Transcription Transcription des fichiers de la notice - <em>Essais du chevalier Bacon, chancelier d'Angleterre, sur divers sujets de politique et de morale</em> Bacon, Francis (1561-1626) 1734 chargé d'édition/chercheur Macé, Laurence (édition scientifique) Laurence Macé CEREdI, UR 3229 - Université de Rouen-Normandie ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1734 Fiche : Laurence Macé CEREdI, UR 3229 - Université de Rouen-Normandie ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Paris, Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 2865 (ancienne cote 55.S.A.F.)
Manuscrit soumis à la censure et approuvé le 14 août 1734. Toutes les pages portent le paraphe D. R. (Du Resnel). L'approbation est signée Du Resnel et figure p. 311 du manuscrit.<br /><br /><strong>NB: au 1/2/2022, les transcriptions de cette notice sont en cours de révision.</strong> Français Manuscrit soumis à la censure et approuvé le 14 août 1734. Toutes les pages portent le paraphe D. R. (Du Resnel). L'approbation est signée Du Resnel et figure p. 311 du manuscrit.<br /><br /><strong>NB: au 1/2/2022, les transcriptions de cette notice sont en cours de révision.</strong>

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no 670

essais du chancelierBacon sur divers sujets de politique et de morale. manuscrit in folio. veau.

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 Avertissement du libraire.

Le petit ouvrage que nous donnons au public est une traduction élegante d’un excellent original anglois. Nous ignorons le nom du traducteur : pour  l’auteur c’est le célébre Bâcon, baron de Verulam, vicomte de Saint-Alban et grand Chancelier d’Angleterre sous Jacques I. Monsieur le comte de Rottembourg, dont le nom, les talens, et les services qu’il a rendus à la  France qui le voit avec joie dans son sein, ayant apporté cette tra-duction au retour de son ambassade d’Espagne, a bien voulu s’en saisir en notre faveur et pour l’utilité du public. Nous avons répondu  à ses voeux, en la faisant imprimer, et nous croions que l’on nous en  saura quelque gré. On voit dans ce petit ouvrage comme en racourci  vaut le génie de Bâcon. Un esprit avisé, un jugement sain, le philo- sophe sensé l’homme de reflexions, y brillent tour à tour. C’étoit un des fruits de la retraite d'un homme qui avoit quitte le monde, après en avoir soûtenu long-tems les prosperités et les disgraces. Si les Maximes  de Mr de La Rochefouchaud ont été si long-tems goutées par ce qu’il y  a de plus sensé : si elles font encore les délices de ceux qui aiment les ou- vrages où le vrai et le judicieux sont substitués à la place des traits brillans de l'imaginations souvent faux, et presque toujours peu solides, nous avons droit d’esperer, que ces Essais ne seront ni moins recherchés  ni moins lûs ; ajoûtons, ni moins utiles. Tout y paroît si raisonnable,  que chacun croit penser de lui-même ce qu’il trouve exprimé dans son  auteur. La politique n’y est point contraire à la religion, et celle-ci y soûtient à son tour la politique. C’est un livre de principes qui peuvent également  servir à l’homme d’Etat, et au philosophe. Ce ne sont point des maximes de  spiritualité, mais des reflexions saines, judicieuses, solides. L’auteur parle librement : c’étoit assés le caractére des Anglois ; et c’est encore celui de  leurs auteurs : mais quand cette liberté n’a rien que de conforme au bon sens  et à la raison ; quand elle respecte la religion et la pieté qui doivent  être raisonnables elles-mêmes ; loin d’être blâmable, c’est  l’assaisonnement  le meilleur qu’on puisse donner à un écrit, aujourd'hui sur-tout que ce  goût paroît regner de plus en plus en France, et même dans presque  toute l’Europe ; un ecrit qui a ce caractére, ne peut manquer de plaire  et d’être utile. Un ouvrage qui renferme plus de choses que de mots,  peut ennuier un esprit superficiel, qui n’aime que ce qui flatte son imagi- nation, et qui cherche plus ce qui brille, que ce qui est instruit. Mais la gloire d’un auteur est-elle de n'être agréable qu’à ces sortes de lecteurs ? L’homme sensé, l’auteur judicieux, ne mettent leur honneur qu’à être goûtés  par ceux qui leur ressemblent ; et puisque nous sommes tous faits pour  raisonner et pour raisonner juste, pourquoi chercheroit-on autre chose  dans un ouvrage ? Celui-ci d’ailleurs donne en peu de mots tant de regles  lumineuses d’une sage conduite, qu’il plaît, qu’il instruit, qu’il charme

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ceux qui aiment à le connoître, et qui craignent de le tromper. S’il reprend des défauts, c’est pour apprendre à les corriger ; s’il attaque des abus, c’est pour montrer à les éviter ; s’il donne des préceptes, c’est pour faire discerner ce qui est de devoir, et fuir ce qui n’est que de caprice et de fantaisie. Bayle qui avec beaucoup de défauts, ne laisse pas que d’avoir connu ce qui n’étoit que préjugé, et d’avoir fait quelquefois une guerre assés heureuses à beaucoup de préventions, avoit raison d’estimer cet écrit. Il loüe beaucoup ces Essais ; il nous apprend qu’il s’en fit en peu de tems un assés grand nombre d’editions, et ceux qui liront cette traduction, applaudiront à cet égard au jugement de ce critique qu’il faut abandonner sur tant d’autres points. Jean Baudoin l’un des premiers membres de l’Academie Françoise, en avoit déja publié une traduction en 1624. Nous l’avons parcourue, et nous y avons trouvé une difference énorme entre elle et celle que nous publions. Style mauvais dans la premiere, additions peu dignes de l’auteur, expressions louches, surannées et souvent bizarres : c’est le caractére de cette traduction. L’élegance, la pureté du langage, la pré- cision, forment au contraire le caractére de celle-ci. Si notre jugement semble suspect, parce qu’il paroît interessé, qu’on lise cet ouvrage, et nous sommes assurés que l’on ira encore plus loin que nous dans les éloges que nous donnons à cet écrit. Il est vrai que nous avons fait quelques retranchemens dans la traduction que nous publions ; mais outre qu’ils sont en très-petit nombre, nous ne les avons faits que sur l’avis d’un homme d’esprit qui les a jugé necessaires pour se conformer à nos mœurs et aux loix reçuës dans le Royaume ; et par respect pour la vérité qui s’y trouvoit blessée. La liberté de penser est soufferte en France comme en Angleterre : mais ici elle est resserrée dans les bornes de la sagesse et de la moderation, au lieu que l’on n’ignore pas qu’elle est souvent portée à un excès condamnable en Angleterre ; et les Anglois les plus judicieux ne font pas difficulté d’en convenir, et de souhaiter que l’on imitât à cet égard notre prudence et notre reserve.

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Essais<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> du<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> chevalier <persname class="undefined persname null" data="Nom de personne"> Bâcon</persname>, <add class="inline add null" data="Ajout" place="inline"><handshift/>chancelier d’Angleterre sur divers <lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/>sujets de politique <lb/>et de morale</add>

1.

De l’habitude et de l’education.

Les pensées des hommes naissent de leurs inclinations ; leurs discours sont propor- -tionnés a leur sçavoir et aux opinions qu’ils ont conçües, mais l’habitude seule regle et détermine leurs actions comme Machiavel le remarque sensément mais dans un cas odieux. DR Il dit que pour exécuter une dan- -gereuse et cruélle conjuration, on ne doit pas s’en fiér a la ferocité de la nature, ni aux promesses ni aux sermens d’un homme, mais qu’on doit s’adrésser a quélqu’un qui ait déjà trempé ses mains dans le sang. Machiavel ne connoissoit pas un frere Clement, un Ravaillac, un Jauregui, un Baltazar Gérard, un

2.

Guide Faulxe. Il est cependant certain que sa regle est vraye, et que la nature et les sermens n’ont point la force de l’habitude. Mais a present la superstition est venüe a un point qu’on trouve des gens aussi fermes dans leurs coups d’essai, que des assassins de profession, et qui se devoüent au meurtre le plus horrible avec une resolution qu’il semble que l’habitude seule puisse donner.

On voit encore bien clairement la force de l’habitude, ou pour mieux dire le triomphe, en ce que nous entendons tous les jours des hommes promettre, s'engager, et donner des parolles autentiques, sans que cela fasse aucune impression sur eux, ni qu’ils changent en rien leur conduite, comme s’ils éstoient des statües, ou des machines que la seule habitude fait mouvoir. Voici plusieurs exemples de son pouvoir et de sa tirannie.

Les Indiens (je parle des Gym- -nosophistes) se mettent tranquillement sur un bucher, et se sacriffient par le feu.

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3.

Les femmes même se font brûler avec le corps de leurs maris. Les enfans de Sparte éstoient accoustumés a se laisser foüeter sur l’autel de Diane sans se plaindre. Je me souviens qu’au commence- -ment du regne de la reine Elizabeth, un Irlandois rébelle qui fut condamné presenta un placet au député demandant a éstre pendu avec une branche d’oziér retorse, et non pas avec une corde, parce que ç'avoit ésté la coûtume dans son païs de pendre les rebelles de cette maniere. En Moscovie il y a des moines qui se mettent l’hivert dans l'eau par penitence, et qui y demeurent jusqu’a ce qu’elle soit gelée autour d’eux. Puis donc que l’habitude a tant de pouvoir sur nous tâchons d’en contracter de bonnes. Celles qu’on prend dans sa jeunes- -se sont certainement les plus fortes, et ce que nous appelons education, n’est en éffet qu’une habitude prise de bonne heure. Nous voyons a l'égard des langues que la prononci- ation ou l’accens s’aprend bien mieux dans la jeunesse, alórs la langue est plus ployable,

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les nerfs sont aussi plus souples, ceux qui apprennent tard ne peuvent pas si faci- -lement prendre un pli nouveau, a moins que ce ne soit de ces hommes rares qui se tiennent toujours en exercice, et qui conservent par ce moyen la faculté nécéssaire pour aprendre tout ce qu’ils veulent savoir ; mais si la coûtûme simple et separée a tant de force, elle en aura bien d’avantage êtant associée et conjointe comme élle l'est dans les colléges, car alórs l’exemple instruit, la societé encourage, l’emulation de la vivacite, et les honneurs élevent l’esprit, de sorte que dans ces lieux la force de la coûtume est portée a son plus haut periode. Certainement la multiplication des vertus naist dans la bonne institution de la bonne discipline des sociétés. Car les societés, et les bons gouver- -nemens cultivent la vertu déja en herbe, mais ils ne corigent pas la sémence, et le malheur est qu’on employe souvent les moyens les plus éfficaces pour la fin la moins

désirable. DR

5.

Du mariage et du celibat. 

Celuy qui a une femme et des enfans a donné des ôtages a la fortune. Ce sont des entraves pour des grandes en- treprises, soit que la vertu ou que le vice nous y portent. Tout ce qui s’est fait de plus recommendable a l’avantage commun a ésté fait par des gens qui n’avoient point d’enfans, et qui ont, pour ainsy dire, epousé et donné toute leur affection au bien public. Il paroîtroit cependant naturel que ceux qui ont des enfans, eussent plus de soin que les autres de l’avenir, auquel ils doivent transmettre leurs plus chers dépots.

Il y a des gens independament de tout célà qui ne pensent point a faire passer leur memoire a la posterité. Ils regardent comme une folie de se donner des soins,

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et de se tourmenter pour un temps, ou ils ne seront plus. Quelques uns regardent une femme et des enfans seulement comme un sujet de dépense ; et qui plus est il y a des avares assés foûs pour tirer vanité de n’avoir point d’enfans, parceque peût éstre ils ont entendu dire a quelqu’un en parlant d’un homme riche, mais il a beaucoup d’enfans, comme une chose qui diminüoit sa richesse. Cependant la raison qui fait le plus communement garder le celibat, c’est l’envie de joüir de la liberté, sur tout pour quelques ésprits contens d’eux mêmes, hipocondres, si sensible a la moindre contrainte, quils regardent présque leurs jarretiéres comme des chaînes.

On trouve parmy les gens qui ne sont pas mariés les meilleurs amis, les meilleursmaitres, et les meilleurs domestiques, mais non pas toujours les meilleurs sujets, car ils se transplantent aisement, et le plus grand nombre de fugitifs est de cette éspece.

Le celibat convient aux ecclésiastiques. Il est rare qu’on s’ocupe a aroser des plantes, lórsqu’on a besoin de l’eau pour soy même.

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7.

Mais il me paroit qu’il ést indiferent que les magistrats soient mariés, car s’ils sont corrompus ils auront un domestique pire qu’une femme pour attirer et pour recevoir des présens. A l'égard des soldats, je trouve que les généraux pour les éngager a bien combattre les font ordinairement ressouvenir de leurs femmes et de leurs enfans. Je crois donc que le mépris du mariage parmi les Turcs peut rendre leurs simples soldats moins résolus.

Une femme et des enfans augmentent l’humanité dans les hommes, et quoyqu’un garçon soit souvent plus charitable parce qu’il a moins de dépense a faire, il est cependant plus cruél, plus dur, et plus propre a faire la charge d’inquisiteur, parce qu’il y a moins d’occasions qui puissent réveiller en luy sa tendresse, et toucher son cœur.

Les naturéls graves conduits par la coûtume, et qui se piquent de constance sont ordinairement de bons maris, comme Ulisse Qui vetulam suam prœtulit immortalatéi.

Les femmes chastes sont souvent

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orgueilleuses et de mauvaise humeur, enflée du merite de leur chasteté. Le meilleur lien pour retenir une femme dans son devoir c’est qu’elle ait opinion de la prudence de son mari ; opinion qu’elle n’aura pas s’il lui paroît jaloux.

Les femmes sont des maitresses pour les jeunes gens, pour les hommes plus agés des compagnes, et pour les vieillards des nourices ; de maniére qu’on a tant qu’on veut, un pretexte de prendre une femme. Cependant céluy a qui on deman- -doit quand un homme devoit se mariér, et qui repondit, un jeune homme pas encore un vieillard point du tout, celui la dis je, ést mis au nombre des sages.

On voit souvent que les mauvais maris ont de bonnes femmes, ou du moins que leur tendresse est bien plus estimée lórsqu’ils reviénnent a élles. Souvent aussy elles se montrent patientes par orgueil, surtout si elles ont elles mêmes choisi leurs maris contre l’avis de leurs parens ; car alórs elles veulent (quoi qu’il leur en coûte) soutenir leur folie.

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Des clients et amis.

Les clients a grands airs ne sont point commodes ; en faisant sa queüe trop longue, on racourcit ses aîles. J’entens par grands airs, non seulement ceux qui causent une grande dépense, mais aussi ceux qui sont importuns par des sollicitaõns continuelles. Les clients ordinaires ne doivent exiger de leur patron que l’apuy, la recommandation, et la protection dans le bésoin.

Il faut encore éviter de récévoir pour clients, ou pour amis ceux qui ne nous sont point attachés par amitié, mais par mécontentement contre quélqu’autre, ils font náître trés souvent ou pour le moins durer les mésintelligences, si communes parmy les grands, les clients qui ont trop de vanité, et qui prônent a grand bruit

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patrons, sont aussi très facheux, ils gâtent ses afaires par leur babil, et loin de les faire éstimer ils attirent sur eux l’envie. Mais il y en a d’une autre espéce bien plus dangereuse, ce sont certains espions â gages qui cherchent continuellement a pénétrer dans les sécrets d’une maison pour les porter dans une autre ; ils sont souvent en faveur parce qu’ils semblent oficieux & parce qu’ils raportent ordinairement des deux costez.

Quand on est suivi par des pérsonnes de sa proféssion comme de gens de guérre qui suivent leur général, quoiqu’en temps de paix, c’est une maniére convénable, et qui même est aprouvée des monarchies, pourvû que ce soit sans trop de pompe et de popularité. Mais de toutes les facons d’avoir des clients la plus honnorable, c’est de se rendre le protecteur de quiconque a de la vértu. Il faut avoüer cependant que s’il n’y a pas grande disproportion de merite, les personnes d’un ésprit médiocre valent mieux pour clients que celles qui

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ont trop d’adresse ; et pour dire la vérité dans un temps de corruption, un homme actif ést souvent plus utile qu’un homme vértueux.

Dans le gouvérnement d’un Etat, il ést bon que le traitement ordinaire soit égal entre les personnes d’un même rang, de trop favoriser les uns les rend insolens, et mécontentent les autres. Mais dans les graces qu’on dispense, on doit agir tout differemment. Il faut usér de distinction et délection. Par là les uns déviénnent plus reconnoissans, et les autres plus émpres sés. On ne doit pas cependant trop favoriser quélqu’un d’abord, par ce qu’il ne seroit pas possible de continüer avec proportion.

On fait mal de se láisser gouvér- ner par un ami, c’est montrer de la foiblesse, et donner jour a la médisance. Ceux qui n’avoient osé nous censurer immédiatement ne manqueront pas de médire de celui qui nous conduit, ainsy nôtre réputation en souffrira. Il est cépendant encore plus dangéreux d’estre livré a plusieurs personnes

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a la fois, on devient inconstant et sujet â la dérniére impression. Mais il est honnora- ble et utile de prendre conseil d’un petit nombre d’amis. Ceux qui régardent voyent mieux que ceux qui joüent. La veritable amitié ést fort rare et surtout entre les egaux, qui est célle que les anciens ont le plus célébré. S’il y en â, c’est entre le supérieur et l’inferieur, par ce que la fortune de l’un dépend de célle de l’autre.

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De la convérsation.

On doit éviter dans la convérsation l’affectation, et encore plus négligence, puisque de s’y bien conduire marque de la décence des mœurs, et que l’art de convérser sért beaucoup dans les afaires tant publiques que particuliéres. Comme l’action (quoiqu’elle n’ait rien que de superficiel) ést cependant requise dans un orateur préférablement aux autres parties qui semblent d’une bien plus grande importance, ainsy la conversation, quoiqu’elle ne prouve rién pour les qualités de l’âme, si élle n’est pas mise dans un homme du monde au dessus de tout, du moins tient élle une trés haute place, et l’air même du visage a beaucoup de poids, nec vultu destrue verba tuao, dit le poëte. On peut affóiblir et même détruire absolument la force de ce qu’on a dit par l’air de son visage, aussi Ciceron

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en recommandant a son frére d’estre afable aux provinciaux luy mande que cette afabilité ne consiste pas tant dans les discours que dans un air gracieux et ouvért. Nil interest os hium apertum, vultum clausum. Nous voïons encore qu’Atticus écrivant a Cicéron au sujet de la prémiere entreveüe qu’il devoit avoir avec Caezar dans la chaleur de la guerre l’avertissoit soigneusement et serieusement de composer dans cette occasion son air et ses gestes avec gravité et dignité. Si la contena- nce importe si fort, combien doivent importer d’avantage les discours et les autres choses qui appartiennent a la convérsation.

L’abrégé de la bienséance & de la politesse consiste a garder également nôtre dignité, et celle des personnes avéc lesquélles nous conversons. Tite Live explique cécy fort bien quoiqu’il parle sur un autre sujét. Ne aut arrogans videar, aut obnoxius quorum alterum est alieae libertatis obliti alterum suae. D’un autre costé si on paroît trop apliqué a ne manquer a rien de tout ce que peut exiger la civilité et ta politesse, on

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tombe dans une sorte d’aféctation désagréable. Quid emim diformius senam invitam transferre. Et même sans tomber dans cet excés vicieux, on perd trop de temps en des bagatelles qui demandent plus de soin qu’elles ne valent. Les régens disent aux ecoliérs qui aiment trop a parler, amicos esse fures temporis. On en doit dire de même aux hommes faits, trop d’amour pour la convérsation détourne d’ocupations plus serieuses et d’un plus grand prix.

Ceux qui sont si extrêmement polis, qu’ils parroissent formés éxprés pour la politésse, se contentent ordinairement de posséder cette bonne qualité, et n’aspirent présque jamais a des vertus plus élévées et plus solides. Au contraire ceux qui connois- -sent leur defaut a cet égard cherchent a s’attirer l’estime par d’autres voïes.

Présque toutes choses sont bienséan- tes a celui qui est verittablement éstimé. Quand ce poinct manque, il faut chercher un faux fuyant (pour m’exprimer ainsy) dans la complaisance et dans la

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politesse.

Vous ne trouverés presque jámais d’empêchement dans les afaires plus grand n’y plus ordinaire que trop de cérémonie et aussi trop de circonspéction dans le choix du temps et de l’occasion. Salomon dit,  Quirespicit ad nubes, non mutet. Il vaut bien mieux faire náître l'occasion que l'attendre.

La politésse est pour ainsi dire le vétement de l’esprit, elle doit servir comme les habits de tous les jours qui n’ont rien de réchérché, et qui ne coûtent pas trop, elle doit aussi, comme les habits, faire parroître ce qu’il y a de mieux et cachér les défauts, et enfin elle ne doit point gêner ni émpêcher l’esprit d’agir librement. DR

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De la noblésse.

Nous parlerons de la noblésse prémiérément comme faisant partie d’un Etat, et énsuite comme d’une condition de particuliér. Une monarchie ou il n’y a point de nobles ést toujours une pure & absolüe tirannie, comme celle du Turc. La noblesse tempére la souveraineté, et détourne un peu les yeux du peuple du sang roïal. Les démocraties n’en ont pas bésoin, elles sont même plus tranquilles et moins sujétes aux séditions, quand il n’y a pas de familles nobles. Alórs on régarde a l’afaire proposée non pas a celuy qui la propose, ou si on y régarde ce n’est qu’autant qu’il peut éstre utile pour l’afaire, et non pas pour ses armes, et pour sa généalogie. Nous voyons que la république des Suisses se soutient fort bien malgré la diversité

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de la religion et des cantons, parce que l’utilité et non pas le réspéct fait leur lien. Le gouvérnement des Provinces-Unies des Pays bas est excellent, car l’egalité dans les personnes cause l’egalité dans les conseils, et fait que les taxes et les contributions son payées de meilleure volonté.

Une noblésse grande et puissante augmente la splendeur d’un prince, mais elle diminüe son pouvoir. Elle donne du cœur au peuple, mais élle rend sa condition plus utile. Il est bon pour le prince & pour la justice que la noblésse ne soit pas trop puissante, et qu’elle se consérve cependant une grandeur capable de réprimer l’insolence populaire avant qu’elle puisse s’attaquer a la majesté du prince. Une noblesse nombreuse rend ordinairement un Etat moins puissant, car autre que c'est une surcharge de dépenses, il arrive nécéssairement, que plusieurs nobles devien- nent pauvres avec le temps ce qui fait une éspéce de disproportion éntre les honneurs

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et les biens.

A l'égard de la noblésse dans les particuliérs, on a une éspéce de réspéct pour un vieux chateau, ou pour un batiment qui a résisté au temps, ou même pour un bel et grand arbre qui ést frais et entiér malgré sa vieillesse. Combien en doit’on plus avoir pour une noble et anciénne famille qui s’est maintenüe contre tous les orages des temps ? La nouvélle noblesse est l’ouvrage du pouvoir du prince, mais l’anciénne ést l’ouvrage du temps seul.

Ceux qui sont les premiérs élévés a la noblesse ont órdinairement de plus grandes qualités, mais moins d’innocence que leurs descendans. Car rarement s’éléve t'on que par des bons et des mauvais moyens ensemble. Il ést injuste que la memoire des vertus demeure a la posterité, et que les déffauts soient ensevelis avéc ceux qui les ont.

Une náissance noble diminüe ordinairement l’industrie, et celuy qui n’est pas industrieux porte envie a celuy qui

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l’est. Les nobles d’un autre costé n’ont pas tant de chemin a faire que les autres pour monter aux plus hauts dégrés, & celuy qui est arresté tandis que les autres montent, a pour l’ordinaire des mouvemens d’envie. Mais la noblesse éstant dans la [posséssion de jouir des honneurs, cela éteint l’envie qu’on luy porteroit nouvellemt. Les roys qui peuvent choisir dans leur noblésse des gens prudens et capables, trouvent en les employant beaucoup d’aisance et de facilité, le peuple se plie sous eux naturellement comme éstant nez pour commander. DR

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Du discours.

Il y a des gens qui aiment mieux dans la conversation paroître doüés dun esprit facile et qui peut se tirer d’afaires sur toute sorte de sujets, que de montrer un discérnement solide, juste, et qui s’attache au vray ; comme s’il éstoit plus glorieux de faire voir qu’on sait tout ce qui se peut dire, que de montrer qu’on sait ce qui se doit penser. Il y a aussi des gens qui ont des lieux communs et des thèmes tous faits ou ils brillent d’abord, mais manquant de variété, ils ennuyent bientôt, et paroissent ridicules sitôt qu’ils sont découverts.

Le rolle distingué dans une conversa- tion, c’est de fournir la matiére, de la diriger, et de la variér, c’est éstre la clef de meutte. Il ést bon de divérsifiér la convérsation, et de montrer les choses qu’on traitte soûs

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plusieurs aspécts diférens, de méler des narrations aux argumens, des questions, des opinions, du plaisant, et du sérieux. On languit quand la convérsation roulle trop long temps sur un même sujet.

A l'égard de la plaisanterie plusieurs choses doivent éstre privilegiées, la religion, les matiéres d’Etat, les grands hommes, les afaires graves des particuliérs et tout ce qui est digne de pitié. Il y a des personnes qui croient que leur ésprit s’endormiroit, s’ils ne jettoient dans la convérsation quélque chose de piquant. Cést une habitude qu’on doit réprimer. Parce puer stimulis ac fortius utere loris. Le bon sel n’a point d'amertume. Un homme satyrique fait craindre aux autres son ésprit, et doit a son tour craindre leur memoire.

Celuy qui fait beaucoup de questi- ons, apprendra beaucoup, sur tout s’il sait les proportionner a la capacité de la persone qu’il quéstionne. Il lui fournit le plaisir de parler de ce qu’elle sait le mieux, et il aprend toujours quelque chose, mais il faut

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se garder déstre importun par trop de quéstions. Láissés parler les autres, et s’il y a quelqu’un qui empaume la convérsation, semblable a l’instrument qui anime, ou qui rend plus graves les pas des danseurs, détournés le adroitement, afin que celuy qui s’est tû long temps, puisse pour ainsy dire entrer en danse. Dissimulés quelque fois ce que vous savez, c'est le moyen qu’on ne vous croye pas neuf une autre fois dans ce vous ignore- rés peut’éstre.

On doit parler de soy trés raremt et avec bien des ménagemens. J’ai connu un homme qui disoit d’un autre par dérision, ne faut’il pas qu’il ait beaucoup d’esprit, puisqu’il nous en assure si souvent ? Il n’y a qu’une occasion ou l’on peut se loüer de bonne grace, cést en loüant dans un autre une vertu que l’on possede soy même surtout gardés vous bien soigneusement des discours railleurs et malins. La conversation doit éstre comme une promenade, et non pas comme un grand chemin qui mene a la maison de quelqu’un. J'ay connû deux

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personnes de qualité de l’occident d’Angleterre, l’une aimoit la raillerie piquante, et faisoit toujours trés grande chere, l’autre demanda un jour a quelques uns de ses amis qui avoit diné chez son voisin, s’il n’avoit rien dit a ttable de piquant, lórsqu’on luy eût repondu qu’il avoit dit télle et télle chose ; Je savois bien repliqua t’il, qu’il gateroit un bon dînér.

La discretion dans les discours vaut mieux que l’eloquence ; et mesurer son discours a la portée de céluy a qui l’on parle, est préferable a l’ornement et a la méthode.

Savoir bien parler, et ne savoir pas bien répondre, montre un ésprit lent ; de bien repliquer, et ne scavoir pas faire un discours de suite, montre pêu de capacité et de scavoir. On remarque que les animaux qui courent le mieux, ne sont pas ceux qui tournent avéc le plus d’adresse. Cette diférence se voit éntre le lévrier et le liévre.

S’entasser beaucoup de circonstan- ces avant de venir au fait, est une maniére

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fastidieuse, et qui déplaît. Mais de ne raporter aucune circonstance rend le discours sec et peu intéressant.

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Des magistrats & des dignités.

Ceux qui ont les plus grandes charges sont trois fois ésclaves esclaves, esclaves du prince ou de l’Etat ; esclaves de leur reputation, esclaves des afaires ; de maniére qu’ils ne sont maitres ni de leurs personnes, ni de leurs actions, ni de leurs temps.

C'est une etrange passion que célle de vouloir dominer sur les autres, en perdant sa propre liberté. On ne monte point sans peine aux grandes dignités, on parvient par le travail a des plus grands travaux, aux dignités par dignités.

Il est dificile de se soutenir dans

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les grands emplois, et on n’en ést point privé sans essuïer une chute, ou pour le moins une éclipse qui est toujours une chose triste. Cum non seis qui fueris non est cur velis viveré.

On ne peut pas toujours se rétirér quand on le veut, on ne le veut pas souvent, lórsqu’on le voudroit. La pluspart des hommes ne peuvent souffrir une vie privée malgré la vieillesse et une mauvaise santé qui demandent cépendant l’ombre et le répos, et réssemblent a ces vieux bourgeois qui n’aiant pas la force de se promener dans la ville, s’assoient encore devant leur porte, et se donnent en spéctacle, quoiqu’ils courent risque de se faire mocquer d’eux.

Ceux qui sont dans les grands emplois ont besoin de l’opinion des autres pour se trouver heureux, s’ils jugent par ce qu’ils sentent eux mêmes, ils ne trouveront pas qu’ils le soient. Mais s’ils font attention a ce que les autres pensent, et combíen l’on souhaitte déstre a leur place, ils se trouveront

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heureux par cette opinion d’autrui, et pendant péut-éstre qu’ils sentent en eux même qu’ils ne le sont pas, car ils sont les premiérs a sentir leurs douleurs, quoiqu’ils soient les dérniérs a sentir leurs défauts. Les hommes en grand pouvoir ne se connoissent pas ordinairement parce qu’estant occupés et distraits par les afaires, ils n’ont pas le temps de penser aux soins que demandent le corps ni l’esprit.

IIli mors gravis incubat, Qui notus nimis omnibus ; Ignotus moritur sibi.

Pendant qu’on a le pouvoir en main, on a la licence de faire le bien et le mal. Le dernier est un malheur, car le mieux est de n’avoir pas la volonté de faire le mal, et ensuite de n’en avoir pas le pouvoir ; et le vray et le légitime bût de l’ambition doit être d’acquérir le pouvoir de faire le bien, car d’en avoir seulement l’intention, quoique ce soit une chose agréable a dieu, cést a peu prés alégard des hommes comme de faire de beaux réves en dormant, lórsqu’on

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ne mét pas ses pensées en exécution, et on ne sauroit sans le pouvoir ou une charge publi- que , qui nous donne de l’autorité au dessus des autres hommes. Le merite et les bonnes œuvres sont la vraïe fin ou doit tendre le travail de l’homme, et une conscience qui ne se réproche rien, est la pérfection de la tranquilité humaine. Dieu vit que ce qu’il avoit fait éstoit bon aprés quoi il se reposa.

Dans l’emploi que vous occupés, mettés vous devant les yeux les meilleurs exemples, l’imitation est un globe de précéptes. Proposés vous dans la suitte vôtre exemple propre pour voir si vous n’aviés pas mieux commencé que vous continués, et ne négligés point aussi l’exem- ple de ceux qui ont mal fait dans la même charge, non pas pour en tirer vanité mais pour mieux aprendre a éviter le mal. Que ce que vous reformés se fasse sans ostentation et sans blamer le temps. ni les personnes ; que vôtre intention soit de donner des bons exemples, aussi bien

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que les imiter. Examinés les choses dés leur commencement, voiés en quoi et com- ment le mal s’est introduit, consultés l’antiquité pour connoître ce qu’il y a de meilleur, et le reste des temps pour savoir ce qui est de plus commode. Tachés détablir des régles dans vôtre maniere d’agir, afin qu’on sache par avance ce qu’on peut ésperer de vous. Ne soyes pas cépendant trop entiér ni trop opiniatre, et lórsque vous ne suivrés pas vôtre régle ordinaire, faites voir clairement la raison qui vous en émpêche. Consérvés les droits de vôtre charge, mais ne cherchés point de dispute la dessus ; pensés plustôt a exercer vos droits a la rigueur sans en parler, que de chercher a faire du bruit et vous attirer des quérélles par ostentation. Défendés aussi et protegés dans leurs droits ceux qui ont des places sous vous. Comptés qu’il est plus honnorable de diriger le tout, que d’entrer dans les petits détails qui les régardent. Récévés bien et attirés ceux qui peuvent vous donner des conseils,

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et vous assister dans votre charge ; et ne chassés pas comme des gens qui veulent se mêler de trop de choses, ceux qui s’ofrent dans ce dessein. La lenteur, la corruption, la brutalité, et trop de facilté sont les vices principaux de l’autorité. Evités la lenteur, soyés d’un accés facile, rendés vous ponctuél a l’heure que vous avés marquée, finissés ce que vous avés entre- pris avant de commencer autre chose, si vous ni éstes pas forcé par une nécéssité indis- pensable. A l'égard de la corruption ne liés pas seulement vos mains, et célles de vos domestiques, afin qu'ils ne prennent rien, mais liés aussi célles des solliciteurs pour qu’ils n’ofrent rien. L’intégrité sera le prém- iér de ses effets, mais pour éviter l’autre, il faut la professer hautement, et montrer toute l’horreur que vous avés des âmes venales. Evités non seulement de vous láisser corrompre, mais même qu’on ne puisse pas vous en soupçonner. Quiconque change facilement d’avis et sans une raison manifeste, fait soupçonner qu’il s’est

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láissé corrompre, ainsy quand vous chan- gés d’opinion et de maniére d’agir, dites clairement vos raisons, et ne cherchés pas a le faire furtivement, si vous montrés de l’estime pour un domestique favori qui ne soit pas fondée sur des bonnes raisons, on le régardera comme la porte secrette pour introduire la corruption. La brutalité est un vice dont on ne tire jamais avantage, et qui mécontente tout le monde. La sévérité inspire la crainte, mais la bratalité attire la haine. Les réprimandes d’un homme en place doivent éstre graves et point piquantes. Celui qui se láisse gagner par l’importunité ou par des petittes considérations, en trouvera qui l’arresteront a chaque instant ; avoir des egards est condamnable, dit Salomon, et celui qui en a fera le mal pour un mor- ceau de pain. Cette pensée est juste. La charge montre l’homme, les uns en mieux, et d’autres en plus mal. Ommiaum consensû capax imperij, nisi imperasset dit Tacite de Galba, et il dit de Vespasien,

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solus imperantium Vespasianus mutatus in melius. Quoiqu’il parle de l’un de l’art de regner et de l’autre pour ses maniéres et ses afec- tions. C’est une marque certaine de gran- deur d’ame, lórsque les honneurs rendent un homme meilleur. Les honneurs sont oû doivent éstre le centre de la vertu, et comme un corps se meût plus rapidément allant vers son centre, et que lórsqu’il y est, il reste tranquille, de même la vertu est violente dans ce qu’elle désire, & tranquille aussi dans l’autorité. On monte aux grands emplois par un escalier a deux rampes. S’il y a des factions, il est bon de se mettre d’un costé pendant qu’on monte, mais quand on est placé, on doit se tenir sur le répos, et garder l'equilibre. Il faut réspécter la mémoire de ceux qui nous ont précédés, si vous ne le faites pas, vôtre successeur vous payera en même monoye. Si vous avés des collégues, ayez beaucoup dégards pour eux, appéllés les plustôt lorsqu’ils ne si attendent pas, que de les exclure lórsqu’ils ont raison de

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s’attendre a éstre rapellés. Dans vostre convérsation ordinaire, oubliés que vous avez une charge, mais plustôt faites en sorte qu’on dise de vous, c’est un autre homme quand il est dans l’exercice de sa charge. DR

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Du sage en aparence.

