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no 670
essais du chancelier
sujets de politique
et de morale.
manuscrit in folio.
veau.
défauts, c’est pour apprendre à les corriger ; s’il attaque des abus, c’est pour
montrer à les éviter ; s’il donne des préceptes, c’est pour faire discerner ce
qui est de devoir, et fuir ce qui n’est que de caprice et de fantaisie.
qui avec beaucoup de défauts, ne la
n’étoit que préjugé, et d’avoir fait quelquefois une guerre assés heureuses
à beaucoup de préventions, avoit raison d’estimer cet écrit. Il loüe beaucoup
ces Essais ; il nous apprend qu’il s’en fit en peu de tems un assés grand
nombre d’editions, et ceux qui liront cette traduction, applaudiront à cet
égard au jugement de ce critique qu’il faut abandonner sur tant d’autres
points.
en avoit déja publié une traduction en 1624. Nous l’avons parcourue,
et nous y avons trouvé une difference énorme entre elle et celle que
nous publions. Style mauvais dans la premiere, additions peu dignes
de l’auteur, expressions louches, surannées et souvent bizarres : c’est le
caractére de cette traduction. L’élegance, la pureté du langage, la pré-
cision, forment au contraire le caractére de celle-ci. Si notre jugement
semble suspect, parce qu’il paroît interessé, qu’on lise cet ouvrage, et nous
sommes assurés que l’on ira encore plus loin que nous dans les éloges
que nous donnons à cet écrit. Il est vrai que nous avons fait quelques
retranchemens dans la traduction que nous publions ; mais outre
qu’ils sont en très-petit nombre, nous ne les avons faits que sur l’avis d’un
homme d’esprit qui les a jugé necessaires pour se conformer à nos mœurs et
aux loix reçuës dans le Royaume ; et par respect pour la vérité qui s’y
trouvoit blessée. La liberté de penser est soufferte en
la moderation, au lieu que l’on n’ignore pas qu’elle est souvent portée
à un excès condamnable en
ne font pas difficulté d’en convenir, et de souhaiter que l’on imitât
à cet égard notre prudence et notre reserve.
1.
Les pensées des hommes naissent de
leurs inclinations ; leurs discours sont propor-
-tionnés a leur sçavoir et aux opinions qu’ils
ont conçües, mais l’habitude seule regle
et détermine leurs actions comme
le remarque sensément mais dans un cas
odieux. Il dit que pour exécuter une dan-
-gereuse et cruélle conjuration, on ne doit
pas s’en fiér a la ferocité de la nature,
ni aux promesses ni aux sermens d’un
homme, mais qu’on doit s’adrésser a
quélqu’un qui ait déjà trempé ses mains
dans le sang.
pas un
un
2.
Guide Faulxe. Il est cependant certain
que sa regle est vraye, et que la nature
et les sermens n’ont point la force de
l’habitude. Mais a present la superstition
est venüe a un point qu’on trouve des
gens aussi fermes dans leurs coups d’essai,
que des assassins de profession, et qui se
devoüent au meurtre le plus horrible avec une
resolution qu’il semble que l’habitude seule
puisse donner.
On voit encore bien clairement la force
de l’habitude, ou pour mieux dire le triomphe,
en ce que nous entendons tous les jours des
hommes promettre, s'engager, et donner des
parolles autentiques, sans que cela fasse
aucune impression sur eux, ni qu’ils changent
en rien leur conduite, comme s’ils éstoient
des statües, ou des machines que la seule
habitude fait mouvoir. Voici plusieurs
exemples de son pouvoir et de sa
tirannie.
Les Indiens (je parle des Gym-
-nosophistes) se mettent tranquillement sur
un bucher, et se sacriffient par le feu.
3.
Les femmes même se font brûler avec le
corps de leurs maris. Les enfans de
foüeter sur l’autel de
plaindre. Je me souviens qu’au commence-
-ment du regne de la r
un Irlandois rébelle qui fut condamné
presenta un placet au député demandant
a éstre pendu avec une branche d’oziér
retorse, et non pas avec une corde, parce que
ç'avoit ésté la coûtume dans son païs de
pendre les rebelles de cette maniere. En
l’hivert dans l'eau par penitence, et qui y
demeurent jusqu’a ce qu’elle soit gelée autour
d’eux. Puis donc que l’habitude a tant
de pouvoir sur nous tâchons d’en contracter
de bonnes. Celles qu’on prend dans sa jeunes-
-se sont certainement les plus fortes, et ce
que nous appelons education, n’est en éffet
qu’une habitude prise de bonne heure. Nous
voyons a l'égard des langues que la prononci-
ation ou l’accens s’aprend bien mieux dans
la jeunesse, alórs la langue est plus ployable,
4.
les nerfs sont aussi plus souples, ceux
qui apprennent tard ne peuvent pas si faci-
-lement prendre un pli nouveau, a moins
que ce ne soit de ces hommes rares qui se
tiennent toujours en exercice, et qui conservent
par ce moyen la faculté nécéssaire pour
aprendre tout ce qu’ils veulent savoir ; mais
si la coûtûme simple et separée a tant de
force, elle en aura bien d’avantage êtant
associée et conjointe comme élle l'est dans les
colléges, car alórs l’exemple instruit, la
societé encourage, l’emulation de la vivacite,
et les honneurs élevent l’esprit, de sorte que
dans ces lieux la force de la coûtume est
portée a son plus haut periode. Certainement
la multiplication des vertus naist dans la
bonne institution de la bonne discipline des
sociétés. Car les societés, et les bons gouver-
-nemens cultivent la vertu déja en herbe,
mais ils ne corigent pas la sémence, et le
malheur est qu’on employe souvent les moyens
les plus éfficaces pour la fin la moins
désirable.
5.
DuCeluy qui a une femme et des
enfans a donné des ôtages a la fortune.
Ce sont des entraves pour des grandes en-
treprises, soit que la vertu ou que le vice
nous y portent. Tout ce qui s’est fait de
plus recommendable a l’avantage commun
a ésté fait par des gens qui n’avoient point
d’enfans, et qui ont, pour ainsy dire, epousé
et donné toute leur affection au bien public.
Il paroîtroit cependant naturel que ceux
qui ont des enfans, eussent plus de soin
que les autres de l’avenir, auquel ils doivent
transmettre leurs plus chers dépots.
Il y a des gens independament de
tout célà qui ne pensent point a faire passer
leur memoire a la posterité. Ils regardent
comme une folie de se donner des soins,
6.
et de se tourmenter pour un temps, ou ils ne
seront plus. Quelques uns regardent une femme
et des enfans seulement comme un sujet de
dépense ; et qui plus est il y a des avares assés
foûs pour tirer vanité de n’avoir point d’enfans,
parceque peût éstre ils ont entendu dire a
quelqu’un en parlant d’un homme riche, mais
il a beaucoup d’enfans, comme une chose qui
diminüoit sa richesse. Cependant la raison
qui fait le plus communement garder le
celibat, c’est l’envie de joüir de la liberté, sur
tout pour quelques ésprits contens d’eux mêmes,
hipocondres, si sensible a la moindre contrainte,
quils regardent présque leurs jarretiéres comme
des chaînes.
On trouve parmy les gens qui ne sont
pas mariés les meilleurs amis, les meilleurs
maitres, et les meilleurs domestiques, mais
non pas toujours les meilleurs sujets, car ils
se transplantent aisement, et le plus grand
nombre de fugitifs est de cette éspece.
Le celibat convient aux ecclésiastiques.
Il est rare qu’on s’ocupe a aroser des plantes,
lórsqu’on a besoin de l’eau pour soy même.
7.
Mais il me paroit qu’il ést indiferent que les
magistrats soient mariés, car s’ils sont
corrompus ils auront un domestique pire
qu’une femme pour attirer et pour recevoir des
présens. A l'égard des soldats, je trouve que
les généraux pour les éngager a bien combattre
les font ordinairement ressouvenir de leurs
femmes et de leurs enfans. Je crois donc
que le mépris du mariage parmi les Turcs
peut rendre leurs simples soldats moins
résolus.
Une femme et des enfans augmentent
l’humanité dans les hommes, et quoyqu’un
garçon soit souvent plus charitable parce qu’il
a moins de dépense a faire, il est cependant
plus cruél, plus dur, et plus propre a faire
la charge d’inquisiteur, parce qu’il y a
moins d’occasions qui puissent réveiller en
luy sa tendresse, et toucher son cœur.
Les naturéls graves conduits par la
coûtume, et qui se piquent de constance sont
ordinairement de bons maris, comme
é
Les femmes chastes sont souvent
8.
orgueilleuses et de mauvaise humeur, enflée
du merite de leur chasteté. Le meilleur lien
pour retenir une femme dans son devoir
c’est qu’elle ait opinion de la prudence de
son mari ; opinion qu’elle n’aura pas s’il
lui paroît jaloux.
Les femmes sont des maitresses
pour les jeunes gens, pour les hommes plus
agés des compagnes, et pour les vieillards
des nourices ; de maniére qu’on a tant
qu’on veut, un pretexte de prendre une
femme. Cependant céluy a qui on deman-
-doit quand un homme devoit se mariér, et
qui repondit, un jeune homme pas encore
un vieillard point du tout, celui la dis je,
ést mis au nombre des sages.
On voit souvent que les mauvais
maris ont de bonnes femmes, ou du moins
que leur tendresse est bien plus estimée
lórsqu’ils reviénnent a élles. Souvent aussy
elles se montrent patientes par orgueil,
surtout si elles ont elles mêmes choisi leurs
maris contre l’avis de leurs parens ; car alórs
elles veulent (quoi qu’il leur en coûte) soutenir
leur folie.
9.
DesLes clients a grands airs ne sont
point commodes ; en faisant sa queüe
trop longue, on racourcit ses aîles. J’entens
par grands airs, non seulement ceux qui
causent une grande dépense, mais aussi
ceux qui sont importuns par des sollicitaõns
continuelles. Les clients ordinaires ne
doivent exiger de leur patron que l’apuy,
la recommandation, et la protection dans
le bésoin.
Il faut encore éviter de récévoir
pour clients, ou pour amis ceux qui ne
nous sont point attachés par amitié, mais
par mécontentement contre quélqu’autre,
ils font náître trés souvent ou pour le
moins durer les mésintelligences, si communes
parmy les grands, les clients qui ont trop
de vanité, et qui prônent a grand bruit
10.
patrons, sont aussi très facheux, ils gâtent
ses afaires par leur babil, et loin de les
faire éstimer ils attirent sur eux l’envie.
Mais il y en a d’une autre espéce bien
plus dangereuse, ce sont certains espions
â gages qui cherchent continuellement a
pénétrer dans les sécrets d’une maison pour
les porter dans une autre ; ils sont souvent
en faveur parce qu’ils semblent oficieux &
parce qu’ils raportent ordinairement des
deux costez.
Quand on est suivi par des
pérsonnes de sa proféssion comme de gens
de guérre qui suivent leur général, quoiqu’en
temps de paix, c’est une maniére convénable,
et qui même est aprouvée des monarchies,
pourvû que ce soit sans trop de pompe et
de popularité. Mais de toutes les facons
d’avoir des clients la plus honnorable, c’est
de se rendre le protecteur de quiconque a
de la vértu. Il faut avoüer cependant
que s’il n’y a pas grande disproportion de
merite, les personnes d’un ésprit médiocre
valent mieux pour clients que celles qui
11.
ont trop d’adresse ; et pour dire la vérité
dans un temps de corruption, un homme
actif ést souvent plus utile qu’un homme
vértueux.
Dans le gouvérnement d’un Etat,
il ést bon que le traitement ordinaire soit
égal entre les personnes d’un même rang,
de trop favoriser les uns les rend insolens,
et mécontentent les autres. Mais dans les
graces qu’on dispense, on doit agir tout
differemment. Il faut usér de distinction
et délection. Par là les uns déviénnent
plus reconnoissans, et les autres plus émpres
sés. On ne doit pas cependant trop favoriser
quélqu’un d’abord, par ce qu’il ne seroit pas
possible de continüer avec proportion.
On fait mal de se láisser gouvér-
ner par un ami, c’est montrer de la foiblesse,
et donner jour a la médisance. Ceux qui
n’avoient osé nous censurer immédiatement
ne manqueront pas de médire de celui qui
nous conduit, ainsy nôtre réputation en
souffrira. Il est cépendant encore plus
dangéreux d’estre livré a plusieurs personnes
12.
a la fois, on devient inconstant et sujet â
la dérniére impression. Mais il est honnora-
ble et utile de prendre conseil d’un petit
nombre d’amis. Ceux qui régardent voyent
mieux que ceux qui joüent. La veritable
amitié ést fort rare et surtout entre les
egaux, qui est célle que les anciens ont le
plus célébré. S’il y en â, c’est entre le supérieur
et l’inferieur, par ce que la fortune de l’un
dépend de célle de l’autre.
13.
On doit éviter dans la convérsation
l’affectation, et encore plus négligence,
puisque de s’y bien conduire marque de
la décence des mœurs, et que l’art de convérser
sért beaucoup dans les afaires tant publiques
que particuliéres. Comme l’action (quoiqu’elle
n’ait rien que de superficiel) ést cependant
requise dans un orateur préférablement
aux autres parties qui semblent d’une bien
plus grande importance, ainsy la conversation,
quoiqu’elle ne prouve rién pour les qualités
de l’âme, si élle n’est pas mise dans un
homme du monde au dessus de tout, du moins
tient élle une trés haute place, et l’air même
du visage a beaucoup de poids,
verba tua
même détruire absolument la force de ce qu’on
a dit par l’air de son visage, aussi
14.
en recommandant a son frére d’estre afable
aux provinciaux luy mande que cette afabilité
ne consiste pas tant dans les discours que
dans un air gracieux et ouvért.
os hium apertum, vultum clausum.
encore qu’
de la prémiere entreveüe qu’il devoit avoir
avec
l’avertissoit soigneusement et serieusement de
composer dans cette occasion son air et ses
gestes avec gravité et dignité. Si la contena-
nce importe si fort, combien doivent importer
d’avantage les discours et les autres choses
qui appartiennent a la convérsation.
L’abrégé de la bienséance &
de la politesse consiste a garder également
nôtre dignité, et celle des personnes avéc
lesquélles nous conversons.
cécy fort bien quoiqu’il parle sur un autre
sujét.
quorum alterum est alieae liberta
suae.
apliqué a ne manquer a rien de tout ce
que peut exiger la civilité et ta politesse, on
15.
tombe dans une sorte d’aféctation désagréable.
Et même sans tomber dans cet excés vicieux,
on perd trop de temps en des bagatelles qui
demandent plus de soin qu’elles ne valent.
Les régens disent aux ecoliérs qui aiment
trop a parler,
On en doit dire de même aux hommes faits,
trop d’amour pour la convérsation détourne
d’ocupations plus serieuses et d’un plus
grand prix.
Ceux qui sont si extrêmement
polis, qu’ils parroissent formés éxprés pour
la politésse, se contentent ordinairement
de posséder cette bonne qualité, et n’aspirent
présque jamais a des vertus plus élévées
et plus solides. Au contraire ceux qui connois-
-sent leur defaut a cet égard cherchent a
s’attirer l’estime par d’autres voïes.
Présque toutes choses sont bienséan-
tes a celui qui est verittablement éstimé.
Quand ce poinct manque, il faut chercher
un faux fuyant (pour m’exprimer ainsy)
dans la complaisance et dans la
16.
politesse.
Vous ne trouverés presque jámais
d’empêchement dans les afaires plus grand
n’y plus ordinaire que trop de cérémonie
et aussi trop de circonspéction dans le choix
du temps et de l’occasion.
respicit ad nubes, non mutet.
mieux faire náître l'occasion que l'attendre.
La politésse est pour ainsi dire le
vétement de l’esprit, elle doit servir comme
les habits de tous les jours qui n’ont rien de
réchérché, et qui ne coûtent pas trop, elle
doit aussi, comme les habits, faire parroître
ce qu’il y a de mieux et cachér les défauts,
et enfin elle ne doit point gêner ni émpêcher
l’esprit d’agir librement.
17.
DeNous parlerons de la noblésse
prémiérément comme faisant partie d’un
Etat, et énsuite comme d’une condition de
particuliér. Une monarchie ou il n’y a
point de nobles ést toujours une pure &
absolüe tirannie, comme celle du Turc. La
noblesse tempére la souveraineté, et détourne
un peu les yeux du peuple du sang roïal.
Les démocraties n’en ont pas bésoin, elles
sont même plus tranquilles et moins
sujétes aux séditions, quand il n’y a pas
de familles nobles. Alórs on régarde a
l’afaire proposée non pas a celuy qui la
propose, ou si on y régarde ce n’est qu’autant
qu’il peut éstre utile pour l’afaire, et non
pas pour ses armes, et pour sa généalogie.
Nous voyons que la république des Suisses
se soutient fort bien malgré la diversité
18.
de la religion et des cantons, parce que
l’utilité et non pas le réspéct fait leur lien.
Le gouvérnement des Provinces-Unies des
les personnes cause l’egalité dans les
conseils, et fait que les taxes et les
contributions
volonté.
Une noblésse grande et puissante
augmente la splendeur d’un prince, mais
elle diminüe son pouvoir. Elle donne du
cœur au peuple, mais élle rend sa condition
plus utile. Il est bon pour le prince &
pour la justice que la noblésse ne soit
pas trop puissante, et qu’elle se consérve
cependant une grandeur capable de
réprimer l’insolence populaire avant qu’elle
puisse s’attaquer a la majesté du prince.
Une noblesse nombreuse rend ordinairement
un Etat moins puissant, car autre que
c'est une surcharge de dépenses, il arrive
nécéssairement, que plusieurs nobles devien-
nent pauvres avec le temps ce qui fait une
éspéce de disproportion éntre les honneurs
19.
et les biens.
A l'égard de la noblésse dans
les particuliérs, on a une éspéce de réspéct
pour un vieux chateau, ou pour un batiment
qui a résisté au temps, ou même pour un
bel et grand arbre qui ést frais et entiér
malgré sa vieillesse. Combien en doit’on
plus avoir pour une noble et anciénne
famille qui s’est maintenüe contre tous
les orages des temps ? La nouvélle noblesse
est l’ouvrage du pouvoir du prince, mais
l’anciénne ést l’ouvrage du temps seul.
Ceux qui sont les premiérs
élévés a la noblesse ont órdinairement de
plus grandes qualités, mais moins d’innocence
que leurs descendans. Car rarement s’éléve
t'on que par des bons et des mauvais
moyens ensemble. Il ést injuste que la
memoire des vertus demeure a la posterité,
et que les déffauts soient ensevelis avéc
ceux qui les ont.
Une náissance noble diminüe
ordinairement l’industrie, et celuy qui n’est
pas industrieux porte envie a celuy qui
20.
l’est. Les nobles d’un autre costé n’ont pas
tant de chemin a faire que les autres
pour monter aux plus hauts dégrés, &
celuy qui est arresté tandis que les autres
montent, a pour l’ordinaire des mouvemens
d’envie. Mais la noblesse éstant dans
la [posséssion de jouir des honneurs, cela
éteint l’envie qu’on luy porteroit nouvellemt.
Les roys qui peuvent choisir dans leur
noblésse des gens prudens et capables,
trouvent en les employant beaucoup
d’aisance et de facilité, le peuple se
plie sous eux naturellement comme
éstant nez pour commander.
21.
DuIl y a des gens qui aiment mieux
dans la conversation paroître doüés dun
esprit facile et qui peut se tirer d’afaires
sur toute sorte de sujets, que de montrer
un discérnement solide, juste, et qui s’attache
au vray ; comme s’il éstoit plus glorieux de
faire voir qu’on sait tout ce qui se peut dire,
que de montrer qu’on sait ce qui se doit
penser. Il y a aussi des gens qui ont des
lieux communs et des thèmes tous faits
ou ils brillent d’abord, mais manquant de
variété, ils ennuyent bientôt, et paroissent
ridicules sitôt qu’ils sont découverts.
Le rolle distingué dans une conversa-
tion, c’est de fournir la matiére, de la diriger,
et de la variér, c’est éstre la clef de meutte.
Il ést bon de divérsifiér la convérsation, et
de montrer les choses qu’on traitte soûs
22.
plusieurs aspécts diférens, de méler des
narrations aux argumens, des questions,
des opinions, du plaisant, et du sérieux. On
languit quand la convérsation roulle trop
long temps sur un même sujet.
A l'égard de la plaisanterie plusieurs
choses doivent éstre privilegiées, la religion,
les matiéres d’Etat, les grands hommes, les
afaires graves des particuliérs et tout ce qui
est digne de pitié. Il y a des personnes
qui croient que leur ésprit s’endormiroit, s’ils
ne jettoient dans la convérsation quélque
chose de piquant. Cést une habitude qu’on
doit réprimer. Parce
utere loris.
Un homme satyrique fait craindre aux
autres son ésprit, et doit a son tour craindre
leur memoire.
Celuy qui fait beaucoup de questi-
ons, apprendra beaucoup, sur tout s’il sait
les proportionner a la capacité de la persone
qu’il quéstionne. Il lui fournit le plaisir
de parler de ce qu’elle sait le mieux, et il
aprend toujours quelque chose, mais il faut
23.
se garder déstre importun par trop de quéstions.
Láissés parler les autres, et s’il y a quelqu’un
qui empaume la convérsation, semblable a
l’instrument qui anime, ou qui rend plus
graves les pas des danseurs, détournés le
adroitement, afin que celuy qui s’est tû long
temps, puisse pour ainsy dire entrer en danse.
Dissimulés quelque fois ce que vous savez,
c'est le moyen qu’on ne vous croye pas
neuf une autre fois dans ce vous ignore-
rés peut’éstre.
On doit parler de soy trés raremt
et avec bien des ménagemens. J’ai connu
un homme qui disoit d’un autre par dérision,
ne faut’il pas qu’il ait beaucoup d’esprit,
puisqu’il nous en assure si souvent ? Il n’y
a qu’une occasion ou l’on peut se loüer de
bonne grace, cést en loüant dans un autre
une vertu que l’on possede soy même surtout
gardés vous bien soigneusement des discours
railleurs et malins. La conversation doit
éstre comme une promenade, et non pas
comme un grand chemin qui mene a la
maison de quelqu’un. J'ay connû deux
24.
personnes de qualité de l’occident d’
l’une aimoit la raillerie piquante, et faisoit
toujours trés grande chere, l’autre demanda
un jour a quelques uns de ses amis qui
avoit diné chez son voisin, s’il n’avoit rien
dit a ttable de piquant, lórsqu’on luy eût
repondu qu’il avoit dit télle et télle chose ; Je
savois bien repliqua t’il, qu’il gateroit un
bon dînér.
La discretion dans les discours vaut
mieux que l’eloquence ; et mesurer son
discours a la portée de céluy a qui l’on
parle, est préferable a l’ornement et a la
méthode.
Savoir bien parler, et ne savoir pas
bien répondre, montre un ésprit lent ; de
bien repliquer, et ne scavoir pas faire un
discours de suite, montre pêu de capacité
et de scavoir. On remarque que les animaux
qui courent le mieux, ne sont pas ceux qui
tournent avéc le plus d’adresse. Cette diférence
se voit éntre le lévrier et le liévre.
S’entasser beaucoup de circonstan-
ces avant de venir au fait, est une maniére
25.
fastidieuse, et qui déplaît. Mais de ne
raporter aucune circonstance rend le discours
sec et peu intéressant.
26.
DesCeux qui ont les plus grandes
charges sont trois fois ésclaves esclaves,
esclaves du prince ou de l’Etat ; esclaves
de leur reputation, esclaves des afaires ; de
maniére qu’ils ne sont maitres ni de leurs
personnes, ni de leurs actions, ni de
leurs temps.
C'est une etrange passion que
célle de vouloir dominer sur les autres, en
perdant sa propre liberté. On ne monte
point sans peine aux grandes dignités,
on parvient par le travail a des plus
grands travaux, aux dignités par
dignités.
Il est dificile de se soutenir dans
27.
les grands emplois, et on n’en ést point
privé sans essuïer une chute, ou pour le
moins une éclipse qui est toujours une
chose triste. eis qui fueris non
est cur velis viveré.
On ne peut pas toujours se
rétirér quand on le veut, on ne le veut
pas souvent, lórsqu’on le voudroit. La
pluspart des hommes ne peuvent souffrir
une vie privée malgré la vieillesse et une
mauvaise santé qui demandent cépendant
l’ombre et le répos, et réssemblent a ces
vieux bourgeois qui n’aiant pas la force
de se promener dans la ville, s’assoient
encore devant leur porte, et se donnent
en spéctacle, quoiqu’ils courent risque de
se faire mocquer d’eux.
Ceux qui sont dans les grands
emplois ont besoin de l’opinion des autres
pour se trouver heureux, s’ils jugent par
ce qu’ils sentent eux mêmes, ils ne trouveront
pas qu’ils le soient. Mais s’ils font attention
a ce que les autres pensent, et combíen l’on
souhaitte déstre a leur place, ils se trouveront
28.
heureux par cette opinion d’autrui, et
pendant péut-éstre qu’ils sentent en eux
même qu’ils ne le sont pas, car ils sont
les premiérs a sentir leurs douleurs, quoiqu’ils
soient les dérniérs a sentir leurs défauts.
Les hommes en grand pouvoir ne se
connoissent pas ordinairement parce qu’estant
occupés et distraits par les afaires, ils n’ont
pas le temps de penser aux soins que
demandent le corps ni l’esprit.
i mor
Qui notus nimis omnibus ;
Ignotus moritur sibi.
Pendant qu’on a le pouvoir en main,
on a la licence de faire le bien et le mal.
Le dernier est un malheur, car le mieux
est de n’avoir pas la volonté de faire le
mal, et ensuite de n’en avoir pas le pouvoir ;
et le vray et le légitime bût de l’ambition doit être
d’acquérir le pouvoir de faire le bien, car
d’en avoir seulement l’intention, quoique
ce soit une chose agréable a dieu, cést a
peu prés alégard des hommes comme de
faire de beaux réves en dormant, lórsqu’on
29.
ne mét pas ses pensées en exécution, et on ne
sauroit sans le pouvoir ou une charge publi-
que , qui nous donne de l’autorité au dessus
des autres hommes. Le merite et les bonnes
œuvres sont la vraïe fin ou doit tendre
le travail de l’homme, et une conscience
qui ne se réproche rien, est la pérfection de
la tranquilité humaine. Dieu vit que ce
qu’il avoit fait éstoit bon aprés quoi il se
reposa.
Dans l’emploi que vous occupés,
mettés vous devant les yeux les meilleurs
exemples, l’imitation est un globe de
précéptes. Proposés vous dans la suitte
vôtre exemple propre pour voir si vous
n’aviés pas mieux commencé que vous
continués, et ne négligés point aussi l’exem-
ple de ceux qui ont mal fait dans la
même charge, non pas pour en tirer vanité
mais pour mieux aprendre a éviter le
mal. Que ce que vous reformés se fasse
sans ostentation et sans blamer le temps.
ni les personnes ; que vôtre intention soit
de donner des bons exemples, aussi bien
30.
que les imiter. Examinés les choses dés
leur commencement, voiés en quoi et com-
ment le mal s’est introduit, consultés
l’antiquité pour connoître ce qu’il y a
de meilleur, et le reste des temps pour
savoir ce qui est de plus commode. Tachés
détablir des régles dans vôtre maniere
d’agir, afin qu’on sache par avance ce
qu’on peut ésperer de vous. Ne soyes pas
cépendant trop entiér ni trop opiniatre, et
lórsque vous ne suivrés pas vôtre régle
ordinaire, faites voir clairement la raison
qui vous en émpêche. Consérvés les droits
de vôtre charge, mais ne cherchés point
de dispute la dessus ; pensés plustôt a
exercer vos droits a la rigueur sans en
parler, que de chercher a faire du bruit
et vous attirer des quérélles par ostentation.
Défendés aussi et protegés dans leurs droits
ceux qui ont des places sous vous. Comptés
qu’il est plus honnorable de diriger le tout,
que d’entrer dans les petits détails qui les
régardent. Récévés bien et attirés ceux
qui peuvent vous donner des conseils,
31.
et vous assister dans votre charge ; et ne
chassés pas comme des gens qui veulent
se mêler de trop de choses, ceux qui s’ofrent
dans ce dessein. La lenteur, la corruption,
la brutalité, et trop de facilté sont les
vices principaux de l’autorité. Evités la
lenteur, soyés d’un accés facile, rendés
vous ponctuél a l’heure que vous avés
marquée, finissés ce que vous avés entre-
pris avant de commencer autre chose, si vous
ni éstes pas forcé par une nécéssité indis-
pensable. A l'égard de la corruption ne liés
pas seulement vos mains, et célles de vos
domestiques, afin qu'ils ne prennent rien,
mais liés aussi célles des solliciteurs pour
qu’ils n’ofrent rien. L’intégrité sera le prém-
iér de ses effets, mais pour éviter l’autre,
il faut la professer hautement, et montrer
toute l’horreur que vous avés des âmes
venales. Evités non seulement de vous
láisser corrompre, mais même qu’on ne
puisse pas vous en soupçonner. Quiconque
change facilement d’avis et sans une raison
manifeste, fait soupçonner qu’il s’est
32.
láissé corrompre, ainsy quand vous chan-
gés d’opinion et de maniére d’agir, dites
clairement vos raisons, et ne cherchés pas
a le faire furtivement, si vous montrés
de l’estime pour un domestique favori
qui ne soit pas fondée sur des bonnes
raisons, on le régardera comme la porte
secrette pour introduire la corruption. La
brutalité est un vice dont on ne tire jamais
avantage, et qui mécontente tout le monde.
La sévérité inspire la crainte, mais la
bratalité attire la haine. Les réprimandes
d’un homme en place doivent éstre graves
et point piquantes. Celui qui se láisse
gagner par l’importunité ou par des
petittes considérations, en trouvera qui
l’arresteront a chaque instant ; avoir des
egards est condamnable, dit Salomon, et
celui qui en a fera le mal pour un mor-
ceau de pain. Cette pensée est juste.
La charge montre l’homme, les uns en
mieux, et d’autres en plus mal. a
consensû capax imperij, nisi impera
33.
Quoiqu’il parle de l’un de l’art de regner
et de l’autre pour ses maniéres et ses afec-
tions. C’est une marque certaine de gran-
deur d’ame, lórsque les honneurs rendent
un homme meilleur. Les honneurs sont
oû doivent éstre le centre de la vertu, et
comme un corps se meût plus rapidément
allant vers son centre, et que lórsqu’il y
est, il reste tranquille, de même la vertu
est violente dans ce qu’elle désire, &
tranquille aussi dans l’autorité. On monte
aux grands emplois par un escalier a
deux rampes. S’il y a des factions, il est
bon de se mettre d’un costé pendant qu’on
monte, mais quand on est placé, on doit
se tenir sur le répos, et garder l'equilibre.
Il faut réspécter la mémoire de ceux qui
nous ont précédés, si vous ne le faites pas,
vôtre successeur vous payera en même
monoye. Si vous avés des collégues,
ayez beaucoup dégards pour eux, appéllés
les plustôt lorsqu’ils ne si attendent pas, que
de les exclure lórsqu’ils ont raison de
34.
s’attendre a éstre rapellés. Dans vostre
convérsation ordinaire, oubliés que vous
avez une charge, mais plustôt faites
en sorte qu’on dise de vous, c’est un autre
homme quand il est dans l’exercice de
sa charge.
35.
DuC’est une opinion assés générale-
ment establie que les François sont plus
sages qu’ils ne paroissent, et les Espagnols
paroissent plus sages qu’ils ne le sont.
Quoi qu’il en soit des nations, il est certain
que cette distinction se peut souvent
faire entre des particuliérs. On en voit
de qui la sagesse ressemble a la sainteté
de ceux dont parle l’apostre lorsqu’il dit,
abnegantes.
Il y a des personnes qui s’occupent
a des riens avéc beaucoup d’apareil et de
gravité. Il est plaisant pour un homme
d’esprit, et pour tous ceux qui les aperçoivent
de voir les tours de ces pretendus sages,
et de quelle maniére ils se servent, pour
ainsi dire d’une perspective, afin qu’une
36.
supérficie paroîsse un corps solide. Les
uns sont si retenus et si discrets qu’ils
n'etalent jamais leur marchandise au grand
jour, et qu’ils font toujours semblant d’avoir
quelque chose en résérve. S’ils sentent que
ce qu'ils disent ne s'entend pas, ils tâchent
de pérsuader qu’ils ne se permettent pas de
dire ce qu’ils scavent. Il y en a d’autres
qui ont récours aux gestes et aux grimaces.
Ils sont sages en signes comme
disoit de
frontem sublato, altero ad mentum dépresso
supercilio, crudelitatem tibi non placere.
Ils croient quelquefois en imposer
par une sentence prononcée d’un air decisif
et sans s’arrester. Ils prennent pour admis
ce qu’ils ne sauroient prouver. D’autres
encore font semblant de mépriser ou de
négliger tout ce qui est au dessus de leur
capacité, comme des choses impertinentes,
ou de trop petite conséquence, et veulent
que leur ignorance soit réputée pour ju-
gement, en vous amusant par quelque
subtilité, ils coulent sur l’essentiel de la
37.
quéstion.
ho
frangit pondera.
Protagoras introduit par ironie un
Prodicus qui fait une harangue composée
de distinctions dépuis le commencement
jusqu’à la fin. Ces sortes de gens se
tiénnent ordinairement sur la négative.
Ils áffectent de trouver et de prédire dés
difficultés. Car lorsque la proposition est
rejettée ils sont hors d’intrigue, mais s’il
falloit la discuter, comment s’en tireroient
t’ils ?
Cette fausse prudénce ruine les
afaires. Il n’y a point de marchand endet-
té qui use de tant d’artifices pour soutenir
son crédit, que ces gens vuides de sens pour
maintenir une opinion de prudence qui leur
donne quelquefois de la reputation parmi le
peuple. Mais qu’on se garde bien de les
émployer dans les affaires. Tout autre fut'il
cent fois plus sot et plus fol, vaut encore
mieux qu’un de ces pretendus sages.
38.
DeC’est une pure ostentation de
stoïcien que de prétendre étoufér en nous
toute semence de colére. Nous avons un
meilleur oracle.
sol non occidat super iracumdiam vesti
doit mettre des bornes a sa colere, l’arrestér
dans sa course et lórsqu’il est temps.
Nous dirons comment on peut tem-
pérer et adoucir l’inclination naturélle et
l’habitude a la colére. Comment ces mouve-
mens particuliérs peuvent éstre réprimés
ou du moins les moiens d’empéĉher les
mauvais éféts qu’ils produisent ordinairement.
