Transcription Transcription des fichiers de la notice - Le courrier du CNRS 3 CNRS 1972-01 chargé d'édition/chercheur Valérie Burgos, Comité pour l'histoire du CNRS & Projet EMAN (UMR Thalim, CNRS-Sorbonne Nouvelle-ENS) PARIS
http://eman-archives.org
1972-01 Fiche : Comité pour l'histoire du CNRS ; projet EMAN Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR).
Bulletin de communication interne, CNRS Français Bulletin de communication interne, CNRS

 

LETTRE AUX CHERCHEURS D'HOMME

« L'observation scientifique est  toujours une observation  polémique »

Gaston Bachelard

Improvisée ou coordonnée, sauvage ou policée, la recherche en matière humaine se heurte donc au même mur. J'ai cependant ma préférence. Des deux côtés du mitoyen, je préfère le côté cour avec ses poubelles, au côté jardin avec ses serres. Allons au fait : je mets en cause, de deux façons, la recherche traditionnelle : tout d'abord le projet d'une science présumée dont l'homme serait l'objet, et ensuite,  si j'ose  dire, sa moralité

Vous différez  absolument,  quoique vous puissiez tenter, de vos  collègues des sciences exactes, sans oublier qu'eux-mêmes, après la science des données, qui semble  exclure  le  sujet, ont à s'interroger, comme l'a fait Hus­serl, et tant d'autres avec lui, sur la conscience qui l'a  construite.  Vous devez faire face, outre  ce  problème final, au problème liminaire : votre domaine ne  contient  ni  fait  répétable, ni observateur indépendant. Un  prin­cipe de relativité, ici, au lieu d'être un raffinement sur l'acquis, une dimension ultérieure de la réalité, risque  d'en  être le seuil, et, faute d'être reconnu, d'en ruiner toute approche. Autrement  dit, si science il y a de l'humain ce devra être une autre science, et autrement fondée.

La seconde différence est hors du paral­lèle, hors du domaine précédent. Une fois dépassée la science des faits, dans l'orbite de laquelle, certes, peuvent se ranger aussi nombre de faits humains, parcellaires, il reste la question du « quoi faire», « du quoi en faire». Le scientifique du cosmos inhumain devrait pouvoir, en principe, compter sur votre relais, non seulement pour valoriser la science qu'il fournit, mais pour en orienter l'incidence, puisque l'homme collectif en est non seulement le déposi­ taire, mais l'actionnaire.

Pour oser un si vaste abordage, quelles circonstances me poussent ? Eh  bien, si modeste soit mon expérience, si incer­taine mon approche, je me trouve, chercheur institutionnel des mass media, à un tel carrefour des témoi­gnages d'autrui, et de ses manigances, que, tandis que tournent les caméras et qu'enregistrent les micros, les bras m'en tombent: les hommes, et ce qu'ils disent, et ce qu'ils font, et ce dont ils rêvent, c'est donc ça ! Suis-je le seul à en être sidéré? Que chacun alors retourne à son laboratoire particulier après s'être détourné du spectacle insensé, nous laissant seul, au milieu du village, global peut-être, mais sûrement dément. Qu'on néglige donc notre expérience, super­ ficielle et approximative, mais peut-être la seule totale et intégrée. De ce poste d'observation, où se côtoient quoti­diennement la prétention des compé­tences, l'incertitude des gouvernants, la disponibilité autant que la férocité collectives, on en peut qu'être embar­rassé, professionnellement, et quant à la recherche on ne peut qu'être voué à la plus embarrassante. Demeure l'indif­férence  de tous,  et  singulièrement des « chercheurs en humain».  Faut-il haus­ser le ton et, dans le monde de l'intel­ligence drogué par ses propres tranquillisants sonner l'alarme au mépris des sommeils ? L'alarme n'est jamais donnée par l'incendiaire, ni le propriétaire, mais par de vulgaires passants. Si bien installés que vous soyez dans votre domaine propre, si assurés de votre méthode, si satisfaits de vos résultats, il y a au moins une chose qui vous échappe : l'ensemble, et dans cet ensemble le rôle que vous jouez. Même si la modestie, ou la prudence (la rigueur dites-vous) vous écarte de toute spécialité autre que la vôtre, vous ne pouvez nier non plus ce rendez-vous des éléments au carrefour  du  temps. Si vous êtes tant soit peu mathémati­cien, vous le savez mieux que moi, l'intégrale est autre que la fonction, la série est ou non convergente, bref, la totalité pose un  autre  problème  que les composants. Si vous êtes philosophe, et si vous rendez à quelques prédécesseurs la monnaie de leur pièce, vous le savez aussi, de façon moins pratique mais sans doute plus générale encore. Si vous êtes structuraliste, c'est là le dogme de votre système. Si vous êtes sociologue, ou psychologue, vous éprouvez chaque jour cette surprise de voir vos données perpétuellement trou­blées par la circonstance. Bref, en pleine gloire de la connaissance, et multiplication des savoirs, que contient, finalement, le vocable qui les englobe tous ? Quelle est cette Science hypostatique, dont le contenu est dispersé partout, et le siège n'existe nulle part? N'est-ce pas, en plus étrange encore, puisque objectivement revendiquée, une nouvelle croyance ? Où est le lieu de cette Science ? Dans nos bibliothèques, à tel signet de nos feuillets, ou, dernier recours, dans la mémoire de nos ordinateurs ? Et quel surhomme inventera, pour un ordinateur, le programme de synthèse auquel chaque homme se dérobe ?

A la dispersion de savoirs spécifiques, s'ajoute leur gigantesque  multipli­cation. On pourrait m'objecter que la science effectue tous les jours la jonction des acquis, au point qu'il paraît envisageable à quelques super-physiciens de parvenir un  jour  à  «  achever la physique », comme disait naguère Weiszaker. Peut-être alors que cette seconde remarque s'adresse plus par­ ticulièrement aux autres, ceux qui ne s'occupent pas du monde des atomes mais de celui des mouvements brow­niens auxquels se livrent (ou sont livrés) les humains. Alors change  le  domaine, et la chance.

 Ici, en admettant même qu'on postule une généralisation des sciences exac­tes à l'homme, on trouve un bec. La multiplication des informations, pose, au niveau de l'homme un curieux problème, de plus en plus laissé pour compte, au fur et à mesure que croit l'embarras où il nous met. Le savoir exponentiel a certes un aspect positif, mais de cette nébuleuse en expansion, qui connaît la structure, qui est capable d'en tirer leçon ? D'autre part, pour l'homme moyen, la multiplication de l'information entraîne la saturation dont les deux variantes sont l'indif­férence résignée de l'homme dépassé, ou la prétention redoutable de l'homme vulgaire, de l'homme  vulgarisé  par une impensable instruction. On ne peut pas refuser ce dilemme : une accumu­lation que seuls quelques surhommes parviendront à maîtriser, une vulgari­sation dont la multitude sera le consommateur inerte et non plus le sujet conscient. Qu'on ne me dise pas qu'on s'en tirera à coup  d'ordinateur.  C'est cet outil, précisément, qui permettra l'opération que je décris, autrement infaisable, même pour des génies. Seuls, ces génies, devenus fées, sauront interroger et nourrir la machine, redevenue le dragon archaïque, auquel la population la plus moderne fournira les fidè­les ou les victimes. De toute façon, la ségrégation  ne  fera  que  s'accentuer, et le recours aux « savants » n'en sera que mieux requis, tant de la part du peuple, qui bée d'admiration sans com­prendre, que des gouvernements, qui ne comprennent que trop bien : dans la mesure où la science sert, honteusement, leurs desseins archaïques. Vous me direz, peut-être, que je vais trop loin et que tout ceci ne vous regarde plus. J'avais cru que vous vous occupiez de l'homme. Si ce n'est pas le cas, de quoi vous occupez-vous donc ?

 Dire cela, c'est attaquer ouvertement diverses institutions  entre  lesquelles les tâches sont si convenablement distribuées. C'est faire à la  fois  le  procès de l'Université et des institutions de mass media, de plusieurs ministères, et pas seulement en France, et des officines de recherche, particulièrement claquemurées. Dire cela, c'est attaquer sur deux fronts : à la fois l'Université ancienne manière qui se veut pure de toute compromission, et la formation utilitaire qui veut façonner des étu­diants aussitôt efficaces, et gouvernés d'avance. Enfin, c'est sans doute aussi se mettre à dos, ou prendre à rebrousse poil la fraction la plus violente de la jeunesse, la plus généreuse, la plus engagée, qui, partageant probablement les idées de notre critique essentielle, nous accusera de naïveté poli­tique, sinon de récupération au profit du Système que, bon gré mal gré, nous servons. Quant aux politiques, désireux de prendre, chacun pour  soi,  l'aspect de ce témoignage  qui  leur  convient, ils pourront aisément, de part et d'autre, nous taxer d'apolitisme impénitent, et de finale inefficacité. Tant  pis si cette vérité dont nous  témoignons est ainsi irrationnelle, et que s'en partagent les lambeaux aussitôt devenus fallacieux, les connaisseurs et les puissants, champions du « discours linéaire »...

 

Pierre SCHAEFFER Directeur du service de la recherche de l'O.R.T.F

M. Bernard Halpern, professeur au Collège de France, membre de l'Académie des sciences et directeur depuis 1955 de l'Institut d'immuno-biologie de l'Association Claude Bernard et de l'Institut  national de la santé et de la recherche médicale, a reçu, le 1er décembre, des mains de M. Olivier Guichard, la médaille d'or du C.N.R.S. Cette médaille honore chaque année un savant français dont la réputation s'étend à la Communauté scientifique mondiale : elle est l'une des plus hautes distinctions qui puisse être décernée dans notre  pays  à un chercheur.
M. Halpern a bien voulu recevoir dans son  laboratoire  le « Courrier  » et exposer au cours d'un entretien « les chemins de sa vie  ».  Nous tenons à l'en remercier.

- M. le Professeur, M. Olivier Gui­ chard vient de vous remettre la Médaille d'Or du C.N.R.S., sans doute la plus haute distinction qu'un scientifique français puisse recevoir dans son pays. A cette occasion, le Ministre évoquant votre carrière reprenait les termes de votre maître, le Professeur Pasteur Vallery-Radot et la comparait à un « conte de fée ». Pourriez-vous nous le raconter?

Je pense que lorsqu'on fait un retour sur soi-même, on se demande par quel hasard et par quel miracle on a parcouru les chemins de sa vie.

Je suis né dans un pays qu'on appelait autrefois dans les livres de géographie « la marche de l'Est ». Pour un Français, la marche de l'Est représentait un ensemble de régions assez mal déterminé géographiquement à la lisière des pays civilisés. En fait, il s'agissait de pays qui changeaient continuellement de nationalité, où les flux et reflux des populations étaient incessants. Ces transferts imposaient aux populations cruauté et souffrance accompagnées de massacres et de pillages. Le danger rôdait de tous côtés, et je crois n'avoir jamais vécu dans ma famille plusieurs semaines de tranquillité.

A l'âge de 10 ans, en 1915, la guerre devenant défavorable à l'empire russe, diverses populations ethniques de la région furent déportées jusqu'au pied de l'Oural : les Russes craignaient que certaines personnalités se livrent à l'espionnage en faveur de l'empire austro­ germanique. Ainsi, vers 10-11 ans, j'ai connu les wagons à bestiaux, les départs dans les brouillards et dans la nuit, les voyages sans feu, sans nourri­ture pour aboutir dans une ville totalement inconnue et dans laquelle nous dûmes essayer de vivre.

