être tenté et il y a bien des chances de succès. Et enfin vous passerez avec un peu de mouvement un mois, deux mois. Le temps vous pèse. Il est si lourd quand il est vide !
Si la situation actuelle devait se prolonger jusque l’été prochain jusqu’à votre voyage annoncé en Angleterre, je ne sais comment, vous la supporteriez. J’ai cherché, je cherche comme vous me le demandez. Je n’ai pas plus d’invention. J’arrive toujours à reconnaître que vous n’avez, auprès de l’Empereur, ni auprès de votre mari, personne qui sache vous servir et que vous seule pouvez quelque chose pour vous-même. Vous avez fait tout ce qui se pouvait faire de loin et par écrit. Cela ne suffit pas. Il faut aller à l’assaut. Êtes-vous en état ? Le voyage ne vous fatiguera-t-il pas trop ? Soutiendrez-vous les agitations de la lutte corps à corps ? Voilà mon inquiétude. J’espère pourtant. On est toujours plus fort quand on agit que lorsqu’on attend. Enfin, pensez-y et dites-moi ce que vous pensez.
M. Molé, qui ne faisait aucun cas des dires d’Horace Vernet, ne devait pas attendre grand chose du retour de M. de Pahlen. Je ne comprends pas qu’on se préoccupe de cette situation. Elle n’a point de danger, et elle cessera le jour où le moindre intérêt sérieux conseillera à l’Empereur de cesser. Il n’y a point là de passion vraie et entreprenante. On joue son rôle. Il y en a un à jouer de ce côté-ci, tout aussi fier et plus commode. Et en le jouant, on peut attendre à l’aise que le jamais s’évanouisse. Mais M. Molé ne le jouera pas.

10 h.
Il faut que la course de Versailles ne vous fatigue pas du tout pour que je lui pardonne si une lettre me manque. J’avais un peu prévu votre réponse sur l’Angleterre, car j’avais pensé aux absents. Je pense à tout ce qui vous touche. Adieu. Je ne sais pas, vous parler d’autre chose aujourd’hui. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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140. Paris 21 Septembre Vendredi

Que j'aime vos lettres ! Je vous en remercie tendrement. C’est juste, et il y a long temps que je le pense, il n’y a pas de sécurité complète sans bonheur complet. Et la seule ressource est de vivre dans le même lieu. J’aurai des instants, des heures d'angoisses, mais pas des jours. et tant de jours comme ceux qui viennent de se passer. Savez-vous qu'au bout de tout cela je suis un peu malade. Mes nerfs sont un vilain mouvement. Ce n’est pas dans le moment de l'inquiétude que je suis malade ; c’est après l’inquiétude passée que tout mon frame is shaken. Je suis comme cela depuis hier.
Fagel m’a accompagnée dans ma longue promenade hier. Nous avons été à St Cloud par un temps charmant. La pluie nous a reconduit à la maison. J’ai dîné seule et vite, ce qui est très malsain. Le soir on est venu. Sir George Villers & sa sœur qui est une personne charmante. Lui me plait comme il m’a toujours plu. De bien bonnes manières, une conversation. charmante, et de l’élégance dans sa figure. Pahlen et Armin le regardaient avec horreur. Je me suis empressée de le leur présenter pour forcer à un peu de politesse. Quelle idée de haïr quelqu'un pour sa politique ! Le prince Schevaremberg ne manque pas de venir chez moi. Il a un laisser aller qui serait de la très mauvaise compagnie s’il n’était un très grand seigneur. Au reste avec ses étranges façons il a toujours un air très respectueux ce qui appartient au grand seigneur. Il me rappelle beaucoup lord Melbourne un gentleman farmer avec beaucoup de bonhomie.
La reine d'Angleterre est tombée de cheval l’autre jour. Melbourne montait à côté d’elle, il ne s’en est pas douté. Il avançait toujours. Mon grand Duc ne va plus à Baden, je suis tout-à-fait déroutée, j’attends avec impatience ce que me dira mon frère. Si l’Empereur imaginait de le ramener en Russie. Mon mari pourrait venir me voir. Enfin nous verrons. Je devais aller dîner à Versailles aujourd’hui chez Palmella. Mais je viens de lui écrire pour m'en excuser. Les temps n’est pas beau, et surtout je ne me sens pas bien, il faut que je me ménage. L’affaire Belge n’ira pas et le roi des Pays- Bas pourra dire à ses états que le 22 mars il a proposé de reconnaître les 24 articles, et qu'au mois de Septembre encore la conférence n’a fait aucune réponse à cette proposition, et les états voteront le budget. Vraiment je me sens malade, je ne puis pas continuer ma lettre, je vais essayer de me coucher, mais c’est si ennuyeux.
Adieu. Adieu, je relirai votre lettre, je la répéterai, car je vous adresse tout ce que vous m’adressez. Adieu encore with all my heart.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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141. Paris le 22 Septembre samedi

