Description
209
Paris, samedi 6 Juillet 1839-8 heures
Voilà enfin du vrai soleil. Je
voudrais être sûr que vous l’avez aussi. Je n'en
joui qu'avec doute comme si je n'étais pas sûr
de l'avoir moi-même.
Hier après dîner, j’ai fait une course immense.
J’ai été à pied du haut de la rue de Breda au
bout de la rue du Bac. Je ne sais pourquoi
je vous dis les noms ; ils n'ont pas de sens
pour vous. Mais c’est très long. J’ai traversé les
Tuileries à 8 heures et demie. Le temps était
charmant; le jardin plein, la musique militaire
devant le chateau excellente. J’ai traversé en
doublant le pas. Il m’était très désagréable de
ne pouvoir vous chercher là. Je n’aurais pas
voulu m’y plaire.
J’allais faire une visite à M. Rossi dont j'aime
la conversation. Je l’ai trouvé entre ses deux
chiens, un beau chien de chasse anglais que lui
a donné M. Scarlett et un joli lévrier blanc
qui lui vient de Mad. de Boigne. Il les aime.
Je n’ai jamais compris qu'on aimât des chiens.
J'en ai un pourtant que je soigne comme si je l’aimais. Mon fils me l'a laissé.
10 heures
Je viens de voir le Duc de Broglie, très frappé
du discours du Procureur Général, hier à la
cour des Pairs, M. Frank Carré. Il a parlé deux
heures avec un grand talent et un grand effet
en grand magistrat, refusant, enlevant aux accusés
toute grandeur de parti ou de passion politique,
et au nom du plus simple bon sens de la plus
vulgaire morale les réduisant à n'être que des
bandits ou des fous de bas étage. Ils en ont été
eux-mêmes troublés consternés, atterés. Prévenus
et avocats écoutaient silencieusement, les yeux
baissés, l’air humilié et contrit. C'était une
scène très imposante. Si l'on eût été aux voix
sur le champ, les conclusiens du Procureur général
auraient été adoptées à l’umanimité. On dit
que son discours sera inséré, par ordre et aux
termes des lois de septembre, dans tous les journaux
sans exception, y compris les journaux républicains
afin qu’il arrive à tous ceux qui ont besoin de
l'entendre. Les avocats commencent aujourd’hui
et finiront Lundi. L’arrêt sera rendu
probablement Jeudi prochain. On croit à deux
condamnations à mort, et à plusieurs condamnations aux travaux forcés. L’idée qui paraît
dominante, c'est de les traiter comme des accusés ordinaires, abstraction faite de toute consi¬
dération politique, et de leur appliquer purement
et simplement le code pénal.
Un peu d’agitation recommence. Il y a eu hier,
rue St Denis une légère ombre de rassemblement.
Je vous le dis pour que vous sachiez tout, et
parce que vous êtes encore plus curieuse que
craintive. Mais ce n'est, et ne sera rien. Ils
sont matériellement impuissants, et moralement
très intimidés quoique furieux.
Midi
J’ai un mouvement d’impatience de revenir à
vous deux ou trois fois par jour sans jamais
vous voir en effet, et par pure fiction. Les
fictions s’usent vite. Je vous reviens pourtant.
J'ai là, dans la pièce à côté un peintre qui
copie, mon portrait pour je ne sais quelle collection.
C’est la quatrième ou cinquieme fois depuis deux
ans. Je méprise beaucoup les petits plaisirs
d'amour-propre, et pourtant je les sens. Bien
passagèrement, il est vrai ; mais enfin, je les sens
et si je ne les sentais pas, je ne vous dirais
pas ce que je vous dis là. Je ne le dis qu'à
vous. Ne le redites à personne. Au fait, j'ai droit
qu’on ignore que ces plaisirs là me touchent.
un peu, car je les méprise infiniment. Adieu. Je vous quitte pour écrire à ma mère.
Tout le monde va bien au Val-Richer. Mais
on s’y ennuie un peu sans moi. Les orages
ont fait beaucoup de mal tout à l'entour. Vous
ne savez pas ce que c’est que le mal des orages
Vous ne savez rien. Vous avez vécu dans votre
Ambassade comme un moine dans sa cellule.
étrangère à tout excepté au sort des Etats. Adieu
Adieu.
Droits
Marie Dupond & Association François Guizot, projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0.