C’est une opinion assés générale- ment establie que les François sont plus sages qu’ils ne paroissent, et les Espagnols paroissent plus sages qu’ils ne le sont. Quoi qu’il en soit des nations, il est certain que cette distinction se peut souvent faire entre des particuliérs. On en voit de qui la sagesse ressemble a la sainteté de ceux dont parle l’apostre lorsqu’il dit,speciem pietatis habentes sed virtutem ejus abnegantes.

Il y a des personnes qui s’occupent a des riens avéc beaucoup d’apareil et de gravité. Il est plaisant pour un homme d’esprit, et pour tous ceux qui les aperçoivent de voir les tours de ces pretendus sages, et de quelle maniére ils se servent, pour ainsi dire d’une perspective, afin qu’une

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supérficie paroîsse un corps solide. Les uns sont si retenus et si discrets qu’ils n'etalent jamais leur marchandise au grand jour, et qu’ils font toujours semblant d’avoir quelque chose en résérve. S’ils sentent que ce qu'ils disent ne s'entend pas, ils tâchent de pérsuader qu’ils ne se permettent pas de dire ce qu’ils scavent. Il y en a d’autres qui ont récours aux gestes et aux grimaces. Ils sont sages en signes comme Cicéron disoit de Pison. Respondes altero ad frontem sublato, altero ad mentum dépresso supercilio, crudelitatem tibi non placere.

Ils croient quelquefois en imposer par une sentence prononcée d’un air decisif et sans s’arrester. Ils prennent pour admis ce qu’ils ne sauroient prouver. D’autres encore font semblant de mépriser ou de négliger tout ce qui est au dessus de leur capacité, comme des choses impertinentes, ou de trop petite conséquence, et veulent que leur ignorance soit réputée pour ju- gement, en vous amusant par quelque subtilité, ils coulent sur l’essentiel de la

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quéstion. Aulu-Gelle dit de ceux la hominem delirum qui verborum minutiis rerum frangit pondera. Et Platon dans sonProtagoras introduit par ironie un Prodicus qui fait une harangue composée de distinctions dépuis le commencement jusqu’à la fin. Ces sortes de gens se tiénnent ordinairement sur la négative. Ils áffectent de trouver et de prédire dés difficultés. Car lorsque la proposition est rejettée ils sont hors d’intrigue, mais s’il falloit la discuter, comment s’en tireroient t’ils ?

Cette fausse prudénce ruine les afaires. Il n’y a point de marchand endet- té qui use de tant d’artifices pour soutenir son crédit, que ces gens vuides de sens pour maintenir une opinion de prudence qui leur donne quelquefois de la reputation parmi le peuple. Mais qu’on se garde bien de les émployer dans les affaires. Tout autre fut'il cent fois plus sot et plus fol, vaut encore mieux qu’un de ces pretendus sages.

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De la colére.

C’est une pure ostentation de stoïcien que de prétendre étoufér en nous toute semence de colére. Nous avons un meilleur oracle. Irascimini, et nolité peccare sol non occidat super iracumdiam vestiram. On doit mettre des bornes a sa colere, l’arrestér dans sa course et lórsqu’il est temps.

Nous dirons comment on peut tem- pérer et adoucir l’inclination naturélle et l’habitude a la colére. Comment ces mouve- mens particuliérs peuvent éstre réprimés ou du moins les moiens d’empéĉher les mauvais éféts qu’ils produisent ordinairement. Enfin [comment on peut exciter ou calmer la colére dans un autre.

Pour la tempérer et l’adoucir, le meilleur réméde est de réfléchir sur les éféts qu’elle produit, quél désordre elle

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cause dans la vie. Le meilleur temps pour ses réfléxions, c’est lórsque l’accés de la colére est passé. Seneque a raison de dire, iram ruinae similem esse, quae in aliud cadendo se ipsum comminuit & frangit. L’Ecritu- re sainte nous exhorte a posseder nos ames en patience. Quiconque perd patiénce ne posséde plus son ame. Les hommes ne doivent pas ressémbler aux abeilles, animas que in vulnere ponunt. La colére est certain- ement une pétitésse dans l’homme comme on peut le rémarquer par la foiblesse des sujéts qu’elle domine ; les enfants, les femmes, les vieillards, et les malades. Lors- qu’on ést én colére, il vaut mieux montrér du mépris que de la crainte, afin de paroi- tre plutost au dessus qu’au dessous de l'injure, cela est facile si l’on est capable de garder quelque regle dans sa colére.

A l'égard de ses causes et de ses motifs, il y en a trois principaux ; d’estre trop sensible aux injures, personne ne se met en colére s’il ne se croit offensé, c’est pour cela que les gens delicats y sont

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sujets. Il y a bien des choses qui les blessent qu’une nature plus forte ne sentiroit pas.

De s’imaginer que l’injure qu’on no.s a faitte éstoit accompagnée de mépris ; le mépris porte a la colére autant ou plus que l’injure même. Quand donc on est ingenieux a trouvér des circonstances de mépris, la colére en ést enflammée.

Enfin l’opinion que sa réputation est blessée l’augmente encore infiniment. Le reméde a tout cela, est d’avoir comme disoitGonzalvo, cutem honnoris crassiorem. Mais le meilleur moien de détourner sa colére c’est de gagnér du temps, en se persuadant si l’on peut, que celui de se vanger n’est pas encore venû, qu’on le prévoit et qu’on prend patiénce en attendant.

Alégard des moyens d’empêcher que la colére ne produise de mauvais éfféts ; c’est premiérement de se garder des paroles dures, surtout de celles qui peuvent irriter avec raison la personne a qui élles sont adressées, communia maledicta, ne font pas tant d’impréssion. On doit aussi se garder

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de révélér un sécret, ce seroit se montrér bien dangereux pour la société. Il faut encore avoir attention de ne pas rompre une affaire par colére, et ne rien faire d’irrevo- cable.

Pour exciter dans un autre, ou par calmer la colére : c’est particuliérement par le choix du temps qu’on en vient a bout. On l’excite facilement lórsque la personne est désja de mauvaise humeur, ou en trouvant moyen de luy persuader qu’on a tout le mépris possible pour élle, comme je l’ai déja dit. Ces deux moyens pris en differentes maniéres peuvent servir egalement pour les éfféts contraires, car pour éviter qu’une personne se mette en colére, il faut choisir le temps de sa bonne humeur, alórs on peut lui dire ce qu’elle n’écôuteroit peut’estre pas dans un autre moment. La premiére impression fait beaucoup. Il est aussi trés important de séparer tant qu’on peut l’injure du mépris et de faire en sorte qu’on l’attribüe a une méprise, a la crainte, a la passion, ou autre chose selon le cas. DR

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De la loüange.

La loüange est la réfléxion de la vertû, et comme la réfléxion ést peu juste si la glace a des vices, de même la loüange, si élle du peuple est ordinairement fausse, et plustôt le partage de la présompt- ion que de la vertu.

La capacité du peuple ne s’étend pas jusqu’a savoir distinguer dans un seul homme plusieurs vertus excellentes. Les pétites vertus attirent sa loüange, les moyennes le remplissent d’admiration & d’etonnement, mais les plus sublimes le passent. L'apparénce de la vertu, ou species virtutibus similes, est ce qui fait le plus d’impréssion sur son ésprit. Il est semblable a l’eau de la riviére qui éléve ce qui est leger et enflé, et qui láisse aller a fonds ce qui ést de poids et solide, lorsque les

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personnes de qualité et de mérite sont d’accord avec le peuple sur la réputation de quélqu’un, alórs comme dit l’ecriture, nomen bonum instar unguenti fragantis est. Elle s’etend par tout et n’est pas facilement éfacée.

Il éntre tant de fausseté dans les loüanges, qu’il n’est pas étonnant qu’on ait de la peine a y ajouter foy, et quélquefois élles viennent uniquement de la flatterie. Si c’est un flatteur ordinaire, il aura des lieux communs pour tout le monde ; si c’est un flateur adroît, il se conduira suivant le genie du grand flateur, c’est a dire de celui qui se plaist a éstre flatté, et se contentera de le confirmer dans les idées qu’il se sera formé luy même de sa capacité. Mais si c’est un flatteur éffronté, il vous loüera sur les choses que vous savés vous mêmespretã conscientia, qui vous manquent le plus.

Il y a des loüanges que partent d’une vraye inclination jointe a beaucoup de respect : mais célles qu’on donne aux princes et aux grands ne sont souvent

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qu’une sorte d’hommage qu’on s’imagine leur devoir, quelquefois aussi ce sont moins des loüanges que des instructions, ce qui s’appélle, laudando praeciperé, lórsqu’on loüe quelqu’un d’une qualité qu’il n’a pas, mais qu’il devroit avoir.

Quelquefois les louanges sont donnés par malice pour exciter l'envie et la jalousie, pessimum genus inimicorum landantium. Les grecs disoient que celui qui recevoit une télle loüange il luy venoit un pustule sur le nés, a peu prés comme nous disons, qu’il vient un bouton sur la langue a celui qui dit un ménsonge.

Une loüange moderée et qu’on nous donne a propos, est célle qui rend le plus de service. Salomon dit, celui qui se levant de grand matin loüe son ami a haute voix, est semblable a celui qui en dit du mal. De trop loüer quélqu’un ou quélque chose reveille la contradiction & l’envie. Il ne siéd pas de se loüer soi même, si ce n’est en certains cas qui sont fort rares. Mais on peu loüer son émploy et sa proféssion.

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Il y a même une éspéce de magnanimité a le faire. Les cardinaux romains, ceux qui ont esté moines, theologiéns, ou scholas- tiques ont une maniére de s’exprimer pleine de mépris quand ils parlent des affaires temporelles, comme des ambassades, de ce qui a raport a la guerre, ou a la judicatur. Ils les apéllent des sbireries comme si c’estoit des choses qu’on dût abandonner, a des commissaires ou des sergens ; cependant ces sbireries leur sont plus utiles que leurs profondes spéculations. St. Paul en parlant de luy dit quélquefois je parle comme un insensé, mais en parlant de sa vocation.

Magnificio apostolartum meum.

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De la gloire et de la réputation.

Rien ne sert plus pour acq- uerir de la gloire et de la réputation qu’un certain art de faire connoître sans affectation nos talens et nos vertus. Ceux qui courent aprés la gloires trop ouvertemt. font ordinairement plus parler d’eux, qu’ils ne se font admirer ni éstimer au fonds. D’autres au contraire ne savent point montrér leur vertû dans son plus beau jour, et ne sont pas estimés autant qu’ils sont dignes de l’estre.

Lorsqu’un homme vient a bout de quelque chose que pérsonne n’avoit entrepris avant luy, ou qui avoit esté entrepris, et ensuitte abandonné, ou énfin qui avoit esté achevé, mais non pas dans une si grande pérfection, il

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aquiért plus d’honneur et de réputation que s’il eût terminé (en suivant simplement les pas d’un autre) quelque éntreprise beaucoup plus dificile. Car l’honneur qui s’acquiért par la comparaison de nous a d’autres, de même qu’un diamant qui a ésté taillé a facétes, a toujours quelque chose de plus brillant. Tâchés donc de surpasser vos compétiteurs dans les choses même qui les rendent plus recommendables. Ce n’est pas ménager sa réputation en habile homme, que d’entreprendre une afaire qui causera plus de honte si on la manque, que de gloire si on réussit.

Les amis intimes et les domestiques, lorsqu’ils sont prudens contribuens fort a la réputation. Omnis fama a domesticis emanat dit  : Cicéron, et le meilleur moyen d’eteindre l’envie (qui est le vers qui ronge l’honneur) c’est de faire voir qu’on ést conduit dans ses actions par l’amour de la vertu, plus que par celui de la réputation et d’attribuer aussi les bons succés qui nous arrivent plustôt a la Providence ou a la fortune,

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qu’a sa propre vertu ou a sa politique.

Il y a divers dégrés d’honneur qui sont afectés aux seuls souverains. Premiérement d’estre fondateurs de roiaumes ou de répu-bliques, comme RomulusCyrus,  CézarOttoman,Ismaël. Secondement les legislateurs qu’on apélle aussi seconds fondateurs ou princes pérpétuels, parce qu’ils gouvérnent par leurs loix et par leurs ordonnances, même aprés leur mort. Tel que Licurgue, Solon, Justinien,Aedgar, Alfonse de Castille, qui a fait las siete partidas, les sept partitions. Dans le troisiéme rang sont les liberateurs, ou ceux qui ont sauvé leur patrie, comme Auguste, Vespasién, Aurelien, Theodoric, Henry sept roy d’Angleterre, Henry 4, roy de France. Ensuitte viénnent ceux qui par des glorieuses guérres ont augmenté leurs etats, ou qui les ont défendu généreusement contre leurs ennemis. Enfin les Peres de la patrie, c’est a dire, ceux qui gouvernent avéc justice et douceur, et qui rendent leur temps heureux. Il y en a un si grand nombre dans ces deux derniérs rangs qu'il serait trop long de les nommer.

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Les diférens dégrés d’honneur a l’egard des sujets sont prémierément d’estre Participes curarum, c’est a dire, du nombre de ceux sur qui les princes se réposent de la plus grande partie de leurs afaires, nous les apéllons les bras droits des rois. En second lieu, Duces belli, les grands capitaines, les lieutens des rois, ou ceux qui leur rendent de grands services. Au troisiéme rang, Gratiosi, les favoris, j’entens ceux qui ceux qui sont agréables aux princes, sans éstre redouttables aux peuples. Enfin, Negotiis pares, ceux qui possédent les plus grandes charges, et qui s’acquittent glori- eusement de leur devoir. Il y a encore un autre dégré d’honneur qui doit éstre mis au plus haut rang, et qui est deu a ceux qui se sacrifient pour la gloire de leur patrie, comme M : Regulus, et les deux Decies. DR

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Des richesses.

Je ne saurois mieux nommer les richés- ses que le bagage de la vertu. Le mot Impedimenta est encore plus expréssif, car les richesses sont a la vertu ce que le bagage est a l’armée, il est trés nécéssaire, mais il empêche la marche, et fait pérdre quelquefois l’occasion de vaincre.

Les richésses n’ont d’usage réel que dans la distribution, tout le reste est opinion. Salomon dit, Ubi multae sount opes, multi qui comedum cas, et quid prodest possessori, nisi quod cernat divicias oculis suis; On ne jouit donc point des grandes richesses, on a simplement la liberté de les garder, ou de s’en défaire, & la réputation de les posseder ; mais nul autre usage plus solide ne les accompagne. Les sommes excéssives qu’on emploie en piérres précieuses, et a toutes les choses rares, tant d’ouvrages qu’on entreprend par pure ostentation

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et comme pour montrér que les grandes richésses sont de quelque usage, ne prouvent rien pour elles dans le fonds. On dira peut’estre qu’elles peuvent epargner des peines, et de grands dangérs a celui qui les posséde. Les richesses sont une forteresse dans l’imagination de l’homme riche, dit Salomon, mais il dit dans l’imagination et non pas en éffet, car il est certain que les grandes richesses ont perdu plus de gens qu’elles n’en ont sauvé.

Ne cherchés point de grandes riches- ses, mais celles que vous pourés acquerir juste- ment ; dépensés modérément, donnés gaiement, et abandonnés sans peine : cependant ne méprisés point les richesses, comme si vous aviés fait vœu de pauvreté. Aprenés a vous en sérvir comme Rabirius Postumus, Cicéron dit de lui, in studio rei amplificandae apparebat non avaritae praedam sed instrumentum bonitatis queri. Ecoutés aussi Salomon, et ne courés point aprés les richésses qui festinat ad divitias non erit insons.

Les poëtes feignent que lórsque Plutus le dieu des richésses est envoié par

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Jupiter, qu’il vient en boitant et a petits pas mais qu’il court lórsquil est envoié par Pluton, voulant dire que les richesses acquises par des bonnes voies viénne doucement si élles ne viénnent pas par la mort d’autrui, c’est a dire, par heritages, legs, testamens, & ca. On peut aussi donner un autre sens a cette fable, si l’on régarde Pluton comme le demon ; car quand des richésses viennent par des fraudes, par des opréssions, des injustices, enfin par des voies criminelles, alórs élles viennent viste.

Il y a plusieurs moiens d’acquerir des richésses, mais il y en a fort peu de bons. L’epargne est entre les meilleurs, cepend- ant elle a ses defauts ; elle est contraire aux bonnes œuvres et a la liberalité. L’agriculture est une voie trés légitime, c’est pour ainsy dire, la benediction de nôtre mere la Terre, il est vray qu’elle est lente, cépendant si des gens riches s’y attachent, ils deviénnent ordinairement fort puissans. J’ay connu un seigneur anglois qui avoit acquis de grands biéns par cette voïe : il éstoit riche

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en troupeaux de gros et menu bétail, en bois, en mines de charbon, de plomb, et de fer, en bled, et autres choses de cette nature, désorte que sa terre paroissoit une mér pour luy par le grand nombre de choses qu’elle luy aportoit : quelqu’un remarquá alórs avec raison qu’il en avoit coûté dans le commencement beaucoup de soins a ce seigneur, pour acquerir un bien médiocre, mais que dans la suitte il éstoit parvénu sans peine a des grandes richesses, par ce que quand on a une fois des fonds sufisans pour profiter des bons marchés, et pour ache- ter chaque chose dans sa saison, on y trouve un gain considerable, que ceux qui ne sont pas en argent comptant ne scauroient faire, et qui enrichit aisément et en peu de temps.

Les profits des metiérs son honnêtes, ils viénnent principalement de la diligence, et de la reputation que donne la bonne foy. Mais je doute que les gains qui se font dans la pluspart des marchés soient bien legitimes surtout quand la nécéssité

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d’autrui (soit a acheter ou a vendre) fait le plus grand profit des marchands. Ordinaire- ment ces sortes de gens veulent gagner des deux costes, et se servent de toute sorte d’arti- fices pour suborner les courretiérs et pour émpêcher que d’autres ne traittent a des meilleures conditions

Les compagnies enrichissent lorsqu’- élles sont formées avec prudence. L'usure ést un des plus sûrs et des plus mauvais moiens de s’enrichir. Les usuriérs mangent leur pain, in sudore vultûs alieni, ils travaillent le diman- che. Mais quoique l’usure paroisse une voie sûre, elle a cependant ses hazards. Les notaires et les courretiers exagerent souvent pour leur interrest particuliér, les richésses des gens dont les affaires sont au fonds trés dérangées.

D’estre le premiér qui mét en vogue, et qui invente quelque chose de nouveau, ou qui obtient un privilége, aporte quelquefois une innondation de richésses comme il arriva à célui qui le prémier fit du sucre aux Isles Canaries. Lorsqu’on

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homme fait voir qu’il est verittable logicién, c’est a dire, lórsqu’il montre quil a de l’inven- tion et du jugement a proportion, il peu devenir fort riche en peu de temps, surtout si les conjonctures lui sont favorables. Mais célui qui ne cherche que des profits cértains parviént rarement a des grandes richésses et celui qui risque beaucoup perd ordinairemt tout. Il faut balancer avec jugement et connoistre si le gain est proportionné aux risques.

On acquiért facilement des grandes richésses par les monopoles quand les loix le permettent, surtout si l’on sait prévoir qu’elle sera la marchandise la plus recherchée.

Les richésses qu’on acquiért au service des rois et des grands, aportent avec élles une sorte de dignité ; mais si élles sont la récompense de la flattérie et d’un artifice bas, élles doivent éstre regardées comme les plus viles. Cependant d’aller a la chasse des testamens comme Tacite en accuse Sénéque, testamenta et arbos cervos tanquam

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indagine capi, est encore un plus infame moyen de s’enrichir, car on y emploie les mêmes artifices, et c’est avec dés pérsonnes d’un rang bien inferiéur a celles que l’on sért.

Ne croïés point facilement a ceux qui sémblent mépriser les richésses, ils méprisent les richésses qu’ils désésperent d’obtenir, et vous ne trouverés point de gens qui y soient plus attachés quand ils en ont une fois acquis.

On ne doit pas éstre in minutiis tenax. Les richesses ont des ailes, quelque fois elles s’envolent d’elles mêmes, et quelquefois aussi il faut les envoyer pour en ramenér d’autres.

On láisse ses richésses en mourant au public, a ses enfans, a ses parens, ou a ses amis. [Les médiocres richesses prospérent ordinairement d’avantage. Des grands biens laissés a un heritiér attirent les oyseaux de proye, s’il n’est pas d’un âge mûr et doüé d’un bon jugement.

Les fondations magnifiques pour

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le public sont des sacrifices sans sel, & des aumônes semblables aux sepulcres peints qui se corrompent bientost en dedans. N’afectés pas la quantité dans tout ce que vous donnés, mais la convenance, et observés une proportion juste et raisonnable. Ne diférés point jusqu’a vôtre mort a faire des œuvres de charité. Tout consideré, celui qui en use de la sorte est plustôt liberal du bien d’autruy que du sien propre.

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Des cérémonies et des complimans.

Il ést nécéssaire pour celui qui n’a qu’une vertu brute qu’elle soit d’un grand poids, comme la piérre doit éstre riche lorsqu’elle est montée sans feuille. Il en ést de la loüange, si on y fait attenti- on, comme du gain, les gains legers suivant le proverbe rendent la bourse pésante, car ils réviénnent souvent, mais les grands gains arrivent rarément. De même les petites choses attirent de grandes loüanges, l’usage en est continuel, et élles se font remarquér a chaque instant, au contraire l’occasion ést fort rare de méttre en œuvre quelque grande vertu , il ést donc certain que d’avoir des attentions, de la politesse, et de s’acquitter des cérémonies convénables

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contribüe beaucoup a nous attirer des loüanges. Ces maniéres polies et engageantes (comme disoit la reine Isabelle de Castille) sont des perpetuélles lettres de recommandation pour celui qui les a. Il sufit pour s’en instruire de ne pas les mépriser, et d’estre attentif aux maniéres des autres. Du reste on peut s’en fiér a soy même. Car si l’on se donne trop de peine pour ne rien ôméttre a cet egard on perd ce qu’il y a de plus éstimable qui est de paroître naturel et sans affectation. Les maniéres de quelques personnes ressemblent aux vers dont toutes les syllabes sont comptées. Lórsqu’on s’atta- che a des si pétites choses, on ne sauroit se rendre capables des grandes, mais de négliger les ceremonies convenables avec les autres leur aprend a les négliger avec nous, & quelquefois leur fait perdre le réspect ; sur tout il ne faut pas s’en dispénser a l'egard de ceux avec qui on n’est pas en familiarité, n’y avec les formalistes. Cependant trop de cérémonies et de complimens outrés peuvent diminüer la foy qu’on auroit en

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nous. Il y a une maniére adroitte de s’insinu- er dans les esprits même avec des complimens ordinaires, elle ést d’une grande utilité quand on peu l’attraper.

Comme on ést sûr de la familiarité entre personnes de même rang, il est bon de conserver la dignité. Mais on peu quelquefois se relâcher un peu a l'egard des inferieurs qui nous respectent.

Celui qui veut tenir le dé dans la conversation et dans les afaires fatigue et se rend moins estimable. De suivre simplement les autres peut’estre bon, pourvû qu’on le fasse d’une maniére qui prouve que c’est par attention et par politesse, et non pas par nonchalence et par trop de facilité. Il n’est pas mauvais d’ajouter quel- que chose du sién, lórsqu’on se range au sentiment d’un autre ; si vous vous rendez a son opinion, que ce soit avec quelque distinction, si vous acceptés son conseil, que ce soit en ajoutant quelques raisons aux siennes. Ne soyés pas trop complimenteur,

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quelques bonnes qualités que vous eussiés, vos envieux diroient au préjudice de vos vertus, ce n’est qu’un complimenteur et un afécté. On n’avance point aussi dans les afaires, lórsqu’on est trop ceremonieux, et qu’on regárde trop au temps et a l’occasion. Salomon dit, célui qui obsérve le vent ne semera point, et celui qui regarde aux nüages ne moissonnera pas un homme prudent saura faire naître plus d’occasions qu’il ne s’en présenteroit nullement, et doit éstre libre et aisé dans ses maniéres comme

dans ses habits. DR

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De l’envie.

De toutes les passions de l’ame, il n’y a que l’amour et l’envie qu’on croit qui ensorcelent. Toutes deux ont des désirs véhémens, et toutes deux ont leur source dans l’imagination. Ce sont la les choses qui contribuent aux enchantemens et aux maléfices, suposé qu’il y en ait dans le monde. Nous voyons aussi que l’ecriture sainte apélle l’envie un máuvais œil, et les astrologues apellent les influences malignes des planetes, mauvais aspécts, de maniére qu’il sémble qu’on conviénne qu’il y a dans les régards de l’envieux une vertu sécréte et invisible qui peut ofensér la personne enviée. Il y a eu des gens assés curieux pour rémarquer que le temps ou le coup d’œil de l’envieux est le plus rédoutable, c’est principalement lórsque la personne enviée est veüe dans un etat

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de gloire et de triomphe. L’envie ést alórs plus énvenimée et plus maligne. Outre que dans ces moments les esprits de la personne enviée s’epanouissent dava- ntage et viénnent a la rencontre du coup. Mais láissons ces curiosités, quoiqu’- élles ne soient pas indignes de remarque, elles conviennent mieux dans un autre ouvrage.

Nous allons considérer trois choses.

Quéls sont ceux qui sont plus sujéts a porter envie.

Quéls sont ceux qui sont les plus exposés a l’envie.

Et quélle diference il y a, éntre l’envie du public, et celle des particuliérs.

Célui qui n’a aucune vertu porte toujours envie a célle des autres. L’esprit de l’homme se plaist et se nourit du bon qui est en lui, ou du mal qui ést en autrui. Si l’un lui manque il se rassasie de l’autre. S’il n’aspire pas d’ateindre a une vertû qu’on admire

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il tâchera du moins de nuire a celui qui la possede, pour diminuér l’inégalité qui est entr’eux.

Un homme curieux qui veut tout savoir et qui s’ingere dans des afaires qui ne le regardent point, ést pour l’ordinaire envieux n’estant pas utile a ses interrests d’estre si pleinement instruit de ceux des autres. Il est vraysemblable qu’il trouve du plaisir a epiloguer leur conduitte et qu’il s’en fait une éspece de comedie. Celui qui ne pénse qu’a ses afaires propres, n’est point sujet a enviér autrui. L’envie ést une passion sans répos, une coureuse toujours dans l’agitation. Non est curiosus, quis idem sit malevolus.

Les personnes d’une náissance distinguée portent ordinairement envie aux hommes nouveaux qui s'élévent, par ce que la distance entr’eux n’est plus la même ; et comme il arrive quelquefois sur une riviére, lórsqu’un objét passe prés de nous, et qu’il s'avance avec rapidité que l’œil qui suit cét objét nous décoit et nous persuade que nous

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réculons, de la même maniére, ils s’imaginent reculér par ce que les autres avancent.

Les personnes diformes, les bâtards, les eunuques, et les vieillards sont sujéts a l’envie. Célui qui ne peut remédier a son estat fait ordinairement de son mieux pour avilir célui des autres, a moins que ces impérfections de la nature ne se trouvent jointes a une âme généreuse & heroique, qui cherche en quélque sorte a les tourner a son avantage, et qui veut faire dire, comme si c’estoit un miracle, qu’un eunuque ou qu’un boiteux a fait de grandes choses. Téls furent Narsés l’eunuque, Agésilaus, et Tamerlan qui éstoient boiteux.

Les hommes a qui il en coûte beaucoup pour sortir de leur estat, et s’eléver a quelque chose de mieux, sont aussi sujets a porter envie. Dés longtêms de mauvaise humeur contre la fortune, ils regardent les malheurs d’autrui comme un dédommagement des peines qu’ils ont soufert eux mêmes.

Ceux qui par légéreté ou par

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une vaine ostentation se piquent d’exceller en plusieurs choses, sont ordinairement envieux ils trouvent a chaque instant matiére a envie, par l’impossibilité que quelqu’un ne les surpasse pas en l’une des choses qu’ils afectent de savoir. Tel éstoit l’empereur Adrien qui portoit une envie mortélle aux poëtes, aux peintres, aux artisans, et enfin a toutes les personnes habiles dans les siences qu’il croyoit posséder.

Les parens, les associés en charge, et ceux qui ont esté elévér ensemble portent envie ordinairement a la fortune de leurs camarades. Ils régardent leur elévation comme un sujet de réproche pour eux qui les fait distinguer en mal, et qui est toujours presente a leur ésprit. Les autres aussi remar- quent d’avantage la difference qui se trouve entre eux.

L’envie s'augmente par les raports et par la renommée. Célle deCaïn contre Abel éstoit d’autant plus basse et inéxcusable que personne ne vit lórsque le sacrifice de son frere fût preferé au sién.

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A l'egard de ceux qui sont plus ou moins sujets a éstre enviés, nous dirons prémiérement que les personnes d’une vertu eminente lórsqu’elles s'elévent ont moins a craindre l’envie, par ce qu’on ést persuadé que cette fortune leur est deüe, et on envie pas ordinairement le payement d’une dette ; mais plustôt les largesses et les liberalités, l’envie aussi náît toujours de la comparai- son que l’on fait des autres avec soy même : ou il n’y a point de comparaison, il n’y a point d’envie, c’est pour cela que les rois ne sont enviés par les rois. On doit cependt remarquer que les gens de peu de merite sont plus enviés au commencement de leur fortune que dans la suitte, et au contraire ceux qui en ont beaucoup le sont moins au commencement qu’a la continüe, car quoyque leur vertu soit toujours la même, elle ne conserve pas toujours le même éclat, il parroist des nouveaux venus qui l’obscurcissent.

Les personnes d’une náissance illustre sont moins sujetes a éstre enviées

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Il semble quand élles sélévent que c’est un droit de leur náissance. Il ne parroist pas même que leur fortune soit fort augmentée, et l’envie est semblable aux rayons du soleil qui donnent avéc plus de force sur les costeaux que sur une plaine. Ainsy ceux qui s'avancent insensiblement sont moins enviés que ceux qui s’elévent tout d’un coup.

Lórsque les honneurs sont accom- pagnés de soins, de travaux et de perils, on envie moins ceux qui en jouissent. On trouve qu’ils achétent assés chér la gloire qui leur en reviént. Quelquefois même on les plaint, et la pitié guérit l’envie. Aussi les gens sages et politiques qui sont élévés aux dignités se plaignent ordinairement de la vie qu'ils ménent, et disent souvent, quantum patimur. Non qu’ils le sentent en éffet, mais pour émousser l’envie, c’est a dire lórsqu’on les employe dans les affaires, sans qu’ils parroiss.t le souhaitter. Car rién au contraire n’augme- nte plus l’envie qu’un désir plus ambitieux que bien sensé d’estre chargé d’un grand nombre d’affaires, et rien ne la diminüe

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d’avantage que lórsqu’un homme qui occupe les premiéres charges consérve dans leurs places tous ceux qui sont sous lui, et qu’il ne touche point aux droits, ni aux priviléges de leurs émplois. Ce sont alórs autant d'ecrans qui le garantissent de l’envie.

Il n’y a point de gens plus sujéts a éstre enviés que ceux qui portent leur fortune avec orgueil, qui ne paroissent contens qu’autant qu’ils font parade de leur crédit, ou de leur pouvoir, soit par une magnificence extérieure, ou en triomphant de toute oposition, et de toute compétition. Un homme prudent sacrifie quelquefois a l’envie, et se láisse vaincre dans les choses qu’il n’a pas fort a cœur. Il ést cépendant vray que de jouir de sa fortune d’une maniére ouverte & sans dissimulation, pourvû que ce soit sans arrogance, donne moins de prise a l’envie que si on marchoit avec artifice, et comme a la derobée. Il semble alórs qu’un homme désavoüe la fortune, comme sil reconnoissoit luy même qu’il n’est pas digne de ses faveurs, et c’est pour les autres un nouveau sujét

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de luy portér envie.

Enfin comme nous avons dit, au commencement que l’envie tenoit quelque chose de la sorcélerie, il faut la guérir comme l’on guerit les possedés, c’est a dire, transferer le sort, et le détournér sur un autre sujet. Aussi voit’on que ceux qui sont en posséssion des prémieres dignités introduisent par cette raison des personnages sur le théatre pour éstre chargés de l’envie, qui sans cela tomberoit sur eux. Ils la rejettent quelquefois sur ceux qui les servent, et quelquefois sur leur collegue. Ils ne manquent jámais pour joüer ce rôlle de personnes d’un caractere violent et ambitiéux, qui cherchent a éstre employés a quelque prix que ce puisse éstre.

Pour parlér a présent de l’envie publique, elle a en soi quelque chose de bon. Mais l’envie des particuliérs n’a rién que de mauvais. L’envie publique est une espéce d’ostracisme qui arreste ceux qui s’elévent trop, et qui met un frein aux grands pour les rétenir dans des justes bornes.

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Cette envie, en latin Invidia, que nous appéllons mécontentement, et dont nous traitteront plus au long en parlant des seditions, ést dans un etat comme une maladie contagieuse. Car comme la contagion se glisse dans les parties saines et les corrompt, de même l’envie tourne en haine et en mécontentement les ordres les plus justes, et les demarches les plus loüables du gouvernemt. Ainsi l’on gagne peu d’entremêler des actions plausibles et populaires a des actions odieuses. C’est montrer de la foiblesse et craindre l’envie qui, de même encore que les maux contagieux, attaque plustôt et plus violemment ceux qui la craignent.

Les ministres sont plus exposés a cette sorte d’envie que les rois même. Mais voicy une regle presque infaillible. Si l’envie contre le ministre est grande, quoique les motifs en soient légérs, ou si l’envie ést présque générale contre tous les ministres, l’envie alors en veut sécrettement au roy, ou a l’Estat.

Nous pouvons ajoûter de l’envie

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en général que c’est la plus importune, et la plus constante des passions. Les autres ne trouvent l’occasion de se montrer de temps en temps, mais on a raison de dire, Invidia festos dies non agit. L’envie travaille toujo- urs, et l’on a rémarqué que l’envie & l’amour font languir, efét que les autres passions ne produisent point, par ce qu’elles nous laissent toutes des relaches. C’est aussi la plus basse et la plus indigne des passions. Et le propre attribut du démon qui ést appellé l’envieux qui séme pendant la nuit l'ivroye parmi le bon grain. Car toujours l’envie travaille sécrettement et dans l’obscurité au préjudice des bonnes choses, telles que le

froment. DR

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De ce qu’on apélle nature dans les hommes.

Souvent la nature se tiént cachée, quelquefois elle ést vaincüe, mais rarement on peut la détruire, la contrainte même redouble sa force, si élle reprend le dessus. L'attention et les bons précéptes peu- vent l’arrester quélque temps, mais l’habitude seulle a le pouvoir de la réprimer et de la surmonter.

Célui qui cherche a corriger ses imperfections naturélles ne doit se tailler ni trop ni trop peu de bésogne, il courroit risque de perdre courage en manquant souvent d’arriver ou il se seroit proposé, ou bien il n’avanceroit pas assés quoiqu’il y arriva. Il doit s’exércer au commencement avéc

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des aides, comme ceux qui apprennent a nager en se soutenant sur des liéges, mais qu’il s'exerce ensuitte avec désavantage, comme les danseurs avec des souliérs lourds. Lorsque l’exercice ést au dessus de l’usage, on se rend plus parfait ; ou la nature est forte, et par consequent la victoire dificile, il faut aller par dégré. Prémiérément arrester la nature seulement pour quelque temps, comme célui qui s’estoit accoustumé lórsqu’il se séntoit en colére de repeter les lettres de l’alphabet avant de rien faire ; il faut ensuitte la moderer et la réduire peu a peu, comme quélqu’un qui ayant envie de quitter le vin, au lieu de plusieurs coups com- menceroit a n’en voire qu’un a chaque repas, et dans la suitte s’en sévreroit tout a fait. Mais cependant si un homme avoit la force et la résolution de s’affranchir tout d’un coup, ce seroit assurément le mieux.

Optimus ille animi vindex laedentia pectus. Vincula qui rupit, dedoluitque semel.

L’anciénne régle aussi n’est pas mauvaise de pliér la nature dans l’extremité

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contraire, comme un bâton qu’on veut rédrésser pourveu que le contraire ne soit pas un vice.

