51. Mercredi 27 Septembre 7 1/2
Voici une heure bien indue pour vous écrire mes yeux sont faibles ce soir, mais je viens de m’environner de beaucoup de bougies & j’espère pouvoir aller. Marie est allée dîner au Cabaret avec Mad. Durazzo. De là à l’opéra. J’ai fait un solitary dinner et au lieu de pleurer ce qui pourrait bien m’arriver, je vous écris !
J’ai eu ce matin une espèce de conseil chez moi composé du Comte Pahlen & du Comte Médem. Nous avons examiné, analysé, commenté la lettre de mon mari. Ils s’obstinent tous deux à ne voir la dedans que l’accomplissement d’un engagement pris encore l’Empereur. Ils se tiennent préparés à une démarche officielle qui pourrait leur être prescrite de la part de la cour. Ce serait à les entendre, l’extrême possible et cette démarche resterait parfaitement stérile parce que j’y opposerais constamment l’opinion du médecin. Nous avons prévu tous les cas, & obvié à tout. Mais enfin qui me dit que ces messieurs ont raison & que les lettres de mon mari n’ont pas une portée plus grave ? En attendant je voudrais pouvoir suivre leur conseil, qui est d’attendre tranquillement le dénouement de cette étrange affaire.
J’ai fait ma promenade au bois de Boulogne, par un vent très aigre et qui ne va pas. du tout avec mes nerfs. J’ai été causé, pleurer et rire avec lady Granville. J’ai dîné comme je vous l’ai dit et me voici. Vous ne pensez pas à moi dans ce moment vous êtes à dîner à Croissanville (dis-je bien ?) En rentrant chez vous, vous me retrouverez dans votre chambre, ah si vous pouviez me voir aussi vivement que je vous vois, moi ! Je vous regarde, je vous écoute, je retrouve tant de moments si intimes, si charmants. Je me livre de nouveau à ces rêves depuis que je sais que le 6 ils seront une réalité. Ah que je serai heureuse, & comme je jouirai de mon bonheur. Comme je sais en jouir !
Jeudi 10 heures. Votre lettre est bonne, tendre si tendre ce matin, elle m’a si doucement réchauffé le cœur ! Je l’ai lu trois fois dans mon lit à chaque fois elle me plaisait davantage. Comment ne pas croire tout ce que vous me dites ? Vous le dites avec tant d’effusion, tant de chaleur, tant de vérité. Je crois, je crois donc et puis je ne crois pas. Je crois que vous le pensez parce que vous le dites. Je crois, que mon cœur mérite tout ce que vous pensez de bien de lui, et au delà peut être, et j’aurais cru tout le reste si j’étais jeune. La jeunesse croit parce qu’elle a le droit de croire. Aujourd’hui Monsieur, votre affection pour moi est vive, tendre. Votre cœur a trouvé le cœur qu’il lui fallait mais vous êtes sous le charme de la surprise, vous oubliez mon âge. Vous vous le rappellerez bientôt, & voilà voilà ma crainte voilà ce qui fait que je ne crois pas tout ; ah si je pouvais tout croire ; croire que vous m’aimez que vous pouvez m’aimer comme je croyais être aimée quand... Je ne l’étais pas. Voyez l’étrange sort ! Ah que j’eusse été digne de vous alors ? Et alors vous n’y étiez pas.
Monsieur vous ne pouvez pas vous fâcher de tout ce que je vous dis là. Je voudrais que vos yeux fussent satisfaits comme l’est, comme doit l’être votre cœur comme il le sera toujours. Je voudrais être belle, jeune pour vous, pour vous seul. Non, je voudrais l’être aux yeux de tous, & n’en chercher le prix que dans les vôtres. Je voudrais vous voir envié de tous. Ah Monsieur, que vous êtes aimé ! ne me répondez pas à ceci à moins que ce ne soit pour me dire que vous voulez rester aveugle.
Que j’aime ce que vous me dites sur mes sanglots vous resteriez donc près de moi ? Monsieur, quand je pleurais (& j’ai pleuré dans ma vie !) mon mari sortait de la chambre, quelques fois il fuyait la maison. Je n’ai jamais trouvé une épaule amie sur laquelle reposer ma pauvre tête. Monsieur Je n’ai jamais connu le bonheur. Je n’en ai jamais eu que dans cette affection si entière, si extrême que j’avais pour ces deux enfants qui m’ont été ravis. Et cette affection était accompagnée d’une inquiétude si constante qu’il est difficile d’appeler cela du bonheur. Le bonheur ! Je le trouve auprès de vous mais non pas quand vous êtes au Val Richer. Ici, ici près de moi, bien près.
Après vous avoir quitté hier soir, c.a.d. après avoir cessé de vous écrire. Je me suis reposée pendant une heure, j’ai pensé pensé vous savez à qui, vous savez à quoi ? Plus tard j’ai fait de la musique seule, toute seule jusqu’à 10 heures. Mon jeu m’a plu. Il était comme mes pensées. Ah que je vous désirais là, à côté de piano ! Et si vous y aviez été j’aurais laissé là le piano.
M. Thorn est venu m’interrompre ; après lui la duchesse de Poix et sa fille. Imaginez une heure passée entre ce pauvre Thorn & cette duchesse la plus bête des femmes ! Elle n’a pas une demi-idée elle n’a que de très grandes manières, sa fille m’a fait une vrais ressource dans cette misère. Sabine est charmante, spirituelle, vive, curieuse, fine, caressante, & des façons d’un stable boy. C’est exact ce que je vous dis là. Tout le monde hier était à l’opéra & la petite princesse toujours à Maintenon. Je me suis couchée à onze heures. Mes yeux, mon âme regardaient dans cette chambre inconnue, qu’il me semble que j’habite depuis si longtemps.
Monsieur je suis dans une étrange veine hier & aujourd’hui. Je tourne autour de la même idée. J’y reviens par toutes les routes, et je ne finirais pas, Avec quelle douceur, quelle bonté, vous avez accueilli mes mauvaises lettres ! Monsieur si mon cœur pouvait renfermer encore plus d’amour je vous le donnerais. Je vous somme tout ce qu’il a, tout ce qu’il a jamais eu, plus qu’il n’a jamais eu. Ne répondez pas à cette lettre-ci je vous en prie encore, je me réponds moi-même vieille ou jeune vous m’aimez. Vous ne pouvez aimer que moi, penser qu’à moi. Je n’ai pas d’âge. J’ai votre cœur, tout votre cœur. Toujours, toujours. Ah que j’ai pris goût à ce mot. Je dis toujours, comme je dis adieu.