Transcription Transcription des fichiers de la notice - <em>Politique du chevalier Bacon, chancelier d'Angleterre (La)</em> [éd. 1740] Bacon, Francis (1561-1626) 1740 chargé d'édition/chercheur Macé, Laurence (édition scientifique) Laurence Macé CEREdI, UR 3229 - Université de Rouen-Normandie ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb300452019 1740 Fiche : Laurence Macé CEREdI, UR 3229 - Université de Rouen-Normandie ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Paris, Bibliothèque nationale de France, E* 2554
Ed. par Claude-Pierre Goujet, d'après Quérard et Cat. gén.. - Titre courant : "Essais de politique, & de morale.". - Avec quelques variantes, le texte et le matériel typogr. sont identiques à ceux de l'éd. publ. en 1734 à Paris par Pierre-François Emery et conservée à la BnF sous la cote R-27347. - "Avertissement du libraire." aux p. V-XIV réd. par Claude-Pierre Goujet, d'après Barbier. - Vignette au titre, bandeaux, lettrines et culs-de-lampe gr. sur bois. - Table Français Ed. par Claude-Pierre Goujet, d'après Quérard et Cat. gén.. - Titre courant : "Essais de politique, & de morale.". - Avec quelques variantes, le texte et le matériel typogr. sont identiques à ceux de l'éd. publ. en 1734 à Paris par Pierre-François Emery et conservée à la BnF sous la cote R-27347. - "Avertissement du libraire." aux p. V-XIV réd. par Claude-Pierre Goujet, d'après Barbier. - Vignette au titre, bandeaux, lettrines et culs-de-lampe gr. sur bois. - Table

[illis.]

E. 882. + B.

25544406

LA<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> POLITIQUE<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> DU <persname class="undefined persname null" data="Nom de personne">CHEVALIER<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> BACON</persname>,<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> CHANCELIER D’ANGLETERRE. PREMIERE, PARTIE.

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A LONDRES ; Chez JACQUES TONSSON. 1740.

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AVERTISSEMENT DU LIBRAIRE.

LE petit ouvrage que nous donnons au pu- blic, est une traduc- tion élegante d’un excellent original anglois. Nous igno- rons le nom du traducteur : pour l’auteur c'est le célé- bre Bâcon, Baron de Veru- lam, Vicomte de Saint Al- ban, & Grand Chancelier d’Angleterre, sous Jacques I.

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Avertissement.

Monsieur le Comte de Rot- tembourg, dont le nom, les ta- lens, & les services qu’il a ren- dus à la France, sont très-con- nus, ayant apporté cette tra- duction au retour de son am- bassade d’Espagne, a bien voulu s’en désaisir en notre faveur, & pour l’utilité du public. Nous avons répondu a ses vœux, en la faisant imprimer, & nous croïons que l’on nous en saura quelque gré. On voit dans ce petit ouvrage, com- me en racourci, tout le gé- nie de Bâcon. Un esprit aisé, un jugement sain, le philosophe sensé, l’homme de réflexions, y brillent tour à tour. C’étoit un des fruits

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Avertissement.

de la retraite d’un homme qui avoit quitté le monde, après en avoir soûtenu long- tems les prosperités & les dis- graces. Si les maximes de M. de la Rochefoucaud ont été si long-tems goûtées par ce qu’il y a de plus sensé : si elles font encore les délices de ceux qui aiment les ou- vrages où le vrai & le judi- cieux sont substitués à la pla- ce des traits brillans de l’i- magination souvent faux, & presque toujours peu solides, nous avons droit d’esperer, que ces <hi class="italic" rend="italic">Essais</hi> ne seront ni moins recherchés, ni moins lûs ; ajoûtons, ni moins uti- les. Tout y paroît si raison-

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Avertissement.

nable, que chacun croit pen- ser de lui-même ce qu’il trou- ve exprimé dans son auteur. La politique n’y est point contraire à la religion, & celle-ci y soûtient à son tour la politique. C’est un livre de principes qui peuvent é- galement servir a l’homme d’Etat, & au philosophe. Ce ne sont point des maximes de spiritualité, mais des ré- flexions saines, judicieuses, solides. L’auteur parle libre- ment : c’étoit assés le caracté- re des anglois ; & c’est encore celui de leurs auteurs : mais quand cette liberté n’a rien que de conforme au bon sens & à la raison ; quand elle res-

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Avertissement.

pecte la Religion & la pieté qui doivent être raisonnables elles-mêmes ; loin d’être blâ- mable, c’est l’assaisonne- ment le meilleur qu’on puisse donner à un écrit, aujour- d’hui sur-tout que ce goût paroît regner de plus en plus en France, & même dans presque toute l’Europe ; un écrit qui a ce caractére, ne peut manquer de plaire & d’être utile. Un ouvrage qui renferme plus de choses que de mots, peut ennuier un es- prit superficiel, qui n’aime que ce qui flatte son imagi- nation, & qui cherche plus ce qui brille, que ce qui in- struit Mais la gloire d’un

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Avertissement.

auteur est-elle de n’être agréable qu’à ces sortes de lecteurs ? L’homme sensé, l’auteur judicieux, ne met- tent leur honneur qu’à être goûtés par ceux qui leur res- semblent ; & puisque nous sommes tous faits pour rai- sonner, & pour raisonner juste, pourquoi chercheroit- on autre chole dans un ou- vrage ? Celui-ci d’ailleurs donne en peu de mots tant de regles lumineuses d’une sage conduite, qu’il plaît, qu’il instruit, qu’il charme ceux qui aiment à se con- noître, & qui craignent de se tromper. S’il reprend des défauts, c’est pour appren-

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Avertissement.

dre à les corriger ; s’il atta- que des abus, c’est pour montrer à les éviter ; s’il don- ne des préceptes, c’est pour faire discerner ce qui est de devoir, & fuir ce qui n’est que de caprice & de fantai- sie. Bayle qui avec beau- coup de défauts, ne laisse pas que d’avoir connu ce qui n’etoit que préjugé, & d’avoir fait quelquefois une guerre assés heureuse à beaucoup de préventions, avoit raison d’estimer cet écrit. Il loüe beaucoup ces Essais ; il nous apprend qu’il s’en fit en peu de tems un assés grand nom- bre d’editions, & ceux qui liront cette traduction, ap-

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Avertissement.

plaudiront à cet égard au ju- gement de ce critique qu’il faut abandonner sur tant d’autres points. Jean Bau- doin l’un des premiers mem- bres de l’Academie Françoi- se, en avoit déja publié une traduction en 1624. Nous l’avons parcourue, & nous y avons trouve une difference. énorme entre elle & celle que nous publions. Style mau- vais dans la première, addi- tions peu dignes de l’auteur, expressions louches, suran- nées & souvent bizarres, c’est le caractére de cette traduction. L’élégance, la pureté du langage, la pré- cision, forment au contraire

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Avertissement.

le caractére de celle-ci. Si notre jugement semble sus- pect, parce qu’il paroît in- teressé, qu’on lise cet ou- vrage, & nous sommes assu- rés que l’on ira encore plus loin que nous dans les élo- ges que nous donnons à cet écrit. Il est vrai que nous avons fait quelques retran- chemens dans la traduction que nous publions ; mais ou- tre qu’ils sont en très-petit nombre, nous ne les avons faits que sur l’avis d’un hom- me d’esprit qui les a jugé nécessaires pour se confor- mer à nos mœurs & aux loix reçues dans le royaume ; & par respect pour la vérité

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Avertissement.

qui s’y trouvoit blessée. La li- berté de penser est soufferte en France comme en Angle- terre : mais ici elle est resser- rée dans les bornes de la sa- gesse & de la moderation, au lieu que l’on n’ignore pas qu’elle est souvent portée à un excès condamnable en Angleterre ; & les Anglois les plus judicieux ne font pas dif- ficulté d’en convenir, & de souhaiter que l’on imitât à cet égard notre prudence & notre reserve.