Enfin [comment on peut exciter ou calmer la
colére dans un autre.
Pour la tempérer et l’adoucir, le
meilleur réméde est de réfléchir sur les
éféts qu’elle produit, quél désordre elle
39.
cause dans la vie. Le meilleur temps
pour ses réfléxions, c’est lórsque l’accés de
la colére est passé.
dire,
cadendo se ipsum comminuit & frangit.
re sainte nous exhorte a posseder nos
ames en patience. Quiconque perd patiénce
ne posséde plus son ame. Les hommes ne
doivent pas ressémbler aux abeilles,
que in vulnere ponunt.
ement une pétitésse dans l’homme comme
on peut le rémarquer par la foiblesse des
sujéts qu’elle domine ; les enfants, les
femmes, les vieillards, et les malades. Lors-
qu’on ést én colére, il vaut mieux montrér
du mépris que de la crainte, afin de paroi-
tre plutost au dessus qu’au dessous de l'injure,
cela est facile si l’on est capable de garder
quelque regle dans sa colére.
A l'égard de ses causes et de ses
motifs, il y en a trois principaux ; d’estre
trop sensible aux injures, personne ne se
met en colére s’il ne se croit offensé, c’est
pour cela que les gens delicats y sont
40.
sujets. Il y a bien des choses qui les blessent
qu’une nature plus forte ne sentiroit pas.
De s’imaginer que l’injure qu’on no.s
a faitte éstoit accompagnée de mépris ; le
mépris porte a la colére autant ou plus que
l’injure même. Quand donc on est ingenieux
a trouvér des circonstances de mépris, la
colére en ést enflammée.
Enfin l’opinion que sa réputation est
blessée l’augmente encore infiniment. Le
reméde a tout cela, est d’avoir comme disoitnoris crassiorem. M
le meilleur moien de détourner sa colére
c’est de gagnér du temps, en se persuadant
si l’on peut, que celui de se vanger n’est pas
encore venû, qu’on le prévoit et qu’on prend
patiénce en attendant.
Alégard des moyens d’empêcher
que la colére ne produise de mauvais éfféts ;
c’est premiérement de se garder des paroles
dures, surtout de celles qui peuvent irriter
avec raison la personne a qui élles sont
adressées,
tant d’impréssion. On doit aussi se garder
41.
de révélér un sécret, ce seroit se montrér bien
dangereux pour la société. Il faut encore
avoir attention de ne pas rompre une
affaire par colére, et ne rien faire d’irrevo-
cable.
Pour exciter dans un autre, ou
par calmer la colére : c’est particuliérement
par le choix du temps qu’on en vient a bout.
On l’excite facilement lórsque la personne
est désja de mauvaise humeur, ou en trouvant
moyen de luy persuader qu’on a tout le mépris
possible pour élle, comme je l’ai déja dit. Ces
deux moyens pris en differentes maniéres
peuvent servir egalement pour les éfféts
contraires, car pour éviter qu’une personne
se mette en colére, il faut choisir le temps
de sa bonne humeur, alórs on peut lui dire
ce qu’elle n’écôuteroit peut’estre pas dans un
autre moment. La premiére impression fait
beaucoup. Il est aussi trés important de
séparer tant qu’on peut l’injure du mépris
et de faire en sorte qu’on l’attribüe a une
méprise, a la crainte, a la passion, ou autre
chose selon le cas.
42.
DeLa loüange est la réfléxion de
la vertû, et comme la réfléxion ést peu
juste si la glace a des vices, de même la
loüange, si
fausse, et plustôt le partage de la présompt-
ion que de la vertu.
La capacité du peuple ne s’étend
pas jusqu’a savoir distinguer dans un
seul homme plusieurs vertus excellentes.
Les pétites vertus attirent sa loüange, les
moyennes le remplissent d’admiration &
d’etonnement, mais les plus sublimes le
passent. L'apparénce de la vertu, ou
virtutibus similes,
d’impréssion sur son ésprit. Il est semblable
a l’eau de la riviére qui éléve ce qui est
leger et enflé, et qui láisse aller a fonds
ce qui ést de poids et solide, lorsque les
43.
personnes de qualité et de mérite sont
d’accord avec le peuple sur la réputation de
quélqu’un, alórs comme dit l’ecriture,
bonum instar unguenti fragantis est.
s’etend par tout et n’est pas facilement éfacée.
Il éntre tant de fausseté dans les
loüanges, qu’il n’est pas étonnant qu’on ait
de la peine a y ajouter foy, et quélquefois
élles viennent uniquement de la flatterie.
Si c’est un flatteur ordinaire, il aura des
lieux communs pour tout le monde ; si c’est
un flateur adroît, il se conduira suivant le
genie du grand flateur, c’est a dire de celui
qui se plaist a éstre flatté, et se contentera
de le confirmer dans les idées qu’il se sera
formé luy même de sa capacité. Mais
si c’est un flatteur éffronté, il vous loüera
sur les choses que vous savés vous même
le plus.
Il y a des loüanges que partent
d’une vraye inclination jointe a beaucoup
de respect : mais célles qu’on donne aux
princes et aux grands ne sont souvent
44.
qu’une sorte d’hommage qu’on s’imagine
leur devoir, quelquefois aussi ce sont moins
des loüanges que des instructions, ce qui
s’appélle,
quelqu’un d’une qualité qu’il n’a pas, mais
qu’il devroit avoir.
Quelquefois les louanges sont
la jalousie,
landan
qui recevoit une télle loüange il luy venoit
un pustule sur le nés, a peu prés comme
nous disons, qu’il vient un bouton sur la
langue a celui qui dit un ménsonge.
Une loüange moderée et qu’on
nous donne a propos, est célle qui rend le
plus de service.
levant de grand matin loüe son ami a
haute voix, est semblable a celui qui en
dit du mal. De trop loüer quélqu’un ou
quélque chose reveille la contradiction &
l’envie. Il ne siéd pas de se loüer soi même,
si ce n’est en certains cas qui sont fort rares.
Mais on
45.
Il y a même une éspéce de magnanimité a
le faire. Les cardinaux romains, ceux
qui ont esté moines, theologiéns, ou scholas-
tiques ont une maniére de s’exprimer pleine
de mépris quand ils parlent des affaires
temporelles, comme des ambassades, de ce
qui a raport a la guerre, ou a la judicatur.
Ils les apéllent des sbireries comme si c’estoit
des choses qu’on dût abandonner, a des
commissaires ou des sergens ; cependant ces
sbireries leur sont plus utiles que leurs
profondes spéculations. t. Paul
de luy dit quélquefois je parle comme un
insensé, mais en parlant de sa vocation.
io apostolar
46.
DeRien ne sert plus pour acq-
uerir de la gloire et de la réputation
qu’un certain art de faire connoître sans
affectation nos talens et nos vertus. Ceux
qui courent aprés la t.
font ordinairement plus parler d’eux,
qu’ils ne se font admirer ni éstimer au
fonds. D’autres au contraire ne savent
point montrér leur vertû dans son plus
beau jour, et ne sont pas estimés autant
qu’ils sont dignes de l’estre.
Lorsqu’un homme vient a
bout de quelque chose que pérsonne
n’avoit entrepris avant luy, ou qui avoit
esté entrepris, et ensuitte abandonné, ou
énfin qui avoit esté achevé, mais non
pas dans une si grande pérfection, il
47.
aquiért plus d’honneur et de réputation que
s’il eût terminé (en suivant simplement les
pas d’un autre) quelque éntreprise beaucoup
plus dificile. Car l’honneur qui s’acquiért
par la comparaison de nous a d’autres, de
même qu’un diamant qui a ésté taillé a
facétes, a toujours quelque chose de plus
brillant. Tâchés donc de surpasser vos
compétiteurs dans les choses même qui les
rendent plus recommendables. Ce n’est pas
ménager sa réputation en habile homme,
que d’entreprendre une afaire qui causera
plus de honte si on la manque, que de
gloire si on réussit.
Les amis intimes et les domestiques,
lorsqu’ils sont prudens contribuens fort a la
réputation.
dit
l’envie (qui est le vers qui ronge l’honneur)
c’est de faire voir qu’on ést conduit dans
ses actions par l’amour de la vertu, plus
que par celui de la réputation et d’attribuer
aussi les bons succés qui nous arrivent
plustôt a la Providence ou a la fortune,
48.
qu’a sa propre vertu ou a sa politique.
Il y a divers dégrés d’honneur qui sont
afectés aux seuls souverains. Premiérement
d’estre fondateurs de roiaumes ou de répu-
bliques, comme
apélle aussi seconds fondateurs ou princes
pérpétuels, parce qu’ils gouvérnent par leurs
loix et par leurs ordonnances, même aprés
leur mort. Tel que
siete partidas, les sept partitions. Dans le
troisiéme rang sont les liberateurs, ou ceux
qui ont sauvé leur patrie, comme
roy d’
Ensuitte viénnent ceux qui par des glorieuses
guérres ont augmenté leurs etats, ou qui les
ont défendu généreusement contre leurs ennemis.
Enfin les Peres de la patrie, c’est a dire, ceux
qui gouvernent avéc justice et douceur, et qui
rendent leur temps heureux. Il y en a un
si grand nombre dans ces deux derniérs
rangs qu'il serait trop long de les nommer.
49.
Les diférens dégrés d’honneur a l’egard
des sujets sont prémierément d’estre
curarum
qui les princes se réposent de la plus grande
partie de leurs afaires, nous les apéllons les
bras droits des rois. En second lieu,
belli
rois, ou ceux qui leur rendent de grands
services. Au troisiéme rang,
j’entens ceux qui ceux qui sont agréables aux
princes, sans éstre redouttables aux peuples.
Enfin,
plus grandes charges, et qui s’acquittent glori-
eusement de leur devoir. Il y a encore un autre
dégré d’honneur qui doit éstre mis au plus
haut rang, et qui est deu a ceux qui se sacrifient
pour la gloire de leur patrie, comme M :
50.
DesJe ne saurois mieux nommer les richés-
ses que le bagage de la vertu. Le mot
est encore plus expréssif, car les richesses sont
a la vertu ce que le bagage est a l’armée, il
est trés nécéssaire, mais il empêche la marche,
et fait pérdre quelquefois l’occasion de vaincre.
Les richésses n’ont d’usage réel que
dans la distribution, tout le reste est opinion.
o
comedum cas, et quid prodest possessori, nisi quod
cernat divici
point des grandes richesses, on a simplement
la liberté de les garder, ou de s’en défaire, &
la réputation de les posseder ; mais nul autre
usage plus solide ne les accompagne. Les
sommes excéssives qu’on emploie en piérres
précieuses, et a toutes les choses rares, tant
d’ouvrages qu’on entreprend par pure ostentation
51.
et comme pour montrér que les grandes richésses
sont de quelque usage, ne prouvent rien pour
elles dans le fonds. On dira peut’estre qu’elles
peuvent epargner des peines, et de grands
dangérs a celui qui les posséde. Les richesses
sont une forteresse dans l’imagination de
l’homme riche, dit
l’imagination et non pas en éffet, car il est
certain que les grandes richesses ont perdu
plus de gens qu’elles n’en ont sauvé.
Ne cherchés point de grandes riches-
ses, mais celles que vous pourés acquerir juste-
ment ; dépensés modérément, donnés gaiement,
et abandonnés sans peine : cependant ne
méprisés point les richesses, comme si vous
aviés fait vœu de pauvreté. Aprenés a vous
en sérvir comme
dit de lui,
non avaritae praedam sed instrumentum bonitatis
queri.
point aprés les richésses
non erit insons.
Les poëtes feignent que lórsque
52.
mais qu’il court lórsquil est envoié par
voulant dire que les richesses acquises
par des bonnes voies
si élles ne viénnent pas par la mort d’autrui,
c’est a dire, par heritages, legs, testamens, & ca.
On peut aussi donner un autre sens a cette
fable, si l’on régarde
car quand des richésses viennent par des
fraudes, par des opréssions, des injustices, enfin
par des voies criminelles, alórs élles viennent
viste.
Il y a plusieurs moiens d’acquerir
des richésses, mais il y en a fort peu de
bons. L’epargne est entre les meilleurs, cepend-
ant elle a ses defauts ; elle est contraire aux
bonnes œuvres et a la liberalité. L’agriculture
est une voie trés légitime, c’est pour ainsy
dire, la benediction de nôtre mere la Terre,
il est vray qu’elle est lente, cépendant si des
gens riches s’y attachent, ils deviénnent
ordinairement fort puissans. J’ay connu
un seigneur anglois qui avoit acquis de
grands biéns par cette voïe : il éstoit riche
53.
en troupeaux de gros et menu bétail, en
bois, en mines de charbon, de plomb, et de
fer, en bled, et autres choses de cette nature,
désorte que sa terre paroissoit une mér
pour luy par le grand nombre de choses
qu’elle luy aportoit : quelqu’un remarquá
alórs avec raison qu’il en avoit coûté dans
le commencement beaucoup de soins a ce
seigneur, pour acquerir un bien médiocre,
mais que dans la suitte il éstoit parvénu
sans peine a des grandes richesses, par ce
que quand on a une fois des fonds sufisans
pour profiter des bons marchés, et pour ache-
ter chaque chose dans sa saison, on y trouve
un gain considerable, que ceux qui ne sont
pas en argent comptant ne scauroient faire,
et qui enrichit aisément et en peu de
temps.
Les profits des metiérs
ils viénnent principalement de la diligence,
et de la reputation que donne la bonne foy.
Mais je doute que les gains qui se font
dans la pluspart des marchés soient bien
legitimes surtout quand la nécéssité
54.
d’autrui (soit a acheter ou a vendre) fait le
plus grand profit des marchands. Ordinaire-
ment ces sortes de gens veulent gagner des
deux costes, et se servent de toute sorte d’arti-
fices pour suborner les courretiérs et pour
émpêcher que d’autres ne traittent a des
meilleures conditions
Les compagnies enrichissent lorsqu’-
élles sont formées avec prudence. L'usure ést
un des plus sûrs et des plus mauvais moiens
de s’enrichir. Les usuriérs mangent leur pain,
che. Mais quoique l’usure paroisse une voie
sûre, elle a cependant ses hazards. Les
notaires et les courretiers exagerent souvent
pour leur interrest particuliér, les richésses des
gens dont les affaires sont au fonds trés
dérangées.
D’estre le premiér qui mét en
vogue, et qui invente quelque chose de
nouveau, ou qui obtient un privilége, aporte
quelquefois une innondation de richésses
comme il arriva à célui qui le prémier fit
du sucre aux
55.
homme fait voir qu’il est verittable logicién,
c’est a dire, lórsqu’il montre quil a de l’inven-
tion et du jugement a proportion, il
devenir fort riche en peu de temps, surtout
si les conjonctures lui sont favorables. Mais
célui qui ne cherche que des profits cértains
parviént rarement a des grandes richésses
et celui qui risque beaucoup perd ordinairemt
tout. Il faut balancer avec jugement et
connoistre si le gain est proportionné aux
risques.
On acquiért facilement des
grandes richésses par les monopoles quand
les loix le permettent, surtout si l’on sait
prévoir qu’elle sera la marchandise
la plus recherchée.
Les richésses qu’on acquiért au
service des rois et des grands, aportent
avec élles une sorte de dignité ; mais si
élles sont la récompense de la flattérie et
d’un artifice bas, élles doivent éstre regardées
comme les plus viles. Cependant d’aller a
la chasse des testamens comme
accuse arbos
moyen de s’enrichir, car on y emploie les
mêmes artifices, et c’est avec dés pérsonnes
d’un rang bien inferiéur a celles que
l’on sért.
Ne croïés point facilement a ceux
qui sémblent mépriser les richésses, ils
méprisent les richésses qu’ils désésperent
d’obtenir, et vous ne trouverés point de
gens qui y soient plus attachés quand ils
en ont une fois acquis.
On ne doit pas éstre
Les richesses ont des ailes, quelque fois
elles s’envolent d’elles mêmes, et quelquefois
aussi il faut les envoyer pour en ramenér
d’autres.
On láisse ses richésses en mourant
au public, a ses enfans, a ses parens, ou a
ses amis. [Les médiocres richesses prospérent
ordinairement d’avantage. Des grands biens
laissés a un heritiér attirent les oyseaux
de proye, s’il n’est pas d’un âge mûr et doüé
d’un bon jugement.
Les fondations magnifiques pour
57.
le public sont des sacrifices sans sel, &
des aumônes semblables aux sepulcres
peints qui se corrompent bientost en dedans.
N’afectés pas la quantité dans tout ce que
vous donnés, mais la convenance, et observés
une proportion juste et raisonnable. Ne
diférés point jusqu’a vôtre mort a faire
des œuvres de charité. Tout consideré, celui
qui en use de la sorte est plustôt liberal du
bien d’autruy que du sien propre.
58.
DesIl ést nécéssaire pour celui qui
n’a qu’une vertu brute qu’elle soit d’un
grand poids, comme la piérre doit éstre
riche lorsqu’elle est montée sans feuille.
Il en ést de la loüange, si on y fait attenti-
on, comme du gain, les gains legers suivant
le proverbe rendent la bourse pésante, car
ils réviénnent souvent, mais les grands
gains arrivent rarément. De même les
petites choses attirent de grandes loüanges,
l’usage en est continuel, et élles se font
remarquér a chaque instant, au contraire
l’occasion ést fort rare de méttre en œuvre
quelque grande vertu , il ést donc certain
que d’avoir des attentions, de la politesse,
et de s’acquitter des cérémonies convénables
59.
contribüe beaucoup a nous attirer des loüanges.
Ces maniéres polies et engageantes (comme
disoit la reine
des perpetuélles lettres de recommandation
pour celui qui les a. Il sufit pour s’en
instruire de ne pas les mépriser, et d’estre
attentif aux maniéres des autres. Du reste
on peut s’en fiér a soy même. Car si l’on
se donne trop de peine pour ne rien ôméttre
a cet egard on perd ce qu’il y a de plus
éstimable qui est de paroître naturel et
sans affectation. Les maniéres de quelques
personnes ressemblent aux vers dont toutes
les syllabes sont comptées. Lórsqu’on s’atta-
che a des si pétites choses, on ne sauroit se
rendre capables des grandes, mais de négliger
les ceremonies convenables avec les autres
leur aprend a les négliger avec nous, &
quelquefois leur fait perdre le réspect ; sur
tout il ne faut pas s’en dispénser a l'egard
de ceux avec qui on n’est pas en familiarité,
de cérémonies et de complimens outrés
peuvent diminüer la foy qu’on auroit en
59.bis
nous. Il y a une maniére adroitte de s’insinu-
er dans les esprits même avec des complimens
ordinaires, elle ést d’une grande utilité
quand on
Comme on ést sûr de la
familiarité entre personnes de même
rang, il est bon de conserver la dignité.
Mais on
peu a l'egard des inferieurs qui nous
respectent.
Celui qui veut tenir le dé
dans la conversation et dans les afaires
fatigue et se rend moins estimable. De
suivre simplement les autres peut’estre bon,
pourvû qu’on le fasse d’une maniére qui
prouve que c’est par attention et par politesse,
et non pas par nonchal
facilité. Il n’est pas mauvais d’ajouter quel-
que chose du sién, lórsqu’on se range au
sentiment d’un autre ; si vous vous rendez
a son opinion, que ce soit avec quelque
distinction, si vous acceptés son conseil,
que ce soit en ajoutant quelques raisons
aux siennes. Ne soyés pas trop complimenteur,
60.
quelques bonnes qualités que vous eussiés,
vos envieux diroient au préjudice de vos
vertus, ce n’est qu’un complimenteur et un
afécté. On n’avance point aussi dans les
afaires, lórsqu’on est trop ceremonieux, et
qu’on regárde trop au temps et a l’occasion.
ne semera point, et celui qui regarde aux
nüages ne moissonnera pas un homme
prudent saura faire naître plus d’occasions
qu’il ne s’en présenteroit nullement, et doit éstre
libre et aisé dans ses maniéres comme
dans ses habits.
61.
DeDe toutes les passions de l’ame,
il n’y a que l’amour et l’envie qu’on croit
qui ensorcelent. Toutes deux ont des désirs
véhémens, et toutes deux ont leur source
dans l’imagination. Ce sont la les choses
qui contribuent aux enchantemens et aux
maléfices, suposé qu’il y en ait dans le
monde. Nous voyons aussi que l’ecriture
sainte apélle l’envie un máuvais œil,
et les astrologues apellent les influences
malignes des planetes, mauvais aspécts, de
maniére qu’il sémble qu’on conviénne qu’il
y a dans les régards de l’envieux une
vertu sécréte et invisible qui peut ofensér
la personne enviée. Il y a eu des gens
assés curieux pour rémarquer que le temps
ou le coup d’œil de l’envieux est le plus
rédoutable, c’est principalement lórsque
la personne enviée est veüe dans un etat
62.
de gloire et de triomphe. L’envie ést
alórs plus énvenimée et plus maligne.
Outre que dans ces moments les esprits
de la personne enviée s’epanouissent dava-
ntage et viénnent a la rencontre du
coup. Mais láissons ces curiosités, quoiqu’-
élles ne soient pas indignes de remarque,
elles conviennent mieux dans un autre
ouvrage.
Nous allons considérer trois
choses.
Quéls sont ceux qui sont plus
sujéts a porter envie.
Quéls sont ceux qui sont les plus
exposés a l’envie.
Et quélle diference il y a, éntre
l’envie du public, et celle des particuliérs.
Célui qui n’a aucune vertu
porte toujours envie a célle des autres.
L’esprit de l’homme se plaist et se
nourit du bon qui est en lui, ou du mal
qui ést en autrui. Si l’un lui manque
il se rassasie de l’autre. S’il n’aspire pas
d’ateindre a une vertû qu’on admire
63.
il tâchera du moins de nuire a celui qui la
possede, pour diminuér l’inégalité qui est
entr’eux.
Un homme curieux qui veut tout
savoir et qui s’ingere dans des afaires qui
ne le regardent point, ést pour l’ordinaire
envieux n’estant pas utile a ses interrests
d’estre si pleinement instruit de ceux des
autres. Il est vraysemblable qu’il trouve
du plaisir a epiloguer leur conduitte et qu’il
s’en fait une éspece de comedie. Celui qui
ne pénse qu’a ses afaires propres, n’est
point sujet a enviér autrui. L’envie ést
une passion sans répos, une coureuse
toujours dans l’agitation.
quis idem sit malevolus.
Les personnes d’une náissance
distinguée portent ordinairement envie aux
hommes nouveaux qui s'élévent, par ce que
la distance entr’eux n’est plus la même ; et
comme il arrive quelquefois sur une riviére,
lórsqu’un objét passe prés de nous, et qu’il
s'avance avec rapidité que l’œil qui suit cét
objét nous décoit et nous persuade que nous
63.bis
réculons, de la même maniére, ils s’imaginent
reculér par ce que les autres avancent.
Les personnes diformes, les bâtards,
les eunuques, et les vieillards sont sujéts
a l’envie. Célui qui ne peut remédier a
son estat fait ordinairement de son mieux
pour avilir célui des autres, a moins que
ces impérfections de la nature ne se
trouvent jointes a une âme généreuse &
heroique, qui cherche en quélque sorte a
les tourner a son avantage, et qui veut
faire dire, comme si c’estoit un miracle,
qu’un eunuque ou qu’un boiteux a fait
de grandes choses. Téls furent
l’eunuque,
éstoient boiteux.
Les hommes a qui il en coûte
beaucoup pour sortir de leur estat, et s’eléver
a quelque chose de mieux, sont aussi sujets
a porter envie. Dés longtêms de mauvaise
humeur contre la fortune, ils regardent les
malheurs d’autrui comme un dédommagement
des peines qu’ils ont soufert eux mêmes.
Ceux qui par légéreté ou par
64.
une vaine ostentation se piquent d’exceller
en plusieurs choses, sont ordinairement envieux
ils trouvent a chaque instant matiére a
envie, par l’impossibilité que quelqu’un ne les
surpasse pas en l’une des choses qu’ils afectent
de savoir. Tel éstoit l’empereur
portoit une envie mortélle aux poëtes,
aux peintres, aux artisans, et enfin a
toutes les personnes habiles dans les
qu’il croyoit posséder.
Les parens, les associés en charge,
et ceux qui ont esté elévér ensemble portent
envie ordinairement a la fortune de leurs
camarades. Ils régardent leur elévation
comme un sujet de réproche pour eux qui
les fait distinguer en mal, et qui est toujours
presente a leur ésprit. Les autres aussi remar-
quent d’avantage la difference qui se trouve
entre eux.
L’envie s'augmente par les
raports et par la renommée. Célle de
et inéxcusable que personne ne vit lórsque
le sacrifice de son frere fût preferé au sién.
65.
A l'egard de ceux qui sont plus
ou moins sujets a éstre enviés, nous dirons
prémiérement que les personnes d’une vertu
eminente lórsqu’elles s'elévent ont moins a
craindre l’envie, par ce qu’on ést persuadé
que cette fortune leur est deüe, et on envie
pas ordinairement le payement d’une dette ;
mais plustôt les largesses et les liberalités,
l’envie aussi náît toujours de la comparai-
son que l’on fait des autres avec soy même :
ou il n’y a point de comparaison, il n’y a
point d’envie, c’est pour cela que les rois
ne sont enviés par les rois. On doit cependt
remarquer que les gens de peu de merite
sont plus enviés au commencement de leur
fortune que dans la suitte, et au contraire
ceux qui en ont beaucoup le sont moins
au commencement qu’a la continüe, car
quoyque leur vertu soit toujours la même,
elle ne conserve pas toujours le même
éclat, il parroist des nouveaux venus qui
l’obscurcissent.
Les personnes d’une náissance
illustre sont moins sujetes a éstre enviées
66.
Il semble quand élles sélévent que c’est un
droit de leur náissance. Il ne parroist pas
même que leur fortune soit fort augmentée,
et l’envie est semblable aux rayons du
soleil qui donnent avéc plus de force sur
les costeaux que sur une plaine. Ainsy
ceux qui s'avancent insensiblement sont moins
enviés que ceux qui s’elévent tout d’un coup.
Lórsque les honneurs sont accom-
pagnés de soins, de travaux et de perils,
on envie moins ceux qui en jouissent. On
trouve qu’ils achétent assés chér la gloire
qui leur en reviént. Quelquefois même on les
plaint, et la pitié guérit l’envie. Aussi les
gens sages et politiques qui sont élévés aux
dignités se plaignent ordinairement de la
vie qu'ils ménent, et disent souvent, quantum
patimur. Non qu’ils le sentent en éffet, mais
pour émousser l’envie, c’est a dire lórsqu’on les
employe dans les affaires, sans qu’ils parroiss.t
le souhaitter. Car rién au contraire n’augme-
nte plus l’envie qu’un désir plus ambitieux
que bien sensé d’estre chargé d’un grand
nombre d’affaires, et rien ne la diminüe
67.
d’avantage que lórsqu’un homme qui occupe
les premiéres charges consérve dans leurs
places tous ceux qui sont sous lui, et qu’il
ne touche point aux droits, ni aux priviléges
de leurs émplois. Ce sont alórs autant
d'ecrans qui le garantissent de l’envie.
Il n’y a point de gens plus sujéts
a éstre enviés que ceux qui portent leur
fortune avec orgueil, qui ne paroissent contens
qu’autant qu’ils font parade de leur crédit, ou
de leur pouvoir, soit par une magnificence
extérieure, ou en triomphant de toute oposition,
et de toute compétition. Un homme prudent
sacrifie quelquefois a l’envie, et se láisse
vaincre dans les choses qu’il n’a pas fort
a cœur. Il ést cépendant vray que de jouir
de sa fortune d’une maniére ouverte &
sans dissimulation, pourvû que ce soit sans
arrogance, donne moins de prise a l’envie
que si on marchoit avec artifice, et comme
a la derobée. Il semble alórs qu’un homme
désavoüe la fortune, comme sil reconnoissoit
luy même qu’il n’est pas digne de ses faveurs,
et c’est pour les autres un nouveau sujét
68 et 70.
de luy portér envie.
Enfin comme nous avons dit,
au commencement que l’envie tenoit quelque
chose de la sorcélerie, il faut la guérir
comme l’on guerit les possedés, c’est a dire,
transferer le sort, et le détournér sur un
autre sujet. Aussi voit’on que ceux qui
sont en posséssion des prémieres dignités
introduisent par cette raison des personnages
sur le théatre pour éstre chargés de l’envie,
qui sans cela tomberoit sur eux. Ils la
rejettent quelquefois sur ceux qui les servent,
et quelquefois sur leur collegue. Ils ne
manquent jámais pour joüer ce rôlle de
personnes d’un caractere violent et ambitiéux,
qui cherchent a éstre employés a quelque
prix que ce puisse éstre.
Pour parlér a présent de l’envie
publique, elle a en soi quelque chose de
bon. Mais l’envie des particuliérs n’a rién
que de mauvais. L’envie publique est une
espéce d’ostracisme qui arreste ceux qui
s’elévent trop, et qui met un frein aux grands
pour les rétenir dans des justes bornes.
71.
Cette envie, en latin
que nous appéllons mécontentement, et dont
nous traitteron
seditions, ést dans un etat comme une
maladie contagieuse. Car comme la contagion
se glisse dans les parties saines et les corrompt,
de même l’envie tourne en haine et en
mécontentement les ordres les plus justes, et
les demarches les plus loüables du gouvernemt.
Ainsi l’on gagne peu d’entremêler des actions
plausibles et populaires a des actions odieuses.
C’est montrer de la foiblesse et craindre
l’envie qui, de même encore que les maux
contagieux, attaque plustôt et plus violemment
ceux qui la craignent.
Les ministres sont plus exposés
a cette sorte d’envie que les rois même.
Mais voicy une regle presque infaillible.
Si l’envie contre le ministre est grande,
quoique les motifs en soient légérs, ou si l’envie
ést présque générale contre tous les ministres,
l’envie alors en veut sécrettement au roy,
ou a l’Estat.
Nous pouvons ajoûter de l’envie
72
en général que c’est la plus importune, et la
plus constante des passions. Les autres ne
trouvent l’occasion de se montrer de temps
en temps, mais on a raison de dire,
fe
urs, et l’on a rémarqué que l’envie &
l’amour font languir, efét que les autres
passions ne produisent point, par ce qu’elles
nous laissent toutes des relaches. C’est aussi
la plus basse et la plus indigne des passions.
Et le propre attribut du démon qui ést
appellé l’envieux qui séme pendant la nuit
l'ivroye parmi le bon grain. Car toujours
l’envie travaille sécrettement et dans l’obscurité
au préjudice des bonnes choses, telles que le
froment.
73.
Souvent la nature se tiént
cachée, quelquefois elle ést vaincüe, mais
rarement on peut la détruire, la contrainte
même redouble sa force, si élle reprend le
dessus. L'attention et les bons précéptes peu-
vent l’arrester quélque temps, mais l’habitude
seulle a le pouvoir de la réprimer et de la
surmonter.
Célui qui cherche a corriger ses
imperfections naturélles ne doit se tailler ni
trop ni trop peu de bésogne, il courroit risque
de perdre courage en manquant souvent
d’arriver ou il se seroit proposé, ou bien il
n’avanceroit pas assés quoiqu’il y arriva.
Il doit s’exércer au commencement avéc
74.
des aides, comme ceux qui apprennent a
nager en se soutenant sur des liéges, mais
qu’il s'exerce ensuitte avec désavantage,
comme les danseurs avec des souliérs
lourds. Lorsque l’exercice ést au dessus
de l’usage, on se rend plus parfait ; ou la
nature est forte, et par consequent la victoire
dificile, il faut aller par dégré. Prémiérément
arrester la nature seulement pour quelque
temps, comme célui qui s’estoit accoustumé
lórsqu’il se séntoit en colére de repeter les
lettres de l’alphabet avant de rien faire ; il
faut ensuitte la moderer et la réduire peu
a peu, comme quélqu’un qui ayant envie de
quitter le vin, au lieu de plusieurs coups com-
menceroit a n’en voire qu’un a chaque repas,
et dans la suitte s’en sévreroit tout a fait.
Mais cependant si un homme avoit la
force et la résolution de s’affranchir tout
d’un coup, ce seroit assurément le mieux.
Vincula qui rupit, dedoluitque semel.
L’anciénne régle aussi n’est pas
mauvaise de pliér la nature dans l’extremité
75.
contraire, comme un bâton qu’on veut
rédrésser pourveu que le contraire ne soit
pas un vice.
Ne vous forces pas a une habitu-
de par un usage trop continuél, prenés quel-
que rélâche. Les rélâches donnent plus de
force a la nouvélle attaque. Celui qui
n’est pas parfait dans ce qu'il pratique con-
tinuellement court risque de tomber toujours
dans les memes défauts, et de se faire une
habitude de ce qu’il fait mal, comme de ce
qu’il pratique le mieux. Le meilleur remede
contre ces inconvenient ést une intermission
a propos. Mais qu’on ne se fie pas trop
a sa victoire sur la nature, elle restera
longtemps ensévelie, et réprendra tout a
coup ses premiéres inclinations, dans quelque
occasion qui viendra la tenter ; semblable
a la chate de la fable d’
ésté changée en femme se tenoit fort bien
assise a table jusqu’a ce qu’une souris vint
a passer. Evités donc avec un grand soin
telles occasions, ou faites vous une habitude
si parfaitte de les surmonter qu’elles ne
76.
fassent plus la même impréssion sur
vous.
Le penchant de la nature se rémar-
que mieux dans le train [ordinaire, et dans
les affaires journaliéres, ou on agit avéc
moins d’etude ; il se remarque mieux
aussi dans l’emportement, qui fait oubliér
toutes les régles et tous les precéptes, enfin
dans quélque cas subit, nouveau et impreveu,
alórs l’habitude même n’a point de lieu ;
heureux ceux dont le temperamment s’accor-
de avéc leur perfection, autrement on peut
dire,
Dans les etudes on doit préndre
des heures fixes pour les donner a ce qui
n’est pas si agréable, suivant son penchant
naturél. Mais pour les choses qui nous
plaisent, il ne faut pas s’embarrasser d’heures
fixes. Nos pensées y voleront d’elles mêmes,
et le temps qu’on a déstiné a aucun travail
y sera emploié.
La nature a mis en nous des bonnes
et des mauvaises choses. Cultivons donc avec soin
les prémiéres, et déracinons les autres.
77.