En 1917, au moment de la révolution et de la désagrégation de l'empire russe, nous pûmes retourner vers ce petit village ukrainien où mes parents tenaient à terminer leur vie. C'est pendant cette période troublée que je pris la décision de m'en aller.

Mais où aller ? Je ne sais à quel moment l'idée de venir en France a germé dans mon esprit. De la France, je connaissais peu de choses : je savais qu'il y avait eu la Révolution française, j'avais beaucoup lu Victor Hugo et pour moi, c'était  un  pays  où  liberté et justice existaient encore. D'une manière enfantine, je décidai que je partirais un jour pour la France sans savoir exactement où elle se trouvait.

Evidemment entre l'Ukraine et  la France, il y avait toute  une  série  de pays à traverser ; je suis resté en Pologne quelques années et puis j'ai pris le train et je me suis arrêté tout de suite après la frontière, en Lorraine, à Nancy. Là, je connaissais en effet une  famille qui avait quitté la région  et  s'était établie dans cette ville. C'est alors que j'ai  décidé  de  m'inscrire  à  la  faculté de médecine.

Vous avez donc quitté votre pays après avoir terminé vos études secon­daires?

Non,je suis parti en 1918, au moment des programmes organisés par le fa­meux général Pétloura dans la région. Vous n'avez pas entendu parler de Pétloura, cet homme s'est rendu célèbre par les tueries qu'il organisait à la tête de bandes de cosaques ; ils allaient d'un village à l'autre, demandaient d'abord une énorme somme d'argent à la population juive qui ne pouvait la verser car elle vivait d'une manière misérable, puis ils allaient de  maison en maison et assassinaient aux armes blanches tous ceux qu'ils rencontraient. Pétloura a été assassiné à Paris, rue Racine, par un juif russe en 1928. Il avait des comptes à régler avec le chef des bandits.

A mon arrivée en France, j'avais près de dix-sept ans, j'ai d'abord préparé mon baccalauréat,  puis je me suis inscrit au PCN. J'ai fait ma première année de médecine à Nancy puis, je suis allé à Paris.             

Mais pourquoi la médecine ? A quel moment cette décision quant à votre carrière vous est-elle venue ?

Il est très difficile de définir la motiva­tion qui détermine, à cet âge, le choix d'une profession. Quant à la médecine, je crois qu'on la choisit d'une manière affective ; ce fut tout au moins mon cas. J'ai gardé dans mes souvenirs une image qui est toujours restée émouvante : ma mère était tuberculeuse  et un jour elle eut une hémoptysie, c'est-à­ dire des crachements de sang. C'était pendant la guerre, après notre retour de déportation ; il n'y avait pas de médecins civils et c'est un médecin militaire

qui a été appelé ; on nous avait éloignés avec mes frères et ma sœur pour per­mettre au médecin de faire son examen. Et par la fenêtre, je vis le médecin, avec un ancien stétoscope à l'oreille, un stétoscope type Laennec, penché sur la poitrine de ma mère. Je crois que c'est à partir de cet instant que je me suis dit : « Je serai médecin».

Pour moi, la médecine est un moyen d'exprimer sa générosité. J'ai tant de souvenirs de souffrances que je me suis demandé comment il était possible d'être bon et généreux dans la vie ;  c'est une des motivations  profondes qui m'ont amené à faire médecine.

Vous avez donc commencé vos études à Nancy, pourquoi n'êtes-vous pas venu à Paris plus tôt ?

J'avais eu peur d'aller à Paris directement parce que Paris avait la réputation d'une ville chère et je craignais d'être un peu perdu ; j'ai donc attendu quelques années avant d'y aller. Je suis arrivé à Paris en 1926-1927, j'ai vécu comme un étudiant en médecine en suivant les cours à l'hôpital et j'ai préparé rapidement l'externat car cela m'apportait 8 F par jour ; et puis c'était un moyen pour moi de faire une médecine de meilleure qualité. J'ai passé avec succès le concours ; c'est à cette époque que j'ai appris que l'on cherchait un garçon dans un laboratoire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, dirigé par un physiologiste appelé Jean Gautrelet ; je me suis présenté et j'ai été engagé. C'est ainsi que j'ai commencé à travailler  dans  un  laboratoire  :  c'était un laboratoire de physiologie et de médecine expérimentale ; on  faisait des expériences sur des animaux et je me suis trouvé en plein dans le feu de la recherche. Ce fut pour  moi  fascinant et exaltant.

Parce qu'avant, vous étiez attiré par le côté humain de la médecine et pas du tout par la recherche ? C'est à ce moment-là que l'idée de la recher­che vous est venue ?

Absolument, j'avais l'emploi d'un garçon de laboratoire : je lavais par terre, je nettoyais les instruments et rapidement, comme j'avais quelques qua­lités manuelles, je suis devenu aide-opératoire. Dans ce laboratoire, on donnait une fois par an un cours de techniques physiologiques pour des chercheurs qui désiraient s'initier à la médecine expérimentale.. C'est la vocation essentielle de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes de faire un enseignement pratique de la recherche. Pendant quinze jours, on faisait des démonstrations de la plupart des techniques physiologiques sur les divers animaux couramment utilisés au  laboratoire. Or, le préparateur en titre de ces cours étant   tombé   malade,   j'ai   proposé à M.Gautrelet de le remplacer, ce qu'il a bien voulu accepter. J'étais là depuis deux ou  trois  ans,   toutefois,   j'ai dû passer mes samedis et mes dimanches à apprendre à « techniquer » pour pouvoir faire les démonstrations néces­saires. Par la suite, j'ai été nommé chargé de cours à l'E.P. H.E. C'est à cette époque que j'ai préparé ma thèse de médecine sur le «mécanisme d'action du venin de vipère». J'avais déjà travaillé sur les venins, celui du cobra en particulier, mais pour cette thèse, je voulais me limiter à un sujet plus précis.

C'est en cherchant à comprendre le mécanisme d'action des venins que je suis arrivé à la conclusion que le venin de vipère n'agit pas par lui-même mais en mobilisant dans l'organisme certaines substances toxiques ; l'analyse des effets physiologiques du venin de vipère m'a conduit à admettre  qu'une de ces substances libérées est l'histamine.

C'est ainsi que je me suis orienté vers l'étude des médiateurs chimiques : l'acétyl-choline, l'adrénaline et l'histamine.

Après votre thèse, vous avez quitté l'E.P.H.E. et vous êtes entré dans l'industrie privée. Quelles ont été les raisons qui vous ont conduit à choisir cette nouvelle orientation ?

Lorsque j'ai passé ma thèse, j'étais Chargé de cours à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes avec un traitement de 300 F environ ; je m'étais marié, j'ai eu un enfant et à cette époque, je n'avais guère de perspectives d'avenir à l'E.P.H.E. Je m'étais fait un  certain nom avec des publications et en fait, l'appel est venu de l'industrie. La société Rhône-Poulenc voulait  créer ses propres laboratoires de  recherches ; la situation politique en Europe devenait de plus en plus tendue et cette société désirait se rendre indépendante de l'étranger.

Il est probable qu'au cours de discussions, certains conseillers scientifiques de la société  Rhône-Poulenc,  du milieu universitaire, aient prononcé mon nom. Toujours est-il qu'un jour, j'ai reçu la visite de son Directeur Général qui venait me proposer un poste dans sa société.

A vrai dire, les difficultés matérielles que connaissait ma famille m'échappaient  entièrement.  Moi,   je   partais le matin et rentrais le soir. J'habitais boulevard Arago, un 5e étage sans ascenseur et je ne savais pas très bien comment ma femme se débrouillait. C'est pourquoi je n'étais pas tellement séduit par cette offre qui portait mon salaire de 300 à 3 000 F par mois, je crois. En outre, l'industrie m'apportait des possibilités matérielles de recherche sans commune mesure avec celles que je connaissais.

J'ai traîné pour répondre, mais mes interlocuteurs devenant de plus en plus pressants, M. Tiffeneau, un de mes maîtres à la faculté de médecine, m'a dit un jour pour me décider : «Ecoutez, ce n'est pas un mariage, faites un essai et si cela ne va pas, revenez. »

Je suis donc  entré  à  Rhône-Poulenc en janvier 1936 et je travaillais à Vitry. Il y existait quelques laboratoires où l'on faisait essentiellement des études toxicologiques. J'ai entrepris la création et l'organisation d'un  laboratoire de recherche dont  l'activité  consistait à explorer les potentialités pharmacologiques de médicaments synthétisés par des chimistes.

Et cet « essai » a duré longtemps ?

En fait, je me sentais un  peu  en  exil à Vitry dans cette usine tournée essentiellement vers la fabrication de produits chimiques et pharmaceutiques. Mais 1938 est arrivé,    c'est-à-dire Munich, l'année de l'approche de la guerre, et puis la guerre avec toutes ses conséquences qui ont bouleversé toute la vie en France et en Europe. Si bien que je suis resté parce qu'il m'était impossible de prendre une nouvelle orientation à cette époque.

En 1940, j'ai été mobilisé. Au moment de l'Armistice, je me trouvais dans l'Ardèche. Pendant plusieurs semaines, alors que j'étais encore mobilisé, j'ai été amené à soigner des malades. Après la démobilisation, sur l'insistance de la population, j'ai décidé de m'y installer. J'ai pu ainsi exercer le métier dont j'avais toujours rêvé. L'Ardèche est une région d'une beauté sauvage mais horriblement arriérée. J'allais parfois voir des malades à dos de mulet, ma femme m'accompagnait pour m'aider à porter des  ventouses  ou d'autres accessoires médicaux, mais j'étais heureux car je sentais que j'exerçais cette médecine héroïque qui sauvait des vies humaines.

Un peu plus tard, j'ai commencé à avoir des difficultés avec les autorités préfectorales en raison des dispositions anti-raciales et un jour on m'a signalé que je n'avais pas le  droit  d'exercer. Au même moment, j'ai reçu un appel de la société Rhône-Poulenc,  me disant que les laboratoires avaient été transférés à Lyon et qu'on m'attendait. J'ai donc gagné Lyon ; j'ai fait venir une de  mes  collaboratrices de  Vitry et, avec l'aide de quelques personnes recrutées sur place, j'ai repris mes activités de recherche.

Les antihistaminiques  m'intriguaient en raison de l'intérêt particulier que je portais à l'histamine depuis mes recherches sur les venins. Avant cela, Bovet, Trefouël et Staub avaient étudié quelques produits doués de propriétés antihistaminiques. Puis ces produits s'étant  avérés  fort  toxiques,  la  voie fut abandonnée.

C'est en étudiant  avec  les  chimistes les diverses variantes chimiques, que nous avons obtenu des molécules qui ont montré une activité très puissante, dont est sorti l'Antergan, qui fut le premier antihistaminique introduit en thérapeutique humaine.

    

Après la libération, j'ai repris mes activités et j'ai découvert le Phénergan qui s'est avéré être l'antihistaminique le plus puissant.

On avait reconnu que les antihistamini­ques avaient des propriétés sédatives mais que cette activité était fortement amplifiée dans les dérivés de la phénothiazine. La direction Rhône-Poulenc­ Specia avait fortement et longtemps hésité à introduire le Phénergan en thérapeutique. Or, il s'est avéré que cette propriété considérée comme un grave inconvénient pour un antihistaminique, à juste titre d'ailleurs, devait être le point de départ d'applications particulièrement remarquables en psychopharmacologie. Ainsi la chlorpromazine, dérivé halogéné du phénergan, synthétisée vers 1946/47, s'est avérée être un remarquable neuroleptique.