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TABLE DES TRAITEZ contenus dans ces Essais<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> de Politique, & de Morale.

DE l’Habitude, & de l’Education. Pag. 1. Du Mariage, & du Célibat. pag. 6. Des Cliens & Amis. pag. 12. De la Conversation. pag. 17. De la Noblesse. pag. 22. Du Discours. pag. 27. Des Magistrats & des Digni- tez. pag. 33.

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TABLE

Du Sage en apparence. pag. 44. De la Colere. pag. 48. De la Loüange. pag. 54. De la Gloire & de la Réputa- tion. pag. 59. Des Richesses. pag. 64. Des Cérémonies & des Com- plimens. pag. 74. De l’Envie. pag. 79. De ce qu’on appelle Nature dans les hommes. pag. 93. De la Dissimulation. pag. 99. Des Voyages. pag. 107.

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TABLE

De la Dépense. pag. 115. Des Graces, & de ceux qui y prétendent. pag. 120. Des Peres & des Enfans. pag. 128. De l’Usure. pag. 134. Du Devoir des Juges. p. 147. De la Vicissitude des choses. pag. 160. Du Conseil. pag. 179. De l’Amitié. pag. 175. De la Difformité. pag. 218. De la Verité. pag. 222.

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TABLE.

De l’Adversité. pag. 229. De la Vengeance. pag. 232. De l’Athéisme. pag. 236. De la Superstition. pag. 243. De la Bonté naturelle & ac- quise. pag. 245. De la Mort. pag. 251. De la Jeunesse, & de la Vieil- lesse. pag. 257. Des Soupçons. pag. 263. De l’Amour. pag. 267. De l’Amour propre, & de l’ln- terêt particulier. pag. 273.

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TABLE

De l’Etude. pag. 278. De la Vanité. pag. 284. De l’Ambition. pag. 289. De la Fortune. pag. 296. De l’Empire. pag. 302. De la vérittable Grandeur des Royaumes & des Etats. pag. 314. Des Troubles & des Séditions. pag. 340. Des Factions & des Partis. pag. 359. Des Colonies. pag. 365.

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TABLE.

De l’Expedition dans les affai- res. pag. 374. Du Délai dans les affaires. pag. 379. De la Négociation. pag.382. De l’Audace. pag. 387. Des Nouveautez. pag. 392.

Fin de la Table.

ESSAIS<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> DU <persname class="undefined persname null" data="Nom de personne">CHEVALIER<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> BACON</persname>,<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> CHANCELIER D’<placename class="undefined placename null" data="Nom de lieu">ANGLETERRE</placename>,<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> <hi class="italic" rend="italic">Sur divers Sujets de Politique,<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/> & de Morale.</hi>

DE L’HABITUDE, ET DE L’EDUCATION.

LES pensées des hom- mes naissent de leurs inclinations ; leurs dis- cours sont proportion- nés à leur sçavoir & aux opi- nions qu’ils ont embrassées,

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Essais de Politique,

mais l’habitude seule regle & détermine leurs actions, com- me Machiavel le remarque, avec beaucoup de bon sens, mais dans un cas odieux.

On voit bien clairement la forme, ou pour mieux dire le triomphe de l’habitude, en ce que nous entendons tous les jours des hommes, promettre, s’engager & donner des paro- les autentiques, sans que cela fasse aucune impression sur eux, ni qu’ils changent en rien leur conduite, comme s’ils étoient des statuës, ou des machines que la seule habitude fait mou- voir. Voici plusieurs exemples de son pouvoir & de sa ti- rannie.

Les lndiens (je parle des Gymnosophistes) se mettent tranquillement sur un bûcher, & se sacrifient par le feu. Les femmes même se sont brûler

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& de Morale.

avec le corps de leurs maris. Les enfans de Sparte étoient ac- coûtumés à se laisser foüeter sur l’autel de Diane sans se plaindre. Je me souviens qu’au commen- cement du regne de la Reine Elisabeth, un Irlandois rebelle qui fut condamné, présenta un placer au Viceroi, demandant à être pendu avec une branche d’ozier retorse, & non pas avec une corde, parce que ç’a- voit été la coûtume dans son païs de pendre les rebelles de cette maniére. En Moscovie il y a des moines qui se met- tent l’hyver dans l’eau par, pé- nitence, & qui y demeurent jusqu’à ce qu’elle soit gélée autour d’eux. Puis donc que l’habitude a tant de pouvoir sur nous, tâchons d’en con- tracter de bonnes. Celles qu’on prend dans la jeunesse, sont certainement les plus fortes,

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Essais de Politique,

& ce que nous appellons édu- cation, n’est en effet qu’une habitude prise de bonne heure. Nous voyons à l’égard des lan- gues que la prononciation ou l’accent s’apprend bien mieux dans la jeunesse ; alors la langue est plus déliée, les nerfs sont aussi plus souples ; ceux qui ap- prennent tard ne peuvent pas si facilement prendre un pli nouveau, à moins que ce ne soit de ces hommes rares qui se tiennent toûjours en exercice, & qui conservent par ce moïen la faculté nécessaire pour ap- prendre tout ce qu’ils veulent sçavoir ; mais si la coûtume simple & pour ainsi dire, pri- vée, a tant de force, elle en aura bien davantage étant as- sociée & conjointe comme el- le l’est dans les collèges; car alors l’exemple instruit, la so- cieté encourage, l’émulation &

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& de Morale.

les honneurs élevent l’esprit : de sorte que dans ces lieux la force de la coûtume est portée à son plus haut période. Cer- tainement la multiplication des vertus naît de la bonne insti- tution & de la bonne discipline des societés. Car les societés, & les bons gouvernemens cul- tivent la vertu naissante, mais ils n’en corrigent pas la sé- mence ; & le malheur est qu’on employe souvent les moyens les plus efficaces pour la fin la moins désirable.

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Essais de Politique,

DU MARIAGE, ET DU CELIBAT.