Vous m'avez écrit une courte lettre, mais bonne, & tendre et aimable. Vous voulez des détails sur ma santé. Certainement les mauvais jours qu'il y a eu entre nous m'ont fait du mal ; je suis très faible, très nervous, et depuis dimanche J’ai des accidents que je croyais qui n’arrivaient qu'aux jeunes filles. Vous voulez tout savoir. Vous voyez que je vous dis tout. Il en résulte que je marche à peine tout me fatigue. Je n’ai pas fait venir le médecin cependant. Lady Granville m’assure que ce ne sera rien et qu'il faut seulement me tenir plus tranquille. Je crois à Lady Granville en toutes choses. Je l'ai vue hier deux fois le matin et le soir. Le temps a été affreux, il n'y a pas un moyen de songer à sortir. Palmella m’aura attendue à Versailles.
J’ai dîné seule, très seule ; je me suis bien ennuyée après car je ne puis pas lire et mon ouvrage est une pauvre ressource. Eh bien, si vous avez raison de dire que la lettre comme le silence sont du fait de l’Empereur, que croyez-vous donc qui s’en suive ? Mon mari continuera-t-il à m'écrire ? Je suis extrêmement curieuse de la première lettre de mon frère et je suis fort étonnée de ne pas l'avoir reçue encore. A propos, mon mari avait menti, il n’a point changé de religion, les journaux allemands disent qu’arrivé à Bayreuth, où il avait fait sa première communion, il est allé droit à la même église et y a commencé après avoir été visiter la veuve d’un vieux précepteur allemand chez lequel il a passé quelques années de son enfance. Tout ceci me fait grand plaisir, et je m'en vais le lui dire.
Il n'y a pas une pauvre nouvelle ici, et je suis peu en train d'écrire, même de vous écrire, c’est beaucoup ! Je suis si lasse, si faible, mes genoux sont si faibles. Marie m'écrit de Rochecotte, Melle Henriette lui fait des confidences sur Mad. de Dino qui font, que Marie aurait grande envie de prendre la diligence et de revenir. J'espère que mon fils Alexandre sera ici à la fin de la semaine prochaine, cela me fera un bon moment, mais il sera court. Je suis bien inquiète de Mad. de Broglie. Hier M. Chomel et le général Lascours sont partis pour Broglie. On disait beaucoup qu'il y avait peu d’espoir. Quelle triste chose ! Adieu. Adieu. Je vais dîner aujourd’hui chez Lady Granville, je croise que c’est un dîner officiel pour Lord Holland. Il a eu deux heures d’entretien avec le roi. Lorsqu’il en est sorti, il a dit a damne fellow. Adieu comment faire pour reprendre des forces. C’est si bête d'être faible adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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142. Paris le 23 Septembre Dimanche.

Ne vous inquiétez pas de moi. Je suis très faible, voilà tout. Je viens d'envoyer chercher Cheremside. Je voudrais qu’il me redonnât des forces. C'est singulier comme tout à coup elles m'ont abandonnée. M. Molé était fort tendre hier, et moi aussi. Il me reproche d'être prise & conquise, mais il s’y accoutume. Il soigne beaucoup Lord & Lady Holland. Il a pris goût à Sir George Villers qui est en effet un très aimable homme. Il n’y avait hier que mon Ambassacleur du corps diplomatique. Messieurs Pasquier, Decazes, Salvandy. Jeudi M. Molé reçoit chez lui les Holland. On s'occupait beaucoup hier de cette pauvre Duchesse de Broglie. On la dit ici plus mal que vous ne dites.
Je suis parfaitement ignorante de mon mari, les journaux allemands prétendent que mon frère n’est resté que deux heures à Weymar. Que l’Empereur l’a fait partir immédiatement en mission secrète. Cela parait incroyable à Pahlen & à moi. Il n’est pas des gens qu'on envoie, il est de ceux qui envoient les autres. Cependant son silence me ferait croire qu'il n’a pas résidé à Weymar. Et je reste sans nouvelles. On a fait venir les grandes Duchesses aînées pour les faire voir à leur grand père. Il n’y a pas une autre raison. On ne les avait pas prises dans le voyage en Allemagne tout juste pour ne point faire penser qu'on les promenait pour chercher des maris.
Je ferai votre message à Lady Holland. Ils restent ici jusqu'au commencement de Novembre. Vous pourrez donc encore les voir. Je n’ai point de nouvelles à vous dire et il me semble en même temps que je trouverais à causer avec vous aussi longuement que cause M. de Humbold vraiment les lettres sont un pitoyable moyen d'entretien. Mille petits symptômes peuvent être relevés en conversation, & ne sauraient l’être en s’écrivant, je trouve cela plus vrai tous les jours.
On croit assez généralement que Louis Bonaparte va quitter la Suisse. M Molé n’a pas l'air d'avoir le moindre souci. Il n'oublie pas qu’il est premier ministre depuis plus de deux ans. & il pense que ce qui a duré si long temps a par la même acquis des chances de plus de durer encore. Voilà Cheremside qui me quitte ; il me dit que ce n’est rien, que cela tient à mon état général, et qu’il ne veut y faire attention que si cela augmente. Vous voyez que je vous dis tout.
Adieu. Adieu. Je pense à vous sans cesse croyez le bien. Je dîne aujourd’hui chez M. de Pahlen avec toute l’Autriche, mais je veux prendre beaucoup de bois de Boulogne avant car le temps est beau. Adieu encore mille fois.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°138 Dimanche 23, 6 heures