N'est-ce pas à Lyon et pendant la guerre que vous vous êtes aussi intéressé aux hypoglycémiants ?

Oui, et c'est là que j'ai raté une grande découverte parce que la Gestapo a commencé à me traquer.

En 1942, alors que j'étais chez Rhône­ Poulenc à Lyon, nous avons reçu deux visiteurs de marque : le Professeur Marcheboeuf  de  l'Institut  Pasteur  et le Professeur M. Chevallier, directeur de l'Institut National d'Hygiène, mandatés par le gouvernement de Vichy ; ils sont venus entretenir la direction de la société Rhône-Poulenc d'un problème dramatique en France, celui des diabétiques. Le gouvernement français de Vichy avait délégué ces deux personnes pour inciter Rhône-Poulenc qui avait d'énormes usines en zone libre, à entreprendre des recherches en vue de découvrir un produit synthétique de remplacement. Après le départ de ces personnalités, nous nous sommes réunis avec des chimistes pour voir dans quelle direction nous allions orienter ces recherches. Les connaissances de l'époque   ne  suggéraient   aucune   voie particulière. J'ai pensé à des dérivés des guanidines parce que quelques travaux avaient montré que certains dérivés des guanidines étaient hypoglycémiants. Toutefois, les effets étaient modestes et d'autre part, les dérivés de la guani­dine avaient la réputation d'être toxiques.

A ce moment, je m'occupais des propriétés toxicologiques   de nouveaux sulfamides dérivés du thiodiazol syn­thétisés  par  les chercheurs  de  Rhône­ Poulenc et qui ont montré « in vitro » et chez l'animal, des effets bactéricides sur le bacille typhique. C'était un problème intéressant en soi, mais cet inté­rêt était accru par le fait que la France connaissait comme toute l'Europe à cette époque, une épidémie de fièvre thyphoïde due aux mauvaises conditions d'hygiène et à l'entassement des populations en zone libre. On avait envoyé ce produit au Professeur Janbon de Montpellier, qui avait un service de maladies infectieuses, pour qu'il l'essaie chez l'homme. Quelques temps après, on m'a transmis une lettre du Professeur Janbon, disant qu'il n'avait pas pu poursuivre l'étude de ce sulfamide car il avait failli perdre des malades par coma hypoglycémique, et que le produit était de ce fait, inutili­sable.

Inutilisable pour le traitement de la typhoïde, peut-être, mais  pour  moi, qui cherchait un produit remplaçant l'insuline, c'était inespéré. On m'a donc demandé de m'occuper de cette question sur le plan expérimental. Je suis allé trouver M.Terroine, qui s'était replié à Lyon avec la faculté des sciences de Strasbourg et que j'avais déjà eu l'occasion de rencontrer. Je lui ai demandé s'il connaissait un biochi­miste parmi ses collaborateurs, qui accepterait de faire pour moi des dosages de sucre.  Nous  avons  commencé à étudier l'action de ce sulfamide sur le rat, qui était, à cette époque, le seul animal que l'on ne mangeait pas. Chez le rat normal à jeun, le sulfamide a montré des effets hypoglycémiants, mais l'hypoglycémie maximale atteinte, ne dépassait pas 0,60 à 0,70 g/1, même avec des doses de l'ordre de grammes. Cela m'a paru insuffisant. C'était en 1942. A cette époque, après le débarquement américain en Afrique du Nord, la zone libre a été occupée et les rafles, les chasses à l'homme et les déportations se multiplièrent à un rythme accéléré. Je savais, par le réseau de résistance auquel j'appartenais, que j'étais fiché dans les commissariats et inscrit sur la prochaine liste de déportation. J'ai décidé de passer dans la clan­destinité : j'avais conseillé au Directeur général de la Société Rhône-Poulenc, auquel j'avais fait part de ma décision, de faire poursuivre mes travaux par d'autres : les antihistaminiques  par M. Bovet, les sulfamides par M. Loubatières qui était déjà à cette époque intéressé par le problème, étant lui­ même un collègue du Professeur Janbon. Quelques jours après, je fus arrêté avec ma femme. Grâce à quelques complicités, nous avons pu nous échapper. Avec l'aide des réseaux de résistance, nous avons pu atteindre, après de nombreuses aventures, la Suisse. Nous avons été placés dans un camp d'internement. Grâce à l'intervention de collègues suisses et de la société Rhône-Poulenc, nous fûmes autorisés à nous installer à Genève où j'ai travaillé quelque ternps à l'hôpital cantonal. En 1944, je suis rentré en France, pour participer à la bataille de la Libération.

- N'est-ce pas après la guerre  que vous avez quitté l'industrie pour le C.N.R.S.?

Pas, immédiatement. Dénué de tout, n'ayant plus ni appartement, ni un meuble, ni un vêtement de rechange, j'ai repris mes activités chez Rhône­ Poulenc. Il fallait bien que je nourrisse ma famille qui avait regagné la France entre-temps. Or, à cette époque, j'ai commencé mes recherches sur les pre­miers dérivés de la phénothiazine, qui devaient s'avérer être une série de subs­tances tout à fait  remarquables. Toutefois, les traumatismes subis pendant l'occupation allemande avaient aiguisé ma susceptibilité jusqu'à me rendre toute contrainte  insupportable.  J'ai pris alors la décision de quitter l'industrie et de me consacrer à une recherche libre et indépendante. Le seul orga­nisme qui était capable de m'assurer cette liberté était le C.N.R.S., à cette époque, en voie de formation. Je m'en suis ouvert  au  Professeur  Terroine que j'avais si souvent rencontré à Lyon et  qui  était  membre  du  Directoire du C.N.R.S. et de ce fait, un collabora­teur direct de Frédéric Joliot-Curie, nommé à la Libération, directeur général du C.N .R.S.

Cette demande lui a paru extraordi­naire car il n'avait jamais vu personne quitter  l'industrie   pour   le  C.N.R.S. ; « c'est plutôt le contraire que je vois, mais  puisque  vous  êtes  cet  oiseau rare,  je  vais  en   parler  à  M.   Joliot. ».

Quelques temps plus tard, j'étais reçu par le directeur du C.N.R.S. Il m'a demandé d'abord quel type de recherche je voulais entreprendre. Je lui ai parlé de la recherche médicale, et lui ai fait un petit panorama de ce que j'avais fait et de ce que j'avais l'intention de faire... Il m'a répondu qu'il  attachait une grande importance à la recherche médicale, puisqu'il avait créé une section de Pathologie au C.N.R.S., mais qu'au fond, il aimerait que je lui expli­que quel genre de recherche médicale je souhaiterais développer au C.N.R.S. Il m'a écouté avec beaucoup  d'intérêt et d'attention et son sourire charmeur me faisait  croire  qu'il  était  satisfait de cette conversation. C'est alors qu'il s'enquit de savoir combien je gagnais chez Rhône-Poulenc. A l'énoncé du chiffre que je lui donnai, il me dit qu'il voudrait  bien m'offrir un beau  titre au C.N.R .S., qu'il me nommerait maître de recherche, mais qu'il ne pourrait m'offrir que le sixième de mon salaire dans l'industrie. Je lui fis  remarquer que l'argent n'était pas un problème pour moi, mais  il  préféra  me  laisser le temps de réfléchir et d'en parler à ma femme. Je revins huit jours plus tard pour  donner  mon  accord.  C'est  alors qu'il attira mon attention sur une difficulté sérieuse, trouver un lieu de travail parce que le C.N.R.S. ne disposait pas de locaux. J'ai eu la chance de rencontrer presque le même jour, un vieil ami, Jean Hamburger, auquel je fis part de mes soucis. Il m'a mis en contact avec le Professeur Pasteur Vallery-Radot qui prenait la clinique médicale de l'Hôpital Broussais. Très gentiment,  il m'a offert  une  pièce, au sous-sol où j'ai trouvé paillasse, eau, gaz et électricité, c'est-à-dire tout ce

qu'il faut pour organiser un laboratoire. Et c'est comme cela que je me suis installé à l'hôpital Broussais.

Vous voici donc installé à Broussais comme maître de recherche  au C.N.R.S.,  comment   avez-vous organisé votre laboratoire ?

Installé   à   Broussais,   si   l'on   veut !                      J'avais    pour  seul   collaborateur  un infirmier militaire que j'avais connu pendant la guerre. J'ai donc repris l'étude des dérivés  de  la phénothiazine et j'ai  fait des publications   qui ont attiré  l'attention   à  l'étranger. En 1948, le président  de l'Académie de méde­cine de  New  York,  le docteur George Baer qui, à l'occasion  d'une  tournée  en Europe, était  venu  voir  M. Pasteur Vallery-Radot,  m'a  rendu  visite. Mes travaux l'ayant intéressé, il m'a invité à faire une  tournée  de conférences  et je me suis fait ainsi un certain nom là­ bas.

Quelques années après, j'ai été nommé directeur de recherche, et c'est vers cette époque qu'on m'a attribué la médaille d'argent du C.N.R.S. De· jeunes chercheurs français et étrangers sont venus se joindre à moi dont certains ne m'ont pas quitté. Je suis arrivé à me constituer un certain équipement dont une partie fut acquise comme rétribution de mes conférences faites aux Etats-Unis. A l'approche de sa retraite, M. Pasteur Vallery-Radota eu à cœur de régulariser ma situation. En effet, une règle de l'Assistance Publique veut que lorsque le titulaire d'une Chaire s'en va, tous ses collaborateurs doivent partir. C'est donc à cette·époque que l'Association Claude-Bernard  a été créée de façon à domicilier d'une manière légale un certain nombre d'uni­tés de recherches qui s'étaient formées dans les hôpitaux et qui étaient rattachées entièrement à la Chaire du Pro­fesseur. Mais il fallait trouver un moyen de préserver ces unités et les rendre indépendantes de la Chaire. La création de l'Association Claude Bernard, fondation de la Ville de Paris et éma­nation de l'Assistance Publique, offrait cette solution. Le titre de directeur, au sein de cette Association, me donnait donc quelques droits au sein de l'Assis­tance Publique et me permettait de poursuivre mes activités après la retraite de M. Pasteur Vallery-Radot. En 1960, l'Institut National d'Hygiène dont le directeur à l'époque était M. Bugnard, a construit pour moi un bâtiment à Broussais qui est devenu l'Institut d'Immuno-Biologie actuel.

En définitive, en voulant être pra­ticien, au départ, vous ne vous êtes consacré qu'à la recherche ?

M. Pasteur Vallery-Radot, ayant eu connaissance de mes difficultés, est venu un jour m'en parler et m'a dit à peu près ceci : « puisque vous êtes médecin, je vous enverrai de temps en temps des malades pour des traitements ». A cette époque, je m'intéressais à plusieurs problèmes thérapeutiques dans le domaine de l'allergie et notamment à l'application des aérosols au traite­ment de l'asthme. J'ai même construit un appareil dont j'ai cédé le brevet à Jouan et qui je crois, porte toujours mon nom, sans me rapporter un sou. J'ai prévenu le C.N.R.S. qui me fit savoir que puisque j'étais inscrit à la patente de médecine, je ne pouvais plus recevoir de traitement. Toutefois, désirant me garder, la Direction du C.N.R.S. m'a proposé un arrangement : je toucherais un traitement symbolique égal au quart de mon salaire moyen­nant quoi je pourrais continuer quel­ ques activités cliniques. Et c'est ainsi que les choses se sont arrangées.