CELUI qui a une femme & des enfans, a donné des ôtages à la fortune. Ce sont des entraves pour les grandes entreprises, soit que la vertu ou le vice nous y porte. Tout ce qui s’est fait de plus recom- mandable en saveur de la so- cieté, a été fait par des gens qui n’avoient point d’enfans, & qui ont, pour ainsi dire, épousé & donné toute leur affection au bien public. Il pa- roîtroit cependant naturel que ceux qui ont des enfans, eussent plus de soin que les autres de l’avenir, auquel ils doivent transmettre leurs plus chers dépôts.

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& de Morale.

Il y a des gens indépendam- ment de tout cela qui ne pen- sent point à faire passer leur mémoire à la postérité. lls re- gardent comme une folie de se donner des soins, & de se tourmenter pour un tems, où ils ne seront plus. Quelques- uns regardent une femme & des enfans seulement comme un sujet de dépense ; & qui plus est, il ya des avares assez fols pour tirer vanité de n’avoir point d’enfans, parce que peut- être ils ont entendu dire à quel- qu’un en parlant d’un homme riche, mais il a beaucoup d’en- fans, comme une chose qui di- minuoit sa richesse. Cependant la raison qui fait le plus com- munément garder le célibat, c’est l’envie de joüir de la liber- té, sur-tout pour quelques es- prits contens d’eux-mêmes, hipocondres, si sensibles à la

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Essais de Politique,

moindre contrainte, qu’ils re- gardent presque leurs jarre- tiéres comme des chaînes.

On trouve parmi les gens qui ne sont pas mariés les meil- leurs amis, les meilleurs maî- tres, & les meilleurs domesti- ques ; mais non pas toujours les meilleurs sujets ; car ils se transplantent aisément, & le plus grand nombre de fugitifs est de cette espéce.

Le célibat convient aux ec- clésiastiques. Il est rare qu’on soccupe à arroser des plantes, lorsqu’on a besoin de l’eau pour soi-même. Mais il me paroît qu’il est indifférent que les ma- gistrats soient mariés ; car s’ils sont corrompus, ils auront un domestique pire qu’une femme pour attirer & pour recevoir des présens. A l’égard des soldats, je trouve que les généraux, pour les engager à bien com-

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& de Morale.

battre, les font ordinairement ressouvenir de leurs femmes & de leurs enfans. Je crois donc que le mépris du mariage parmi les Turcs, peut rendre leurs simples soldats moins résolus.

Une femme & des enfans augmentent l’humanité dans les hommes ; & quoiqu’un gar- çon soit souvent plus charita- ble, parce qu’il a moins de dé- pense à faire, il est cependant plus cruel, plus dur, & plus propre à faire la charge d’in- quisiteur, parce qu’il y a moins d’occasions qui puissent réveil- ler en lui sa tendresse, & tou- cher son cœur.

Les naturels graves conduits par la coûtume, & qui se pi- quent de constance, sont ordi- nairement de bons maris, com- me Ulysse, qui vetulam suam prætulit immortalitati. Les femmes chastes sont sou-

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Essais de Politique,

vent orguëilleuses & de mau- vaise humeur, enflées du mérite de leur chasteté. Le meilleur lien pour retenir une femme dans son devoir, c’est qu’elle ait opi- nion de la prudence de son ma- ri ; opinion qu’elle n aura pas s’il lui paroît jaloux.

Les femmes sont des maîtres- ses pour de jeunes gens, pour les hommes plus âgés des compag- nes, & pour les vieillards des nourrices, de maniere qu’on a tant qu’on veut un prétexte de prendre une femme. Cepen- dant celui à qui on demandoit quand un homme devoit se ma- rier, & qui répondit : Un jeune homme, pas encore : Un vieil- lard, point du tout : celui-là, dis-je, est mis au nombre des sages.

On voit souvent que les mau- vais maris ont de bonnes fem- mes, ou du moins que leur

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& de Morale.

tendresse est bien plus estimée, lorsqu’ils reviennent à elles. Souvent aussi elles se montrent patientes par orguëil, sur-tout si elles ont elles-mêmes choisi leurs maris contre l’avis de leurs parens ; car alors elles veulent (quoiqu’il leur en coû- te) soutenir leur folie.

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Essais de Politique,

DES CLIENS, ET AMIS.

LES cliens à grands airs ne sont point commodes ; en faisant sa queuë trop lon- gue, on racourcit ses aîles. J’en- tens par grands airs, non seu- lement ceux qui causent une grande dépense, mais aussi ceux qui sont importuns par des sol- licitations continuelles. Les cliens ordinaires ne doivent exiger de leur patron que l’ap- pui, la récommandation, & la protection dans le besoin.

Il faut encore éviter de re- cevoir pour cliens, ou pour amis, ceux qui ne nous sont point attachés par amitié, mais, par mécontentement contre quelqu’autre ; ils font naître

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& de Morale.

très-souvent, ou pour le moins durer, les mésintelligences si communes parmi les grands. Les cliens qui ont trop de va- nité, & qui prônent à grand bruit leurs patrons, sont aussi très-facheux ; ils gâtent les affai- res par leur babil; & loin de se faire estimer, ils attirent l’envie sur eux. Mais il y en a d’une autre espéce bien plus dange- reuse ; ce sont certains espions à gages qui cherchent conti- nuellement à pénétrer dans les secrets d’une maison pour les porter dans une autre ; ils sont souvent en faveur, parce qu’ils semblent officieux, & parce qu’ils rapportent ordinaire- ment des deux côtés.

Quand on est suivi par des personnes de sa profession, com- me les gens de guerre qui sui- vent leur géneral, quoiqu’en tems de paix ; c’est une maniére

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Essais de Politique,

convenable, & qui même est ap- prouvée dans les monarchies, pourvû que ce soit sans trop de pompe & de popularité. Mais de toutes les façons d’avoir des cliens, la plus honorable est de se rendre le protecteur de quiconque a de la vertu. Il faut avouer cependant que s’il n’y a pas grande disproportion de mérite, les personnes d’un esprit médiocre valent mieux pour cliens que celles qui ont trop d’adresse ; & pour dire la vérité, dans un tems de corrup- tion un homme actif est sou- vent plus utile qu’un homme vertueux.

Dans le gouvernement d’un Etat, il est bon que le traite- ment ordinaire soit égal entre des personnes d’un même rang ; trop favoriser les uns, les rend insolens, & mécontente les autres. Mais dans les graces

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& de Morale.

qu’on dispense, on doit agir tout différemment. Il faut user de distinction & d’élection. Par-là les uns deviennent plus recon- noissans, & les autres plus em- pressés. On ne doit pas cepen- dant trop favoriser quelqu’un d’abord, parce qu’il ne seroit pas possible de continuer avec proportion.

On fait mal de se laisser gouverner par un ami ; c’est montrer de la foiblesse, & don- ner jour à la médisance. Ceux qui n’avoient osé nous cen- surer directement, ne man- queront pas de médire de celui qui nous conduit ; ainsi notre réputation en souffrira. Il est cependant encore plus dange- reux d’être livré à plusieurs per- sonnes à la fois : on devient in- constant, & sujet à la derniere impression. Mais il est honora- ble & utile de prendre conseil

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Essais de Politique,

d’un petit nombre d’am[is.] Ceux qui regardent voye[nt] mieux que ceux qui joüe[nt] La vérittable amitié est fort [ra-] re, & sur-tour entre des égau[x] c’est cependant celle que [les] anciens ont le plus célébr[ée] S’il y en a, c’est entre le s[u-] périeur & l’inférieur, par[ce] que la fortune de l’un dépe[nd] de celle de l’autre.