Ne vous forces pas a une habitu- de par un usage trop continuél, prenés quel- que rélâche. Les rélâches donnent plus de force a la nouvélle attaque. Celui qui n’est pas parfait dans ce qu'il pratique con- tinuellement court risque de tomber toujours dans les memes défauts, et de se faire une habitude de ce qu’il fait mal, comme de ce qu’il pratique le mieux. Le meilleur remede contre ces inconvenient ést une intermission a propos. Mais qu’on ne se fie pas trop a sa victoire sur la nature, elle restera longtemps ensévelie, et réprendra tout a coup ses premiéres inclinations, dans quelque occasion qui viendra la tenter ; semblable a la chate de la fable d’Esope qui aïant ésté changée en femme se tenoit fort bien assise a table jusqu’a ce qu’une souris vint a passer. Evités donc avec un grand soin telles occasions, ou faites vous une habitude si parfaitte de les surmonter qu’elles ne

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fassent plus la même impréssion sur vous.

Le penchant de la nature se rémar- que mieux dans le train [ordinaire, et dans les affaires journaliéres, ou on agit avéc moins d’etude ; il se remarque mieux aussi dans l’emportement, qui fait oubliér toutes les régles et tous les precéptes, enfin dans quélque cas subit, nouveau et impreveu, alórs l’habitude même n’a point de lieu ; heureux ceux dont le temperamment s’accor- de avéc leur perfection, autrement on peut dire, multum incola fuit anima mea.

Dans les etudes on doit préndre des heures fixes pour les donner a ce qui n’est pas si agréable, suivant son penchant naturél. Mais pour les choses qui nous plaisent, il ne faut pas s’embarrasser d’heures fixes. Nos pensées y voleront d’elles mêmes, et le temps qu’on a déstiné a aucun travail y sera emploié.

La nature a mis en nous des bonnes et des mauvaises choses. Cultivons donc avec soin les prémiéres, et déracinons les autres.

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De la dissimulation.

La dissimulation ést la plus foible partie de la politique, et de la prudence. Il faut beaucoup d’esprit pour savoir dire a propos la verité, et il faut du courage pour la dire ; ce sont donc les moins éstimables des politiques qui sont le plus dissimulés. Tacite dit que Livie savoit s’accommoder a l’art de son mari, et a la dissimulation de son fils, attribuant l'habilité et la politique a Auguste et la dissimulation a Thibere ; et quand Mucien conseille a Vespasien de prendre les armes contre Vittelius, nous n’avons pas dit’ il a combattre le grand discernement d’Auguste, ni l’adrésse consommée de Thibére. Il ést certain que l’art de se conduire, et la dissimulation sont deux facultés bien différentes. Si un homme a assés de

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pénétration et de jugement, pour discernér ce qu’il doit découvrir, ce qu’il doit cacher, ce qu’il ne doit láisser voir qu’en partie, a quelles gens, et dans quelle occasion, ce qui ést en éfét la veritable politique, ou l’árt de la vie (comme Tacite l'appelle avec raison) dans un tel homme la dissimulation seroit un embarras et une petitesse. Mais si les lumiéres ne sont pas si etendües, qu’il soit caché et dissimulé. Lorsqu’on ne peut arriver a l’excellent, il faut s’attacher au plus sûr dans le mediocre. Les aveugles ne doivent pas faire un pas sans beaucoup de précaution. Il est certain que les habiles gens ont toujours paru veritables et ouvérts dans leur maniére d’agir, mais ils éstoient en même temps comme les chevaux bien dressés, sachant quand il falloit tourner et s’arrester, et s’il arrivoit une nécéssité de dissimuler, l’opinion déja etablie de leur bonne foy les rendoit impenetrables.

Il y a trois maniéres de cacher ses desseins. La prémiére d’estre silencieux et sécret, et de ne pas donner occasion d’observer

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ce qu’on pense. La seconde la dissimulaón dans la négative, lórsqu’un donne adroitemt lieu de croire qu’on ne pense pas tout ce qu’on pense en éffet. La troisiéme est la fausseté pure, lorsqu’un homme feint d’estre, et prétend qu’on le croye, tout différent de ce qu’il ést veritablement dans le fond. Sur la premiére c’est la vertu d’un confess- eur, et sûrement celui qui sait bien gardér un sécret entend bien des confessions. Perso- nne ne s’ouvre a un etourdi, mais quand un homme a la réputation d’estre sûr dans le commérce, on a envie de lui découvrir ce qu’on pénse, et comme la confession n’est pas une utilité seulement, mais un soulagement pour le cœur de l’homme, ceux qui sont sécrets aprénnent bien des choses qu’on ne leur dit pas pour s’ouvrir l’esprit, mais pour sé décharger d’un fardeau. En un mot les matiéres sont du domaine de l’homme discrét. La nudité est méséante a l’esprit comme au corps. De n’estre pas trop découvert attire l’estime. Les grands parleurs

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ordinairement vains et crédules. Celui qui dit ce qu’il sait, dira aussi ce quil ne sait pas, l’habitude d’estre secret ést morale aussi bien que politique. Il est bon aussi que le visage ne démente pas la langue. C’est une grande imperféction de se láisser découvrir par des marques exteriéures qu’on examine et qu’on croit souvent plus que les paroles.

La séconde maniére qui ést la dissimulation dans la négative est souvent indispensable. Il faut nécéssairement qu’un homme sécret soit aussi dissimulé a certain dégré. Les hommes sont trop fins on ne sauroit garder un milieu si juste qu’ils n’apérçoivent de quél costé on incline. Par la maniere dónt on répond a leurs quéstions, ils se mettent sur les voyes, et vont bientost jusqu’au sentiment qu’on voudroit leur cacher. Si vous gardés le silence ils jugent par vôtre silence même, et pour les equivoques ils ne sauroient durer longtemps, de maniere que pour garder un secret, il faut nécéssai-

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-rement se donner la liberté d’estre un peu dissimulé seulement comme une consequénce du sécret.

Mais la troisiéme maniére qui ést le faux semblant, je la régarde comme la plus criminelle et la moins politique, si ce n’est dans les grandes affaires, et qui sont rares. L’habitude de feindre ce qui n’est point, vient d’une fausseté naturélle, d’un cœur bas et timide ou de quélqu’autre grand défaut qu'il est absolument nécéssaire de déguiser, et on continüe a éstre faux en tout, pour se tenir en habitude.

On retire trois grands avantages de la dissimulation, d’endormir l'oposition de surprendre ses adversaires qui sont en garde lórsqu’on marche a découvert, et de s’assurer une retraitte, car si l’on est enga- gé par sa déclaration propre, il faut venir a bout de son entreprise, ou l’on pérd sa réputation ; enfin de découvrir plus facilement les desseins des autres ; on s'ou- vre volontiers a ceux qui ont l’air ouvert, a la place de leurs paroles on leur fait part

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de ses pensées ; le proverbe espagnol ést trés vray, dites un mensonge et vous saurés une verité.

Il y a aussi trois inconveniens qui balancent ces trois avantages. Celui qui dissimule parroist manquer de confi- ance, et c’est un émpêchement considérable dans les affaires. En second lieu, il fait naître des doutes et de l’embarras dans l’esprit de ceux qui pouroient lui éstre utiles, et il est obligé de faire tout luy seul. Enfin le troisiême est le plus grand des inconveniens, c’est qu'il se prive du secours le plus utile dans l'action, qui ést l’autorité et le credit qui donne l’opinion de bonne foy.

Un composé parfait seroit d'avoir la reputation d’estre ouvert, l'habitude du du secret, la dissimulation dans son temps, et le faux semblant en son pouvoir, lórsqu’il n’y a pas d’autre remede.

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Des voyages.

Les voyages dans les pays etrangérs sont dans la jeunesse une partie de l’education, et une partie de l’experiénce dans les vieillards. Mais on peut dire de celui qui entreprend de voyager avant d’avoir fait quelques progrés dans la langue du païs ou il éntre, quil va a une ecole de grammaire, et non pas voiager. Il ést necéssaire que les jeunes gens voiagent sous la diréction d’un gouverneur, ou du moins de quelque domestique qui connoisse le païs ou ils se proposent d’aller, qui en sache la langue, et qui puisse les instruire de ce qui ést digne d’estre remarqué ; quélles liaisons, et quélles amitiés ils doivent contracter, & enfin quéls exercices, quéls arts, quélles scien- ces y sont les plus en vigueur, car autrement les jeunes gens voyageront les yeux bandés, et quoique hors de chés eux, ils ne remarqueront rién.

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C’est une chose trés etonnante que dans les voyages de mer, ou l’on ne voit que le ciél et l’eau, les hommes ont cependant la coûtume de faire des journeaux ; et dans les voyages de terre, ou il s’ofre tant de diverses choses a remarquer, ils n’en font point la plus part du temps, comme si les cas fortuits, et quelque chose qui arrive sans qu’on s'y soit attendu, méritoit moins d’estre marqué sur des ttablettes que des observations qu’on fait par une déliberation preméditée, on doit donc faire usage d’un journal, et voicy les choses qu’il faut obsérver.

Les cours des princes, surtout dans le temps que les ministres etrangérs sont admis a l’audiance, les cours de justice quand elles agitent des causes considerables, les assemblées du clergé ou consistoires ecclesiastiques les temples, et les monasteres avec les monumens qui y sont, les murailles, et les fortifications des grandes et petites villes, leurs ports, et leurs havres, les antiguités, et les ruines, les bibliotheques, les colleges, et les lieux ou l’on soutient des theses, les vaisseaux et les

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chantiers, les palais les plus magnifiques, les promenades aux environs des grandes villes, les arcenaux de mer, et de terre, les gréniers publics, les changes, les bourses, les magasins de marchandises, les accademies, a monter a chéval et a faire des armes, la levée des soldats et leur discipline, les spéctacles ou se rend la meilleure compagnie, les tresors des piérreries, les gardes meubles, les cabinets des curieux, et enfin tout ce qu'il y a de plus digne de remarque dans les lieux par ou l’on passe. Il faut que les gouverneurs s’informent avec attention de toutes ces choses, a l'egard des joûtes, des bals en masque, des festins, des nopces, des pompes funébres, des executions et autres spectacles de cette éspéce. Il n’est pas ordinairement nécéssaire d’en faire ressouvenir les jeunes gens, et il ne seroit pas bien aussi qu’ils les négligeassent tout a fait.

Si vous avés grande envie qu’un jeune homme reduise en abregé le fruit de son voyage, et qu’il recüeille beaucoup en peu de temps, voicy ce qu’il faut faire. Premierem.t

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Il ést nécéssaire (comme nous l’avons dit) qu’il ait fait avant d’entreprendre son voiage quelque progrés dans la langue du païs oû il va, et que son gouverneur (comme il a esté dit aussi) ait connoissance de ce païs, il faut aussi quil se soit muni de quelque livre, ou carte geographique du païs ou il voïage, qui lui servira comme de chef pour s’informer des principales choses, qu’il fasse un journal, qu’il ne séjourne pas trop long temps dans un même endroit, mais plus ou moins selon que le lieu le merite. Sans tomber dans l’excés, tandis qu’il restera dans quelque ville capitale, il doit changer souvent de demeure d’une extrémité de la ville a l’autre, car c’est le vray moyen de faire diverses connoissances et de s’instruire des coûtumes d’un grand nombre de personnes, qu’il evite la compagnie de ses compatriotes, qu’il mange dans les mêmes endroits, ou viénnent aussi manger les pérsonnes de la meilleure compa- gnie du païs ; lórsqu’il part d’un lieu pour aller dans un autre, qu’il tâche d’avoir des lettres de recommandation pour quelques

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personnes considerables, afin que par leur crédit il puisse plus facilement voir et connoître les choses dignes de curiosité. Tout cela son des moyens d’avancer l'utilité de son voiage. A l'egard des amitiés et des connoissances qu’il doit rechercher, la plus utile de toutes est celle des ministres des païs etrangers, par ce moyen en voyageant dans un païs, il peut prendre la connoissance, et s’instruire de ce qui regarde plusieurs autres nations, qu’il visite les personnes remarquables, et qui sont renommées chés les etrangérs, afin qu’il puisse juger par lui même si leur air & leurs maniéres repondent a la reputation qu’elles se sont acquises. Il faut fuir les quérélles et les disputes avec tout le soin imaginable. Elles náissent le plus souvent dans des débauches et pour des maitresses, pour le pas, pour des paroles offençcantes ; qu’on prénne donc bien garde de ne point fréquenter les querelleurs, ni les pérsonnes qui se font des ennemis, car ils nous mêleront infaillible- ment dans leurs disputes.

Quand nôtre voiageur retourne

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dans sa patrie qu’il n’oublie pas totalement les pais qu’il a parcourû, mais quil observe et qu’il cultive par un commerce de lettres l’amitié de ceux avéc qui il a fait connoiss.ce. J’entens de ceux qui sont les plus distingués, et qu’on s’apérçoive plutost qu’il a voyagé par ses discours, que par ses façons, et par sa maniere de se mettre. Cependant qu’il paroisse modéste et rétenu bien loin de faire le conteur, afin qu’on puisse connoître qu’il n’a pas quitté les coûtumes de sa nation pour faire parade des célles des etrangérs, mais plustost qu’il a cueilli des fleurs dans son voyage pour les transplanter en son

païs. DR

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De la dépense.

Le bien n’est fait que pour s’en servir, mais on doit l’emploier a des choses honnestes et qui fassent honneur. Les plus grandes dépenses doivent donc se mésurer suivant la dignité de la chose et de l’ocasion, c’est pour cela qu’on s’en dépoüille non seu- lement pour mériter le ciél, mais quelquefois aussi pour le service de sa patrie. Quant a la dépense journaliére chacun la doit proportionner a ses biens, et la menager suivant son revenû, sans se láisser aller a la nonchalence sur ses afaires ni donner occasion aux domestiques de voler. Il est bon aussi de la régler dans son imagin- ation sur un piéd plus haut qu’on ne sauroit en efet dépenser pour que le compte se trouve a la fin moins fort qu’on auroit pensé.

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90.

Celui ne voudra pas voir diminuer ses biens, doit se faire une loy de ne dépenser que la moitié de son révenu, & mettre l’autre a part. Celui qui veut augmen- ter son bien n’en doit dépenser que le tiérs. Ce n’est pas une bassésse aux plus grands seigneurs d’entrer dans le détail de leurs affaires ; plusieurs y ont de la répugnance, non pas tant par nonchalence que par l’apré- hension de les trouver si derangées, que cela ne les mette de mauvaise humeur. Mais on ne sauroit guerir des bléssures sans les sonder. Ceux qui n’ont pas la patiénce d’entrer dans le détail de leurs affaires, n’ont d’autre ressource que de choisir de bons intendans avéc la précaution de les changer de temps en temps par ce que les nouveaux venus sont plus timides et moins rusés. Celui qui ne peut point absolument donner un certain temps a ses affaires doit affermer ses biens, et mettre sa dépense a prix fait. Il faut que celui qui dépense beaucoup sur un article soit fort œconome sur un autre. Par exemple,

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91.

s’il aime a tenir une bonne table, il faut qu’il soit medeste en ses habits, s’il donne dans les meubles, il faut qu’il rétranche de son ecurie, ainsy du reste, car celui qui veut donner dans tout se ruinera indubitable- ment.

Celui qui songe a liquider son bien en voulant le faire trop promptement ; va contre ses interrests, de même que celui qui y apporte trop de delai, car l’on s’incommode autant en se hâtant trop de vendre, qu’a emprunter de l’argent a gros interrest. D’ail- leur si la pluspart du temps nous voyons qu’un grand dépensier reviéns toujours a son prémier train, que lui sert’il d’estre si prompt a vouloir débroüiller et raccommoder ses afaires, au lieu que ceux qui se débarassent peu a peu et comme par dégrés prennent l’ha- bitude de se régler et d’epargner, et par ce moien ils remedient a leurs biens et a leurs désordres en même temps. Celui qui a un vrai désir d’aporter remede au délabrement de ses afaires ne doit pas négliger les moindres bagatelles. Il y a moins de bássesse, la pluspart

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92.

du têms, a rétrancher les petites dépenses, qu’a s’abaisser a de petits grains. Alégard de la dépense journaliére il faut la régler de façon qu’on puisse toujours la soutenir sur le même pied qu’on a commencé. Il est vray que dans certaines occasions qui n’arrivent que rarement, on peut’estre plus magnifiques qu’a l’ordinaire.

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93.

Des Graces et de Ceux qui y prétendent.

On entreprend beaucoup d’afaires, on forme beaucoup de projéts, et les brigues des particuliérs nuisent au bien public. On entreprend aussi plusieurs afaires bonnes en élles mêmes, avéc des mauvaises intentions : J’entens non seulement des intentions corrom- pües, mais aussi ou il entre beaucoup de mauvaise foy, c’est a dire qu’on les entreprend sans avoir la moindre intention de les finir.

On trouve souvent des gens qui se chargent de vos deman[des, qui vous promettent de vous servir avéc ardeur, sans se souciér d’efectuer jámais leur promesse, cependant s’ils s’aperçoivent que l’afaire soit en train de réussir par un autre canal, ils voudront avoir part au succés, et chercheront avec soin quélque

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détour pour s’en faire honneur, et pour en tiré quelque recompense, ou énfin pendant que l’afaire ést pendante, ils feront leurs éforts pour tirér profit des éspérances.

Il y a aussi des personnes qui se chargent des prétentions des particuliérs, dans la seule veüe de porter quelque émpechement aux afaires des autres, et pour s’instruire en passant de quelque chose dont ils ne pouroient pas sans cela éstre informés, mais au fonds sans nulle inquiétude de ce que deviendra l’afaire dans laquelle ils ont uniquement songé a leur interrést particulier.

Il y en a éncore d’autres qui agissent de si mauvaise foy, qu’ils se chargeront de vos afaires avec un propos deliberé de les faire echoüer pour rendre un bon ofice a vôtre competiteur qu’ils protégent.

Il est cértain que dans les choses que plusieurs personnes demandent en même temps, l’egalité ne peut’estre si parfaite entr’eux que la balance ne panche de quelque costé. Si c’est une demande de justice, il y aura d’une part plus d’equité ou de même plus

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de merite si c’est une demande de grace, lórsque l’inclination porte quélqu’un a favorisér le parti le mois équitable, qu’il se sérve plustôt de son crédit pour accommoder que pour emporter l’afaire, et si quelqu’un en matiére de grace penche pour celui qui la merite moins, qu’il sabstiénne surtout de médire du plus digne et de le calomniér.

Lórsque vous n’estes pas bién au fait de certaines demandes, rapportés vous en au jugement de quélque ami intelligent et fidele qui vous instruise de ce que vous pouvés faire avec honneur, mais il faut bien de la prudence et de la circonspéction pour le choix d’un tél ami, autrement vous courés risque qu’on vous en impose sur tout, et d’estre mené par le nez.

Aujourd’hui ceux qui sollicite des graces, sont si sujets a essuïer des facheux rétardemens et des renvois perpetu- éls que la verité simple et sans déguisemtdéguisement, soit en réfusant d’abord de faire la chose,

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ou en disant naturélement l’etat dans lequel élle se trouve, ou en n’exigeant de réconnoissance que celle qui est deüe ; cette franchise, dis-je, ést devenüe non seulement loüable, mais encore agréable aux parties. Si de prévenir les autres dans la demande d’une grace, et de donner des éclarcissemens sur la chose demandée ne sont pas des raisons qui seules sufisent pour l’emporter sur les autres competiteurs, du moins est’il juste que la dilligence de célui qui a demandé le prémiér soit comptée pour quelque chose, et surtout de ne pas se servir a son préjudice des avis qu’il a donné.

C’est une simplicité d’ignorer le prix de ce que l’on demande, et c’est l’efet d’une mauvaise conscience, de ne pas faire fonds principalement sur la justice de sa demande.

Il est trés important de ne pas láisser pénétrer les demandes que l’on veut faire, car quoique l’on puisse rébuter plusiéurs des pretendans en découvrant

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ses justes éspérances, il est certain nean- moins que cela en excite d’autres, et les anime aux mêmes pretentions, surtout si l’occasion l’emporte dans les graces que l’on demande, je dis occasion, non seulement alégard de ceux qui sont en droit de réfuser ou d’accorder les graces, mais encore alégard de ceux qui pouroient entrér en competition, ou vous éstre contraires.

Dans le choix que vous ferés d’une pérsonne que vous voudrés cha- ger du soin de vos afaires, regardés plustôt a la convenance, qu’au rang qu’elle tient, et choisissés plustôt celui qui se mêle de peû d’afaires, que celui que les embrasse toutes.

Quelquefois le fruit d’un réfus ést aussi avantageux que la grace qu’on demandoit, pourvû qu’on ne laisse pas apércevoit qu’on a le courage abattu, et qu’on est dépité, iniquum aut œquum feras. Cette maxime n’est pas mauvaise pour ceux qui ont de la faveur, autrement

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et vaudroit beaucoup mieux parvenir par dégrés a ce que nous demandons & obtenir toujours quelque chose en attendant, car celui qui dans le commencement n’a pas parû faire cas de l’afection de celui qui le sollicitoit, aura de la peine a se résoudre dans la suite a pérdre l’afection du suppliant et les graces qu’il luy a dés-ja accordées.

Il semble qu’il soit établi qu’on accorde les lettres de récommandation sans beaucoup de consideration, cépendant si élles sont prodigueés pour des choses injustes et peu convenables la réputation de celui qui les ecrit en souffre.

L’espéce d’hommes la plus dángereuse dans une république sont en général tous ceux qui fardent et qui ajustent lès prétentions d’un chacun, et qui leur donnent un air de justice & d’equité. C’est une vraye peste dans un Estat, et la corruption totale des

afaires. DR

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Des Peres et des Enfans.

La joye des peres ést interieure, et reste cachée de même que leurs crain- tes et leurs aflictions. Ils ne peuvent exprimer leurs plaisirs, et ne veulent découvrir leurs chagrins. Il est sûr que d’un costé les enfans adoucissent les travaux, et de l’autre rendent les mal’heurs bien plus cuisans ; Ils multiplient les soins et les inquiétudes, mais en récom- pense ils adoucissent le souvenir de la mort. La génération est commune aux bestes, mais la reputation qui réste de soy, le merite, et les belles actions, sont un tribut particuliér a l’homme. On peu remarquer que les ouvrages les plus nobles, et les plus grandes fondations ont ésté faites par ceux qui n’avoient point d’enfans. Ils semblent avoir emploiés

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tous leurs soins a exprimer l’image de leur pensée, et rién ne prouve plus clairement que ceux qui n’ont point d’enfans travaillent d’avantage a faire passer leur memoire a la posterite.

Les hommes qui ont illustré & fait connoître leurs familles sont ordi- nairement trés indulgens envérs leurs enfans, ils les régardent non seulement comme ceux qui doivent perpétuer leur race, mais encore comme les heritiérs de leurs glorieuses actions, ils les considerent comme leurs enfans, et en même temps comme leurs créatures.

Les peres qui ont plusieurs enfans n’ont pas pour tous une egale tendresse, souvent ils sont injustes, et les meres surtout tombent communement dans ce déffaut, ce qui a fait dire a Salomon, filius sapiens lœtificat patrem, filius vero stultus mœstitiœ est matris suœ. On remarque présque toujours dans une nombreuse famille, qu’on fait grand cas d’un des aisnés, et qu’il y en

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a un autre parmi les plus jeunes qui fait les délices du pere et de la mere, ceux qui sont dans le milieu sont présque oubliés, quoi qu’ordinairement ils se tourn- ent plus au bien que les autres.

L’avarice des peres envéris leurs enfans est trés condamnable, élle abât le courage des jeunes gens, les porte a tromper, les engage a fréquenter les mauvaises compagnies, et quand ils sont une fois maitres de leurs biens, ils en ont plus de penchant pour le luxe, et il arrive pour l’ordinaire qu’ils se ruinent en peu de temps. Le meilleur parti pour les peres est d’user de liberalité a légard de leurs enfans en consecuant toujours pour eux leur autorité naturelle.

C’est une coûtume ordinaire et fort mauvaise des peres, des precepteurs, et des domestiques, de faire naître et d’entretenir entre les freres dans leur enf- ance une certaine emulation qui produit souvent des discordes lórsqu’ils sont dans un age avancé, et qui cause des divisions

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dans les familles.

Les italiens ne font pas grande difference entre les fils, les neveux, et les proches parents, pourvû qu’ils soient de la même famille, ils ne s’embarrassent gueres qu’ils descendent de la ligne dirécte ou collaterale ; a dire vray, c’est toujours le même sang. Nous voyons même trés souvent que le nepveu ressemble plus à un de ses oncles ou a un proche parent, qu’a son propre pere, comme si le sang se pérpétuoit par un certain hazard sans suitte.

C’est dans l’age le plus tendre des enfans que les parens doivent songer a quél etat ils veulent les déstiner, parce- qu’alórs ils sont plus souples et plus dociles. Ils ne doivent pas trop régarder a l’inclinati- on des enfans dans le choix qu’ils fairont pour eux, ni penser qu’ils réussiront mieux du costé ou ils parroissent s’incliner. Il ést vray cependant qui si les enfans ont un desir ardent et une grande facilité pour certaine etude, il ne convient pas de

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s’opposer a la nature, ni au penchant qui les y porte, mais pour l’ordinaire le meilleur precepte a suivre, c’est, optimum elige, suave & facile illud faciet cousuetudo.

La pluspart du temps les cadets sont les enfans de la fortune, mais ils reussissent trés rarement, ou pour mieux dire ils ne reussissent jámais, lórsqu’on a pour l’amour déux, desherité leurs aisnés.

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De L’usure.

On a imaginé plusieurs sortes d’invectives contre les usuriérs, on dit qu’il ést bien triste que le diable vole la part de dieu, a savoir : la dime, que les usuriérs sont les plus grands profanateurs du jour du sabath, puisque leur travail n’a point de rélâche le jour même du dimanche, que l’usurier ést semblable a la guêpe dont parle Virgile,iguavum fucos pecus a préde- pibus arcent, que les usuriérs se soustraiyent a la premiére loy que dieu donna a l’homme aprés sa chutte qui fut in sudore vultus tui comodes panem tuum, et non pas in sudoré vultus alieni, que les usuriers devroint porter des marques demême que les juifs, par ce qu’ils leurs ressemblent dans la maniere de faire leur commerce, enfin que c’est une chose contre nature que l’argent produise

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l’argent, et pour moy je dis que l’usure est tolereé acause de la dureté du cœur des hommes, et qu’il faut la permettre puisque N.teNote par l’usure quel’auteur semble icyapprouver, il n’entendque l’interet que lepréteur tire de sonargent, conformémentau loix ou aux margesqui font autorités parle gouvernement. DRc’est une nécéssité que les hommes entr’eux prêtent et empruntent reciproquement, et qu’ils sont trop interressés pour prester sans rétribution. Plusieurs personnes ont imaginé des banques, des changes publics et autres inventions de cette espéce subtiles et peu solides. Mais peu de gens ont raisonné fonciérement et utilement sur l’usure ; il seroit trés utile de nous mettre devant les yeux ces abus et ces avantages, pour en connoître le bon et le mauvais, et en faire la distinction, et surtout prendre bien garde qu’en permettant l’usure pour le moins mau- vais nous ne nous abusions et ne tombions dans le pire.

Les inconvéniens de l’usure sont ceux-ci ; prémiérement : elle diminüe le nombre des marchands, car si l’on abolissois ce lâche commerce de l’usure, l’argent ne croupiroit pas dans l’oisiveté, et la plus grande partie seroit emploiee en marchandi-

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ises, qui sont dans chaque etat, comme la vena porta, pour introduire l’opulence ; seconde- ment l’usure rend les marchands pauvres, comme un fermiér ne peut pas si bien culti- ver sa terre s’il est obligé de paier une trop grosse rente, de même le marchand ne peut pas faire son négoce avéc commodité & profit, s’il ést obligé de se servir d’un argent qu’il a emprunté a gros interrést. Le troisiéme inconvenient ést comme attaché aux deux premiérs, scavoir, la diminuation des doüanes publiques, qui ont leur flux et reflux suivant le commerce. La quatriéme qu’elle rassemble l’argent d’un royaume et d’une république dans les mains d’un petit nombre de persoñes, car le gain de l’usuriér éstant certain, et celui des autres trés casuél, il arrive certainement a la fin, ce qui arrive au jeu, ou la plus grande partie de l’argent reste a celui qui fournit les cartes, et il est indubitable qu’un Etat fleurit, lórsque l’argent ést dispercé dans le publique, et qu’il n’est point réservé. Le cinquiéme, qu’elle abaisse le prix des terres, et des immeubles, car pour l’ordinaire l’emploi

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de l’argent est tout en marchandises, ou en terres, et l’usure sémble s’opposer a tous les deux. Sixiémement ; qu’elle détourne du travail, qu’elle empêche lindustrie, et les nouvelles inventions, l’argent se remüeroit pour toutes ces choses, sil n’estoit réténu par cet engourdissement ; enfin pour tout dire l’usure est un vers, une tigne qui suce le plus pur du sang d’une infinite de personnes, et qui produit dans la suitte du temps une misere générale.

Voici d’un autre costé les avantages de l’usure. Premiérement suposé qu’elle nuise au commérce de quelques uns, elle est fort utile a d’autres. Car il est trés cer- tain que la plus grande partie du commerce se fait par les jeunes marchands qui empru- ntent a interrêt, de façon que si l’usuriér veut retirer, ou ne pas préster son argent, il s’en suivra nécéssairement la suspension et la ruine totale du commerce. En second lieu, si l’argent qu’on émprunte a interrest manquoit aux hommes dans leurs préssants bésoins, ils séroient bientost reduits aux

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derniéres extremités, puisqu’ils seroient forcés de vendre a fort vil prix leurs biens, soit meubles ou immeubles ainsy au lieu que l’usure ne fait que les miner peù a peù, les prompts remboursemens les renverseroient tous d’un coup, les hipotheques, ou ce qu’on appélle obligations mortes ne remedieroient pas a ce mal, car, ou ceux qui prêtent a hipoteque veulent qu’on leur paye des interrests, ou bien s’ils ne sont pas remboursés au jour préfix ils en agissent a toute rigueur, et ne cherchent qu’a se faire adjuger la confiscation. Je me souviens sur ce sujet d’un certain campagnard trés riche et trés avare qui avoit coûtume de dire, in malam crucem abeat ista fœneratio, impedi- mento est quo minus pignorum et obligationum penas exigere possimus. Voicy le troisiéme et le dernier inconvenient. C’est un conte de simaginer qu’on puisse etablir les choses de maniére qu’on preste de l’argent sans interrest, il est donc impossible de concevoir tous les inconvéniens qui en resulteroient, si on vouloit détruire l’usage établi de retirer un interrest de l’argent que l’on preste, c’est pour cela qu’il

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y auroit de la folie de vouloir entiérement abolir l’usure. Toutes les républiques l’ont tolerée, mais en la fixant, et puisque lentiére abolition de l’usure est impraticable, parlons maintenant des modifications et de la regle qu’on y peut mettre, par quels moyens on peut en eviter les inconveniens, et en consérvér les avantages. Il me parroist qu’en pésant les uns et les autres, et les confrontant éntre eux, ce que nous avons désja fait, nous trouverons des choses qui se peuvent concilier. La prémiére est de limer les dents de l’usurier de peur qu’il ne morde trop fort ; la seconde ést d’ouvrir une route a ceux qui ont de l’argent qui les invite a prester aux marchands, afin que le commerce ne tombe ni ne l’angoisse, et ceci ne scauroit s’exécuter a moins que vous ne mettiés deux taux differents a l’usure, l'un plus bas, et l’autre plus haut, car si vous les reduisés généralement au plus petit, vous soulagerés un peu je l’avoüe l’emprunter, mais un march- and ne trouvera pas de largent avéc facilité, et il faut encore remarquér que comme le

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metier des commerçeans ést le plus lucratif de tous, il peut parconsequent soutenir des émprunts a un denier plus haut, aulieu que les autres ne le peuvent pas. Voici ce qu’il faut faire pour ajuster ces deux points, quil y ait deux taxes pour l’usure, l’une libre et générale pour tout le monde, l’autre seulement permise a certaines pérsonnes et en certains lieux de la république ou le négoce fleuris. Prémiérement donc si vous voulés m’en croire que tous interrest general se reduise a cinq pour cent par an, et que cette taxe soit publiée par edit et déclarée libre a tout le monde, et que le prince ou la république rénonce a toute amande envers ceux qui retireront seulement ce bénéfice, par la les emprunts aurons un libre cours, et ce sera un grand soulagement pour une infinité de personnes qui habitent la campagne, le prix des terres en sera aussi fort augmenté puisqu’en Angleterre leur valeur annuélle va a six pour cent, et qu’elle exedera par consequent la taxe de l’usure qui ne monte qu’a cinq. Par ce

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moyen encore l’industrie sera exciteé, et ceux qui sattacheront au négoce pourront facilemtfacilement en tirer un profit plus considerable que celui que nous venons de fixér a l’usure. Secon- dement, qu’on donne permission a certaines personnes de prester de l’argent a des mar- chands connus, et non a quelqu’autre pers- onne que ce puisse éstre, mais que cela se fasse a cette condition que l’usure, même célle dont nous parlons actuellement, sera un peu plus moderée que celles qu’ils païoient au-paravant. De cette maniére marchands et autres y trouveront du soulagement, mais que cet etablissement ne se fasse pas par une banque, ni par aucun autre fonds public, que chacun aucontraire soit le maitre de son argent, non que je désaprouve entierement les banques, mais par ce qu’on y prendroit de la confiance dificilement. Que le prince ou la republique exige quelque rétribution pour les permissions qu’on ac[cordera, et que le surplus du bénéfie aille a celui qui preste, si on se contente de ne diminüer qu’un peu le profit de l’usurier, il

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ne sera pas détourné de continüer son meti- er, car celui qui par exemple avoit accoûtu- mé de prendre neuf ou dix pour cent par an, se contentera de huit plustost que d’abandonner l’usure, ou autrement il hazarde- ra le certain pour l’incertain. Que le nombre de ceux a qui on accordera la permission d’emprunter ne soit pas limité. Mais qu’on l’accorde que dans les villes ou le commerce fleurit, car de cette maniére ils nauront pas la commodité, sous pretexte de permissions de prester l’argent d’autrui au lieu du leur, et la taxe de huit ou neuf par permission n’empêchera pas la taxe courante de cinq pour cent, par ce qu’on n’aime pas a envoïer son argent bien loin de soy, ni a le mettre en des mains inconnües.

Si quélqu’un trouve que ceci enquelque maniére autorise l’usure, qui n’estoit auparav- ant permise qu’en certains endroits, je répons qu’il vaut beaucoup mieux permettre une usure ouverte et déclarée, que de souffrir par connive- nce tous les ravages qu’elle fait.

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Du Dévoir des Juges.

Les juges doivent se réssouvenir que leur dévoir est jus dicere et non pas jus dare, c’est a dire d’interprester la loy et non pas de la faire. Il faut qu’un juge soit plustost savant que subtil, plus vénérable que populaire, plus grave que présomptueux, mais sur toutes choses il doit éstre integre, c’est la vertu qui lui conviént. Maledictus sit, dit la loy, qui terminum terrœ moret antiquum. Maudit célui qui change les anciénnes limites de la terre, sans doute celui qui transporte la piérre qui marque les confins ést trés coupable, mais un juge injuste ést celui principalem- ent qui change les bornes lórsqu’il prononce une sentence inique, sur une terre, ou sur la propriété d’un bien ; un seul jugement mal rendu cause plus de mal que plusieurs

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autres mauvais exemples, ceux-ci corrompent les autres petits ruisseaux, et l’autre empoison- ne la source. Salomon s’explique ainsy ;fons turbatus & vaïna corrupta est, justus cadens in causâ coram adversarium. Le devoir d’un juge ést rélatif en partie aux plaideurs en partie aux avocats, et aux ministres de justice qui leur sont subordonnés, ou enfin au prince, et au gouvernement.

