415. Londres, Vendredi 18 septembre 1840
9 heures
J’attends mes deux lettres car j’en aurai deux aujourd’hui. J’ai eu mon courrier cette nuit. La tempète a été l’une des plus violentes qu’on ait vues. Notre steamer, sorti de Calais avant-hier fut obligé de rentrer. Hier il a mis sept heures pour aller à Douvres. Le port de Douvres est encombré. Et il faut, pour que mon cœur soit tranquille, qu’un petit chiffon de papier surmonté tout cela ! Les nouvelles sont à la paix. J’y ai toujours cru, j’y crois toujours. On a bien des incertitudes, dans l’esprit, comme il y a bien des vicissitudes, dans les événements. Pourtant au fond de la pensée, dans son cours habituel quelque chose domine conviction ou instinct. Pour moi, c’est la paix. Ici, on la désire évidemment de plus en plus. S’il y a quelque concession un peu embarrassante à faire, elle se fera à Alexandrie ou à Constantinople. Je devrais dire et au lieu d’ou. Le traité laisse avec grand soin, cette porte ouverte. Les bases d’arrangement entre le Sultan et le Pacha ne font point partie de la convention des quatre Puissances. C’est une annexe qui vient de la Porte seule et que la Porte peut modifier. Le Pacha de son côté ne me paraît point avoir jeté son bonnet par dessus les moulins. Il n’y a plus que des sages dans le monde. Je prends un singulier moment pour le dire. Pourtant je le crois.
En ma qualité de sage, je vais faire ma toilette pour occuper mon impatience. J’attends très dignement ce que je crains. Mais si on voyait avec quel tumulte intérieur j’attends ce que je désire, on ne me trouverait. pas si sage que je le dis. On aurait tort. La vraie sagesse consiste à ne s’émouvoir que selon l’importance des choses, et je suis bien sûr que j’ai raison dans l’importance que j’attache à celle qui m’émeut en ce moment. Décidément, je vais faire ma toilette.
Une heure
J’ai mes deux lettres, et il vous en a manqué une. Elle ne vous aura pas manqué. On vous l’aura remise plus tard. Je crois même qu’elle était longue, lundi. Je ne vous écris jamais aussi longuement que je le voudrais ! Ni vous non plus à moi. Certainement c’est absurde, absurde et intolérable. Je le sens mieux tous les jours. Mais vous avez tort dans votre égoïsme. Vous ne risquez, vous ne perdez jamais rien dans aucune situation. Partout, toujours mon regret, mon désir est le même. Ceux que j’aime le mieux, je les aime pour eux. Vous, je vous aime pour moi. Est-ce assez ?
Voilà donc la grande duchesse Marie cousine germaine de M. Demidoff. Cousine germaine par alliance. Les Bonaparte se remuent partout. Ici encore, pour tirer de prison leur Empereur Louis. C’est bien dommage que le sentiment du ridicule soit mort. Il aurait de quoi s’exercer. Mais de notre temps le ridicule s’est mêlé à la grandeur, à la tragédie, et cela le tue. J’ai fait comme vous hier au soir ; je me suis couché de bonne heure, à 10 heures et demie. Je n’étais pas sorti. J’avais joué au Whist. Je me fais pitié, pitié comme tristesse, pitié comme décadence. Des soirées si charmantes ! Bonheur à part, je ne puis souffrir de passer mon temps pour le passer, sans y rien recevoir cousine germaine de M. Demidoff. Cousine germaine par alliance. Les Bonaparte se remuent partout. Ici encore, pour tirer de prison leur Empereur Louis. C’est bien dommage que le sentiment du ridicule soit mort. Il aurait de quoi s’exercer. Mais de notre temps le ridicule s’est mêlé à la grandeur, à la tragédie, et cela le tue.
J’ai fait comme vous hier au soir ; je me suis couché de bonne heure, à 10 heures et demie Je n’étais pas sorti. J’avais joué au whist. Je me fais pitie, pitié comme tristesse, pitié comme décadence. Des soirées si charmantes ? bonheur à part, je ne puis souffrir de passer mon temps pour le passer, sans y rien recevoir, sans y rien mettre qui me satisfasse et qui me plaise. Le temps, ce trésor si grand, qui s’écoule si vite, le dépenser pour rien, avec personne ! Cela me choque. Je rentre dans ma chambre honteux, petit. Quand au contraire mon temps a été bien rempli, rempli au gré de mon âme, quand le chêne a bien ouvert ses feuilles, et bien joui du soleil, je me retire, je me couché, je m’endors content et fier, animé et reposé. Je dis adieu non sans regret, mais sans amertume à ces belles heures passées. C’est toujours triste de belles heures qui ne sont plus. Mais elles ont été belles ; elles ont eu leur part des dons de Dieu, des biens de la vie. Ce quelles deviennent, où elles vont en s’enfuyant, je ne le sais pas ; le passé comme l’avenir est un mystère, un sanctuaire où notre vue ne pénètre point. Mais quand la portion de nous-mêmes qui disparaît dans ce sanctuaire a été charmante, il en reste une ombre charmante qui ne nous quitte plus. Je l’avais près de moi chaque soir cette ombre d’un jour plein, d’un jour heureux. En le regrettant, j’en jouissais encore. Je ne regrette plus rien, et mes journées tombent derrière moi, sans que j’y pense, sans que je tourne une seule fois la tête pour y regarder.
3 heures et demie
Je vous ai quittée. Je vous désirais trop. Je ne vous reviens que pour vous dire adieu avant de sortir. Je vais faire deux ou trois visites. J’irai probablement voir lady Clanricard. Elle m’a dit qu’elle serait chez elle a cinq heures. Ce soir, j’aurai mes diplomates qui joueront au Whist. Lady Palmerston m’a dit que cela leur plaisait fort, mais que c’était bien dommage que je n’y eusse pas quelques femmes. Je ne trouve pas que ce soit dommage. Adieu. Adieu. Adieu, me plaît, mais ne me contente pas. Adieu.