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& de Morale.

DE LA CONVERSATION.

ON doit éviter dans la con- versation l’affectation, & [e]ncore plus la négligence ; puis- que l’art de s’y bien conduire marque la décence des mœurs, & que celui de converser sert [b]eaucoup dans les affaires tant [p]ubliques que particulieres. Comme l’action (quoiqu’elle n’ait rien que de superficiel) est cependant requise dans un Ora- [t]eur, préférablement aux autres parties qui semblent d’une bien plus grande importance ; ainsi la conversation, quoiqu’elle ne prouve rien pour les qualités de l’ame, si elle n’est pas mise dans un homme du monde au- dessus de tout, du moins tient- elle une très-haute place, & l’air même du visage a beau-

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Essais de Politique,

coup de poids. Nec vultu destrue verba tuo, dit le poëte. On peut affoiblir & même détruire abso- lument la force de ce qu’on a dit par l’air de son visage. Aussi Ciceron, en recommandant à son frere d’être affable aux pro- vinciaux, lui mande que cette affabilité ne consiste pas tant dans les discours que dans un air gracieux & ouvert. Nihil interest es bium apertum, vultum clausum. Nous voyons encore qu’Atticus écrivant à Ciceron au sujet de la premiere entre- vûë qu’il devoit avoir avec Cé- sar dans la chaleur de la guerre, l’avertissoit soigneusement & sérieusement de composer dans cette occasion son air & ses ges- tes avec gravité & dignité. Si la contenance importe si fort combien de plus grande im- portance ne doivent pas être les discours & les autres cho-

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& de Morale.

ses qui appartiennent à la con- versation.

L’abrégé de la bienséance & de la politesse, consiste à garder également notre dignité, & celle des personnes avec les- quelles nous conversons. Tite-Live explique ceci sort bien, quoiqu’il parle sur un autre su- jet. Ne aut arrogans videar, aut obnoxius, quorum alterum est alienæ libertatis, obliti alterum suæ. D’un autre côté, si on pa- roît trop appliqué à ne man- quer à rien de tout ce que peut exiger la civilité & la politesse, on tombe dans une forte d’affe- ctation désagréable. Quid enim difformius cœnam invitam trans- serre ? Et même sans tomber dans ces excès vicieux, on perd trop de tems en des bagatelles qui demandent plus de soin qu’elles ne valent. Les régens disent aux ecoliers qui aiment trop à

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Essais de Politique,

parler : Amicos esse sures temporis. On en doit dire de même aux hommes faits : trop d’amour pour la conversation détourne des occupations plus sérieuses, & d’un plus grand prix.

Ceux qui sont si extrême- ment polis, qu’ils paroissent formés exprès pour la politesse, se contentent ordinairement de posseder cette bonne quali- té, & n’aspirent presque jamais à des vertus plus élevées & plus solides. Au contraire ceux qui connoissent leur défaut à cet égard, cherchent à s’attirer l’estime par d’autres voyes.

Presque toutes choses sont bienséantes à celui qui est véri- ttablement estimé. Quand ce point manque, il faut cher- cher un faux-fuyant (pour m’exprimer ainsi) dans la com- plaisance & dans la politesse.

Vous ne trouverez presque

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& de Morale.

jamais d’empêchement dans les affaires, plus grand, ni plus ordinaire que trop de cérémo- nie, & aussi trop de circonspe- ction dans le choix du tems & de l’occasion. Salomon dit : Qui respicit ad nubes, non muter. Il vaut bien mieux faire naître l’occasion que l’attendre.

La politesse est, pour ainsi dire, le vêtement de l’esprit ; elle doit servir comme les ha- bits de tous les jours qui n’ont rien de recherché, & qui ne coûtent pas trop : elle doit aussi, comme ies habits, faire paroî- tre ce qu’il y a de mieux, & ca- cher les défauts : enfin elle ne doit point gêner, ni empêcher l’esprit d’agir librement.

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Essais de Politique,

DE LA NOBLESSE.

NOUS parlerons de la noblesse, premierement comme faisant partie d’un Etat, & ensuite comme d’une condi- tion de parciculier. Une mo- narchie où il n’y a point de no- bles, est toûjours une pure & ab- soluë tirannie, comme celle du Turc. La noblesse tempére la souveraineté, & détourne un peu les yeux du peuple du sang royal. Les démocraties n’en ont pas besoin ; elles sont même plus tranquilles & moins suje- tes aux séditions, quand il n’y a pas de familles nobles. Alors on regarde à l’affaire proposée, non pas à celui qui la propose, ou si on y regarde, ce n’est qu’autant qu’il peut être utile pour l’affaire, & non pas pour

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& de Morale.

ses armes, & pour sa génealo- gie. Nous voyons que la répu- blique des Suisses se soutient sort bien malgré la diversité de la religion & des cantons, par- ce que l’utilité & non pas le res- pect fait leur lien. Le gouver- nement des Provinces-Unies des Pays-Bas est excellent ; car l’égalité dans les personnes cau- se l’égalité dans les conseils, & fait que les taxes & les contri- butions sont payées de meil- leure volonté.

Une noblesse grande & puis- sante augmente la splendeur d’un Prince, mais elle diminué son pouvoir. Elle donne du cœur au peuple, mais elle rend sa condition plus utile. Il est bon pour le Prince & pour la justice que la noblesse ne soit pas trop puissante, & qu’elle se conserve cependant une gran- deur capable de réprimer l’in-

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Essais de Politique,

solence populaire, avant qu’el- le puisse s’attaquer à la majesté du Prince. Une noblesse nom- breuse rend ordinairement un Etat moins puissant ; car outre que c’est une surcharge de dé- pense, il arrive nécessairement que plusieurs nobles devien- nent pauvres avec le tems : ce qui fait une espéce de dispro- portion entre les honneurs & les biens.

A l’égard de la noblesse dans les particuliers, on a une espéce de respect pour un vieux Châ- teau, ou pour un bâtiment qui a résisté au tems, ou même pour un bel & grand arbre qui est frais & entier malgré sa vieilles-. se. Combien en doit-on plus avoir pour une noble & an- cienne famille qui s’est mainte- nue contre tous les orages des tems ? La nouvelle noblesse est l’ouvrage du pouvoir du Prin-

ce ;

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& de Morale.

ce ; mais l’ancienne est l’ouvra- ge du tems seul.

Ceux qui sont les premiers élevés à la noblesse, ont ordi- nairement de plus grandes qua- lités, mais moins d’innocence que leurs descendans. Car rare- ment on ne s’éleve que par des bons & des mauvais moïens en- semble. Il est injuste que la mé- moire des vertus demeure à la postérité, & que les défauts soient ensevelis avec ceux qui les ont.

