338. Paris Lundi 6 avril 1840,
9 heures
J’avais oublié de vous dire que samedi 4 j’ai été chez mes pauvres. Eh bien, là même, mon guignon me poursuit. Je m’étais attachée à eux, à ces quatre petits enfants. La mère vient à moi bien joyeuse me dire qu’elle part elle et tous les enfants après demain pour l’amérique. Je ne puis pas me chagriner de ce qu’elle regarde comme un bouheur, mais moi, je perds encore cet intérêt au moment où je commençais à m’y attacher. Et voilà comment tout m’échappe. Je vous ai écrit hier, je ne dérange pas pour cela notre ordre établi. M. de Pogenpohl est venu me voir un moment avant ma sortie. Je ne me suis point promenée, le vent était très aigre. Je suis allée chez Mad. de Talleyrand qui m’avait mandé qu’elle était malade dans son lit. J’y ai trouvé ses enfants. Elle me demande si je suis d’un diner chez la Redorte et si je sais qui y dîne. Je dis : "Mad. la duchesse de Talleyrand et M. Thiers. " "M. Thiers !!!! est-il possible êtes-vous bien sûre ? Comment ? M. Thiers, me faire rencontrer Mr Thiers mais c’est trop fort. " Enfin toute la comédie. Comme elle a vu à mon regard que je ne croyais ni à son étonnement ni à son désespoir, elle m’a confié après les enfants partis, qu’elle le savait en effet ; mais qu’on ne l’en avait prevenue qu’après lui avoir fait prendre l’engagement d’y venir. J’ai dit : "Mais c’est bien perfide ou bien sot à votre amie Mad. d’Albufera.
- Mais oui, elle est une sotte. Cependant que voulez vous ? Faire un éclat maintenant, n’y pas aller mais ce serait me brouiller avec Thiers.
- J’ai cru que vous l’étiez depuis deux ans ?
- C’est vrai nous ne nous sommes plus vus depuis la mort de M. de Talleyrand. Mais la Duchesse d’Albufera m’a dit
que vraiment maintenant qu’il est un homme si important. Elle trouvait qu’il valait beaucoup mieux que je saisisse une occasion de me rapprocher de lui. Que lui d’ailleurs le désire vivement. Il a demandé à M. de Bacourt de mes nouvelles enfin il fait toutes les avances & & "
Je ne puis pas continuer. C’est trop shabby, trop pitoyable. Au bout de tout cela, elle me supplie de ne pas parler de ce dîner, de n’en pas faire une plaisanterie de salon. Je lui ai répondu que comme il devait se faire, comme on le saurait, comme on savait le brouille depuis deux ans elle devait se résigner à apprendre qu’on en riât, sans que je m’en mêle. Elle me dit : " Après tout, je puis être malade. je puis être dans mon lit? Je l’ai regardée en riant, et je lui ai dit: "Non ma chère duchesse, vous ne serez pas malade."
Enfin je ne lui ai pas laissé la plus légère espérance de m’avoir donné le change après cela, elle me confia qu’après
son retour d’Allemagne à Paris, elle ira passer l’hiver en Italie, et elle me propose voyage et aménagement commun avec elle l Bien obligée, rien de commun, avec Mad. de Talleyrand. Je vous ai conté longuement cette pauvreté.
