251 Du Val-Richer, mardi soir 20 août 1839, 9 heures
Je viens de rendre mes filles parfaitement heureuses. Nous avons fini la lecture de Villehardouin, et j’y ai fait succéder un roman de Cooper qui s’appelle Les Pionniers. C’est un village de planteurs établis sur la lisière de la terre sauvage et en lutte avec les forêts, les bêtes féroces, les Indiens. A part même les aventures, la vie agricole, ses intérêts, ses plaisirs, ont évidemment un grand charme, un charme naturel pour les hommes, enfants ou non. Je le comprends avec le bonheur domestique, avec la fixité et le long avenir de la famille. Sans cela, la campagne n'est bonne que pour se reposer dans les entr'actes, ou pour se retirer quand on a fini.
N’avez-vous point de nouvelles de Lady Clauricarde ? Je la suppose retournée à St Pétersbourg. Pour elle, ce moment-ci vaut la peine d'y être. Et je m'en rapporterais assez à son jugement. C’est, si je ne me trompe, une personne très agréable à voir la première fois, et à connaitre intimement. Il y a, entre ces deux termes, un moment où elle est moins agréable. Cela arrive assez souvent avec les personnes distinguées. Le mérite frappe d'abord puis les défauts apparaissent ; puis le mérite revient et surmonte tout. J'essaie de vous parler de toutes choses. Sachez bien que je ne pense qu’à une seule.
Mercredi 9 7 heures
J’ai un besoin inexprimable de causer avec vous. Il me semble que depuis le 1er Juin nous ne nous sommes rien dit. Toutes ces lettres écrites, reçues, tous les jours ce n’est rien, rien du tout. Il n’y en a point, et dans aucune pas une phrase qui ne soit insuffisante, incomplète, fausse. C'est comme si nous étions l'un vis à vis de l'autre, dans un état de réticence et de mensonge. Cela me déplaît horriblement. Et puis, j’ai tant d'envie de vous voir, de voir par moi-même à tout ce qui vous touche, votre santé, vos affaires. Je ne comprends pas pourquoi mon Génie ne m’a pas encore répondu sur le petit hôtel de la rue Lascazes. Je lui ai recommandé de le visiter avec le plus grand détail, s'il est encore à louer. Il doit s’informer aussi pour l’hôtel Crillon.
Le Duc et la duchesse d'Orléans réussissent vraiment très bien dans leur voyage. Il y a, de la part des Carlistes, beaucoup de curiosité pour eux, une curiosité qui combat la malveillance. Quand viendra, un nouveau règne, le parti se coupera en deux ; les uns retourneront à leurs espérances ; les autres regarderont l'usurpation comme couverte par l'hérédité et se rapprocheront. On voit déjà les deux mouvements se préparer.
Il y a un grand trouble matériel, dans les journaux de Paris. Plusieurs des plus bruyants, le Siècle par exemple et la Presse sont, dit-on, en danger de mort. Au fait plus ils durent et plus ils ont d'abonnés, plus aussi leurs actionnaires se ruinent. Jamais on n'a vu une spéculation plus évidemment fondée sur une friponnerie. Le Siècle a perdu, dit-on, beaucoup d'abonnés à cause de ses velléités de ministérialisme.
9 h. 1/2
Quand donc aurez-vous trouvé quelqu'un ? J'en suis plus agité que si je le cherchais moi-même. Adieu. Je vous quitte pour aller recevoir Mad. de Boigne. Adieu. Adieu. G.