Une naissance noble dimi- nuë ordinairement l’industrie ; & celui qui n’est pas indus- trieux, porte envie à celui qui l’est. Les nobles d’un autre cô- té n’ont pas tant de chemin à faire que les autres, pour mon- ter aux plus hauts dégrés ; & ce- lui qui est arrêté tandis que les autres montent, a pour l’ordi- naire des mouvemens d’envie.

C

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Essais de Politique,

Mais la noblesse étant dans la possession de joüir des hon- neurs, cela éteint l’envie qu’on lui porteroit si elle en jouissoit nouvellement. Les Rois qui peuvent choisit dans leur no- blesse des gens prudens & ca- pables, trouvent en les em- ployant beaucoup d’aisance & de facilité : le peuple se plie naturellement sous eux, com- me étant nés pour commander.

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& de Morale.

DU DISCOURS.

IL y a des gens qui aiment mieux dans la conversation paroître doüés d’un esprit faci- le & qui peut se tirer d’affaires sur toute sorte de sujets, que de montrer un discernement solide, juste, & qui s’attache au vrai ; comme s’il étoit plus glorieux de faire voir qu’on sçait tout ce qui se peut dire que de montrer qu’on sçait ce qui se doit penser. Il y a aussi des gens qui ont des lieux com- muns & des thémes tout faits, où ils brillent d’abord ; mais manquant de varieté, ils en- nuyent bien-tôt, & paroissent ridicules aussi-tôt qu’ils sont découverts.

Le rôle distingué dans une

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Essais de Politique,

conversation, c’est de fournir la matiére, de la diriger, & de la varier : c’est être la clef de meutte. Il est bon de diversifier la conversation, & de montrer les choses qu’on traite sous plu- sieurs aspects différens ; de mé- ler aux argumens, des narra- tions, des questions, des opi- nions, du plaisant, & du sé- rieux. On languit quand la conversation roule trop long- tems sur un même sujet.

A l’égard de la plaisanterie, plusieurs choses doivent être privilégiées ; la religion, les matières d’Etat, les grands hommes, les affaires graves des particuliers, & tout ce qui est digne de pitié. Il y a des per- sonnes qui croient que leur es- prit s’endormiroit, s’ils ne jet- toient dans la conversation quelque chose de piquant. C’est une habitude qu’on doit répri-

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& de Morale.

mer, parce, puer, stimulis, & fortiùs utere loris. Le bon sel n’a point d’amertume. Un homme satyrique fait craindre aux au- tres son esprit, & doit à son tour craindre leur mémoire.

Celui qui fait beaucoup de questions, apprendra beau- coup, sur-tout s’il sçait les pro- portionner à la capacité de la personne qu’il questionne. Il lui fournit le plaisir de parler de ce qu’elle sçait le mieux, & il apprend toujours quelque cho- se ; mais il faut se garder d’être importun par trop de questions. Laissez parler les autres, & s’il y a quelqu’un qui empaume la conversation, semblable à l’in- strument qui anime ou qui rend plus graves les pas des dan- seurs, détournez-le adroite- ment, afin que celui qui s’est tû long-tems, puisse, pour ainsi dire, entrer en danse. Dissimu-

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Essais de Politique,

lez quelquefois ce que vous sça- vez, c’est le moyen qu’on ne vous croye pas neuf une autre- fois dans ce que vous ignorez peut-être.

On doit parler de soi très-ra- rement & avec bien des ména- gemens. J’ai connu un homme qui disoit d’un autre par déri- sion : Ne faut-il pas qu’il ait beaucoup d’esprit, puisqu’il nous en assure si souvent ? Il n’y a qu’une occasion où l’on peut se loüer de bonne grace, c’est en loüant dans un autre une vertu que l’on posséde soi- même. Sur-tout gardez-vous bien soigneusement des dis- cours railleurs & malins. La conversation doit être comme une promenade, & non pas comme un grand chemin qui mene à la maison de quelqu’un. J’ai connu deux personnes de qualité de l’occident d’Angle-

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& de Morale.

terre, l’une aimoit la raillerie piquante, & faisoit toûjours très-grande chere, l’autre de- manda un jour à quelques-uns de ses amis qui avoient dîné chez son voisin, s’il n’avoit rien dit à ttable de piquant. Lors- qu’on lui eut répondu qu’il avoit dit telle & telle chose ; je sçavois bien, répliqua-t’il, qu’il gâteroit un bon diner.

La discrétion dans les dis- cours vaut mieux que l’elo- quence ; & mésurer son dis- cours à la portée de celui à qui l’on parle, est préferable à l’or- nement & à la méthode.

Sçavoir bien parler, & ne sçavoir pas bien répondre, montre un esprit lent ; bien re- pliquer, & ne sçavoir pas faire un discours de suite, montre peu de capacité & de sçavoir. On remarque que les animaux qui courent le mieux, ne sont pas

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Essais de Politique,

ceux qui tournent avec le plus d’adresse. Cette différence se voit entre le lévrier & le lié- vre.

Entasser beaucoup de cir- constances avant que de venir au fait, est une maniére fasti- dieuse, & qui déplaît. Mais aussi ne rapporter aucune cir- constance, rend le discours sec & peu intéressant.

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& de Morale.

DES MAGISTRATS, ET DES DIGNITÉS.

CEUX qui ont les plus grandes charges sont trois fois esclaves : esclaves du Prin- ce ou de l’Etat, esclaves de leur réputation, esclaves des affaires ; de maniére qu’ils ne sont maîtres ni de leurs person- nes, ni de leurs actions, ni de leur tems.

C’est une étrange passion que celle de vouloir dominer sur les autres, en perdant sa propre li- berté. On ne monte point sans peine aux grandes dignités ; on parvient par le travail à de plus grands travaux, aux dignités par les dignités.

Il est difficile de se soutenir

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Essais de Politique,

dans les grands emplois, & on n’en est point privé sans essuïer une chûte, ou pour le moins une éclipse, qui est toûjours une chose triste. Cùm non sis qui sueris, non es, cur velis vivere ?

On ne peut pas toûjours se retirer quand on le veut ; sou- vent on ne le veut pas, lors- qu’on le pourroit. La plûpart des hommes ne peuvent souffrir. une vie privée malgré la vieil- lesse & une mauvaise santé qui demandent cependant l’ombre & le repos, & ressemblent à ces vieux bourgeois, qui, n’ayant pas la force de se promener dans la ville, s’asseoient encore devant leur porte, & se don- nent en spectacle, quoiqu’ils courent risque de se faire moc- quer d’eux.

Ceux qui sont dans les grands emplois, ont besoin de l’opi-

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& de Morale.

nion des autres pour se trouver heureux : s’ils jugent par ce qu’ils sentent eux-mêmes, ils ne trouveront pas qu’ils le soient. Mais s’ils font attention à ce que les autres pensent, & combien l’on souhaite d’être à leur place, ils se trouveront heureux par cette opinion d’au- trui, & pendant qu’ils sentent peut-être en eux-mêmes qu’ils ne le sont pas ; car ils sont les premiers à sentir leurs dou- leurs, quoiqu’ils soient les der- niers à sentir leurs défauts. Les hommes en grand pouvoir ne se connoissent pas ordinairement, parce qu’étant occupés & dis- traits par les affaires, ils n’ont pas le tems de penser aux soins que demandent le corps & l’esprit.

