60. Dimanche le 15 octobre 9 heures.
Voilà un gros chiffre, & qui prouve que nous ne sommes pas de fort habiles gens. J’ai reçu ce matin votre second petit mot de Lisieux. C’est moi encore qui y ai placé le 56. Vous ne savez pas que j’aime l’ordre beaucoup. Monsieur les lettres que nous nous écrivons me font pitié. Je ne connais plus qu’une lettre c’est celle que je porte sur moi, que je relis tous les jours, et que je répète après. Je suis fâchée que vous n’ayez pas son pendant. Si je connaissais une bonne occasion de vous écrire. Je copierai cette lettre, les paroles que vous me dites c’est à vous que je les adresserais ; je demanderais pour ma lettre les même localités que j’accorde à la vôtre ; je vous prierais de relire ma lettre tous les jours comme je relis la vôtre, et puis la poste ne nous porterait plus tous les jours que ces mots. "Je me porte bien adieu." Voilà ce que feraient des gens d’esprit. Vous voilà bien étonné monsieur de me trouver tout-à-coup tant de raison, tant de force. Eh bien, oui, il m’en est venu beaucoup. Je ne réponds pas que cela se soutienne, mais ce talisman jusqu’ici a été merveilleux.
J’ai livré hier à Lady Granville toutes les lettres que je vais envoyer. Elle y a fait une seule correction, mais excellente. Outre qu’elle est mon amie et que je me fie à elle, j’ai été bien aise d’initier l’Empire Britannique à mes affaires. J’appartiens à ce pays et à tout événement je garderai ma place dans l’opinion de ces nobles anglais. Elle approuve tout, tout. Son mari a tout lu aussi. J’ai fait deux longues promenades au bois de Boulogne hier. De midi à 2 heures, & de 3 à 5. Je crois que c’est trop. Je me bornerai à une probablement la première. Cela arrangera nos heures.
De cinq à 6 j’ai passé chez lady Granville & puis comme il se trouvait qu’on donnait Norma que toute ma société y allait, que Marie y allait aussi je pris mon parti pour la soirée, j’allais rendre visite d’abord à Mad. de Brignoles où je ne vais jamais, car je ne suis on ne peut plus impolie. En fait de visites c’est une habitude prise, et puis chez Mad. de Castellane. Je les trouvai toutes les deux, chez celle-ci Pozzo qui m’avait cherchée sans me trouver, j’y vais aussi M. Pasquier et M. Decazes, Madame de Castellane voulait absolument me retenir, en me promettant M. Molé (que c’est de bon gout!) " Mais Madame c’est vous que je suis venue voir !" & je la quittai avant onze heures. Voilà Monsieur ma journée. Ah j’ai oublié la visite avant dîner de notre ministre aux Etats-Unis qui arrive de Pétersbourg pour s’y rendre. Ce fut fort drôle. Il ne m’avait pas vu depuis l’année 12 où je le rencontrai à Stockolm en me rendant en Angleterre. Moi je ne le reconnu pas du tout ; je me rappelais à peine son nom. Madame de Staël l’appelait l’élégant Bodisco et se laissait un peu adorer par lui. Je vis qu’il me regarda avec une curiosité et un désappointement extrême. Cela me fit rire, peu à peu je remarquais ce qui arrive toujours c’est qu’on retrouve un visage connu, quelque longtemps qu’on ait passé sans le voir.
Monsieur j’aurais dû vous rencontrer l’an 12, et puis ne plus vous revoir que l’an 37. Dans deux genres différents vous auriez eu ainsi mes deux bons moments. Midi. Avez-vous été rendre visite à l’ambassadeur de Sardaigne après son dîner ? Il me semble que non. Vous ne sauriez concevoir à quel point mes journées me paraissent longues. Comment nous en sommes qu’au 15 ? C’est horrible. Je dîne aujourd’hui chez lady Granville.
Adieu Monsieur, adieu je crois que comme c’est dimanche je pourrai bien me permettre de relire la lettre deux fois. J’ai fait mes lectures pieuse. A présent vient mon holyday. Adieu. Adieu. Adieu.