De laLa dissimulation ést la plus
foible partie de la politique, et de la
prudence. Il faut beaucoup d’esprit pour
savoir dire a propos la verité, et il faut du
courage pour la dire ; ce sont donc les
moins éstimables des politiques qui sont
le plus dissimulés.
savoit s’accommoder a l’art de son mari,
et a la dissimulation de son fils, attribuant
l'habilité et la politique a
dissimulation a hibere
conseille a
contre
combattre le grand discernement d’
ni l’adrésse consommée de
certain que l’art de se conduire, et la
dissimulation sont deux facultés bien
différentes. Si un homme a assés de
78.
pénétration et de jugement, pour discernér
ce qu’il doit découvrir, ce qu’il doit cacher,
ce qu’il ne doit láisser voir qu’en partie, a
quelles gens, et dans quelle occasion, ce qui
ést en éfét la veritable politique, ou l’árt
de la vie (comme
dans un tel homme la dissimulation seroit
un embarras et une petitesse. Mais si les
lumiéres ne sont pas si etendües, qu’il soit
caché et dissimulé. Lorsqu’on ne peut arriver
a l’excellent, il faut s’attacher au plus sûr
dans le mediocre. Les aveugles ne doivent
pas faire un pas sans beaucoup de précaution.
Il est certain que les habiles gens ont toujours
paru veritables et ouvérts dans leur maniére
d’agir, mais ils éstoient en même temps
comme les chevaux bien dressés, sachant
quand il falloit tourner et s’arrester, et s’il
arrivoit une nécéssité de dissimuler, l’opinion
déja etablie de leur bonne foy les rendoit
impenetrables.
Il y a trois maniéres de cacher ses
desseins. La prémiére d’estre silencieux et
sécret, et de ne pas donner occasion d’observer
79.
ce qu’on pense. La seconde la dissimulaón
dans la négative, lórsqu’un donne adroitemt
lieu de croire qu’on ne pense pas tout ce
qu’on pense en éffet. La troisiéme est la
fausseté pure, lorsqu’un homme feint d’estre,
et prétend qu’on le croye, tout différent de
ce qu’il ést veritablement dans le fond.
Sur la premiére c’est la vertu d’un confess-
eur, et sûrement celui qui sait bien gardér
un sécret entend bien des confessions. Perso-
nne ne s’ouvre a un etourdi, mais quand
un homme a la réputation d’estre sûr
dans le commérce, on a envie de lui
découvrir ce qu’on pénse, et comme la
confession n’est pas une utilité seulement,
mais un soulagement pour le cœur de
l’homme, ceux qui sont sécrets aprénnent
bien des choses qu’on ne leur dit pas pour
s’ouvrir l’esprit, mais pour sé décharger
d’un fardeau. En un mot les matiéres
sont du domaine de l’homme discrét.
La nudité est méséante a l’esprit comme
au corps. De n’estre pas trop découvert
attire l’estime. Les grands parleurs
80.
ordinairement vains et crédules. Celui qui
dit ce qu’il sait, dira aussi ce quil ne sait
pas, l’habitude d’estre secret ést morale
aussi bien que politique. Il est bon aussi
que le visage ne démente pas la langue.
C’est une grande imperféction de se láisser
découvrir par des marques exteriéures
qu’on examine et qu’on croit souvent plus
que les paroles.
La séconde maniére qui ést la
dissimulation dans la négative est souvent
indispensable. Il faut nécéssairement
qu’un homme sécret soit aussi dissimulé
a certain dégré. Les hommes sont trop
fins on ne sauroit garder un milieu si
juste qu’ils n’apérçoivent de quél costé on
incline. Par la maniere dónt on répond
a leurs quéstions, ils se mettent sur les
voyes, et vont bientost jusqu’au sentiment
qu’on voudroit leur cacher. Si vous gardés
le silence ils jugent par vôtre silence
même, et pour les equivoques ils ne
sauroient durer longtemps, de maniere
que pour garder un secret, il faut nécéssai-
81.
-rement se donner la liberté d’estre un peu
dissimulé seulement comme une consequénce
du sécret.
Mais la troisiéme maniére
qui ést le faux semblant, je la régarde
comme la plus criminelle et la moins
politique, si ce n’est dans les grandes
affaires, et qui sont rares. L’habitude de
feindre ce qui n’est point, vient d’une fausseté
naturélle, d’un cœur bas et timide ou de
quélqu’autre grand défaut qu'il est absolument
nécéssaire de déguiser, et on continüe a éstre
faux en tout, pour se tenir en habitude.
On retire trois grands avantages
de la dissimulation, d’endormir l'oposition
de surprendre ses adversaires qui sont en
garde lórsqu’on marche a découvert, et de
s’assurer une retraitte, car si l’on est enga-
gé par sa déclaration propre, il faut
venir a bout de son entreprise, ou l’on pérd
sa réputation ; enfin de découvrir plus
facilement les desseins des autres ; on s'ou-
vre volontiers a ceux qui ont l’air ouvert,
a la place de leurs paroles on leur fait part
82.
de ses pensées ; le proverbe espagnol ést
trés vray, dites un mensonge et vous
saurés une verité.
Il y a aussi trois inconveniens
qui balancent ces trois avantages. Celui
qui dissimule parroist manquer de confi-
ance, et c’est un émpêchement considérable
dans les affaires. En second lieu, il fait
naître des doutes et de l’embarras dans
l’esprit de ceux qui pouroient lui éstre
utiles, et il est obligé de faire tout luy
seul. Enfin le troisiême est le plus grand
des inconveniens, c’est qu'il se prive du
secours le plus utile dans l'action, qui ést
l’autorité et le credit qui donne l’opinion
de bonne foy.
Un composé parfait seroit d'avoir
la reputation d’estre ouvert, l'habitude du
du secret, la dissimulation dans son
temps, et le faux semblant en son pouvoir,
lórsqu’il n’y a pas d’autre remede.
83.
DesLes voyages dans les pays etrangérs
sont dans la jeunesse une partie de l’education,
et une partie de l’experiénce dans les vieillards.
Mais on peut dire de celui qui entreprend de
voyager avant d’avoir fait quelques progrés
dans la langue du païs ou il éntre, quil va
a une ecole de grammaire, et non pas voiager.
Il ést necéssaire que les jeunes gens voiagent
sous la diréction d’un gouverneur, ou du moins
de quelque domestique qui connoisse le
païs ou ils se proposent d’aller, qui en sache
la langue, et qui puisse les instruire de ce
qui ést digne d’estre remarqué ; quélles liaisons,
et quélles amitiés ils doivent contracter, &
enfin quéls exercices, quéls arts, quélles scien-
ces y sont les plus en vigueur, car autrement
les jeunes gens voyageront les yeux bandés, et
quoique hors de chés eux, ils ne remarqueront
rién.
84.
C’est une chose trés etonnante que
dans les voyages de mer, ou l’on ne voit que
le ciél et l’eau, les hommes ont cependant la
coûtume de faire des
voyages de terre, ou il s’ofre tant de diverses
choses a remarquer, ils n’en font point la plus
part du temps, comme si les cas fortuits, et
quelque chose qui arrive sans qu’on s'y soit
attendu, méritoit moins d’estre marqué sur
des ttablettes que des observations qu’on fait
par une déliberation preméditée, on doit donc
faire usage d’un journal, et voicy les choses
qu’il faut obsérver.
Les cours des princes, surtout dans
le temps que les ministres etrangérs sont
admis a l’audi
elles agitent des causes considerables, les
assemblées du clergé ou consistoires ecclesiastiques
les temples, et les monasteres avec les monumens
qui y sont, les murailles, et les fortifications
des grandes et petites villes, leurs ports, et
leurs havres, les antiguités, et les ruines, les
bibliotheques, les colleges, et les lieux ou l’on
soutient des theses, les vaisseaux et les
85.
chantiers, les palais les plus magnifiques,
les promenades aux environs des grandes
villes, les arcenaux de mer, et de terre, les
gréniers publics, les changes, les bourses,
les magasins de marchandises, les
a monter a chéval et a faire des armes, la
levée des soldats et leur discipline, les spéctacles
ou se rend la meilleure compagnie, les tresors
des piérreries, les gardes meubles, les cabinets
des curieux, et enfin tout ce qu'il y a de
plus digne de remarque dans les lieux par
ou l’on passe. Il faut que les gouverneurs
s’informent avec attention de toutes ces choses,
a l'egard des joûtes, des bals en masque, des
festins, des
executions et autres spectacles de cette éspéce.
Il n’est pas ordinairement nécéssaire d’en
faire ressouvenir les jeunes gens, et il ne
seroit pas bien aussi qu’ils les négligeassent
tout a fait.
Si vous avés grande envie qu’un
jeune homme reduise en abregé le fruit de
son voyage, et qu’il recüeille beaucoup en peu
de temps, voicy ce qu’il faut faire. Premierem.t
86.
Il ést nécéssaire (comme nous l’avons dit)
qu’il ait fait avant d’entreprendre son voiage
quelque progrés dans la langue du païs
oû il va, et que son gouverneur (comme
il a esté dit aussi) ait connoissance de ce
païs, il faut aussi quil se soit muni de quelque
livre, ou carte geographique du païs ou il
voïage, qui lui servira comme de chef pour
s’informer des principales choses, qu’il fasse
un journal, qu’il ne séjourne pas trop long
temps dans un même endroit, mais plus
ou moins selon que le lieu le merite. Sans
tomber dans l’excés, tandis qu’il restera dans
quelque ville capitale, il doit changer souvent
de demeure d’une extrémité de la ville a l’autre,
car c’est le vray moyen de faire diverses
connoissances et de s’instruire des coûtumes
d’un grand nombre de personnes, qu’il evite
la compagnie de ses compatriotes, qu’il mange
dans les mêmes endroits, ou viénnent aussi
manger les pérsonnes de la meilleure compa-
gnie du païs ; lórsqu’il part d’un lieu pour
aller dans un autre, qu’il tâche d’avoir des
lettres de recommandation pour quelques
87.
personnes considerables, afin que par leur
crédit il puisse plus facilement voir et connoître
les choses dignes de curiosité. Tout cela
des moyens d’avancer l'utilité de son voiage.
A l'egard des amitiés et des connoissances qu’il
doit rechercher, la plus utile de toutes est
celle des ministres des païs etrangers, par
ce moyen en voyageant dans un païs,
il peut prendre la connoissance, et s’instruire
de ce qui regarde plusieurs autres nations,
qu’il visite les personnes remarquables, et qui
sont renommées chés les etrangérs, afin qu’il
puisse juger par lui même si leur air &
leurs maniéres repondent a la reputation
qu’elles se sont acquises. Il faut fuir les
quérélles et les disputes avec tout le soin
imaginable. Elles náissent le plus souvent dans
des débauches et pour des maitresses, pour
le pas, pour des paroles
prénne donc bien garde de ne point fréquenter
les querelleurs, ni les pérsonnes qui se font
des ennemis, car ils nous mêleront infaillible-
ment dans leurs disputes.
Quand nôtre voiageur retourne
88.
dans sa patrie qu’il n’oublie pas totalement
les pais qu’il a parcourû, mais quil observe
et qu’il cultive par un commerce de lettres
l’amitié de ceux avéc qui il a fait connoiss.ce.
J’entens de ceux qui sont les plus distingués,
et qu’on s’apérçoive plutost qu’il a voyagé
par ses discours, que par ses façons, et
par sa maniere de se mettre. Cependant
qu’il paroisse modéste et rétenu bien loin de
faire le conteur, afin qu’on puisse connoître
qu’il n’a pas quitté les coûtumes de sa nation
pour faire parade
mais plustost qu’il a cueilli des fleurs dans
son voyage pour les transplanter en son
païs.
89.
DeLe bien n’est fait que pour s’en
servir, mais on doit l’emploier a des choses
honnestes et qui fassent honneur. Les plus
grandes dépenses doivent donc se mésurer
suivant la dignité de la chose et de l’ocasion,
c’est pour cela qu’on s’en dépoüille non seu-
lement pour mériter le ciél, mais quelquefois
aussi pour le service de sa patrie. Quant
a la dépense journaliére chacun la
doit proportionner a ses biens, et la menager
suivant son revenû, sans se láisser aller
a la nonchalence sur ses afaires ni donner
occasion aux domestiques de voler. Il
est bon aussi de la régler dans son imagin-
ation sur un piéd plus haut qu’on ne sauroit
en efet dépenser pour que le compte se
trouve a la fin moins fort qu’on auroit
pensé.
90.
Celui ne voudra pas voir diminuer
ses biens, doit se faire une loy de ne
dépenser que la moitié de son révenu, &
mettre l’autre a part. Celui qui veut augmen-
ter son bien n’en doit dépenser que le tiérs.
Ce n’est pas une bassésse aux plus grands
seigneurs d’entrer dans le détail de leurs
affaires ; plusieurs y ont de la répugnance,
non pas tant par nonchalence que par l’apré-
hension de les trouver si derangées, que cela
ne les mette de mauvaise humeur. Mais
on ne sauroit guerir des bléssures sans les
sonder. Ceux qui n’ont pas la patiénce
d’entrer dans le détail de leurs affaires,
n’ont d’autre ressource que de choisir de
bons intendans avéc la précaution de les
changer de temps en temps par ce que les
nouveaux venus sont plus timides et
moins rusés. Celui qui ne peut point
absolument donner un certain temps a ses
affaires doit affermer ses biens, et mettre
sa dépense a prix fait. Il faut que celui
qui dépense beaucoup sur un article soit
fort œconome sur un autre. Par exemple,
91.
s’il aime a tenir une bonne table, il faut
qu’il soit medeste en ses habits, s’il donne
dans les meubles, il faut qu’il rétranche de
son ecurie, ainsy du reste, car celui qui
veut donner dans tout se ruinera indubitable-
ment.
Celui qui songe a liquider son bien
en voulant le faire trop promptement ; va
contre ses interrests, de même que celui qui
y apporte trop de delai, car l’on s’incommode
autant en se hâtant trop de vendre, qu’a
emprunter de l’argent a gros interrest. D’ail-
leur si la pluspart du temps nous voyons
qu’un grand dépensier reviéns toujours a
son prémier train, que lui sert’il d’estre si
prompt a vouloir débroüiller et raccommoder
ses afaires, au lieu que ceux qui se débarassent
peu a peu et comme par dégrés prennent l’ha-
bitude de se régler et d’epargner, et par ce
moien ils remedient a leurs biens et a leurs
désordres en même temps. Celui qui a un
vrai désir d’aporter remede au délabrement
de ses afaires ne doit pas négliger les moindres
bagatelles. Il y a moins de bássesse, la pluspart
92.
du têms, a rétrancher les petites dépenses, qu’a
s’abaisser a de petits grains. Alégard de la
dépense journaliére il faut la régler de façon
qu’on puisse toujours la soutenir sur le même
pied qu’on a commencé. Il est vray que dans
certaines occasions qui n’arrivent que rarement,
on peut’estre plus magnifiques qu’a l’ordinaire.
93.
On entreprend beaucoup d’afaires,
on forme beaucoup de projéts, et les brigues
des particuliérs nuisent au bien public. On
entreprend aussi plusieurs afaires bonnes en
élles mêmes, avéc des mauvaises intentions :
J’entens non seulement des intentions corrom-
pües, mais aussi ou il entre beaucoup de
mauvaise foy, c’est a dire qu’on les entreprend
sans avoir la moindre intention de les finir.
On trouve souvent des gens qui se
chargent de vos deman[des, qui vous promettent
de vous servir avéc ardeur, sans se souciér
d’efectuer jámais leur promesse, cependant s’ils
s’aperçoivent que l’afaire soit en train de
réussir par un autre canal, ils voudront avoir
part au succés, et chercheront avec soin quélque
94.
détour pour s’en faire honneur, et pour en
tiré quelque recompense, ou énfin pendant que
l’afaire ést pendante, ils feront leurs éforts pour
tirér profit des éspérances.
Il y a aussi des personnes qui se
chargent des prétentions des particuliérs, dans
la seule veüe de porter quelque émpechement
aux afaires des autres, et pour s’instruire en
passant de quelque chose dont ils ne pouroient
pas sans cela éstre informés, mais au fonds
sans nulle inquiétude de ce que deviendra
l’afaire dans laquelle ils ont uniquement
songé a leur interrést particulier.
Il y en a éncore d’autres qui agissent
de si mauvaise foy, qu’ils se chargeront de
vos afaires avec un propos deliberé de les
faire echoüer pour rendre un bon ofice a vôtre
competiteur qu’ils protégent.
Il est cértain que dans les choses que
plusieurs personnes demandent en même temps,
l’egalité ne peut’estre si parfaite entr’eux
que la balance ne panche de quelque costé.
Si c’est une demande de justice, il y aura
d’une part plus d’equité ou de même plus
95.
de merite si c’est une demande de grace,
lórsque l’inclination porte quélqu’un a
favorisér le parti le mois équitable,
qu’il se sérve plustôt de son crédit pour
accommoder que pour emporter l’afaire,
et si quelqu’un en matiére de grace
penche pour celui qui la merite moins,
qu’il sabstiénne surtout de médire du
plus digne et de le calomniér.
Lórsque vous n’estes pas bién
au fait de certaines demandes, rapportés
vous en au jugement de quélque ami
intelligent et fidele qui vous instruise de
ce que vous pouvés faire avec honneur,
mais il faut bien de la prudence et de
la circonspéction pour le choix d’un tél
ami, autrement vous courés risque qu’on
vous en impose sur tout, et d’estre mené
par le nez.
Aujourd’hui ceux qui sollicite
des graces, sont si sujets a essuïer des
facheux rétardemens et des renvois perpetu-
éls que la verité simple et sans t
soit en réfusant d’abord de faire la chose,
96.
ou en disant naturélement l’etat dans
lequel élle se trouve, ou en n’exigeant
de réconnoissance que celle qui est deüe ;
cette franchise, dis-je, ést devenüe non
seulement loüable, mais encore agréable
aux parties. Si de prévenir les autres
dans la demande d’une grace, et de
donner des éclarcissemens sur la chose
demandée ne sont pas des raisons qui
seules sufisent pour l’emporter sur les
autres competiteurs, du moins est’il juste
que la dilligence de célui qui a demandé
le prémiér soit comptée pour quelque
chose, et surtout de ne pas se servir
a son préjudice des avis qu’il a donné.
C’est une simplicité d’ignorer
le prix de ce que l’on demande, et c’est
l’efet d’une mauvaise conscience, de ne
pas faire fonds principalement sur la
justice de sa demande.
Il est trés important de ne pas
láisser pénétrer les demandes que l’on veut
faire, car quoique l’on puisse rébuter
plusiéurs des pretendans en découvrant
97.
ses justes éspérances, il est certain nean-
moins que cela en excite d’autres, et les
anime aux mêmes pretentions, surtout
si l’occasion l’emporte dans les graces
que l’on demande, je dis occasion, non
seulement alégard de ceux qui sont en
droit de réfuser ou d’accorder les graces,
mais encore alégard de ceux qui pouroient
entrér en competition, ou vous éstre
contraires.
Dans le choix que vous ferés
d’une pérsonne que vous voudrés cha-
ger du soin de vos afaires, regardés
plustôt a la convenance, qu’au rang qu’elle
tient, et choisissés plustôt celui qui se
mêle de peû d’afaires, que celui que les
embrasse toutes.
Quelquefois le fruit d’un réfus
ést aussi avantageux que la grace qu’on
demandoit, pourvû qu’on ne laisse pas
apércevoit qu’on a le courage abattu, et
qu’on est dépité,
Cette maxime n’est pas mauvaise pour
ceux qui ont de la faveur, autrement
98
et vaudroit beaucoup mieux parvenir par
dégrés a ce que nous demandons &
obtenir toujours quelque chose en attendant,
car celui qui dans le commencement n’a
pas parû faire cas de l’afection de celui
qui le sollicitoit, aura de la peine a se
résoudre dans la suite a pérdre l’afection
du suppliant et les graces qu’il luy a
dés-ja accordées.
Il semble qu’il soit établi qu’on
accorde les lettres de récommandation
sans beaucoup de consideration, cépendant
si élles sont prodigueés pour des choses
injustes et peu convenables la réputation
de celui qui les ecrit en souffre.
L’espéce d’hommes la plus
dángereuse dans une république sont
en général tous ceux qui fardent et qui
ajustent lès prétentions d’un chacun, et
qui leur donnent un air de justice &
d’equité. C’est une vraye peste dans
un Estat, et la corruption totale des
afaires.
99.
DesLa joye des peres ést interieure,
et reste cachée de même que leurs crain-
tes et leurs aflictions. Ils ne peuvent
exprimer leurs plaisirs, et ne veulent
découvrir leurs chagrins. Il est sûr que
d’un costé les enfans adoucissent les
travaux, et de l’autre rendent les mal’heurs
bien plus cuisans ; Ils multiplient les
soins et les inquiétudes, mais en récom-
pense ils adoucissent le souvenir de la
mort. La génération est commune aux
bestes, mais la reputation qui réste de
soy, le merite, et les belles actions, sont
un tribut particuliér a l’homme. On
peu remarquer que les ouvrages les plus
nobles, et les plus grandes fondations ont
ésté faites par ceux qui n’avoient point
d’enfans. Ils semblent avoir emploiés
100.
tous leurs soins a exprimer l’image
de leur pensée, et rién ne prouve plus
clairement que ceux qui n’ont point
d’enfans travaillent d’avantage a faire
passer leur memoire a la posterite.
Les hommes qui ont illustré &
fait connoître leurs familles sont ordi-
nairement trés indulgens envérs leurs
enfans, ils les régardent non seulement
comme ceux qui doivent perpétuer leur race,
mais encore comme les heritiérs de leurs
glorieuses actions, ils les considerent
comme leurs enfans, et en même temps
comme leurs créatures.
Les peres qui ont plusieurs
enfans n’ont pas pour tous une egale
tendresse, souvent ils sont injustes, et
les meres surtout tombent communement
dans ce déffaut, ce qui a fait dire a
filius vero stultus mœstitiœ est matris suœ.
On remarque présque toujours dans
une nombreuse famille, qu’on fait
grand cas d’un des aisnés, et qu’il y en
101.
a un autre parmi les plus jeunes qui fait
les délices du pere et de la mere, ceux
qui sont dans le milieu sont présque
oubliés, quoi qu’ordinairement ils se tourn-
ent plus au bien que les autres.
L’avarice des peres envéris
leurs enfans est trés condamnable, élle
abât le courage des jeunes gens, les porte
a tromper, les engage a fréquenter les
mauvaises compagnies, et quand ils sont
une fois maitres de leurs biens, ils en ont
plus de penchant pour le luxe, et il
arrive pour l’ordinaire qu’ils se ruinent
en peu de temps. Le meilleur parti pour
les peres est d’user de liberalité a légard
de leurs enfans en
pour eux leur autorité naturelle.
C’est une coûtume ordinaire
et fort mauvaise des peres, des precepteurs,
et des domestiques, de faire naître et
d’entretenir entre les freres dans leur enf-
ance une certaine emulation qui produit
souvent des discordes lórsqu’ils sont dans
un age avancé, et qui cause des divisions
102.
dans les familles.
Les italiens ne font pas grande
difference entre les fils, les neveux, et
les proches parents, pourvû qu’ils soient
de la même famille, ils ne s’embarrassent
gueres qu’ils descendent de la ligne dirécte
ou collaterale ; a dire vray, c’est toujours
le même sang. Nous voyons même trés
souvent que le nepveu ressemble plus à
un de ses oncles ou a un proche parent,
qu’a son propre pere, comme si le sang
se pérpétuoit par un certain hazard
sans suitte.
C’est dans l’age le plus tendre
des enfans que les parens doivent songer
a quél etat ils veulent les déstiner, parce-
qu’alórs ils sont plus souples et plus dociles.
Ils ne doivent pas trop régarder a l’inclinati-
on des enfans dans le choix qu’ils fairont
pour eux, ni penser qu’ils réussiront mieux
du costé ou ils parroissent s’incliner. Il ést
vray cependant qui si les enfans ont un
desir ardent et une grande facilité pour
certaine etude, il ne convient pas de
103.
s’opposer a la nature, ni au penchant
qui les y porte, mais pour l’ordinaire le
meilleur precepte a suivre, c’est,
elige, suave & facile illud faciet cousuetudo.
La pluspart du temps les cadets
sont les enfans de la fortune, mais ils
reussissent trés rarement, ou pour mieux dire
ils ne reussissent jámais, lórsqu’on a pour
l’amour déux, desherité leurs aisnés.
104.
On a imaginé plusieurs sortes
d’invectives contre les usuriérs, on dit qu’il ést
bien triste que le diable vole la part de
dieu, a savoir : la dime, que les usuriérs
sont les plus grands profanateurs du jour du
sabath, puisque leur travail n’a point de
rélâche le jour même du dimanche, que
l’usurier ést semblable a la guêpe dont
parle
pibus arcent,
a la premiére loy que dieu donna a l’homme
aprés sa chutte qui fut
comodes panem tuum,
alieni,
marques demême que les juifs, par ce
qu’ils leurs ressemblent dans la maniere de
faire leur commerce, enfin que c’est une
chose contre nature que l’argent produise
105.
l’argent, et pour moy je dis que l’usure est
tolereé acause de la dureté du cœur des
hommes, et qu’il faut la permettre puisque
te
l’auteur semble icy
approuver, il n’entend
que l’interet que le
préteur tire de son
argent, conformément
au loix ou aux marges
qui font autorités par
le gouvernement. DR
prêtent et empruntent reciproquement, et
qu’ils sont trop interressés pour prester sans
rétribution. Plusieurs personnes ont imaginé
des banques, des changes publics et autres
inventions de cette espéce subtiles et peu
solides. Mais peu de gens ont raisonné
fonciérement et utilement sur l’usure ; il
seroit trés utile de nous mettre devant les
yeux ces abus et ces avantages, pour en
connoître le bon et le mauvais, et en faire
la distinction, et surtout prendre bien garde
qu’en permettant l’usure pour le moins mau-
vais nous ne nous abusions et ne tombions
dans le pire.
Les inconvéniens de l’usure sont
ceux-ci ; prémiérement : elle diminüe le
nombre des marchands, car si l’on abolissois
ce lâche commerce de l’usure, l’argent ne
croupiroit pas dans l’oisiveté, et la plus
grande partie seroit emploiee en marchandi-
106.
ises, qui sont dans chaque etat, comme la
ment l’usure rend les marchands pauvres,
comme un fermiér ne peut pas si bien culti-
ver sa terre s’il est obligé de paier une trop
grosse rente, de même le marchand ne peut
pas faire son négoce avéc commodité &
profit, s’il ést obligé de se servir d’un argent
qu’il a emprunté a gros interrést. Le troisiéme
inconvenient ést comme attaché aux deux
premiérs, scavoir, la diminuation des doüanes
publiques, qui ont leur flux et reflux suivant
le commerce. La quatriéme qu’elle rassemble
l’argent d’un royaume et d’une république
dans les mains d’un petit nombre de persoñes,
car le gain de l’usuriér éstant certain, et celui
des autres trés casuél, il arrive certainement
a la fin, ce qui arrive au jeu, ou la plus
grande partie de l’argent reste a celui qui
fournit les cartes, et il est indubitable qu’un
Etat fleurit, lórsque l’argent ést dispercé dans
le publique, et qu’il n’est point réservé. Le
cinquiéme, qu’elle abaisse le prix des terres,
et des immeubles, car pour l’ordinaire l’emploi
107.
de l’argent est tout en marchandises, ou en
terres, et l’usure sémble s’opposer a tous les
deux. Sixiémement ; qu’elle détourne du
travail, qu’elle empêche lindustrie, et les
nouvelles inventions, l’argent se remüeroit pour
toutes ces choses, sil n’estoit réténu par cet
engourdissement ; enfin pour tout dire l’usure
est un vers, une tigne qui suce le plus pur
du sang d’une infinite de personnes, et qui
produit dans la suitte du temps une misere
générale.
Voici d’un autre costé les avantages
de l’usure. Premiérement suposé qu’elle
nuise au commérce de quelques uns, elle
est fort utile a d’autres. Car il est trés cer-
tain que la plus grande partie du commerce
se fait par les jeunes marchands qui empru-
ntent a interrêt, de façon que si l’usuriér
veut retirer, ou ne pas préster son argent,
il s’en suivra nécéssairement la suspension
et la ruine totale du commerce. En second
lieu, si l’argent qu’on émprunte a interrest
manquoit aux hommes dans leurs préssants
bésoins, ils séroient bientost reduits aux
108.
derniéres extremités, puisqu’ils seroient forcés
de vendre a fort vil prix leurs biens, soit
meubles ou immeubles ainsy au lieu que
l’usure ne fait que les miner peù a peù, les
prompts remboursemens les renverseroient tous
d’un coup, les hipotheques, ou ce qu’on appélle
obligations mortes ne remedieroient pas a ce
mal, car, ou ceux qui prêtent a hipoteque
veulent qu’on leur paye des interrests, ou bien
s’ils ne sont pas remboursés au jour préfix
ils en agissent a toute rigueur, et ne cherchent
qu’a se faire adjuger la confiscation. Je me
souviens sur ce sujet d’un certain campagnard
trés riche et trés avare qui avoit coûtume de
dire,
mento est quo minus pignorum et obligationum
penas exigere possimus.
et le dernier inconvenient. C’est un conte de
simaginer qu’on puisse etablir les choses de
maniére qu’on preste de l’argent sans interrest,
il est donc impossible de concevoir tous les
inconvéniens qui en resulteroient, si on vouloit
détruire l’usage établi de retirer un interrest
de l’argent que l’on preste, c’est pour cela qu’il
109.
y auroit de la folie de vouloir entiérement
abolir l’usure. Toutes les républiques l’ont
tolerée, mais en la fixant, et puisque lentiére
abolition de l’usure est impraticable, parlons
maintenant des modifications et de la regle
qu’on y peut mettre, par quels moyens on
peut en eviter les inconveniens, et en consérvér
les avantages. Il me parroist qu’en pésant
les uns et les autres, et les confrontant éntre
eux, ce que nous avons désja fait, nous
trouverons des choses qui se peuvent concilier.
La prémiére est de limer les dents de
l’usurier de peur qu’il ne morde trop fort ;
la seconde ést d’ouvrir une route a ceux
qui ont de l’argent qui les invite a prester
aux marchands, afin que le commerce ne
tombe ni ne l’angoisse, et ceci ne scauroit
s’exécuter a moins que vous ne mettiés deux
taux differents a l’usure, l'un plus bas, et
l’autre plus haut, car si vous les reduisés
généralement au plus petit, vous soulagerés
un peu je l’avoüe l’emprunter, mais un march-
and ne trouvera pas de largent avéc facilité,
et il faut encore remarquér que comme le
110.
metier des commerçeans ést le plus lucratif
de tous, il peut parconsequent soutenir des
émprunts a un denier plus haut, aulieu que
les autres ne le peuvent pas. Voici ce qu’il
faut faire pour ajuster ces deux points,
quil y ait deux taxes pour l’usure, l’une
libre et générale pour tout le monde, l’autre
seulement permise a certaines pérsonnes
et en certains lieux de la république ou
le négoce fleuris. Prémiérement donc si vous
voulés m’en croire que tous interrest general
se reduise a cinq pour cent par an, et que
cette taxe soit publiée par edit et déclarée
libre a tout le monde, et que le prince ou
la république rénonce a toute amande
envers ceux qui retireront seulement ce
bénéfice, par la les emprunts aurons un libre
cours, et ce sera un grand soulagement pour
une infinité de personnes qui habitent la
campagne, le prix des terres en sera aussi
fort augmenté puisqu’en
valeur annuélle va a six pour cent, et
qu’elle exedera par consequent la taxe de
l’usure qui ne monte qu’a cinq. Par ce
111.
moyen encore l’industrie sera exciteé, et ceux
qui sattacheront au négoce pourront t
en tirer un profit plus considerable que celui
que nous venons de fixér a l’usure. Secon-
dement, qu’on donne permission a certaines
personnes de prester de l’argent a des mar-
chands connus, et non a quelqu’autre pers-
onne que ce puisse éstre, mais que cela se
fasse a cette condition que l’usure, même
célle dont nous parlons actuellement, sera
un peu plus moderée que celles qu’ils païoient
au-paravant. De cette maniére marchands
et autres y trouveront du soulagement, mais
que cet etablissement ne se fasse pas par
une banque, ni par aucun autre fonds
public, que chacun aucontraire soit le
maitre de son argent, non que je désaprouve
entierement les banques, mais par ce qu’on
y prendroit de la confiance dificilement.
Que le prince ou la republique exige
quelque rétribution pour les permissions qu’on
ac[cordera, et que le surplus du bénéfie aille
a celui qui preste, si on se contente de ne
diminüer qu’un peu le profit de l’usurier, il
112.
ne sera pas détourné de continüer son meti-
er, car celui qui par exemple avoit accoûtu-
mé de prendre neuf ou dix pour cent par
an, se contentera de huit plustost que
d’abandonner l’usure, ou autrement il hazarde-
ra le certain pour l’incertain. Que le nombre
de ceux a qui on accordera la permission
d’emprunter ne soit pas limité. Mais qu’on
l’accorde que dans les villes ou le commerce
fleurit, car de cette maniére ils nauront pas
la commodité, sous pretexte de permissions
de prester l’argent d’autrui au lieu du leur,
et la taxe de huit ou neuf par permission
n’empêchera pas la taxe courante de cinq
pour cent, par ce qu’on n’aime pas a envoïer
son argent bien loin de soy, ni a le mettre
en des mains inconnües.
Si quélqu’un trouve que ceci enquelque
maniére autorise l’usure, qui n’estoit auparav-
ant permise qu’en certains endroits, je répons
qu’il vaut beaucoup mieux permettre une usure
ouverte et déclarée, que de souffrir par connive-
nce tous les ravages qu’elle fait.
113.
DuLes juges doivent se réssouvenir
que leur dévoir est
et non pas de la faire. Il faut qu’un
juge soit plustost savant que subtil, plus
vénérable que populaire, plus grave que
présomptueux, mais sur toutes choses il
doit éstre integre, c’est la vertu qui lui
conviént.
terminum terrœ moret antiquum.
qui change les anciénnes limites de la terre,
sans doute celui qui transporte la piérre
qui marque les confins ést trés coupable,
mais un juge injuste ést celui principalem-
ent qui change les bornes lórsqu’il prononce
une sentence inique, sur une terre, ou sur
la propriété d’un bien ; un seul jugement
mal rendu cause plus de mal que plusieurs
114.
autres mauvais exemples, ceux-ci corrompent
les autres petits ruisseaux, et l’autre empoison-
ne la source. Le devoir d’un
in causâ coram adversarium.
juge ést rélatif en partie aux plaideurs
en partie aux avocats, et aux ministres
de justice qui leur sont subordonnés, ou
enfin au prince, et au gouvernement.
Prémiérément pour ce qui
regarde les causes et les parties qui plaident,
l’ecriture dit,
absentum.
rend une sentence amere, et on peut dire
aussi qu’elle s’aigrit par les délais.