Illi mors gravis incubat, Qui notus nimis omnibus ;

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Essais de Politique,

Ignotus moritur sibi.

Pendant qu’on a le pouvoir en main, on a la licence de faire le bien & le mal. Le dernier est un malheur ; car le mieux est de n’avoir pas la volonté de faire le mal, & ensuite de n’en avoir pas le pouvoir ; & le vrai & le légitime but de l’ambition doit être d’acquerir le pouvoir de faire le bien ; car d’en avoir seulement l’intention, quoi- que ce soit une chose agréable à Dieu, c’est à peu près a l’égard des hommes comme de faire de beaux rèves en dormant, lors- qu’on ne met pas ses pensées en exécution, & on ne sçauroit les y mettre sans le pouvoir ou une charge publique, qui nous don- ne de l’autorité au-dessus des au- tres hommes. Le mérite & les bonnes œuvres sont la vraie fin où doit tendre le travail de

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& de Morale.

homme : & une conscience qui ne se reproche rien, est la perfection de la tranquillité hu- maine. Dieu vit que ce qu’il voit fait étoit bon, après quoi se reposa.

Dans l’emploi que vous oc- upez, mettez-vous devant les eux les meilleurs exemples ; imitation est un globe de pré- septes. Proposez-vous dans la suite votre propre exemple, pour voir si vous n’avez pas mieux commencé que vous ne continuez ; & ne négligez pas non plus l’exemple de ceux qui font mal fait dans la même char- ge, non pas pour en tirer vanité, mais pour mieux apprendre à éviter le mal. Que ce que vous réformez, se fasse sans ostenta- tion & sans blâmer le tems ni les personnes ; que votre inten- tion soit de donner de bons exemples, aussi-bien que de les

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Essais de Politique,

imiter. Examinez les choses dès leur commencement : voyez en quoi & comment le mal s’est introduit ; consultez l’antiqui- té pour connoître ce qu’il y a de meilleur, & le reste des tems pour sçavoir ce qu’il y a de plus commode. Tâchez d’établir des regles dans votre maniére d’a- gir, afin qu’on sçache par avan- ce ce qu’on peut espérer de vous. Ne soyez pas cependant trop entier ni trop opiniâtre ; & lorsque vous ne suivrez pas votre regle ordinaire, faites voir clairement la raison qui vous en empêche. Conservez les droits de votre charge, mais ne cherchez point de dispute là-dessus ; pensez plûtôt à exer- cer vos droits à la rigueur sans en parler, que de chercher à faire du bruit, & vous attirer des querelles par ostentation. Défendez aussi & protegez

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& de Morale.

[d]ans leurs droits ceux qui ont[l]es places sous vous. Comptez[q]u’il est plus honorable de di-[r]iger le tout, que d’entrer dans[l]es petits détails qui les re-[g]ardent. Recevez bien & atti- [r]ez ceux qui peuvent vous don-[n]er des conseils, & vous assister[d]ans votre charge ; & ne chassez[p]as, comme des gens qui veu-[l]ent se mêler de trop de choses,[c]eux qui s’offrent dans ce des-[s]ein. La lenteur, la corruption,[l]a brutalité, & trop de facilité[f]ont les vices principaux de l’au-[t]orité. Evitez la lenteur ; soiez d’un accès facile ; rendez-vous ponctuel à l’heure que vous avez marquée ; finissez ce que vous avez entrepris avant que de commencer autre chose, si vous n’y êtes pas forcé par une nécessité indispensable. A l’é- gard de la corruption, ne liez pas seulement vos mains, & cel-

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Essais de Politique,

les de vos domestiques, afin qu’- ils ne prennent rien, mais liez aussi celles des solliciteurs pour qu’ils n’offrent rien. L’inté- grité sera le premier de ses ef- fets ; mais pour éviter l’au- tre, il faut montrer haute- ment toute l’horreur que vous avez des ames venales. Evitez non seulement de vous laisser corrompre mais même qu’on ne puisse pas vous en soupçon- ner. Quiconque change faci- lement d’avis & sans une rai- son manifeste, fait soupçonner qu’il s’est laissé corrompre. Ain- si quand vous changez d’opi- nion & de manière d’agir, dites clairement vos raisons, & ne cherchez pas à le faire furtive- ment. Si vous montrez de l’esti- me pour un domestique favori, qui ne soit pas fondée sur de bonnes raisons, on le regardera comme la porte secrete pour

intro-

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& de Morale.

introduire la corruption. La brutalité est un vice dont on ne tire jamais avantage, & qui mé- contente tout le monde. La sé- vérité inspire la crainte, mais la brutalité attire la haine. Les ré- primandes d’un homme en pla- ce doivent être graves & point piquantes. Celui qui se laisse gagner par l’importunité ou par des petites considérations, en trouvera qui l’arrêteront à cha- que instant ; avoir des égards est une chose condamnable, dit Sa- lomon ; & celui qui en a, sera le mal pour un morceau de pain. Cette pensée est juste. La charge montre l’homme, les uns en beau, les autres à leur avantage. Omnium consensu ca- pax imperii, nisi imperasset, dit Tacite de Galba ; & il dit de Vespasien : Solus imperantium Vespasianus mutatus in meliùs ; quoiqu’il parle de l’art de

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Essais de Politique,

regner pour l’un ; des maniéres & des affections pour l’autre- C’est une marque certaine de grandeur d’ame, lorsque les honneurs rendent un homme meilleur. Les honneurs sont ou doivent être le centre de la ver- tu, & comme un corps se meut plus rapidement allant vers son centre, & que lorsqu’il y est, il reste tranquille ; de même la vertu est violente dans ce qu’elle désire, & tranquille aussi dans l’autorité. On monte aux grands emplois par un es- calier à deux rampes. S’il y a des factions, il est bon de se mettre d’un côté pendant qu’on monte ; mais quand on est pla- cé, on doit se tenir sur le repos, & garder l’équilibre. Il faut res- pecter la mémoire de ceux qui nous ont précedés : si vous ne le faites pas, votre successeur vous payera de la même monoyemonaye.

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& de Morale.

[S]i vous avez des collégues, aïez[b]eaucoup d’égards pour eux :[a]ppellez les plûtôt lorsqu’ils ne[s]’y attendent pas, que de les exclure, lorsqu’ils ont raison de s’attendre à être appellés. Dans votre conversation ordi- naire, oubliez que vous avez une charge ; & faites plûtôt en sorte qu’on dise de vous,C’est un autre homme, quand il est dans l’exercice de sa charge.

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Essais de Politique,

DU SAGE EN APPARENCE.