Pourriez-vous nous donner à  pré­sent vos orientations de recherche ?

Si je fais un retour en arrière, je peux dire que mes recherches se sont déroulées selon trois lignes principales : ma première ligne de recherche fut l'étude du mécanisme des réactions d'hyper­sensibilité dont l'allergie humaine est une des manifestations. Ces réactions immunologiques peuvent être de nature humorale ou d'origine cellulaire. Dans les réactions expérimentales d'hyper­sensibilité, ce sont ces deux formes fondamentales ou plutôt une combiaison de ces deux formes que l'on ren­contre toujours. Les réactions allergi­ques du type humoral sont déterminées par une libération de médiateurs chimi­ques principalement de l'histamine. L'histamine a été, depuis mes travaux sur les venins, mon pôle d'intérêt et ceci explique mon engouement pour ses antagonistes. Grâce aux facilités trou­vées dans l'industrie, j'ai pu aborder avec succès le problème des antihis­taminiques qui ont suscité un énorme intérêt aux points de vue théorique et pratique. Dans ce domaine, la décou­verte des dérivés  de la  phénothiazine et de leurs applications thérapeutiques ont été et sont encore une des décou­vertes françaises majeures de ces trente dernières années.

J'ai abandonné les recherches sur les antihistaminiques, car en quittant l'industrie, je me suis coupé de la col­laboration des chimistes qui synthéti­saient pour moi les nouvelles molécules. Je n'ai pas pour autant abandonné le sujet au point de vue biologique, c'est­ à-dire l'étude des mécanismes de l'ana­phylaxie, de l'allergie, c'est-à-dire des réactions d'hypersensibilité. Lorsqu'on a commencé à utiliser la  cortisone dans les affections allergiques et avec quel succès, j'ai essayé de comprendre par quel mécanisme elle agissait.

 J'ai alors montré que la cortisone agis­sait par deux mécanismes : elle inter­fère avec la synthèse de l'histamine et elle potentialise l'effet de l'adrénaline sur le réseau vasculaire terminal, para­lysé par l'histamine.
Un autre problème fondamental a retenu notre attention. On admet au­jourd'hui que la sensibilisation passive est due à une fixation des anticorps sur certaines cellules. Le terme de «fixation» ne définit qu'un ensemble de propriétés sans en indiquer réelle­ment le déterminisme. Tout ce que l'on sait, c'est que la mise en contact d'un tissu avec un antisérum confère à ce tissu vierge au départ, une « sensi­bilisation » : c'est-à-dire, la capacité de réagir à l'antigène spécifique. Ayant mis au point une méthode de sensibi­lisation « in vitro », nous avons pu montrer deux faits importants :

1)    La sensibilisation hétérologue pas­sive n'est pas un phénomène universel. Elle n'est possible qu'entre espèces animales déterminées. Ainsi, les tissus de cobaye peuvent être sensibilisés avec les anticorps de lapin, d'homme, mais non pas avec ceux de cheval, de bœuf, de mouton, de poule, etc.

2)    L'existence d'une compétition entre les anticorps et les immunoglobulines non spécifiques. Mais la compétition elle-même ne se manifeste qu'avec les immunoglobulines des espèces ani­males dont les anticorps sont capables de sensibiliser les tissus de l'espèce animale donnée. Le rôle du lymphocyte qui est la cellule fondamentale dans le dispositif immunologique a retenu mon attention ; le lymphocyte est la cellule qui possède le code de reconnaissance du self et du non-self. C'est aussi la cellule qui synthétise les anticorps. L'action immunodépressive du SAL (sérum antilymphocytaire) s'explique par ces propriétés fondamentales du lymphocytè. Mais il s'est avéré que d'autres cellules et notamment les macrophages, jouent également un rôle dans l'immunité.

Ce sont donc les différents aspects de l'immunité qui nous ont intéressé, ces dernières années. La question que nous avons soulevé est la suivante : « quelles sont les cellules qui servent de support à cette immunité et quelle fonction respective assument-elles dans ce phénomène ? ». Nous avons été ainsi conduits à étudier une population de cellules ubiquitaires appelées macro­phages ou cellules réticulo-endothé­liales. On les trouve en grand nombre dans la rate, le foie, les ganglions lym­phatiques mais aussi dans le tissu conjonctif partout présent. Toutes ces cellules ont une propriété commune : celle de phagocyter une grande quantité d'éléments figurés ou d'autres particules ; elle est souvent synonyme de destruction et d'assimilation.

Avec mes collaborateurs, MM. Biozzi, Benacerraf, Stiffel et d'autres, nous avons mis au point une méthode per­mettant de mesurer quantitativement cette fonction phagocytaire des cel­lules réticulo-endothéliales et ceci nous a permis de voir dans quelles circons­tances cette fonction est déprimée ou au contraire stimulée. Ainsi, nous avons remarqué qu'il y avait corréla­tion entre le niveau d'activité de ces groupes de cellules et la résistance de l'animal à des agressions infectieuses. Par exemple, lorsqu'au cours d'une infection, la stimulation s'accroît en fonction de la gravité de la maladie, l'animal a des chances de surmonter l'infection. Si par contre, on observe un fléchissement de cette fonction, on peut prédire la mort à brève échéance. Dans une deuxième phase, nous avons essayé de voir si la préstimulation de ce complexe cellulaire pouvait rendre, dès le départ, l'animal plus résistant à une infection expérimentale. Les résultats obtenus ont été positifs. Nous avons constaté qu'il s'agissait d'une act_ion non spécifique dans la mesure. où un organisme stimulé par un agent microbien devenait résistant à divers types d'infections bactériennes et virales. Mais l'observation la plus remarquable a été la constatation que de tels sujets devenaient également plus 'résistants à l'invasion tumorale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est actuellement bien démontré que la tumeur maligne provoque, tout au moins dans le cas de tumeurs animales, une réaction immunologique de la part de l'hôte. Elle est souvent trop faible pour empêcher chaque fois une tumeur maligne de se développer, mais la réac­tion immunologique est indiscutable et non négligeable. Il existe, en somme, dans tout organisme supérieur normal, un système de surveillance immunolo­gique qui théoriquement, ne donne aucune chance à une cellule tumorale de se développer. Toutefois, lorsqu'il se produit un fléchissement de l'effi­cacité de ce contrôle, soit sous l'in­fluence de divers troubles endocri­niens, métaboliques, soit de l'âge, la cellule tumorale peut échapper au système d'alerte et devenir une tumeur. Lorsque la tumeur a atteint une certaine importance, les défenses spontanées ne sont plus capables d'arrêter le pro­cessus, d'autant plus que le développe­ment de la tumeur a pour conséquence un état de dépression immunologique.

Et c'est ainsi que vous vous êtes penché sur le cancer ?


C'est le chemin qui m'a amené à l'étude de l'immunité dans le cancer. C'est ce qui explique également la tentative de l'emploi des immunostimulines dans le traitement du cancer. Les premières observations ont été faites avec les mycobactéries et notamment le B.C.G. que nous avons abandonné au profit des corynebactéries plus faciles à stan­dardiser et à administrer à l'homme. C'est une voie entièrement nouvelle ou presque. Jusqu'à présent, la plupart des cancérologues recherchaient une substance chimique spécifique des cancers, c'est-à-dire une sorte de pénicilline contre le cancer. Ce qu'il y a de particulier au cancer, c'est qu'une cellule cancéreuse dérive tou­jours d'une cellule normale : elle en a gardé pour 99 pour cent les constituants et les propriétés fondamentales. Elle en diffère par une toute petite qualité. Mais ce petit changement suffit à modifier certains constituants de sur­face qui la font repérer par le système de surveillance comme n'étant plus conforme au code respecté. Il se pro­duit alors une réaction immunologique. Mais, si pour une raison quelconque, cette cellule échappe au système de surveillance, elle crée autour d'elle une zone d'immuno-dépression qui em­pêche cette réaction. L'immunodépres­sion générale se traduit, entre autres, chez des malades atteints de cancer grave, par négativation de réaction à la tuberculine qui indique une dépres­sion de l'immunité cellulaire. Voilà donc l'orientation de mes recherches actuelles.

Dès maintenant, l'utilisation des immu­nostimulines a donné des résultats cli­niques prometteurs. Mais ce n'est pas un agent thérapeutique particulier que je cherche, mais la connaissance d'une fonction fondamentale, celle ou plutôt une de celles qui intervient dans la défense antitumorale.

Vous nous avez parlé de votre vie, de vos travaux, nous permettez-vous de vous poser à présent une question d'ordre plus familial ? Vos enfants ont-ils suivi votre exemple ou ont-ils suivi des voies différentes ?

A la vérité, je n'ai guère eu le temps de m'occuper d'eux. J'ajouterai que je n'ai pas vu grandir mes enfants pour ainsi dire, mais j'étais toujours là lors­que des problèmes se posaient. J'agis­sais plus en père-ami qu'en pater fami­lias. J'attache une très grande impor­tance au développement de la person­nalité chez un enfant.

J'ai un fils qui est médecin. Il s'est montré indépendant depuis l'âge de 10-12 ans. J'ai tout fait pour qu'il conserve et développe son originalité et son indépendance. Je ne suis inter­venu que lorsqu'il frôlait des préci­pices. Je suis très fier des qualités morales et intellectuelles de mon fils. Je l'aime d'autant plus qu'il n'est pas conformiste et qu'il adore les excen­tricités.

J'ai une fille qui s'est mariée, sur un coup de tête, à 17 ans, entre les deux bacs. Elle a élevé trois enfants, se consacrant entièrement à son rôle de mère et de maîtresse de maison. A 28 ans, elle a considéré que les enfants n'avaient plus besoin d'elle à temps plein. Elle a pris le chemin de la faculté et elle vient de terminer un cycle d'étu­des de psychologie. Elle travaille aux Enfants-Malades en tant que spécia­liste en orthophonie. Elle est passionnée par son métier.

Ma dernière fille a décidé d'étudier l' Art et l' Archéologie. Elle a fait une double licence et elle prépare en ce moment un doctorat. Elle est mariée avec un étudiant en droit, très littéraire comme elle.

Si j'ai pu élever mes enfants et leur donner toutes les chances d'être heu­reux, le mérite en revient à ma femme dont les qualités de dévouement, de gentillesse, de délicatesse sont incompa­rables.

Enfin, une dernière question, avez­vous une autre passion que la recherche ?