Prémiérément pour ce qui regarde les causes et les parties qui plaident, l’ecriture dit, sunt qui judicium vertunt in absentum. On peut dire en effet que l’injustice rend une sentence amere, et on peut dire aussi qu’elle s’aigrit par les délais.

Un bon juge s’attache principalemtprincipalement a réprimer la violence et la fraude. Plus la premiére est manifeste, et plus l’autre ést couverte et déguisée, plus elles sont pernicieu- ses, ajoutés aussi les procés contentieux que les cours de justice devroient rejétter comme une viande empoissonée. Il sied bien a un juge d’aplanir les chemins a une juste sentence. C’est ainsy que dieu

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en use, valles exaltando, colles deprimendo. Ainsy quand le juge s’apperçoit qu’une des deux parties et favorisée par quelque puissance, soit en persécutant l’autre avec opiniatreté, soit par des artifices, par des cabales, par la protéction des personnes en place, ou par l’inegalité des avocats, pour lórs la vertû du juge doit se montrer en égalisant les choses inégales, de maniére que le jugement puisse rester ferme et inébran- lable, comme sur un terrein plein et uni.

Qui fortiter emungit elicit sanguinem. Le pressoir trop serré rend le vin âpre et de mauvais goust. Le juge ne doit donc pas se láisser aller a de dures interpretations des loix, ni a tirer des consequences trop recherchées, puisqu’il ni a point de pire gêne que de violenter les loix, surtout il doit prendre garde dans les loix pénalles de ne pas interpr- eter avec plus de severité célles qui n’ont esté faites que pour epouventer, et de ne pas verser sur le peuple la pluie dont parle l’ecriture. Pluet super eos laqueos. En éfét si les loix pénalles sont suivies sans misericorde

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on peut les comparer a une pluïe de cordes et de lats qui tomberont sur les peuples, c’est pour cela que si ces loix ne sont plus en usage, ou qu'elles conviénnent peu au temps present, il ést de la prudence des juges d’en restraindre l’execution. Judicis oficium est ut res ita tempora rerum &a. Il conviént aux juges dans les crimes de mort de se láisser fléchir a la misericorde autant que les loix le peuvent permettre, d’envisager l’exemple avéc severité et le criminel avec compassion, la patience et la gravité a écouter les plaidoïers sont des parties essentiélles a la justice. Le juge qui se plaist a interrompre n’est pas cymbalum bene sonans. Un juge ést blamable de prévenir par trop de vivacité ce que l’avocat doit dire, et dont il auroit esté mieux instruit en se donnant la patiénce découter, il ne doit point aussi interrompre trop tost les preuves ou les conclusions des avocats, ni prevenir les informations par des questions, quand même elles seroient nécéssaires au sujet.

Les obligations d’un juge a l’audience se reduisent en quatre. De régler la suitte des

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preuves ; de moderer la longueur des plaidoïers, ou ce qui n’a aucun rapport a l’afaire en ques- tion ; de rassembler, triér, et recapitulier les poincts principaux qu’on a avancé, et enfin de prononcer la sentence. Tout ce qu’on fait au dela est de trop, et ést produit par la vanité, par le désir de parler, par limpatience découter, et vient d’une foiblesse de memoire, ou énfin de n’avoir pas presté une attention egale et tranquille.

C’est une chose etonnante de voir la pluspart du temps jusqu’ou va l’audace des avocats a l’egard des juges qui doivent a l’exemple de dieu au tribunal duquel ils sont assis, abattre les orgueilleux et elever les humbles ; mais il est encore bien plus étonnant de voir des juges favoriser certains avocats ouvertemens et sans garder aucune mesure, ce qui contribüe a rencherir leur travail & augmenter les épices, et qui donne en même temps des soupçons de corruption, et qui pers- uade quils ont accés chés les juges, lórsqu’une cause a esté bien plaidée et dans l’ordre requis, le juge doit donner des loüanges a l’avocat

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surtout s’il a perdu la cause, c’est un moyen de soutenir son credit auprés de ses clients, et en même temps luy faire perdre l’opinion qu’il avoit de l’afaire. Il faut aussi pour le bien public faire une légére réprimande aux avocats, lórsqu’ils donnent des conseils trop rusés, quand on apperçoit de la négligence ou de la nonchalence de leur part, quand les informations son trop légéres, ou enfin lórsquils montrent une importunité indiscrétte ou de l’imprudence a déffendre leur cause.

Un avocat doit avoir attention a ne pas importuner les juges, a ne pas faire trop du bruit, et il ne luy ést point permis d’user de finésse pour remettre encore sur le tapis une affaire désja jugée. D’un autre costé le juge ne doit point interrompre son plaidoyer, pour ne pas donner occasion a la partie de se plaindre que son avocat, ni ses preuves n’on pas esté entierement oüies. Troisiémement. Pour ce qui régarde les greffiérs, les notaires et autres bas officiérs, le tribunal de la justice est comme un lieu sacré, dónt non seulement le tribunal,

mais

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mais encore les bancs et l’enceinte doivent éstre exempts de scandale et de corruption, car comme dis l’ecriture, non colligentur uvœ ex spinis. De même la justice ne saurois produ- ire de bons fruits parmi les ronces et les buissons, c’est a dire, parmi tous ces gens de plume trop avides du gain.

Il y a dans le barreau quatre espéces d’hommes pernicieux.

Ceux qui en sémant des procés engraissent les cours et maigrissent les peuples.

Ceux qui engagent les cours dans des conflits de jurisdiction, et qui ne sont point (quoiqu’ils le paroissent) amis de la cour, mais ils en sont comme les parasites, ils font náitre et entretiennent chez elle l’orgueil par leurs dicours flateurs et seduisans plus qu’il ne conviendroit a ses propres interrests.

Ceux qu’on peu régarder comme la main gauche des cours, qui par des subtérfuges et des échapatoires font prendre de mauvais biais aux procedures, et entrai-

nent

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la justice vers des routes écarteés et dans des labirinthes.

Enfin les voleurs ou exacteurs impitoyables qui rendent juste la comparaison qu’on fait des cours aux buissons, sous lesquéls les brebis se retirent pendant l’orage, et qui y láissent ordinairement une partie de leur toison. Au contraire un greffiér ancién & honneste homme, éxpert dans les actes qu’on a déja passés, circonspect dans ceux qu’on couche de nouveau, et entendu pour les interrêts de la cour, ést un excellent guide pour elle, et montre souvent aux juges même la route qu’ils doivent tenir.

Quatriémement pour ce qui regarde le prince, ou l’Etat, les juges doivent avant tout se rapeller la conclusion des douze tables romaines, salus populi, suprema lex ; et établir pour régle certaine que si les loix ne tendent pas a ce but, on doit les régarder comme captieuses, et comme de faux oracles. C’est pour cela que tout ést en ordre et bien conduit, lórsque le prince délibere souvent avéc les juges, et que les

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Juges aussi consultent souvent l’Etat et le souverain. Le prince lórsqu’il se rencontre une quéstion de droit dans les déliberations politiques, et les juges lórsqu’ils se présentent des raisons d’Etat dans des matiéres de droit. Car il arrive souvent qu’une afaire portée en justice qui ne roulle que sur, meum authium a cépendant des consequences qui peuvent interresser l’Etat, et j’entens par raison d’Etat, non seulement ce qui attaque les droits royaux mais éncore ce qui peut causér quelque nouveauté ou quelque exemple dangereux, ou enfin ce qui peut vraisembla- blement éstre a charge a la plus grande partie du peuple que personne n’ait l’esprit assés faux ni assés simple pour s’imaginer que les loix justes ne peuvent pas s’impati- ser avec la saine politique, car ces deux choses sont comme les esprits vitaux et les nérfs qui se meuvent les uns dans les autres. Les juges doivent aussi se réssouvenir que le thrône de Salomon éstoit soutenu par des lions, qu’ils soient donc des lions, mais des lions pour le

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thrône, qui veillent pour qu’on n’attaque et qu’on ne préjudicie en rién aux droits royaux. Enfin que les juges ne soient pas assés peu instruits de leurs droits et de leurs prérogatives, pour ignorer que ce poinct capital leur reste, qui est l’autorité de faire un sage et prudent usage, et une application raisonnable des loix, en éfét ils peuvent se rapeller dans l’esprit, ce discours de l’apostre de la loy, qui surpasse les loix humaines. Non seimus quia lex bona est modo qui eâ utatur légitime.

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De La Vicissitude des Choses.

Salomon dit, nihil novum super terram. Ce qui se raporte a lidée de Platon qui pensoit, omnem scientiam nihil aliud esse quam reminissentiam, et a ce que Salomon décide aussi dans un autre endroit, omnem novitatem nihil aliud esse quam oblivionem. De tout cela on peut conclure que le fleuve Lethé coule sur la terre aussi bien que dans les Enfers.

Il y a certain astrologue peu connu et fort abstrait qui assure. Nisi in causam fuissem duœ res constantes (una quod stellœ unquam propius sibi invicem aceedam, aut longius a se diseedam, cœtera quod motus diurnus non varien) ne momentum quiddum temporis indivi- duum aliquod duraré potuisses.

Il est certain que la matiére ést

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dans un mouvement pérpétuél et qu’elle ne s’arreste jamais, mais les déluges et les tremblements de terre sont les grands voiles de la mort qui ensévelissent tout dans l’oubli. Alégard des incendies et des grandes séchéresses, elles nabsorbent ni ne détruisent pas un peuple de fonds en comble, la fable de Platon nous répresente la briéveté dun embrasement, qui n’a duré que l’espace d’un jour, et la séchéresse de trois années du temps d’Elie fût particuliére, et élle nemporta pas tout le monde. Alégard des embrasemens qui arrivent assés communement dans les Indes orientales par des eclats de foudre, ils n’embrasent pas une vaste éstendüe du Païs. Je passe aussi sous silence les ravages de la peste, parce quelle ne ravit pas tout, mais pour les deux grandes calamités, des déluges, et des tremblements de terre ; il faut remarquer que ceux qui en echapent sont ordinairement des gens grossiérs qui ont vécû dans les monta- gnes, et qui sont incapables de donner

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une tradition des temps, de maniére que toutes choses restent ensevelies dans l’oubli, comme si aucun homme n’avoit survécû.

Si quelqu’un veut considerer avéc attention la condition des Indiens de l’Amerique, il trouvera de la probabilité a les régarder comme un peuple plus neuf et plus jeune que célui de l’ancién monde, mais il n’est pas vraysemblable que leur déstruction anciénnement soit venüe d’un tremblement de terre, comme un prestre egiptién le comptoit a Solon. Alégard de l’isle atlentique quil disoit avoir esté engloutie par un de ces trem- blemens, mais bien plustôt que c’est un déluge particuliér qui avoit détruit le nouveau monde. Car en éfet les tremblemens de terre y sont peu frequens, mais en révanche il y a de si vastes fleuves & si profonds, que ceux de l’Asie, de l’Afrique, et de l’Europe ne sont que des petits ruisseaux en comparaison. Leurs monta- gnes sont aussi plus hautes que les nôtres, dôu l’on peut conjecturer que les restes de

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leurs races se sont conservës dans ces montagnes, pendant et aprés leur déluge particuliér. Mais pour l’observation de Machiavel qui pretend que la jálousie et l’emulation des sectes contribuent beauc- oup a abolir la memoire des choses, et qui voudroit noircir la réputation de Gregoire le Grand pour avoir travaillé de toutes ses forces a détruire les antiquités payennes. Je ne trouve pas qu’un pareil zele puisse produire aucun grand éffét, ni éstre de durée, comme l’on peut le remarquer dans Fabianus successeur de Grégoire qui fit, pour ainsi dire ressusciter les mêmes antiquités ensévelies par son prédecesseur.

Les vicissitudes ou les mutations dans les globes céléstes, n’est pas une matiére a traitter ici bien au long, si le monde n’avoit pas esté déstiné de tout temps a finir, peut’estre que la grande année de Platon auroit produit quelque éfét, nón pas en renouvellant les corps des individus, car cest une folie, et même une vanité a ceux qui pensent que les

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corps céléstes ont de grandes inflüences sur chacun de nous en particulier, mais en renouvellant le total et la masse des choses. Les cométes inflüent sans doute un peu sur cette masse entiére. Mais les hommes sont aprésent trop négligeans et trop peu curieux pour faire des obsérv- ations la déssus ; ils régardent plustôt avec etonnement leurs cours, qu’ils n’en observent avéc sagésse les éféts, surtout ceux qui pourroient se comparér entr’eux, par exemple, une cométe d’une télle grandeur, d’une télle couleur et clarté, d’un tél circuit de rayons, dans une télle assiétte par raport a la région du ciél, dans quél temps de l’année élle a parû, de sa route, ou de son cours, de sa durée, et enfin quéls éféts élle a produit.

Ce que j’ay oüi dire anciénnement ne me paroît pas une chose d’un grand poids, je ne voudrois pas cependant qu’on la méprises entiérement. On disoit qu’on avoit remarqué dans le païs bas que

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tous les trente cinq ans on y voyoit renou- veller la même temperature, les mêmes suites et révolutions des saisons, comme des grandes geleés, des grandes inondaõns, des grandes sécheresses, des hiverts plus doux, des etés plus froids &a. Ils appellent cette petitte révolution dannées, la prime ; auréste je raporte ceci par ce qu’en me rapelant le passé, j’y ay trouvé un raport non pas tout a fait exact, mais fort peu différent.

Mais láissons ces obsérvations de la nature, pour venir a ce qui régarde lés hommes, la plus grande vicissitude qu’on remarque parmi eux, est célle des religions et des sectes, car ces phénomenes dominent principalement sur l’esprit des hommes. La vraye religion est bâtie sur la piérre solïde, les autres sur un sablon mouvant en butte au fleau du temps. Touchons donc un mot des causes des nouvelles sectes, et donnons la dessus quelques avis, autant que la foiblesse et l’esprit humain peut ésperer d’en arréster

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le cours, ou de trouvér des remedes a de si grandes revolutions.

Quand la religion receüe est déchireé par des factions et des discordes, quand la sainteté de ceux qui la professe ne s’attire plus le meme réspéct ou qu’elle ést exposeé au scandale, et lórsqu’enfin en même temps on voit régner la grossiéreté, l’ignorance, et la barbarie, c’est pour lórs qu’on doit craindre la naissance de quelque nouvelle secte, sourtout s’il se présente dans le même temps quélque ésprit fougueux, qui ne respire que des paradoxes, ou des sentimens contraires a l’opinion commune ; toutes ces choses se rencontrerent quand Mahomed publia sa loy, mais ne craignés point une nouvelle secte (quoiqu’elle paroisse s’augmenter) elle ne s’etendra pas beauco- up, si elle na pas les deux suports que je vais dire. Le premier est d’attaquer la souveraineté, ou l’authorité etablie, car rien n’est plus propre a seduire le peuple, que de demander des changemens

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et des nouveautés dans le gouvernement. L’autre est d’ouvrir la porte aux plaisirs et a la volupté. Les hérésies speculati- ves, télle que fut autrefois célle des ariens, et aujourd’hui celle des arminiéns, quoiqu’elles puissent prendre beaucoup de crédit sur l’esprit des hommes, ne sauroient cépendant causér de grandes al[terations dans les etas, si ce n’est a la faveur de quélque émûte publique.

Il y a trois moyens pour introduire des nouvelles sectes, par  les de pretendus miracles, par une eloquence sublime, et par le fer ; et je pense de méme d’une vie singuliere et sainte en apparence.car je méts les martires du nombre des miracles, parcequ’ils paroissent surpasser les forces de la nature humaine. Et je pense de même d’une sainteté de vie singuliére. Cértainement le moyen le plus propre pour arrester dans leur nais- sance les schismes et les nouvelles sectes, en la réformation des abus, la pacification des plus petits diférents, de proceder dans les commencemens avéc douceur, et sabstenir des persécutions sanguinaires, et enfin de

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de faire dés éforts pour attirer et ramener tes chéfs en leur accordant des dignités et des graces plustôt que de les irriter par la violence et la cruanté.

Les changemens qui arrivent dans la guerre ne sont pas en petit nombre, ils roulent principalement sur trois points, sur le théatre, ou le lieu ou la guerre se fait ; sur la qualité des armes ; et sur la discipline militaire. Les guerres anciennement paroissoient venir principal- lement de l’orient a l’occident. Les Perses, les Assiriéns, les Arrabes, les Seythes, qui tous firent des invasions, éstoient orient- aux ; il est vray que les Gaulois habitoie une partie de l’occident, mais nous lisons aussi que de deux irruptions quils firent, une fut dans la Gréce gauloise, et l’autre contre les Romains. Il est certain que l’orient et l’occident n’ont aucun poinct fixe dans le ciél, il est vray aussi qu’on ne sauroit faire aucune observation bien certaine dans les mouvemens de guerre d’orient et d’occident, mais le

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midi et le nord sont fixes de leur nature et de tout temps. Il ést rare de voir que ceux qui habitent bien avant vérs le midi ayent envahi les septentrionaux, mais le contraire s’est veu bien des fois, ce qui démontre clairement que les contreés du nord sont de leur nature, plus belliqueuses, soit que céla viénne de l’influence des astres qui les dominent ou de l’étendüe des terres qu’il y a du costé du nord, au lieu que les parties australes, par ce que nous savons ne sont présques occupées que par les mers, ou que cela vienne enfin (ce qui est le plus aparent) des grands froids des pays septentrionaux, car cela seul endurcit les corps et alume les courages, on peut le rem- arquer dans les peuples Araucos qui éstant placés au fonds des terres australes, l’emportent en courage sur tous les Perousiens.

Lórsqu’un grand empire est sur- sa décadence et quil manque de force, on peut avéc certitude conjecturer les guerres, car tandis que les grands Etats sont dans leur vigueur, ils énérvent et détruisent les

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forces naturélles des provinces qu’ils ont conquises, méttant toutes leurs confiances en leurs propres trouppes, mais aussi quand les trouppes viennent a manquer, tout est perdû, et ils sont en proye a leurs ennemis. C’est ce qui arriva dans la décadence de l’empire romain, et dans l’empire d’occident après la mort de Charlemagne, lórsque chaque oiseau reprit ses plumes. Semblable chose pouroit bien arriver a la monarchie d’Espagne, si les forces venoient a déchoir. D’un autre costé les grands accroissemens des puisscespuissance et les unions des royaumes suscitent aussi des guerres, en éfét lórsque la puissance d’un Etat s’augmente a certain poinct, on peut fort bien le comparer a un fleuve qui s’enfle, qui grossit, et qui menace d’une prompte inondation, comme on a pû voir a légard des romains, des turcs, des espagnols et autres.

On remarque une chose, que Lórsqu’il y a dans le monde peu de nátions barbares, et qu’aucontraire présque toutes

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sont policées, les hommes y régardent a deux fois avant de se marier, et ne veulent point avoir d’enfans, a moins qu’ils ne prévoient qu’ils auront de quoy fournir a leur subsistance et a leur entretien, c’est a quoy régardent aujourd’huy présque tou- tes les nations excepté les Tartares, et en ce cas, il n’y a pas a craindre des inondaõns ni des transplantations, mais lórsqu’un peuple est trés nombreux et quil multiplie beaucoup sans s’embarrasser de la subsista- nce de ses déscendans, il est absolument nécéssaire qu’au bout d’un ou deux siécles, il se débarrasse d’une partie de son mon- de, qu’il cherche des habitations nouvelles, et qu’il envahisse d’autres nations. C’est ce que les anciens peuples du nord avoient accoûtumé de faire, en tirant au sort entr’eux pour décider quéls resteroient chez eux, et quéls iroient chercher fortune aille- urs. Lórsqu’une nation belliqueuse pérd de son esprit guerrier, qu’elle s’adonne a la molesse et au luxe, elle peut éstre assurée de la guerre, car de téls Etats

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pour l’ordinaire déviénnent riches pendant qu’ils dégenerent, et le désir du gain joint au mépris qu’on a de ses forces, invitent et animent les autres nations a les envahir.

Alégard de la qualité des armes, apeine peut’on en obsérver les changemens, cependant elles éssuyent aussi leurs vicissitu- des, car il ést certain qu’on ne servit du temps d’Aléxandre dans la ville des occidra- ques d’une sorte d’artillerie que les macedo- niéns appellerent foudres, tonnerre, ou art magique; de même on ne peut pas douter que chez les chinois, la poudre a canon, et les canons y fussent connus depuis plus de deux mil ans. Voici qu’elles sont les qualités des armes a tirer, et leurs changemens en mieux. Premierement, qu’elles portent trés loin, car célà anticipe le danger de l’ennemi, ce que font justement les canons et les grands mousquets ; secondement que l’impetuosité augmente la force du coup, et a cét egard l’artillerie surpasse tous les béliers et toutes les anciénnes machines de

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guerre ; en troisiéme lieu, que la maniere de s’en servir soit sans ambarras, ce qui est éncore une des propriétés des plus grandes piéces d’artillerie, et afin qu’elles puissent servir en tout temps, qu’elles soient faciles a porter, aisées a mouvoir.

Alégard de la maniére de faire la guerre, les hommes dans les premiérs temps s’attachoient principalement au nombre, et se fiants en la valeur de leurs soldats, ils décidoient leurs guerres par des batailles rangeés en assignant le jour du combat. La pluspart éstoient forts igno- rans dans la tactique, ou l’art de ranger les trouppes, dans la suitte on s’attacha plustôt a un nombre commode que trop étendu, on chercha les avantages du terrein, on fit des divérsions, et on inventa beaucoup d’autres ruses, enfin on devint plus habile dans l’ordre et l’arrangement.

Les armes fleurissent dans la náissance d’un Etat, les lettres dans sa maturité, et quelques temps aprés les deux ensemble. Les armes et les lettres, le

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commerce, et les arts mécaniques dans sa décadence. Les lettres ont leur enfance et ensuitte leur jeunésse, a qui succéde l’age mûr, plus solide, et plus exact, et enfin elles ont leur vieillesse, elles perdent leur force et leur vigueur, et ne leur reste que du babil. Mais il ne faut pas contempler si lóngtemps la vicissitude des choses, de peur de se donner des vertiges. Alégard de la philologie, ce n’est qu’un amas de comptes, et de narrations futiles, et par consequent on ne doit point en faire

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Du Conseil.

La plus grande marque de con- fiance qu’on puisse donner a un homme, c’est de le choisir pour son conseil ; on peut remettre éntre les mains d’un autre sa personne, son bien, ses enfans, et même son honneur, mais nous remettrons toutes ces choses ensemble a la discrétion de ceux que nous choisissons pour nous conséiller. Il ést juste que de leur costé ils soient intégres, et quils nous gardent une fidelité a toute epreuve.

Lórsqu’un prince sage se forme un conseil de personne d’elite, il ne doit pas craindre que son autorité en soit afoiblie, ni sa capacité soupçonnée, puis- que dieu même a son conseil, et que le nom le plus recommandable qu’il ait donné a son fils est célui de conseiller. Salomon

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nous dit sur ce sujét, in consilio stabilitas. Il est certain que les afaires doivent éstre agitées et débatües plus d’une fois dans un conseil, sans quoy elles se sont point fer- mes ni stables, et marchent, pour ainsi dire, d’un pas chancelant comme les personnes yvres.

L’expérience apprit au fils de Salomon qu’elle éstoit la force du conseil, de même que son pere en avoit senti la nécéssité ; car ce royaume chéri de dieu ne fut d’abord déchiré et ensuitte ruiné que par un mauvais conseil, sur lequel il y a deux rémarques a faire pour nôtre instruction, et qui nous serviront a démêler et a connoître quéls sont les mauvais conseils. La premiére est que ce conseil fut formé de jeunes gens, la seconde quil fut trés violent dans ses déliberations.

La sagesse des anciens parroist dans une fable qui a ésté inventée pour montrér que les roys ne doivent point agir sans conseil, et qui nous aprend en même temps la maniére sage et politique dont ils

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doivent s’en servir. Ils disent que Jupiter epousa Métis qui signifie conseil, et par la il nous donne premierement a enten- dre que la souveraineté et le conseil doivent éstre mariés énsemble ; en second lieu voici comme ils s’expriment. Quand Jupiter eût epousé Métis, elle dévint grosse de lui, et ce dieu n’ayant pû attendre qu’elle accoucha la dévora, aprés quoy il accoucha luy même, de façon que Pallas sortis de sa teste toute armée. Cette fable quelque monstr- euse qu’elle paroisse renferme un des sécrets du gouvernement, et nous apprend de quélle maniére les roys doivent se comporter avec leurs conseils d’etats. Premiérement ils doivent láisser débattre les afaires, ce qui se rapporte a la prémiere conception. En second lieu lórsqu’elles auront esté discutées et digerées comme dans le sein du conseil, et qu’elles seront en etat d’estre mises au jour, alórs le prince ne doit pas permettre a son conseil de passer outre, ni de rién résoudre de sa seule autorité, au contraire il faut qu’il raméne toute l’afaire a lui, et

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Et que le public soit pérsuadé que les ordonnances et les arrésts qu’on peut com- parer a Pallas armée, parce qu’ils sont prononcés avéc prudence et autorité, emanent uniquement du chéf, et il faut non seulement pour l’honneur de la puissan- ce qu’il a en main, mais aussi pour réléver sa réputation que le peuple sois persuadé que tout se fait de sa pure volonté, et par son propre jugement.

Voïons maintenant les inconvéniens d’un conseil, et les remedes qu’on peut y apporter, les inconvéniens qui se présentent sont au nombre de trois. Le premiér que les afaires en sont moins sécretes. Le second que l’autorité du prince en paroît afoiblie, comme s’il ne se sentoit pas une capacité sufisante pour se conduire sans conséil. Et enfin le troisiéme, est le danger des conélsconseils perfides qui tendent a l’avantage de célui qui les donne, plus qu’a célui du maitre qui les réçoit.

Pour eviter ces inconvéniens, quel- ques italiens et les françois sous le

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Regne de quelques uns de leurs rois, ont introduit des conseils sécrets qu’on nomme ordinairement du cabinet, réméde sans contredit beaucoup plus dangereux que le mal.

Alégard du sécret les princes ne sont pas obligés de le communiquer, et il n’est pas nécéssaire lorsqu’ils mettent une afaire en déliberation qu’ils fassent connoître ce qu’ils ont envie de résoudre, au contraire ils doivent bien prendre garde de ne pas se láissér pénétrer.

Pour ce qui régardé le conseil que nous appellons du cabinet, on peut lui appliquér ces parolles. Plenus rimarum sum. Et cértainement une personne qui tirera vanité de savoir le sécret des afaires, est un conseiller seul plus dangé- reux que plusieurs autres, qui parmi beaucoup d’autres imperfections n’auroit pas celle la. Il est bien vray quil y a certaines afaires qui exigent un trés grand sécret, en ce cas la connoissance n’en doit venir qu’a une ou deux personnes, outre

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le maître, et ordinairement ces sortes d’afaires ont un heureux succés, car outre qu’elles sont meneés sécrettement, elles s’executent avéc fermeté, et se dirigent présque par le même ésprit et unanime- ment, mais il faut que le roy soit prudent et ferme, il faut aussi que ceux qui éntrent dans ce conseil, soient sages, et sur toutes choses fidéles aux veües que le maitre se propose, c’est précisement ce qui arriva sous le regne d’ Henry 611. roy d’Angleterre, qui ne confioit jámais ses afaires les plus importantes qu’a deux personnes, Morton et Fox.

Alégard de l’afoiblissement de l’autorité, la fable apprend le moyen d’y rémédier, et il ést cértain que si les rois assistent en personne aux conseils, la majesté en réçoit plustôt de l’eclat qu’elle n’en ést afoiblie ; ajoûtés aussi qu’on n’a jamais vû qu’un conseil diminüat l’auto- rité d’un souverain, a moins qu’un seul n’ait pris trop de crédit, ou qu’il ne regne une trop grande intelligence entre plusieurs,

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mais ces deux maux sont bientost décou- verts, et il est aisé d’y remedier.

Pour le dernier inconvenient, scavoir, que les ministres en donnant leur avis auront plus dégard a leurs propres interrêts qu’a ceux de leur maître ; ce passage de l’ecriture, non inveniet sidem super terram, se doit entendre de la nature des temps, et non pas de chaque personne en particulier, car il se trouve des sujets fideles, sincéres, vrays, sans détours, et sans ruses ; les princes avant tout, doivent s’attacher de tels personnages, d’ailleurs on voit rarement des ministres si unis éntre eux quils ne s’examinent de prés l’un l’autre, de sorte que s’il y en a quelqu’un qui donne des conseils captieux, ou qui tendent a ses fins particuliéres, le maitre en sera bien- tôt instruit. Le rémede sera que les princes s’attachent a connoître leurs ministres, de même que ceux ci sappliquent a le pénétrer.Principis est virtus maxima nosee suos. Sans compter qu’il n’est convenable, ni decent a des sujéts que le prince honnore de sa confiance,

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de chercher a le pénétrer, il est de leur devoir de s’appliquer d’avantage au bien de ses afaires, qu’a dévélopper ses mœurs et sés inclinations, et sur ce principe ils travaillero- nt a lui donner des bons conseils, plustôt qu’a le flatter et a lui complaire.

Si les princes recoivent les avis de chacun de leurs conseillers séparement, aussi bien qu’en corps, cela peut lui éstre d’un trés grand fruit, un avis donné en particuliér est bien plus libre, au lieu qu’en public on a plus dégards et de circonspéctions. En parti- culier chacun se láisse aller a son propre sentiment, en public on ést plus sujet a l’humeur d’autrui, c’est pour cela qu’il ést apropos de s’aider de ces deux moyens traiter les afaires avéc ceux qui ne sont pas du premier rang, en particulier, pour ne rien oster a leur liberté ; et en plein conseil avéc les grands pour les mieux tenir dans les bornes du réspect.

Il n’est d’aucune utilité a un prince d’estre conseillé sur l’etat de ses afaires, s’il ne fait en même temps réfléxion sur les

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pérsonnes qu’il emploie, toutes les afaires sont comme des images müetes. Mais l’ame de l’action est principallement dans le choix des sujéts, et il ne suffit pas de déliberer sur le choix des personnes, selon les éspéces comme dans cértaines idées, ou déscriptions mathématiques, par exemple, quél doit éstre le caractére et la condition de la personne, car par la il en resulteroit plusieurs abus, au lieu que le vray jugemtjugement doit principalement rouler sur le choix des individus. Il ne faut pas oubliér céci non plus, optimi consiliarii mortui. Les livres ne fardent point la verité, au lieu que ceux qui donnent des conseils peuvent facilement se láisser entrainer a la flatterie, il sera donc trés utile de lire beaucoup, surtout les auteurs qui ont eû éntre leurs mains le maniement des afaires.

Aujourd’hui les conseils dans beaucoup d’endroits, ne sont qu’une espéce d’assemblée, ou une conversation familiére, ou l’on discourt des afaires, plustôt qu’on ne les discute, et la pluspart du temps

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on se hâte trop d’aller a la conclusion, il vaudroit beaucoup mieux dans les afaires de grande importance, qu’on prit un jour pour les proposer, et que la décision fut renvoyée au lendemain. In nocte consilium, c’est ainsy qu’on en usa dans le traitté d’union proposé entre l’Angleterre et l’Ecosse. Cette assemblée se passa avéc toute la régularité et tout l’ordre possible. J’approuve fort aussi qu’on déstine certain jour préfixe pour les requêtes des particuliérs, par la les demandeurs auront un temps marqué auquél il leur sera facile de s’ajuster, et ou ils se rendront plus commodement par ce moyen aussi les assem- blées qui doivent traitter des grandes afaires ne seront point distraites par les petites et pourront tranquillement hoc agere.

Dans le choix des commissaires qui doivent rapporter des afaires au conseil, il vaut mieux emploïer ceux qui sont indiferens, et qui ne penchent pour aucun parti, que de prétendre etablir une sorte d’egalité en chargeant differentes personnes de déffendre chacun son parti. DR

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J’aprouve aussi les commissaires, non seulement pour un temps ou pour une afaire non entendüe, mais pour célles qui sont perpetüelles et ordinaires, comme par exemple : célles qui régardent le commerce, les finances, la guerre, les gratifications, les réquêtes, et les provinces particuliéres, présque dans les païs ou il y a plusieurs conseils subordonnés & un seul suprême comme en Espagne, ces sortes de conseils ne sont que des commis- sions pérpétuélles, ainsi que nous l’avons dit, mais revetües [d’une plus grande autorité.

S’il arrive que le conseil ait bésoin d’estre informé par des pérsonnes de differentes proféssions, comme des juriscon- sultes, des gens de mer, des traittans, des marchands, des artisans, &ca. Il faut que ces gens la soient oüis premierement par les commissaires, et ensuitte par le conseil, suivant que l’occasion le demandera. Au surplus il ne doit pas leur éstre permis de paroître en foule, car ce seroit plustôt

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fatiguér l’assembleé que de linstruire.

Une table longue, ou ovale, des siéges autour de la chambre, sont des choses essentiéles, quoyqu’elle ne semble appartenir a la forme, car une table longue, ceux qui sont assis au haut bout, emportent bien souvent l’afaire, au lieu qu’a une table ovale, ceux qui siégent les derniérs sont aussi aporteé que les autres de faire valoir leurs avis.

Lórsque le roy assistera au conseil en personne, qu’il prenne garde de ne point donner a connoitre plustôt qu’il ne faut son sentiment sur l’afaire dont il sagit, s’il se láisse pénétrér, tous les assistans s’appliqueront a lui plaire, et au lieu de donner des avis sinceres et libres, ils chanteront, placebo. DR

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De L’amitie.

Célui qui a dit qu’il faut que l’homme qui cherche la solitude, soit une beste sauvage, ou un dieu, ne pouvoit gueres en moins de paroles, mettre ensemble plus de verité et de mensonge ; car il ést certain que celui qui a de l’aversi- on pour la société des hommes, tient en quelque façon de la beste ; mais aussi il est trés faux, qu’il entre quelque chose de divin dans le caractere de celui qui montre un si grand eloignement pour les hommes, a moins que ce ne soit l’efet, non du contentement qu’il trouve dans la solitude, mais d’un extreme désir de se séparer de toute compagnie mortelle, pour chercher une communication plus digne et plus relevée ; c’est de cette sorte d’entretien céleste dont quelques payens se sont faussement

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de joüir. De ce nombre ont esté Epimenides, de Créte, Empedocles de Sicile, et Apolloni- us de Thyanée ; mais nous pouvons dire avéc verité, que plusieurs des anciens anachorester, et des peres de l’Eglise ont joüi en éfét dans les deserts de cette fecilité. La pluspart des hommes ne comprennent gueres ce que c’est que la solitude, ni en quoi elle consiste ; car une foule de peuple et de differens visages, peut se regarder comme une galerie ornée de quantité de portraits, il én ést de même des discours de tant de personnes qui n’ont pour nous ni afection ni amitié, qui ne flattent pas plus l’oreille que les sons d’un mauvais instrument, et tout ceci se raporte assés au proverbe qui dit, qu’une grande ville est une grande solitude, par ce que souvent dans une grande ville, les amis sont ecartés les uns des autres, et ne peuvent se voir que dificilement. A céla nous pouvons ajoûter quil n’y a point de soli- tude pareille a celle de l’homme qui n’a point d’amis, sans lesquels le monde n’est proprement

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qu’un désért ; ainsi il faut nécéssairement que celui qui n’est pas capable d’amitié tienne de la beste beaucoup plus que de l’homme.

Les fruits principaux de l’amitié, sont ; de soulager les douleurs et de calmer les inquiétudes. Les obstructions et les sufocations sont les plus dángereuses maladies pour le corps, et de méme aussi pour l’esprit. On peut prendre de la tein- ture de rose pour l’opilation du foye, de l’aciér pour la raste, de la fleur du soufre pour les poûmons, du castoreum pour forti- fier le cerveau ; mais pour remettre et entretenir le cœur dans son etat naturél, il n’est point de meilleur remede qu’un veritable ami, auquél on puisse communi- quer ses douleurs, ses joyes, ses aflixions, ses apréhensions, ses soupçons, et genera- lement tout ce qu’on ressens avec plus de vivacité.