C’EST une opinion assez généralement établie que les François sont plus sages qu’- ils ne paroissent, & que les Espa- gnols paroissent plus sages qu’- ils ne sont. Quoiqu’il en soit des nations en général, il est certain que cette distinction peut sou- vent se faire entre des particu- liers. On en voit de qui la sa- gesse ressemble à la sainteté de ceux dont parle l’Apôtre, lors- qu’il dit : Speciem pietatis haben- tes, sed virtutem ejus abnegantes.

Il y a des personnes qui s’oc- cupent à des riens avec beau- coup d’appareil & de gravité. Il est plaisant pour un homme d’esprit, & pour tous ceux qui

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& de Morale.

les apperçoivent, de voir les tours de ces prétendus sages, & de quelle maniére ils se met- tent, pour ainsi dire, en per- spective, pour donner à une simple superficie l’apparance d’un corps solide. Les uns sont si retenus & si discrets, qu’ils n’étalent jamais leur marchandise au grand jour, & qu’ils sont toûjours sem- blant d’avoir quelque cho- se en réserve. S’ils sentent que ce qu’ils disent ne s’entend pas, ils tâchent de persuader qu’ils ne se permettent pas de dire ce qu’ils sçavent. Il y en a d’autres qui ont recours aux gestes & aux grimaces. Ils sont sages en signes, comme Ciceron disoit de Pison. Respondes altero ad frontem sublato, altero ad men- tum depresso supercilio, crudelita- tem tibi non placere.

Ils croient quelquefois en

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Essais de Politique,

imposer par une sentence pro- noncée d’un air décisif & sans s’arrêter. Ils prennent pour admis ce qu’ils ne sçauroient prouver. D’autres encore font semblant de mépriser ou de né- gliger tout ce qui est au-dessus de leur capacité, comme des choses impertinentes, ou de trop petite conséquence, & veulent que leur ignorance soit réputée pour jugement ; en vous amusant par quelque sub- tilité, ils coulent sur l’essentiel de la question. Aulugelle dit de ceux-là : Hominem delirum qui verborum minutiis rerum frangit pondera. Et Platon dans son Protagore introduit par ironie un certain Prodicus qui fait une harangue composée de distinc- tions depuis le commencement jusqu’à la fin. Ces sortes de gens se tiennent ordinairement sur la négative. Ils affectent de

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& de Morale.

trouver & de prédire des diffi- cultés. Car lorsque la proposi- tion est rejettée, ils sont hors d’intrigue ; mais s’il falloit la discuter, comment s’en tire- roient-ils ?

Cette fausse prudence ruine les affaires. Il n’y a point de marchand endetté qui use de tant d’artifices pour soutenir son crédit, que ces gens vuides de sens pour maintenir une opinion de prudence qui leur donne quelquefois de la répu- tation parmi le peuple. Mais qu’on se garde bien de les em- ployer dans les affaires. Tout autre, fut-il cent sois plus sot & plus fol, vaut encore mieux qu’un de ces prétendus sages.

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Essais de Politique,

DE LA COLERE.

C’EST une pure ostenta- tion de stoïcien que de prétendre étouffer en nous toute semence de colére. Nous avons un meilleur oracle : Iras- cimini, & nolite peccare. Sol non occidat super iracundiam vestram. On doit mettre des bornes à sa colére, l’arrêter dans sa course, & lorsqu’il est tems.

Nous dirons comment on peut tempérer & adoucir l’in- clination naturelle & l’habitu- de à la colére. Comment ces mouvemens particuliers peu- vent être réprimés, ou du moins les moyens d’empêcher les mauvais effets qu’ils pro- duisent ordinairement. Enfin

comment

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& de Morale.

comment on peut exciter ou calmer la colére dans un autre.

Pour la tempérer & l’adou- cir, le meilleur reméde est de réfléchir sur les effets qu’elle produit, quel désordre elle cau- se dans la vie. Le meilleur tems pour ces réfléxions, c’est lors- que l’accès de la colére est pas- sé. Seneque a raison de dire : lram ruinæ similem esse, quæ in aliud cadendo se ipsum comminuit & frangit. L’ecriture sainte nous exhorte à posséder nos ames en patience. Quiconque perd patience, ne posséde plus son ame. Les hommes ne doi- vent pas ressembler aux abeil- les, animasque in vulnere ponunt. La colére est certainement une petitesse dans l’homme, comme on peut le remarquer par la foiblesse des sujets qu’elle do- mine, les enfans, les femmes les vieillards, & les malades.

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Essais de Politique,

Lorsqu’on est en colére, il vaut mieux montrer du mépris que de la crainte, afin de paroître plûtôt au-dessus qu’au-dessous de l’injure : cela est facile, si l’on est capable de garder quel- que regle dans sa colére.

A l’égard de ses causes & de ses motifs, il y en a trois princi- paux : D’être trop sensible aux injures. Personne ne se met en colére s’il ne se croit offensé ; c’est pour cela que les gens dé- licats y sont sujets. Il y a bien des choses qui les blessent, qu’une nature plus forte ne sentiroit pas.

S’imaginer que l’injure qu’- on nous a faite étoit accom- pagnée de mépris ; le mépris porte à la colére autant ou plus que l’injure même. Quand donc on est ingénieux à trou- ver des circonstances de mé- pris, la colère en est enflammée.

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& de Morale.

Enfin l’opinion que sa répu- tation est blessée, l’augmente encore infiniment. Le reméde à tout cela est d’avoir, comme disoit Gonzalve, cutem honoriscrassiorem. Mais le meilleur moyen de détourner sa colére, c’est de gagner du tems, en se persuadant, si l’on peut, que celui de se vanger n’est pas en- core venu ; qu’on le prévoit, & qu’on prend patience en at- tendant.

A l’égard des moyens d’em- pêcher que la colére ne produi- se de mauvais effets, c’est pre- mierement de se garder des pa- roles dures, sur-tout de celles qui peuvent irriter avec raison la personne à qui elles sont adressées. Communia maledicta, ne font pas tant d’impression. On doit aussi se garder de reve- ler un sécret: ce seroit se mon- trer bien dangereux pour la so-

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Essais de Politique,

cieté. Il faut encore avoir at- tention de ne pas rompre une affaire par colére, & ne rien faire d’irrévocable.

Pour exciter dans un autre ou pour calmer la colére, c’est particulierement par le choix du tems qu’on en vient à bout. On l’excite facilement, lorsque la personne est déja de mauvaise humeur, ou en trouvant moyen de lui persuader qu’on a tout le mépris possible pour elle, com- me je l’ai déja dit. Ces deux moyens pris en différentes ma- niéres, peuvent servir égale- ment pour les effets contraires ; car pour éviter qu’une person- ne se mette en colére, il faut choisir le tems de sa bonne hu- meur : alors on peut lui dire ce qu’elle n’écouteroit peut-être pas dans un autre moment. La premiere impression fait beau- coup. Il est aussi très-important

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& de Morale.

de séparer tant qu’on peut, l’in- jure du mépris, & de faire en sorte qu’on l’attribue à une mé- prise, à la crainte, à la passion, ou à quelqu’autre chose, selon le cas.

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Essais de Politique,

DE LA LOUANGE.