J’ai eu à dîner hier la Princesse Wolkowsy pour la dernière fois car elle part pour la Suisse. J’ai été ensuite chez les Appony qui m’avaient beaucoup prié de venir à la suite d’un dîner intime qu’ils donnaient à Thiers, l’idée de lui donner un dîner intime. J’avais dit, mais donnez donc grand dîner officiel, c’est bien plus convenable et commode : [de vibur est loflet éutd]. Vraiment ce sont de droles d’Ambassadeurs
et bien donc voilà, M. & Mad. Thiers, Mad. Caramau, les Brignoles, [Rumpf], Médem, la petite Princesse Solkovitz. Médem s’était échappé. J’ai trouvé la société endormie. Thiers s’est réveillé, il est venu s’établir auprès de moi. Il m’a raconté l’Angleterre, à Naples. Il n’en revient pas. La menace sous huit jours que Stopford s’y présente avec la flotte, c’est bien fort. Nous avons encore parlé Orient, toujours dans le même sens. Il n’y a pas moyen de faire des variantes la dessus, vous ne pouvez pas. D’où vient qu’on ne veut pas comprendre cela à Londres. Il m’a parlé de vous, de tout son contetement. Il va vous envoyer le grand cordon de la légion d’honneur je lui ai trouvé l’air triste. Les convives ensuite m’ont dit, qu’il l’avait été excessivement à dîner. A propos de lui, Mad. de Talleyrand m’a dit qu’elle tenait de M. Cousin le récit de ce qui s’est passé au conseil chez le Roi Mercredi dernier au sujet du départ de M. le duc d’Orléaans. Thiers ne voulait pas qu’il partit ; le Roi soutenait le contraire; et Thiers aurait été si dur et si impérieux et si insolent, que deux Ministres ont eu pitié du Roi, et s’étant rangé de son avis le départ a été arrêté. Cousin était l’un des ministres.
Autre anecdote.
Le Maréchal va assez souvent chez le roi. Thiers en a demandé raison au roi, et le roi aurait nié les visites. Voilà, de Mad. Talleyrand, après Appony, j’ai été chez Lady Granville et après elle [chez] Castellane. M. Molé a vraiment l’air bien déconfit. C’est même drôle. Il m’a demandé si vous voyiez M. de Brünnnow, j’ai dit que je n’en savais rien. Ah, je reviens à Thiers ; sur l’Orient il me dit : " Si on nous pousse à l’isolement, eh bien nous ferons." J’ai dit : " Comme disait Cousin ? "
"Oui, il faudra bien, mais avec la différence que cela sera tout naturel, et sans le proclamer! "
- Le fait sans la menace ?
- C’est cela. "
Brignoles a été chez le Roi avant hier. Il l’a trouvé excessivement accablé, triste disant : "Vous le voyez je ne suis plus rien, rien du tout." Un ambassadeur là eut l’air bien abatu. Je vous écris énormement ne trouvez vous pas ? Je vous raconte les autres ; si je vous racontais moi ce qui se passe en moi, dans mon cœur, je serais bien plus longue.
Je suis à Londres sans cesse, je n’ai pas cru que j’y serais tant. On ne se connait jamais tout-à-fait.
Adieu, j’attends une lettre. J’attends aussi Verity, je vous l’ai dit, je ne suis pas bien. Ecrivez-moi de douces lettres, cela me vaudra, encore mieux que Verity.
Votre déjeuner de cuisine me parait un peu fort, et quand viendront les grands dîners ce sera bien autre chose. Pourquoi donnez-vous d’emblée un dîner aux Cambridge, avez-vous dîné chez eux ? Je ne me rapelle pas. Les Londonderry ne me paraissent pas devoir y figurer, ce serait bien plus que d’aller chez eux à un bal et puisque vous ne croyez pas devoir faire cela comment les inviter chez vous à dîner, cela est trop fort. Il me semble que vous n’êtes pas encore assez orienté sur la valeur morale d’un diner en Angleterre. Et savez-vous qu’en général il faut une longue pratique de ce pays pour se retrouver dans toutes les nuances des usages, des personnes, apprécier toute la portée et les conséquences de choses qui paraissent très peu importantes au premier coup d’oeil. Je vous aurais été utile pour cela ; Je voudrais bien que vous [m’usiez] à mieux de l’être d’ici ; et c’est facile, quatre jours pour question et réponse. Vous vouliez le faire, vous avez oublié.
Adieu. Adieu, une quantité de fois.
Fini à l’heure. La lettre n’est pas venue.