Il est merveilleux de voir combien les princes et les roys font cas de cette amitié dont nous parlons, c’est souvent

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au point de mettre au hazard leur vie & leur autorité dans le désir qu’ils ont de s’en assurér ; car les princes ne peuvent l’acquerir par la difference qu’il y a de leur fortune a célle de leurs sujets, s’ils n’en élévent quelqu’un a leur portée, et s’ils n’en font, pour ainsi dire, leur égal, et leur compagnon, ce qui est sujét pour éux a bien des inconv- eniens. Les langues modernes apéllent les amis des princes, favoris ou privados, comme si élles vouloient marquer que ce n’est de leur part qu’une grace ou faveur, ou une simple permission dapprocher de leur personne avéc plus de liberté : mais le terme des romains en marque bien mieux l’usage et la vraye cause. Ils les nomment participes curarum, et en éfét c’est ce qui étreint particuliérement le nœud de l’amitié, et nous voyons clairement, que non seulement les princes foibles et sujéts aux passions ont recherché cette amitié, mais aussi les plus sages et les plus grands politiques. Il y en a eû qui ont favorisé quelques uns de leurs serviteurs a un si haut poinct

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qu’ils leur ont donné, et ont reçeu réciproque- ment le nom d’ami. Ils ont même permis qu’on usat de même terme en leur présen- ce, et pour les désigner l’un a l’autre. Du temps que Sylla commendoit a Rome, il éléva Pompée qui dépuis eût le nom de grand a un si haut poinct d’autorité, que Pompée osa se vanter dans la suitte, d’estre plus puissant que Sylla ; car aprés qu’il eût obtenû le consulat pour un de ses amis, contre la volonté & malgré les brigues de Sylla, celui ci en ayant marqué son dépit en parlant aPompée ; Pompée lui imposa silence en quelque sorte ; car il termina la convér- sation en lui disant que la plusplart des hommes adoroient le soleil levant, plustôt que le couchant. Decius Brutus eût tant depart a l’amitié de César, quil le nomma son heritiér aprés son neveu, et il eût le crédit de l’attirer au senat ou les conjurés l’attendoient pour lui donner la mort ; carCézar estoit dans le déssein de renvoyer le sénat, acause de quelques mauvais présages,

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et surtout d’un songe de sa femme Calpurnie ; mais Brutus le soulévant doucement de sa chaise, lui dit, qu’il ésperoit qu’il n’attendroit pas que sa femme fit des bons songes pour allér au senat. Il éstoit si avant dans les bonnes graces de Cœzar, qu’Antoine dans une lettre raportée mot a mot par Cicéron, l’apelle l’enchanteur, le sorcier, comme s’il eût voulû dire, qu’il avoit charmé Cézar. L’histoire rémarque qu’Auguste eleva Agrippa quoique d’une naissance obscure a un si haut dégré d’honneur quaïant consulté un jour avéc Mécénas, sur le choix qu’il vouloit faire d’un mari pour sa fille Julie, Mécénas prit la liberté de lui dire qu’il falloit qu’il la ma- riat avéc Agrippa ou qu’il le fit mourir, qu’il ni avoit point de millieu, au poinct d’elévation ou il lavoit mis. Sejan éstoit parv- enû a une si grande amitié avéc Tibere, qu’on parloit de l’un et de l’autre comme s’ils n’avoient esté qu’une même personne, et l’on trouve dans une lettre que Tibere lui ecrivit, hœc pro amitcitia nostra non occultavi, aussi le senat pour consacrer cette grande aféction

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de l’empereur pour Sejan, fit élévér un autel a l’amitié, comme a une déesse. Il y eût encore une extrême amitié entre Septimus Severus et Plantianus, car Septimus obligea son fils aîné a épousér la fille de Plantia- nus, quil soutenoit en toutes occasions, pendant même qu’il maltraittoit extrémmement son fils, il écrivit aussi une lettre au senat dans la quélle il y avoit ces parolles j’aime tant cet homme que je souhaitte quil me survive. Si ces princes éussent esté de l’humeur de Trajan ou de Marc Auréle, on pourroit attribüer cette tendresse a un excés de bon náturel, mais ceux dont je parle, étant si politiques et si sevéres, on peû jugér quils trouverent que leur felicité quoique montée en apparence au plus haut poinct, seroit cependant imparfaitte s’ils ne faisoient choix d’un ami, et ce qu’il y a éncore de plus remarquable, c’est que ces princes avoient des femmes, des fils, et des neveux, tout céla cépendant ne pût pas supleér ala douceur qui se trouve dans le commerce d’un veritable ami. DR

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Je ne dois pas oubliér ceci, ce que Phi- lippes de Comines rémarque du Duc Charles le hardy son premier maître, il ne voulû jamais, dit il, communiquer ses afaires a pérsonne qui vive, et en mons les choses qui le travailloient dans l’ame, il ajoute que cette humeur cachée augmenta encore dans les derniérs temps de sa vie, et contribüa a déranger son éntendement, mais vraisembla- blement Comines ne fut pas trompé, s’il eût encore porté le même jugement de Louis xi. Son second maitre a qui cette humeur sombre et cachée servit de bourreau sur la fin de ses jours.

Je trouve cette expréssion simbolique de Pitagore fort obscure et cépendant veri- table. Cov ne edito : ne mange point ton cœur, comme s’il vouloit dire dans cette maniére sauvage de s’expliquer que ceux qui manqu- ent de vrais amis avéc lesquels ils puissent communiquer, sont des cannibales de leur propre cœur. Il y a une chose admirable dans ce commerce de l’amitié, c’est que cette union, et cette communion d’un ami produit

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deux éféts contraires, qui sont de redoubler la joye et de diminüer les aflictions, car il ni a personne qui en faisant part a son ami, de ce qui lui arrive d’heureux ne sente augmenter sa joye par le recit qu’il en fait, et aucontraire celui qui, pour ainsy dire, verse son cœur dans le sein de son ami, en lui racontant ses douleurs et ses aflictions, en sent diminuer le poids, cela suposé on peut dire avéc raison que lamitié produit dans l’esprit de l’homme les mêmes éféts que les alchimistes attribuent ordinairement a leurs poudres, et a leurs eléxirs, dont les opérations (si on les en veut croire) bien que contraires en élles mêmes sont cépendant toujours utiles a la santé et a la conservation de la nature. Mais pour prouver les avantages de lamitié, nous n’avons pas besoin de récouvrir aux operations de l’alchimie, le cours ordinaires des choses náturélles pour servir de preuve suffisante, car nous voyons que dans le corps, l’union nourrit et fortifie les actions naturelles, et au contraire élle affoiblit et arreste les

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impulsions violentes, l’union des esprits produit le même éfét.

Le second fruit de l’amitié ést aussi utile pour éclairer l’entendement que le premiér pour calmer les passions de l’ame, c’est l’amitié seule qui dissipe les nüages et les broüillards qui nous ofusque c’est célle qui donne une vraye lumiére a l’esprit, en chassant bien loin la confusion et l’obscurité de nos pensées, et ceci ne doit pas sentendre seulement d’un ságe et fidel conseil qu’un homme reçoit de son ami. Mais il ést certain que celui qui a l’esprit agité et broüillé de plusieurs pensées sentira fortifiér son entendement, et sa raison, quand il ne feroit simplement que discourir avec son ami, et lui rendre compte de ce qui l’occupe, car il débat ses penseés, il les range avéc plus d’ordre, il voit mieux quélle face élles ont, quand élles sont expri- meés par des parolles, enfin il devient plus prudent que soi même, et un raisonnement d’une heure fera plus d’efét sur son enten- dement, que la meditation d’un jour entiér

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Themistocles eût raison de dire au roy dePerse, que les discours des hommes sont semblables a des tapisseries déploiées & tendües, ou l’on voit sans peine les figures et les portraits qu’elles contiennent, mais que leurs pensées réssemblent a des tapisseries ploiées et émpaquetées. Ce second fruit de l’amitié qui consiste a nous ouvrir l’esprit, ne parroit avoir lieu qu’avéc les amis d’un jugement superieur, cépendant l’homme en se communiquant a un autre, peut s’instruire lui même, en mettant ses pensées au jour, il les voit mieux, il éguise pour ainsi dire, son ésprit contre une piérre qui ne coupe point ; en un mot, il seroit plus avantageux a l’homme de découvrir aux arbrés et aux statües ce qui l’aflige dans l’ame que de garder un obstiné silence. A présent pour mettre dans toute sa perfection ce second fruit de l’amitié, ajoutés ce dont nous avons déja parlé, et qui est ce qui tombe le plus ordinairement sous les sens du vul- gaire, je veux dire le fidele conseil d’un veritable ami sage. Heraclite a eu raison

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de dire dans une de ses enigmes que la lumiére séche éstoit la meilleure, et il ést certain que la lumiere que l’on reçoit par le conseil d’un ami est ordinairement plus séche et plus pure, que célle qu’on peut tirer de son propre entendement, qui ést toujours arrosé ou teint par nos passions, de maniére qu’il y a autant de difference entre les conse- ils qu’on reçoit d’autriuy et celui qu’on se donne soy même ; qu’il y en a entre le conseil d’un ami, et celui d’un flatteur : car l’homme est toujours a lui même son plus grand flatteur, et il n’est point de meilleur remede contre cette flatterie que la liberté d’un ami.

Il y a deux sortes de conseils, l’un pour les mœurs et l’autre pour lés afaires. Alégard du prémier, les avis sinceres d’une personne qui nous aime, est le meilleur preservatif dont on puisse user pour consérver un cœur sain ; de se rendre a soy même un compte trop exact et trop sévére de ses propres actions, ést quelquefois une médecine plus violente quil ne faut et trop corroisive.

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La lécture des livres de morale n’a pas souve- nt la force nécéssaire pour nous instruire a fonds ; d’observer nos fautes et les considerer en autrui, comme dans un miroir, a aussy l’inconvenient du miroir qui ne rend pas toujours les images justes. Mais le conseil d’un veritable ami, est sans comparaison le meilleur antidote qu’on puisse prendre. C’est une chose etonnante de considerer dans combien de fautes grossiéres et dabsurdités tombent beaucoup de personnes et principale- ment les grands pour n’avoir pas un ami qui les avertisse a propos, télles gens, dit S.t Jacques, imitent ceux qui se régardent dans un miroir et qui oublient aussitost leur propre figure.

Alégard des afaires, c’est un vieux proverbe, que deux yeux y voient mieux qu’un. Il est certain aussi que celui qui régarde joüer voit mieux les fautes que celui qui joüe, énfin qu’on tire mieux d’un mousquet appüié sur une fourchette, que s'il éstoit appuïe sur le bras, et de même qu’on est mieux conseillé par un ami que

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que si on avoit la folle imagination de se croire seul capable de tout, et qu’on ne vou- lut éstre aidé de personne ; car il est indubi- table que le conseil dirige et assure les afaires, mais si quélqu’un s’avise de prendre conseil par parties, c’est a dire, de différentes personnes, ou sans exposer toute l’afaire, je ne diray pas qu’il fasse mal absolument, c’est a dire, quil ne fasse peut éstre mieux que celui qui ne prend conseil de personne, mais il s’expose a deux grands dangers, l’un de n’estre pas conseillé fidelement, parce que celui a qui il s’adresse, n’estant pas veritablement son ami, il ne pensera qu’a son interrest particulier, l’autre de récévoir des conseils nuisibles ou qui seront pour le moins melés de bien et de mal, et peut éstre sans que celui qui les donne le fasse par mauvaise intention, de même que si nous appellons un medecin expert dans la maladie que nous avons, mais qui ne connoise pas notre temperâment, nous courons risque qu’en nous soulageant d’un costé, il ne nous nuise de l’autre, et que pour guérir

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la maladie il ne tüe le malade. Un verita- ble ami n’en use point ainsi au contraire nous connoissant a fonds, il aura soin de nous donner des remedes si convenables a notre complexion quils ne nous fairont pas tomber dans des nouveaux accidens. Tout cela sont des raisons pour ne pas compter sur ses derniérs conseils qui sont plus propres a séduire, ou a ébloüir qu’a remediér en éfét aux affaires.

A ces deux excellents éfféts de l’amitié qui sont l’union des afections et le support de l’entendement, se joint le troisiéme que je compare a une grenade pleine de plusieurs petits grains, car on trouvera dans lamitié plusieurs petits sécours dans toutes les differentes occurences de la vie. Mais la meilleure maniére d’en comprendre tous les divers usages, c’est d’examiner combien de choses nous ne pouvons faire par nous mêmes, et par la nous nous appercevrons que les anciens ne dirent pas assés en disant qu’un ami éstoit un autre soy même, puisque trés souvent

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un ami peut faire plus pour nous que nous même.

Les hommes sont mortels, et souvent leur vie ne dure pas assés pour voir l’accomplissement des desseins quils ont eû le plus a cœur, comme d’etablir leurs familles, de mettre la derniére main a quelque ouvrage, et autres choses semblables. Mais celui qui a un veritable ami peut s’assurer que ce qu’il a souhaitté ne sera pas oublié aprés lui, et de cette maniére un homme a pour ainsi dire deux vies en sa puissance. Un corps ne peut occuper qu’une certaine place, cependant par le moyen de lamitié, il semble que chaque faculté se double et se multiplie. Combien y a t’il de choses qu’un homme ne sauroit faire ni dire lui même avéc bienséance, on ne peut parler de son propre méritte, ni se loüer soi même sans éstre accusé de vanité, on ne sauroit aussi quelquefois s’abaisser jusqu’a demander une grace a quelqu’un et plusieurs autres choses de cette nature, mais ce qui fairoit rougir céluy

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que l’afaire régarde directement, a toujours bonne grace dans la bouche de son ami. Il y a encore d’autres bienséances qu’un homme ést obligé de garder. Il ne peut parler a son fils, qu’en qualité de pere ; a sa femme que comme mary ; a son ennemi que comme ennemi, au lieu qu’un ami parle suivant que l’occasion le demande, sans que rien l’arreste ni l’embarrasse. Mais je ne finiray jamais, si je voulois mettre ici tous les services qu’on peut tirer de l’amitié. Cette derniére [ [217maxime le fera comprendre, lórsqu’un homme ne peut pas joüer seul son personnage, et qu’il n’a point d’ami, il faut de nécéssité qu’il abandonne la partie. DR

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De La diformite.

Les personnes diformes se vange ordinairement de la nature. La nature leur a esté contraire, ils sont a leur tour contraires a la nature, comme dit l’ecriture, n’ont aucune aféction naturelle. Il est certain quil se trouve toujours beaucoup de raport entre le corps et l’esprit, lórsque la nature érre dans l’un, il ést rare quelle nérre aussi dans l’autre. Ubi pecat in uno, periclitatur in altero. Mais comme il y a election dans l’homme pour la forme de son ésprit et nécéssité pour celle de son corps, les inclinations naturélles peuvent éstre vaincües par l’application et par la vertu. On ne doit donc pas rég- arder la diformité comme un signe assuré d’un mauvais naturel, mais comme une cause qui manque rarement son

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éfet. Quiconque a un défaut personnél qui l’expose au mépris, a aussi un éguillon qui le présse continuellement de se délivrer du mépris ; c’est pour cela que les diformes sont toujours audacieux, d’abord pour leur propre défense et ensuitte par habi- tude. Ils ont aussi beaucoup d’adresse a découvrir les défauts et les foiblesses des autres, pour trouver de quoy se vanger. La diformité qui les fait régarder avéc mépris par leurs superieurs, diminüe la jalousie et les soupçons qu’ils pourroient conserver contre eux, elle endort aussi l’emulation de leurs competiteurs, qui ne sauroient simaginer quils puissent saváncer jusqu’à ce qu’ils les voyent tout d’un coup en place. Ainsy avéc un grand genie, la diformité est un avantage pour s’elever.

Les rois avoient anciennement, et ont encore aujourd’hui dans quelque païs beaucoup de confiance aux eunuques par ce que ceux qui sont meprisables a tous ont ordinairement plus de fidelité

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pour un seul, mais on les régarde plustôt comme des bons éspions et des raporteurs adroits que comme des gens propres pour le ministere ou pour la magistrature. Les diformes leur réssemblent, et ceci se rap- porte a ce que nous avons déja dit, quil est certain lorsqu’ils ont de l’esprit, qu’ils ne négligent rien pour se délivrer du mépris, soit par la vertu, ou par le crime. On ne doit donc pas s’etonner s’il s’en trouve quel- quefois qui sont des hommes excellens, comme Agerilaus Longer fils de Soliman, Esope, Gisca president du Perou. On pourôit peut-éstre ajouter Socrates et beaucoup

d’autres. DR

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De La verite.

Qu’est-ce que la verité ? Disoit Pilate en se mocquant, et sans vouloir écouter la réponse. Il y a des gens qui aiment le doute, et qui régarderoient comme un esclavage d’estre assurés de la verité. Ils veulent jouir du libre arbritre a légard de leurs pensées, de même qu’alegard de leurs actions. Quoique cette secte des philosophes qui faisoient profes- sion de douter de toutes choses ne subsiste plus a présent, on voit encore de cértains esprits qui semblent attachés aux memes principes, et dont l’inclination ést pareille, mais ils n’ont pas la force des anciens ; Ce n’est pas la dificulté et le travail extrême qu’il en coûte pour trouver la verité, ni le frein qu’elle met a nos pensées lórsqu’on la trouvée, qui donne le goust

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pour le ménsonge ; mais un amour naturel, quoique dépravé, pour le mensonge même. Un philosophe des plus mordernes de l’ecole grecque examine et paroît embarrassé a trouver la raison pourquoy les hommes aiment le ménsonge, qui ne leur donne pas du plaisir, comme ceux des poëtes, ni du profit comme ceux des marchands, mais uniquement pour le mensonge même. Pour moi je crois que comme le grand jour convient moins pour les jeux du théatre que la lumiére des flambeaux, ainsi la verité n’est pas si propre que le mensonge pour les bagatelles de ce monde, et plaist mois par consequent a la pluspart des hommes. La verité est une belle perle, qui a beaucoup d’eclat, mais si on ne la met pas dans son jour, elle brille moins que les piérres du plus bas prix. Certainement un mélange de mensonges ajoûte toujours quelque plaisir. Il n’est pas douteux que si l’on ostoit de l’esprit de l’homme les vaines opinions, les espera- nces flateuses, les fausses preventions, les

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imaginations faites a plaisir, il tombe- roit dans la mélancolie, le chagrin, et l’ennui. Un des péres dont la séverité me semble extrême dans cette occasion, appélle la poësie, vinum demonum, par ce qu’elle remplit l’imagination de choses vaines ; elle n’est cependant que l’ombre du mensonge. Mais ce n’est pas le mensonge qui passe par l’esprit qui fait le mal, c’est celui qui y éntre, et qui sy fixe, comme célui dont nous avons parlé.

De quélque maniére qu’il en soit du jugement et des afféctions dépravées de l’homme, la verité qui ést seulle son juge nous apprend que celui, qui comme son amant la recherche, la connoît, la souhaitte, et en joüit, posséde le plus grand bien de la nature humaine.

La premiére chose que dieu créa dans l’univérs fût la lumiere des sens, et la derniére célle de la raison ; l’illumination de l’esprit de l’homme ést

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son ouvrage perpetüel. Il créa prémieremtprémierement. la lumiére sur la face de la matiére, et puis sur la face de l’homme, ét il répan- dit toujours de la lumiére sur ses elûs. Un poëte qui a esté l’ornement d’une secte de philosophes, d’ailleurs interieure aux autres, dit avéc raison. Quél plaisir de contempler du rivage des vaisseaux battus de la tempeste, quél plaisir de voir du haut d’un chateau une bataille, et ses divers évenemens, mais quél plaisir ést égal a celui d’estre sur le sommet de la verité, montagne présque innaccessible, ou l’air ést toujours serein, et considérer de la les erreurs, les égaremens, les brouilla- rds, et les tempestes, pourvû qu’on les régarde d’un œil compatissant, et non pas avéc orgueil. Certainement lorsque l’esprit humain est mû de la charité, qu’il se répose sur la providence, et qu’il tourne sur laxe de la verité, il s’eléve jusqu’au ciél pendant cette vie. Mais passons de la verité theologique et philosophique, a la verité, ou plustôt a la bonne foy dans les

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afaires. Ceux même qui ne la pratiquent pas, ne peuvent niér qu’elle ne soit le plus grand honneur de la nature humaine.

La fausseté dans les afaires ressemble au plomb qu’on mêle a l’or, qui rend l’or plus facile a travailler, mais qui diminüe de sa valeur. Quoi de plus honteux que d’estre juge faux et perfide ? Aussi lörsque Montagne cherche la raison pour la quelle les menteurs sont si méprisés, il dit avéc beaucoup d’esprit, que c’est par ce que celui qui ment fait le brave avéc dieu, et le poltron avec les hommes. En éfet, un menteur insulte dieu et s’humillie devant les hommes.

On ne peut mieux éxprimer l’enor- mité de la fausseté et de la perfidie qu’en disant que ces vices combleront la mesure et seront pour ainsi dire, les dernieres trompetes qui appelleront le jugement de dieu sur les hommes. Il ést ecrit lorsque le sauveur du monde reviendra. Non reperturum fidem super terram. DR

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De L’adversité.

Céci ést une des plus belles sentences de Sénéque et digne d’un vray stoïcien. Les biens qui nous viénnent de la prosperité se font souhaitter, mais ceux qui viénnent de l’adversité attirent l’admiration. Bona rerum secundarum optabilia ; adversarum mirabilia. Si tout ce qui est au dess- us de la nature sapélle miracle, il ést cértain que c’est principalement dans l’ad- versité qu’on en voit.

Cette autre pensée de Sénéque est encore fort belle (trop belle pour un payen). La vraye grandeur ést d’avoir en même temps la foiblesse de l’homme la force de dieu. C’est une pensée poëti- que, et la poësie fait briller d’avantage cette sorte de sublime, aussi les poëtes s’en sont servis. Leur fiction d’Hercule qui semble

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nous peindre l’etat du chréstién, ést en éfét la même pensée. Ils disent que lórs- qu’Hercule fut détacher Promethée, qui réprésente la nature humaine, il travérsa l’occéan dans un vaze de terre. C’est doñer une vive idée de la résolution, qui dans la fragile chair surmonte les tempêtes de ce monde. Mais laissons ces images si relevées.

La vertu de la prosperité ést la temperance, la force ést célle de l’adversité ; et dans la morale la force est la plus heroïque des vertus. La prosperité est la bénédiction du vieux testament, l’adversité celle du nouveau, comme une marque plus assurée de la faveur de dieu, et même dans le vieux testament, si on régarde aux poësïes de David, on y trouve plus délégies que de réjouissances, et le pinceau du S.t Esprit a plus travaillé a peindre les afflictions de Job, que la felicité de Salomon.

La prosperité n’est jámais sans crainte et sans dégouts. L’adversité a ses consolationss et ses ésperances. On rémarque

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dans la peinture qu’un ouvrage gay sur un fonds obscur plaist d’avantage, qu’un ouvrage obscur et sombre sur un fonds clair. Le plaisir du cœur a du rapport a celui des yeux. La vertu ést semblable aux parfuns qui rendent une odeur plus agréable quand ils sont agités & broyés.

La prosperité découvre mieux les vices, et l’adversité les vertus. DR

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De La Vangeance.

La vangeance ést une sorte de justice injuste, plus élle ést naturelle, plus les loix doivent sy opérer. L’injure ofense la loy, mais la vangeance de l’injure em- piéte et s’arroge le droit de la justice. En se vangeant on se rend égal a son en- nemi, en lui pardonnant on se montre son superieur. C’est une vertu de prince de scavoir pardonner. Salomon dit : il ést glorieux de mépriser une ofense, ce qui ést passé ést sans remede, le présent et l’avenir fournissent aux hommes sages assés d’occupation. Ceux qui s’occupent de ce qui ést passé s’occupent de bágatelles et de choses inutiles. Personne ne fait une injure pour l’injure même, mais pour le profit, pour le plaisir, ou pour l’honneur qu’il compte qu’il lui en reviendra. Me

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fâcherai-je donc contre un homme parce qu’il s’aime mieux que moy ? Mais s’il m’ofense uniquement par mauvais naturél, il ést en céla semblable aux epines qui égratignent, par ce qu’elles ne peuvent faire autrement.

La vangeance contre les ofenses ou les loix ne rémedient point, est la plus permise. Mais qu’on prenne garde aussi qu’elle soit télle, qu’il ni ait point de punition par les loix, autrement vôtre ennemi aura double avantage.

Il y a des personnes qui négligent une vangeance obscure, et qui veulent que leur ennemi sache d’où lui vient le coup. Cette vangeance est la plus genereuse. Alórs il parroist que vous cherchés moins a faire du mal a vôtre ennemi, qu’a l’obliger a se répentir. Mais ceux qui sont d’une nature basse et poltrone ressem- blent a des fleches tirées pendant la nuit. Cosme Duc de florence trouvoit que les ofenses d’un ami perfide éstoient impardon- nables. Il nous ést commandé, disoit il,

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de pardonner a nos ennemis, mais nullement a nos amis. Lesprit de Job est plus digne de loüange, il dit qu’aïant receu le bien de la main de dieu, nous dévons sans nous plaindre en recevoir le mal ; et c’est ce que nous pouvons dire en quelque sorte des amis qui nous abandonnent. Célui qui médite une vangeance émpêche ses propres bléssures de se fermer.

Le public est ordinairement heureux dans ses vangeances. La mort de Cézar, célle de Pertinax, célle d’Henry 3 : roy de France, et de plusieurs autres, en sont des preuves. Mais ils n’en ést pas de même des vangeances particuliéres. Les personnes d’un ésprit vindicatif, sont la pluspart com̃e les sorciers, qui font des mal’heureux, mais qui a la fin sont mal’heureux éux mêmes.

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De L’athéïsme.

Je croirois plustôt toutes les fables de l’Alcoran et du Talmuth que de croire qu’il ni a pas un esprit qui a crée et qui a gouverné le monde. Aussi dieu n’a jamais fait de miracles pour convaincre les athées, par ce que ses ouvrages doive sufire. Il est vray qu’un peu de philoso- phie fait incliner a l’atheïsme, mais un plus grand savoir dans la philosophie raméne l’esprit a la connoissance d’un dieu. Célui qui considerera les causes secondes séparées et désunies pourra si borner et n’aller pas plus loin ; mais s’il les obsérve liées et enchâinées les unes aux autres, il ést forcé d’avoir recours a une sagesse infinie qui a créee le tout, et qui en maintient l’arrangement, enfin il ést obligé de réconnoistre un dieu.

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L’ecole la plus suspecte d’atheïsme ést célle en quelque sorte qui prouve d’avanta- ge qu’il y a un dieu, je veux dire l’ecole de Leucippus, de Démocritte, et d’Epicure, car il me parroist moins absurde de pénser que quatre elémens changeans et muables, et une cinquiéme essence immuable, placée deüment et de toute eternité peusse se passer d’un dieu, que de me figurer suivant leur opinion, qu’un nombre infini d’atômes et de semences par un sécours purement fortuit, ont pû sans la direction d’un dieu produire cet ordre et cette beauté de l’univers.

La sainte ecriture dit. Dixit insipiens in cordé suo, non est deus. Elle ne dit pas qu’il le pense, mais quil se le dit lui même, plustot comme une chose quil souhaitte, que comme une chose dont il ést persuadé. Personne ne nie la divinité que ceux qui croient avoir interêt qu’il ni en ait point et rien ne prouve d’avantage que l’atheïsme est plustôt sur les lévres que dans le cœur ; que de voir que tous les athées aiment a

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parler de leur opinion, comme s’ils cherchoie l’aprobation des autres pour sy fortifiér. On en voit aussi qui tâchent de se faire des disciples de même que les autres sectes, et il s’en est trouvé, ce qui ést plus encore, qui ont mieux aimé mourir que de renon- cer a leur opinion. S’ils croient quil ni a pas de dieu, de quoy se mettent ’ils en peine ? On prétend qu’Epicure n’enseigna qu’il y avoit des estres heureux qui jouissent d’eux mêmes sans prendre part a ce qui se passe dans le monde, que pour ne pas hazarder sa reputation ; mais qu’au fonds il ne croioit pas en dieu, et qu’il voulût cependant s’accommoder au temps. On l’accuse atort. Ces paroles de lui sont divines. Non deos vulgi negare prophanum, sed vulgi opiniones düs applicare prophanum. Platon même n’eût pas pû mieux dire. D’ou il paroît que quoy qu’Epicure eût l’audace de nier l’administration des dieux, il ne pou- voit cependant niér leur nature. Les americains n’ont point de terme qui signifie dieu, quoiqu’ils ayent des noms

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pour chacun de leurs dieux. On peut inferer de la que les nations les plus barbares, sans comprendre la grandeur de la divinité, en ont cépendant une idée imparfaitte, de sorte que les sauvages s’unissent avéc les plus grands philosophes contre les athées.

Un atheé contemplatif ne se trouve guéres ; il y a Diagoras, Bion, Lucien peut’éstre, et peu d’autres, encore que scait’ on sils ne le paroissent pas plus quils ne le sont ? En éfét tous ceux qui combattent une réligion, ou une superstition reçeüe sont toujours accusés d’atheïsme par le parti contraire. Mais les plus grands atheés sont les hipocrittes qui manient les choses saintes sans aucun sentiment de religion, de maniére qu’il faut a la fin que leur conscience se cautérïse. DR

Les causes de l’atheïsme sont les divisions dans la réligion. J’entens qu’il y en a plusieurs. Car une seule donne du zéle aux deux partis, mais plusieurs divisio- ns introduisent l’atheïsme. Le scandale que

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Donnent les prestres en ést encore une cause, lorsqu’il est au poinct dont parleSt. Bernard. Non est jam dicere ut populus sic sacerdos, quia nec sic populus ut sacerdos. Une troisiéme est la coûtume profane de plaisanter sur les choses saintes, qui détruit peu a peu la reverence deüe a la réligion. Enfin un temps savant, la paix, et l’abondance jointe ensemble. Car les troubles et l’adversité ramenent l’esprit a la religion.

Ceux qui nient la divinité détruisent ce qu’il y a de plus [ [241noble en l’homme. Cértainement lhomme réssemble aux bêtes par le corps, et si par son ame il ne ressembloit pas a dieu, ce seroit un animal vil et méprisable ; ils détruisent aussi l’elevation et la magnanimité de la nature humaine. Regardés un chien, combien il montre de courage et de généro- sité, lórsqu’il se trouve soutenû par son maitre qui lui tient lieu de dieu, ou d’une nature superieure. Son courage est manifeste- ment tel quil ne sauroit l’avoir a ce point

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sans la confiance quil a en une nature meilleure que la sienne. De mesme l’homme qui se répose et qui met ses esperances en dieu en tire une force & une vigueur a la quélle sans cette confiance il ne sauroit atteindre. Ainsi comme l’atheïsme est digne de haine en toutes choses, il la merite en ce quil pri- ve la nature humaine de l’unique moyen de s’eléver au dessus de sa foibles- se, comme il le produit cet éfét sur les particuliérs, il le produit de même sur les nations entiéres. Jamais peuple n’a égalé celui de Rome en magnanimité. Ecoutés ce que dit Cicéron. Quam volumus licet, Pa- tres Conscripti, nos amemus, tamen nec numero hispanos, nec robore Gallos, nec Calliditate Pœnos, nec artibus Grecos, nec denique hoc ipso hujus genetis et terrœ domestico nativoquœ sensu Italos et Latinos, sed pietate ac religione, atque hac una sapientia quod Deorum Immortalium nomine omnia regi, gubernarique perpeximus omnes Gentes, Nationesque Superavimus.

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De La Supérstition.

Il vaut mieux n’avoir aucune idée d’un dieu, que d’en avoir d’indignes de lui. L’un est un manque de foy, l’autre est bas et ignominieux. Cértainement la superstition ést l’oprobre de la divinité ; Plutarque a eû raison de dire. J’aimerois beaucoup mieux qu’on dit que Plutarque n’a jámais esté, que de dire qu’il y a eu un certain Plutarque qui mangeoit ses enfants d’abord qu’ils estoients nés, comme les poëtes le disent de Saturne, et comme la supérstition ést plus injurieuse a dieu que l’atheïsme, elle est aussi plus dange- reuse pour les hommes. L’atheïsme láisse a l’homme son bon sens, il lui laisse la philosophie, la piété naturele, les loix, le désir de la bonne réputation. Toutes ces choses peuvent ensemble conduire un

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un homme sans réligion a une vertu morale, imparfaitte a la verité, mais la supérstition détruit tout ce qui peut y avoir de bon dans l’homme, et élle exerce sur son ésprit une tirannie absolüe.

L’atheïsme ne cause jamais de troubles dans l’etat, au contraire il rend les hommes avisés pour ce monde, par- cequ’ils ne pénsent pas a une autre vie, et nous voyons que les temps les plus inclinés a l’atheïsme, comme le temps d’Auguste ont esté tranquiles. Mais la superstition a ruiné plusieurs etats, introduisant une premiér mobile nouveau, qui entraine toute la sphére du gouvérnement.

Le peuple ést le pere de la supérs- tition, et dans la supérstition les sages obeïssent aux foûs, par un ordre renversé la raison ést soumise a la politique.

Quelques prélats du concile de Trente où la doctrine des theologiens scolastiques fut fort ecoutée, dirent avéc grande raison que les scolastiques ressem-

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bloient aux astronômes qui feignent des cércles excentriques et epicycles et d’autres choses qu’ils imaginent pour l’interest des phénoménes, quoiqu’ils sachent qu’il n’y a rien de tout cela ; et que demême les scolastiques avoient inventé plusieurs axiomes et theoremes subtils pour conser- ver la pratique de l’Eglise.

Les causes de la supérstition sont certaines ceremonies qui semblent uniquement déstinées a flatter les sens, l’excés de dévotion pharisaïque est toute exterieure.

Une trop grande reverénce pour la tradition qui de nécéssité surcharge l’Eglise.

Les stratagémes des prelats et des prestres pour satisfaire leur ambition et leur avarice.

Trop de condescendance pour les bonnes intentions qui introduisent des nouveautés.

Le changement des choses naturel- les et humaines en divines et surnaturelles,

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qui aportent un mélange de fantaisies bizarres, et finalement des temps barbares joints a des calamités et des mal’heurs publics.

La supérstition sans voile est diforme, et comme la réssemblance d’un singe avéc un homme fait paroistre cet animal plus laid, la réssemblance de la supérstition avéc la religion la fait parroître aussi plus diforme. De même encore que les meilleures viandes se corrompent et se changent en pétits vers ; la supérstition change la bonne discipline, et les coûtumes venerables en momeries et en ceremonies super- ficiélles.

Quélquefois on tombe dans une sorte de supérstition pour vouloir eviter la superstition. C’est ce qui arrive lorsqu’on cherche a s’eloigner de celle qui ést désjà receüe. Il faut tâcher d’eviter l’efet des mauvaises médecines qui détruisent les bonnes humeurs en même temps que les mauvaises, cela arrive ordinairement quand le peuple est le réformateur.

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De La bonté naturélle et acquise.

J’entens par bonté une qualité naturélle qui fait qu’on souhaitte du bien aux hommes. Les grécs l’apellent Philantropia. Le terme d’humanité ne l’exprime pas assés. J’apélle bonté l’habitude de faire du bien, et bonté naturelle, l’inclination a faire du bién. Célle ci ést la plus grande de toutes les vertus, et le caractére de la divinité. Sans élle l’homme ne séroit qu’un ani- mal inquiét, méchant, malheureux, un éspéce d’insecte nuisible.

La bonté morale répond a la charité chréstienne, élle n’est point sujette a l’excés, mais a l’erreur. Une ambition excessive a causé la chute des anges. Un désir de sciénce excéssif

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a fait chasser l’homme du paradis, mais dans la charité, il ne sauroit y avoir d’excés, par elle les anges ni les hommes ne courent aucun risque.

