239 Du Val Richer, vendredi 9 août 1839 7 heures
Il n'y a de repos nulle part. Hier, il a fallu me promener toute la journée avec des visiteurs. Aujourd’hui dès que j'aurai déjeuné, je vais à deux lieues d’ici voir les jardins de deux de mes voisins qui m’ont envoyé je ne sais combien de belles fleurs. Le voisinage et la reconnaissance, deux lourds fardeaux. Hier pourtant, parmi les visites, une était assez agréable, la fille du général Caffarelli qui a épousé le receveur des finances de Lisieux, femme d’esprit et de bonne compagnie, qui s'ennuie beaucoup à Lisieux, et paraissait se plaire fort au Val-Richer. Elle m'a amené ses enfants avec qui les miens se sont parfaitement amusés, son mari est un de mes principaux Leaders d’élections. Tout cela me dérange.
Du déjeuner au dîner, j’aime à passer la matinée enfermé dans mon Cabinet. Je lis beaucoup j'écris. Je descends deux ou trois fois dans le jardin. Je me promène cinq minutes. Je remonte. De la solitude, de la liberté, l’esprit occupé, mes enfants pour société et récréation, la journée s’écoule doucement, comme une eau claire, et peu profonde. Le soir quand je n’ai personne, nous nous réunissons dans la chambre de ma mère, à qui cela est plus commode, et de 8 à 9 heures jusqu’à ce que mes enfants se couchent, je leur fais une lecture. Nous achèverons ce soir Ville Hardouin, la conquête de Constantinople par les Français au 13e siècle. Sans allusion ni préméditation de ma part. Nous prendrons demain Joinville, St Louis. Je ferai passer ainsi sous leurs yeux les mémoires originaux et intéressants de l'histoire de France. Je m’arrête en lisant; j'explique je commente, j’écoute. Cela leur plait fort. Et puis, pour grand divertissement, j’interromps quelquefois nos lectures historiques par un roman de Walter-Scott ou une pièce du théâtre Français. En fait de lectures amusantes, je n'en connais point de plus saines pour des enfants et qui leur laissent dans l’âme des impressions plus justes et plus honnêtes que Scott. Racine, Corneille et Molière, un peu choisi. Je n'ai avec mes enfants point d'apprêt, ni de pruderie ; je ne prétends pas arranger toutes choses autour d'eux, de telle sorte qu’ils ignorent le monde et ses imperfections, et ses mélanges jusqu'au moment où ils y seront jetés. Mais je veux que leur esprit se nourrisse d'excellents aliments, comme leur corps de bon pain et de bon bœuf. L’atmosphère et le régime, c'est l’éducation morale comme physique. Je veille beaucoup à cela, et puis de la liberté, beaucoup de liberté. Cela m’avait admirablement réussi.
Il faut en effet que Félix soit fou. Du reste les maîtres n'ont pas le privilège de l’ennui. C’est la seule explication qui me soit venue à l'esprit hier. Elle m’y revient aujourd'hui. Elle vous fait peu d’honneur, et Félix n'est pas Russe. J'espère encore que ce n’est pas fini, et que vous me direz qu’il est resté. Vous dîtes donc que vous serez à Paris en septembre au commencement même. Cela me fait battre le cœur. Pour y rester ou pour aller à Londres ? Si vous le savez, dites le moi.
J’écris aujourd'hui pour faire examiner à fond, la rue Lascazes. Si vos fils sont pressés de retourner à leur poste, Alexandre ne viendrait-il pas vous voir à Baden, selon vos premiers projets ?
9 h. 1/2
Je suis charmé que Félix vous reste. Je n'avais pas pensé à l'ivresse. Et charmé aussi que vous alliez à l'hôtel Talleyrand. Le 1er étage vous convient à merveille. Adieu. Adieu. Quand tout le monde espère toutes les espérances sont des gasconnades. Je n’avais pas naturellement de pente aux gasconnades. Trop encore. On est toujours un peu de son pays. Vous m'en avez guéri tout-à-fait. Je vous en remercie. Adieu. Adieu. G.