Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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324 Londres, Dimanche 15 mars 1840
10 heures
 
Je me lève le cœur serein. Ma soirée d’hier a été très active. J’ai été partout où vous savez que je devais aller. Chez Lord Northampton, à la réunion de la Royal Society, il y a avait grand monde, et de tout monde, Lord Landsdowne, Lord Burghesh, Lord Aglesbury, bien d’autres, et avec eux l’Astronome Herschel, le sculpteur Chantrey, le dessinateur Copley Fielding, le géologue Murchison, l’Encyclopédie vivante. Tous bien aises d’être ensemble et se traitant très cordialement.  Je me suis amusé de les voir, et de voir leur manière avec moi. Les Anglais sont très curieux, et il faut que leur curiosité s’arrange avec leur dignité et leur timidité. Ils me regardent en passant et passent froidement, comme à leur ordinaire. Puis, ils se retournent, et si je ne les regarde pas, ils me regardent. Il y a en eux, au fond, plus de mouvement et de bienveillance que dans leurs manières qui sont froides et tendues. Ils ne montrent pas ce qu’ils sentent, par gaucherie et embarras encore plus que par fierté. Il en résulte, dans toutes leurs relations et leurs façons extérieures, un défaut de naturel, de facilité et d’émotion sociale qui doit choquer et repousser. Je suis d’autant plus sûr de ce que je dis là qu’il est impossible de se montrer plus empressé et bienveillant qu’on ne l’est pour moi. Je rencontre partout curiosité et faveur. Et cela me revient de Paris comme je le sens moi-même des Tuileries comme de vous. Mais un pauvre étranger qui arrive ici doit se croire en face des glaces polaires. Je dis plus ; les Anglais me paraissent fort peu bienveillants entre eux ; dans leurs réunions, à tables, en causant, en dansant, assis ou passant les uns après les autres, ils ont constamment (les femmes surtout) un air d’observation caustique et de petite hostilité qui répand dans l’atmosphère sociale je ne sais quoi de contraint et d’amer.
J’ai entrevu chez Lord Cottenham un monde que je ne connaissais pas encore du tout, the law. Il occupe la maison de Lord Granville. Il n’y avait que très peu de monde chez Mistriss Stanley. Lady Holland venait d’en partir, très inquiète pour son fils, M. Fox, qui a été pris, il y a trois jours, d’un mal de gorge très grave. J’enverrai ce matin savoir de ses nouvelles. Je vais ce soir chez Lady Stanhope, et peut-être un moment chez Lady Jersey.
3 heures
Le colonel Fox est un peu mieux ce matin. J’ai dîné avec Lady William Russell. Elle ne me plait pas beaucoup.  Personne, esprit, tout a l’air massif et solennel. Du reste, je retiens mon jugement. Ailleurs, les apparences sont souvent trop favorables ; ici, c’est le contraire. Mes nouvelles de Paris ne m’apprennent rien. La corde me parait bien tendue. J’attends le débat des fonds secrets. Vous m’en apprenez plus que tous les autres. Ils dissertent. Vous racontez.
 
 lundi 16 mars,
9 heures.
Je ne suis pas sortie hier soir. J’avais le cerveau horriblement pris. Je me suis couché à 10 heures. Je suis mieux ce matin, mais encore très enchifrené. C’est ma première épreuve du climat. J’aurai probablement été enrhumé aussi à Paris. J’ai passé deux heures avec Lord Palmerston de 5 h. et ½ à 7h. et ½. J’avais des dépêches à lui lire, des dépêches de politique expectante. J’incline à croire que, si c’était à recommencer, on ne s’engagerait pas ici dans la voie où l’on s’est engagé. Evidemment on n’a pas vu toutes les faces de la question, et on est un peu surpris quand elles apparaissent. Pour vous, vous accepterez tout, le Plénipotentiaire turc, le recours de la Porte à l’Europe et non plus à vous seuls etc. Vous avez deux motifs. Vous vous voulez vous désunir. Et vous ne voulez pas être caposés à la nécessité d’exécuter le traité d’Unkiar Skelessi. Vous l’exécuteriez s’il le fallait absolument, si la Porte le réclamait. Vous vous y croiriez obligés d’honneur. Mais cette obligation vous  pèse et vous inquiète extrêmement. Vous prévoyez que ni l’Angleterre, ni la France, ni au fond l’Autriche ne le toléreraient, qu’il en naîtrait des complications, peut-être des luttes. Vous ne voulez pas d’une situation si périlleuse, et vous céderez, vous reculerez, vous ajournerez pour sortir de la politique isolée et responsable. Votre redoublement d’humeur contre la France, du moins en ce qu’il y a de réfléchi et d’explicable, me paraît même tenir à ce qu’elle vous contrarie et vous gêne dans cette manœuvre.