L’inclination a la bonté est enracinée dans la nature humaine, lórsqu’elle ne trouve pas a s’exércer envérs les hommes, elle s’exérce envérs les bêtes. On peut le remarquér chés les turcs, ils font des aumônes aux chiens et aux oiseaux. Busbecq ra- porte la dessus qu’un orfévre venitién courût risque a Constantinople d’estre lápidé par le peuple pour avoir mis un baillon au long béc d’un oiseau. Cepen- dant cette vertu de bonté et de charité a ses érreurs. Les italiens ont un mauvais proverbe, qui dit, tanto buono che non valé niente.DREt Machiavel a l’assurance de dire présque en termes formels, que la foy chrestienne a donné les bons en proye a la méchanceté des tirans. Il le dit apparemment parce que jamais loix ni opinions

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n’ont tant exalté la bonté que la réligion chréstiénne.

Pour eviter le scandale et le dánger, il ést bon de scavoir les érreurs d’une habitude si excéllente. Cherchés les biens d’autrui sans vous láisser seduire a son air composé ; c’est une foiblesse dont une ame timorée se rend quélquefois esclave. Ne jettés pas une perle au cocq d’Esope, qui séroit plus content et plus heureux avéc un grain de bled. Vous avés l’exemple de dieu pour vous ins- truire. Pluvia sua rigat, sole suo irradiat justos ac injustos, mais il ne dispense pas également sur tous les hommes les richésses et les honneurs. Des bienfaits communs doivent éstre communiqués a tout le monde. Mais il faut du choix pour les particuliérs, en faisant la copie prenés garde de ne pas rompre l’original. L’amour de nous mesmes est l’original, suivant la theologie célui du prochain est la copie. Vende omne quod habes, atque clargire pauperibus

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& sequere me. Mais ne vendés pas tous ce que vous avés sans venir a ma suitte, c’est a dire, si ce que vous attendés n’est pas pour vous un bien plus considerable que ce que vous abandonnés, autrement pour nourrir le ruisseau, vous tarririés la source.

Il y a non seulement une habitu- de de bonté dirigée par la raison, mais il y a aussi dans quelques pérsonnes une diposition naturélle a faire du bién, comme en d’autres une envie naturelle de niure.

La malignité simple consiste a parroître de mauvaise humeur, l’esprit chagrin, sujet a contredire, dificile a manier, &a.

Mais l’autre éspéce de malignité qui ést plus forte, porte a l’envie. Ceux qui y sont sujéts tirent leur plus grand plaisir des mal’heurs d’autrui, et les augmentent autant quil leur ést possible, pires que les chiens qui léchoients les playes du Lazarre et semblables aux

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mouches qui s’attachent sur les bléssures, ét les corrompent d’avantage. Ce sont des misantropes qui sans avoir dans leur jardin cet arbre si commode de Timon, voudroient cépendant mener pendre tous les hommes, mais on peut en faire des bons politiques, de même que le bois courbé ést propre pour faire des vaisseaux destinés a éstre agités, mais non pas pour des maisons qui restent en place.

Il y a plusieurs marques differentes de bonté. Si un homme ést empressé & obligeant pour les etrangérs, il fait voir quil ést cytoïen du monde, s’il a de la compassion pour les afflictions des autres, il montre que son cœur ést semblable a cet arbre noble qui est blessé lui même lórsqu’il donne le beaume ; s’il pardonne et qu’il oublie facilement les offénses, c’est une marque que son âme est au dessus des injures ; s’il est sensible aux pétites graces, c’est une preuve qu’il ne régarde qu’a l’intention. Mais surtout s’il a la pérféc- tion de St. Paul qui souhaittoit d’estre

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anathême en Jesus Chrit pour sauver ses fréres, c’est une marque d’une nature divine ét une éspéce de conformité au

Christ même. DR 

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De La Mort.

Les hommes craignent la mort, comme les enfans l’obscurité, et comme cétte crainte naturelle dans les enfans est augmentée par les fables qu’on leur raconte, on augmente de la même maniére dans l’esprit des hommes la crainte qu’ils ont de la mort.

C’est une chose loüable de mediter sur la mort, si on la régarde comme une punition du peché, ou comme un passage a une autre vie. Mais c’est une foiblesse de la craindre, si on la ré- garde simplement comme le tribut qui est dû a la nature.

Il éntre souvent de la vanité et de la supérstition dans les méditations pieuses. Il y a des moines spéculatifs qui ont écrits sur la mortification, qu’un homme

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doit jugér par la douleur qu’il souffre, quélquefois par un pétit mal au doigt, combien est grande la douleur que cause la mort, lórsque tout le corps se corrompt et se dissoût. Mais souvent la fracture d’un membre cause plus de douleur que la mort même. Les parties les plus vitales ne sont pas les plus sénsibles.

Célui qui a dit (en parlant simplement comme philosophe) que l’apareil de la mort éffraie plus que la mort même, a eû raison a mon sens. Les gémissemens, les convulsions, la pâleur, les pleurs de nos amis, et la noire préparation des obséques, c’est ce qui rend la mort terrible.

On doit rémarquer que toutes les passions ont plus de force sur l’esprit de l’homme que la crainte de la mort ; elle ne doit pas éstre une ennemi si redoutable, puisque nous avons toujours en nous de quoy la vaincre. La vangéance triomphe de la mort, lamour la méprise, l’honneur la chérche, la douleur la souhaitte comme un réfuge, la peur la dévance, et la foy la reçoit avec joye. DR

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Nous lisons même que lórsqu’Othon se fût tüé, la pitié qui est la plus foibles des passions engagea plusieurs de ceux qui luy estoient attachés de se tuér par compas- sion pour lui. Sénéque ajoûte encore a ceci l’ennüy et le chagrin. Songés, dit-il, combien de temps vous avés fait la même chose. Et non seulement un homme doüé d’un grand courage, ou un homme fort mal- heureux peu se donner la mort, mais même on peut souhaitter de mourir par l’ennüy de recommencer si souvent les mêmes choses. On doit aussi rémarquer que Parmy les anciens payens les hommes, courageux et d’un genie superieur changent se préparoient de changer peu a l’approche de la mort, ils consérvoient jusqu’au dérnier moment le même caractere d’esprit. Auguste mourut en disant une politesse. Livia conjugii nostri memor, vive & vale. Tibere en dissimulant. Les forces, dit Tacite, manquoient a Tibere, mais non pas la dissimulation. Véspasien en raillant, éstant a sa chaise, et se sentant défaillir, dit, vraiement je crois que je deviens un dieu. Les dérniers mots de Galba furent

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une sentence. Frapés, si c’est pour le bien du peuple romain, et en même temps il tendit le coû. Sevére en faisant ses dépeches ; allons dépêchons, si jay encore quelque chose a faire, de même de beaucoup d’autres.

Les stoïciens se donnent trop de soins pour nous soulagér de la crainte de la mort. Ils l’ont rendüe plus terrible par leurs grands preparatifs. J’aprouve d’avantage celui qui place tout simplemtsimplement. la fin de la vie entre les ofices de la nature. Il est aussi naturél de mourir que de vivre, et peut’éstre on souffre auta- nt en náissant qu’en mourant. Celui qui meurt occupé de quélque grand dessein dont il souhaitte avéc passion l'accomplisse- ment, peut se comparer a celui qui ne sent pas la douleur d’une bléssure dans la chaleur d’une bataille. Mais surtout il ni a rién de plus doux que de pouvoir chanter. Nunc dimittis, quand on ést parvenû a un bût digne d’estime et de gloire, la mort produit éncore ce bon éfet, elle ouvre

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la porte a la renommée, et détruit l’envie. Extinctus amabitur idem. Le même homme sera aimé aprés sa mort.

Voila pour ainsi pensoient les philosophes duparadigmemay malheur a celuy quia la mort n’auroit que detelles consolations, puisqu’il n’y aque la vraye religion qui puisseen procurer de solides. DR

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De la Jeunésse et de la Vieillésse.

Un homme peut éstre jeune en année et vieux en heures, s’il n’a pas perdû son temps. Céla arrive rarement. La jeunésse réssémble aux premiéres pensées qui le cedent en prudence aux secondes. Car les pensées ont aussi leur jeunésse.

La jeunésse ést fertile en inventions plus que la vieillesse. Elle est aussi féconde en imaginations vives, et qu’on prendroit quélquefois pour des inspirations.

Les esprits trés vifs, pleins dardeur et de désirs violents ne sont propres pour les afaires qu’aprés que leur jeunesse est passée ; comme on peut le remarquér de Jules Cæzar, et de Septime Sévére. On a dit du dérniér. Juventam aegit erroribus, imo favoribus plenam. Il a ésté cependant un

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des plus grands empereurs. Mais un ésprit flégmatique et rassis peut fleurir dés sa jeunésse : nous avons pour exem- ples, Auguste,Cosme de Médicis, Gaston de foix, et d’autres. Quand le feu et la vivacité de la jeunésse se trouvent joints a un age mûr, c’est une excéllente compo- sition pour les afaires. La jeunésse ést plus propres a imaginer qu’a raisonnér ; a executér qu’a deliberer ; et pour les nouve- aux projéts que pour les afaires etablies : car il y a des cas ou les pérosnnes d’un age avancé peuvent tirér avantage de leur experiénce, mais dans les afaires toutes neuves, elles les preoccupent et les arrêtent.

Les érreurs des jeunes gens les portent souvent a la déstruction, célles des vieillards sont differentes. Ils manquent ordinairemnt en ne faisant pas assés, ou assés tost.

Les jeunes gens embrassent plus quils ne peuvent ateindre, ils émeuvent plus qu’ils ne sauroient résoudre, ils volent au fait sans examinér assés les moyens,

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ils suivent en aveugles des principes qu’ils ont prit par hazard, ils tentent les rémédes extrémes dés le commencement, ils introdui- sent des nouveautés qui attirent des incon- veniéns quils n’ont pas prévûs, ils ne veulent point avoüer ni rétracter leurs érreurs, et par la ils les rédoublent, et se jéttent plus vite dans le précipice, comme un chéval qui ne veut ni tourner ni arréstér.

Les vieillards font trop dobjéctions, consultent trop longtemps, craignent trop les dangérs, chancélent, et se repentent avant d’avoir faillis, et ménent rarement une afaire a sa pérféction. Ils se contentent d’un succés médiocre. Un mélange des deux auroit des grands avantages, pour le présent, les qualités des uns suppléeroie au déffaut des autres, pour l’avenir la modération des vieux seroit une instruction pour les jeunes. Enfin cet assemblage si bon en lui même produiroit encore des bons éféts a l’exterieur, par ce que les vieillards ont l’autorité pour eux, et les

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jeunes gens la faveur, et plus de popularité.

Peut’estre a t’elle l’avantage dans la morale (la jeunesse) et les vieillards dans la politique. Un certain Rabin sur le texte. Juvenes vestri videbunt visiones, et senes vestri somniabunt somnia, infére que les jeunes gens sont admis plus prés de dieu que les vieillards, par ce que une vision ést une révolution plus manifeste qu’un songe.

Plus on s’imbibe du monde, plus on doit s’en énnivrér. La vieillésse perféc- tionne le raisonnement, plus qu’elle ne corrige les désirs ou la volonté.

Il y a des ésprits prématurés qui déviénnent insipides dans la suitte qui sont trop aigûs, et qui perdent leur pointe, comme il arriva au rhéteur Hermogene, qui a fait des livres trés subtils, et qui dévint ensuitte hebêté. De même encore ceux dont les facultés naturélles conviénnent mieux a la jeunésse qu’a un age avancé, comme une eloquence trop

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fleurie. Cicéron le remarque d’Hortensius sur sa maniére de haranguér idem manebat, neque idem decebat. Et ceux enfin qui s’eléve trop au commencement, et qui se trouvent dans la suitte surchargés de leur propre grandeur, comme Scipion l’africain du quel Tite Live, a dit, ultima primis cedebant.

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Des Soupçons.

Les soupçons sont éntre nos pensées ce que sont les chauves souris parmi les oiseaux, et comme elles ils ne volent que dans l’obscurité, on ne doit pas les écoûter, ou du moins y ajouter foy trop facilement, ils obscurcissent l’esprit, éloignent les amis, et émpêchent qu’on n’agisse constamment et avéc assu- rance dans les afaires. Ils disposent les rois a la tirannie, les maris a éstre jaloux, et les sages a la mélancolie & a l’irrésolution. Ce défaut vient plustost de l’esprit que du cœur, et souvent il trouve place dans des ames courageuses. Henry 611. Roy d’Angleterre en ést un exemple. Jamais personne n’a esté plus courageux ni plus soupçonneux que lui. Dans un ésprit de cette trempe, les soupçons n’y font

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point tant de mal, ils n’i sont reçeus qu’aprés qu’on a examiné leur probabilité ; mais sur les ésprits timides ils prénnent trop d’empire.

Rién ne rend un homme plus soupçonneux que de savoir peu, on doit donc chérchér a s’instruire comme un moyen de guérir ses soupçons. Les soupçons sont nourris de fumée et dans les ténébres, mais les hommes ne sont point des anges, chacun va a ses fins particuli- éres, et chacun est attentif et inquiet sur ce qui le régarde. Le meilleur moyen de modérer sa défiánce ést de préparér des remedes contre les dangérs dont nous nous [[268]croyons menacés, comme s’ils dévoient indubitablement arrivér, et en même temps de ne pas trop s’abandonner a ses soupçons, parce quils peuvent éstre faux et trom- peur, de cette maniére il n’est pas impossi- ble qu’ils nous deviénnent même utiles.

Ceux que nous formons nous même ne sont pas a beaucoup prés si facheux que ceux qui nous sont inspirés.

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par l’artifice, et le mauvais caractere d’autrui, ceux la nous piquent bien davan- tage. La meilleur maniére de se tirer du labirinthe des soupçons, c’est de les avoüer franchement a la partie suspecte, par la on découvre plus aisément la verité, et on rend célui qui ést soupçonné plus circonspect a l’avenir. Mais il ne faut pas user de ce remede avéc des ames basses. Quand des gens d’un mauvais caractére se voïent une fois soupçonnés, jámais aprés ils ne sont fideles. Les italiens disent, sospetto licen- -cia fede, comme si le soupçon congedioit et chassoit la bonne foy, mais il devroit plus- tôt la rapéller et l’obliger a se montrer plus

ouvértement. DR

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De L’amour.

L’amour c’est une passion plus utile au théatre qu’a la vie de l’homme, aussi sert élle de sujét ordinairement aux comédies et aux tragédies ; mais elle ést toujours également dángereuse pour les hommes, quélquefois comme une siréne, quélquefois comme une furie.

On peut rémarquér que parmi les grands hommes, soit de l’antiquité ou des modernes, pas un ne s’est láissé transporter a un excés damour insensé ; c’est une preuve que les grands genies et les grandes afaires n’admettent point cette foiblesse. Il faut cependant éxcépter Marc Antoine, &Appius Claudius le Décémvir. Le premiér éstoit adonné a ses plaisirs, mais l’autre avoir mené une vie sage et austére. Preuve certaine que l’amour peut quélquefois

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s’emparer d’un cœur bién fortifié, si l’on n’y fait pas bonne garde.

L’idée d’Epicure ést basse, quand il dit satis magnum, alter alteri theatrum sumus. Comme si l’homme qui est formé pour conte- mpler le ciél devoit se créer une idole, l’adorér ici bas, et mettre sa plus grande felicité (si ce n’est a satisfaire ses apétits gloutons comme les bestes) du moins a jouir avéc avidité des objéts les plus capables de recréer ses yeux, qui lui ont esté donnés cépendant pour des sujets d’une plus haute dignité.

On doit considérer qu’il náît de cette passion des excés ofensans pour toute la nature, et qu’elle dégrade toute chose jusqu’a vouloir établir pour régle infaillible que l’hiperbole ne convient qu’a l’amour. On a eû raison de direadulatorum principem, quo cum cœteri adulatores minores conspirant esse unum quœ sibi ipsi. Mais un amant ést éncore un plus grand flatteur. L’opinion que peu avoir de lui même l’homme le plus vain n’aproche

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pas de célle dun amant pour la personne qu’il aime, aussi rien n’est plus vray que ce qu’on a dit, qu’il éstoit impossible d’estre amoureux et sage en même temps. Cette frénésie parroist non seulement ridicule a ceux qu’elle ne régarde pas, mais si l’amour n’est pas réciproque, elle le paroît encore d’avantage a la personne aimée ; et qui n’aime point. Il ést cértain ou que lamour se païe par l’amour, vu qu’il ést trés méprisé, et c’est encore une raison pour se garder d’avantage de cette passion, qui nous fait pérdre non seulement les choses les plus desirables, mais qui savilit aussi élle même. Pour les autres pértes qu’elle cause, la fable nous les réprésente d’une maniére trés claire, quand élle dit que celui qui donna la préférénce a Venus, perdu les dons de Junon et de Pallas. Quiconque se livre a l’amour renonce aux grandeurs et a la sagesse.

Nous sommes ordinairement surpris des accés de cette passion lórsque nóstre esprit ést le moins a lui même, c’est a dire,

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dans la grande prosperité, ou dans une extréme advérsité. Ces deux temps (quoiqu- on n’ait pas fait encore cette rémarque a l’egard du dernier) sont favorables a la náissance de l’amour, et c’est une des preuves qu’il est l’enfant de la folie.

Ceux qui ne peuvent pas se déli- vrer de l’amour, doivent du moins se sépa- rér de leurs afaires serieuses. S’il y est une fois admis, il méttra tout en désordre, et l’on ne travaillera plus pour le bût qu’on s’estóit proposé.

Je ne scai pas pourquoi les guérri- ers sont si fort adonnés a l’amour, si ce n’est pas la même raison quils se livrent au vin ; c’est a dire, par ce que les périls veulent éstre païés par les plaisirs.

Il y a dans la nature humaine une inclination secrétte qui a porte a lamour. Si cette inclination ne se fixe pas sur une personne seule, elle s’etend naturéllement sur plusiéurs, et rend les hommes humains et charitable, comme on peut le rémarquer par le caractére de

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quelque réligieux.

L’amour conjugal produit le genre humain, lamour ou l’amitié le rendent plus parfait, mais l’amour débau- ché l’avilit et le corrompt.

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De L’amour propre ou de L’Intérêt particuliér.

La fourmi est un animal, sibi sapiens, qui entend son intérêt particuliér, mais élles ést nuisible dans un jardin. Cértainement ceux qui s’aiment trop sont comme élle incommodes au public. Sui- vés un milieu raisonnable entre vótre intérêt et celui de la société. Soyes atten- tif a ce qui vous régarde sans contrecarrer ni oublier les interêts des autres, surtout ceux de vótre patrie et de vótre roy. Il y a de la bassésse a faire de son interest particuliér le centre de toutes ses actions, rien n’est plus terrestre, car la terre ést fixe et arrestée sur son centre. Mais tout ce qui a de l’afinité avéc les

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cieux se meut sur un céntre etranger au quél il ést de quélque secours. Il est plus tolérable dans les princes de rapporter tout a ceux mêmes, parcequ’un grand nombre de pérsonnes sont attachées a leur sort, que le bien et le mal qui leur arrive se partage pour ainsi dire avéc le public. Mais ce défaut ést pernicieux dans ceux qui servent un prince ou un Etat. Toutes les afaires qui passent par leurs mains sont tournées a leurs fins particuliéres qui sont le plus souvent fort eloignées de célles de leur maitre : les princes et les Etats doivent donc choisir des ministres exempts de ce vice, sans cela leurs afaires seront seulement accéssoi- res ; ce qui rend encore ces sortes de caractéres plus dangereux, c’est qu’avéc eux toutes sortes de propositions sont perdües. Il est injuste que les avantages de ceux qui servent soient préférés a ceux du maitre qui ést servi. Mais il est encore bien plus condamnable qu’un pétit interêt de celui qui sért, soit préféré

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préféré a un grand interêt du maitre. C’est cépendant ce qui arrive souvent par la mauvaise foy d’une sorte de ministres, comme, trésoriérs, ambassadeurs généraux darmée, et tous autres ministres qui man- quent de fidelité. Les gens de ce caractere donnent un biais a leur boule pour attraper en passant leurs petits avantages, et renversent par la de grandes et importantes afaires ; ordinairement le profit qui leur en reviént est proportionné a leur etat et a leur fortune : mais le mal quils font en échange ést proportionné a l’etat ou a la fortune de leur maitre. Le naturél de ces gens qui s’aiment par dessus tout, ne les porte point a mettre le feu a la maison de leur voisin, s’ils n’ont envie de faire cuire un œuf. Cependant les ministres de cette humeur sont souvent en crédit, parce qu’aprés leur interrest parti- culier, ils n’en ont point de plus chér que de plaire a leur maître, et pour ces deux choses qui ont souvent du raport ensemble, ils trahissent les afaires dont ils sont

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chargés.

Ce grand amour de soi même a divérses propriétés toutes pernicieuses on croiroit quelquefois que les pérsonnes qui s’y livrent ont le même instinct des rats qui leur fait déserter une maison avant qu’elle ne s’eboule. Quelquefois aussi ils ressemblent au renard qui chasse le blereau du trou qu’il avoit creusé pour lui même, et quelquefois enfin pareils aux crocodilles ils pleurent et gémissent pour dévorer.

On rémarque que ceux qui sont du caractere que Cicéron attribuoit a Pompée, c’est a dire, amans d’eux mêmes (sans rivaux ordinairement) finissent présque tous par éstre malheureux. Ils n’ont sacrifié toute leur vie qu’a eux mêmes, ils deviénnent enfin des sacrifices pour la fortune a la qu’elle cependant ils croient avoir coupé les aîles par leur rare

prudence. DR

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De L’Etude.

L’etude sért a récréér l’esprit, ou a l’ornér, ou a se rendre plus habile dans les afaires. Alégard de la récréation ou du plaisir que fournit l’etude, ce n’est que dans une vie privée et retirée qu’on peut s’y livrér. L’ornement s’emploie dans le discours, et l’habilité paroît par la soli- dité du jugement, et par la maniére de conduire les afaires. On peut se rendre par l’experiénce propre pour l’exécution et pour le détail d’une afaire en particuliér, mais le conseil en général, les projéts, et la bonne administration viénnent plus sûrement du savoir.

Emploïer trop de temps a la lecture et a l’etude, n’est qu’une parésse qui a bonne mine. S’en servir trop pour orner son discours est une affection.

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Formér son jugement purement sur les précéptes tirés des livres est trop scolastique et trés incertain. Les lettres perfectionnent la nature ; et sont perfectionneés par l’experiénce. Les talens naturéls de même que les plantes ont besoin de culture, mais les lettres apprénnent les choses d’une maniére trop vague, si élles ne sont détérminées par l’experience.

Les personnes adroittes et artificieus- es méprisent les lettres, les simples les admirent, les sages en font usage. Ce qu’on ne sauroit tirer des lettres seules ; c’est la prudence qui n’est pas en elles, qui ést au dessus d’elles, et qu’on n’acquiert que par des sages réfléxions.

Ne lisés point un livre avéc un ésprit critique pour en disputer, ni avéc trop de crédulité, ni enfin pour faire usage dans vos discours de ce que vous aurés retenû, mais lisés pour éxa- miner et pour pénser. Il y a des livres dont il faut seulement goûter, d’autres dévorer, et d’autres (mais en petit nombre)

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221.

quil faut mâcher et digerer. J’ai voulû dire quil y a des livres dont il ne faut lire que des morceaux ; d’autres quil faut lire tous entiérs, mais en passant ; et quelques autres, mais qui sont rares, quil faut lire et relire avéc une extrême application. Il y en a aussi plusieurs dont on peut faire tirer des extraits, mais ce sont ceux qui ne traittent des sujets importants, et qui ne sont pas ecrits par des bons auteurs.

La lécture instruit, la dispute, et la conference réveillent et donnent de la vivacité, en ecrivant on déviént exact, et on retient mieux ce qu’on lit ; céluy donc qui ést parresseux a faire des notes a besoin d’une bonne mémoire ; célui qui confére rarement a besoin d’une grande vivacité naturélle, et il faut beaucoup d’adrésse a celui qui lit peù : pour cacher son ignorénce.

L’etude de l’histoire rend un homme prudent, la poësie spirituél, les mathematiques subtil, la philosophie

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naturélle profond, la morale régle les mœurs, la dialectique et la rhetorique le rendent habile et disposé a disputer abeunt studia in mores. Il n’y a quási point de défaut naturél qu’on ne puisse corriger par quelqu’etude propre pour cet éfét, de même qu’on remedie aux maladies du corps par quélque exercice convénable. Le jeu de boule ést bon pour la gravelle et pour les reins, de tirer de l’arc pour les poûmons et pour la poitrine, de se promener doucement pour l’estomac, de monter a cheval pour la teste ; de même qu’un homme qui n’a pas l’esprit posé et attentif s’applique aux mathéma- tiques, car s’il est distrait dans la démonstration, il fáudra quil recommence ; s’il ést brouillé et peu exact dans ses distinctions quil étudie les scolastiques, ils sont cymini sectores. S’il ne scait pas bien discourir d’une afaire, prouver et demontrér une chose par une autre, qu’il etudie les jurisconsultes. C’est ainsy qu’on peut trouvér dans l’etude des remedes a tous les défauts de l’esprit.

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De La Vanité.

Esope a imaginé plaisamment qu’une mouche posée sur l’essieu d’une roüe disoit, combien de poussiére j’eléve. Il y a des gens si vains et si présomptueux, que lórsqu’une chose va d’elle même, ou par un pouvoir superieur, s’ils y ont eù la moindre part, ils s’imaginent qu’ils ont tout fait.

Les personnes qui ont beaucoup de vanité ont toujours l’esprit inquiet & entreprenant, par ce qu’il ni a point d’osten- tation sans une comparaison de soi même. Il faut aussi qu’ils soient violens pour soûtenir leurs fanfaronades, mais ils ne sauroient garder de secret, ce qui les rend moins dangereux. Ils font plus de bruit que de besogne, suivant le proverbe françois. On peut cépendant

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en tirér quelquefois de l’utilité dans les afaires, surtout pour répandre des bruits ce sont d’excellentes trompétes. Ils sont bons aussi, comme Titelive la rémarqué dans le cas d’Antiochus et des Oetoliens, car il y a des occasions ou les mensonges et les exagérations peuvent servir. Par exemple si un homme veut engager deux puissances dans une guerre contre une troisiéme, et qu’il éléve outre mésure la puissance de chacun des deux, quand il parle a l’un ou a l’autre, cela peut avancer son dessein. Quélquefois encore célui qui ménage une affaire entre deux particuliérs, et qui exagere son pouvoir sur l’esprit de l’un et de l’autre peut l’augmenter rééllement sur tous les deux, et ainsy il arrive dans des cas pareils, que quélque chose est produit de rién, car un mensonge produit une opinion, et l’opinion une substance.

Il ést a propos que les gens de guerre soient glorieux. Comme le fer aiguise le fer, la gloire des uns aïguise

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et réveille celle des autres.

Dans des afaires de particuliérs dangéreuses et dificiles, les esprits vains et présomptueux y donnent le branle, et mettent les autres en train. Les ésprits plus solides et plus modestes ont plus de lést que de voile.

La réputation aussi des savants ne vole pas si haut sans que la vanité y fournisse quelque plume. Qui de contemnenda gloria libros scribunt, nomen suum inscribunt. Socrate, Aristote, Galien éstoient glorieux. La gloire contribüe a perpetüer la memoire, et la vertû pour éstre celebrée doit moins attendre des hommes, que d’elle même. La réputation de Cicéron, de Seneque, et de Pline le jeune n’auroit pas duré jusqu’a present, du moins avéc tant de force, s’ils n’auroient pas eû un pèu de vanité, elle est semblable au verny qui fait durer le bois, et qui lui donne aussi du lustre. Mais je ne prétend pas parler de la qualité que Tacite attribüe a Mutian, omnium que dixerat, feceratque,

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arte quadam ostentator. Ce n’est pas une vanité mais une prudence jointe a beaucoup de grandeur d’ame qui ést agréable et qui sied bien a certaines pérsonnes. Car dans les excuses, dans les soumissions, et même dans la modestie bien ménagée, il se mêle souvent de l’ostentation et de la vanité.

Le moyen le plus adroit pour flatter sa vanité, c’est célui dont parle le jeune Pline, qui ést de loüer d’un autre une bonne qualité que l’on possede soy- même. En loüant ainsy un autre, vous vous servés vous même, car il ést superieur ou inferieur a vous dans la chose que vous loüés. S’il est inferieur et quil merite la loüange, vous la merités bien davanta- ge. S’il y ést superieur, et quil ne la merite pas, vous la merités encore bien moins.

Les personnes vaines sont méprisées des sages, admirées des foûs, les idoles et la proye des parasites, et les esclaves de leurs propres défauts.

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De L’ambition.

L’ambition réssemble a la9 colére. La colére rend un homme deter- miné, actif, remüant, si elle n’est pas arrestée, mais si on l’arreste dans son cours, elle s’aigrit et dévient pour ainsy dïre, aduste, par consequent plus dange- reuse et plus maligne. Il en ést de même de l’ambition. Si un ambitieux trouve le chemin ouvért pour s’eléver, et qu’il aille toujours en avançant, il est plus agissant que dángereux. Mais si ses désirs sont arrestés, il dévient mécontent en secret, il régarde de mau- vais œil les hommes et les afaires, et n’est bien satisfait que lorsque tout va de travérs, ce qui ést le plus grand de tous les défauts pour un ministre. Il est donc bon si un prince se sert d’un

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ambitieux, qu’il le conduise de maniére qu’il aille en avançant sans jamais reculer, sans quoy c’est donner lieu a bien des inconveniens, et il vaudroit beaucoup mieux ne le point emploïer, car si ses services ne le font pas mon- ter, il faira en sorte que ses services tomberont avéc luy.

Puisque nous avons dit qu’il seroit a propos de ne point employer des ambitieux, au moins sans necessité ; il faut examiner en quel cas il peut éstre nécéssaire de s’en servir. On doit a la guerre choisir par préference les bons generaux quelques ambitieux qu’ils soient. L’utilité de leurs services lempor- te sur tout le reste, et vouloir qu’un homme de guerre n’ait pas d’ambition, c’est vouloir lui oster les éperons. On peut encore tirer un bon usage des ambitieux en les faisant servir comme des boucliérs pour les princes, contre les dángers et contre l’envie. Personne ne joüera ce rolle quil ne soit ainsy qu’un

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oiseau qui a les yeux crévés et qui va toujours en montant, par ce qu’il ne voit pas autour de lui. On peut encore faire usage d’un ambitieux en se servant de lui pour en abaissér un autre qui s’eléve trop, c’est ainsi que Tibere pour abattre Se- jan se servit de Macron : puisque les ambitieux sont nécéssaires dans tous ces cas, il reste a dire comment on peut les retenir de maniére quils soient moins dangereux. Ils le sont moins lorsqu’ils manquent de náissance et lórsqu’ils sont dune humeur brusque et rude que s’ils éstoient afables et populaires ; s’ils sont nouvéllement élévés que s’ils estoient assurés dans leur grandeur, et qu’ils y eussent, pour ainsi dire, pris racine.

Quélques personnes régardent comme une foiblesse dans un prince d’avoir un favory. Mais c’est le meilleur de tous les remedes contre l’ambition des grands et des magistrats. Car si le pouvoir davancér et de nuire est éntre les mains d’un favory, il ést trés rare qu’un autre

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s’elévé trop. Un moyen encore de les tenir en bride, c’est de leur oposér quelqu’un aussi ambitieux qu’eux même, mais il faut en ce cas des moderateurs qui tiénnent le milieu entre les deux, pour evitér les factions et le désordre. Sans ce lést le vaisseau rouleroit trop. Enfin le prince peut au moins protéger et enhardir quélqu’un d’un ordre inferieur qui servira comme de foüet aux ambitieux. Il peut encore éstre utile pour les retenir sils sont timides, de leur faire envisager une ruine proch- aine. Mais ce parti est dangereux s’ils sont audacieux et entreprenans, et peut loin de les arrester, précipiter leurs desseins. Il est absolument nécessaire de les abattre et qu’on ne puisse pas le faire tout d’un coup, avéc sureté, le meilleur parti est d’entremêler continüéllément les faveurs et les disgraces, pour quils ne scachent ce quils ont a éspérer ou a craindre, et qu’ils se trouvent comme perdus dans un labirinte.

L’ambition ou l’envie de l’emporter dans les grandes choses cause moins d’embarras

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dans les afaires, que célle de se mêler de toutes choses. Célle ci engendre beaucoup de confusion et de desordre; cépendant un ambitieux qui est rémuant dans les afaires est moins dángereux que célui qui est puissant par le nombre de pérsonnes qui dépendent de lui. Célui qui veut briller parmi les habiles gens entreprend des choses grandes, et c’est du moins un avantage pour le public. Mais célui qui veut estre la figure entre les chifres est la peste de son temps.

Les honneurs aportent trois avantages, de pouvoir faire de bien, d’approchér des princes et des grands, et de faire sa fortune propre. Le sujet qui ne cherche dans son ambition que le premier de ces avantages est un homme de bien, et le prince est prudent sil fait distinguer parmi ceux qui le servent celui qui agit par un tel motif, que les princes et les Etats choisisse donc autant qu’il leur sera possible des ministres qui soient plus touchés de leur devoir que de leur élévation, qui éntrent

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dans les afaires plustôt par conscience que par ostentation, et quils tachent aussi de distinguer une humeur a se mêler de tout,

d’un esprit de bonne volonté.

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De la Fortune.

On ne sauroit niér qu’il n’i ait des accidens étrangérs ou des hazards qui ne dependent point de nous qui contribüent beaucoup a la fortune. La faveur des grands, une conjecture heureuse, la mort des autres, ou énfin une occasion favo- rable a la vertû qui nous est propre. Mais il est sur cépendant que chacun a en lui même le pouvoir de faire sa fortune, faber quisque fortunœ suœ, dit le poëte. La faute d’un homme est la cause etrangere, la plus commune de la fortune d’un autre, et c’est par cétte voye qu’on avance le plus vîte serpens nisi serpentem comederit, non fit draco.

Les vertus eminentes et qui ont beaucoup d’eclat attirent les loüanges. Mais il y a des vertus qui sapercoivent a peine

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et qui font la fortune, de cértaines maniéres déliées qu’on ne sauroit trop éstimer, et que les espagnoles appéllent, desembultura. Il ne faut pas qu’un hom̃e soit d’un caractere rude n’i dificultueux, au contraire son esprit doit éstre souple et propre a tourner avéc la roüe de la fortune. Titelive aprés avoir dit que le vieux Caton avoit une télle force d’esprit et de corps quil eût fait fortune en quélque païs qu’il fût né, ajoute qu’il avoit, ingenium versatile, un ésprit ploiable en tout.

Si on régarde fixement et avéc atten- tion, on verra que la fortune ést aveugle, mais non pas invisible. Le chemin de la fortune est semblable a la voye lactée, c’est un assemblage de plusieurs petites étoiles qu’on n’aperçoit pas estant séparées, mais qui jointes ensemble sont claires et aparentes. De même il y a beaucoup de petites vertûs qu’on ne peut pas présque apércévoir, ou pour mieux dire, de certaines facultés ou habitudes commodes qui rendent les hommes fortunés. Les italiens en remarque

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quelques unes qu’on n’imagineroit pas, lórsqu’ils parlent d’un homme propre a faire fortune, ils demandent qu’il ait entre autres qualités, un poco di matto. En éfét il ni a point de qualité plus nécéssaire pour parvenir que ces deux ci, d’avoir un grain de folie, et de n’estre pas trop hon- neste homme. C’est pour cela que ceux qui aiment trop leur patrie, ou leur prince, n’ont jámais ésté, et ne sauroient éstre bien fortunés. Lorsqu’un homme détourne ses régards et sa pensée sur un objét etranger, il s’egare, et perd immanquáble- ment son vray chémin.