Un bon juge s’attache t
a réprimer la violence et la fraude. Plus
la premiére est manifeste, et plus l’autre ést
couverte et déguisée, plus elles sont pernicieu-
ses, ajoutés aussi les procés contentieux
que les cours de justice devroient rejétter
comme une viande empoissonée. Il sied
bien a un juge d’aplanir les chemins a
une juste sentence. C’est ainsy que dieu
114. bis
en use,
Ainsy quand le juge s’apperçoit qu’une des
deux parties et favorisée par quelque
puissance, soit en persécutant l’autre avec
opiniatreté, soit par des artifices, par des
cabales, par la protéction des personnes en
place, ou par l’inegalité des avocats, pour
lórs la vertû du juge doit se montrer en
égalisant les choses inégales, de maniére que
le jugement puisse rester ferme et inébran-
lable, comme sur un terrein plein et uni.
Le pressoir trop serré rend le vin âpre et de
mauvais goust. Le juge ne doit donc pas
se láisser aller a de dures interpretations des
loix, ni a tirer des consequences trop recherchées,
puisqu’il ni a point de pire gêne que de
violenter les loix, surtout il doit prendre
garde dans les loix pénalles de ne pas interpr-
eter avec plus de severité célles qui n’ont esté
faites que pour epouventer, et de ne pas
verser sur le peuple la pluie dont parle
l’ecriture.
les loix pénalles sont suivies sans misericorde
115.
on peut les comparer a une pluïe de cordes
et de lats qui tomberont sur les peuples, c’est
pour cela que si ces loix ne sont plus en
usage, ou qu'elles conviénnent peu au temps
present, il ést de la prudence des juges d’en
restraindre l’execution.
res ita tempora rerum &a.
juges dans les crimes de mort de se láisser
fléchir a la misericorde autant que les loix
le peuvent permettre, d’envisager l’exemple
avéc severité et le criminel avec compassion,
la patience et la gravité a écouter les plaidoïers
sont des parties essentiélles a la justice. Le
juge qui se plaist a interrompre n’est pas
de prévenir par trop de vivacité ce que l’avocat
doit dire, et dont il auroit esté mieux instruit
en se donnant la patiénce découter, il ne doit
point aussi interrompre trop tost les preuves
ou les conclusions des avocats, ni prevenir les
informations par des questions, quand même
elles seroient nécéssaires au sujet.
Les obligations d’un juge a l’audience
se reduisent en quatre. De régler la suitte des
116.
preuves ; de moderer la longueur des plaidoïers,
ou ce qui n’a aucun rapport a l’afaire en ques-
tion ; de rassembler, triér, et recapitulier les
poincts principaux qu’on a avancé, et enfin
de prononcer la sentence. Tout ce qu’on fait
au dela est de trop, et ést produit par la vanité,
par le désir de parler, par limpatience découter,
et vient d’une foiblesse de memoire, ou énfin
de n’avoir pas presté une attention egale
et tranquille.
C’est une chose etonnante de voir
la pluspart du temps jusqu’ou va l’audace des
avocats a l’egard des juges qui doivent a
l’exemple de dieu au tribunal duquel ils
sont assis, abattre les orgueilleux et elever les
humbles ; mais il est encore bien plus étonnant
de voir des juges favoriser certains avocats
ouvertemens et sans garder aucune mesure,
ce qui contribüe a rencherir leur travail &
augmenter les épices, et qui donne en même
temps des soupçons de corruption, et qui pers-
uade quils ont accés chés les juges, lórsqu’une
cause a esté bien plaidée et dans l’ordre requis,
le juge doit donner des loüanges a l’avocat
117. et 18.
surtout s’il a perdu la cause, c’est un moyen de
soutenir son credit auprés de ses clients, et
en même temps luy faire perdre l’opinion
qu’il avoit de l’afaire. Il faut aussi pour
le bien public faire une légére réprimande
aux avocats, lórsqu’ils donnent des conseils
trop rusés, quand on apperçoit de la négligence
ou de la nonchalence de leur part, quand les
informations son trop légéres, ou enfin
lórsquils montrent une importunité indiscrétte
ou de l’imprudence a déffendre leur cause.
Un avocat doit avoir attention a ne
pas importuner les juges, a ne pas faire
trop du bruit, et il ne luy ést point permis
d’user de finésse pour remettre encore sur
le tapis une affaire désja jugée. D’un
autre costé le juge ne doit point interrompre
son plaidoyer, pour ne pas donner occasion
a la partie de se plaindre que son avocat,
ni ses preuves n’on pas esté entierement oüies.
Troisiémement. Pour ce qui régarde les
greffiérs, les notaires et autres bas officiérs,
le tribunal de la justice est comme un
lieu sacré, dónt non seulement le tribunal,
mais
119.
mais encore les bancs et l’enceinte doivent éstre
exempts de scandale et de corruption, car
comme dis l’ecriture,
spinis.
ire de bons fruits parmi les ronces et les
buissons, c’est a dire, parmi tous ces gens
de plume trop avides du gain.
Il y a dans le barreau quatre
espéces d’hommes pernicieux.
Ceux qui en sémant des procés
engraissent les cours et maigrissent les
peuples.
Ceux qui engagent les cours
dans des conflits de jurisdiction, et qui
ne sont point (quoiqu’ils le paroissent) amis
de la cour, mais ils en sont comme les
parasites, ils font náitre et entretiennent
chez elle l’orgueil par leurs dicours flateurs
et seduisans plus qu’il ne conviendroit a ses
propres interrests.
Ceux qu’on peu régarder comme
la main gauche des cours, qui par des
subtérfuges et des échapatoires font prendre
de mauvais biais aux procedures, et entrai-
nent
120.
la justice vers des routes écarteés et dans des
labirinthes.
Enfin les voleurs ou exacteurs
impitoyables qui rendent juste la comparaison
qu’on fait des cours aux buissons, sous lesquéls
les brebis se retirent pendant l’orage, et qui
y láissent ordinairement une partie de leur
toison. Au contraire un greffiér ancién &
honneste homme, éxpert dans les actes qu’on
a déja passés, circonspect dans ceux qu’on
couche de nouveau, et entendu pour les
interrêts de la cour, ést un excellent guide
pour elle, et montre souvent aux juges
même la route qu’ils doivent tenir.
Quatriémement pour ce qui
regarde le prince, ou l’Etat, les juges doivent
avant tout se rapeller la conclusion des
douze tables romaines,
lex
loix ne tendent pas a ce but, on doit les
régarder comme captieuses, et comme de
faux oracles. C’est pour cela que tout ést
en ordre et bien conduit, lórsque le prince
délibere souvent avéc les juges, et que les
121.
Juges aussi consultent souvent l’Etat et le
souverain. Le prince lórsqu’il se rencontre
une quéstion de droit dans les déliberations
politiques, et les juges lórsqu’ils se présentent
des raisons d’Etat dans des matiéres de droit.
Car il arrive souvent qu’une afaire portée
en justice qui ne roulle que sur,
a cépendant des consequences qui peuvent
interresser l’Etat, et j’entens par raison d’Etat,
non seulement ce qui attaque les droits
royaux mais éncore ce qui peut causér
quelque nouveauté ou quelque exemple
dangereux, ou enfin ce qui peut vraisembla-
blement éstre a charge a la plus grande
partie du peuple que personne n’ait l’esprit
assés faux ni assés simple pour s’imaginer
que les loix justes ne peuvent pas s’impati-
ser avec la saine politique, car ces deux
choses sont comme les esprits vitaux et
les nérfs qui se meuvent les uns dans
les autres. Les juges doivent aussi se
réssouvenir que le thrône de
éstoit soutenu par des lions, qu’ils soient
donc des lions, mais des lions pour le
122.
thrône, qui veillent pour qu’on n’attaque et
qu’on ne préjudicie en rién aux droits royaux.
Enfin que les juges ne soient pas assés
peu instruits de leurs droits et de leurs
prérogatives, pour ignorer que ce poinct
capital leur reste, qui est l’autorité de
faire un sage et prudent usage, et une
application raisonnable des loix, en éfét
ils peuvent se rapeller dans l’esprit, ce
discours de l’apostre de la loy, qui surpasse
les loix humaines.
bona est modo qui eâ utatur légitime.
123.
terram.
qui pensoit,
quam reminissentiam,
décide aussi dans un autre endroit,
novitatem nihil aliud esse quam oblivionem.
tout cela on peut conclure que le fleuve
Lethé coule sur la terre aussi bien que
dans les
Il y a certain astrologue peu connu
et fort abstrait qui assure.
fuissem duœ res constantes (una quod stellœ
unquam propius sibi invicem aceedam, aut longius
a se diseedam, cœtera quod motus diurnus non
varien) ne momentum quiddum temporis indivi-
duum aliquod duraré potuisses.
Il est certain que la matiére ést
124.
dans un mouvement pérpétuél et qu’elle
ne s’arreste jamais, mais les déluges
et les tremblements de terre sont les
grands voiles de la mort qui ensévelissent
tout dans l’oubli. Alégard des incendies et
des grandes séchéresses, elles nabsorbent ni
ne détruisent pas un peuple de fonds
en comble, la fable de
répresente la briéveté dun embrasement,
qui n’a duré que l’espace d’un jour, et la
séchéresse de trois années du temps d’
fût particuliére, et élle nemporta pas
tout le monde. Alégard des embrasemens
qui arrivent assés communement dans les
ils n’embrasent pas une vaste éstendüe
du Païs. Je passe aussi sous silence les
ravages de la peste, parce quelle ne ravit
pas tout, mais pour les deux grandes
calamités, des déluges, et des tremblements
de terre ; il faut remarquer que ceux
qui en echapent sont ordinairement des
gens grossiérs qui ont vécû dans les monta-
gnes, et qui sont incapables de donner
125.
une tradition des temps, de maniére que
toutes choses restent ensevelies dans l’oubli,
comme si aucun homme n’avoit survécû.
Si quelqu’un veut considerer avéc
attention la condition des Indiens de
l’
a les régarder comme un peuple plus
neuf et plus jeune que célui de l’ancién
monde, mais il n’est pas vraysemblable
que leur déstruction anciénnement soit
venüe d’un tremblement de terre, comme
un prestre egiptién le comptoit a
Alégard de l’isle atlentique quil disoit
avoir esté engloutie par un de ces trem-
blemens, mais bien plustôt que c’est un
déluge particuliér qui avoit détruit le
nouveau monde. Car en éfet les tremblemens
de terre y sont peu frequens, mais en
révanche il y a de si vastes fleuves &
si profonds, que ceux de l’
et de l’
ruisseaux en comparaison. Leurs monta-
gnes sont aussi plus hautes que les nôtres,
dôu l’on peut conjecturer que les restes de
126.
leurs races se sont conservës dans ces
montagnes, pendant et aprés leur déluge
particuliér. Mais pour l’observation
de
et l’emulation des sectes contribuent beauc-
oup a abolir la memoire des choses, et qui
voudroit noircir la réputation de
le Grand
ses forces a détruire les antiquités payennes.
Je ne trouve pas qu’un pareil zele puisse
produire aucun grand éffét, ni éstre de durée,
comme l’on peut le remarquer dans
successeur de
dire ressusciter les mêmes antiquités
ensévelies par son prédecesseur.
Les vicissitudes ou les mutations
dans les globes céléstes, n’est pas une
matiére a traitter ici bien au long, si le
monde n’avoit pas esté déstiné de tout
temps a finir, peut’estre que la grande
année de
éfét, nón pas en renouvellant les corps
des individus, car cest une folie, et même
une vanité a ceux qui pensent que les
127.
corps céléstes ont de grandes inflüences
sur chacun de nous en particulier, mais
en renouvellant le total et la masse des
choses. Les cométes inflüent sans doute
un peu sur cette masse entiére. Mais
les hommes sont aprésent trop négligeans
et trop peu curieux pour faire des obsérv-
ations la déssus ; ils régardent plustôt
avec etonnement leurs cours, qu’ils n’en
observent avéc sagésse les éféts, surtout
ceux qui pourroient se comparér entr’eux,
par exemple, une cométe d’une télle
grandeur, d’une télle couleur et clarté,
d’un tél circuit de rayons, dans une
télle assiétte par raport a la région du
ciél, dans quél temps de l’année élle a
parû, de sa route, ou de son cours, de
sa durée, et enfin quéls éféts élle a
produit.
Ce que j’ay oüi dire anciénnement
ne me paroît pas une chose d’un grand
poids, je ne voudrois pas cependant
qu’on la méprises entiérement. On disoit
qu’on avoit remarqué dans le païs bas que
128.
tous les trente cinq ans on y voyoit renou-
veller la même temperature, les mêmes
suites et révolutions des saisons, comme
des grandes geleés, des grandes inondaõns,
des grandes sécheresses, des hiverts plus
doux, des etés plus froids &a. Ils
appellent cette petitte révolution dannées,
la prime ; auréste je raporte ceci par ce
qu’en me rapelant le passé, j’y ay trouvé
un raport non pas tout a fait exact, mais
fort peu différent.
Mais láissons ces obsérvations
de la nature, pour venir a ce qui régarde
lés hommes, la plus grande vicissitude
qu’on remarque parmi eux, est célle des
religions et des sectes, car ces phénomenes
dominent principalement sur l’esprit des
hommes. La vraye religion est bâtie
sur la piérre solïde, les autres sur un
sablon mouvant en butte au fleau du
temps. Touchons donc un mot des causes
des nouvelles sectes, et donnons la dessus
quelques avis, autant que la foiblesse et
l’esprit humain peut ésperer d’en arréster
129.
le cours, ou de trouvér des remedes a
de si grandes revolutions.
Quand la religion receüe est
déchireé par des factions et des discordes,
quand la sainteté de ceux qui la professe
ne s’attire plus le meme réspéct ou qu’elle
ést exposeé au scandale, et lórsqu’enfin
en même temps on voit régner la grossiéreté,
l’ignorance, et la barbarie, c’est pour lórs
qu’on doit craindre la naissance de
quelque nouvelle secte, sourtout s’il se
présente dans le même temps quélque
ésprit fougueux, qui ne respire que des
paradoxes, ou des sentimens contraires
a l’opinion commune ; toutes ces choses
se rencontrerent quand
publia sa loy, mais ne craignés point
une nouvelle secte (quoiqu’elle paroisse
s’augmenter) elle ne s’etendra pas beauco-
up, si elle na pas les deux suports que
je vais dire. Le premier est d’attaquer
la souveraineté, ou l’authorité etablie,
car rien n’est plus propre a seduire le
peuple, que de demander des changemens
130.
et des nouveautés dans le gouvernement.
L’autre est d’ouvrir la porte aux plaisirs
et a la volupté. Les hérésies speculati-
ves, télle que fut autrefois célle des
ariens, et aujourd’hui celle des arminiéns,
quoiqu’elles puissent prendre beaucoup de
crédit sur l’esprit des hommes, ne sauroient
cépendant causér de grandes al[terations
dans les etas, si ce n’est a la faveur de
quélque émûte publique.
Il y a trois moyens pour introduire
des nouvelles sectes, par les
une eloquence sublime, et par le fer ; Cértainement le moyen le
je méts les martires du nombre des
miracles, parcequ’ils paroissent surpasser
les forces de la nature humaine. Et je
pense de même d’une sainteté de vie
singuliére.
plus propre pour arrester dans leur nais-
sance les schismes et les nouvelles sectes,
en la réformation des abus, la pacification
des plus petits diférents, de proceder dans
les commencemens avéc douceur, et sabstenir
des persécutions sanguinaires, et enfin de
131.
de faire dés éforts pour attirer et ramener
tes chéfs en leur accordant des dignités
et des graces plustôt que de les irriter par
la violence et la cruanté.
Les changemens qui arrivent dans
la guerre ne sont pas en petit nombre, ils
roulent principalement sur trois points,
sur le théatre, ou le lieu ou la guerre se
fait ; sur la qualité des armes ; et sur
la discipline militaire. Les guerres
anciennement paroissoient venir principal-
lement de l’
les Assiriéns, les Arrabes, les Seythes, qui
tous firent des invasions, éstoient orient-
aux ; il est vray que les Gaulois habitoie
une partie de l’
aussi que de deux irruptions quils firent,
une fut dans la
contre les Romains. Il est certain que
l’
fixe dans le ciél, il est vray aussi qu’on
ne sauroit faire aucune observation
bien certaine dans les mouvemens de
guerre d’
132.
midi et le nord sont fixes de leur nature
et de tout temps. Il ést rare de voir que
ceux qui habitent bien avant vérs le midi
ayent envahi les septentrionaux, mais le
contraire s’est veu bien des fois, ce qui
démontre clairement que les contreés du
nord sont de leur nature, plus belliqueuses,
soit que céla viénne de l’influence des astres
qui les dominent ou de l’étendüe des terres
qu’il y a du costé du nord, au lieu que les
parties australes, par ce que nous savons
ne sont présques occupées que par les mers,
ou que cela vienne enfin (ce qui est le plus
aparent) des grands froids des pays
septentrionaux, car cela seul endurcit les
corps et alume les courages, on peut le rem-
arquer dans les peuples Araucos qui éstant
placés au fonds des terres australes, l’emportent
en courage sur tous les Perousiens.
Lórsqu’un grand empire est sur-
sa décadence et quil manque de force, on
peut avéc certitude conjecturer les guerres,
car tandis que les grands Etats sont dans
leur vigueur, ils énérvent et détruisent les
133.
forces naturélles des provinces qu’ils ont
conquises, méttant toutes leurs confiances
en leurs propres trouppes, mais aussi
quand les trouppes viennent a manquer,
tout est perdû, et ils sont en proye a leurs
ennemis. C’est ce qui arriva dans la
décadence de l’empire romain, et dans
l’empire d’
ses plumes. Semblable chose pouroit bien
arriver a la monarchie d’
les forces venoient a déchoir. D’un autre
costé les grands accroissemens des ces
et les unions des royaumes suscitent
aussi des guerres, en éfét lórsque la
puissance d’un Etat s’augmente a certain
poinct, on peut fort bien le comparer a
un fleuve qui s’enfle, qui grossit, et qui
menace d’une prompte inondation, comme
on a pû voir a légard des romains, des
turcs, des espagnols et autres.
On remarque une chose, que
Lórsqu’il y a dans le monde peu de nátions
barbares, et qu’aucontraire présque toutes
134.
sont policées, les hommes y régardent a
deux fois avant de se marier, et ne
veulent point avoir d’enfans, a moins qu’ils
ne prévoient qu’ils auront de quoy fournir
a leur subsistance et a leur entretien, c’est
a quoy régardent aujourd’huy présque tou-
tes les nations excepté les Tartares, et en
ce cas, il n’y a pas a craindre des inondaõns
ni des transplantations, mais lórsqu’un
peuple est trés nombreux et quil multiplie
beaucoup sans s’embarrasser de la subsista-
nce de ses déscendans, il est absolument
nécéssaire qu’au bout d’un ou deux siécles,
il se débarrasse d’une partie de son mon-
de, qu’il cherche des habitations nouvelles,
et qu’il envahisse d’autres nations. C’est
ce que les anciens peuples du nord avoient
accoûtumé de faire, en tirant au sort
entr’eux pour décider quéls resteroient chez
eux, et quéls iroient chercher fortune aille-
urs. Lórsqu’une nation belliqueuse pérd
de son esprit guerrier, qu’elle s’adonne a
la molesse et au luxe, elle peut éstre
assurée de la guerre, car de téls Etats
135.
pour l’ordinaire déviénnent riches pendant
qu’ils dégenerent, et le désir du gain joint
au mépris qu’on a de ses forces, invitent
et animent les autres nations a les
envahir.
Alégard de la qualité des armes,
apeine peut’on en obsérver les changemens,
cependant elles éssuyent aussi leurs vicissitu-
des, car il ést certain qu’on ne servit du
temps d’
ques d’une sorte d’artillerie que les macedo-
niéns appellerent foudres, tonnerre, ou art
magique; de même on ne peut pas douter
que chez les chinois, la poudre a canon,
et les canons y fussent connus depuis plus
de deux mil ans. Voici qu’elles sont les
qualités des armes a tirer, et leurs changemens
en mieux. Premierement, qu’elles portent trés
loin, car célà anticipe le danger de l’ennemi,
ce que font justement les canons et les
grands mousquets ; secondement que
l’impetuosité augmente la force du coup,
et a cét egard l’artillerie surpasse tous les
béliers et toutes les anciénnes machines de
136.
guerre ; en troisiéme lieu, que la maniere
de s’en servir soit sans ambarras, ce qui
est éncore une des propriétés des plus
grandes piéces d’artillerie, et afin qu’elles
puissent servir en tout temps, qu’elles soient
faciles a porter, aisées a mouvoir.
Alégard de la maniére de faire
la guerre, les hommes dans les premiérs
temps s’attachoient principalement au
nombre, et se fiants en la valeur de leurs
soldats, ils décidoient leurs guerres par des
batailles rangeés en assignant le jour du
combat. La pluspart éstoient forts igno-
rans dans la tactique, ou l’art de ranger
les trouppes, dans la suitte on s’attacha
plustôt a un nombre commode que trop
étendu, on chercha les avantages du
terrein, on fit des divérsions, et on inventa
beaucoup d’autres ruses, enfin on devint plus
habile dans l’ordre et l’arrangement.
Les armes fleurissent dans la
náissance d’un Etat, les lettres dans sa
maturité, et quelques temps aprés les deux
ensemble. Les armes et les lettres, le
137.
commerce, et les arts mécaniques dans sa
décadence. Les lettres ont leur enfance et
ensuitte leur jeunésse, a qui succéde l’age
mûr, plus solide, et plus exact, et enfin
elles ont leur vieillesse, elles perdent leur
force et leur vigueur, et ne leur reste que
du babil. Mais il ne faut pas contempler
si lóngtemps la vicissitude des choses, de
peur de se donner des vertiges. Alégard
de la philo
comptes, et de narrations futiles, et par
consequent on ne doit point en faire
mention icy.
138.
La plus grande marque de con-
fiance qu’on puisse donner a un homme,
c’est de le choisir pour son conseil ; on
peut remettre éntre les mains d’un autre sa
personne, son bien, ses enfans, et même
son honneur, mais nous remettrons toutes
ces choses ensemble a la discrétion de ceux
que nous choisissons pour nous conséiller.
Il ést juste que de leur costé ils soient
intégres, et quils nous gardent une fidelité
a toute epreuve.
Lórsqu’un prince sage se forme
un conseil de personne d’elite, il ne doit
pas craindre que son autorité en soit
afoiblie, ni sa capacité soupçonnée, puis-
que dieu même a son conseil, et que le
nom le plus recommandable qu’il ait donné
a son fils est célui de conseiller.
139.
nous dit sur ce sujét,
Il est certain que les afaires doivent éstre
agitées et débatües plus d’une fois dans un
conseil, sans quoy elles se sont point fer-
mes ni stables, et marchent, pour ainsi dire,
d’un pas chancelant comme les personnes
yvres.
L’expérience apprit au fils
de
conseil, de même que son pere en avoit
senti la nécéssité ; car ce royaume chéri
de dieu ne fut d’abord déchiré et ensuitte
ruiné que par un mauvais conseil, sur
lequel il y a deux rémarques a faire pour
nôtre instruction, et qui nous serviront a
démêler et a connoître quéls sont les mauvais
conseils. La premiére est que ce conseil
fut formé de jeunes gens, la seconde
quil fut trés violent dans ses déliberations.
La sagesse des anciens parroist
dans une fable qui a ésté inventée pour
montrér que les roys ne doivent point agir
sans conseil, et qui nous aprend en même
temps la maniére sage et politique dont ils
140.
doivent s’en servir. Ils disent que
epousa
par la il nous donne premierement a enten-
dre que la souveraineté et le conseil doivent
éstre mariés énsemble ; en second lieu voici
comme ils s’expriment. Quand
epousé
ce dieu n’ayant pû attendre qu’elle accoucha
la dévora, aprés quoy il accoucha luy même,
de façon que
toute armée. Cette fable quelque monstr-
euse qu’elle paroisse renferme un des sécrets
du gouvernement, et nous apprend de quélle
maniére les roys doivent se comporter
avec leurs conseils d’etats. Premiérement
ils doivent láisser débattre les afaires, ce
qui se rapporte a la prémiere conception.
En second lieu lórsqu’elles auront esté discutées
et digerées comme dans le sein du conseil, et
qu’elles seront en etat d’estre mises au jour,
alórs le prince ne doit pas permettre a
son conseil de passer outre, ni de rién
résoudre de sa seule autorité, au contraire
il faut qu’il raméne toute l’afaire a lui, et
141.
Et que le public soit pérsuadé que les
ordonnances et les arrésts qu’on peut com-
parer a
prononcés avéc prudence et autorité,
emanent uniquement du chéf, et il faut
non seulement pour l’honneur de la puissan-
ce qu’il a en main, mais aussi pour réléver
sa réputation que le peuple sois persuadé
que tout se fait de sa pure volonté, et
par son propre jugement.
Voïons maintenant les inconvéniens
d’un conseil, et les remedes qu’on peut y
apporter, les inconvéniens qui se présentent
sont au nombre de trois. Le premiér que
les afaires en sont moins sécretes. Le second
que l’autorité du prince en paroît afoiblie,
comme s’il ne se sentoit pas une capacité
sufisante pour se conduire sans conséil.
Et enfin le troisiéme, est le danger des éls
perfides qui tendent a l’avantage de célui
qui les donne, plus qu’a célui du maitre
qui les réçoit.
Pour eviter ces inconvéniens, quel-
ques italiens et les françois sous le
142.
Regne de quelques uns de leurs rois,
ont introduit des conseils sécrets qu’on
nomme ordinairement du cabinet, réméde
sans contredit beaucoup plus dangereux
que le mal.
Alégard du sécret les princes
ne sont pas obligés de le communiquer,
et il n’est pas nécéssaire lorsqu’ils mettent
une afaire en déliberation qu’ils fassent
connoître ce qu’ils ont envie de résoudre,
au contraire ils doivent bien prendre garde
de ne pas se láissér pénétrer.
Pour ce qui régardé le conseil
que nous appellons du cabinet, on peut
lui appliquér ces parolles.
sum.
tirera vanité de savoir le sécret des
afaires, est un conseiller seul plus dangé-
reux que plusieurs autres, qui parmi
beaucoup d’autres imperfections n’auroit
pas celle la. Il est bien vray quil y a
certaines afaires qui exigent un trés grand
sécret, en ce cas la connoissance n’en doit
venir qu’a une ou deux personnes, outre
143.
le maître, et ordinairement ces sortes
d’afaires ont un heureux succés, car outre
qu’elles sont meneés sécrettement, elles
s’executent avéc fermeté, et se dirigent
présque par le même ésprit et unanime-
ment, mais il faut que le roy soit
prudent et ferme, il faut aussi que ceux
qui éntrent dans ce conseil, soient sages,
et sur toutes choses fidéles aux veües que
le maitre se propose, c’est précisement ce
qui arriva sous le regne d’11
roy d’
ses afaires les plus importantes qu’a deux
personnes,
Alégard de l’afoiblissement de
l’autorité, la fable apprend le moyen d’y
rémédier, et il ést cértain que si les rois
assistent en personne aux conseils, la
majesté en réçoit plustôt de l’eclat qu’elle
n’en ést afoiblie ; ajoûtés aussi qu’on n’a
jamais vû qu’un conseil diminüat l’auto-
rité d’un souverain, a moins qu’un seul
n’ait pris trop de crédit, ou qu’il ne regne
une trop grande intelligence entre plusieurs,
144.
mais ces deux maux sont bientost décou-
verts, et il est aisé d’y remedier.
Pour le dernier inconvenient,
scavoir, que les ministres en donnant
leur avis auront plus dégard a leurs
propres interrêts qu’a ceux de leur maître ;
ce passage de l’ecriture,
super terram,
des temps, et non pas de chaque personne
en particulier, car il se trouve des sujets
fideles, sincéres, vrays, sans détours, et
sans ruses ; les princes avant tout, doivent
s’attacher de tels personnages, d’ailleurs on
voit rarement des ministres si unis éntre
eux quils ne s’examinent de prés l’un l’autre,
de sorte que s’il y en a quelqu’un qui donne
des conseils captieux, ou qui tendent a ses
fins particuliéres, le maitre en sera bien-
tôt instruit. Le rémede sera que les princes
s’attachent a connoître leurs ministres, de
même que ceux ci sappliquent a le pénétrer.
compter qu’il n’est convenable, ni decent a des
sujéts que le prince honnore de sa confiance,
145.
de chercher a le pénétrer, il est de leur devoir
de s’appliquer d’avantage au bien de ses
afaires, qu’a dévélopper ses mœurs et sés
inclinations, et sur ce principe ils travaillero-
nt a lui donner des bons conseils, plustôt qu’a
le flatter et a lui complaire.
Si les princes recoivent les avis de
chacun de leurs conseillers séparement,
aussi bien qu’en corps, cela peut lui éstre d’un
trés grand fruit, un avis donné en particuliér
est bien plus libre, au lieu qu’en public on a
plus dégards et de circonspéctions. En parti-
culier chacun se láisse aller a son propre
sentiment, en public on ést plus sujet a
l’humeur d’autrui, c’est pour cela qu’il ést
apropos de s’aider de ces deux moyens
traiter les afaires avéc ceux qui ne sont
pas du premier rang, en particulier, pour ne
rien oster a leur liberté ; et en plein conseil
avéc les grands pour les mieux tenir dans les
bornes du réspect.
Il n’est d’aucune utilité a un prince
d’estre conseillé sur l’etat de ses afaires, s’il
ne fait en même temps réfléxion sur les
146.
pérsonnes qu’il emploie, toutes les afaires
sont comme des images müetes. Mais
l’ame de l’action est principallement dans
le choix des sujéts, et il ne suffit pas
de déliberer sur le choix des personnes, selon
les éspéces comme dans cértaines idées, ou
déscriptions mathématiques, par exemple,
quél doit éstre le caractére et la condition
de la personne, car par la il en resulteroit
plusieurs abus, au lieu que le vray t
doit principalement rouler sur le choix des
individus. Il ne faut pas oubliér céci non
plus,
fardent point la verité, au lieu que ceux
qui donnent des conseils peuvent facilement
se láisser entrainer a la flatterie, il sera
donc trés utile de lire beaucoup, surtout
les auteurs qui ont eû éntre leurs mains
le maniement des afaires.
Aujourd’hui les conseils dans
beaucoup d’endroits, ne sont qu’une espéce
d’assemblée, ou une conversation familiére,
ou l’on discourt des afaires, plustôt qu’on
ne les discute, et la pluspart du temps
147.
on se hâte trop d’aller a la conclusion, il
vaudroit beaucoup mieux dans les afaires
de grande importance, qu’on prit un jour
pour les proposer, et que la décision fut
renvoyée au lendemain.
ainsy qu’on en usa dans le traitté d’union
proposé entre l’
assemblée se passa avéc toute la régularité
et tout l’ordre possible. J’approuve fort aussi
qu’on déstine certain jour préfixe pour les
requêtes des particuliérs, par la les demandeurs
auront un temps marqué auquél il leur sera
facile de s’ajuster, et ou ils se rendront plus
commodement par ce moyen aussi les assem-
blées qui doivent traitter des grandes afaires
ne seront point distraites par les petites
et pourront tranquillement
Dans le choix des commissaires
qui doivent rapporter des afaires au conseil,
il vaut mieux emploïer ceux qui sont
indiferens, et qui ne penchent pour aucun
parti, que de prétendre etablir une sorte
d’egalité en chargeant differentes personnes
de déffendre chacun son parti.
148
J’aprouve aussi les commissaires,
non seulement pour un temps ou pour
une afaire non entendüe, mais pour célles
qui sont perpetüelles et ordinaires, comme
par exemple : célles qui régardent le
commerce, les finances, la guerre, les
gratifications, les réquêtes, et les provinces
particuliéres, présque dans les païs ou
il y a plusieurs conseils subordonnés &
un seul suprême comme en
sortes de conseils ne sont que des commis-
sions pérpétuélles, ainsi que nous l’avons
dit, mais revetües [d’une plus grande
autorité.
S’il arrive que le conseil ait
bésoin d’estre informé par des pérsonnes de
differentes proféssions, comme des juriscon-
sultes, des gens de mer, des traittans, des
marchands, des artisans, &ca. Il faut
que ces gens la soient oüis premierement
par les commissaires, et ensuitte par le
conseil, suivant que l’occasion le demandera.
Au surplus il ne doit pas leur éstre permis
de paroître en foule, car ce seroit plustôt
149.
fatiguér l’assembleé que de linstruire.
Une table longue, ou ovale, des
siéges autour de la chambre, sont des
choses essentiéles, quoyqu’elle ne semble
appartenir a la forme, car une table longue,
ceux qui sont assis au haut bout, emportent
bien souvent l’afaire, au lieu qu’a une
table ovale, ceux qui siégent les derniérs
sont aussi aporteé que les autres de faire
valoir leurs avis.
Lórsque le roy assistera au
conseil en personne, qu’il prenne garde de
ne point donner a connoitre plustôt qu’il
ne faut son sentiment sur l’afaire dont
il sagit, s’il se láisse pénétrér, tous les
assistans s’appliqueront a lui plaire, et
au lieu de donner des avis sinceres et libres,
ils chanteront,
150.
Célui qui a dit qu’il faut que
l’homme qui cherche la solitude, soit
une beste sauvage, ou un dieu, ne
pouvoit gueres en moins de paroles, mettre
ensemble plus de verité et de mensonge ;
car il ést certain que celui qui a de l’aversi-
on pour la société des hommes, tient en
quelque façon de la beste ; mais aussi il
est trés faux, qu’il entre quelque chose
de divin dans le caractere de celui qui
montre un si grand eloignement pour les
hommes, a moins que ce ne soit l’efet, non
du contentement qu’il trouve dans la solitude,
mais d’un extreme désir de se séparer de
toute compagnie mortelle, pour chercher
une communication plus digne et plus
relevée ; c’est de cette sorte d’entretien céleste
dont quelques payens se sont faussement
151.
de joüir. De ce nombre ont esté
de
us
avéc verité, que plusieurs des anciens
anachorester, et des peres de l’Eglise ont
joüi en éfét dans les deserts de cette fecilité.
La pluspart des hommes ne comprennent
gueres ce que c’est que la solitude, ni en
quoi elle consiste ; car une foule de
peuple et de differens visages, peut se
regarder comme une galerie ornée de
quantité de portraits, il én ést de même
des discours de tant de personnes qui
n’ont pour nous ni afection ni amitié, qui
ne flattent pas plus l’oreille que les sons
d’un mauvais instrument, et tout ceci se
raporte assés au proverbe qui dit, qu’une
grande ville est une grande solitude, par
ce que souvent dans une grande ville, les
amis sont ecartés les uns des autres, et ne
peuvent se voir que dificilement. A céla
nous pouvons ajoûter quil n’y a point de soli-
tude pareille a celle de l’homme qui n’a point
d’amis, sans lesquels le monde n’est proprement
152
qu’un désért ; ainsi il faut nécéssairement
que celui qui n’est pas capable d’amitié
tienne de la beste beaucoup plus que
de l’homme.