Oui, j'ai acheté une maison de cam­pagne dans l'Oise en 1950, lorsque je ne savais plus que faire de mes enfants les dimanches. Elle est à 65 km de Paris et représente pour moi le pre­mier bien qui m'ait appartenu. Je suis né à la campagne et je suis toujours resté très attaché à la terre. Cette mai­son était pour ma femme et moi un cadeau extraordinaire et nous travail­lons toujours à l'arranger et à l'embellir. Je crois qu'elle est belle et nous l'aimons beaucoup. Lorsque j'ai un samedi ou un dimanche, je m'échappe là-bas, je taille les arbres, je plante des fleurs pour que ma femme puisse les cueillir. Le jour où je serais obligé de me retirer de toutes mes activités, je ne m'ennuierais pas parce que j'aime les contacts avec la nature. Je sais observer, j'aime tant les arbres, les fleurs, les oiseaux. Le soir, en regardant le ciel étoilé, je me demande souvent : « que fais-je dans cet univers implacable, et y a-t-il un but à mon destin ? »

LETTRE AUX CHERCHEURS D'HOMME

« L'observation scientifique est  toujours une observation  polémique »

Gaston Bachelard

Improvisée ou coordonnée, sauvage ou policée, la recherche en matière humaine se heurte donc au même mur. J'ai cependant ma préférence. Des deux côtés du mitoyen, je préfère le côté cour avec ses poubelles, au côté jardin avec ses serres. Allons au fait : je mets en cause, de deux façons, la recherche traditionnelle : tout d'abord le projet d'une science présumée dont l'homme serait l'objet, et ensuite,  si j'ose  dire, sa moralité

Vous différez  absolument,  quoique vous puissiez tenter, de vos  collègues des sciences exactes, sans oublier qu'eux-mêmes, après la science des données, qui semble  exclure  le  sujet, ont à s'interroger, comme l'a fait Hus­serl, et tant d'autres avec lui, sur la conscience qui l'a  construite.  Vous devez faire face, outre  ce  problème final, au problème liminaire : votre domaine ne  contient  ni  fait  répétable, ni observateur indépendant. Un  prin­cipe de relativité, ici, au lieu d'être un raffinement sur l'acquis, une dimension ultérieure de la réalité, risque  d'en  être le seuil, et, faute d'être reconnu, d'en ruiner toute approche. Autrement  dit, si science il y a de l'humain ce devra être une autre science, et autrement fondée.

La seconde différence est hors du paral­lèle, hors du domaine précédent. Une fois dépassée la science des faits, dans l'orbite de laquelle, certes, peuvent se ranger aussi nombre de faits humains, parcellaires, il reste la question du « quoi faire», « du quoi en faire». Le scientifique du cosmos inhumain devrait pouvoir, en principe, compter sur votre relais, non seulement pour valoriser la science qu'il fournit, mais pour en orienter l'incidence, puisque l'homme collectif en est non seulement le déposi­ taire, mais l'actionnaire.

Pour oser un si vaste abordage, quelles circonstances me poussent ? Eh  bien, si modeste soit mon expérience, si incer­taine mon approche, je me trouve, chercheur institutionnel des mass media, à un tel carrefour des témoi­gnages d'autrui, et de ses manigances, que, tandis que tournent les caméras et qu'enregistrent les micros, les bras m'en tombent: les hommes, et ce qu'ils disent, et ce qu'ils font, et ce dont ils rêvent, c'est donc ça ! Suis-je le seul à en être sidéré? Que chacun alors retourne à son laboratoire particulier après s'être détourné du spectacle insensé, nous laissant seul, au milieu du village, global peut-être, mais sûrement dément. Qu'on néglige donc notre expérience, super­ ficielle et approximative, mais peut-être la seule totale et intégrée. De ce poste d'observation, où se côtoient quoti­diennement la prétention des compé­tences, l'incertitude des gouvernants, la disponibilité autant que la férocité collectives, on en peut qu'être embar­rassé, professionnellement, et quant à la recherche on ne peut qu'être voué à la plus embarrassante. Demeure l'indif­férence  de tous,  et  singulièrement des « chercheurs en humain».  Faut-il haus­ser le ton et, dans le monde de l'intel­ligence drogué par ses propres tranquillisants sonner l'alarme au mépris des sommeils ? L'alarme n'est jamais donnée par l'incendiaire, ni le propriétaire, mais par de vulgaires passants. Si bien installés que vous soyez dans votre domaine propre, si assurés de votre méthode, si satisfaits de vos résultats, il y a au moins une chose qui vous échappe : l'ensemble, et dans cet ensemble le rôle que vous jouez. Même si la modestie, ou la prudence (la rigueur dites-vous) vous écarte de toute spécialité autre que la vôtre, vous ne pouvez nier non plus ce rendez-vous des éléments au carrefour  du  temps. Si vous êtes tant soit peu mathémati­cien, vous le savez mieux que moi, l'intégrale est autre que la fonction, la série est ou non convergente, bref, la totalité pose un  autre  problème  que les composants. Si vous êtes philosophe, et si vous rendez à quelques prédécesseurs la monnaie de leur pièce, vous le savez aussi, de façon moins pratique mais sans doute plus générale encore. Si vous êtes structuraliste, c'est là le dogme de votre système. Si vous êtes sociologue, ou psychologue, vous éprouvez chaque jour cette surprise de voir vos données perpétuellement trou­blées par la circonstance. Bref, en pleine gloire de la connaissance, et multiplication des savoirs, que contient, finalement, le vocable qui les englobe tous ? Quelle est cette Science hypostatique, dont le contenu est dispersé partout, et le siège n'existe nulle part? N'est-ce pas, en plus étrange encore, puisque objectivement revendiquée, une nouvelle croyance ? Où est le lieu de cette Science ? Dans nos bibliothèques, à tel signet de nos feuillets, ou, dernier recours, dans la mémoire de nos ordinateurs ? Et quel surhomme inventera, pour un ordinateur, le programme de synthèse auquel chaque homme se dérobe ?

A la dispersion de savoirs spécifiques, s'ajoute leur gigantesque  multipli­cation. On pourrait m'objecter que la science effectue tous les jours la jonction des acquis, au point qu'il paraît envisageable à quelques super-physiciens de parvenir un  jour  à  «  achever la physique », comme disait naguère Weiszaker. Peut-être alors que cette seconde remarque s'adresse plus par­ ticulièrement aux autres, ceux qui ne s'occupent pas du monde des atomes mais de celui des mouvements brow­niens auxquels se livrent (ou sont livrés) les humains. Alors change  le  domaine, et la chance.

 Ici, en admettant même qu'on postule une généralisation des sciences exac­tes à l'homme, on trouve un bec. La multiplication des informations, pose, au niveau de l'homme un curieux problème, de plus en plus laissé pour compte, au fur et à mesure que croit l'embarras où il nous met. Le savoir exponentiel a certes un aspect positif, mais de cette nébuleuse en expansion, qui connaît la structure, qui est capable d'en tirer leçon ? D'autre part, pour l'homme moyen, la multiplication de l'information entraîne la saturation dont les deux variantes sont l'indif­férence résignée de l'homme dépassé, ou la prétention redoutable de l'homme vulgaire, de l'homme  vulgarisé  par une impensable instruction. On ne peut pas refuser ce dilemme : une accumu­lation que seuls quelques surhommes parviendront à maîtriser, une vulgari­sation dont la multitude sera le consommateur inerte et non plus le sujet conscient. Qu'on ne me dise pas qu'on s'en tirera à coup  d'ordinateur.  C'est cet outil, précisément, qui permettra l'opération que je décris, autrement infaisable, même pour des génies. Seuls, ces génies, devenus fées, sauront interroger et nourrir la machine, redevenue le dragon archaïque, auquel la population la plus moderne fournira les fidè­les ou les victimes. De toute façon, la ségrégation  ne  fera  que  s'accentuer, et le recours aux « savants » n'en sera que mieux requis, tant de la part du peuple, qui bée d'admiration sans com­prendre, que des gouvernements, qui ne comprennent que trop bien : dans la mesure où la science sert, honteusement, leurs desseins archaïques. Vous me direz, peut-être, que je vais trop loin et que tout ceci ne vous regarde plus. J'avais cru que vous vous occupiez de l'homme. Si ce n'est pas le cas, de quoi vous occupez-vous donc ?

 Dire cela, c'est attaquer ouvertement diverses institutions  entre  lesquelles les tâches sont si convenablement distribuées. C'est faire à la  fois  le  procès de l'Université et des institutions de mass media, de plusieurs ministères, et pas seulement en France, et des officines de recherche, particulièrement claquemurées. Dire cela, c'est attaquer sur deux fronts : à la fois l'Université ancienne manière qui se veut pure de toute compromission, et la formation utilitaire qui veut façonner des étu­diants aussitôt efficaces, et gouvernés d'avance. Enfin, c'est sans doute aussi se mettre à dos, ou prendre à rebrousse poil la fraction la plus violente de la jeunesse, la plus généreuse, la plus engagée, qui, partageant probablement les idées de notre critique essentielle, nous accusera de naïveté poli­tique, sinon de récupération au profit du Système que, bon gré mal gré, nous servons. Quant aux politiques, désireux de prendre, chacun pour  soi,  l'aspect de ce témoignage  qui  leur  convient, ils pourront aisément, de part et d'autre, nous taxer d'apolitisme impénitent, et de finale inefficacité. Tant  pis si cette vérité dont nous  témoignons est ainsi irrationnelle, et que s'en partagent les lambeaux aussitôt devenus fallacieux, les connaisseurs et les puissants, champions du « discours linéaire »...

 

Pierre SCHAEFFER Directeur du service de la recherche de l'O.R.T.F

M. Bernard Halpern, professeur au Collège de France, membre de l'Académie des sciences et directeur depuis 1955 de l'Institut d'immuno-biologie de l'Association Claude Bernard et de l'Institut  national de la santé et de la recherche médicale, a reçu, le 1er décembre, des mains de M. Olivier Guichard, la médaille d'or du C.N.R.S. Cette médaille honore chaque année un savant français dont la réputation s'étend à la Communauté scientifique mondiale : elle est l'une des plus hautes distinctions qui puisse être décernée dans notre  pays  à un chercheur.
M. Halpern a bien voulu recevoir dans son  laboratoire  le « Courrier  » et exposer au cours d'un entretien « les chemins de sa vie  ».  Nous tenons à l'en remercier.

- M. le Professeur, M. Olivier Gui­ chard vient de vous remettre la Médaille d'Or du C.N.R.S., sans doute la plus haute distinction qu'un scientifique français puisse recevoir dans son pays. A cette occasion, le Ministre évoquant votre carrière reprenait les termes de votre maître, le Professeur Pasteur Vallery-Radot et la comparait à un « conte de fée ». Pourriez-vous nous le raconter?

Je pense que lorsqu'on fait un retour sur soi-même, on se demande par quel hasard et par quel miracle on a parcouru les chemins de sa vie.

Je suis né dans un pays qu'on appelait autrefois dans les livres de géographie « la marche de l'Est ». Pour un Français, la marche de l'Est représentait un ensemble de régions assez mal déterminé géographiquement à la lisière des pays civilisés. En fait, il s'agissait de pays qui changeaient continuellement de nationalité, où les flux et reflux des populations étaient incessants. Ces transferts imposaient aux populations cruauté et souffrance accompagnées de massacres et de pillages. Le danger rôdait de tous côtés, et je crois n'avoir jamais vécu dans ma famille plusieurs semaines de tranquillité.

A l'âge de 10 ans, en 1915, la guerre devenant défavorable à l'empire russe, diverses populations ethniques de la région furent déportées jusqu'au pied de l'Oural : les Russes craignaient que certaines personnalités se livrent à l'espionnage en faveur de l'empire austro­ germanique. Ainsi, vers 10-11 ans, j'ai connu les wagons à bestiaux, les départs dans les brouillards et dans la nuit, les voyages sans feu, sans nourri­ture pour aboutir dans une ville totalement inconnue et dans laquelle nous dûmes essayer de vivre.

En 1917, au moment de la révolution et de la désagrégation de l'empire russe, nous pûmes retourner vers ce petit village ukrainien où mes parents tenaient à terminer leur vie. C'est pendant cette période troublée que je pris la décision de m'en aller.