Une fortune rapide rend un hom̃e audacieux et remuant. Mais une fortune exercée le rend habile. On doit réspéctér la fortune quand ce ne seroit que pour la confiance, et pour la reputaiton qu’elle nous donne. La prémiére est en nous mesme, la seconde est dans les autres.

Les hommes prudents pour eviter l’envie qui est attachée a la vertû attribüent tout ce qui leur arrive d’heureux a la fortune

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ou a la providence, comme le meilleur moyen de jouir de leur grandeur avéc plus de tranquilité. Rien aussi n’attire a un homme plus de consideration que lórsqu’on s’imagine que quélque puissance superieur prend soin de le conduire. Cézar dans une tempeste dit a son pilote, tu portes Cézar et sa fortune, et Sylla a préferé le nom d’heureux a célui de grand.

On remarque que ceux qui ont trop attribué a leur sagésse ou a leur po- litique ont fini mal’heureusement. Thimothée l’athenien ne prospera pas depuis que dans une h’arangue ou il rendoit compte de son gouvérnement, répéta plus d’une fois, et dans ceci la fortune n’i eût point de part.

Il y a des personnes dont la fortune est semblable aux vers d’Homére qui sont plus aisés et plus coulans que ceux des autres poëtes, comme Plutarque le rémarque dans la comparaison qu’il fait de la fortune de Timoléon avéc célle d’Agesilaus ou d’Epaminondas. Mais

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il dépend en grande partie des hommes

de la rendre télle.DR

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De L’Empire.

La condition de ceux qui ont pèu a désirer et beaucoup a craindre, c’est cépendant célle de présque tous les rois. Placés au plus haut dégré, ils ne savent a quoy ils doivent aspirér, pendant que des idées continüélles de fantômes et de dángérs menaçans rém- plissent leur esprit de troubles et d’agitation. Ceci démontre ce que dit l’ecriture, que le cœur des rois ést impénétrable, car un nombre infini d’inquiétudes et aucun désir qui prédomine et qui dirige les autres, rend le cœur de l’homme dificile a connoître. De la vient aussi que les princes ont des gouts qui leur sont particuliers et qu’ils donnent souvent tous leurs soins a des choses frivoles et peu dignes de

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leur grandeur. La chasse, les batimens, l’elévation d’un favori, quélquefois même un art mécanique les occupent uniquement Néron joüoit de la harpe, Domitien tiroit de l’arc, Commode travailloit a des armes, Caracalla ménoit un char, céci parroist etrange a ceux qui ne connoissent pas cét axiome, que l’esprit de l’homme se plaît bien plus a avancér dans les petites choses qu’a s’arrester dans les grandes. Nous voyons aussi que les rois qui ont comm- encé par faire des conquêtes, et qui dans la suitte se sont vûs arréstés par l’impossibi- lité d’avancer a l’infini, se sont a la fin tournés a la supérstition, et a la mélancolie, comme Alexandre le grand, Diocletien, et de nôtre temps Charles quint. Car lórsque célui qui ést accoustumé d’avancer toujours se voit arresté dans sa course, il n’est plus content de lui même et deviént tout diférent de ce quil éstoit.

Il ést bien dificile de connoitre a fonds le vray temperamment d’un empire, et de scavoir exactement le régime qui lui

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conviént. Tout tempéramment (bon ou mauvais) est toujours composé de contraires, mais il y a bien de la difference entre scavoir faire un mélange de contraires, ou scavoir les emploïer a propos altérna- tivement. La réponse d’Apollonius a Vespasien est pleine d’instruction. Vespasien lui demandoit ce qui avoit causé la perte de Néron, Néron, dit’il, scavoit bien ac- corder sa harpe, mais dans le gouvernemtgouvernement quelquefois il montoit les cordes trop haut, et quelquefois trop bas ; Il ést certain que rien n’afoiblit tant l’autorité que ce mauv- ais accord du pouvoir porté quélquefois trop haut, et quélquefois trop rélâché.

Il semble que les ministres de nôtre temps ne soient occupés qu’a cher- chér des prompts remédes pour echaper aux dangérs prochains, au lieu de songer a les prévénir par des moyens solides et bien fondés. Célui qui les attend sémble défier la fortune & vouloir lutter contre elle, mais qui ést-ce qui peut éviter l’étincelle et dire de quél

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costé élle partira ?

Les dificultés dans les afaires des princes sont grandes et en grand nombre ; mais la plus grande de toutes vient de leur propre caractere. Il ést ordinaire aux princes, dit Tacite, de souhaitter des choses qui se contrarient, sunt plerumque regum voluntates vehementes, et inter se contrariœ. C’est le solécisme ordinaire du pouvoir de commander et de vouloir la fin, sans pérméttre les moyens.

Les afaires des rois sont avéc leurs voisins, leurs femmes, leur enfans, leurs prélats ou le clergé, les grands, la noblesse, les marchands, le peuple, et les soldats, et sans les soins nécéssaires tout cela est a rédouter.

Prémiérément pour leurs voisins, on ne peut donner de régle générale, les occasions sont trop variables. Il y en a une cependant qui ést toujours bonne. C’est que les prince veillent conti nüellement pour que pas un de leurs voisins déviénne plus puissant et plus en

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etat de leur nuire, qu’il n’estoit auparavant, en augmentant ses etas, en aprochant plus prés de leur costé, en s’attirant le commerce &ca.

Les rois Henry 8 d’Angleterre, François Prémiér roy de France, & l’empereur Charles Quint pendant leur triumvirat veillerent téllement les uns sur les autres que pas un des trois ne pouvoit gagner un pouce de terrein que les deux autres aussitôt ne se liguassent pour retablir l’equilibre, & ils ne faisoient point la paix quils n’en fussent vénus a bout. Il en fut de même de cette ligue entre Ferdinand roy de Naples, Laurens de Médicis, et Louis Sforce, qui fut la surété de l’Italie au raport de Guichardin. Lopinion de quelques scolastiques doit éstre rejettée, qu’il n’est pas permis de faire la guerre, si l’on n’a point reçeu d’injure auparavant, car une crainte légitime d’un dangér eminent, est une occasion licite de prendre les armes sans qu’aucune autre violence ait précédé. DR

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Alégard de leurs femmes, il y a des exemples cruéls. Livie est infame pour avoir empoisonné son mari. Roxelane femme de Soliman a perdu Mustapha ce prince célébre, et a causé de grands troubles dans la maison, et dans la succession de son mary. La femme d’Edoüard Second contribua beaucoup a le faire chasser, et a sa mort, ces dangers sont principalemtprincipalement a craindre quand leurs femmes ont des enfans d’un premier mari, ou élles ont des amans.

Les enfans des rois font joüer souvent de cuélles tragedies, et souvent aussi les soupçons des peres ont causé de trés grands mal’heurs. La mort de Mustapha dont nous avons parlé fut si fatale a la race de Soliman, que la succession des turcs est fort suspéct depuis ce temps, car on a soupçonné Selim Second d’avoir esté supé. La mort de Crispe jeune prince de grande ésperance que son pere Constantin le

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grand fit mourir a aussi esté fatale a sa maison ; deux autres de ses fils moururent de mort violente, et le troisiéme Constantin ne fût guéres plus heureux, il mourut de maladie, mais aprés que Julien eût pris les armes contre lui. La mort de Demetrius fils de Philippes Second roy de Macedoine, retomba sur son pere qui en mourut de chagrin et de repentir. Il y a beaucoup d’exemples semblables a ceux ci, et il ni en a présque point ou il soit révenû quélque bien aux peres d’avoir attenté a la vie de leurs fils a moins qu’ils n’eussent pris les armes contr’eux, com̃e Selim premier contre Bajazet, et les trois fils d’Henry Second roy d’Angleterre.

Pour les prelats, il y a du danger, lorsquils sont puissans et orgueilleux, come les archevéques de Cantorbery, Anselme, & Thomas Becket, qui eleverent leur crosse contre l’epée royale, quoiquils eussent afaire a des rois fiérs et d’un grand courage, Guilleaume le Roux, Henri Prémiér, et Henry Second. Mais ils ne sont pas a craindre, lórsque le clergé ne dépend pas

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d’une puissance etrangere, et que ce n’est pas le peuple, mais le roy ou des patrons particuliérs qui nomment aux bénéfices.

Pour les grands, il est bon de les tenir dans une distance proportionnée a ce qu’ils doivent au roy, en les abâttant, on pourra rendre le roy plus absolû, mais aussi il sera moins assuré, et moins en etat de venir a bout de ses desseins. Je l’ai remar- qué dans mon histoire de Charles Sept roy d’Angleterre qui les opprimoit. De la sont venus les troubles et les difficultés de son temps ; car quoiqu’ils fussent fidéles, & quils restassent dans le devoir, cependant ne travaillant pas de concért avéc lui dans les afaires, il éstoit obligé de faire tout par lui même.

La noblésse éstant un corps dispersé, n’est pas dangéreuse, elle peut parler haut, mais sans faire grand mal ; elle sert de contrepoids aux grands, et les émpêchent de venir de dévénir trop puissans ; et comme elle touche au peuple de plus prés, elle a aussi plus d’autorité sur lui, et élle est

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plus propre a tempérer les commotions populaires.

Alégard des marchands ils sont comme la vena porta, s’ils ne fleurissent pas. Un royaume peut avoir les membres et les jointures bonnes, mais ses veines seront vuides et le nourriront mal. Les taxes qu’on impose sur eux ne sont point un profit pour le prince ; ce qu’il gagne par le menû, il le perd en gros, les impôts en sont aug- mentés, mais le commerce est diminüé.

Le peuple n’est point a redouter, s’il n’a pas de grands et puissants chéfs, ou si on ne touche point a sa réligion, a ses anciénnes coûtumes, et a ce qui le fait vivre.

Les soldats sont dángereux quand on les garde sur pied et en corps, ou qu’ils sont accoû[313tumés a des largesses, nous en voyons l’exemple dans les janissaires, et dans les gardes prétoriennes de Rome, mais on peut lever des hommes et les discipliner dans des endroits diferents & sous divers chefs sans aucun danger &

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c’est un usage fort utile pour défendre l’Etat.

Les rois sont semblables aux corps celestes, qui rendent le temps heureux ou mal’heureux, qui sont trés brillans & dans une grande elevation, mais sans aucuns répos, tous les précéptes qu’on peut leur donner sont compris dans ces deux avis, memento quod es homo, & memento quod es deus, aut vice-deus ? L’un pour servir de frein a leur pouvoir, et l’autre a leur volonté.

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De laVeritable grandeurdes Royaumes& des Estats.

Il éntroit trop de présomption etde vanité dans ce que Thémistocles réponditun jour en parlant de lui même, mais s’ileût parlé de quélqu’autre, sa réponse eutesté trés estimable. Quoiquil en soit, ellepeut servir de matiére a des sages reflex-ions. On le pria dans un festin de joüerdu luth, il répondit qu’il ne scavoit pointjoüer de cet instrument, mais que d’unpetit bourg il en sauroit faire unegrande ville. Ces paroles peuvent exprimer(par métaphore) deux talens fort diferensdans ceux qui sont employés aux afairesd’Etat. Car si l’on examine avéc attentionles conseillers et les ministres des rois

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on en trouvera peut éstre quelqu’un qui seracapable d’agrandir un petit etat, mais quine saura point joüer du luth, et au contraire on en trouvera beaucoup qui savent joüer du luth et du violon, c’est a dire, quils sontexperts dans les arts de la cour, mais quiont si peu de capacité nécéssaire pour accroîtreun petit Etat, qu’il semble même que la natureles ait formés exprés pour ruiner et pourdétruire les Etats, les plus florissans, certaine-ment ces arts vils et bas par lesquéls lesconseillers et les ministres gagnent souventla faveur de leur maitre, et une sorteréputation parmi le peuple, ne meritent pasun autre titre que celui de menetriérs oude violons, car ces sortes de talens sontseulement propres a amuser, et plustôt uneespéce d’ornement dans celui qui les a, quilsne peuvent éstre utils et avantageux pour l’agrandissement d’un Etat ou dun royaume ;il ést vray cependant qu’on voit quélquefoisdes ministres qui ne sont point au dessousdes afaires, qui sont même capables de lesbien conduire, d’eviter les dangers, et les

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inconvéniens manifestes, et qui avéc tout cela sont fort éloignés de l’habilité nécéssaire pour étendre un petit Etat. Mais de quélque éspéce que soient les ouvriérs, considerons l’ouvrage, et voyons quélle est la veritable grandeur d’un Etat et quels sont les moyens de le rendre florissant. C’est une chose sur la quélle les princes doivent réfléchir sans cesse, pour ne pas s’engager dans des éntreprises vaines et téméraires en présument trop de leurs forces, et aussi pour ne pas se préster a des conseils bas et timides, en ne présumant pas assés de leur puissance.

Alégard de l’estendüe d’un etat, elle peut se mésurer, ses finances et ses revenus se calculent, le peuple se dénombre et lon voit les plans des villes. Mais il ni a rien de plus dificile et de plus sujet a érreur que de vouloir juger la veritable force, de la puissance et de la valeur intrenseque d’un Etat. Le royaume du ciél ést comparé (non pas a une grosse noix) mais a un grain de moutarde qui est un des plus petits grains. Mais il a la propriété de s’eléver &

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de s’entendre en pèu de temps ; de même il y a des Etats d’une grandeur considérable qui ne sont point cépendant propres a s’accroître & d’autres quoique petits, qui peuvent servir de fondement a de trés grands royaumes, des villes fortes, des arcenaux bien fournis, de bons haras, des chariots, des eléphans, des canons, et d’autres machines de guerre, ne sont que des moutons couvérts de la peau du lion, lórsque la nation n’est point naturelemtnaturelement brave et gueriére, le nombre même ne se doit pas considerer, si les soldats manquent de courage, car comme dit Virgile, lupus numerum pecorum non curat, le loup ne se mét pas en peine du grand nombre des moutons, l’armée des perses se présenta aux macedoniens dans les plaines d’arbelles comme une inondation d’hommes, de sorte que les généraux étonnés réprésenterent a Alexandre le péril ou éstoit son armée, & lui conseillerent d’attaquer les perses pendant la nuit. Mais il répondit quil ne vouloit pas dérober la victoire, elle éstoit plus facile quil ne pensoit. Trigranes l’armenien éstant

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campé sur une hauteur a la teste d’unearmée de quatre cent mil hommes, et voyantavancer célle des romains qui n’estoit en toutque de quatorze mille combattans, dit en plaisantant de ce petit nombre, sils viennentpour une ambassade ils sont trop, si c’estpour combattre ils sont trop pèu, cépendantavant la nuit, il se trouva quils éstoient assés pour le mettre en fuitte, et faire ungrand carnage de ses trouppes. Il y a uneinfinité d’exemples qui font voir que la valeur l’emporte sur le nombre, et l’on doitconvenir que le courage du peuple ést lepoinct capitale de la grandeur d’un Etat.Il est bien plus ordinaire qu’il n’est vraide dire, que l’argent est le nérf de la guerre,a quoi sert’il quand les nerfs des bras man-quent, et que le peuple est éfeminé. Soloneût raison de répondre a Crésus qui luifaisoit voir son or, si quélqu’un vient quiait de meilleur fer, il vous enlevera toutcet or. Qu’un prince donc ne compte pas surses forces si son peuple n’est pas belliqueux,et au contraire si son peuple est guérriér,

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qu’il sáche qu’il est puissant, pouvû qu’il nese manque pas a lui même.

Alégard des troupes auxiliairesqui sont ordinairement le remede pour unenation qui n’est point aguerrie, tous les exemples montrent que qui se réposedessus pourra bien pour un temps étendreses ailes, mais qu’a la fin il perdra deses plumes.

La benediction de Judas, et célled’Iszachar ne se trouveront jamais ense-mble, c’est a dire, que le même peuple soita la fois le jeune lion, et l’âne sous lefardeau ; un peuple trop chargé de taxesne sera jámais guerriér, mais célles quisont mises par le consentement de l’Etat,abattent moins son courage, que célles quisont imposéee par un pouvoir déspotique ;comme on peut le remarquer par les ascisesdes païs bas, et les subsides d’Angleterre. Je parle du courage et non pas des richesses,car je sái bien que les taxes étant lesmêmes, qu’elles sont mises par le consentem-ent de l’Etat, ou par un pouvoir absolû,

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élles apauvrissent également ; mais élles fairontun éfét diferent sur l’esprit des sujets, et delanous pouvons conclure qu’un peuple surchargéd’impôts n’est pas propre pour l’empire.

Les royaumes et les Etats quiaspirent a s’agrandir doivent prendre gardeque la noblésse ou les gentilshommes ne se multiplient pas trop. Le peuple deviént tropabattû, et l’esclave en éfét des gentilshommes.Comme un taillis ou l’on a laissé trop debalivaux ne répousse pas bien, et dégénereen buisson, de même dans un Etat, s’il y atrop de gentilshommes, le peuple sera sansforce et sans courage. De cent testes pas unene sera propre pour le casque, surtout pour servir dans l’infanterie, qui ést la force d’unearmée. Vous aurés donc beaucoup de mondeet pèu de forces.DRCe que je dis se voit encomparant la France a l’Angleterre. LAngle-terre quoique beaucoup inférieure pour lagrandeur du païs, et pour le nombre deshabitans, a eù cependant présque toujoursl’avantage sur la France, par ce que lepeuple ordinaire en Angleterre ést propre pour

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la guerre, et qu’il n’en est pas de même decélui de France. Ce fut avéc une sagésseadmirable que Henri Sept roy d’Angleterre(duquél j’ai parlé au l’on dans l’histoire quej’ai écrit de son régne) ordonna des terres &des maisons d’une valeur certaine et moderéepour maintenir un sujet dans une abondancesuffisante, et dans une condition qui ne fut pas servile. Il voulut aussi que ce fut lepropriétaire, ou du moins, l’usufruitier, et nonpas des mettayers qui tinssent la charrüe,et qui cultivassent le champ. Cela produitdans un Etat ce que Virgile dit de l’anciénneItalie, terra potens armis, atque ubere glebœ.Cette partie de peuple qui n’est je crois qu’enAngleterre et en Pologne, a aussi son utilitépour la guerre, et ne doit pas éstre négligée,je veux dire ce grand nombre de valetsqui suivent les nobles, et sans doute que lamagnificence, la splendeur de l’hospitalitéet un grand cortege de domestiques, commesi c’estoit des gardes (suivant la maniere desseigneurs d’Angleterre) contribüe beaucoup ala puissance d’un Etat militaire, et au contraire

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une maniére de vivre obscure et privée parmi la noblesse ternit l’eclat des armes.

Il faut avoir soin que le tronc de l’arbre de la monarchie de Nabucdonozor soit assés grand, et qu’il ait assés de force pour porter les branches, c’est a dire, que les sujéts naturéls soient en assés grand nombre pour contenir les etrangérs. C’est pour céla que les Etats qui accordent facilement des lettres de naturalité, sont propres pour l’empire. Il seroit ridicule de penser qu’une poignée de gens quélque capacité et quélque courage quils eussent, pussent réténir sous leur domination une grande estendüe de païs, du moins pour longtemps. Les lacedemoniens accordoient dificilement des lettres de naturalité, ce qui fut cause que pendant que leur Etat ne saccrût pas, leurs afaires furent formées et en bon ordre, mais sitôt qu’ils s’etendirent, et qu’ils devinrent trop grands pour le nombre des sujets naturéls qu’ils avoient, ils tomberent en décadence. Jamais Etat n’a naturalisé les etrangers si facilement que les romains, et leur fortune

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répondit a cette prudente maxime puisque leur émpire a esté le plus grand qui fût jamais. Ils accordoient facilement ce qu’on appélle jus civitatis, et dans le plus haut dégré ; c’est a dire, non seulement, jus comm- ercij, jus connubij, jus hœreditatis, mais aussi jus suffragij et jus petitionis sive honnorum. Le droit des honneurs, et non seulement à quelques pérsonnes en particulier, mais a des familles entiéres, a des villes, et quélques fois a des nations ; ajoutés a céla leur cou- tume d’envoyer des colonies parmi les autres peuples. Si vous faites attention a ces maximes vous ne dirés plus que les rom- ains ont couvért toute la Terre. Mais que toute la Terre s’est couverte de romains, et c’estoit la meilleure voye pour arriver a la grandeur. Je me suis souvent etonné comment l’Espagne avéc si pèu de sujéts naturéls pouvoit conserver sous sa domina- tion tant d’Etats et de provinces. Mais l’Espagne ést bien plus grande que n’estoit Sparte dans ses comméncémens, et quoiqu’il arrive rarement que les espagnols accordent

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des lettres de naturalité, ils font ce qui en approche d’avantage, en prénant indife- remment des soldats de toutes le nations, et même souvent leurs généraux sont etrangérs. Il paroît par la pragmatique sanction publiée cette année qu’ils sont fachés de manquer d’habitans, et qu’ils veulent y rémedier.

Il ést certain que les arts sédentaires et cazaniérs qui s’excércent plustôt avéc les doigts qu’avéc les bras, sont contraires de leur nature a une disposition militaire. Les peuples belliqueux aiment ordinairement loisiveté et préferent le danger au travail. On ne doit pas trop réprimer cette inclination, si l’on veut conserver leur courage. C’estoit un grand avantage a Sparte, a Rome, a Athenes de ce que la plus grande partie de leurs ouvriérs éstoient des esclaves. Mais la loy chrestiénne a presque aboli cét usage. Ce qui en approche le plus c’est d’avoir des etrangérs pour ces sortes d’ouvrages, de tâcher de les attirer, ou pour le moins de les bien récévoir quand ils viénnent.

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Mais les sujéts naturéls doivent éstre de trois éspéces, des laboureurs, des valets, et des ouvriérs ; c’est a dire, de ceux qui se servent de leurs bras et de leurs forces, comme forgerons, maçons, charpentiérs &c.a sans compter les soldats. Surtout rien ne contribüe d’avantage a la grandeur d’une nation, que lórsqu’elle est portée aux armes par son inclination, qu’elle les régarde comme son plus grand honneur, qu’elle en fait sa principale occupation, et sa premiére etude. Car ce que nous avons dit jusqu’a present sért eulement a rendre une nation capable de faire la guerre, mais a quoi sert la capacité et le pouvoir, sans l’inclination et l’action ? Les romains pré- tendoient que Romulus aprés sa mort leur avoit envoyé cét oracle et cette instruction, qu’ils sapliquassent aux armes sur toutes choses, s’ils vouloient parvenir a l’empire du monde. Toute la constitution du gouvernemtgouvernement de Sparte tendoit aussi a ce poinct, que ses cytoïens devinssent guérriérs, mais avéc une intention plus sage que bien digerée. Celui des perses et des macedoniens visoient

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encore pendant quelques temps a ce but, les gaulois, allemans, les seythes, les saxons, les normands, et quelques autres ont eû durant longtemps la même intention, et les turcs la temoignent encore aujourd’hui, quoi- qu’ils soient fort déchûs. Mais dans la chréstienté, les espagnols parroissent les seuls qui y pensent. Il est évident que chacun profite dans la chose a la quélle il sapplique le plus, et c’est assés davoir fait remarquer que toute nation qui ne s’adoñe pas aux armes, doit attendre que la grandeur vienne s’offrir, et qu’il ést sûr au contraire que les nations qui s’y atta- chent avéc constance font de trés grands progrés, comme on peut le voir par l’exemple des romains et des turcs ; et ceux même qui ne se sont adonnés a la guerre que pendant un siécle sont parvénus a une grandeur qui les a soute- nu longtemps, aprés avoir négligé l’exércice des armes. Il ést donc necessaire suivant ces précéptes qu’un Etat aye des loix et des coutumes qui puissent fournir

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communement des justes occasions (ou pour le moins des pretextes plausibles) de faire la guerre. Car les hommes ont naturellement de la vénération pour la justice, et n’entreprennent pas volontiérs la guerre qui entraîne aprés elle un si grand nombre de maux, excepté qu’elle ne soit fondée sur un bon ou du moins sur un spécieux pretexte. Les turcs en ont toujours un quand ils veulent s’en servir, qui est la propagation de leur foy ; et quoique la République Romaine accordat des grands honneurs aux généraux qui par leurs victoires donnoient plus d’etendüe a son émpire, cépendant élle n’a jamais (du moins en apparence) entrepris une guerre dans le seul dessein de s’agrandir. Il faut donc qu’une nation qui songe a l’empire soit fort alérte sur les diférens qui náîtront alégard de ses limites, de son commerce, ou du traittement de ses ambassadeurs, et qu’elle ne temporise point quand on la provoque ; il faut aussi qu’elle soit prompte a envoyer du sécours a ses alliés. C’est ainsi que les romains en ont toujours usés, si un de leurs

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alliés éstoit attaqué, et quil eût aussi une ligue défensive avéc dautres nations, s’il demandoit du secours, les romains vouloient toujours estre les premiérs a lui en envoyer ; ne se láissant jámais prévénir dans l’honneur du bienfait.

Alégard des guérres qui se faisoient anciénnement en faveur de la conformité dès gouvernemens, et par une correspondance tacite, je ne vois pas sur quéls droits, elles éstoient fondées, comme célle des romains pour la liberté de la gréce, et célles des lacedomiens et des atheniens, pour etablir, ou pour détruire les démocraties et la oligarchies. Télles sont encore célles que font les princes ou les républiques pour délivrer de la tirannie les sujets d’autrui. Mais il suffit a cet egard d’avertir qu’une nation ne doit pas aspirer a la grandeur, si élle ne se réveille sur toutes les occasions de s’armer qui pourront s’offrir.

Nul corps soit naturél ou politique, ne peut se consérver en santé sans exercice. Une guérre juste et honnorable est pour un

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royaume, ou pour un Etat l’exercice le plus salutaire. Une guérre civille ést sembla- ble a la chaleur de la fiévre, mais une guérre etrangere peut se comparer a la chaleur causée par l’exércice, qui conserve le corps en santé. Une longue paix amo- lit les courages et corrompt les moeurs. Il est avantageux, je ne dis pas pour la commodité mais pour la grandeur d’unEtat, quil présque toujours en armes, et quoiqu’il en couste beaucoup pour avoir pérpétuéllement une armée sur pieds, c’est cependant ce qui rend un prince, ou un Etat l’arbitre de ses voisins, ou qui le met pour le moins en une grande éstime ; et l’Espagne en est une preuve, elle a toujours eû depuis six vingts ans une armée entretenüe d’un costé, ou d’un autre.

Célui qui se rend maitre sur mer va a la monarchie universélle par le plus court chemin. Ciceron ecrivant a Atticus lui mande au sujet des préparatifs de Pompée contre Cézar, consilium Pompei

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plane Themistocleum est, putat enim qui mari potitur eum rerum potiri, et sans doutte Pompée auroit a la fin lassé Cézar, si par un confiance trop vaine, il n’eut pas changé son premier plan.

Nous voyons les grands éféts des batailles navalles par célle d’Actium qui décida de lempire du monde ; et par célle de Lépante qui a arresté les progrés des turcs. Il arrive souvent qu’un combat naval met fin a une guerre, mais c’est quand les puissances ennemies veullent rémettre a une bataille la décision de leur quérelle. Car il ést certain que celui qui est le maitre de la mer, joüit d’une grande liberté, et qu’il met a la guerre les bornes qu’il lui plait ; au lieu que par terre, célui même qui est superieur, a cependant quélquefois beaucoup de difficultés a sur- monter pour en venir a une afaire deci- sive. La puissance navalle de la grande Bretagne ést aujourd’hui d’une extrêmeimportance pour élle, non seulement par ce que le plus grand nombre des Etats

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de l’Europe, sont présque environnés de la mer, ou du moins qu’elle les touche de quélque costé ; mais aussi parce que les trésors des Indes parroissent un accéssoire a l’empire de la mer. Il semble que les guérrer d’apresent, soient faites dans l’obscurité en comparaison de toute cette gloire anciénne, et de tout cet honneur qui rejaillissoit autrefois sur les gens de guérre. Nous n’a[337vons pour exciter le courage que quélques ordres militaires, & qu’on a encore rendus communs a la robe et a l’epée ; quelques marques sur les armes, et quélques hopitaux pour les soldats hórs d’etat de servir par leur age ou par leurs blessures. Mais anciénnement les trophées dressés sur les champs de battailles, les oraisons funébres a la l’óüange de ceux qui avoient esté tués, et les tombeaux ma- gnifiques qu’on leur élévoit, les couronnes civiques et murales, le nom d’empereur que les plus grands rois ont pris dans la suitte, les célébres triomphes des généraux victorieux, les grandes liberalités que l’on

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faisoit aux armées avant de les congédiér, toutes ces choses dis-je, éstoient si grandes, en si grand nombre, et si brillantes, qu’elles sufisoient a donner du courage et a porter a la guérre les coeurs les plus timides. Mais surtout la coûtume des triomphes chez les romains, n’estoit point un vain spéctacle, mais un etablissement noble et prudent, qui renfermoit en lui ces trois poincts éssentiéls, la gloire et l’honneur des généraux, l’augmentation du trésor public, et des gratiffications pour les soldats. Mais peut éstre que cet honneur éclatant du triomphe ne convient pas dans les Etats monarchiques, si ce n’est en la personne des rois ou de leurs fils. C’est ainsi que les romains en userent dans le temps des empereurs qui se reservoie et a leurs fils lhonneur du triomphe pour les guérres qu’ils avoient achevées en perso- nne, et n’accordoient aux generaux que la robe, et quélques autres marques de triomphe.

Pour finir ce discours, personne

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(comme l’ecriture sainte le dit) ne peut ajoûter par ses soins une coudée a sa stature ; mais dans la fabrique des royaumes et des Etats, il est au pouvoir des princes et de ceux qui gouvernent, d’augmenter et d’etendre leur empire. Car en introduisant avéc prudence des loix et des coutumes semblables ou peu diferentes de célles que nous avons proposées ici, il est sûr qu’ils jetteront sur la posterité une semence de grandeur. Mais ordinairement les princes ne pensent pas a ces choses, & láissent a la fortune d’en décider.

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DesTroubles et desditions.

Il faut que ceux qui ont en main le timon du gouvérnement sachentprévoir les tempestes d’Etat, elles sont ordinairement plus a craindre lórsqueles choses aprochent de l’egalité, commeles tempesttes naturéles sont plus frequen-tes vers les equinoxes et de même encorequ’il y a quélquefois des coups de ventcreux, et que la mér s’enfle secrétement,quelquefois aussi l’etat s’emeût et se trouble sans qu’on connoisse la cause.

Ille etiam cœcos instare tumultus

Sœpe monet fraudes, et operta teumescere bella.

Les libelles, les discours licentieuxcontre l’Etat, quand ils sont frequens etpublics, des bruits désavantageux contre ceuxqui gouvernent rependus de tous costés &

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bien reçeus sont des présages de troubles. Virgille appelle la renommée la sœur des géants.

Illa terra parens ira irritata deorumextrémam ut perhibent cœo enceladoque sororem, etc.

Comme si élle éstoit un reste de ces anciénnes rébéllions que les poëtes ont chanté. Il est sur du moins qu’elle annonce, et qu’elle précéde ordinairement toutes les séditions. Il remarque aussi avéc raison que les bruits séditieux et les sédi- tions ne diferent ensemble que comme frere et sœur, mâle et femelle. S’il arrive surtout que les actions les plus loüables qui meri- teroient lapplaudissement du peuple, et qui dévroient gagner son aféction soient calom- niées et interpretées en mal ; c’est une preuve certaine que les esprits sont pleins de venin et d’envie, comme dit Tacite, conflata magna invidia, seu bene, seu male gesta premunt. Mais quoique la renommée pronostique les troubles, ce n’est pas a dire qu’en lui imposant silence on soit sûr de les etoufer, souvent même le mépris qu’on montre pour

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les bruits qu’elle repend les fait évanoüir, et le soin qu’on se donne pour les apai- ser fait quils durent d’avantage.

On doit aussi avoir pour suspécte cétte obeissance dont parle Tacite, erant in oficio, sed tamen qui mallent mandata imperantium interpretari quam exequi. Les contrariétés, les excuses, les echapatoires aux ordres que donne le gouvernement, ést une maniére de sécoüer le joug et un éssai de désobeïs- sance ; sur tout si ceux qui donnent les ordres parlent avéc timidité, et ceux qui les recoivent avéc audace.

Il est certain aussi (comme Ma-chiavel le remarque) que lórsque les princes qui doivent éstre les péres communs se joignent a une faction, l’Etat est en danger de perir ; de même qu’un batteau qu’on au- roit trop chargé d’un costé ; l’exemple sur ce sujet d’Henry 3. rois de France ést trés notable ; il se joignit au commencement a la ligue pour éntretenir les protestans, et bientost aprés la même ligue se trouva contre lui. Quand l’autorité du prince devient un

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accéssoire a une autre cause, et qu’une obligation plus forte que le lien du gouve- rnement occupe cette place, c’est le prémiér pas de la décadence du souverain. Quand aussi les discordes, les quérelles, et les factions éclatent ouvértement, c’est une marque que le respéct pour le gouvérnement est entiérement perdû. Les mouvemens des grands doivent éstre comme célui des planettes qui se tournent avéc rapidité par l’impulsion du prémiér mobile et doucement de leur propre mouvement. Il s’ensuit donc que si les grands agissent de leurs chéfs avéc violence, et comme dit Tacite, liberius quam ut imperantium meminissent, dieu a ceint les rois de la ceinture de la veneraõnvénération, qu’il ménace quélquefois de rompre, solvam angula regum. Si l’un des quatre piliérs du gouvernement ést ébranlé, c’est a dire, la religion, la justice, le conseil, ou le trésors, on doit bien priér pour le calme. Mais laissons pour le présent ces pronosti- ques des troubles, sur lesquéls nous ajoûterons encore quélques éclaircissemens dans la

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suitte, et parlons de la matiére qui forme la sédition, de leurs causes, de leurs motifs, et enfin des rémedes qu’on peut y porter.

La matiére des séditions mérite d’estre considerée, car le moyen le plus sûr de prévenir le mal (si le temps le permét) c’est d’enlever cétte matiére. Quandles matiéres combustibles sont préparées, il est dificile de prévoir de quél costé viendra l’étincelle qui doit y mettre le feu.

Il y a deux matiéres diférentes de séditions, une indigence excéssive et un grand mécontentement. Chaque fortune ruïnée ést une voix pour le trouble. Lucain réprésente bien quél etoit l’etat de Rome avant la guérre civile.

Hinc usura vorax, rapidumque in tempore fœnus

Hinc concussa fides, et multis utilé bellum.

Ce multis utilé bellum ést une marque cértaine qu’un Etat ést disposé au trouble et a la sédition ; si l’indigence des grands se joint a la misére du peuple, le dangér ést eminent. Les rébéllions qui viénnent du ventre sont les pires de toutes. Le

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méconténtement du peuple dans le corps politique est sémblable a l’humeur bilieuse dans le corps naturél qui s’echaufe & s’enflamme aisément. Mais le prince ne doit pas mesurer le danger par la justice ou l’injustice de la cause qui irrite le peuple, ce seroit l’estimer trop raisonnable, lui qui ne connoist pas et qui s’oppose souvent a son propre bién, il ne doit pas aussi s’arrester a la grandeur ou a la petitésse de la cause qui produit le mécontentement. Car les mécontentemens les plus dangereux sont ceux ou l’on craint plus, qu’on ne ressent, dolendi modus timendi non idem, outre que dans les grandes oppréssions ce qui irrite la patience afoiblit le courage. Mais ce qui augmente la crainte peut produire un éfét tout diferent. On ne doit point aussi mépriser les mécon- tentemens par ce quils ont subsisté longtemps sans éclatter, si toutes les vapeurs ne produisent pas un grand orage et qu’elles parroissent quelquefois se dissipér, il ést sûr cépendant qu’elles tomberont en quelque

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éndroit, et suivant le proverbe espagnol, a la fin un rién rompra la corde.