Midi .
Je remonte après déjeuner. Je devrais vous gronder si je pouvais vous gronder. Comment, je n’ai pas de lettre du lundi au samedi, je vous en dis mon inquiétude, non chagrin, et votre premier mouvement, c’est de me faire des reproches, de trouver mauvais que je ne vous aie pas parlé de Lady Autrobus ! Et vous finissez par me dire que, s’il en est ainsi, vous n’irez pas à Londres cet été! Tenez, c’est une mauvaise phrase et écrite dans  un mauvais moment. Mais je vous ai vu de mauvais moments, et mon affection pour vous est restée la même. Elle est invulnérable. Et quand je devrais vous gronder, je finis par m’attendrir sur vous. Que de choses ne vous dirais-je pas en ce moment si nous étions ensemble! Des vérités peut-être. Je l’ai fait quelquefois. De loin, je ne peux pas, je ne veux pas. De loin, je ne veux vous rien envoyer que de doux. N’en abusez pas, Jr vous en prie. Je vous le pardonnerais. Vous trouvez mes lettres trop courtes, tant mieux. Elles sont longues pourtant. Mesurez mon écriture. Vous verrez qu’une de mes pages en tient deux des vôtres. Mais trouvez-les toujours trop courtes. Certainement non, nous ne nous disons pas tout, et c’est l’immense ennui de l’absence. Il n’y a pas moyen que je vous dise tout ce qui me traverse le cœur et l’esprit en vous écrivant. Il n’y a pas moyen. Sans aucun doute, tous les diplomates sont venus chez moi les premiers, sauf M. de Brünnow ; depuis les Chefs de mission jusqu’aux moindres attachés. Et M.M. de Bülow, Dedel, Hummelauer, Alava, Blome sont revenus me voir plusieurs fois. Qu’’est-ce que Montrond veut donc que j’aie déjà fait? Notez qu’on ne me demande de rien faire. Je cause. Je fais penser à beaucoup de choses auxquelles on ne pensait pas. Je jette du doute sur des idées presque arrêtées, des partis presque pris. Je fais entrevoir des transactions possibles. Que résultera-t-il de tout cela? Je n’en sais rien. Mais je ne fais et ne puis faire autre chose, que semer des paroles et établir ma position personnelle. Je vous dirai, pour ne laisser tomber aucun de vos reproches, que le bal de la Reine m’a peu frappé et que j’étais dans mon lit à une heure. Il y avait fort peu de spectateurs. Les danseurs étaient tout, et la Reine a raison ; il faut que ceux qui s’amusent aient la majorité.
3 heures et demie
Toujours des visites. Mais ce matin j’ai vu Lady Palmerston et la Duchesse de Sutherland. Lady Palmerston a été très aimable. Pour la première fois, nous avons causé un peu à l’aise. Son esprit convient fort à cela parce qu’il est très naturel. Pour la Duchesse de Sutherland, je me repens. Je lui trouve plus d’esprit que je ne lui en trouvais. Et tant envie d’en avoir! Elle aspire haut. Si bonne d’ailleurs, quelque chose de si pur ; une sérénité si animée. Puis, je me trouve bien ns Stafford-House.
Je dine dimanche chez Lady Palmerston, en très petit comité, presque en famille, m’a-t-elle dit. Comme j’en sortais, j’ai rencontré ç la porte M. De Brünnow qui descendait de sa voiture avec deux beaux bouquets « pour les belles dames » m’a-t-il dit en me saluant. Je voulais vous parler de ma maison et de ce qu’elle me coûte. Mais j’attendrai que le mois de mars soit écoulé. J’y verrai clair encore, et je vous enverrai un état complet de mes dépenses. Je suis moins effrayé du service courant que de l’établissement. C’est énorme ce qui manque dans une maison bien meublée. Mon maître d’hôtel est excellent, aussi bon dans sa sorte que mon cuisinier. Mais Diabera est un valet de chambre médiocre, ahuri, maladroit, peu de mémoire ; du reste zélé comme un lion et doux comme un agneau. Je ne sais pourquoi je dis zélé comme un lion. Ce que c’est que le besoin d’une antithèse.  Adieu ; malgré ma rancune, je veux que ma lettre parte aujourd’hui. Le Ministère a eu la majorité pour former la commission des fonds secrets. Est-ce une majorité? Adieu, adieu.
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