Les fruits principaux de l’amitié,
sont ; de soulager les douleurs et de
calmer les inquiétudes. Les obstructions et
les sufocations sont les plus dángereuses
maladies pour le corps, et de méme aussi
pour l’esprit. On peut prendre de la tein-
ture de rose pour l’opilation du foye, de
l’aciér pour la raste, de la fleur du soufre
pour les poûmons, du castoreum pour forti-
fier le cerveau ; mais pour remettre et
entretenir le cœur dans son etat naturél,
il n’est point de meilleur remede qu’un
veritable ami, auquél on puisse communi-
quer ses douleurs, ses joyes, ses aflixions,
ses apréhensions, ses soupçons, et genera-
lement tout ce qu’on ressens avec plus
de vivacité.
Il est merveilleux de voir combien
les princes et les roys font cas de cette
amitié dont nous parlons, c’est souvent
153.
au point de mettre au hazard leur vie &
leur autorité dans le désir qu’ils ont de s’en
assurér ; car les princes ne peuvent l’acquerir
par la difference qu’il y a de leur fortune
a célle de leurs sujets, s’ils n’en élévent
quelqu’un a leur portée, et s’ils n’en font,
pour ainsi dire, leur égal, et leur compagnon,
ce qui est sujét pour éux a bien des inconv-
eniens. Les langues modernes apéllent les
amis des princes, favoris ou privados,
comme si élles vouloient marquer que ce
n’est de leur part qu’une grace ou faveur,
ou une simple permission dapprocher de
leur personne avéc plus de liberté : mais
le terme des romains en marque bien mieux
l’usage et la vraye cause. Ils les nomment
particuliérement le nœud de l’amitié, et nous
voyons clairement, que non seulement les
princes foibles et sujéts aux passions ont
recherché cette amitié, mais aussi les plus
sages et les plus grands politiques. Il y
en a eû qui ont favorisé quelques uns
de leurs serviteurs a un si haut poinct
154.
qu’ils leur ont donné, et ont reçeu réciproque-
ment le nom d’ami. Ils ont même permis
qu’on usat de même terme en leur présen-
ce, et pour les désigner l’un a l’autre.
Du temps que
il éléva
de grand a un si haut poinct d’autorité,
que
d’estre plus puissant que
aprés qu’il eût obtenû le consulat pour
un de ses amis, contre la volonté &
malgré les brigues de
ayant marqué son dépit en parlant a
en quelque sorte ; car il termina la convér-
sation en lui disant que la plusplart des
hommes adoroient le soleil levant, plustôt
que le couchant.
depart a l’amitié de
son heritiér aprés son neveu, et il eût le
crédit de l’attirer au senat ou les conjurés
l’attendoient pour lui donner la mort ; car
sénat, acause de quelques mauvais présages,
155.
et surtout d’un songe de sa femme
mais
chaise, lui dit, qu’il ésperoit qu’il n’attendroit pas
que sa femme fit des bons songes pour allér
au senat. Il éstoit si avant dans les bonnes
graces de
raportée mot a mot par
l’enchanteur, le sorcier, comme s’il eût voulû
dire, qu’il avoit charmé
rémarque qu’
d’une naissance obscure a un si haut dégré
d’honneur quaïant consulté un jour avéc
mari pour sa fille
la liberté de lui dire qu’il falloit qu’il la ma-
riat avéc
qu’il ni avoit point de millieu, au poinct
d’elévation ou il lavoit mis.
enû a une si grande amitié avéc
qu’on parloit de l’un et de l’autre comme
s’ils n’avoient esté qu’une même personne, et
l’on trouve dans une lettre que
ecrivit, tc
le senat pour consacrer cette grande aféction
156.
de l’empereur pour
autel a l’amitié, comme a une déesse. Il y
eût encore une extrême amitié entre
Severus
son fils aîné a épousér la fille de
nus
même qu’il maltraittoit extrémmement son
fils, il écrivit aussi une lettre au senat
dans la quélle il y avoit ces parolles j’aime
tant cet homme que je souhaitte quil me
survive. Si ces princes éussent esté de
l’humeur de
on pourroit attribüer cette tendresse a un
excés de bon náturel, mais ceux dont je
parle, étant si politiques et si sevéres, on
peû jugér quils trouverent que leur felicité
quoique montée en apparence au plus
haut poinct, seroit cependant imparfaitte
s’ils ne faisoient choix d’un ami, et ce qu’il
y a éncore de plus remarquable, c’est que ces
princes avoient des femmes, des fils, et des
neveux, tout céla cépendant ne pût pas
supleér ala douceur qui se trouve dans le
commerce d’un veritable ami.
157.
Je ne dois pas oubliér ceci, ce que
lippes de Comines
le hardy
jamais, dit il, communiquer ses afaires a
pérsonne qui vive, et en mons les choses qui
le travailloient dans l’ame, il ajoute que cette
humeur cachée augmenta encore dans les
derniérs temps de sa vie, et contribüa a
déranger son éntendement, mais vraisembla-
blement
eût encore porté le même jugement de
xi
sombre et cachée servit de bourreau sur
la fin de ses jours.
Je trouve cette expréssion simbolique
de
table.
comme s’il vouloit dire dans cette maniére
sauvage de s’expliquer que ceux qui manqu-
ent de vrais amis avéc lesquels ils puissent
communiquer, sont des cannibales de leur
propre cœur. Il y a une chose admirable
dans ce commerce de l’amitié, c’est que cette
union, et cette communion d’un ami produit
158.
deux éféts contraires, qui sont de redoubler
la joye et de diminüer les aflictions, car
il ni a personne qui en faisant part a
son ami, de ce qui lui arrive d’heureux
ne sente augmenter sa joye par le recit
qu’il en fait, et aucontraire celui qui, pour
ainsy dire, verse son cœur dans le sein de
son ami, en lui racontant ses douleurs et
ses aflictions, en sent diminuer le poids,
cela suposé on peut dire avéc raison que
lamitié produit dans l’esprit de l’homme les
mêmes éféts que les alchimistes attribuent
ordinairement a leurs poudres, et a leurs
eléxirs, dont les opérations (si on les en veut
croire) bien que contraires en élles mêmes
sont cépendant toujours utiles a la santé
et a la conservation de la nature. Mais
pour prouver les avantages de lamitié, nous
n’avons pas besoin de récouvrir aux operations
de l’alchimie, le cours ordinaires des choses
náturélles pour servir de preuve suffisante,
car nous voyons que dans le corps, l’union
nourrit et fortifie les actions naturelles, et
au contraire élle affoiblit et arreste les
159.
impulsions violentes, l’union des esprits
produit le même éfét.
Le second fruit de l’amitié ést
aussi utile pour éclairer l’entendement que
le premiér pour calmer les passions de
l’ame, c’est l’amitié seule qui dissipe les
nüages et les broüillards qui nous ofusque
c’est célle qui donne une vraye lumiére
a l’esprit, en chassant bien loin la confusion
et l’obscurité de nos pensées, et ceci ne doit
pas sentendre seulement d’un ságe et fidel
conseil qu’un homme reçoit de son ami.
Mais il ést certain que celui qui a l’esprit
agité et broüillé de plusieurs pensées sentira
fortifiér son entendement, et sa raison,
quand il ne feroit simplement que discourir
avec son ami, et lui rendre compte de ce
qui l’occupe, car il débat ses penseés, il les
range avéc plus d’ordre, il voit mieux
quélle face élles ont, quand élles sont expri-
meés par des parolles, enfin il devient plus
prudent que soi même, et un raisonnement
d’une heure fera plus d’efét sur son enten-
dement, que la meditation d’un jour entiér
160.
semblables a des tapisseries déploiées &
tendües, ou l’on voit sans peine les figures
et les portraits qu’elles contiennent, mais
que leurs pensées réssemblent a des tapisseries
ploiées et émpaquetées. Ce second fruit de
l’amitié qui consiste a nous ouvrir l’esprit,
ne parroit avoir lieu qu’avéc les amis d’un
jugement superieur, cépendant l’homme en
se communiquant a un autre, peut s’instruire
lui même, en mettant ses pensées au jour,
il les voit mieux, il éguise pour ainsi dire,
son ésprit contre une piérre qui ne coupe
point ; en un mot, il seroit plus avantageux
a l’homme de découvrir aux arbrés et aux
statües ce qui l’aflige dans l’ame que de
garder un obstiné silence. A présent pour
mettre dans toute sa perfection ce second
fruit de l’amitié, ajoutés ce dont nous
avons déja parlé, et qui est ce qui tombe le
plus ordinairement sous les sens du vul-
gaire, je veux dire le fidele conseil d’un
veritable ami sage.
de dire dans une de ses enigmes que la
lumiére séche éstoit la meilleure, et il ést
certain que la lumiere que l’on reçoit par
le conseil d’un ami est ordinairement plus
séche et plus pure, que célle qu’on peut tirer
de son propre entendement, qui ést toujours
arrosé ou teint par nos passions, de maniére
qu’il y a autant de difference entre les conse-
ils qu’on reçoit d’autriuy et celui qu’on se
donne soy même ; qu’il y en a entre le
conseil d’un ami, et celui d’un flatteur : car
l’homme est toujours a lui même son plus
grand flatteur, et il n’est point de meilleur
remede contre cette flatterie que la liberté
d’un ami.
Il y a deux sortes de conseils, l’un
pour les mœurs et l’autre pour lés afaires.
Alégard du prémier, les avis sinceres d’une
personne qui nous aime, est le meilleur
preservatif dont on puisse user pour consérver
un cœur sain ; de se rendre a soy même un
compte trop exact et trop sévére de ses
propres actions, ést quelquefois une médecine
plus violente quil ne faut et trop corroisive.
162.
La lécture des livres de morale n’a pas souve-
nt la force nécéssaire pour nous instruire
a fonds ; d’observer nos fautes et les considerer
en autrui, comme dans un miroir, a aussy
l’inconvenient du miroir qui ne rend pas
toujours les images justes. Mais le conseil
d’un veritable ami, est sans comparaison
le meilleur antidote qu’on puisse prendre.
C’est une chose etonnante de considerer dans
combien de fautes grossiéres et dabsurdités
tombent beaucoup de personnes et principale-
ment les grands pour n’avoir pas un ami
qui les avertisse a propos, télles gens, dit t
Jacques
un miroir et qui oublient aussitost leur
propre figure.
Alégard des afaires, c’est un vieux
proverbe, que deux yeux y voient mieux
qu’un. Il est certain aussi que celui qui
régarde joüer voit mieux les fautes que
celui qui joüe, énfin qu’on tire mieux d’un
mousquet appüié sur une fourchette, que
s'il éstoit appuïe sur le bras, et de même
qu’on est mieux conseillé par un ami que
163.
que si on avoit la folle imagination de se
croire seul capable de tout, et qu’on ne vou-
lut éstre aidé de personne ; car il est indubi-
table que le conseil dirige et assure les
afaires, mais si quélqu’un s’avise de prendre
conseil par parties, c’est a dire, de différentes
personnes, ou sans exposer toute l’afaire,
je ne diray pas qu’il fasse mal absolument,
c’est a dire, quil ne fasse peut éstre mieux
que celui qui ne prend conseil de personne,
mais il s’expose a deux grands dangers,
l’un de n’estre pas conseillé fidelement, parce
que celui a qui il s’adresse, n’estant pas
veritablement son ami, il ne pensera qu’a
son interrest particulier, l’autre de récévoir
des conseils nuisibles ou qui seront pour le
moins melés de bien et de mal, et peut éstre
sans que celui qui les donne le fasse par
mauvaise intention, de même que si nous
appellons un medecin expert dans la maladie
que nous avons, mais qui ne connoise pas
notre temperâment, nous courons risque
qu’en nous soulageant d’un costé, il ne
nous nuise de l’autre, et que pour guérir
164.
la maladie il ne tüe le malade. Un verita-
ble ami n’en use point ainsi au contraire
nous connoissant a fonds, il aura soin de
nous donner des remedes si convenables a
notre complexion quils ne nous fairont
pas tomber dans des nouveaux accidens.
Tout cela sont des raisons pour ne pas
compter sur ses derniérs conseils qui sont
plus propres a séduire, ou a ébloüir qu’a
remediér en éfét aux affaires.
A ces deux excellents éfféts de
l’amitié qui sont l’union des afections et
le support de l’entendement, se joint le
troisiéme que je compare a une grenade
pleine de plusieurs petits grains, car on
trouvera dans lamitié plusieurs petits
sécours dans toutes les differentes occurences
de la vie. Mais la meilleure maniére
d’en comprendre tous les divers usages, c’est
d’examiner combien de choses nous ne
pouvons faire par nous mêmes, et par la
nous nous appercevrons que les anciens ne
dirent pas assés en disant qu’un ami éstoit
un autre soy même, puisque trés souvent
165.
un ami peut faire plus pour nous que
nous même.
Les hommes sont mortels, et
souvent leur vie ne dure pas assés pour
voir l’accomplissement des desseins quils ont
eû le plus a cœur, comme d’etablir leurs
familles, de mettre la derniére main a
quelque ouvrage, et autres choses semblables.
Mais celui qui a un veritable ami peut
s’assurer que ce qu’il a souhaitté ne sera
pas oublié aprés lui, et de cette maniére
un homme a pour ainsi dire deux vies
en sa puissance. Un corps ne peut occuper
qu’une certaine place, cependant par le
moyen de lamitié, il semble que chaque
faculté se double et se multiplie. Combien
y a t’il de choses qu’un homme ne sauroit
faire ni dire lui même avéc bienséance,
on ne peut parler de son propre méritte,
ni se loüer soi même sans éstre accusé
de vanité, on ne sauroit aussi quelquefois
s’abaisser jusqu’a demander une grace a
quelqu’un et plusieurs autres choses de cette
nature, mais ce qui fairoit rougir céluy
166.
que l’afaire régarde directement, a toujours
bonne grace dans la bouche de son ami.
Il y a encore d’autres bienséances qu’un
homme ést obligé de garder. Il ne peut
parler a son fils, qu’en qualité de pere ;
a sa femme que comme mary ; a son
ennemi que comme ennemi, au lieu qu’un
ami parle suivant que l’occasion le demande,
sans que rien l’arreste ni l’embarrasse.
Mais je ne finiray jamais, si je voulois
mettre ici tous les services qu’on peut tirer
de l’amitié. Cette derniére [
fera comprendre, lórsqu’un homme ne
peut pas joüer seul son personnage, et
qu’il n’a point d’ami, il faut de nécéssité
qu’il abandonne la partie.
167.
Les personnes diformes se vange
ordinairement de la nature. La nature
leur a esté contraire, ils sont a leur tour
contraires a la nature, comme dit l’ecriture,
n’ont aucune aféction naturelle. Il est
certain quil se trouve toujours beaucoup
de raport entre le corps et l’esprit, lórsque
la nature érre dans l’un, il ést rare
quelle nérre aussi dans l’autre.
in uno, periclitatur in altero
il y a election dans l’homme pour la
forme de son ésprit et nécéssité pour celle
de son corps, les inclinations naturélles
peuvent éstre vaincües par l’application
et par la vertu. On ne doit donc pas rég-
arder la diformité comme un signe
assuré d’un mauvais naturel, mais comme
une cause qui manque rarement son
168.
éfet. Quiconque a un défaut personnél
qui l’expose au mépris, a aussi un éguillon
qui le présse continuellement de se délivrer
du mépris ; c’est pour cela que les diformes
sont toujours audacieux, d’abord pour
leur propre défense et ensuitte par habi-
tude. Ils ont aussi beaucoup d’adresse a
découvrir les défauts et les foiblesses des
autres, pour trouver de quoy se vanger.
La diformité qui les fait régarder avéc
mépris par leurs superieurs, diminüe la
jalousie et les soupçons qu’ils pourroient
conserver contre eux, elle endort aussi
l’emulation de leurs competiteurs, qui
ne sauroient simaginer quils puissent
saváncer jusqu’à ce qu’ils les voyent
tout d’un coup en place. Ainsy avéc un
grand genie, la diformité est un avantage
pour s’elever.
Les rois avoient anciennement,
et ont encore aujourd’hui dans quelque
païs beaucoup de confiance aux eunuques
par ce que ceux qui sont meprisables a
tous ont ordinairement plus de fidelité
169.
pour un seul, mais on les régarde plustôt
comme des bons éspions et des raporteurs
adroits que comme des gens propres pour
le ministere ou pour la magistrature.
Les diformes leur réssemblent, et ceci se rap-
porte a ce que nous avons déja dit, quil
est certain lorsqu’ils ont de l’esprit, qu’ils
ne négligent rien pour se délivrer du mépris,
soit par la vertu, ou par le crime. On ne
doit donc pas s’etonner s’il s’en trouve quel-
quefois qui sont des hommes excellens,
comme
peut-éstre ajouter
d’autres.
170.
Qu’est-ce que la verité ? Disoit
écouter la réponse. Il y a des gens qui
aiment le doute, et qui régarderoient
comme un esclavage d’estre assurés de
la verité. Ils veulent jouir du libre
arbritre a légard de leurs pensées, de même
qu’alegard de leurs actions. Quoique cette
secte des philosophes qui faisoient profes-
sion de douter de toutes choses ne subsiste
plus a présent, on voit encore de cértains
esprits qui semblent attachés aux memes
principes, et dont l’inclination ést pareille,
mais ils n’ont pas la force des anciens ;
Ce n’est pas la dificulté et le travail
extrême qu’il en coûte pour trouver la
verité, ni le frein qu’elle met a nos pensées
lórsqu’on la trouvée, qui donne le goust
171.
pour le ménsonge ; mais un amour naturel,
quoique dépravé, pour le mensonge même.
Un philosophe des plus mordernes de l’ecole
grecque examine et paroît embarrassé a
trouver la raison pourquoy les hommes
aiment le ménsonge, qui ne leur donne
pas du plaisir, comme ceux des poëtes,
ni du profit comme ceux des marchands,
mais uniquement pour le mensonge même.
Pour moi je crois que comme le grand
jour convient moins pour les jeux du
théatre que la lumiére des flambeaux,
ainsi la verité n’est pas si propre que
le mensonge pour les bagatelles de ce
monde, et plaist mois par consequent a
la pluspart des hommes. La verité est une
belle perle, qui a beaucoup d’eclat, mais si
on ne la met pas dans son jour, elle brille
moins que les piérres du plus bas prix.
Certainement un mélange de mensonges
ajoûte toujours quelque plaisir. Il n’est
pas douteux que si l’on ostoit de l’esprit
de l’homme les vaines opinions, les espera-
nces flateuses, les fausses preventions, les
172.
imaginations faites a plaisir, il tombe-
roit dans la mélancolie, le chagrin, et
l’ennui. Un des péres dont la séverité
me semble extrême dans cette occasion,
appélle la poësie,
ce qu’elle remplit l’imagination de choses
vaines ; elle n’est cependant que l’ombre
du mensonge. Mais ce n’est pas le
mensonge qui passe par l’esprit qui fait
le mal, c’est celui qui y éntre, et qui sy
fixe, comme célui dont nous avons
parlé.
De quélque maniére qu’il en soit
du jugement et des afféctions dépravées
de l’homme, la verité qui ést seulle
son juge nous apprend que celui, qui
comme son amant la recherche, la
connoît, la souhaitte, et en joüit, posséde
le plus grand bien de la nature
humaine.
La premiére chose que dieu
créa dans l’univérs fût la lumiere
des sens, et la derniére célle de la raison ;
l’illumination de l’esprit de l’homme ést
173.
son ouvrage perpetüel. Il créa t
la lumiére sur la face de la matiére, et
puis sur la face de l’homme, ét il répan-
dit toujours de la lumiére sur ses elûs.
Un poëte qui a esté l’ornement d’une secte
de philosophes, d’ailleurs interieure aux
autres, dit avéc raison. Quél plaisir de
contempler du rivage des vaisseaux battus
de la tempeste, quél plaisir de voir du
haut d’un chateau une bataille, et ses
divers évenemens, mais quél plaisir ést
égal a celui d’estre sur le sommet de la
verité, montagne présque innaccessible,
ou l’air ést toujours serein, et considérer
de la les erreurs, les égaremens, les brouilla-
rds, et les tempestes, pourvû qu’on les
régarde d’un œil compatissant, et non pas
avéc orgueil. Certainement lorsque l’esprit
humain est mû de la charité, qu’il se
répose sur la providence, et qu’il tourne
sur laxe de la verité, il s’eléve jusqu’au ciél
pendant cette vie. Mais passons de la
verité theologique et philosophique, a la
verité, ou plustôt a la bonne foy dans les
174.
afaires. Ceux même qui ne la pratiquent
pas, ne peuvent niér qu’elle ne soit le plus
grand honneur de la nature humaine.
La fausseté dans les afaires
ressemble au plomb qu’on mêle a l’or, qui
rend l’or plus facile a travailler, mais qui
diminüe de sa valeur. Quoi de plus
honteux que d’estre juge faux et perfide ?
Aussi lörsque
pour la quelle les menteurs sont si
méprisés, il dit avéc beaucoup d’esprit, que
c’est par ce que celui qui ment fait le
brave avéc dieu, et le poltron avec les
hommes. En éfet, un menteur insulte
dieu et s’humillie devant les hommes.
On ne peut mieux éxprimer l’enor-
mité de la fausseté et de la perfidie qu’en
disant que ces vices combleront la mesure
et seront pour ainsi dire, les dernieres
trompetes qui appelleront le jugement de
dieu sur les hommes. Il ést ecrit lorsque
le sauveur du monde reviendra.
reperturum fidem super terram.
175.
Céci ést une des plus belles
sentences de
stoïcien. Les biens qui nous viénnent de
la prosperité se font souhaitter, mais
ceux qui viénnent de l’adversité attirent
l’admiration.
adversarum mirabilia
us de la nature sapélle miracle, il ést
cértain que c’est principalement dans l’ad-
versité qu’on en voit.
Cette autre pensée de
est encore fort belle (trop belle pour un
payen). La vraye grandeur ést d’avoir
en même temps la foiblesse de l’homme
la force de dieu. C’est une pensée poëti-
que, et la poësie fait briller d’avantage cette
sorte de sublime, aussi les poëtes s’en sont
servis. Leur fiction d’
176.
nous peindre l’etat du chréstién, ést en
éfét la même pensée. Ils disent que lórs-
qu’
réprésente la nature humaine, il travérsa
l’occéan dans un vaze de terre. C’est doñer
une vive idée de la résolution, qui dans
la fragile chair surmonte les tempêtes
de ce monde. Mais laissons ces images
si relevées.
La vertu de la prosperité ést la
temperance, la force ést célle de l’adversité ;
et dans la morale la force est la plus
heroïque des vertus. La prosperité est la
bénédiction du vieux testament, l’adversité
celle du nouveau, comme une marque plus
assurée de la faveur de dieu, et même dans
le vieux testament, si on régarde aux poësïes
de
de réjouissances, et le pinceau du S.t Esprit
a plus travaillé a peindre les afflictions
de
La prosperité n’est jámais sans
crainte et sans dégouts. L’adversité a ses
consolationss et ses ésperances. On rémarque
177.
dans la peinture qu’un ouvrage gay sur
un fonds obscur plaist d’avantage, qu’un
ouvrage obscur et sombre sur un fonds
clair. Le plaisir du cœur a du rapport a
celui des yeux. La vertu ést semblable
aux parfuns qui rendent une odeur
plus agréable quand ils sont agités &
broyés.
La prosperité découvre mieux les
vices, et l’adversité les vertus.
178.
DeLa vangeance ést une sorte de
justice injuste, plus élle ést naturelle, plus
les loix doivent sy opérer. L’injure ofense
la loy, mais la vangeance de l’injure em-
piéte et s’arroge le droit de la justice. En
se vangeant on se rend égal a son en-
nemi, en lui pardonnant on se montre
son superieur. C’est une vertu de prince
de scavoir pardonner.
ést glorieux de mépriser une ofense, ce
qui ést passé ést sans remede, le présent
et l’avenir fournissent aux hommes sages
assés d’occupation. Ceux qui s’occupent de
ce qui ést passé s’occupent de bágatelles et
de choses inutiles. Personne ne fait une
injure pour l’injure même, mais pour le
profit, pour le plaisir, ou pour l’honneur
qu’il compte qu’il lui en reviendra. Me
179.
fâcherai-je donc contre un homme parce
qu’il s’aime mieux que moy ? Mais s’il
m’ofense uniquement par mauvais naturél,
il ést en céla semblable aux epines qui
égratignent, par ce qu’elles ne peuvent
faire autrement.
La vangeance contre les ofenses
ou les loix ne rémedient point, est la plus
permise. Mais qu’on prenne garde aussi
qu’elle soit télle, qu’il ni ait point de
punition par les loix, autrement vôtre
ennemi aura double avantage.
Il y a des personnes qui négligent
une vangeance obscure, et qui veulent que
leur ennemi sache d’où lui vient le coup.
Cette vangeance est la plus genereuse.
Alórs il parroist que vous cherchés moins
a faire du mal a vôtre ennemi, qu’a
l’obliger a se répentir. Mais ceux qui
sont d’une nature basse et poltrone ressem-
blent a des fleches tirées pendant la nuit.
ofenses d’un ami perfide éstoient impardon-
nables. Il nous ést commandé, disoit il,
180.
de pardonner a nos ennemis, mais nullement
a nos amis. Lesprit de
de loüange, il dit qu’aïant receu le bien de
la main de dieu, nous dévons sans nous
plaindre en recevoir le mal ; et c’est ce que
nous pouvons dire en quelque sorte des
amis qui nous abandonnent. Célui qui
médite une vangeance émpêche ses propres
bléssures de se fermer.
Le public est ordinairement heureux
dans ses vangeances. La mort de
célle de célle d’, et de plusieurs autres, en sont
de
des preuves. Mais ils n’en ést pas de même
des vangeances particuliéres. Les personnes
d’un ésprit vindicatif, sont la pluspart com̃e
les sorciers, qui font des mal’heureux, mais
qui a la fin sont mal’heureux éux mêmes.
181.
Je croirois plustôt toutes les fables
de l’
182.
L’ecole la plus suspecte d’atheïsme ést
célle en quelque sorte qui prouve d’avanta-
ge qu’il y a un dieu, je veux dire l’ecole
de
car il me parroist moins absurde de pénser
que quatre elémens changeans et muables,
et une cinquiéme essence immuable, placée
deüment et de toute eternité peusse se
passer d’un dieu, que de me figurer
suivant leur opinion, qu’un nombre infini
d’atômes et de semences par un sécours
purement fortuit, ont pû sans la direction
d’un dieu produire cet ordre et cette beauté
de l’univers.
La sainte ecriture dit.
in cordé suo, non est deus
qu’il le pense, mais quil se le dit lui même,
plustot comme une chose quil souhaitte,
que comme une chose dont il ést persuadé.
Personne ne nie la divinité que ceux
qui croient avoir interêt qu’il ni en ait point
et rien ne prouve d’avantage que l’atheïsme
est plustôt sur les lévres que dans le cœur ;
que de voir que tous les athées aiment a
183.
parler de leur opinion, comme s’ils cherchoie
l’aprobation des autres pour sy fortifiér.
On en voit aussi qui tâchent de se faire
des disciples de même que les autres sectes,
et il s’en est trouvé, ce qui ést plus encore,
qui ont mieux aimé mourir que de renon-
cer a leur opinion. S’ils croient quil ni a
pas de dieu, de quoy se mettent ’ils en
peine ? On prétend qu’
qu’il y avoit des estres heureux qui jouissent
d’eux mêmes sans prendre part a ce qui
se passe dans le monde, que pour ne pas
hazarder sa reputation ; mais qu’au fonds
il ne croioit pas en dieu, et qu’il voulût
cependant s’accommoder au temps. On
l’accuse atort. Ces paroles de lui sont divines.
opiniones düs applicare prophanum
même n’eût pas pû mieux dire. D’ou il
paroît que quoy qu’
nier l’administration des dieux, il ne pou-
voit cependant niér leur nature. Les
americains n’ont point de terme qui
signifie dieu, quoiqu’ils ayent des noms
184.
pour chacun de leurs dieux. On peut
inferer de la que les nations les plus
barbares, sans comprendre la grandeur de
la divinité, en ont cépendant une idée
imparfaitte, de sorte que les sauvages
s’unissent avéc les plus grands philosophes
contre les athées.
Un atheé contemplatif ne se trouve
guéres ; il y a
peut’éstre, et peu d’autres, encore que scait’
on sils ne le paroissent pas plus quils ne
le sont ? En éfét tous ceux qui combattent
une réligion, ou une superstition reçeüe
sont toujours accusés d’atheïsme par le
parti contraire. Mais les plus grands
atheés sont les hipocrittes qui manient
les choses saintes sans aucun sentiment
de religion, de maniére qu’il faut a la
fin que leur conscience se cautérïse.
Les causes de l’atheïsme sont les
divisions dans la réligion. J’entens qu’il
y en a plusieurs. Car une seule donne du
zéle aux deux partis, mais plusieurs divisio-
ns introduisent l’atheïsme. Le scandale que
185.
Donnent les prestres en ést encore une
cause, lorsqu’il est au poinct dont parlet. Bernard
sic sacerdos, quia nec sic populus ut sacerdos.
Une troisiéme est la coûtume profane de
plaisanter sur les choses saintes, qui
détruit peu a peu la reverence deüe a la
réligion. Enfin un temps savant, la
paix, et l’abondance jointe ensemble. Car
les troubles et l’adversité ramenent l’esprit
a la religion.
Ceux qui nient la divinité
détruisent ce qu’il y a de plus [
l’homme. Cértainement lhomme réssemble
aux bêtes par le corps, et si par son
ame il ne ressembloit pas a dieu, ce seroit
un animal vil et méprisable ; ils détruisent
aussi l’elevation et la magnanimité de la
nature humaine. Regardés un chien,
combien il montre de courage et de généro-
sité, lórsqu’il se trouve soutenû par son
maitre qui lui tient lieu de dieu, ou d’une
nature superieure. Son courage est manifeste-
ment tel quil ne sauroit l’avoir a ce point
186.
sans la confiance quil a en une nature
meilleure que la sienne. De mesme
l’homme qui se répose et qui met ses
esperances en dieu en tire une force &
une vigueur a la quélle sans cette
confiance il ne sauroit atteindre. Ainsi
comme l’atheïsme est digne de haine en
toutes choses, il la merite en ce quil pri-
ve la nature humaine de l’unique
moyen de s’eléver au dessus de sa foibles-
se, comme il le produit cet éfét sur les
particuliérs, il le produit de même sur les
nations entiéres. Jamais peuple n’a égalé
celui de
ce que dit
tres Conscripti, nos amemus, tamen nec numero
hispanos, nec robore Gallos, nec Calliditate Pœnos,
nec artibus Grecos, nec denique hoc ipso hujus
genetis et terrœ domestico nativoquœ sensu Italos
et Latinos, sed pietate ac religione, atque hac
una sapientia quod Deorum Immortalium nomine
omnia regi, gubernarique perpeximus omnes
Gentes, Nationesque Superavimus.
187.
Il vaut mieux n’avoir aucune idée
d’un dieu, que d’en avoir d’indignes de
lui. L’un est un manque de foy, l’autre
est bas et ignominieux. Cértainement la
superstition ést l’oprobre de la divinité ;
beaucoup mieux qu’on dit que
n’a jámais esté, que de dire qu’il y a eu
un certain
enfants d’abord qu’ils estoients nés, comme
les poëtes le disent de
la supérstition ést plus injurieuse a dieu
que l’atheïsme, elle est aussi plus dange-
reuse pour les hommes. L’atheïsme láisse
a l’homme son bon sens, il lui laisse la
philosophie, la piété naturele, les loix, le
désir de la bonne réputation. Toutes ces
choses peuvent ensemble conduire un
188.
un homme sans réligion a une vertu
morale, imparfaitte a la verité, mais la
supérstition détruit tout ce qui peut y avoir
de bon dans l’homme, et élle exerce sur
son ésprit une tirannie absolüe.
L’atheïsme ne cause jamais
de troubles dans l’etat, au contraire il
rend les hommes avisés pour ce monde, par-
cequ’ils ne pénsent pas a une autre vie,
et nous voyons que les temps les plus
inclinés a l’atheïsme, comme le temps
d’
la superstition a ruiné plusieurs etats,
introduisant une premiér mobile nouveau,
qui entraine toute la sphére du
gouvérnement.
Le peuple ést le pere de la supérs-
tition, et dans la supérstition les sages
obeïssent aux foûs, par un ordre renversé
la raison ést soumise a la politique.
Quelques prélats du concile
de Trente où la doctrine des theologiens
scolastiques fut fort ecoutée, dirent avéc
grande raison que les scolastiques ressem-
189.
bloient aux astronômes qui feignent des
cércles excentriques et epicycles et d’autres
choses qu’ils imaginent pour l’interest des
phénoménes, quoiqu’ils sachent qu’il n’y
a rien de tout cela ; et que demême les
scolastiques avoient inventé plusieurs
axiomes et theoremes subtils pour conser-
ver la pratique de l’Eglise.
Les causes de la supérstition
sont certaines ceremonies qui semblent
uniquement déstinées a flatter les sens,
l’excés de dévotion pharisaïque est toute
exterieure.
Une trop grande reverénce pour
la tradition qui de nécéssité surcharge
l’Eglise.
Les stratagémes des prelats et
des prestres pour satisfaire leur ambition
et leur avarice.
Trop de condescendance pour les
bonnes intentions qui introduisent des
nouveautés.
Le changement des choses naturel-
les et humaines en divines et surnaturelles,
190.
qui aportent un mélange de fantaisies
bizarres, et finalement des temps barbares
joints a des calamités et des mal’heurs
publics.
La supérstition sans voile est
diforme, et comme la réssemblance d’un
singe avéc un homme fait paroistre
cet animal plus laid, la réssemblance
de la supérstition avéc la religion
la fait parroître aussi plus diforme. De
même encore que les meilleures viandes
se corrompent et se changent en pétits
vers ; la supérstition change la bonne
discipline, et les coûtumes venerables en
momeries et en ceremonies super-
ficiélles.
Quélquefois on tombe dans une
sorte de supérstition pour vouloir eviter la
superstition. C’est ce qui arrive lorsqu’on
cherche a s’eloigner de celle qui ést désjà
receüe. Il faut tâcher d’eviter l’efet des
mauvaises médecines qui détruisent les
bonnes humeurs en même temps que
les mauvaises, cela arrive ordinairement
quand le peuple est le réformateur.