J’ai mal dormi. Je me lève ennuyé de ne pas dormir. Je ne veux pas que vous soyez malade. J’ai peur que la pauvre Duchesse de Broglie ne le soit beaucoup, beaucoup. Les spasmes se sont emparés d’elle. C’est son mal habituel même en santé. Elle a toujours passé la nuit à rêver, à s’agiter, assiégée par le cauchemar, et plus fatiguée, en se réveillant qu’en se couchant. Il parait qu’elle est dans un état nerveux déplorable. Le mal violent est venu à la suite d’une imprudence qu’elle a faite, il y a quinze jours se croyant débarrassée d’une petite fièvre de rhume. Elle avait faim ; elle a mangé du poulet. Cela a déterminé des accidents intestinaux qui ont bouleversé toute sa personne. On dit que, dans les meilleures chances la maladie durera au moins 40 jours. J’ai horreur de ces longues maladies, qui ne sont pas domptées dans la première semaine. Ni la force de celui qui souffre, ni la science de celui qui veut guérir, ne suffisent à une si longue carrière. Je les ai tant vues s’épuiser l’une et l’autre !
Quel abyme entre ce que nous souhaitons, et ce que nous pouvons entre l’énergie de nos sentiments et la misère de nos moyens. Je l’ai vu cet abyme ; j’y suis tombé. Je n’y puis croire. Il me semble impossible, absolument impossible que des affections si profondes, des vœux si ardents, toute l’âme attachée à une seule pensée à un seul effort, n’aient qu’une si pauvre puissance. Toute ma nature se refuse à cette cruelle conviction. Et quand je la sens venir, quand je me vois au terme du savoir et du pouvoir humain, je fais comme les plus simples, je me réfugie dans la prière, cette tentative d’attirer, par un désir immense et vrai, la force de Dieu au secours de notre faiblesse. Je ne sais ce que peut la prière ; je ne prétends pas entendre la réponse de Dieu à ce cri de l’homme. Mais que Dieu n’écoute pas, que le cri de l’homme se perde dans l’air comme le bruit du vent, que notre âme ne puisse, en faveur de ceux qu’elle aime infiniment, rien de plus que ce qui se voit ici bas, je ne le crois point, je ne le croirai jamais. Et je prierai toujours, dût ma prière échouer toujours. Je puis me soumettre aux plus terribles volontés de Dieu, non à la certitude de mon impuissance après de lui, et j’aime bien marcher dans les plus épaisses ténèbres que rester immobile avec désespoir, sûr qu’il n’y a aucun moyen d’arriver.

9 heures
Je vous ai quittée. J’étais trop triste. Avec vous, je me défends de ma tristesse. Je crains pour vous la contagion. Pardonnez moi quand je me laisse aller. Je vous aime beaucoup, & je le sens au moins autant quand je suis triste que dans mes meilleurs moments. Votre grand Duc va-t-il décidément mieux ? N’a-t-on plus de crainte ? Savez-vous qu’il est fort connu que c’est la brutale imprévoyance de son père qui a failli le tuer ? Les hôtes que j’ai ici me le disaient hier ; et ils ne le tenaient pas du tout de moi. Ils me quittent aujourd’hui, M. Duvergier de Hauranne ce matin. M. Rossi ce soir. Mes nouvelles sont que le Ministère est de nouveau sérieusement inquiet de la Suisse. Louis Buonaparte ne s’en ira pas. Le parti radical suisse et Français, avec lequel, il est en intelligence, lui défend de s’en aller. Et puis, il est sot au-delà de tout ce qui se peut imaginer. Il y a quelques année, à Florence, il envoya chercher en toute hâte un homme d’esprit que je connais voulant de lui un conseil. Il lui montra une lettre de Corse où on lui promettait 1500 hommes, s’il voulait aller les chercher, et débarquer avec eux en France. Son conseiller l’en détourna, l’assurant qu’il ne réussirait pas. " Mais pourquoi donc ? Mon oncle l’a bien fait avec la moitié. " L’avis de M. Hess de Zurich, qui veut qu’on demande à Louis B. de s’expliquer catégoriquement et de déclarer s’il est français ou suisse, pourrait bien offrir une issue. Il sera peut-être difficile à L. B. de dire officiellement et décidément qu’il n’est plus français. Je sais qu’on attend quelque chose de là. Probablement on a tort. En telle situation, le plus grossier mensonge ne coûte rien et ne fait pas grand chose, car il ne trompe personne.

9 h. 1/2
Elle est morte. Je viens de recevoir un mot de son mari. Je pars pour Broglie dans deux heures. Adieu. Adieu. G.
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