129 Jeudi 13. 6 h. et demie
Je prends mon courage à deux main ce matin pour nous dire à tous les deux que je ne puis aller à Paris ce mois-ci. Je ne pense pas à autre chose depuis quinze jours. Il n’y a pas moyen. Ma mère et mes enfants ne comprendraient pas pourquoi je les quitte. Je les ai beaucoup quittés cet été, pour Paris, pour Caen. Ils ont besoin de moi. Ils s’étonneraient et s’affligeraient. Je ne veux pas les affliger sans dire pourquoi.
Je suis dans le feu des visites. M. Duvergier de Hauranne sera ici samedi. J’attends, M. Rassi tous les jours. La Duchesse de Broglie qui devait venir aujourd’hui est dans son lit avec un peu de fièvre de rhume. Son mari viendra sans elle la semaine prochaine. Elle viendra à la fin du mois. Le Préfet du département et sa femme doivent venir aussi. Ma maison n’est pas assez grande pour recevoir beaucoup de monde à la fois. Il faut que je les distribue dans le temps ne pouvant les réunir dans l’espace. Comment dire à toutes les personnes que je ne puis pas les recevoir parce que je m’en vais ?
Et puis voici ma dernière raison, la plus faible mais que je vous dis pour vous tout dire. Je travaille. On m’offre beaucoup d’argent de cette histoire de France que je raconte à mes enfants. Je l’écris. Je voudrai rapporter à Paris un manuscrit déjà un peu long. J’ai besoin d’argent. Celui-là me convient. Je vous ai tout dit excepté mon chagrin. Et mon chagrin, je ne sais pas vous le dire, si j’étais sûr que vous ne croirez pas le vôtre plus grand que le mien, que vous ne serez pas méfiante, injuste ! Mais je n’en suis pas sûr. J’ai le cœur malade. Cela passera ! Cela passera quand nous serons rétablis l’un près de l’autre, quand nous nous serons tout dit quand la parfaite confiance ne sera plus un besoin, mais une habitude. L’hiver, l’hiver.
J’ai touché hier en vous écrivant, mais à peine, mais comme on touche quand on a peur à ma tristesse et à sa vraie cause. Notre affection est intime, bien intime ; mais le lien qui nous unit est bien faible, bien léger. Il y a, entre notre vraie relation, et notre relation apparente autre nos cœurs et notre situation, un contraste, une distance, un abyme qui font trembler. Et qui rendent tant de choses impossibles! Il faut du temps, beaucoup de temps. Le temps peut beaucoup sur ce mal là. Quand bien du temps, aura passé sur nous, il nous aura si complètement révéler, si clairement prouvés l’un à l’autre, que toute méfiance, toute agitation disparaîtra, comme toute obscurité. Le mal de la privation pourra exister, non celui du doute. Et puis le temps rend l’intimité naturelle, et toutes ses preuves extérieure. Le lien le plus faible, selon le monde devient fort quand il a duré, aussi selon le monde. Un jour viendra où le monde, tout le monde, dans ma maison comme dans votre salon trouvera tout simple que nous soyons nécessaires l’un à l’autre, que nous ne puissions nous passer de la société l’un de l’autre. On ne nous connaîtra pas mieux mais on nous acceptera sans nous connaitre. Que les gens qui le trouveront tout simple alors, seraient étonnés aujourd’hui, s’ils voyaient dans le fond de mon âme, s’ils y voyaient ce que vous êtes pour moi, et mon plaisir près de vous, et mon vide, loin de vous, et ma préoccupation de vous, et de quelle importance est pour moi tout ce qui va à vous et tout ce qui en vient ! Ah, croyons, croyons bien du moins l’un ou l’autre, dearest ; quand nous sommes séparés, la foi seule peut nous sauver. Je ne vous parle pas d’autre chose aujourd’hui. Je n’ai cœur à rien.
9 h. 1/2
Je n’ajoute rien. Adieu. Il y a une tendresse de la tristesse. Mais j’aime mieux l’autre. Adieu. G.