191.
DeJ’entens par bonté une qualité
naturélle qui fait qu’on souhaitte du
bien aux hommes. Les grécs l’apellent
l’exprime pas assés. J’apélle bonté
l’habitude de faire du bien, et bonté
naturelle, l’inclination a faire du bién.
Célle ci ést la plus grande de toutes les
vertus, et le caractére de la divinité.
Sans élle l’homme ne séroit qu’un ani-
mal inquiét, méchant, malheureux, un
éspéce d’insecte nuisible.
La bonté morale répond a la
charité chréstienne, élle n’est point
sujette a l’excés, mais a l’erreur. Une
ambition excessive a causé la chute
des anges. Un désir de sciénce excéssif
192
a fait chasser l’homme du paradis,
mais dans la charité, il ne sauroit y
avoir d’excés, par elle les anges ni les
hommes ne courent aucun risque.
L’inclination a la bonté est
enracinée dans la nature humaine,
lórsqu’elle ne trouve pas a s’exércer
envérs les hommes, elle s’exérce envérs
les bêtes. On peut le remarquér chés
les turcs, ils font des aumônes aux
chiens et aux oiseaux.
porte la dessus qu’un orfévre venitién
courût risque a
lápidé par le peuple pour avoir mis un
baillon au long béc d’un oiseau. Cepen-
dant cette vertu de bonté et de charité
a ses érreurs. Les italiens ont un
mauvais proverbe, qui dit,
non vaDREt
l’assurance de dire présque en termes
formels, que la foy chrestienne a donné
les bons en proye a la méchanceté
des tirans. Il le dit apparemment
parce que jamais loix ni opinions
193.
n’ont tant exalté la bonté que la réligion
chréstiénne.
Pour eviter le scandale et le
dánger, il ést bon de scavoir les érreurs
d’une habitude si excéllente. Cherchés
les biens d’autrui sans vous láisser seduire
a son air composé ; c’est une foiblesse
dont une ame timorée se rend quélquefois
esclave. Ne jettés pas une perle au cocq
d’
heureux avéc un grain de bled. Vous
avés l’exemple de dieu pour vous ins-
truire.
justos ac injustos,
pas également sur tous les hommes les
richésses et les honneurs. Des bienfaits
communs doivent éstre communiqués
a tout le monde. Mais il faut du
choix pour les particuliérs, en faisant
la copie prenés garde de ne pas rompre
l’original. L’amour de nous mesmes
est l’original, suivant la theologie célui
du prochain est la copie.
quod habes, atque clargire pauperibus
194.
ce que vous avés sans venir a ma suitte,
c’est a dire, si ce que vous attendés n’est
pas pour vous un bien plus considerable
que ce que vous abandonnés, autrement
pour nourrir le ruisseau, vous tarririés
la source.
Il y a non seulement une habitu-
de de bonté dirigée par la raison, mais il
y a aussi dans quelques pérsonnes une
diposition naturélle a faire du bién,
comme en d’autres une envie naturelle
de niure.
La malignité simple consiste
a parroître de mauvaise humeur, l’esprit
chagrin, sujet a contredire, dificile a manier,
&a.
Mais l’autre éspéce de malignité
qui ést plus forte, porte a l’envie. Ceux
qui y sont sujéts tirent leur plus grand
plaisir des mal’heurs d’autrui, et les
augmentent autant quil leur ést possible,
pires que les chiens qui léchoients les
playes du
195.
mouches qui s’attachent sur les bléssures, ét
les corrompent d’avantage. Ce sont des
misantropes qui sans avoir dans leur jardin
cet arbre si commode de
cépendant mener pendre tous les hommes,
mais on peut en faire des bons politiques,
de même que le bois courbé ést propre pour
faire des vaisseaux destinés a éstre agités,
mais non pas pour des maisons qui restent
en place.
Il y a plusieurs marques differentes
de bonté. Si un homme ést empressé &
obligeant pour les etrangérs, il fait voir
quil ést cytoïen du monde, s’il a de la
compassion pour les afflictions des autres,
il montre que son cœur ést semblable
a cet arbre noble qui est blessé lui même
lórsqu’il donne le beaume ; s’il pardonne
et qu’il oublie facilement les offénses, c’est
une marque que son âme est au dessus des
injures ; s’il est sensible aux pétites graces,
c’est une preuve qu’il ne régarde qu’a
l’intention. Mais surtout s’il a la pérféc-
tion de t. Paul
196.
anathême en
ses fréres, c’est une marque d’une nature
divine ét une éspéce de conformité au
197.
Les hommes craignent la mort,
comme les enfans l’obscurité, et comme
cétte crainte naturelle dans les enfans
est augmentée par les fables qu’on leur
raconte, on augmente de la même maniére
dans l’esprit des hommes la crainte qu’ils
ont de la mort.
C’est une chose loüable de
mediter sur la mort, si on la régarde
comme une punition du peché, ou comme
un passage a une autre vie. Mais c’est
une foiblesse de la craindre, si on la ré-
garde simplement comme le tribut qui
est dû a la nature.
Il éntre souvent de la vanité et
de la supérstition dans les méditations
pieuses. Il y a des moines
écrits sur la mortification, qu’un homme
198.
doit jugér par la douleur qu’il souffre,
quélquefois par un pétit mal au doigt,
combien est grande la douleur que cause
la mort, lórsque tout le corps se corrompt
et se dissoût. Mais souvent la fracture
d’un membre cause plus de douleur que
la mort même. Les parties les plus vitales
ne sont pas les plus sénsibles.
Célui qui a dit (en parlant
simplement comme philosophe) que l’apareil
de la mort éffraie plus que la mort même,
a eû raison a mon sens. Les gémissemens,
les convulsions, la pâleur, les pleurs de nos
amis, et la noire préparation des obséques,
c’est ce qui rend la mort terrible.
On doit rémarquer que toutes
les passions ont plus de force sur l’esprit
de l’homme que la crainte de la mort ;
elle ne doit pas éstre une ennemi si
redoutable, puisque nous avons toujours
en nous de quoy la vaincre. La vangéance
triomphe de la mort, lamour la méprise,
l’honneur la chérche, la douleur la souhaitte
comme un réfuge, la peur la dévance,
199.
Nous lisons même que lórsqu’
fût tüé, la pitié qui est la plus foibles des
passions engagea plusieurs de ceux qui
luy estoient attachés de se tuér par compas-
sion pour lui.
ceci l’ennüy et le chagrin. Songés, dit-il,
combien de temps vous avés fait la même
chose. Et non seulement un homme doüé
d’un grand courage, ou un homme fort mal-
heureux peu se donner la mort, mais même
on peut souhaitter de mourir par l’ennüy
de recommencer si souvent les mêmes choses.
On doit aussi rémarquer que
courageux et d’un genie superieur changent
peu a l’approche de la mort, ils consérv
jusqu’au dérnier moment le même caractere
d’esprit.
politesse.
vale.
la dissimulation.
éstant a sa chaise, et se sentant défaillir,
dit, vraiement je crois que je deviens un
dieu. Les dérniers mots de
200.
une sentence. Frapés, si c’est pour le bien
du peuple romain, et en même temps
il tendit le coû. Sevére en faisant ses
dépeches ; allons dépêchons, si jay encore
quelque chose a faire, de même de
beaucoup d’autres.
Les stoïciens se donnent trop de
soins pour nous soulagér de la crainte
de la mort. Ils l’ont rendüe plus terrible
par leurs grands preparatifs. J’aprouve
d’avantage celui qui place tout t
la fin de la vie entre les ofices de la
nature. Il est aussi naturél de mourir
que de vivre, et peut’éstre on souffre auta-
nt en náissant qu’en mourant. Celui qui
meurt occupé de quélque grand dessein
dont il souhaitte avéc passion l'accomplisse-
ment, peut se comparer a celui qui ne
sent pas la douleur d’une bléssure dans
la chaleur d’une bataille. Mais surtout
il ni a rién de plus doux que de pouvoir
chanter.
a un bût digne d’estime et de gloire, la
mort produit éncore ce bon éfet, elle ouvre
201.
la porte a la renommée, et détruit l’envie.
sera aimé aprés sa mort.
Voila pour ainsi pensoient les philosophes du
paradigme
may malheur a celuy qui
a la mort n’auroit que de
telles consolations, puisqu’il n’y a
que la vraye religion qui puisse
en procurer de solides. DR
202.
De laUn homme peut éstre jeune en année
et vieux en heures, s’il n’a pas perdû son
temps. Céla arrive rarement. La jeunésse
réssémble aux premiéres pensées qui le
cedent en prudence aux secondes. Car
les pensées ont aussi leur jeunésse.
La jeunésse ést fertile en inventions
plus que la vieillesse. Elle est aussi féconde
en imaginations vives, et qu’on prendroit
quélquefois pour des inspirations.
Les esprits trés vifs, pleins dardeur
et de désirs violents ne sont propres pour
les afaires qu’aprés que leur jeunesse est
passée ; comme on peut le remarquér de
dit du dérniér. a
favoribus plenam.
203.
des plus grands empereurs. Mais un
ésprit flégmatique et rassis peut fleurir
dés sa jeunésse : nous avons pour exem-
ples,
de foix
vivacité de la jeunésse se trouvent joints
a un age mûr, c’est une excéllente compo-
sition pour les afaires. La jeunésse ést plus
propres a imaginer qu’a raisonnér ; a
executér qu’a deliberer ; et pour les nouve-
aux projéts que pour les afaires etablies :
car il y a des cas ou les pérosnnes d’un
age avancé peuvent tirér avantage de leur
experiénce, mais dans les afaires toutes
neuves, elles les preoccupent et les arrêtent.
Les érreurs des jeunes gens les
portent souvent a la déstruction, célles
des vieillards sont differentes. Ils
manquent ordinairemnt en ne faisant
pas assés, ou assés tost.
Les jeunes gens embrassent plus
quils ne peuvent ateindre, ils émeuvent
plus qu’ils ne sauroient résoudre, ils volent
au fait sans examinér assés les moyens,
204.
ils suivent en aveugles des principes qu’ils
ont prit par hazard, ils tentent les rémédes
extrémes dés le commencement, ils introdui-
sent des nouveautés qui attirent des incon-
veniéns quils n’ont pas prévûs, ils ne
veulent point avoüer ni rétracter leurs
érreurs, et par la ils les rédoublent, et
se jéttent plus vite dans le précipice,
comme un chéval qui ne veut ni tourner
ni arréstér.
Les vieillards font trop dobjéctions,
consultent trop longtemps, craignent trop
les dangérs, chancélent, et se repentent avant
d’avoir faillis, et ménent rarement une
afaire a sa pérféction. Ils se contentent
d’un succés médiocre. Un mélange des
deux auroit des grands avantages, pour
le présent, les qualités des uns suppléeroie
au déffaut des autres, pour l’avenir la
modération des vieux seroit une instruction
pour les jeunes. Enfin cet assemblage si
bon en lui même produiroit encore des
bons éféts a l’exterieur, par ce que les
vieillards ont l’autorité pour eux, et les
205.
jeunes gens la faveur, et plus de
popularité.
Peut’estre a t’elle l’avantage
dans la morale (la jeunesse) et les
vieillards dans la politique. Un certain
Rabin sur le texte.
visiones, et senes vestri somniabunt somnia
infére que les jeunes gens sont admis
plus prés de dieu que les vieillards, par
ce que une vision ést une révolution
plus manifeste qu’un songe.
Plus on s’imbibe du monde, plus
on doit s’en énnivrér. La vieillésse perféc-
tionne le raisonnement, plus qu’elle ne
corrige les désirs ou la volonté.
Il y a des ésprits prématurés
qui déviénnent insipides dans la suitte
qui sont trop aigûs, et qui perdent leur
pointe, comme il arriva au rhéteur
subtils, et qui dévint ensuitte hebêté. De
même encore ceux dont les facultés naturélles
conviénnent mieux a la jeunésse qu’a un
age avancé, comme une eloquence trop
206.
fleurie.
sur sa maniére de haranguér
neque idem decebat.
trop au commencement, et qui se trouvent
dans la suitte surchargés de leur propre
grandeur, comme
quel
207.
DesLes soupçons sont éntre nos
pensées ce que sont les chauves souris
parmi les oiseaux, et comme elles ils
ne volent que dans l’obscurité, on ne doit
pas les écoûter, ou du moins y ajouter
foy trop facilement, ils obscurcissent
l’esprit, éloignent les amis, et émpêchent
qu’on n’agisse constamment et avéc assu-
rance dans les afaires. Ils disposent les
rois a la tirannie, les maris a éstre
jaloux, et les sages a la mélancolie &
a l’irrésolution. Ce défaut vient plustost
de l’esprit que du cœur, et souvent il trouve
place dans des ames courageuses.
611
Jamais personne n’a esté plus courageux
ni plus soupçonneux que lui. Dans un
ésprit de cette trempe, les soupçons n’y font
208.
point tant de mal, ils n’i sont reçeus
qu’aprés qu’on a examiné leur probabilité ;
mais sur les ésprits timides ils prénnent
trop d’empire.
Rién ne rend un homme plus
soupçonneux que de savoir peu, on doit
donc chérchér a s’instruire comme un
moyen de guérir ses soupçons. Les soupçons
sont nourris de fumée et dans les
ténébres, mais les hommes ne sont point
des anges, chacun va a ses fins particuli-
éres, et chacun est attentif et inquiet sur
ce qui le régarde. Le meilleur moyen de
modérer sa défiánce ést de préparér des
remedes contre les dangérs dont nous
nous [
indubitablement arrivér, et en même temps
de ne pas trop s’abandonner a ses soupçons,
parce quils peuvent éstre faux et trom-
peur, de cette maniére il n’est pas impossi-
ble qu’ils nous deviénnent même utiles.
Ceux que nous formons nous
même ne sont pas a beaucoup prés si
facheux que ceux qui nous sont inspirés.
209.
par l’artifice, et le mauvais caractere
d’autrui, ceux la nous piquent bien davan-
tage. La meilleur maniére de se tirer du
labirinthe des soupçons, c’est de les avoüer
franchement a la partie suspecte, par la
on découvre plus aisément la verité, et on
rend célui qui ést soupçonné plus circonspect
a l’avenir. Mais il ne faut pas user de
ce remede avéc des ames basses. Quand des
gens d’un mauvais caractére se voïent
une fois soupçonnés, jámais aprés ils ne
sont fideles. Les italiens disent,
-cia fede
chassoit la bonne foy, mais il devroit plus-
tôt la rapéller et l’obliger a se montrer plus
ouvértement.
210.
DeL’amour c’est une passion plus
utile au théatre qu’a la vie de l’homme,
aussi sert élle de sujét ordinairement aux
comédies et aux tragédies ; mais elle ést
toujours également dángereuse pour les
hommes, quélquefois comme une siréne,
quélquefois comme une furie.
On peut rémarquér que parmi les
grands hommes, soit de l’antiquité ou des
modernes, pas un ne s’est láissé transporter
a un excés damour insensé ; c’est une preuve
que les grands genies et les grandes afaires
n’admettent point cette foiblesse. Il faut
cependant éxcépter
éstoit adonné a ses plaisirs, mais l’autre
avoir mené une vie sage et austére. Preuve
certaine que l’amour peut quélquefois
211.
s’emparer d’un cœur bién fortifié, si l’on n’y
fait pas bonne garde.
L’idée d’
dit
Comme si l’homme qui est formé pour conte-
mpler le ciél devoit se créer une idole,
l’adorér ici bas, et mettre sa plus grande
felicité (si ce n’est a satisfaire ses apétits
gloutons comme les bestes) du moins a
jouir avéc avidité des objéts les plus capables
de recréer ses yeux, qui lui ont esté donnés
cépendant pour des sujets d’une plus
haute dignité.
On doit considérer qu’il náît de
cette passion des excés ofensans pour
toute la nature, et qu’elle dégrade toute
chose jusqu’a vouloir établir pour régle
infaillible que l’hiperbole ne convient
qu’a l’amour. On a eû raison de dire
minores conspirant esse unum quœ sibi ipsi.
Mais un amant ést éncore un plus
grand flatteur. L’opinion que peu avoir
de lui même l’homme le plus vain n’aproche
212.
pas de célle dun amant pour la personne
qu’il aime, aussi rien n’est plus vray que ce
qu’on a dit, qu’il éstoit impossible d’estre
amoureux et sage en même temps. Cette
frénésie parroist non seulement ridicule
a ceux qu’elle ne régarde pas, mais si
l’amour n’est pas réciproque, elle le paroît
encore d’avantage a la personne aimée ;
et qui n’aime point. Il ést cértain ou que
lamour se païe par l’amour, vu qu’il ést
trés méprisé, et c’est encore une raison pour
se garder d’avantage de cette passion, qui
nous fait pérdre non seulement les choses
les plus desirables, mais qui savilit aussi élle
même. Pour les autres pértes qu’elle cause,
la fable nous les réprésente d’une maniére
trés claire, quand élle dit que celui qui
donna la préférénce a
dons de
se livre a l’amour renonce aux grandeurs
et a la sagesse.
Nous sommes ordinairement surpris
des accés de cette passion lórsque nóstre
esprit ést le moins a lui même, c’est a dire,
213.
dans la grande prosperité, ou dans une
extréme advérsité. Ces deux temps (quoiqu-
on n’ait pas fait encore cette rémarque a
l’egard du dernier) sont favorables a la
náissance de l’amour, et c’est une des preuves
qu’il est l’enfant de la folie.
Ceux qui ne peuvent pas se déli-
vrer de l’amour, doivent du moins se sépa-
rér de leurs afaires serieuses. S’il y est
une fois admis, il méttra tout en désordre,
et l’on ne travaillera plus pour le bût qu’on
s’estóit proposé.
Je ne scai pas pourquoi les guérri-
ers sont si fort adonnés a l’amour, si ce
n’est pas la même raison quils se livrent
au vin ; c’est a dire, par ce que les périls
veulent éstre païés par les plaisirs.
Il y a dans la nature humaine
une inclination secrétte qui a porte a
lamour. Si cette inclination ne se fixe
pas sur une personne seule, elle s’etend
naturéllement sur plusiéurs, et rend les
hommes humains et charitable, comme
on peut le rémarquer par le caractére de
214.
quelque réligieux.
L’amour conjugal produit le
genre humain, lamour ou l’amitié le
rendent plus parfait, mais l’amour débau-
ché l’avilit et le corrompt.
215.
DeLa fourmi est un animal,
sapiens
mais élles ést nuisible dans un jardin.
Cértainement ceux qui s’aiment trop sont
comme élle incommodes au public. Sui-
vés un milieu raisonnable entre vótre
intérêt et celui de la société. Soyes atten-
tif a ce qui vous régarde sans contrecarrer
ni oublier les interêts des autres, surtout
ceux de vótre patrie et de vótre roy.
Il y a de la bassésse a faire de son
interest particuliér le centre de toutes ses
actions, rien n’est plus terrestre, car la
terre ést fixe et arrestée sur son centre.
Mais tout ce qui a de l’afinité avéc les
216.
cieux se meut sur un céntre etranger
au quél il ést de quélque secours. Il
est plus tolérable dans les princes de
rapporter tout a ceux mêmes, parcequ’un
grand nombre de pérsonnes sont attachées
a leur sort, que le bien et le mal qui leur
arrive se partage pour ainsi dire avéc
le public. Mais ce défaut ést pernicieux
dans ceux qui servent un prince ou un
Etat. Toutes les afaires qui passent par
leurs mains sont tournées a leurs fins
particuliéres qui sont le plus souvent
fort eloignées de célles de leur maitre :
les princes et les Etats doivent donc choisir
des ministres exempts de ce vice, sans
cela leurs afaires seront seulement accéssoi-
res ; ce qui rend encore ces sortes de
caractéres plus dangereux, c’est qu’avéc
eux toutes sortes de propositions sont
perdües. Il est injuste que les avantages
de ceux qui servent soient préférés a
ceux du maitre qui ést servi. Mais il
est encore bien plus condamnable qu’un
pétit interêt de celui qui sért, soit préféré
217.
préféré a un grand interêt du maitre.
C’est cépendant ce qui arrive souvent par
la mauvaise foy d’une sorte de ministres,
comme, trésoriérs, ambassadeurs généraux
darmée, et tous autres ministres qui man-
quent de fidelité. Les gens de ce caractere
donnent un biais a leur boule pour attraper
en passant leurs petits avantages, et
renversent par la de grandes et importantes
afaires ; ordinairement le profit qui leur
en reviént est proportionné a leur etat
et a leur fortune : mais le mal quils
font en échange ést proportionné a l’etat
ou a la fortune de leur maitre. Le
naturél de ces gens qui s’aiment par dessus
tout, ne les porte point a mettre le feu a
la maison de leur voisin, s’ils n’ont envie
de faire cuire un œuf. Cependant les
ministres de cette humeur sont souvent
en crédit, parce qu’aprés leur interrest parti-
culier, ils n’en ont point de plus chér que
de plaire a leur maître, et pour ces deux
choses qui ont souvent du raport ensemble,
ils trahissent les afaires dont ils sont
218.
chargés.
Ce grand amour de soi même
a divérses propriétés toutes pernicieuses
on croiroit quelquefois que les pérsonnes
qui s’y livrent ont le même instinct des
rats qui leur fait déserter une maison
avant qu’elle ne s’eboule. Quelquefois aussi
ils ressemblent au renard qui chasse le
blereau du trou qu’il avoit creusé pour
lui même, et quelquefois enfin pareils aux
crocodilles ils pleurent et gémissent pour
dévorer.
On rémarque que ceux qui sont
du caractere que
(sans rivaux ordinairement) finissent
présque tous par éstre malheureux. Ils
n’ont sacrifié toute leur vie qu’a eux
mêmes, ils deviénnent enfin des sacrifices
pour la fortune a la qu’elle cependant ils
croient avoir coupé les aîles par leur rare
prudence.
219.
DeL’etude sért a récréér l’esprit,
ou a l’ornér, ou a se rendre plus habile
dans les afaires. Alégard de la récréation
ou du plaisir que fournit l’etude, ce n’est
que dans une vie privée et retirée qu’on
peut s’y livrér. L’ornement s’emploie dans
le discours, et l’habilité paroît par la soli-
dité du jugement, et par la maniére de
conduire les afaires. On peut se rendre par
l’experiénce propre pour l’exécution et pour le
détail d’une afaire en particuliér, mais le
conseil en général, les projéts, et la bonne
administration viénnent plus sûrement
du savoir.
Emploïer trop de temps a la
lecture et a l’etude, n’est qu’une parésse
qui a bonne mine. S’en servir trop pour
orner son discours est une affection.
220.
Formér son jugement purement sur les
précéptes tirés des livres est trop scolastique
et trés incertain. Les lettres perfectionnent
la nature ; et sont perfectionneés par
l’experiénce. Les talens naturéls de même
que les plantes ont besoin de culture,
mais les lettres apprénnent les choses
d’une maniére trop vague, si élles ne
sont détérminées par l’experience.
Les personnes adroittes et artificieus-
es méprisent les lettres, les simples les
admirent, les sages en font usage. Ce
qu’on ne sauroit tirer des lettres seules ;
c’est la prudence qui n’est pas en elles,
qui ést au dessus d’elles, et qu’on n’acquiert
que par des sages réfléxions.
Ne lisés point un livre avéc un
ésprit critique pour en disputer, ni avéc
trop de crédulité, ni enfin pour faire
usage dans vos discours de ce que
vous aurés retenû, mais lisés pour éxa-
miner et pour pénser. Il y a des livres
dont il faut seulement goûter, d’autres
dévorer, et d’autres (mais en petit nombre)
221.
quil faut mâcher et digerer. J’ai voulû
dire quil y a des livres dont il ne faut
lire que des morceaux ; d’autres quil
faut lire tous entiérs, mais en passant ;
et quelques autres, mais qui sont rares,
quil faut lire et relire avéc une extrême
application. Il y en a aussi plusieurs
dont on peut faire tirer des extraits,
mais ce sont ceux qui ne traittent des
sujets importants, et qui ne sont pas
ecrits par des bons auteurs.
La lécture instruit, la dispute, et
la conference réveillent et donnent de la
vivacité, en ecrivant on déviént exact,
et on retient mieux ce qu’on lit ; céluy
donc qui ést parresseux a faire des
notes a besoin d’une bonne mémoire ; célui
qui confére rarement a besoin d’une
grande vivacité naturélle, et il faut
beaucoup d’adrésse a celui qui lit peù :
pour cacher son ignorénce.
L’etude de l’histoire rend un
homme prudent, la poësie spirituél, les
mathematiques subtil, la philosophie
222.
naturélle profond, la morale régle les
mœurs, la dialectique et la rhetorique
le rendent habile et disposé a disputer
point de défaut naturél qu’on ne puisse
corriger par quelqu’etude propre pour
cet éfét, de même qu’on remedie aux
maladies du corps par quélque exercice
convénable. Le jeu de boule ést bon pour
la gravelle et pour les reins, de tirer de
l’arc pour les poûmons et pour la poitrine,
de se promener doucement pour l’estomac,
de monter a cheval pour la teste ; de
même qu’un homme qui n’a pas l’esprit
posé et attentif s’applique aux mathéma-
tiques, car s’il est distrait dans la
démonstration, il fáudra quil recommence ;
s’il ést brouillé et peu exact dans ses
distinctions quil étudie les scolastiques,
ils sont
bien discourir d’une afaire, prouver et
demontrér une chose par une autre, qu’il
etudie les jurisconsultes. C’est ainsy qu’on
peut trouvér dans l’etude des remedes a
tous les défauts de l’esprit.
223.
De
qu’une mouche posée sur l’essieu d’une roüe
disoit, combien de poussiére j’eléve. Il y a
des gens si vains et si présomptueux,
que lórsqu’une chose va d’elle même, ou
par un pouvoir superieur, s’ils y ont eù
la moindre part, ils s’imaginent qu’ils
ont tout fait.
Les personnes qui ont beaucoup de
vanité ont toujours l’esprit inquiet &
entreprenant, par ce qu’il ni a point d’osten-
tation sans une comparaison de soi même.
Il faut aussi qu’ils soient violens pour
soûtenir leurs fanfaronades, mais ils
ne sauroient garder de secret, ce qui
les rend moins dangereux. Ils font plus
de bruit que de besogne, suivant le
proverbe françois. On peut cépendant
224.
en tirér quelquefois de l’utilité dans les
afaires, surtout pour répandre des bruits
ce sont d’excellentes trompétes. Ils sont
bons aussi, comme
dans le cas d’
car il y a des occasions ou les mensonges
et les exagérations peuvent servir. Par
exemple si un homme veut engager
deux puissances dans une guerre contre
une troisiéme, et qu’il éléve outre mésure
la puissance de chacun des deux, quand
il parle a l’un ou a l’autre, cela peut
avancer son dessein. Quélquefois encore
célui qui ménage une affaire entre
deux particuliérs, et qui exagere son
pouvoir sur l’esprit de l’un et de l’autre
peut l’augmenter rééllement sur tous les
deux, et ainsy il arrive dans des cas
pareils, que quélque chose est produit de
rién, car un mensonge produit une opinion,
et l’opinion une substance.
Il ést a propos que les gens de
guerre soient glorieux. Comme le fer
aiguise le fer, la gloire des uns aïguise
225.
et réveille celle des autres.
Dans des afaires de particuliérs
dangéreuses et dificiles, les esprits vains
et présomptueux y donnent le branle, et
mettent les autres en train. Les ésprits
plus solides et plus modestes ont plus de
lést que de voile.
La réputation aussi des savants
ne vole pas si haut sans que la vanité
y fournisse quelque plume.
gloria libros scribunt, nomen suum inscribunt.
La gloire contribüe a perpetüer la memoire,
et la vertû pour éstre celebrée doit moins
attendre des hommes, que d’elle même.
La réputation de
et de
jusqu’a present, du moins avéc tant de
force, s’ils n’auroient pas eû un pèu de
vanité, elle est semblable au verny
qui fait durer le bois, et qui lui donne
aussi du lustre. Mais je ne prétend
pas parler de la qualité que
a
226.
vanité mais une prudence jointe a
beaucoup de grandeur d’ame qui ést
agréable et qui sied bien a certaines
pérsonnes. Car dans les excuses, dans
les soumissions, et même dans la modestie
bien ménagée, il se mêle souvent de
l’ostentation et de la vanité.
Le moyen le plus adroit pour
flatter sa vanité, c’est célui dont parle
une bonne qualité que l’on possede soy-
même. En loüant ainsy un autre, vous
vous servés vous même, car il ést superieur
ou inferieur a vous dans la chose que
vous loüés. S’il est inferieur et quil merite
la loüange, vous la merités bien davanta-
ge. S’il y ést superieur, et quil ne la merite
pas, vous la merités encore bien moins.
Les personnes vaines sont méprisées
des sages, admirées des foûs, les idoles et
la proye des parasites, et les esclaves de
leurs propres défauts.
227.
DeL’ambition réssemble a la
colére. La colére rend un homme deter-
miné, actif, remüant, si elle n’est pas
arrestée, mais si on l’arreste dans son
cours, elle s’aigrit et dévient pour ainsy
dïre, aduste, par consequent plus dange-
reuse et plus maligne. Il en ést de même
de l’ambition. Si un ambitieux trouve
le chemin ouvért pour s’eléver, et qu’il
aille toujours en avançant, il est plus
agissant que dángereux. Mais si
ses désirs sont arrestés, il dévient
mécontent en secret, il régarde de mau-
vais œil les hommes et les afaires, et
n’est bien satisfait que lorsque tout va
de travérs, ce qui ést le plus grand de
tous les défauts pour un ministre. Il
est donc bon si un prince se sert d’un
228.
ambitieux, qu’il le conduise de maniére
qu’il aille en avançant sans jamais
reculer, sans quoy c’est donner lieu a
bien des inconveniens, et il vaudroit
beaucoup mieux ne le point emploïer,
car si ses services ne le font pas mon-
ter, il faira en sorte que ses services
tomberont avéc luy.
Puisque nous avons dit qu’il
seroit a propos de ne point employer des
ambitieux, au moins sans necessité ; il
faut examiner en quel cas il peut éstre
nécéssaire de s’en servir. On doit a la
guerre choisir par préference les bons
generaux quelques ambitieux qu’ils
soient. L’utilité de leurs services lempor-
te sur tout le reste, et vouloir qu’un
homme de guerre n’ait pas d’ambition,
c’est vouloir lui oster les éperons. On
peut encore tirer un bon usage des
ambitieux en les faisant servir comme
des boucliérs pour les princes, contre les
dángers et contre l’envie. Personne ne
joüera ce rolle quil ne soit ainsy qu’un
229.
oiseau qui a les yeux crévés et qui va
toujours en montant, par ce qu’il ne voit
pas autour de lui. On peut encore faire
usage d’un ambitieux en se servant de
lui pour en abaissér un autre qui s’eléve
trop, c’est ainsi que
jan
ambitieux sont nécéssaires dans tous ces
cas, il reste a dire comment on peut les
retenir de maniére quils soient moins
dangereux. Ils le sont moins lorsqu’ils
manquent de náissance et lórsqu’ils sont
dune humeur brusque et rude que s’ils
éstoient afables et populaires ; s’ils sont
nouvéllement élévés que s’ils estoient assurés
dans leur grandeur, et qu’ils y eussent, pour
ainsi dire, pris racine.
Quélques personnes régardent
comme une foiblesse dans un prince d’avoir
un favory. Mais c’est le meilleur de tous
les remedes contre l’ambition des grands
et des magistrats. Car si le pouvoir
davancér et de nuire est éntre les mains
d’un favory, il ést trés rare qu’un autre
230.
s’elévé trop. Un moyen encore de les tenir
en bride, c’est de leur oposér quelqu’un aussi
ambitieux qu’eux même, mais il faut en
ce cas des moderateurs qui tiénnent le
milieu entre les deux, pour evitér les factions
et le désordre. Sans ce lést le vaisseau
rouleroit trop. Enfin le prince peut au
moins protéger et enhardir quélqu’un d’un
ordre inferieur qui servira comme de
foüet aux ambitieux. Il peut encore
éstre utile pour les retenir sils sont timides,
de leur faire envisager une ruine proch-
aine. Mais ce parti est dangereux s’ils
sont audacieux et entreprenans, et peut
loin de les arrester, précipiter leurs desseins.
Il est absolument nécessaire de les abattre
et qu’on ne puisse pas le faire tout d’un
coup, avéc sureté, le meilleur parti est
d’entremêler continüéllément les faveurs
et les disgraces, pour quils ne scachent ce
quils ont a éspérer ou a craindre, et qu’ils
se trouvent comme perdus dans un labirinte.
L’ambition ou l’envie de l’emporter
dans les grandes choses cause moins d’embarras
231.
dans les afaires, que célle de se mêler de
toutes choses. Célle ci engendre beaucoup de
confusion et de desordre; cépendant un
ambitieux qui est rémuant dans les afaires
est moins dángereux que célui qui est
puissant par le nombre de pérsonnes
qui dépendent de lui. Célui qui veut
briller parmi les habiles gens entreprend
des choses grandes, et c’est du moins un
avantage pour le public. Mais célui
qui veut estre la figure entre les chifres
est la peste de son temps.
Les honneurs aportent trois avantages,
de pouvoir faire de bien, d’approchér des
princes et des grands, et de faire sa
fortune propre. Le sujet qui ne cherche
dans son ambition que le premier de ces
avantages est un homme de bien, et le
prince est prudent sil fait distinguer parmi
ceux qui le servent celui qui agit par un
tel motif, que les princes et les Etats choisisse
donc autant qu’il leur sera possible des
ministres qui soient plus touchés de
leur devoir que de leur élévation, qui éntrent
232.
dans les afaires plustôt par conscience que
par ostentation, et quils tachent aussi de
distinguer une humeur a se mêler de tout,
d’un esprit de bonne volonté.
233.
On ne sauroit niér qu’il n’i ait
des accidens étrangérs ou des hazards qui
ne dependent point de nous qui contribüent
beaucoup a la fortune. La faveur des
grands, une conjecture heureuse, la mort
des autres, ou énfin une occasion favo-
rable a la vertû qui nous est propre.
Mais il est sur cépendant que chacun a
en lui même le pouvoir de faire sa
fortune,
poëte. La faute d’un homme est la
cause etrangere, la plus commune de la
fortune d’un autre, et c’est par cétte voye
qu’on avance le plus vîte
serpentem comederit, non fit draco.
