N°43 Vendredi 22. 7 h. 1/2
Je me réveille bien triste. Je l’étais hier au soir. Je le serai souvent. Hier en vous écrivant, j’étais surtout préoccupé d’une injustice possible de votre part. Aujourd’hui, je le suis bien plus du chagrin même. M. Duvergnier de Hauranne est arrivé. M. Duchâtel ne se marie que le 2 octobre et il se marie sans mariage, absolument sans personne que les parents et les témoins nécessaires. En sortant de l’église, il va passer quelques jours à Meudon, et de là, il part pour Mirembeau, en Saintonge où est sa terre.
Je n’ai donc là, ni motif, ni prétexte. J’en attends un autre. Vous recevrez cette lettre-ci dimanche. Vous attendiez mieux le jour là. Quand vous me partez de vos longues journées, de votre impatience de les voir couler, j’éprouve un sentiment analogue à celui que j’éprouve quand vous m’écriviez d’Angleterre vos inquiétudes, vos douleurs de n’avoir pas de lettre. Pardonnez-moi encore, Madame ; ma première impression est une joie profonde de cette tendresse si vive. La peine ne vient qu’après. Je jouis pour moi avant de souffrir pour vous. Quand vous étiez en Angleterre, quand vos lettres m’arrivaient exactement, et non pas les miennes à vous, je souffrais pour vous. Aujourd’hui, quand je ne pars pas, c’est pour vous et pour moi j’aime mieux dire pour nous, que je souffre.
Quand viendra, la dissolution ? J’établis autour de moi, dans la conversation, qu’elle n’obligera probablement d’aller passer trois au quatre jours à Paris. Mais nous sommes à la merci de l’événement, à la merci des nécessités électorales du pays qui m’entoure. Que de chaines nous portons. J’en ai secoué beaucoup. Il en reste encore énormément.
J’ai ma mère souffrante ce matin. Elle est sujette à des étourdissements, à des vertiges qui pourraient devenir quelque chose de plus grave. On est venu m’avertir au moment où je me levais. Je sors de chez elle. Elle vient de prendre un bain de pieds avec beaucoup de moutarde. Elle est mieux. J’espère que ce ne sera rien du tout. Je lui ai vu plusieurs fois ces petits accidents, et ils ont toujours disparu devant des remèdes, fort simples Mais elle va avoir 73 ans. J’aime beaucoup ma mère. Je lui dois beaucoup. Et personne ne la remplacerait auprès de mes enfants. Elle est avec eux d’une tendresse, d’une assiduité, d’une vigilance inquiète qui fait presque tout ce qui me reste de sécurité. Quand j’avais mon fils, ma sécurité était infiniment plus grande. Tout homme et tout jeune qu’il était, j’étais sur qu’à mon défaut il soignerait, il élèverait ses sœurs et son fière avec une affection, une attention paternelle. Et il était plein d’esprit, de sens, d’activité sérieuse, de tout ce qui fait qu’on peut être à la tête d’une famille. Aujourd’hui moi manquant ma famille, si jeune, resterait comme un faisceau sans lin, un troupeau sans berger. C’est une forte attache que de se sentir nécessaire. Mais c’est aussi un pesant fardeau.
Je vous parle de ma famille. Ne vous arrive-t-il pas quelques fois d’être dans cette disposition où l’on n’ose pas, où l’on ne veut pas ne [?] que sur un seul sujet, sur le sujet intime qui remplit l’âme, et où cependant l’on ne pourrait souffrir de parler de choses indifférentes ? On va alors à ces choses qui sont beaucoup quoiqu’elles ne soient pas tout, à ces intérêts qui tiennent vraiment au cœur quoiqu’ils n’en occupent pas le fond. Ce n’est pas l’intimité personnelle exclusive, c’est encore de l’intimité et qui a quelque douceur.
11 heures
Votre n° 44 m’arrive une demi heure plus tard que de coutume. C’est long, une demi-heure ! Mais le dédommagement est immense, charmant. Ne me gâtez pas trop. J’ai tant de plaisir à croire tout ce que vous me dîtes ! Nous avons besoin pourtant de nous gâter l’un l’autre jusqu’à ce que nous nous retrouvions. Ah, que je voudrais trouver quelque parole qui vous apportât ce que j’ai dans l’âme ! Adieu. Adieu, un adieu triste est au moins aussi tendre qu’un adieu. satisfait. Adieu. G.