Les causes des séditions sont des innovations dans la réligion. Les taxes, les changemens des loix et des coutumes. Le viol des priviléges, une oppréssion uni- versélle, l’elévation des gens indignes, les etrangérs, les famines, les soldats con- gediés, les factions jettées dans le déséspoir, et tout ce qui en offençant unit en même temps.

Alégard des rémédes, on peut donner en général quélques présérvatifs dont nous parlerons, mais le vrai réméde doit éstre proportionné au mal particulier, et c’est plustôt au conseil, qu’au précépte d’en ordonner la composition.

Le prémiér réméde, ou plustôt la prémiére précaution qu’on doit prendre c’est d’oster s’il est possible, cette cause pnãlle des séditions (dont nous avons parlé) qui est l’indigence et la pauvreté, les meilleurs moyens pour cela sont de faciliter, et de bien etablir le commerce, d’encourager

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les manufactures, de ne pas soufrir de faineantise, de réprimér le luxe par les loix somptuaires, de faire valoir les terres en les cultivant avéc grand soin, d’etablir des prix sur les marchandises, de modérer les taxes et les impôts &ca. Il faut avoir aussi la précaution que le nombre des habitans (surtout en temps de paix) ne soit pas trop grand par pro- portion au produit du païs qui les doit nourrir, et ce n’est pas seulement au nombre quil faut régarder, car un petit nombre d’hommes qui dépense beaucoup et qui gagnent peu, épuisent plus un Etat, qu’un plus grand nombre qui dépensent beaucoup moins et qui gagnent dépensent.

De multiplier trop la noblésse en comparaison du peuple appauvrit bientost un Etat, de même qu’un clérgé nombreux qui dépense le revenû sans cultiver le fonds. C’est aussi un déffaut lórsqu’il y a dans un Etat plus de gens qui s’appliquent aux sciences qu’il n’y a de places a leur donner. Il faut encore

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se souvenir que l’augmentation des riches ses d’un Etat vient des etrangérs, parceque ce que l’on gagne les autres le perdent. Il n’y a que trois choses par le moyen desquélles une Nation tire l’argent d’une autre Nation, le produit du païs, célui des manufactures, et les voitures. Si ces trois choses vont bien, les richésses viénnent vîte. Il arrivera souvent que materiamsuperabit opus, c’est a dire que la main de l’ouvriér et le transport vaudront plus que la matiére, et énrichiront d’avantage un Etat, comme on le voit dans le Païs bas, qui ont de ces sortes de mines (qui sans éstre sous terre) sont les plus riches du monde. Surtout il faut que le gouvernem.tgouvernement prénne soin que le trésor ne tombe pas éntre les mains de pèu de personnes, sans quoy l’Etat peut périr par la faim en possedant beaucoup de richésses. L’argent est semblable au fumiér qui ne fait aucun bien sil n’est dispersé sur la terre. On parvient a ce qui ést nécéssaire a cét égard en suprimant ou du moins en

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bridant le devorant commerce de l’usure, célui des monopoles, et en ne permettant pas qu’on métte en paturage un trop grand nombre de térres.

Alégard des moyens d’apaisér les mécontentemens, ou du moins de dimi- nüer les dángers qui en náissent, chaqueEtat, comme nous savons, est composé de deux sortes de gens, la noblesse et le peuple. Le mécontentement de chacun des deux en particuliér, n’est pas fort dánger- eux car le mouvement du peuple sans l’instigation de la noblesse est lent, et la noblesse est foible, si le peuple ne se trouve pas disposé aux troubles. Le plus grand danger c’est quand la noblésse attend seulement pour se déclarér que le peuple fasse éclatter son mécontentement : les poëtes feignent que les habitans du ciel aïant conjuré contre Jupiter, et révolu de le liér, appéllerent Briarée a leur aide par le conseil de Minerve. C’est sans doute une embleme pour faire concevoir aux rois, combien il est utile pour eux

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de gagnér de bonne volonté du peuple, et que toute leur sûreté en dépend. Il ést bon de pérmettre a la douleur et au mecontente- ment de sex’haler un pèu, pourveu que ce soit sans insolence et sans audace. Quand on fait rentrér les humeurs, et que la plaïe seigne en dedans, il en sort des ulcéres et des apostumes trés dangereuses. La réssource d’Epimethée conviendroit fort a Promethée ; il n’y apoint de meilleur réméde pour prévenir le désespoir. Quand Epimethée eût ouvért la boëte de Pandore, et que tous les maux furent sortis, il la ferma a la fin, et garda l’espérance dans le fonds. Quand on sait nourrir adroitement l’espérance dans les hommes ; et les mener dune esperan- a l’autre, c’est le meilleur antidotes contre le venin du mécontentement. Il n’y a point de plus sûr marque de la prudence d’un gouvernement que lórsqu’il sait retenir les hommes par l’espérance, et quand dans l’impossibilité de les satisfaire, il ménage cépendant les choses de maniére que le mal ne parroisse pas si préssant qu’il ne

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leur réste éncore une lueür d’espérance, non seulement les particuliérs, mais même les factions s’en láissent flatter, ou du moins elles veulent souvent pour leur gloire bravér des dangérs qu’elles ne croient pas bien certains.

Une excellente précaution et trés connüe contre le danger du mécontentement c’est devitér avéc soin qu’un peuple revolté nait point de chéf convénable, j’appélle un chéf convénable, célui qui a de la nâissance et de la réputation, qui est agreable aux mécontens, et qui est régardé lui même comme mécontent. Un tél homme doit éstre gagné sûrement et solidement par le gouver- nement, ou du moins il doit faire en sorte que quélqu’autre de même parti s’oppose a lui, partage sa réputation, et l’aféction du peuple. Ce n’est point éncore un remede a mépriser que de sémer des divisions, ou du moins faire nâitre des défiances parmi les ennemis du gouvernement, qui est en grand danger si les biens intentionnés sont en discorde, et qu’il y ait beaucoup d’union éntre

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les mécontens.

J’ai remarqué qué souvent des bons mots et des réparties vives de la part des princes, ont ésté des etincélles de seditions. Cézar se fit grand tort par ce mot qu’il laissa echaper inconsedérément, silla nescivit litteras, dictare non potuit, quand il fût le mâitre a Rome, on n’espera plus quil se démit de la dictature. Galba s’est pérdit pour avoir dit, legi a se militem non emi, car par la les soldats n’espérent plus de faire païer leurs sufrages. Probus de même pour avoir dit, si vixero, non opus erit amplius Romano Imperio militibus, ce qui mit les soldats au désespoir. Il y a encore de pareils exemples. Les princes doivent bien prendre garde a ce qu’ils disent dans ces temps délicats et dificiles sur tout alégard de ces mots qui echapent par vivacité et qui partent ordinairement du coeur. Les longs discours ne font pas tant d’impréssion, et sont moins remarqués. Finalement les princes doivent toujours avoir auprés d’eux quelques personnes d’un courage distingué

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et d’une grande experience a la guerre, pour réprimér les séditions dans leurs commencemens ; sans quoi il y a ordinaire- ment dans les cours beaucoup de confusion et dépouvante qui méttent l’Etat en danger. Tacite dit, at que is animorum habitus fuit,ut pessimum facinus auderent pauci, pluresvellent, omnes paterentur. Mais on doit éstre assuré de la fidelité et de la probité des généraux. Ils ne doivent ni facheux ni trop populaires, et il est nécéssaire aussi quils vivent en bonne intélligence avéc les autres grands, autrement le réméde seroit pire que le mal. DR

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DesFactions et desParties.

Plusieurs politiques sont d’un sentiment que je ne saurois approuvér. Ils pensent qu’un prince dans le gouvernement de son Etat, ou un grand dans la conduite de ses actions, doit ménagér par préférence la faction ou le parti le plus puissant. Il me semble au contraire qu’une prudence plus rafinée demande qu’on s’attache a disposer des choses qui sont generalles, et sur lesquélles les diférens partis s’accordent, ou a traitter avéc les factieux, et les gagner chacun en particuliér. Je ne dis point cépendant qu’ils ne soit pas avantageux en général de s’attirer la consideration des factions et des partis.

Lórsque les pérsonnes sans fortune veulent s’eléver, elles doivent sattacher a un

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283.

parti ; mais les grands et ceux qui ont déja du pouvoir fairont plus sagement de se tenir neutres. Ceux qui ne cherchent que leurs avantages particuliérs se font, pour ainsi dire un chemin a travérs les factions, en s’attachant a l’une avéc la précaution de ne se point rendre odieux a l’autre.

La faction la plus foible s’unit ordinairement d’une maniére plus ferme et plus constante, et on peut remarquer quassés souvent un petit nombre résolu et opiniatre l’emporte sur un grand nombre plus moderé.

[361Quand une des factions est eteinte, l'autre se divise en deux factions nouvélles, comme célle de Luculle, et des principaux du senat, qui se soutint quélque temps avéc assés de vigueur, contre celle de Pompée et de Cézar. Mais lórsque l’autorité du senat et des grands fut tombée, la faction de Cézar et de Pompée se divisa. De même de la faction d’Antoine et d’Auguste, contre Brutus et Cassius ; Auguste et Antoine rompirent ensemble

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aussitôt que la faction contraire fût abbatüe. Ce sont des exemples de factions qui ont fait une guerre ouvérte, mais il en est de même de toutes les factions.

Célui qui ést le second dans un parti dévient quélquefois le premiér, quand le parti se divise, quélquefois aussi il perd entiérement son crédit. Car si sa force vient de l’oposition, comme il arrive souvent, et que cette oposition manque, il n’est plus d’aucune utilité.

On voit des gens qui changent de parti, quand ils sont une fois en place, croyant, peut éstre éstre assurés du premier, et qu’il est a propos de faire des nouveaux amis. Il arrive aussi assés souvent qu’un traitre avance ses afaires, par ce que si l’equilibre entre les deux se trouve égal pendant un temps, célui qui passe de l’un a l’autre fait pancher la balance, et donne un avantage considerable dont on lui a toute l’obligation.

Une conduitte modeste et mésurée éntre deux factions ennemies n’est pas

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toujours un éfét de modération, souvent c’est un dessein artificieux de tirer avanta- ge des deux partis pour son intérrest particulier, lorsqu’en Italie le public nomme le Pape siégeant padre communé, c’est une marque qu’on le soupçonne d’estre occupé préférablement atout de la grandeur de sa famille.

Les rois doivent bien se garder de se joindre a aucune des factions de leurs sujéts, elles sont toujours pernicieu- ses aux monarchies, elles introduisent des obligations plus fortes que l’obeïssance deüe a la souveraineté, et rendent le souverain, tanquam unum ex nobis, come on a veu du temps de la ligue deFrance. C’est une marque de foiblesse dans le prince, lorsque les factions dévien- nent trop puissantes, et qu’elles font trop d’eclat, et rién n’est plus prejudiciable a ses afaires et a son autorité.

Le mouvement des factions et des partis dans un Etat monarchique doivent dépendre du prince, il doit en éstre

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le prémier mobile, c’est a dire, que leur mouvement doit réssembler a célui des globes inferieurs (ainsi que s’expriment les astronomes) qui ont leur mouvement propre, mais qui obeïssent, et qui sont détérminés par le prémier mobile.

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DesColonies.

Les colonies sont les plus heroïques ouvrages de l’antiquité. Le monde dans sa jeunésse faisoit plus d’enfants qu’il n’en fait a présent qu’il ést vieux, car je crois qu’on peut appéller les nouvélles colonies les enfans des plus anciénnes Nations. Il faut prendre garde quand on énvoye des colonies de ne pas dépeupler un païs pour en peuplér un autre, ce seroit une extirpation plustost qu’une transplantation.

Il en est d’une colonie comme d’un bois qu’on plante, on ne doit pas éspérér d’en tirer aucun fruit avant vingt ans, et on ne peut en attendre des grands profits qu’aprés un trés long terme. Lavidité du gain précoce a ruiné la pluspart des colonies dés leur commencement, cépendant

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on ne doit pas négligér un profit qui vient vîte, lórsque le fonds qui le produit (c’est à dire la colonie) n’en souffre pas.

C’est une chose honteuse et très mal éntendüe de former les colonies de la lie du peuple, comme des malfaiteu- rs, des bannis, et des condamnées, c’est la corrompre et la perdre d’avance, cés gens la vivent toujours mal, sont parresseux, ne s’emploient a rién d’utile, commettent des crimes, consument les provisions, s’ennu- ïens d’abord, et ne manquent pas d’envoïer des fausses rélations dans leurs païs au prejudice de la colonie. Les gens qu’on doit choisir par préférence, sont, des jardiniérs, des laboureurs, des forgerons, des charpentiérs, des chasseurs, des pecheurs, quélques apitiquaires et chirurgi- ens, des cuisiniérs, des boulangers, des brasseurs, &a.

Commencés par obsérver quélles denrées le païs produit naturellemtnaturellement et sans culture, scavoir ou des chataignes, ou des pommes, ou des noix, ou des olives,

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ou des dattes, ou des pommes de pin, ou des prunes, ou des cérises, ou du miél sauva- ge &ca. Et faites d’abord usage de toutes ces choses. Examinés ensuitte ce quil pêut produire de ce qui se recüeille le plus vîte, comme des panéts, des oignons, des navéts, et des raves ; du bléd de Turquie ou mays, des artichaux &ca. Le froment, l’orge, et l’avoine demandent trop du travail dans les commencemens, mais on peut sémer des féves et des pois qui viénnent sans beaucoup de culture, et qui dans le besoin peuvent tenir lieu de pain et de viande ; le ris a aussi la même qualité et produit beaucoup, surtout on doit s’estre muni d’une grande provision de biscuit, et de toute sorte de farine pour nourrir la colonie jusqu’à- ce qu’elle puisse recueillir du bled dans le païs.

Alégard des bestes et des oiseaux, prenés ceux qui sont le moins sujets aux maladiés et qui multiplient davantage, comme des cochons, des chèvres, des poules, des oyes, des dindons, des pigeons,

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des lapins &ca. Les provisions doivent éstre distribuées par ration, et comme dans une ville assiégée.

Il faut que le térrein qu’on émploie au jardinage et au labour soit un bien commun, et qu’on fasse des magasins de ce quil produira. On peut cépendant en excépter quélques petits morceaux et en láisser la joüissance a des particuliérs pour exercer leur industrie. Examinés aussi les denrées que le païs produit naturéllement, pour en faire des transports au profit de la colonie ; comme l’on a fait alégard du tabac a la Virginie. Mais prenés garde, comme je vous l’ai désja dit de ne pas faire ces éntreprises au détriment de la colonie.

On ne trouve ordinairement que trop de bois, mais c’est une bonne marchan- dise, s’il y a des mines de fér, et de l’eau pour les moulins, et lòrsqu’il y a des pins et de sapins, on en tire du godron et de la poix ; les drogues, et les bois de senteur rendent beaucoup. Il en est de

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même du sel, de la soïe, et de la soude. Il y a encore plusieurs autres choses, mais ne songés pas trop aux mines sur tout dans le commencement, elles coûtent trop, elles sont trompeuses, on ést flatté de l’esperance d’un grand profit, et on néglige les autres affaires.

Alégard du gouvérnement, il est bon quil soit entre les mains d’un seul, mais avéc un conseil. Il faut aussi qu’il y ait des loix militaires avéc quélques réstrictions ; surtout on doit tirer cet avan- tage en vivant dans le désért d’avoir sans césse devant les yeux le culte du seigneur.

Ne láissés pas le gouvérnement éntre les mains d’un trop grand nombre de gens intérressés dans la colonie, et qu’elle soit plustôt gouvernée par des gentilshommes que par des marchands, car ceux ci n’ont d’attention qu’aux gains présens. Quil y ait exemption de toutes taxes, jusqu’a ce que la colonie soit bien accrüe, et que non seulemtseulement elle soit exempte de taxes, mais quil lui

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soit aussi permis (s’il ni a quélque raison contraire trés forte) de transporter ses denrées ou bon lui semblera.

Ne surchargés pas la colonie de trop d’hommes en les envoyant par grosses trouppes, mais apportés y des hommes suivant qu’elles diminüe, ou qu’elle se soutient, et des provisions au prorata. Plusieurs colonies se sont perdües pour avoir fait leur etablissement trop prés de la mer ou des riviéres. Il est bon dans le commencement de ne pas trop s’en éloignér, pour épargner les transports et d’autres inconveniens, mais il vaut mieux ensuitte bâtir plus en dedans du pais dans une situation saine, que de se placer dans des lieux marécageaux et de mauvais air. Il est aussi trés important que la colonie ait une bonne provision de sel pour saler les viandes.

Si vous faites vôtre colonie dans un païs de sauvages, il ne suffit pas de les amuser avéc des bagatelles, il faut en usér avéc éux honnéstement et

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equitablement sans négliger cépendant depourvoir a vôtre sûreté, ne gagnés pointleur amitié en leur aidant a attaquer leursennemis, mais vous pouvés les protégeret les défendre.

Aïés soin d’envoïer souvent quelquesuns des sauvages dans le païs doù estvenüe la colonie, afin de leur faire voirdes hommes policés, qui vivent dans unecondition plus heureuse que la leur, et pourquils puissent en loüer a leur rétour lamaniére de vivre.

Quand une fois la colonie ésten force, il ést apropos d’y envoïer desfemmes pour peupler, afin de ne pas tou-jours dépendre de dehors. Il ni a riénde plus horrible que d’abandonner unecolonie déjà plantée, outre la honte, c’estla perte infaillible de plusieurs malheureux.

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DeL’expédition dansles afaires.

Une diligence aféctée ést pernicieusedans les afaires, on peut la comparer ace que les medecins apéllent fausse diges-tion, qui remplit l’estomac de crudités etdhumeurs propres a fournir des maladies.Ne comptés donc pas par le temps quevous emploïés, mais par le progrés del’afaire, car comme la vitésse de la coursene dépend point de faire des grandspas, ni de lévér beaucoup les jambes, maisde courir également et sans rélâche, demême l’expédition dans les affaires nevient point d’embrasser trop de matiére,mais de s’appliquer a bien suivre célleque l’on a prise.

Il y a des gens qui se piquent

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d’estre des grands travailleurs et fort expé-ditifs, et que ne cherchent qu’a avancer.Mais c’est une chose d’epargner du tempsen abregeant la matiére, et une autre en la tronquant. Quand les afaires qui dem-andent plusieurs séances sont menagéesde cette maniére on est ordinairement obligéd’y revenir a plusieurs fois. J’ai connuun homme d’esprit qui ne manquoit guéresde dire quand il voïoit qu’on se préssoittrop pour finir, attendés un pèu vousachéverés plus vite. D’un autre costé lavraïe expedition est certainement une chosetrès pretieuse, le temps est le prix desafaires, comme l’argent est le prix desmarchandises. Les afaires deviennentcheres quand l’expedition n’est pas prompte.Les lácedemoniens et les espagnols sontremarquables par leur lenteur, me venga lamuerte de España, alórs elle arrivera tard.

Prêtés bien l’orreille a ceux quivous donnent les premiérs avertissemensd’une afaire, aidés lés a s’expliquer sansinterrompre le fil de leur discours, célui

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qu’on émpêche de suivre l’ordre qu’il s’estoitproposé ne va plus que par sauts et parbonds, et pour se donnér le temps de rape-ller ses idées, il dévient plus long quilne l’eût esté s’il avoit suivi sa route,quelquefois célui qui veut redrésser ést plus ennuïeux que célui qui s’egare. Les repetitions font perdre du temps, mais onen gagne par la répetition de l’etat de laquéstion qui épargne dans une afairebeaucoup d’autres discours inutiles. Les repetitions font perdre du temps, mais on en gagne par la répetition de l’etat de la quéstion qui épargne dans une afaire beaucoup d'autres discours inutiles. Les discours prolixes sont aussi contraires al’expédition qu’une robbe longue a la course.

Les discours préliminaires, lesdisgréssions, les excuses, les complimens, etce qui ne régarde enfin que la pérsonne qui parle fait perdre beaucoup de temps,et quoique tout céla parroisse un éfét demodéstie, la vanité y a toute la part. Prenés garde cépendant de ne pas trop vousenfoncér d’abord dans l’essentiél de l’afaire ;surtout si vous remarqués qu’elle ne soitpas goutée par les autres. Car pour un

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ésprit préocupé, il ést besoin de préfacecomme de fomentation, pour que lònguentpénétre surtout l’ordre, la distribution, etla juste division des parties de l’afaire est la vie de l’expedition, pourvû que ladistribution ne soit pas trop subdivisée.Célui qui ne divise pas n’entrera jamaisau fonds de l’afaire, et célui qui la divisetrop n’en sortira jámais bien. Rien n’epar-gne plus le temps que de le savoir bienprendre, une proposition faitte a contretemss’en va en fumée.

Il y a trois parties dans les afaires,la préparation, l’examen, et la perféction.L’examen seul doit éstre l’ouvrage de plusieurs jours, et les deux autres d’unpetit nombre.

De mettre par écrit quélquespoincts principaux de l’afaire contribüeordinairement a l’expedion, car quand on réjett- eroit vôtre ecrit, cette espéce de négative vautcependant mieux pour en tirer conseil, commeles cendres sont plus génératives que la

poussiére. DR

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DuDélaï dans lesafaires.

La fortune ést souvent commele marché ou l’on achette a plus basprix en attendant un pèu ; quélquefoisaussi elle ést comme les livres de laSibile, d’abord on peut avoir le tout aumême prix qu’elle demande, dans lasuite pour une partie ; car l’occasionsuivant ce qu’on en dit communementest chauve par derriére, ou semblable aune bouteille qui échape des mains, sion ne la saisit par le col.

Le sublime de la prudence consistea connoître l’instant ou l’on doit commen-cer.

Les dangérs en sont plus grandslórsquils parroissent petits. Ils trompentplus souvent quils ne forcent. Il vaut

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Quelquefois aller a leur rencontre que d’estretrop longtemps sur ses gardes. Célui quiveille trop court risque de s’assoupir, maiscelui qui par des précautions prématurées attire, pour ainsi dire, le danger commetune faute dans l’autre extremité. Il luipeut arriver comme a ceux qui se láissant abuser par la lüeür de la lune qui donnoitau dos de leurs ennemis et jéttoit leur om-bre en avant, les faisoit parroître plusprés, et qui tirerent leur coup trop tôst. Ilfaut bien examiner, comme je l’ai déjà dit,si l’afaire est dans sa maturité. Il estbon dans celles qui sont d’une grande importance qu’Argus soit chargé ducommencement et Briarée de la fin.Premiérement examiner, veiller, et énsuite agir promptement. Le casque de Plutonqui rend la politique invincible n’estautre chose que le secret dans les desseins, et la diligence dans l’execution ; car dans l’execution, le secret n’est pas comparable a la diligence, quelquefois même la prompti-tude emporte le secrét avéc soi, de même

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que la bale de mousquet se dérobe auxyeux par sa vitesse.

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De lagociation.

Il vaut mieux généralement négociérde bouche que par lettres et plustôt parpersonnes tiérces que par soit meme. Leslettre sont bonnes lórsqu’on veut s’attirerune réponse par ecrit, ou quand il peutéstre utile de garder par dévers soi lescopies de célles qu’on a ecrittes pour lesrepresenter en temps et lieu, ou enfinlorsqu’on peu craindre d’estre interrompûdans son discours. Au contraire quand la présence de célui qui négocie imprimedu respect, et qu’il traitte avéc son inferieur,  il vaut mieux qu’il parle et qu’il négocielui même. Il est bon aussi que célui quia envie qu’on lise dans ses yeux ce quil ne veut pas dire, négocie par lui même,ou enfin lórsquil veut se réserver la libertéde dire et d’interprêter ce qu’il a dit.

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Quand on négocie par un tiérs,il vaut mieux choisir quélqu’un d’un éspritsimple, qui executera vraisemblablement lesordres qu’il aura reçeus, et qui rendra fidelem-ent la conversation, que de se servir depersonnes adroites a s’attirer lhonneur, oule profit, par les afaires des autres, etqui dans leurs réponses ajouteront pourse faire valoir ce qu’ils jugeront quipourra plairre d’avantage. Prenés aussipar préference ceux qui souhaittent l’afairepour la quélle ils sont emploïés, céla éguisel’industrie ; cherchés encore avéc soin ceuxde qui le caractere convient le plus pourl’afaire dont vous les voulés charger,comme un audacieux pour faire des plaintes et des reproches, un homme doux,pour persuader, un homme fin pourdécouvrir et obsérver, un homme fantasque,entier, et point trop poli pour une afairequi a quelque chose de déraisonnable etdinjuste. Emploïés par préférénce ceux qui ont déjà reussi dans vos afaires ; ilsauront plus de confiance, et fairont tout

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leur possible pour soutenir l’opinion déjaetablie de leur capacité. Il vaut mieuxsonder de loin célui a qui vous avés afaire que d’entrer en matiére tout d’uncoup, a moins que vous naiés dessein dele surprendre par quélque question courteet impréveüe. Il vaut mieux aussinégociér avéc ceux qui désirent et qui[385cherchent quélque chose ; qu’avéc ceuxqui sont contens de leur fortune. Dansun traitté ou les demandes sont réciproques,célui qui obtient le premier ce quil asouhaitté a quinze sur la partie. Maisil ne peut raisonnablement exiger cettegrace, si la náture de l’afaire ne ledémande elle-même, ou s’il n’a pasl’adrésse de faire voir a célui avéc lequelil traitte, quil pouvoit a son tour avoirbesoin de lui dans d’autres occasions, ouénfin sil n’est régardé comme un hommed’une bonne foi, et d’une intégrité parfaite.Le bus de toutes les négociations ést dedécouvrir ou d’obtenir, ou de découvrirquélque chose. Les hommes se découvrent

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ou par confiance, ou par colere, ou parsurprise, ou par nécéssité, c’est a dire,lorsqu’on met quélqu’un dans l’impossibilitéde trouver des faux fuïans, ni d’aller ases fins sans se láisser voir a découvert.Pour gagner un homme il faut connoitreson naturel, et ses maniéres ; pour lepersuader il faut savoir la fin ou ilbutte, et pour lui faire peur ; il faut connoitre ses foiblesses et ses désavan-tages ; ou enfin il faut gagner les person-nes qui ont le plus de pouvoir sur l’esprit de célui a qui vous avés afaire, afin dele gouverner par cette voye. Lorsqu’onnégocie avéc des gens artificieux il est important de considerer leurs desseinspour interprêter leurs parolles. Il ést bonaussi de ne leur dire que pèu de chose, etce a quoi ils s’attendent le moins. Maison ne doit pas pénser dans les négociaõnsnégociationsdificiles quil soit possible de sémer &aussitôt, car il faut préparer les afaireset qu’elle meurissent par dégrés.

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DeL’audace.

Céci ést une proposition scho-lastique et de petitte consequence, maissi on l’examine d’un certain costé, élle peut meriter la considération d’un hommesage. On démandoit a Démosthéne qu’elleéstoit la partie principale d’un orateur,il répondit laction, qu’elle est la secondel’action, qu’elle est la troisiéme l’action.Personne n’a mieux connu que lui le pouvoirde cette faculté, cependant il n’avoit pas naturéllement ce qu’il trouvoit si nécéssairedans un orateur. Il est étonnant qu’unepartie superficiélle et qui sémbleroit plustôtla vertû d’un comedien soit cependant placéeau dessus de linvention, de l’eloquence, et desautre qualités qui parroissent bien plusnobles, et que la seule action soit commele tout dans un orateur. Céla vient de cequil y a dans les hommes beaucoup plus

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de folie que de sagésse, et par conséquent les facultés qui touchent leur folie sont bienplus propres a faire impréssion sur eux.Il en ést de l’audace dans les afaires, commede l’action dans le discours. Qu’elle est lapremiére chose nécéssaire dans les afaires ?L’audace, la seconde l’audace, et de mêmela troisiéme, l’audace, vient cépendant de l’ignorance et du petit genie, mais elleentrâine ceux qui ont peu de jugementou pèu de courage, qui font toujoursle plus grand nombre ; et même fortsouvent élle gagne les plus sages, surtoutdans le temps ou ils sont encore en doute. C’est pour céla que dans les Etats populairesnous lui voïons quelquefois faire desmiracles. Mais élle a ordinairement moins de credit sur un senat ou sur unprince.

Un audacieux brille toujours plusdans le commencement des afaires quedans la suitte, car il luy arrive souventde ne pas tenir sa promesse. Comme il y ades charlatans pour le corps naturél, il

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y en a de même pour le corps politique ;des gens entreprenans qui par hazardont reussi déux ou trois fois, mais quimanquant de fonds, demeurent en chemina láfin. Vous verrés souvent un audacieuxfaire le miracle de Mahomet. Il avoitpromis et persuadé au peuple qu’il alloit obliger une montagne de venir a lui, ildevoit priér sur cette montagne pour ceux qui garderoient fidélément sa loi. Lepeuple assemblé, Mahomet appélle lamontagne, mais voyant qu’elle réstoit aumême lieu, sans se montrer embarrasséen aucune façon, puisque la montagne,dit il, ne veut pas venir a Mahomet, Mahomet ira a la montagne. Les gensde cette éspéce lorsquils manquent vilaine-ment a ce quils ont promis, s’ils possedentl’audace dans toute son etendüe, ne setroublent point du mauvais succés deleur avanture, et vont toujours leur trainordinaire. Les hommes de jugementse mocquent des audacieux, et même ilsont alégard de tout le monde quélque

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chose de ridicule, car l’absurdité est unjuste sujet de mocquerie, l’audace sansdoute n’en est point exempte. Surtoutrien n’est plus propre a faire rire qu’unaudacieux déconcerté. L’efet ordinaire del’embarras est d’agiter les esprits, mais poun audacieux, il reste immobile, interdit ;comme un joüeür déchets, qu’on a faitéchée et mat au milieu de ses piéces. Maisceci convient d’avantage a la satire qu’ades réfléxions sérieuses. Il faut considérerque l’audace est aveugle, qu’elle ne voitpoint les dangers, ni les inconvéniens.C’est pour cela qu’un audacieux peut éstre bon en second. Mais jamais pour les premiéres places. Il est bon de voir lesdangers pendant qu’on delibere, et de neles points voir dans l’exécution a moins quils ne soient très eminent.

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DesNouveautés.

Les nouveautés que le temps faitéclorre réssemblent aux animaux qui nesont pas encore bien formés a leur náis- sance. Cépendant comme les premiers quiintroduisent des honneurs dans leursfamilles, sont présque toujours plus illustres que leurs succésseurs, de mêmeaussi tous les bons commencemens ne sesoutiénnent pas dans la suitte. Car dansla nature humaine le mal devient plusconsiderable par la continuation, maisle bien comme une chose surnaturélle ést plus puissant dans son commencement.

Toute médecine ést une nouveauté.Célui qui ne veut pas des nouveaux remedesdoit s’attendre a des nouveaux maux. Letemps est le grand innovateur, mais si letemps par sa course émpire toutes choses,

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et que la prudence et l’industrie n’apportentpas des rémédes, quélle fin aura til le mal.

Ce qui ést etabli par coutume, sanséstre trop bon, peut cépendant convenir, par ceque le temps et les choses qui ont marchélongtemps énsemble ont contracté, pour ainsidire, une alliance ; au lieu que les nouveau-tés quoyque bonnes et utiles, ne quadrentpas si bien, et sont incommodes par la nonconformité. Elles réssemblent aux etrangérsqui sont plus admirés et moins aimés. Toutceci seroit sans réplique si le temps s’arrestoit ;mais il marche toujours, son instabilité fait qu’une coûtume fixe est aussi proprea troubler qu’une nouveauté, et souvent lesiecle présent trouve ridicule et méprise lesusages du siécle passé.

Il seroit prudent de suivre l’exempledu temps. Il introduit des choses nouvelles,mais pèu a pèu et quási insensiblement. Sanscela tout ce qui est nouveau surprend &boulevérse. Célui qui gagne au changement,remercie la fortune et le temps, mais céluiqui y pérd s’en prend a l’auteur de la nouveauté.

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Avit pour l’imprimeur

1.e Le fait qui regarde les livres que la Sybille prefertaTarquin, est narré peu exactement

2.e beaucoup de fautes dans les citations latines quoyque j’en aye corrigé plusieurs

3.e quelques mots aussi dans le francois, et fautes 

p 1         maxime de Machiavel scandaleuse p 130     Expressioy peu exactes sur les  p 180     meurtre d’ Henry trois approuvé p  184    causes de l’atheisme odieuses p. 187    maximes pernicieuses sur l’atheisme p 192     maxime  de Machiavel p. 197    pensées angloises sur la mort p. 213    pensée vraye, mais  et dangeureuse p 254     pensée odieuse a la France p. 299    pensée odieuse a Rome p 104     maximes  sur l’usure

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Il ést bon de ne pas faire de nouvéllesexperiénces pour racommoder l’Etat sansune extrême nécéssité et un avantage visible. Il faut aussi prendre garde que cesoit le desir de réformer qui attire le change-ment, et non pas le désir du changement quiattire la réforme. Toute nouveauté, si élle n’est pas rejettée doit du moins éstre suspecte.L’ecriture sainte dit stemus super viasantiquas, at que circumspiciamus quœ sit via bonaet recta, et ambulèmus in éâ./.Nota que dans tout lemanuscrit, il n'y a pas unseul mot ecrit en interligneou en marge de la mainde celuy qui l’a copié, etque tout ce qui est ecrit dela sorte est de ma main aParis14 aout 1734 Du Resnel

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Fin.

J’ay lu par l’ordre de monseigneur legarde des sceaux un manuscrit intitule<hi class="underline" rend="underline">essays de chevalier Bacon</hi> et j’ay cru qu’onpourroit en permettre l’impression aPariscequatorze aout mil sept cent trente quatreDu Resnel

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Tabledes matières. De l’habitude et de l'education page….................1.ereDu mariage et du célibat……….....................………5.Des clients et des amis…………....................……….9.De la convérsation……………......................……….13.De la noblésse……………….....…...................………17.Du discours……………………........................………21.Des magistrats et des dignités……..............…...…26.Du sage en apparence…….....….......……........….…35.De la colére………...............…......…....………………38.De la loüange…………….....…...................…………42.De la gloire et de la réputation………................…46.Des richésses………….................…....….….....……50.Des cérémonies et des complimens…...............…58.De l’envie……………………….....................…..…….61.De ce qu’on appélle nature dansles hommes……….....……..........….......………………73.De la dissimulation………......….....…….......….……77.Des voyages……………………..................…...………83.

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De la dépénse………….…………......................…..…89.Des graces et de ceux qui y pretendent........….....93.Des peres et des Enfans…………..........…............…99.De l’usure…….............………….........…..............104.Du devoir des juges…….......….…....................…113.De la vicissitudes des choses.……..............…..…123.Du conseil………………………........................……138.De l’amitié…………………….........…...............……150.De la diformité…..........……………............…….…167.De la verité….….…….......….........………....………170.De l’adversité……....….….…................……………175.De la vangeance………….....…...........…....………178.De l'atheïsme…………………......................………181.De la superstition…………….....…..........…......…187.De la bonté naturelle et acquise…................…191.De la mort……….....................……….…………….197.De la jeunésse et de la viéillésse…...............……202.Des soupçons…………………….........................…207.De l'amour……………………...............................210.De l'amour propre ou de l’intérêt particulier………….....…............…......……………215.De l’etude……………………….............................219.De la vanité……………………….......................…223.De l'ambition….........…......….........…………….…227.

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De la fortune…………….....……….....…......233.De l’empire………….........………………...…238.De la verittable grandeur des royaumes et des Etats……….................…248. Des troubles et des séditions……....…...…268. Des factions et des Partis…......…….......…282. Des colonies……..........…….……....…………287. De l’exped.on dans les afaires...................294. Du delai dans les afaires…………….....……298. De la négociation……..…........………………301. De l’audance…….......……...…………...……305. Des nouveautes……………..........……...……309.

Fin de la Table.

 
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ESSAIS<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/>DU –<persname class="undefined persName null" data="Nom de personne">CHE<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/>BACON</persname>

MANUS2865