Les vertus eminentes et qui ont
beaucoup d’eclat attirent les loüanges. Mais
il y a des vertus qui sapercoivent a peine
234.
et qui font la fortune, de cértaines
maniéres déliées qu’on ne sauroit trop
éstimer, et que les espagnoles appéllent,
soit d’un caractere rude n’i dificultueux,
au contraire son esprit doit éstre souple
et propre a tourner avéc la roüe de la
fortune.
vieux
et de corps quil eût fait fortune en quélque
païs qu’il fût né, ajoute qu’il avoit,
versatile
Si on régarde fixement et avéc atten-
tion, on verra que la fortune ést aveugle,
mais non pas invisible. Le chemin de la
fortune est semblable a la voye lactée, c’est
un assemblage de plusieurs petites étoiles
qu’on n’aperçoit pas estant séparées, mais
qui jointes ensemble sont claires et aparentes.
De même il y a beaucoup de petites vertûs
qu’on ne peut pas présque apércévoir, ou
pour mieux dire, de certaines facultés
ou habitudes commodes qui rendent les
hommes fortunés. Les italiens en remarque
235.
quelques unes qu’on n’imagineroit pas,
lórsqu’ils parlent d’un homme propre a
faire fortune, ils demandent qu’il ait
entre autres qualités,
éfét il ni a point de qualité plus nécéssaire
pour parvenir que ces deux ci, d’avoir un
grain de folie, et de n’estre pas trop hon-
neste homme. C’est pour cela que ceux
qui aiment trop leur patrie, ou leur prince,
n’ont jámais ésté, et ne sauroient éstre
bien fortunés. Lorsqu’un homme détourne
ses régards et sa pensée sur un objét
etranger, il s’egare, et perd immanquáble-
ment son vray chémin.
Une fortune rapide rend un hom̃e
audacieux et remuant. Mais une fortune
exercée le rend habile. On doit réspéctér
la fortune quand ce ne seroit que pour la
confiance, et pour la reputaiton qu’elle nous
donne. La prémiére est en nous mesme,
la seconde est dans les autres.
Les hommes prudents pour eviter
l’envie qui est attachée a la vertû attribüent
tout ce qui leur arrive d’heureux a la fortune
236.
ou a la providence, comme le meilleur
moyen de jouir de leur grandeur avéc
plus de tranquilité. Rien aussi n’attire
a un homme plus de consideration que
lórsqu’on s’imagine que quélque puissance
superieur prend soin de le conduire.
dans une tempeste dit a son pilote, tu
portes
préferé le nom d’heureux a célui de grand.
On remarque que ceux qui ont
trop attribué a leur sagésse ou a leur po-
litique ont fini mal’heureusement.
l’athenien ne prospera pas depuis que
dans une h’arangue ou il rendoit compte
de son gouvérnement, répéta plus d’une
fois, et dans ceci la fortune n’i eût
point de part.
Il y a des personnes dont la fortune
est semblable aux vers d’
sont plus aisés et plus coulans que ceux
des autres poëtes, comme
rémarque dans la comparaison qu’il fait
de la fortune de
d’
237.
il dépend en grande partie des hommes
de la rendre télle.
238.
DeLa condition de ceux qui ont pèu
a désirer et beaucoup a craindre, c’est
cépendant célle de présque tous les
rois. Placés au plus haut dégré, ils
ne savent a quoy ils doivent aspirér,
pendant que des idées continüélles de
fantômes et de dángérs menaçans rém-
plissent leur esprit de troubles et
d’agitation. Ceci démontre ce que dit
l’ecriture, que le cœur des rois ést
impénétrable, car un nombre infini
d’inquiétudes et aucun désir qui prédomine
et qui dirige les autres, rend le cœur
de l’homme dificile a connoître. De la
vient aussi que les princes ont des
gouts qui leur sont particuliers et
qu’ils donnent souvent tous leurs soins
a des choses frivoles et peu dignes de
239.
leur grandeur. La chasse, les batimens,
l’elévation d’un favori, quélquefois même
un art mécanique les occupent uniquement
de l’arc,
etrange a ceux qui ne connoissent pas cét
axiome, que l’esprit de l’homme se plaît
bien plus a avancér dans les petites choses
qu’a s’arrester dans les grandes. Nous
voyons aussi que les rois qui ont comm-
encé par faire des conquêtes, et qui dans
la suitte se sont vûs arréstés par l’impossibi-
lité d’avancer a l’infini, se sont a la fin
tournés a la supérstition, et a la mélancolie,
comme
de nôtre temps
célui qui ést accoustumé d’avancer toujours
se voit arresté dans sa course, il n’est
plus content de lui même et deviént tout
diférent de ce quil éstoit.
Il ést bien dificile de connoitre a
fonds le vray temperamment d’un empire,
et de scavoir exactement le régime qui lui
240.
conviént. Tout tempéramment (bon ou
mauvais) est toujours composé de contraires,
mais il y a bien de la difference entre
scavoir faire un mélange de contraires,
ou scavoir les emploïer a propos altérna-
tivement. La réponse d’
lui demandoit ce qui avoit causé la perte
de
corder sa harpe, mais dans le t
quelquefois il montoit les cordes trop haut,
et quelquefois trop bas ; Il ést certain que
rien n’afoiblit tant l’autorité que ce mauv-
ais accord du pouvoir porté quélquefois
trop haut, et quélquefois trop rélâché.
Il semble que les ministres de
nôtre temps ne soient occupés qu’a cher-
chér des prompts remédes pour echaper
aux dangérs prochains, au lieu de
songer a les prévénir par des moyens
solides et bien fondés. Célui qui les
attend sémble défier la fortune &
vouloir lutter contre elle, mais qui ést-ce
qui peut éviter l’étincelle et dire de quél
241.
costé élle partira ?
Les dificultés dans les afaires des
princes sont grandes et en grand nombre ;
mais la plus grande de toutes vient de
leur propre caractere. Il ést ordinaire
aux princes, dit
choses qui se contrarient,
regum voluntates vehementes, et inter se
contrariœ
pouvoir de commander et de vouloir la
fin, sans pérméttre les moyens.
Les afaires des rois sont avéc
leurs voisins, leurs femmes, leur enfans,
leurs prélats ou le clergé, les grands, la
noblesse, les marchands, le peuple, et
les soldats, et sans les soins nécéssaires
tout cela est a rédouter.
Prémiérément pour leurs
voisins, on ne peut donner de régle
générale, les occasions sont trop variables.
Il y en a une cependant qui ést toujours
bonne. C’est que les prince veillent conti
nüellement pour que pas un de leurs
voisins déviénne plus puissant et plus en
242
etat de leur nuire, qu’il n’estoit auparavant,
en augmentant ses etas, en aprochant
plus prés de leur costé, en s’attirant le
commerce &ca.
Les rois
l’empereur
triumvirat veillerent téllement les uns
sur les autres que pas un des trois ne
pouvoit gagner un pouce de terrein que
les deux autres aussitôt ne se liguassent
pour retablir l’equilibre, & ils ne faisoient
point la paix quils n’en fussent vénus
a bout. Il en fut de même de cette ligue
entre
de Médicis
surété de l’
Lopinion de quelques scolastiques doit
éstre rejettée, qu’il n’est pas permis de faire
la guerre, si l’on n’a point reçeu d’injure
auparavant, car une crainte légitime
d’un dangér eminent, est une occasion
licite de prendre les armes sans qu’aucune
autre violence ait précédé.
243.
Alégard de leurs femmes,
il y a des exemples cruéls.
infame pour avoir empoisonné son
mari.
a perdu
et a causé de grands troubles dans la
maison, et dans la succession de son
mary. La femme d’
contribua beaucoup a le faire chasser, et
a sa mort, ces dangers sont t
a craindre quand leurs femmes ont des
enfans d’un premier mari, ou élles
ont des amans.
Les enfans des rois font joüer
souvent de cuélles tragedies, et souvent
aussi les soupçons des peres ont causé
de trés grands mal’heurs. La mort
de
fut si fatale a la race de
la succession des turcs est fort suspéct
depuis ce temps, car on a soupçonné
de
ésperance que son pere
244.
grand fit mourir a aussi esté fatale a sa
maison ; deux autres de ses fils moururent
de mort violente, et le troisiéme
ne fût guéres plus heureux, il mourut de
maladie, mais aprés que
armes contre lui. La mort de
fils de
retomba sur son pere qui en mourut de chagrin
et de repentir. Il y a beaucoup d’exemples
semblables a ceux ci, et il ni en a présque
point ou il soit révenû quélque bien aux peres
d’avoir attenté a la vie de leurs fils a moins
qu’ils n’eussent pris les armes contr’eux, com̃e
fils d’
Pour les prelats, il y a du danger,
lorsquils sont puissans et orgueilleux, come
les archevéques de
contre l’epée royale, quoiquils eussent
afaire a des rois fiérs et d’un grand
courage,
et
craindre, lórsque le clergé ne dépend pas
245.
d’une puissance etrangere, et que ce n’est
pas le peuple, mais le roy ou des patrons
particuliérs qui nomment aux bénéfices.
Pour les grands, il est bon de les
tenir dans une distance proportionnée a ce
qu’ils doivent au roy, en les abâttant, on
pourra rendre le roy plus absolû, mais
aussi il sera moins assuré, et moins en etat
de venir a bout de ses desseins. Je l’ai remar-
qué dans mon histoire de
roy d’
sont venus les troubles et les difficultés de
son temps ; car quoiqu’ils fussent fidéles, &
quils restassent dans le devoir, cependant ne
travaillant pas de concért avéc lui dans
les afaires, il éstoit obligé de faire tout
par lui même.
La noblésse éstant un corps dispersé,
n’est pas dangéreuse, elle peut parler haut,
mais sans faire grand mal ; elle sert
de contrepoids aux grands, et les émpêchent
de venir de dévénir trop puissans ; et comme
elle touche au peuple de plus prés, elle a
aussi plus d’autorité sur lui, et élle est
246.
plus propre a tempérer les commotions
populaires.
Alégard des marchands ils sont
comme la
pas. Un royaume peut avoir les membres
et les jointures bonnes, mais ses veines seront
vuides et le nourriront mal. Les taxes qu’on
impose sur eux ne sont point un profit
pour le prince ; ce qu’il gagne par le menû,
il le perd en gros, les impôts en sont aug-
mentés, mais le commerce est diminüé.
Le peuple n’est point a redouter, s’il
n’a pas de grands et puissants chéfs, ou si
on ne touche point a sa réligion, a ses
anciénnes coûtumes, et a ce qui le fait
vivre.
Les soldats sont dángereux quand
on les garde sur pied et en corps, ou qu’ils
sont accoû[
voyons l’exemple dans les janissaires, et
dans les gardes prétoriennes de
mais on peut lever des hommes et les
discipliner dans des endroits diferents &
sous divers chefs sans aucun danger &
247.
c’est un usage fort utile pour défendre
l’Etat.
Les rois sont semblables aux
corps celestes, qui rendent le temps heureux
ou mal’heureux, qui sont trés brillans &
dans une grande elevation, mais sans
aucuns répos, tous les précéptes qu’on peut
leur donner sont compris dans ces deux
avis,
es deus, aut vice-deus ?
frein a leur pouvoir, et l’autre a leur volonté.
DR
248.
De laIl éntroit trop de présomption et
de vanité dans ce que
un jour en parlant de lui même, mais s’il
eût parlé de quélqu’autre, sa réponse eut
esté trés estimable. Quoiquil en soit, elle
peut servir de matiére a des sages reflex-
ions. On le pria dans un festin de joüer
du luth, il répondit qu’il ne scavoit point
joüer de cet instrument, mais que d’un
petit bourg il en sauroit faire une
grande ville. Ces paroles peuvent exprimer
(par métaphore) deux talens fort diferens
dans ceux qui sont employés aux afaires
d’Etat. Car si l’on examine avéc attention
les conseillers et les ministres des rois
249.
on en trouvera peut éstre quelqu’un qui sera
capable d’agrandir un petit etat, mais qui
ne saura point joüer du luth, et au contraire
on en trouvera beaucoup qui savent joüer du
luth et du violon, c’est a dire, quils sont
experts dans les arts de la cour, mais qui
ont si peu de capacité nécéssaire pour accroître
un petit Etat, qu’il semble même que la nature
les ait formés exprés pour ruiner et pour
détruire les Etats, les plus florissans, certaine-
ment ces arts vils et bas par lesquéls les
conseillers et les ministres gagnent souvent
la faveur de leur maitre, et une sorte
réputation parmi le peuple, ne meritent pas
un autre titre que celui de menetriérs ou
de violons, car ces sortes de talens sont
seulement propres a amuser, et plustôt une
espéce d’ornement dans celui qui les a, quils
ne peuvent éstre utils et avantageux pour
l’agrandissement d’un Etat ou dun royaume ;
il ést vray cependant qu’on voit quélquefois
des ministres qui ne sont point au dessous
des afaires, qui sont même capables de les
bien conduire, d’eviter les dangers, et les
250.
inconvéniens manifestes, et qui avéc tout cela
sont fort éloignés de l’habilité nécéssaire pour
étendre un petit Etat. Mais de quélque
éspéce que soient les ouvriérs, considerons
l’ouvrage, et voyons quélle est la veritable
grandeur d’un Etat et quels sont les moyens
de le rendre florissant. C’est une chose sur
la quélle les princes doivent réfléchir sans
cesse, pour ne pas s’engager dans des éntreprises
vaines et téméraires en présument trop de leurs
forces, et aussi pour ne pas se préster a des
conseils bas et timides, en ne présumant pas
assés de leur puissance.
Alégard de l’estendüe d’un etat, elle
peut se mésurer, ses finances et ses revenus
se calculent, le peuple se dénombre et lon voit
les plans des villes. Mais il ni a rien de
plus dificile et de plus sujet a érreur que de
vouloir juger la veritable force, de la
puissance et de la valeur intrenseque d’un
Etat. Le royaume du ciél ést comparé
(non pas a une grosse noix) mais a un
grain de moutarde qui est un des plus petits
grains. Mais il a la propriété de s’eléver &
251.
de s’entendre en pèu de temps ; de même il y a
des Etats d’une grandeur considérable qui ne
sont point cépendant propres a s’accroître &
d’autres quoique petits, qui peuvent servir de
fondement a de trés grands royaumes, des
villes fortes, des arcenaux bien fournis, de
bons haras, des chariots, des eléphans, des
canons, et d’autres machines de guerre, ne
sont que des moutons couvérts de la peau du
lion, lórsque la nation n’est point t
brave et gueriére, le nombre même ne se
doit pas considerer, si les soldats manquent
de courage, car comme dit
numerum pecorum non curat
mét pas en peine du grand nombre des
moutons, l’armée des perses se présenta
aux macedoniens dans les
comme une inondation d’hommes, de sorte
que les généraux étonnés réprésenterent a
lui conseillerent d’attaquer les perses pendant
la nuit. Mais il répondit quil ne vouloit
pas dérober la victoire, elle éstoit plus facile
quil ne pensoit. rig
252.
campé sur une hauteur a la teste d’une
armée de quatre cent mil hommes, et voyant
avancer célle des romains qui n’estoit en tout
que de quatorze mille combattans, dit en
plaisantant de ce petit nombre, sils viennent
pour une ambassade ils sont trop, si c’est
pour combattre ils sont trop pèu, cépendant
avant la nuit, il se trouva quils éstoient
assés pour le mettre en fuitte, et faire un
grand carnage de ses trouppes. Il y a une
infinité d’exemples qui font voir que la
valeur l’emporte sur le nombre, et l’on doit
convenir que le courage du peuple ést le
poinct capitale de la grandeur d’un Etat.
Il est bien plus ordinaire qu’il n’est vrai
de dire, que l’argent est le nérf de la guerre,
a quoi sert’il quand les nerfs des bras man-
quent, et que le peuple est éfeminé.
eût raison de répondre a
faisoit voir son or, si quélqu’un vient qui
ait de meilleur fer, il vous enlevera tout
cet or. Qu’un prince donc ne compte pas sur
ses forces si son peuple n’est pas belliqueux,
et au contraire si son peuple est guérriér,
253.
qu’il sáche qu’il est puissant, pouvû qu’il ne
se manque pas a lui même.
Alégard des troupes auxiliaires
qui sont ordinairement le remede pour une
nation qui n’est point aguerrie, tous les
exemples montrent que qui se répose
dessus pourra bien pour un temps étendre
ses ailes, mais qu’a la fin il perdra de
ses plumes.
La benediction de
d’
mble, c’est a dire, que le même peuple soit
a la fois le jeune lion, et l’âne sous le
fardeau ; un peuple trop chargé de taxes
ne sera jámais guerriér, mais célles qui
sont mises par le consentement de l’Etat,
abattent moins son courage, que célles qui
sont imposéee par un pouvoir déspotique ;
comme on peut le remarquer par les ascises
des païs bas, et les subsides d’
parle du courage et non pas des richesses,
car je sái bien que les taxes étant les
mêmes, qu’elles sont mises par le consentem-
ent de l’Etat, ou par un pouvoir absolû,
254.
élles apauvrissent également ; mais élles fairont
un éfét diferent sur l’esprit des sujets, et dela
nous pouvons conclure qu’un peuple surchargé
d’impôts n’est pas propre pour l’empire.
Les royaumes et les Etats qui
aspirent a s’agrandir doivent prendre garde
que la noblésse ou les gentilshommes ne se
multiplient pas trop. Le peuple deviént trop
abattû, et l’esclave en éfét des gentilshommes.
Comme un taillis ou l’on a laissé trop de
balivaux ne répousse pas bien, et dégénere
en buisson, de même dans un Etat, s’il y a
trop de gentilshommes, le peuple sera sans
force et sans courage. De cent testes pas une
ne sera propre pour le casque, surtout pour
servir dans l’infanterie, qui ést la force d’une
armée. Vous aurés donc beaucoup de monde
et pèu de forces.Ce que je dis se voit en
comparant la
terre
grandeur du païs, et pour le nombre des
habitans, a eù cependant présque toujours
l’avantage sur la
peuple ordinaire en
255.
la guerre, et qu’il n’en est pas de même de Ce fut avéc une sagésse
célui de
admirable que
(duquél j’ai parlé au l’on dans l’histoire que
j’ai écrit de son régne) ordonna des terres &
des maisons d’une valeur certaine et moderée
pour maintenir un sujet dans une abondance
suffisante, et dans une condition qui ne fut
pas servile. Il voulut aussi que ce fut le
propriétaire, ou du moins, l’usufruitier, et non
pas des mettayers qui tinssent la charrüe,
et qui cultivassent le champ. Cela produit
dans un Etat ce que
Cette partie de peuple qui n’est je crois qu’en
pour la guerre, et ne doit pas éstre négligée,
je veux dire ce grand nombre de valets
qui suivent les nobles, et sans doute que la
magnificence, la splendeur de l’hospitalité
et un grand cortege de domestiques, comme
si c’estoit des gardes (suivant la maniere des
seigneurs d’
la puissance d’un Etat militaire, et au contraire
256.
une maniére de vivre obscure et privée parmi
la noblesse ternit l’eclat des armes.
Il faut avoir soin que le tronc de
l’arbre de la monarchie de
soit assés grand, et qu’il ait assés de force
pour porter les branches, c’est a dire, que les
sujéts naturéls soient en assés grand nombre
pour contenir les etrangérs. C’est pour céla
que les Etats qui accordent facilement des
lettres de naturalité, sont propres pour
l’empire. Il seroit ridicule de penser qu’une
poignée de gens quélque capacité et quélque
courage quils eussent, pussent réténir sous
leur domination une grande estendüe de
païs, du moins pour longtemps. Les
lacedemoniens accordoient dificilement des
lettres de naturalité, ce qui fut cause que
pendant que leur Etat ne saccrût pas, leurs
afaires furent formées et en bon ordre, mais
sitôt qu’ils s’etendirent, et qu’ils devinrent
trop grands pour le nombre des sujets naturéls
qu’ils avoient, ils tomberent en décadence.
Jamais Etat n’a naturalisé les etrangers si
facilement que les romains, et leur fortune
257.
répondit a cette prudente maxime puisque
leur émpire a esté le plus grand qui fût
jamais. Ils accordoient facilement ce qu’on
appélle
dégré ; c’est a dire, non seulement,
ercij, jus connubij, jus hœreditatis
norum
droit des honneurs, et non seulement à
quelques pérsonnes en particulier, mais a
des familles entiéres, a des villes, et quélques
fois a des nations ; ajoutés a céla leur cou-
tume d’envoyer des colonies parmi les autres
peuples. Si vous faites attention a ces
maximes vous ne dirés plus que les rom-
ains ont couvért toute la Terre. Mais
que toute la Terre s’est couverte de romains,
et c’estoit la meilleure voye pour arriver a
la grandeur. Je me suis souvent etonné
comment l’
naturéls pouvoit conserver sous sa domina-
tion tant d’Etats et de provinces. Mais
l’
arrive rarement que les espagnols accordent
258.
des lettres de naturalité, ils font ce qui
en approche d’avantage, en prénant indife-
remment des soldats de toutes le nations,
et même souvent leurs généraux sont
etrangérs. Il paroît par la pragmatique
sanction publiée cette année qu’ils sont
fachés de manquer d’habitans, et qu’ils
veulent y rémedier.
Il ést certain que les arts sédentaires
et cazaniérs qui s’excércent plustôt avéc les
doigts qu’avéc les bras, sont contraires de
leur nature a une disposition militaire. Les
peuples belliqueux aiment ordinairement
loisiveté et préferent le danger au travail.
On ne doit pas trop réprimer cette inclination,
si l’on veut conserver leur courage. C’estoit
un grand avantage a
de leurs ouvriérs éstoient des esclaves. Mais
la loy chrestiénne a presque aboli cét
usage. Ce qui en approche le plus c’est d’avoir
des etrangérs pour ces sortes d’ouvrages,
de tâcher de les attirer, ou pour le moins
de les bien récévoir quand ils viénnent.
259.
Mais les sujéts naturéls doivent éstre de
trois éspéces, des laboureurs, des valets, et des
ouvriérs ; c’est a dire, de ceux qui se servent de
leurs bras et de leurs forces, comme forgerons,
maçons, charpentiérs &c.a sans compter les
soldats. Surtout rien ne contribüe d’avantage
a la grandeur d’une nation, que lórsqu’elle est
portée aux armes par son inclination, qu’elle
les régarde comme son plus grand honneur,
qu’elle en fait sa principale occupation, et
sa premiére etude. Car ce que nous avons
dit jusqu’a present sért eulement a rendre
une nation capable de faire la guerre, mais
a quoi sert la capacité et le pouvoir, sans
l’inclination et l’action ? Les romains pré-
tendoient que
avoit envoyé cét oracle et cette instruction,
qu’ils sapliquassent aux armes sur toutes
choses, s’ils vouloient parvenir a l’empire du
monde. Toute la constitution du t
de
cytoïens devinssent guérriérs, mais avéc une
intention plus sage que bien digerée. Celui
des perses et des macedoniens visoient
260.
encore pendant quelques temps a ce but, les
gaulois, allemans, les seythes, les saxons,
les normands, et quelques autres ont eû
durant longtemps la même intention, et les
turcs la temoignent encore aujourd’hui, quoi-
qu’ils soient fort déchûs. Mais dans la
chréstienté, les espagnols parroissent les
seuls qui y pensent. Il est évident que
chacun profite dans la chose a la quélle il
sapplique le plus, et c’est assés davoir fait
remarquer que toute nation qui ne s’adoñe
pas aux armes, doit attendre que la
grandeur vienne s’offrir, et qu’il ést sûr
au contraire que les nations qui s’y atta-
chent avéc constance font de trés grands
progrés, comme on peut le voir par
l’exemple des romains et des turcs ; et
ceux même qui ne se sont adonnés a
la guerre que pendant un siécle sont
parvénus a une grandeur qui les a soute-
nu longtemps, aprés avoir négligé l’exércice
des armes. Il ést donc necessaire suivant
ces précéptes qu’un Etat aye des loix et
des coutumes qui puissent fournir
261.
communement des justes occasions (ou pour le
moins des pretextes plausibles) de faire la
guerre. Car les hommes ont naturellement de
la vénération pour la justice, et n’entreprennent
pas volontiérs la guerre qui entraîne aprés
elle un si grand nombre de maux, excepté
qu’elle ne soit fondée sur un bon ou du moins
sur un spécieux pretexte. Les turcs en ont
toujours un quand ils veulent s’en servir, qui
est la propagation de leur foy ; et quoique
la République Romaine accordat des
grands honneurs aux généraux qui par
leurs victoires donnoient plus d’etendüe a
son émpire, cépendant élle n’a jamais (du
moins en apparence) entrepris une guerre
dans le seul dessein de s’agrandir. Il faut
donc qu’une nation qui songe a l’empire
soit fort alérte sur les diférens qui náîtront
alégard de ses limites, de son commerce, ou
du traittement de ses ambassadeurs, et qu’elle
ne temporise point quand on la provoque ; il
faut aussi qu’elle soit prompte a envoyer
du sécours a ses alliés. C’est ainsi que les
romains en ont toujours usés, si un de leurs
262.
alliés éstoit attaqué, et quil eût aussi une
ligue défensive avéc dautres nations, s’il
demandoit du secours, les romains vouloient
toujours estre les premiérs a lui en envoyer ;
ne se láissant jámais prévénir dans l’honneur
du bienfait.
Alégard des guérres qui se faisoient
anciénnement en faveur de la conformité dès
gouvernemens, et par une correspondance
tacite, je ne vois pas sur quéls droits, elles
éstoient fondées, comme célle des romains
pour la liberté de la gréce, et célles des
lacedomiens et des atheniens, pour etablir,
ou pour détruire les démocraties et la oligarchies.
Télles sont encore célles que font les princes
ou les républiques pour délivrer de la
tirannie les sujets d’autrui. Mais il suffit
a cet egard d’avertir qu’une nation ne doit
pas aspirer a la grandeur, si élle ne se
réveille sur toutes les occasions de s’armer
qui pourront s’offrir.
Nul corps soit naturél ou politique,
ne peut se consérver en santé sans exercice.
Une guérre juste et honnorable est pour un
263.
royaume, ou pour un Etat l’exercice le
plus salutaire. Une guérre civille ést sembla-
ble a la chaleur de la fiévre, mais une
guérre etrangere peut se comparer a la
chaleur causée par l’exércice, qui conserve
le corps en santé. Une longue paix amo-
lit les courages et corrompt les moeurs.
Il est avantageux, je ne dis pas pour la
commodité mais pour la grandeur d’un
Etat, quil présque toujours en armes,
et quoiqu’il en couste beaucoup pour avoir
pérpétuéllement une armée sur pieds,
c’est cependant ce qui rend un prince, ou
un Etat l’arbitre de ses voisins, ou qui le
met pour le moins en une grande éstime ;
et l’Espagne en est une preuve, elle a
toujours eû depuis six vingts ans une
armée entretenüe d’un costé, ou d’un
autre.
Célui qui se rend maitre sur mer
va a la monarchie universélle par le plus
court chemin.
de
264
potitur eum rerum potiri
un confiance trop vaine, il n’eut pas changé
son premier plan.
Nous voyons les grands éféts
des batailles navalles par célle d’
qui décida de lempire du monde ; et par
célle de
des turcs. Il arrive souvent qu’un combat
naval met fin a une guerre, mais c’est
quand les puissances ennemies veullent
rémettre a une bataille la décision de leur
quérelle. Car il ést certain que celui qui est
le maitre de la mer, joüit d’une grande
liberté, et qu’il met a la guerre les bornes
qu’il lui plait ; au lieu que par terre, célui
même qui est superieur, a cependant
quélquefois beaucoup de difficultés a sur-
monter pour en venir a une afaire deci-
sive. La puissance navalle de la grande
importance pour élle, non seulement par
ce que le plus grand nombre des Etats
265.
de l’
la mer, ou du moins qu’elle les touche de
quélque costé ; mais aussi parce que les
trésors des
a l’empire de la mer. Il semble que les
guérrer d’apresent, soient faites dans
l’obscurité en comparaison de toute cette
gloire anciénne, et de tout cet honneur
qui rejaillissoit autrefois sur les gens de
guérre. Nous n’a[
courage que quélques ordres militaires, &
qu’on a encore rendus communs a la robe
et a l’epée ; quelques marques sur les
armes, et quélques hopitaux pour les soldats
hórs d’etat de servir par leur age ou par
leurs blessures. Mais anciénnement les
trophées dressés sur les champs de battailles,
les oraisons funébres a la l’óüange de ceux
qui avoient esté tués, et les tombeaux ma-
gnifiques qu’on leur élévoit, les couronnes
civiques et murales, le nom d’empereur que
les plus grands rois ont pris dans la
suitte, les célébres triomphes des généraux
victorieux, les grandes liberalités que l’on
266.
faisoit aux armées avant de les congédiér,
toutes ces choses dis-je, éstoient si grandes,
en si grand nombre, et si brillantes, qu’elles
sufisoient a donner du courage et a
porter a la guérre les coeurs les plus
timides. Mais surtout la coûtume des
triomphes chez les romains, n’estoit point
un vain spéctacle, mais un etablissement
noble et prudent, qui renfermoit en lui ces
trois poincts éssentiéls, la gloire et l’honneur
des généraux, l’augmentation du trésor
public, et des gratiffications pour les
soldats. Mais peut éstre que cet honneur
éclatant du triomphe ne convient pas
dans les Etats monarchiques, si ce n’est
en la personne des rois ou de leurs fils.
C’est ainsi que les romains en userent
dans le temps des empereurs qui se reservoie
et a leurs fils lhonneur du triomphe pour
les guérres qu’ils avoient achevées en perso-
nne, et n’accordoient aux generaux que
la robe, et quélques autres marques
de triomphe.
Pour finir ce discours, personne
267.
(comme l’ecriture sainte le dit) ne peut
ajoûter par ses soins une coudée a sa
stature ; mais dans la fabrique des
royaumes et des Etats, il est au pouvoir
des princes et de ceux qui gouvernent,
d’augmenter et d’etendre leur empire. Car en
introduisant avéc prudence des loix et des
coutumes semblables ou peu diferentes de
célles que nous avons proposées ici, il est sûr
qu’ils jetteront sur la posterité une semence
de grandeur. Mais ordinairement les
princes ne pensent pas a ces choses, &
láissent a la fortune d’en décider.
268.
DesIl faut que ceux qui ont en
main le timon du gouvérnement sachent
prévoir les tempestes d’Etat, elles sont
ordinairement plus a craindre lórsque
les choses aprochent de l’egalité, comme
les tempesttes naturéles sont plus frequen-
tes vers les equinoxes et de même encore
qu’il y a quélquefois des coups de vent
creux, et que la mér s’enfle secrétement,
quelquefois aussi l’etat s’emeût et se trouble
sans qu’on connoisse la cause.
eteu
Les libelles, les discours licentieux
contre l’Etat, quand ils sont frequens et
publics, des bruits désavantageux contre ceux
qui gouvernent rependus de tous costés &
269.
bien reçeus sont des présages de troubles.
des géants.
extrémam ut perh
Comme si élle éstoit un reste
de ces anciénnes rébéllions que les poëtes
ont chanté. Il est sur du moins qu’elle
annonce, et qu’elle précéde ordinairement
toutes les séditions. Il remarque aussi avéc
raison que les bruits séditieux et les sédi-
tions ne diferent ensemble que comme frere
et sœur, mâle et femelle. S’il arrive surtout
que les actions les plus loüables qui meri-
teroient lapplaudissement du peuple, et qui
dévroient gagner son aféction soient calom-
niées et interpretées en mal ; c’est une preuve
certaine que les esprits sont pleins de
venin et d’envie, comme dit
magna invidia, seu bene, seu male gesta premunt.
Mais quoique la renommée pronostique
les troubles, ce n’est pas a dire qu’en lui
imposant silence on soit sûr de les etoufer,
souvent même le mépris qu’on montre pour
270.
les bruits qu’elle repend les fait évanoüir,
et le soin qu’on se donne pour les apai-
ser fait quils durent d’avantage.
On doit aussi avoir pour suspécte
cétte obeissance dont parle
oficio, sed tamen qui mallent mandata imperantium
interpretari quam exequi.
excuses, les echapatoires aux ordres que
donne le gouvernement, ést une maniére
de sécoüer le joug et un éssai de désobeïs-
sance ; sur tout si ceux qui donnent les
ordres parlent avéc timidité, et ceux qui les
recoivent avéc audace.
Il est certain aussi (comme
chiavel
qui doivent éstre les péres communs se
joignent a une faction, l’Etat est en danger
de perir ; de même qu’un batteau qu’on au-
roit trop chargé d’un costé ; l’exemple sur
ce sujet d’
trés notable ; il se joignit au commencement
a la ligue pour éntretenir les protestans, et
bientost aprés la même ligue se trouva contre
lui. Quand l’autorité du prince devient un
271.
accéssoire a une autre cause, et qu’une
obligation plus forte que le lien du gouve-
rnement occupe cette place, c’est le prémiér
pas de la décadence du souverain. Quand
aussi les discordes, les quérelles, et les factions
éclatent ouvértement, c’est une marque que
le respéct pour le gouvérnement est
entiérement perdû. Les mouvemens des
grands doivent éstre comme célui des
planettes qui se tournent avéc rapidité par
l’impulsion du prémiér mobile et doucement
de leur propre mouvement. Il s’ensuit donc
que si les grands agissent de leurs chéfs
avéc violence, et comme dit
quam ut imperantium meminissent
ceint les rois de la ceinture de la
qu’il ménace quélquefois de rompre,
angula regum.
du gouvernement ést ébranlé, c’est a dire,
la religion, la justice, le conseil, ou le
trésors, on doit bien priér pour le calme.
Mais laissons pour le présent ces pronosti-
ques des troubles, sur lesquéls nous ajoûterons
encore quélques éclaircissemens dans la
272.
suitte, et parlons de la matiére qui forme
la sédition, de leurs causes, de leurs motifs,
et enfin des rémedes qu’on peut y porter.
La matiére des séditions mérite
d’estre considerée, car le moyen le plus
sûr de prévenir le mal (si le temps le
permét) c’est d’enlever cétte matiére. Quand
les matiéres combustibles sont préparées, il
est dificile de prévoir de quél costé viendra
l’étincelle qui doit y mettre le feu.
Il y a deux matiéres diférentes de
séditions, une indigence excéssive et un
grand mécontentement. Chaque fortune
ruïnée ést une voix pour le trouble.