Mais où aller ? Je ne sais à quel moment l'idée de venir en France a germé dans mon esprit. De la France, je connaissais peu de choses : je savais qu'il y avait eu la Révolution française, j'avais beaucoup lu Victor Hugo et pour moi, c'était  un  pays  où  liberté et justice existaient encore. D'une manière enfantine, je décidai que je partirais un jour pour la France sans savoir exactement où elle se trouvait.

Evidemment entre l'Ukraine et  la France, il y avait toute  une  série  de pays à traverser ; je suis resté en Pologne quelques années et puis j'ai pris le train et je me suis arrêté tout de suite après la frontière, en Lorraine, à Nancy. Là, je connaissais en effet une  famille qui avait quitté la région  et  s'était établie dans cette ville. C'est alors que j'ai  décidé  de  m'inscrire  à  la  faculté de médecine.

Vous avez donc quitté votre pays après avoir terminé vos études secon­daires?

Non,je suis parti en 1918, au moment des programmes organisés par le fa­meux général Pétloura dans la région. Vous n'avez pas entendu parler de Pétloura, cet homme s'est rendu célèbre par les tueries qu'il organisait à la tête de bandes de cosaques ; ils allaient d'un village à l'autre, demandaient d'abord une énorme somme d'argent à la population juive qui ne pouvait la verser car elle vivait d'une manière misérable, puis ils allaient de  maison en maison et assassinaient aux armes blanches tous ceux qu'ils rencontraient. Pétloura a été assassiné à Paris, rue Racine, par un juif russe en 1928. Il avait des comptes à régler avec le chef des bandits.

A mon arrivée en France, j'avais près de dix-sept ans, j'ai d'abord préparé mon baccalauréat,  puis je me suis inscrit au PCN. J'ai fait ma première année de médecine à Nancy puis, je suis allé à Paris.             

Mais pourquoi la médecine ? A quel moment cette décision quant à votre carrière vous est-elle venue ?

Il est très difficile de définir la motiva­tion qui détermine, à cet âge, le choix d'une profession. Quant à la médecine, je crois qu'on la choisit d'une manière affective ; ce fut tout au moins mon cas. J'ai gardé dans mes souvenirs une image qui est toujours restée émouvante : ma mère était tuberculeuse  et un jour elle eut une hémoptysie, c'est-à­ dire des crachements de sang. C'était pendant la guerre, après notre retour de déportation ; il n'y avait pas de médecins civils et c'est un médecin militaire

qui a été appelé ; on nous avait éloignés avec mes frères et ma sœur pour per­mettre au médecin de faire son examen. Et par la fenêtre, je vis le médecin, avec un ancien stétoscope à l'oreille, un stétoscope type Laennec, penché sur la poitrine de ma mère. Je crois que c'est à partir de cet instant que je me suis dit : « Je serai médecin».

Pour moi, la médecine est un moyen d'exprimer sa générosité. J'ai tant de souvenirs de souffrances que je me suis demandé comment il était possible d'être bon et généreux dans la vie ;  c'est une des motivations  profondes qui m'ont amené à faire médecine.

Vous avez donc commencé vos études à Nancy, pourquoi n'êtes-vous pas venu à Paris plus tôt ?

J'avais eu peur d'aller à Paris directement parce que Paris avait la réputation d'une ville chère et je craignais d'être un peu perdu ; j'ai donc attendu quelques années avant d'y aller. Je suis arrivé à Paris en 1926-1927, j'ai vécu comme un étudiant en médecine en suivant les cours à l'hôpital et j'ai préparé rapidement l'externat car cela m'apportait 8 F par jour ; et puis c'était un moyen pour moi de faire une médecine de meilleure qualité. J'ai passé avec succès le concours ; c'est à cette époque que j'ai appris que l'on cherchait un garçon dans un laboratoire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, dirigé par un physiologiste appelé Jean Gautrelet ; je me suis présenté et j'ai été engagé. C'est ainsi que j'ai commencé à travailler  dans  un  laboratoire  :  c'était un laboratoire de physiologie et de médecine expérimentale ; on  faisait des expériences sur des animaux et je me suis trouvé en plein dans le feu de la recherche. Ce fut pour  moi  fascinant et exaltant.

Parce qu'avant, vous étiez attiré par le côté humain de la médecine et pas du tout par la recherche ? C'est à ce moment-là que l'idée de la recher­che vous est venue ?

Absolument, j'avais l'emploi d'un garçon de laboratoire : je lavais par terre, je nettoyais les instruments et rapidement, comme j'avais quelques qua­lités manuelles, je suis devenu aide-opératoire. Dans ce laboratoire, on donnait une fois par an un cours de techniques physiologiques pour des chercheurs qui désiraient s'initier à la médecine expérimentale.. C'est la vocation essentielle de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes de faire un enseignement pratique de la recherche. Pendant quinze jours, on faisait des démonstrations de la plupart des techniques physiologiques sur les divers animaux couramment utilisés au  laboratoire. Or, le préparateur en titre de ces cours étant   tombé   malade,   j'ai   proposé à M.Gautrelet de le remplacer, ce qu'il a bien voulu accepter. J'étais là depuis deux ou  trois  ans,   toutefois,   j'ai dû passer mes samedis et mes dimanches à apprendre à « techniquer » pour pouvoir faire les démonstrations néces­saires. Par la suite, j'ai été nommé chargé de cours à l'E.P. H.E. C'est à cette époque que j'ai préparé ma thèse de médecine sur le «mécanisme d'action du venin de vipère». J'avais déjà travaillé sur les venins, celui du cobra en particulier, mais pour cette thèse, je voulais me limiter à un sujet plus précis.

C'est en cherchant à comprendre le mécanisme d'action des venins que je suis arrivé à la conclusion que le venin de vipère n'agit pas par lui-même mais en mobilisant dans l'organisme certaines substances toxiques ; l'analyse des effets physiologiques du venin de vipère m'a conduit à admettre  qu'une de ces substances libérées est l'histamine.

C'est ainsi que je me suis orienté vers l'étude des médiateurs chimiques : l'acétyl-choline, l'adrénaline et l'histamine.

Après votre thèse, vous avez quitté l'E.P.H.E. et vous êtes entré dans l'industrie privée. Quelles ont été les raisons qui vous ont conduit à choisir cette nouvelle orientation ?

Lorsque j'ai passé ma thèse, j'étais Chargé de cours à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes avec un traitement de 300 F environ ; je m'étais marié, j'ai eu un enfant et à cette époque, je n'avais guère de perspectives d'avenir à l'E.P.H.E. Je m'étais fait un  certain nom avec des publications et en fait, l'appel est venu de l'industrie. La société Rhône-Poulenc voulait  créer ses propres laboratoires de  recherches ; la situation politique en Europe devenait de plus en plus tendue et cette société désirait se rendre indépendante de l'étranger.

Il est probable qu'au cours de discussions, certains conseillers scientifiques de la société  Rhône-Poulenc,  du milieu universitaire, aient prononcé mon nom. Toujours est-il qu'un jour, j'ai reçu la visite de son Directeur Général qui venait me proposer un poste dans sa société.

A vrai dire, les difficultés matérielles que connaissait ma famille m'échappaient  entièrement.  Moi,   je   partais le matin et rentrais le soir. J'habitais boulevard Arago, un 5e étage sans ascenseur et je ne savais pas très bien comment ma femme se débrouillait. C'est pourquoi je n'étais pas tellement séduit par cette offre qui portait mon salaire de 300 à 3 000 F par mois, je crois. En outre, l'industrie m'apportait des possibilités matérielles de recherche sans commune mesure avec celles que je connaissais.

J'ai traîné pour répondre, mais mes interlocuteurs devenant de plus en plus pressants, M. Tiffeneau, un de mes maîtres à la faculté de médecine, m'a dit un jour pour me décider : «Ecoutez, ce n'est pas un mariage, faites un essai et si cela ne va pas, revenez. »

Je suis donc  entré  à  Rhône-Poulenc en janvier 1936 et je travaillais à Vitry. Il y existait quelques laboratoires où l'on faisait essentiellement des études toxicologiques. J'ai entrepris la création et l'organisation d'un  laboratoire de recherche dont  l'activité  consistait à explorer les potentialités pharmacologiques de médicaments synthétisés par des chimistes.

Et cet « essai » a duré longtemps ?

En fait, je me sentais un  peu  en  exil à Vitry dans cette usine tournée essentiellement vers la fabrication de produits chimiques et pharmaceutiques. Mais 1938 est arrivé,    c'est-à-dire Munich, l'année de l'approche de la guerre, et puis la guerre avec toutes ses conséquences qui ont bouleversé toute la vie en France et en Europe. Si bien que je suis resté parce qu'il m'était impossible de prendre une nouvelle orientation à cette époque.

En 1940, j'ai été mobilisé. Au moment de l'Armistice, je me trouvais dans l'Ardèche. Pendant plusieurs semaines, alors que j'étais encore mobilisé, j'ai été amené à soigner des malades. Après la démobilisation, sur l'insistance de la population, j'ai décidé de m'y installer. J'ai pu ainsi exercer le métier dont j'avais toujours rêvé. L'Ardèche est une région d'une beauté sauvage mais horriblement arriérée. J'allais parfois voir des malades à dos de mulet, ma femme m'accompagnait pour m'aider à porter des  ventouses  ou d'autres accessoires médicaux, mais j'étais heureux car je sentais que j'exerçais cette médecine héroïque qui sauvait des vies humaines.

Un peu plus tard, j'ai commencé à avoir des difficultés avec les autorités préfectorales en raison des dispositions anti-raciales et un jour on m'a signalé que je n'avais pas le  droit  d'exercer. Au même moment, j'ai reçu un appel de la société Rhône-Poulenc,  me disant que les laboratoires avaient été transférés à Lyon et qu'on m'attendait. J'ai donc gagné Lyon ; j'ai fait venir une de  mes  collaboratrices de  Vitry et, avec l'aide de quelques personnes recrutées sur place, j'ai repris mes activités de recherche.

Les antihistaminiques  m'intriguaient en raison de l'intérêt particulier que je portais à l'histamine depuis mes recherches sur les venins. Avant cela, Bovet, Trefouël et Staub avaient étudié quelques produits doués de propriétés antihistaminiques. Puis ces produits s'étant  avérés  fort  toxiques,  la  voie fut abandonnée.

C'est en étudiant  avec  les  chimistes les diverses variantes chimiques, que nous avons obtenu des molécules qui ont montré une activité très puissante, dont est sorti l'Antergan, qui fut le premier antihistaminique introduit en thérapeutique humaine.

    

Après la libération, j'ai repris mes activités et j'ai découvert le Phénergan qui s'est avéré être l'antihistaminique le plus puissant.

On avait reconnu que les antihistamini­ques avaient des propriétés sédatives mais que cette activité était fortement amplifiée dans les dérivés de la phénothiazine. La direction Rhône-Poulenc­ Specia avait fortement et longtemps hésité à introduire le Phénergan en thérapeutique. Or, il s'est avéré que cette propriété considérée comme un grave inconvénient pour un antihistaminique, à juste titre d'ailleurs, devait être le point de départ d'applications particulièrement remarquables en psychopharmacologie. Ainsi la chlorpromazine, dérivé halogéné du phénergan, synthétisée vers 1946/47, s'est avérée être un remarquable neuroleptique.