Ce
cértaine qu’un Etat ést disposé au trouble
et a la sédition ; si l’indigence des grands
se joint a la misére du peuple, le dangér
ést eminent. Les rébéllions qui viénnent
du ventre sont les pires de toutes. Le
273.
méconténtement du peuple dans le corps
politique est sémblable a l’humeur bilieuse
dans le corps naturél qui s’echaufe &
s’enflamme aisément. Mais le prince ne
doit pas mesurer le danger par la justice
ou l’injustice de la cause qui irrite le
peuple, ce seroit l’estimer trop raisonnable,
lui qui ne connoist pas et qui s’oppose
souvent a son propre bién, il ne doit pas
aussi s’arrester a la grandeur ou a la
petitésse de la cause qui produit le
mécontentement. Car les mécontentemens
les plus dangereux sont ceux ou l’on
craint plus, qu’on ne ressent,
timendi non idem,
oppréssions ce qui irrite la patience afoiblit
le courage. Mais ce qui augmente la
crainte peut produire un éfét tout diferent.
On ne doit point aussi mépriser les mécon-
tentemens par ce quils ont subsisté longtemps
sans éclatter, si toutes les vapeurs ne
produisent pas un grand orage et qu’elles
parroissent quelquefois se dissipér, il ést
sûr cépendant qu’elles tomberont en quelque
274.
éndroit, et suivant le proverbe espagnol,
a la fin un rién rompra la corde.
Les causes des séditions sont des
innovations dans la réligion. Les taxes,
les changemens des loix et des coutumes.
Le viol des priviléges, une oppréssion uni-
versélle, l’elévation des gens indignes, les
etrangérs, les famines, les soldats con-
gediés, les factions jettées dans le déséspoir,
et tout ce qui en offençant unit en même
temps.
Alégard des rémédes, on peut
donner en général quélques présérvatifs
dont nous parlerons, mais le vrai réméde
doit éstre proportionné au mal particulier,
et c’est plustôt au conseil, qu’au précépte
d’en ordonner la composition.
Le prémiér réméde, ou plustôt la
prémiére précaution qu’on doit prendre
c’est d’oster s’il est possible, cette cause pnãlle
des séditions (dont nous avons parlé) qui
est l’indigence et la pauvreté, les meilleurs
moyens pour cela sont de faciliter, et de
bien etablir le commerce, d’encourager
275.
les manufactures, de ne pas soufrir de
faineantise, de réprimér le luxe par les
loix somptuaires, de faire valoir les
terres en les cultivant avéc grand soin,
d’etablir des prix sur les marchandises,
de modérer les taxes et les impôts &ca.
Il faut avoir aussi la précaution que
le nombre des habitans (surtout en temps
de paix) ne soit pas trop grand par pro-
portion au produit du païs qui les doit
nourrir, et ce n’est pas seulement au
nombre quil faut régarder, car un petit
nombre d’hommes qui dépense beaucoup
et qui gagnent peu, épuisent plus un Etat,
qu’un plus grand nombre qui dépensent
beaucoup moins et qui gagnent dépensent.
De multiplier trop la noblésse
en comparaison du peuple appauvrit
bientost un Etat, de même qu’un clérgé
nombreux qui dépense le revenû sans
cultiver le fonds. C’est aussi un déffaut
lórsqu’il y a dans un Etat plus de gens
qui s’appliquent aux sciences qu’il n’y a
de places a leur donner. Il faut encore
276.
se souvenir que l’augmentation des riches
ses d’un Etat vient des etrangérs, parceque
ce que l’on gagne les autres le perdent.
Il n’y a que trois choses par le moyen
desquélles une Nation tire l’argent d’une
autre Nation, le produit du païs, célui
des manufactures, et les voitures. Si ces
trois choses vont bien, les richésses viénnent
vîte. Il arrivera souvent que
superabit opus,
l’ouvriér et le transport vaudront plus que
la matiére, et énrichiront d’avantage un
Etat, comme on le voit dans le Païs bas,
qui ont de ces sortes de mines (qui sans
éstre sous terre) sont les plus riches du
monde. Surtout il faut que le t
prénne soin que le trésor ne tombe pas
éntre les mains de pèu de personnes, sans
quoy l’Etat peut périr par la faim en
possedant beaucoup de richésses. L’argent
est semblable au fumiér qui ne fait aucun
bien sil n’est dispersé sur la terre. On
parvient a ce qui ést nécéssaire a cét
égard en suprimant ou du moins en
277.
bridant le devorant commerce de l’usure,
célui des monopoles, et en ne permettant
pas qu’on métte en paturage un trop grand
nombre de térres.
Alégard des moyens d’apaisér
les mécontentemens, ou du moins de dimi-
nüer les dángers qui en náissent, chaque
Etat, comme nous savons, est composé de
deux sortes de gens, la noblesse et le
peuple. Le mécontentement de chacun des
deux en particuliér, n’est pas fort dánger-
eux car le mouvement du peuple sans
l’instigation de la noblesse est lent, et la
noblesse est foible, si le peuple ne se
trouve pas disposé aux troubles. Le plus
grand danger c’est quand la noblésse attend
seulement pour se déclarér que le peuple
fasse éclatter son mécontentement : les
poëtes feignent que les habitans du ciel
aïant conjuré contre
le liér, appéllerent
par le conseil de
doute une embleme pour faire concevoir
aux rois, combien il est utile pour eux
278.
de gagnér de bonne volonté du peuple, et
que toute leur sûreté en dépend. Il ést bon
de pérmettre a la douleur et au mecontente-
ment de sex’haler un pèu, pourveu que
ce soit sans insolence et sans audace.
Quand on fait rentrér les humeurs, et que
la plaïe seigne en dedans, il en sort des
ulcéres et des apostumes trés dangereuses.
La réssource d’
a
réméde pour prévenir le désespoir. Quand
et que tous les maux furent sortis, il la ferma
a la fin, et garda l’espérance dans le fonds.
Quand on sait nourrir adroitement l’espérance
dans les hommes ; et les mener dune esperan-
a l’autre, c’est le meilleur antidotes contre le
venin du mécontentement. Il n’y a point
de plus sûr marque de la prudence d’un
gouvernement que lórsqu’il sait retenir les
hommes par l’espérance, et quand dans
l’impossibilité de les satisfaire, il ménage
cépendant les choses de maniére que le
mal ne parroisse pas si préssant qu’il ne
279.
leur réste éncore une lueür d’espérance,
non seulement les particuliérs, mais même
les factions s’en láissent flatter, ou du moins
elles veulent souvent pour leur gloire bravér
des dangérs qu’elles ne croient pas bien
certains.
Une excellente précaution et trés
connüe contre le danger du mécontentement
c’est devitér avéc soin qu’un peuple revolté
nait point de chéf convénable, j’appélle un
chéf convénable, célui qui a de la nâissance
et de la réputation, qui est agreable aux
mécontens, et qui est régardé lui même
comme mécontent. Un tél homme doit éstre
gagné sûrement et solidement par le gouver-
nement, ou du moins il doit faire en sorte
que quélqu’autre de même parti s’oppose
a lui, partage sa réputation, et l’aféction
du peuple. Ce n’est point éncore un remede
a mépriser que de sémer des divisions, ou
du moins faire nâitre des défiances parmi
les ennemis du gouvernement, qui est en grand
danger si les biens intentionnés sont en
discorde, et qu’il y ait beaucoup d’union éntre
280.
les mécontens.
J’ai remarqué qué souvent des
bons mots et des réparties vives de la part
des princes, ont ésté des etincélles de
seditions.
mot qu’il laissa echaper inconsedérément,
il fût le mâitre a
quil se démit de la dictature.
pérdit pour avoir dit,
emi,
de faire païer leurs sufrages.
de même pour avoir dit,
erit amplius Romano Imperio militibus,
mit les soldats au désespoir. Il y a encore
de pareils exemples. Les princes doivent
bien prendre garde a ce qu’ils disent dans
ces temps délicats et dificiles sur tout alégard
de ces mots qui echapent par vivacité
et qui partent ordinairement du coeur. Les
longs discours ne font pas tant d’impréssion,
et sont moins remarqués. Finalement les
princes doivent toujours avoir auprés d’eux
quelques personnes d’un courage distingué
281.
et d’une grande experience a la guerre,
pour réprimér les séditions dans leurs
commencemens ; sans quoi il y a ordinaire-
ment dans les cours beaucoup de confusion
et dépouvante qui méttent l’Etat en danger.
ut pessimum facinus auderent pauci, plures
vellent, omnes paterentur.
assuré de la fidelité et de la probité des
généraux. Ils ne doivent ni facheux ni
trop populaires, et il est nécéssaire aussi
quils vivent en bonne intélligence avéc les
autres grands, autrement le réméde seroit
pire que le mal.
282.
Plusieurs politiques sont d’un
sentiment que je ne saurois approuvér. Ils
pensent qu’un prince dans le gouvernement
de son Etat, ou un grand dans la conduite
de ses actions, doit ménagér par préférence
la faction ou le parti le plus puissant. Il
me semble au contraire qu’une prudence
plus rafinée demande qu’on s’attache a
disposer des choses qui sont generalles, et
sur lesquélles les diférens partis s’accordent,
ou a traitter avéc les factieux, et les
gagner chacun en particuliér. Je ne dis
point cépendant qu’ils ne soit pas avantageux
en général de s’attirer la consideration des
factions et des partis.
Lórsque les pérsonnes sans fortune
veulent s’eléver, elles doivent sattacher a un
283.
parti ; mais les grands et ceux qui ont déja
du pouvoir fairont plus sagement de se
tenir neutres. Ceux qui ne cherchent que
leurs avantages particuliérs se font, pour
ainsi dire un chemin a travérs les factions,
en s’attachant a l’une avéc la précaution de
ne se point rendre odieux a l’autre.
La faction la plus foible s’unit
ordinairement d’une maniére plus ferme
et plus constante, et on peut remarquer
quassés souvent un petit nombre résolu et
opiniatre l’emporte sur un grand nombre
plus moderé.
[361
l'autre se divise en deux factions nouvélles,
comme célle de
du senat, qui se soutint quélque temps
avéc assés de vigueur, contre celle de
l’autorité du senat et des grands fut
tombée, la faction de
se divisa. De même de la faction d’
et d’
284.
aussitôt que la faction contraire fût
abbatüe. Ce sont des exemples de factions
qui ont fait une guerre ouvérte, mais il
en est de même de toutes les factions.
Célui qui ést le second dans un
parti dévient quélquefois le premiér, quand
le parti se divise, quélquefois aussi il
perd entiérement son crédit. Car si sa force
vient de l’oposition, comme il arrive souvent,
et que cette oposition manque, il n’est plus
d’aucune utilité.
On voit des gens qui changent
de parti, quand ils sont une fois en place,
croyant, peut éstre éstre assurés du premier,
et qu’il est a propos de faire des nouveaux
amis. Il arrive aussi assés souvent qu’un
traitre avance ses afaires, par ce que
si l’equilibre entre les deux se trouve
égal pendant un temps, célui qui passe
de l’un a l’autre fait pancher la balance,
et donne un avantage considerable dont
on lui a toute l’obligation.
Une conduitte modeste et mésurée
éntre deux factions ennemies n’est pas
285.
toujours un éfét de modération, souvent
c’est un dessein artificieux de tirer avanta-
ge des deux partis pour son intérrest
particulier, lorsqu’en
nomme
c’est une marque qu’on le soupçonne d’estre
occupé préférablement atout de la grandeur
de sa famille.
Les rois doivent bien se garder
de se joindre a aucune des factions de
leurs sujéts, elles sont toujours pernicieu-
ses aux monarchies, elles introduisent
des obligations plus fortes que l’obeïssance
deüe a la souveraineté, et rendent le
souverain,
on a veu du temps de la ligue de
dans le prince, lorsque les factions dévien-
nent trop puissantes, et qu’elles font trop
d’eclat, et rién n’est plus prejudiciable a
ses afaires et a son autorité.
Le mouvement des factions et des
partis dans un Etat monarchique
doivent dépendre du prince, il doit en éstre
286.
le prémier mobile, c’est a dire, que leur
mouvement doit réssembler a célui des
globes inferieurs (ainsi que s’expriment
les astronomes) qui ont leur mouvement
propre, mais qui obeïssent, et qui sont
détérminés par le prémier mobile.
287.
DesLes colonies sont les plus
heroïques ouvrages de l’antiquité. Le
monde dans sa jeunésse faisoit plus
d’enfants qu’il n’en fait a présent qu’il
ést vieux, car je crois qu’on peut appéller
les nouvélles colonies les enfans des plus
anciénnes Nations. Il faut prendre garde
quand on énvoye des colonies de ne pas
dépeupler un païs pour en peuplér un
autre, ce seroit une extirpation plustost
qu’une transplantation.
Il en est d’une colonie comme d’un
bois qu’on plante, on ne doit pas éspérér
d’en tirer aucun fruit avant vingt ans,
et on ne peut en attendre des grands profits
qu’aprés un trés long terme. Lavidité du
gain précoce a ruiné la pluspart des
colonies dés leur commencement, cépendant
288.
on ne doit pas négligér un profit qui
vient vîte, lórsque le fonds qui le produit
(c’est à dire la colonie) n’en souffre pas.
C’est une chose honteuse et
très mal éntendüe de former les colonies
de la lie du peuple, comme des malfaiteu-
rs, des bannis, et des condamnées, c’est la
corrompre et la perdre d’avance, cés gens
la vivent toujours mal, sont parresseux,
ne s’emploient a rién d’utile, commettent
des crimes, consument les provisions, s’ennu-
ïens d’abord, et ne manquent pas d’envoïer
des fausses rélations dans leurs païs au
prejudice de la colonie. Les gens qu’on
doit choisir par préférence, sont, des
jardiniérs, des laboureurs, des forgerons,
des charpentiérs, des chasseurs, des
pecheurs, quélques apitiquaires et chirurgi-
ens, des cuisiniérs, des boulangers, des
brasseurs, &a.
Commencés par obsérver
quélles denrées le païs produit t
et sans culture, scavoir ou des chataignes,
ou des pommes, ou des noix, ou des olives,
289.
ou des dattes, ou des pommes de pin, ou
des prunes, ou des cérises, ou du miél sauva-
ge &ca. Et faites d’abord usage de toutes
ces choses. Examinés ensuitte ce quil pêut
produire de ce qui se recüeille le plus vîte,
comme des panéts, des oignons, des navéts,
et des raves ; du bléd de
des artichaux &ca. Le froment, l’orge, et
l’avoine demandent trop du travail dans
les commencemens, mais on peut sémer des
féves et des pois qui viénnent sans
beaucoup de culture, et qui dans le besoin
peuvent tenir lieu de pain et de viande ;
le ris a aussi la même qualité et produit
beaucoup, surtout on doit s’estre muni d’une
grande provision de biscuit, et de toute sorte
de farine pour nourrir la colonie jusqu’à-
ce qu’elle puisse recueillir du bled dans
le païs.
Alégard des bestes et des oiseaux,
prenés ceux qui sont le moins sujets aux
maladiés et qui multiplient davantage,
comme des cochons, des chèvres,
des poules, des oyes, des dindons, des pigeons,
290.
des lapins &ca. Les provisions doivent
éstre distribuées par ration, et comme dans
une ville assiégée.
Il faut que le térrein qu’on émploie
au jardinage et au labour soit un bien
commun, et qu’on fasse des magasins
de ce quil produira. On peut cépendant
en excépter quélques petits morceaux et
en láisser la joüissance a des particuliérs
pour exercer leur industrie. Examinés
aussi les denrées que le païs produit
naturéllement, pour en faire des transports
au profit de la colonie ; comme l’on a fait
alégard du tabac a la
prenés garde, comme je vous l’ai désja
dit de ne pas faire ces éntreprises au
détriment de la colonie.
On ne trouve ordinairement que
trop de bois, mais c’est une bonne marchan-
dise, s’il y a des mines de fér, et de l’eau
pour les moulins, et lòrsqu’il y a des
pins et de sapins, on en tire du godron et
de la poix ; les drogues, et les bois de
senteur rendent beaucoup. Il en est de
291.
même du sel, de la soïe, et de la soude.
Il y a encore plusieurs autres choses,
mais ne songés pas trop aux mines sur
tout dans le commencement, elles coûtent
trop, elles sont trompeuses, on ést flatté
de l’esperance d’un grand profit, et on
néglige les autres affaires.
Alégard du gouvérnement, il
est bon quil soit entre les mains d’un seul,
mais avéc un conseil. Il faut aussi qu’il
y ait des loix militaires avéc quélques
réstrictions ; surtout on doit tirer cet avan-
tage en vivant dans le désért d’avoir sans
césse devant les yeux le culte du
seigneur.
Ne láissés pas le gouvérnement
éntre les mains d’un trop grand nombre de
gens intérressés dans la colonie, et qu’elle
soit plustôt gouvernée par des gentilshommes
que par des marchands, car ceux ci n’ont
d’attention qu’aux gains présens. Quil y ait
exemption de toutes taxes, jusqu’a ce que la
colonie soit bien accrüe, et que non t
elle soit exempte de taxes, mais quil lui
292.
soit aussi permis (s’il ni a quélque raison
contraire trés forte) de transporter ses
denrées ou bon lui semblera.
Ne surchargés pas la colonie de
trop d’hommes en les envoyant par grosses
trouppes, mais apportés y des hommes
suivant qu’elles diminüe, ou qu’elle se
soutient, et des provisions au prorata.
Plusieurs colonies se sont perdües pour
avoir fait leur etablissement trop prés
de la mer ou des riviéres. Il est bon
dans le commencement de ne pas trop
s’en éloignér, pour épargner les transports
et d’autres inconveniens, mais il vaut mieux
ensuitte bâtir plus en dedans du pais
dans une situation saine, que de se placer
dans des lieux marécageaux et de mauvais
air. Il est aussi trés important que la
colonie ait une bonne provision de sel
pour saler les viandes.
Si vous faites vôtre colonie dans
un païs de sauvages, il ne suffit pas de
les amuser avéc des bagatelles, il faut
en usér avéc éux honnéstement et
293.
equitablement sans négliger cépendant de
pourvoir a vôtre sûreté, ne gagnés point
leur amitié en leur aidant a attaquer leurs
ennemis, mais vous pouvés les protéger
et les défendre.
Aïés soin d’envoïer souvent quelques
uns des sauvages dans le païs doù est
venüe la colonie, afin de leur faire voir
des hommes policés, qui vivent dans une
condition plus heureuse que la leur, et pour
quils puissent en loüer a leur rétour la
maniére de vivre.
Quand une fois la colonie ést
en force, il ést apropos d’y envoïer des
femmes pour peupler, afin de ne pas tou-
jours dépendre de dehors. Il ni a rién
de plus horrible que d’abandonner une
colonie déjà plantée, outre la honte, c’est
la perte infaillible de plusieurs malheureux.
294.
DeUne diligence aféctée ést pernicieuse
dans les afaires, on peut la comparer a
ce que les medecins apéllent fausse diges-
tion, qui remplit l’estomac de crudités et
dhumeurs propres a fournir des maladies.
Ne comptés donc pas par le temps que
vous emploïés, mais par le progrés de
l’afaire, car comme la vitésse de la course
ne dépend point de faire des grands
pas, ni de lévér beaucoup les jambes, mais
de courir également et sans rélâche, de
même l’expédition dans les affaires ne
vient point d’embrasser trop de matiére,
mais de s’appliquer a bien suivre célle
que l’on a prise.
Il y a des gens qui se piquent
295.
d’estre des grands travailleurs et fort expé-
ditifs, et que ne cherchent qu’a avancer.
Mais c’est une chose d’epargner du temps
en abregeant la matiére, et une autre en
la tronquant. Quand les afaires qui dem-
andent plusieurs séances sont menagées
de cette maniére on est ordinairement obligé
d’y revenir a plusieurs fois. J’ai connu
un homme d’esprit qui ne manquoit guéres
de dire quand il voïoit qu’on se préssoit
trop pour finir, attendés un pèu vous
achéverés plus vite. D’un autre costé la
vraïe expedition est certainement une chose
très pretieuse, le temps est le prix des
afaires, comme l’argent est le prix des
marchandises. Les afaires deviennent
cheres quand l’expedition n’est pas prompte.
Les lácedemoniens et les espagnols sont
remarquables par leur lenteur,
muerte de
Prêtés bien l’orreille a ceux qui
vous donnent les premiérs avertissemens
d’une afaire, aidés lés a s’expliquer sans
interrompre le fil de leur discours, célui
296.
qu’on émpêche de suivre l’ordre qu’il s’estoit
proposé ne va plus que par sauts et par
bonds, et pour se donnér le temps de rape-
ller ses idées, il dévient plus long quil
ne l’eût esté s’il avoit suivi sa route,
quelquefois célui qui veut redrésser ést
plus ennuïeux que célui qui s’egare. Les
repetitions font perdre du temps, mais on
en gagne par la répetition de l’etat de la
quéstion qui épargne dans une afaire
beaucoup d’autres discours inutiles. Les
repetitions font perdre du temps, mais on
en gagne par la répetition de l’etat de la
quéstion qui épargne dans une afaire
beaucoup d'autres discours inutiles. Les
discours prolixes sont aussi contraires a
l’expédition qu’une robbe longue a la
course.
Les discours préliminaires, les
disgréssions, les excuses, les complimens, et
ce qui ne régarde enfin que la pérsonne
qui parle fait perdre beaucoup de temps,
et quoique tout céla parroisse un éfét de
modéstie, la vanité y a toute la part.
Prenés garde cépendant de ne pas trop vous
enfoncér d’abord dans l’essentiél de l’afaire ;
surtout si vous remarqués qu’elle ne soit
pas goutée par les autres. Car pour un
297.
ésprit préocupé, il ést besoin de préface
comme de fomentation, pour que lònguent
pénétre surtout l’ordre, la distribution, et
la juste division des parties de l’afaire est
la vie de l’expedition, pourvû que la
distribution ne soit pas trop subdivisée.
Célui qui ne divise pas n’entrera jamais
au fonds de l’afaire, et célui qui la divise
trop n’en sortira jámais bien. Rien n’epar-
gne plus le temps que de le savoir bien
prendre, une proposition faitte a contretems
s’en va en fumée.
Il y a trois parties dans les afaires,
la préparation, l’examen, et la perféction.
L’examen seul doit éstre l’ouvrage de
plusieurs jours, et les deux autres d’un
petit nombre.
De mettre par écrit quélques
poincts principaux de l’afaire contribüe
ordinairement a l’expedion, car quand on réjett-
eroit vôtre ecrit, cette espéce de négative vaut
cependant mieux pour en tirer conseil, comme
les cendres sont plus génératives que la
poussiére.
298.
DuLa fortune ést souvent comme
le marché ou l’on achette a plus bas
prix en attendant un pèu ; quélquefois
aussi elle ést comme les livres de la
même prix qu’elle demande, dans la
suite pour une partie ; car l’occasion
suivant ce qu’on en dit communement
est chauve par derriére, ou semblable a
une bouteille qui échape des mains, si
on ne la saisit par le col.
Le sublime de la prudence consiste
a connoître l’instant ou l’on doit commen-
cer.
Les dangérs en sont plus grands
lórsquils parroissent petits. Ils trompent
plus souvent quils ne forcent. Il vaut
299.
Quelquefois aller a leur rencontre que d’estre
trop longtemps sur ses gardes. Célui qui
veille trop court risque de s’assoupir, mais
celui qui par des précautions prématurées
attire, pour ainsi dire, le danger commet
une faute dans l’autre extremité. Il lui
peut arriver comme a ceux qui se láissant
abuser par la lüeür de la lune qui donnoit
au dos de leurs ennemis et jéttoit leur om-
bre en avant, les faisoit parroître plus
prés, et qui tirerent leur coup trop tôst. Il
faut bien examiner, comme je l’ai déjà dit,
si l’afaire est dans sa maturité. Il est
bon dans celles qui sont d’une grande
importance qu’
commencement et
Premiérement examiner, veiller, et énsuite
agir promptement. Le casque de
qui rend la politique invincible n’est
autre chose que le secret dans les desseins,
et la diligence dans l’execution ; car dans
l’execution, le secret n’est pas comparable
a la diligence, quelquefois même la prompti-
tude emporte le secrét avéc soi, de même
300.
que la bale de mousquet se dérobe aux
yeux par sa vitesse.
301.
De laIl vaut mieux généralement négociér
de bouche que par lettres et plustôt par
personnes tiérces que par soit meme. Les
lettre sont bonnes lórsqu’on veut s’attirer
une réponse par ecrit, ou quand il peut
éstre utile de garder par dévers soi les
copies de célles qu’on a ecrittes pour les
representer en temps et lieu, ou enfin
lorsqu’on peu craindre d’estre interrompû
dans son discours. Au contraire quand la
présence de célui qui négocie imprime
du respect, et qu’il traitte avéc son inferieur,
il vaut mieux qu’il parle et qu’il négocie
lui même. Il est bon aussi que célui qui
a envie qu’on lise dans ses yeux ce quil
ne veut pas dire, négocie par lui même,
ou enfin lórsquil veut se réserver la liberté
de dire et d’interprêter ce qu’il a dit.
302.
Quand on négocie par un tiérs,
il vaut mieux choisir quélqu’un d’un ésprit
simple, qui executera vraisemblablement les
ordres qu’il aura reçeus, et qui rendra fidelem-
ent la conversation, que de se servir de
personnes adroites a s’attirer lhonneur, ou
le profit, par les afaires des autres, et
qui dans leurs réponses ajouteront pour
se faire valoir ce qu’ils jugeront qui
pourra plairre d’avantage. Prenés aussi
par préference ceux qui souhaittent l’afaire
pour la quélle ils sont emploïés, céla éguise
l’industrie ; cherchés encore avéc soin ceux
de qui le caractere convient le plus pour
l’afaire dont vous les voulés charger,
comme un audacieux pour faire des
plaintes et des reproches, un homme doux,
pour persuader, un homme fin pour
découvrir et obsérver, un homme fantasque,
entier, et point trop poli pour une afaire
qui a quelque chose de déraisonnable et
dinjuste. Emploïés par préférénce ceux
qui ont déjà reussi dans vos afaires ; ils
auront plus de confiance, et fairont tout
303.
leur possible pour soutenir l’opinion déja
etablie de leur capacité. Il vaut mieux
sonder de loin célui a qui vous avés
afaire que d’entrer en matiére tout d’un
coup, a moins que vous naiés dessein de
le surprendre par quélque question courte
et impréveüe. Il vaut mieux aussi
négociér avéc ceux qui désirent et qui
[385
qui sont contens de leur fortune. Dans
un traitté ou les demandes sont réciproques,
célui qui obtient le premier ce quil a
souhaitté a quinze sur la partie. Mais
il ne peut raisonnablement exiger cette
grace, si la náture de l’afaire ne le
démande elle-même, ou s’il n’a pas
l’adrésse de faire voir a célui avéc lequel
il traitte, quil pouvoit a son tour avoir
besoin de lui dans d’autres occasions, ou
énfin sil n’est régardé comme un homme
d’une bonne foi, et d’une intégrité parfaite.
Le bus de toutes les négociations ést de
découvrir ou d’obtenir, ou de découvrir
quélque chose. Les hommes se découvrent
304.
ou par confiance, ou par colere, ou par
surprise, ou par nécéssité, c’est a dire,
lorsqu’on met quélqu’un dans l’impossibilité
de trouver des faux fuïans, ni d’aller a
ses fins sans se láisser voir a découvert.
Pour gagner un homme il faut connoitre
son naturel, et ses maniéres ; pour le
persuader il faut savoir la fin ou il
butte, et pour lui faire peur ; il faut
connoitre ses foiblesses et ses désavan-
tages ; ou enfin il faut gagner les person-
nes qui ont le plus de pouvoir sur l’esprit
de célui a qui vous avés afaire, afin de
le gouverner par cette voye. Lorsqu’on
négocie avéc des gens artificieux il est
important de considerer leurs desseins
pour interprêter leurs parolles. Il ést bon
aussi de ne leur dire que pèu de chose, et
ce a quoi ils s’attendent le moins. Mais
on ne doit pas pénser dans les
dificiles quil soit possible de sémer &
aussitôt, car il faut préparer les afaires
et qu’elle meurissent par dégrés.
305.
DeCéci ést une proposition scho-
lastique et de petitte consequence, mais
si on l’examine d’un certain costé, élle
peut meriter la considération d’un homme
sage. On démandoit a
éstoit la partie principale d’un orateur,
il répondit laction, qu’elle est la seconde
l’action, qu’elle est la troisiéme l’action.
Personne n’a mieux connu que lui le pouvoir
de cette faculté, cependant il n’avoit pas
naturéllement ce qu’il trouvoit si nécéssaire
dans un orateur. Il est étonnant qu’une
partie superficiélle et qui sémbleroit plustôt
la vertû d’un comedien soit cependant placée
au dessus de linvention, de l’eloquence, et des
autre qualités qui parroissent bien plus
nobles, et que la seule action soit comme
le tout dans un orateur. Céla vient de ce
quil y a dans les hommes beaucoup plus
306.
de folie que de sagésse, et par conséquent les
facultés qui touchent leur folie sont bien
plus propres a faire impréssion sur eux.
Il en ést de l’audace dans les afaires, comme
de l’action dans le discours. Qu’elle est la
premiére chose nécéssaire dans les afaires ?
L’audace, la seconde l’audace, et de même
la troisiéme, l’audace, vient cépendant de
l’ignorance et du petit genie, mais elle
entrâine ceux qui ont peu de jugement
ou pèu de courage, qui font toujours
le plus grand nombre ; et même fort
souvent élle gagne les plus sages, surtout
dans le temps ou ils sont encore en doute.
C’est pour céla que dans les Etats populaires
nous lui voïons quelquefois faire des
miracles. Mais élle a ordinairement
moins de credit sur un senat ou sur un
prince.
Un audacieux brille toujours plus
dans le commencement des afaires que
dans la suitte, car il luy arrive souvent
de ne pas tenir sa promesse. Comme il y a
des charlatans pour le corps naturél, il
307.
y en a de même pour le corps politique ;
des gens entreprenans qui par hazard
ont reussi déux ou trois fois, mais qui
manquant de fonds, demeurent en chemin
a láfin. Vous verrés souvent un audacieux
faire le miracle de
promis et persuadé au peuple qu’il alloit
obliger une montagne de venir a lui, il
devoit priér sur cette montagne pour ceux
qui garderoient fidélément sa loi. Le
peuple assemblé,
montagne, mais voyant qu’elle réstoit au
même lieu, sans se montrer embarrassé
en aucune façon, puisque la montagne,
dit il, ne veut pas venir a
de cette éspéce lorsquils manquent vilaine-
ment a ce quils ont promis, s’ils possedent
l’audace dans toute son etendüe, ne se
troublent point du mauvais succés de
leur avanture, et vont toujours leur train
ordinaire. Les hommes de jugement
se mocquent des audacieux, et même ils
ont alégard de tout le monde quélque
308.
chose de ridicule, car l’absurdité est un
juste sujet de mocquerie, l’audace sans
doute n’en est point exempte. Surtout
rien n’est plus propre a faire rire qu’un
audacieux déconcerté. L’efet ordinaire de
l’embarras est d’agiter les esprits, mais po∞
un audacieux, il reste immobile, interdit ;
comme un joüeür déchets, qu’on a fait
échée et mat au milieu de ses piéces. Mais
ceci convient d’avantage a la satire qu’a
des réfléxions sérieuses. Il faut considérer
que l’audace est aveugle, qu’elle ne voit
point les dangers, ni les inconvéniens.
C’est pour cela qu’un audacieux peut éstre
bon en second. Mais jamais pour les
premiéres places. Il est bon de voir les
dangers pendant qu’on delibere, et de ne
les points voir dans l’exécution a moins
quils ne soient très eminent.
309.
DesLes nouveautés que le temps fait
éclorre réssemblent aux animaux qui ne
sont pas encore bien formés a leur náis-
sance. Cépendant comme les premiers qui
introduisent des honneurs dans leurs
familles, sont présque toujours plus
illustres que leurs succésseurs, de même
aussi tous les bons commencemens ne se
soutiénnent pas dans la suitte. Car dans
la nature humaine le mal devient plus
considerable par la continuation, mais
le bien comme une chose surnaturélle
ést plus puissant dans son commencement.
Toute médecine ést une nouveauté.
Célui qui ne veut pas des nouveaux remedes
doit s’attendre a des nouveaux maux. Le
temps est le grand innovateur, mais si le
temps par sa course émpire toutes choses,
310.
et que la prudence et l’industrie n’apportent
pas des rémédes, quélle fin aura til le mal.
Ce qui ést etabli par coutume, sans
éstre trop bon, peut cépendant convenir, par ce
que le temps et les choses qui ont marché
longtemps énsemble ont contracté, pour ainsi
dire, une alliance ; au lieu que les nouveau-
tés quoyque bonnes et utiles, ne quadrent
pas si bien, et sont incommodes par la non
conformité. Elles réssemblent aux etrangérs
qui sont plus admirés et moins aimés. Tout
ceci seroit sans réplique si le temps s’arrestoit ;
mais il marche toujours, son instabilité
fait qu’une coûtume fixe est aussi propre
a troubler qu’une nouveauté, et souvent le
siecle présent trouve ridicule et méprise les
usages du siécle passé.
Il seroit prudent de suivre l’exemple
du temps. Il introduit des choses nouvelles,
mais pèu a pèu et quási insensiblement. Sans
cela tout ce qui est nouveau surprend &
boulevérse. Célui qui gagne au changement,
remercie la fortune et le temps, mais célui
qui y pérd s’en prend a l’auteur de la nouveauté.
Avit pour l’imprimeur
1.e Le
2.e beaucoup de fautes dans les citations latines
quoyque j’en aye corrigé plusieurs
3.e quelques mots aussi dans le francois, et
fautes
p 1 maxime de
p 130 Expressioy peu exactes sur les
p 180 meurtre d’
p 184 causes de l’atheisme odieuses
p. 187 maximes pernicieuses sur l’atheisme
p 192 maxime
p. 197 pensées angloises sur la mort
p. 213 pensée vraye, mais
p 254 pensée odieuse a la
p. 299 pensée odieuse a
p 104 maximes
311.
Il ést bon de ne pas faire de nouvélles
experiénces pour racommoder l’Etat sans
une extrême nécéssité et un avantage visi
ble. Il faut aussi prendre garde que ce
soit le desir de réformer qui attire le change-
ment, et non pas le désir du changement qui
attire la réforme. Toute nouveauté, si élle
n’est pas rejettée doit du moins éstre suspecte.
L’ecriture sainte dit
antiquas, at que circumspiciamus quœ sit via bona
et recta, et ambulèmus in éâ
manuscrit, il n'y a pas un
seul mot ecrit en interligne
ou en marge de la main
de celuy qui l’a copié, et
que tout ce qui est ecrit de
la sorte est de ma main aDu Resnel
Fin.
garde des sceaux un manuscrit intituleessays de chevalier Bacon
pourroit en permettre l’impression a
ce
313
Table315
Fin de la Table.
317
MANUS
2865