N'est-ce pas à Lyon et pendant la guerre que vous vous êtes aussi intéressé aux hypoglycémiants ?

Oui, et c'est là que j'ai raté une grande découverte parce que la Gestapo a commencé à me traquer.

En 1942, alors que j'étais chez Rhône­ Poulenc à Lyon, nous avons reçu deux visiteurs de marque : le Professeur Marcheboeuf  de  l'Institut  Pasteur  et le Professeur M. Chevallier, directeur de l'Institut National d'Hygiène, mandatés par le gouvernement de Vichy ; ils sont venus entretenir la direction de la société Rhône-Poulenc d'un problème dramatique en France, celui des diabétiques. Le gouvernement français de Vichy avait délégué ces deux personnes pour inciter Rhône-Poulenc qui avait d'énormes usines en zone libre, à entreprendre des recherches en vue de découvrir un produit synthétique de remplacement. Après le départ de ces personnalités, nous nous sommes réunis avec des chimistes pour voir dans quelle direction nous allions orienter ces recherches. Les connaissances de l'époque   ne  suggéraient   aucune   voie particulière. J'ai pensé à des dérivés des guanidines parce que quelques travaux avaient montré que certains dérivés des guanidines étaient hypoglycémiants. Toutefois, les effets étaient modestes et d'autre part, les dérivés de la guani­dine avaient la réputation d'être toxiques.

A ce moment, je m'occupais des propriétés toxicologiques   de nouveaux sulfamides dérivés du thiodiazol syn­thétisés  par  les chercheurs  de  Rhône­ Poulenc et qui ont montré « in vitro » et chez l'animal, des effets bactéricides sur le bacille typhique. C'était un problème intéressant en soi, mais cet inté­rêt était accru par le fait que la France connaissait comme toute l'Europe à cette époque, une épidémie de fièvre thyphoïde due aux mauvaises conditions d'hygiène et à l'entassement des populations en zone libre. On avait envoyé ce produit au Professeur Janbon de Montpellier, qui avait un service de maladies infectieuses, pour qu'il l'essaie chez l'homme. Quelques temps après, on m'a transmis une lettre du Professeur Janbon, disant qu'il n'avait pas pu poursuivre l'étude de ce sulfamide car il avait failli perdre des malades par coma hypoglycémique, et que le produit était de ce fait, inutili­sable.

Inutilisable pour le traitement de la typhoïde, peut-être, mais  pour  moi, qui cherchait un produit remplaçant l'insuline, c'était inespéré. On m'a donc demandé de m'occuper de cette question sur le plan expérimental. Je suis allé trouver M.Terroine, qui s'était replié à Lyon avec la faculté des sciences de Strasbourg et que j'avais déjà eu l'occasion de rencontrer. Je lui ai demandé s'il connaissait un biochi­miste parmi ses collaborateurs, qui accepterait de faire pour moi des dosages de sucre.  Nous  avons  commencé à étudier l'action de ce sulfamide sur le rat, qui était, à cette époque, le seul animal que l'on ne mangeait pas. Chez le rat normal à jeun, le sulfamide a montré des effets hypoglycémiants, mais l'hypoglycémie maximale atteinte, ne dépassait pas 0,60 à 0,70 g/1, même avec des doses de l'ordre de grammes. Cela m'a paru insuffisant. C'était en 1942. A cette époque, après le débarquement américain en Afrique du Nord, la zone libre a été occupée et les rafles, les chasses à l'homme et les déportations se multiplièrent à un rythme accéléré. Je savais, par le réseau de résistance auquel j'appartenais, que j'étais fiché dans les commissariats et inscrit sur la prochaine liste de déportation. J'ai décidé de passer dans la clan­destinité : j'avais conseillé au Directeur général de la Société Rhône-Poulenc, auquel j'avais fait part de ma décision, de faire poursuivre mes travaux par d'autres : les antihistaminiques  par M. Bovet, les sulfamides par M. Loubatières qui était déjà à cette époque intéressé par le problème, étant lui­ même un collègue du Professeur Janbon. Quelques jours après, je fus arrêté avec ma femme. Grâce à quelques complicités, nous avons pu nous échapper. Avec l'aide des réseaux de résistance, nous avons pu atteindre, après de nombreuses aventures, la Suisse. Nous avons été placés dans un camp d'internement. Grâce à l'intervention de collègues suisses et de la société Rhône-Poulenc, nous fûmes autorisés à nous installer à Genève où j'ai travaillé quelque ternps à l'hôpital cantonal. En 1944, je suis rentré en France, pour participer à la bataille de la Libération.

- N'est-ce pas après la guerre  que vous avez quitté l'industrie pour le C.N.R.S.?

Pas, immédiatement. Dénué de tout, n'ayant plus ni appartement, ni un meuble, ni un vêtement de rechange, j'ai repris mes activités chez Rhône­ Poulenc. Il fallait bien que je nourrisse ma famille qui avait regagné la France entre-temps. Or, à cette époque, j'ai commencé mes recherches sur les pre­miers dérivés de la phénothiazine, qui devaient s'avérer être une série de subs­tances tout à fait  remarquables. Toutefois, les traumatismes subis pendant l'occupation allemande avaient aiguisé ma susceptibilité jusqu'à me rendre toute contrainte  insupportable.  J'ai pris alors la décision de quitter l'industrie et de me consacrer à une recherche libre et indépendante. Le seul orga­nisme qui était capable de m'assurer cette liberté était le C.N.R.S., à cette époque, en voie de formation. Je m'en suis ouvert  au  Professeur  Terroine que j'avais si souvent rencontré à Lyon et  qui  était  membre  du  Directoire du C.N.R.S. et de ce fait, un collabora­teur direct de Frédéric Joliot-Curie, nommé à la Libération, directeur général du C.N .R.S.

Cette demande lui a paru extraordi­naire car il n'avait jamais vu personne quitter  l'industrie   pour   le  C.N.R.S. ; « c'est plutôt le contraire que je vois, mais  puisque  vous  êtes  cet  oiseau rare,  je  vais  en   parler  à  M.   Joliot. ».

Quelques temps plus tard, j'étais reçu par le directeur du C.N.R.S. Il m'a demandé d'abord quel type de recherche je voulais entreprendre. Je lui ai parlé de la recherche médicale, et lui ai fait un petit panorama de ce que j'avais fait et de ce que j'avais l'intention de faire... Il m'a répondu qu'il  attachait une grande importance à la recherche médicale, puisqu'il avait créé une section de Pathologie au C.N.R.S., mais qu'au fond, il aimerait que je lui expli­que quel genre de recherche médicale je souhaiterais développer au C.N.R.S. Il m'a écouté avec beaucoup  d'intérêt et d'attention et son sourire charmeur me faisait  croire  qu'il  était  satisfait de cette conversation. C'est alors qu'il s'enquit de savoir combien je gagnais chez Rhône-Poulenc. A l'énoncé du chiffre que je lui donnai, il me dit qu'il voudrait  bien m'offrir un beau  titre au C.N.R .S., qu'il me nommerait maître de recherche, mais qu'il ne pourrait m'offrir que le sixième de mon salaire dans l'industrie. Je lui fis  remarquer que l'argent n'était pas un problème pour moi, mais  il  préféra  me  laisser le temps de réfléchir et d'en parler à ma femme. Je revins huit jours plus tard pour  donner  mon  accord.  C'est  alors qu'il attira mon attention sur une difficulté sérieuse, trouver un lieu de travail parce que le C.N.R.S. ne disposait pas de locaux. J'ai eu la chance de rencontrer presque le même jour, un vieil ami, Jean Hamburger, auquel je fis part de mes soucis. Il m'a mis en contact avec le Professeur Pasteur Vallery-Radot qui prenait la clinique médicale de l'Hôpital Broussais. Très gentiment,  il m'a offert  une  pièce, au sous-sol où j'ai trouvé paillasse, eau, gaz et électricité, c'est-à-dire tout ce

qu'il faut pour organiser un laboratoire. Et c'est comme cela que je me suis installé à l'hôpital Broussais.

Vous voici donc installé à Broussais comme maître de recherche  au C.N.R.S.,  comment   avez-vous organisé votre laboratoire ?

Installé   à   Broussais,   si   l'on   veut !                      J'avais    pour  seul   collaborateur  un infirmier militaire que j'avais connu pendant la guerre. J'ai donc repris l'étude des dérivés  de  la phénothiazine et j'ai  fait des publications   qui ont attiré  l'attention   à  l'étranger. En 1948, le président  de l'Académie de méde­cine de  New  York,  le docteur George Baer qui, à l'occasion  d'une  tournée  en Europe, était  venu  voir  M. Pasteur Vallery-Radot,  m'a  rendu  visite. Mes travaux l'ayant intéressé, il m'a invité à faire une  tournée  de conférences  et je me suis fait ainsi un certain nom là­ bas.

Quelques années après, j'ai été nommé directeur de recherche, et c'est vers cette époque qu'on m'a attribué la médaille d'argent du C.N.R.S. De· jeunes chercheurs français et étrangers sont venus se joindre à moi dont certains ne m'ont pas quitté. Je suis arrivé à me constituer un certain équipement dont une partie fut acquise comme rétribution de mes conférences faites aux Etats-Unis. A l'approche de sa retraite, M. Pasteur Vallery-Radota eu à cœur de régulariser ma situation. En effet, une règle de l'Assistance Publique veut que lorsque le titulaire d'une Chaire s'en va, tous ses collaborateurs doivent partir. C'est donc à cette·époque que l'Association Claude-Bernard  a été créée de façon à domicilier d'une manière légale un certain nombre d'uni­tés de recherches qui s'étaient formées dans les hôpitaux et qui étaient rattachées entièrement à la Chaire du Pro­fesseur. Mais il fallait trouver un moyen de préserver ces unités et les rendre indépendantes de la Chaire. La création de l'Association Claude Bernard, fondation de la Ville de Paris et éma­nation de l'Assistance Publique, offrait cette solution. Le titre de directeur, au sein de cette Association, me donnait donc quelques droits au sein de l'Assis­tance Publique et me permettait de poursuivre mes activités après la retraite de M. Pasteur Vallery-Radot. En 1960, l'Institut National d'Hygiène dont le directeur à l'époque était M. Bugnard, a construit pour moi un bâtiment à Broussais qui est devenu l'Institut d'Immuno-Biologie actuel.

En définitive, en voulant être pra­ticien, au départ, vous ne vous êtes consacré qu'à la recherche ?

M. Pasteur Vallery-Radot, ayant eu connaissance de mes difficultés, est venu un jour m'en parler et m'a dit à peu près ceci : « puisque vous êtes médecin, je vous enverrai de temps en temps des malades pour des traitements ». A cette époque, je m'intéressais à plusieurs problèmes thérapeutiques dans le domaine de l'allergie et notamment à l'application des aérosols au traite­ment de l'asthme. J'ai même construit un appareil dont j'ai cédé le brevet à Jouan et qui je crois, porte toujours mon nom, sans me rapporter un sou. J'ai prévenu le C.N.R.S. qui me fit savoir que puisque j'étais inscrit à la patente de médecine, je ne pouvais plus recevoir de traitement. Toutefois, désirant me garder, la Direction du C.N.R.S. m'a proposé un arrangement : je toucherais un traitement symbolique égal au quart de mon salaire moyen­nant quoi je pourrais continuer quel­ ques activités cliniques. Et c'est ainsi que les choses se sont arrangées.

Pourriez-vous nous donner à  pré­sent vos orientations de recherche ?

Si je fais un retour en arrière, je peux dire que mes recherches se sont déroulées selon trois lignes principales : ma première ligne de recherche fut l'étude du mécanisme des réactions d'hyper­sensibilité dont l'allergie humaine est une des manifestations. Ces réactions immunologiques peuvent être de nature humorale ou d'origine cellulaire. Dans les réactions expérimentales d'hyper­sensibilité, ce sont ces deux formes fondamentales ou plutôt une combiaison de ces deux formes que l'on ren­contre toujours. Les réactions allergi­ques du type humoral sont déterminées par une libération de médiateurs chimi­ques principalement de l'histamine. L'histamine a été, depuis mes travaux sur les venins, mon pôle d'intérêt et ceci explique mon engouement pour ses antagonistes. Grâce aux facilités trou­vées dans l'industrie, j'ai pu aborder avec succès le problème des antihis­taminiques qui ont suscité un énorme intérêt aux points de vue théorique et pratique. Dans ce domaine, la décou­verte des dérivés  de la  phénothiazine et de leurs applications thérapeutiques ont été et sont encore une des décou­vertes françaises majeures de ces trente dernières années.

J'ai abandonné les recherches sur les antihistaminiques, car en quittant l'industrie, je me suis coupé de la col­laboration des chimistes qui synthéti­saient pour moi les nouvelles molécules. Je n'ai pas pour autant abandonné le sujet au point de vue biologique, c'est­ à-dire l'étude des mécanismes de l'ana­phylaxie, de l'allergie, c'est-à-dire des réactions d'hypersensibilité. Lorsqu'on a commencé à utiliser la  cortisone dans les affections allergiques et avec quel succès, j'ai essayé de comprendre par quel mécanisme elle agissait.

 J'ai alors montré que la cortisone agis­sait par deux mécanismes : elle inter­fère avec la synthèse de l'histamine et elle potentialise l'effet de l'adrénaline sur le réseau vasculaire terminal, para­lysé par l'histamine.
Un autre problème fondamental a retenu notre attention. On admet au­jourd'hui que la sensibilisation passive est due à une fixation des anticorps sur certaines cellules. Le terme de «fixation» ne définit qu'un ensemble de propriétés sans en indiquer réelle­ment le déterminisme. Tout ce que l'on sait, c'est que la mise en contact d'un tissu avec un antisérum confère à ce tissu vierge au départ, une « sensi­bilisation » : c'est-à-dire, la capacité de réagir à l'antigène spécifique. Ayant mis au point une méthode de sensibi­lisation « in vitro », nous avons pu montrer deux faits importants :

1)    La sensibilisation hétérologue pas­sive n'est pas un phénomène universel. Elle n'est possible qu'entre espèces animales déterminées. Ainsi, les tissus de cobaye peuvent être sensibilisés avec les anticorps de lapin, d'homme, mais non pas avec ceux de cheval, de bœuf, de mouton, de poule, etc.

2)    L'existence d'une compétition entre les anticorps et les immunoglobulines non spécifiques. Mais la compétition elle-même ne se manifeste qu'avec les immunoglobulines des espèces ani­males dont les anticorps sont capables de sensibiliser les tissus de l'espèce animale donnée. Le rôle du lymphocyte qui est la cellule fondamentale dans le dispositif immunologique a retenu mon attention ; le lymphocyte est la cellule qui possède le code de reconnaissance du self et du non-self. C'est aussi la cellule qui synthétise les anticorps. L'action immunodépressive du SAL (sérum antilymphocytaire) s'explique par ces propriétés fondamentales du lymphocytè. Mais il s'est avéré que d'autres cellules et notamment les macrophages, jouent également un rôle dans l'immunité.

Ce sont donc les différents aspects de l'immunité qui nous ont intéressé, ces dernières années. La question que nous avons soulevé est la suivante : « quelles sont les cellules qui servent de support à cette immunité et quelle fonction respective assument-elles dans ce phénomène ? ». Nous avons été ainsi conduits à étudier une population de cellules ubiquitaires appelées macro­phages ou cellules réticulo-endothé­liales. On les trouve en grand nombre dans la rate, le foie, les ganglions lym­phatiques mais aussi dans le tissu conjonctif partout présent. Toutes ces cellules ont une propriété commune : celle de phagocyter une grande quantité d'éléments figurés ou d'autres particules ; elle est souvent synonyme de destruction et d'assimilation.

Avec mes collaborateurs, MM. Biozzi, Benacerraf, Stiffel et d'autres, nous avons mis au point une méthode per­mettant de mesurer quantitativement cette fonction phagocytaire des cel­lules réticulo-endothéliales et ceci nous a permis de voir dans quelles circons­tances cette fonction est déprimée ou au contraire stimulée. Ainsi, nous avons remarqué qu'il y avait corréla­tion entre le niveau d'activité de ces groupes de cellules et la résistance de l'animal à des agressions infectieuses. Par exemple, lorsqu'au cours d'une infection, la stimulation s'accroît en fonction de la gravité de la maladie, l'animal a des chances de surmonter l'infection. Si par contre, on observe un fléchissement de cette fonction, on peut prédire la mort à brève échéance. Dans une deuxième phase, nous avons essayé de voir si la préstimulation de ce complexe cellulaire pouvait rendre, dès le départ, l'animal plus résistant à une infection expérimentale. Les résultats obtenus ont été positifs. Nous avons constaté qu'il s'agissait d'une act_ion non spécifique dans la mesure. où un organisme stimulé par un agent microbien devenait résistant à divers types d'infections bactériennes et virales. Mais l'observation la plus remarquable a été la constatation que de tels sujets devenaient également plus 'résistants à l'invasion tumorale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est actuellement bien démontré que la tumeur maligne provoque, tout au moins dans le cas de tumeurs animales, une réaction immunologique de la part de l'hôte. Elle est souvent trop faible pour empêcher chaque fois une tumeur maligne de se développer, mais la réac­tion immunologique est indiscutable et non négligeable. Il existe, en somme, dans tout organisme supérieur normal, un système de surveillance immunolo­gique qui théoriquement, ne donne aucune chance à une cellule tumorale de se développer. Toutefois, lorsqu'il se produit un fléchissement de l'effi­cacité de ce contrôle, soit sous l'in­fluence de divers troubles endocri­niens, métaboliques, soit de l'âge, la cellule tumorale peut échapper au système d'alerte et devenir une tumeur. Lorsque la tumeur a atteint une certaine importance, les défenses spontanées ne sont plus capables d'arrêter le pro­cessus, d'autant plus que le développe­ment de la tumeur a pour conséquence un état de dépression immunologique.

Et c'est ainsi que vous vous êtes penché sur le cancer ?


C'est le chemin qui m'a amené à l'étude de l'immunité dans le cancer. C'est ce qui explique également la tentative de l'emploi des immunostimulines dans le traitement du cancer. Les premières observations ont été faites avec les mycobactéries et notamment le B.C.G. que nous avons abandonné au profit des corynebactéries plus faciles à stan­dardiser et à administrer à l'homme. C'est une voie entièrement nouvelle ou presque. Jusqu'à présent, la plupart des cancérologues recherchaient une substance chimique spécifique des cancers, c'est-à-dire une sorte de pénicilline contre le cancer. Ce qu'il y a de particulier au cancer, c'est qu'une cellule cancéreuse dérive tou­jours d'une cellule normale : elle en a gardé pour 99 pour cent les constituants et les propriétés fondamentales. Elle en diffère par une toute petite qualité. Mais ce petit changement suffit à modifier certains constituants de sur­face qui la font repérer par le système de surveillance comme n'étant plus conforme au code respecté. Il se pro­duit alors une réaction immunologique. Mais, si pour une raison quelconque, cette cellule échappe au système de surveillance, elle crée autour d'elle une zone d'immuno-dépression qui em­pêche cette réaction. L'immunodépres­sion générale se traduit, entre autres, chez des malades atteints de cancer grave, par négativation de réaction à la tuberculine qui indique une dépres­sion de l'immunité cellulaire. Voilà donc l'orientation de mes recherches actuelles.

Dès maintenant, l'utilisation des immu­nostimulines a donné des résultats cli­niques prometteurs. Mais ce n'est pas un agent thérapeutique particulier que je cherche, mais la connaissance d'une fonction fondamentale, celle ou plutôt une de celles qui intervient dans la défense antitumorale.

Vous nous avez parlé de votre vie, de vos travaux, nous permettez-vous de vous poser à présent une question d'ordre plus familial ? Vos enfants ont-ils suivi votre exemple ou ont-ils suivi des voies différentes ?

A la vérité, je n'ai guère eu le temps de m'occuper d'eux. J'ajouterai que je n'ai pas vu grandir mes enfants pour ainsi dire, mais j'étais toujours là lors­que des problèmes se posaient. J'agis­sais plus en père-ami qu'en pater fami­lias. J'attache une très grande impor­tance au développement de la person­nalité chez un enfant.

J'ai un fils qui est médecin. Il s'est montré indépendant depuis l'âge de 10-12 ans. J'ai tout fait pour qu'il conserve et développe son originalité et son indépendance. Je ne suis inter­venu que lorsqu'il frôlait des préci­pices. Je suis très fier des qualités morales et intellectuelles de mon fils. Je l'aime d'autant plus qu'il n'est pas conformiste et qu'il adore les excen­tricités.

J'ai une fille qui s'est mariée, sur un coup de tête, à 17 ans, entre les deux bacs. Elle a élevé trois enfants, se consacrant entièrement à son rôle de mère et de maîtresse de maison. A 28 ans, elle a considéré que les enfants n'avaient plus besoin d'elle à temps plein. Elle a pris le chemin de la faculté et elle vient de terminer un cycle d'étu­des de psychologie. Elle travaille aux Enfants-Malades en tant que spécia­liste en orthophonie. Elle est passionnée par son métier.

Ma dernière fille a décidé d'étudier l' Art et l' Archéologie. Elle a fait une double licence et elle prépare en ce moment un doctorat. Elle est mariée avec un étudiant en droit, très littéraire comme elle.

Si j'ai pu élever mes enfants et leur donner toutes les chances d'être heu­reux, le mérite en revient à ma femme dont les qualités de dévouement, de gentillesse, de délicatesse sont incompa­rables.

Enfin, une dernière question, avez­vous une autre passion que la recherche ?

Oui, j'ai acheté une maison de cam­pagne dans l'Oise en 1950, lorsque je ne savais plus que faire de mes enfants les dimanches. Elle est à 65 km de Paris et représente pour moi le pre­mier bien qui m'ait appartenu. Je suis né à la campagne et je suis toujours resté très attaché à la terre. Cette mai­son était pour ma femme et moi un cadeau extraordinaire et nous travail­lons toujours à l'arranger et à l'embellir. Je crois qu'elle est belle et nous l'aimons beaucoup. Lorsque j'ai un samedi ou un dimanche, je m'échappe là-bas, je taille les arbres, je plante des fleurs pour que ma femme puisse les cueillir. Le jour où je serais obligé de me retirer de toutes mes activités, je ne m'ennuierais pas parce que j'aime les contacts avec la nature. Je sais observer, j'aime tant les arbres, les fleurs, les oiseaux. Le soir, en regardant le ciel étoilé, je me demande souvent : « que fais-je dans cet univers implacable, et y a-t-il un but à mon destin ? »