LA loüange est la réflexion de la vertu ; & comme la réflexion est peu juste, si la gla- ce a des vices, de même la loüange, si elle vient du peuple, est ordinairement fausse, & plûtôt le partage de la présomp- tion que de la vertu.

La capacité du peuple ne s’é- tend pas jusqu’à sçavoir distin- guer dans un seul homme plu- sieurs vertus excellentes. Les petites vertus attirent sa loüan- ge ; les moïennes le remplissent d’admiration & d’étonnement ; mais les plus sublimes le pas- sent. L’apparence de la vertu, ou species virtutibus similes, est ce qui fait le plus d’impression sur son esprit. Il est semblable

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& de Morale.

à l’eau de la riviére qui éléve ce qui est leger & enflé, & qui laisse aller à fond ce qui est de poids & solide. Lorsque les per- sonnes de qualité & de mérite sont d’accord avec le peuple sur la réputation de quelqu’un, alors, comme dit l’ecriture, nomen bonum instar unguenti fra- gantis est, elle s’étend par-tout, & n’est pas facilement effacée.

Il entre tant de fausseté dans les loüanges, qu’il n’est pas étonnant qu’on ait de la peine à y ajoûter foi, & quelquefois elles viennent uniquement de la flatterie. Si c’est un flatteur ordinaire, il aura des lieux com- muns pour tout le monde ; si c’est un flatteur adroit, il se con- duira suivant le génie du grand flatteur, c’est-à-dire, de celui qui se plaît à être flatté, & se contentera de le confirmer dans les idées qu’il se sera for-

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Essais de Politique,

mées lui-même de sa capacité. Mais si c’est un flatteur effron- té, il vous loüera sur les cho- ses que vous sçavez vous-mê- me, spretâ conscientiâ, qui vous manquent le plus.

Il y a des loüanges qui par- tent d’une vraie inclination jointe à beaucoup de respect : mais celles qu’on donne aux princes & aux grands, ne sont souvent qu’une sorte d’hom- mage qu’on s’imagine leur de- voir. Quelquefois aussi ce sont moins des loüanges que des instructions ; ce qui s’appellelaudando præcipere, lorsqu’on loüe quelqu’un d’une qualité qu’il n’a pas, mais qu’il devroit avoir.

Quelquefois les loüanges sont données par malice pour exci- ter l’envie & la jalousie : Pessi- mum genus inimicorum laudan- tium. Les Grecs disoient qu’il

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& de Morale.

[v]enoit une pustule sur le nés,[a] celui qui recevoit une telle [l]oüange, à peu près comme nous[d]isons, qu’il vient un bouton [s]ur la langue de celui qui dit un mensonge.

Une loüange modérée & qu’on nous donne à propos, est celle qui rend le plus de service. Salomon dit : Celui qui se le- vant de grand matin loüe son ami à haute voix, est sembla- ble à celui qui en dit du mal. Trop loüer quelqu’un ou quel- que chose, réveille la contra- diction & l’envie. Il ne sied pas de se loüer soi-même, si ce n’est en certains cas qui sont sort ra- res. Mais on peut loüer son em- ploi & sa profession. Il y’a même une espéce de magnanimité à le faire. Ceux d’entre les cardi- naux romains, qui ont été moi- nes, théologiens, ou scholas- tiques ont une maniére de s’ex-

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Essais de Politique,

primer pleine de mépris, quand ils parlent des affaires tempo- relles, comme des ambassades, de ce qui a rapport à la guerre, ou à la judicature. Ils les ap- pellent des sbireries, comme si c’étoient des choses qu’on dût abandonner à des commissaires ou à des sergens ; cependant ces sbireries leur sont plus utiles que leurs profondes spécula- tions. Saint Paul en parlant de lui, dit quelquefois : Je parle comme un insensé ; mais en parlant de sa vocation : Magni- fico apostolatum meum.

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& de Morale.

DE LA GLOIRE, ET DE LA REPUTATION.

RIEN ne sert plus pour acquerir de la gloire & de la réputation, qu’un certain art de faire connoître sans af- fectation nos talens & nos ver- tus. Ceux qui courent après la gloire trop ouvertement, sont ordinairement plus parler d’eux, qu’ils ne se font admirer ou estimer au fond. D’autres au contraire ne sçavent point montrer leur vertu dans son plus beau jour, & ne sont pas estimés autant qu’ils sont dig- nes de l’être.

Lorsqu’un homme vient à bout de quelque chose que per- sonne n’avoit entrepris avant lui, ou qui avoit été entrepris,

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Essais de Politique,

& ensuite abandonné, ou en- fin qui avoit été achevé, mais non pas dans une si grande per- fection, il acquiert plus d’hon- neur & de réputation que s’il eût terminé (en suivant sim- plement les pas d’un autre) quelque entreprise beaucoup plus difficile. Car l’honneur qui s’acquiert par la comparaison de nous à d’autres, de même qu’un diamant qui a été taillé à facétes, a toûjours quelque chose de plus brillant. Tâchez donc de surpasser vos compéti- teurs dans les choses mêmes qui les rendent plus récommanda- bles. Ce n’est pas ménager sa réputation en habile homme, que d’entreprendre une affaire qui causera plus de honte, si on la manque, que de gloire, si on réussit.

Les amis intimes & les do- mestiques, lorsqu’ils sont pru-

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& de Morale.

[d]ens, contribuent fort à la ré-[p]utation. Omnis sama à do- nesticis emanat, dit Q. Cice-[r]on ; & le meilleur moyen d’é-[t]eindre l’envie (qui est le ver[q]ui ronge l’honneur), c’est de[f]aire voir qu’on est conduit[d]ans ses actions par l’amour de[l]a vertu, plus que par celui de[l]a réputation, & d’attribuer[a]ussi les bons succès qui nous[a]rrivent, plûtôt à la providen- ce ou à la fortune, qu’à sa pro- pre vertu ou à sa politique.

Il y a divers dégrés d’hon- sieur qui sont affectés aux seuls souverains. Premierement d’ê- tre fondateurs de roïaumes ou de républiques, comme Ro- mulus, Cyrus, César, Otto-man, lsmaël. Secondement les législateurs qu’on appelle aussi seconds fondateurs ou princes perpétuels, parce qu’ils gou- vernent par leurs loix & par

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Essais de Politique,

leurs ordonnances, même après, leur mort. Tel que Licurgue,Solon, Justinien, Edgar, Al- fonse de Castille, qui a fait las siete Partidas, les sept part-titions. Dans le troisiéme rang, sont les libérateurs, ou ceux qui ont sauvé leur patrie, com- me Auguste, Vespasien, Au-relien, Théodoric, Henri VII. Roi d’Angleterre, Henri IV.Roi de France. Ensuite vien- nent ceux qui par de glorieuses guerres ont augmenté leurs Etats, ou qui les ont défendus généreusement contre leurs en- nemis. Enfin les peres de la pa- trie, c’est-à-dire, ceux qui gou- vernent avec justice & dou- ceur, & qui rendent leur tems heureux. Il y en a un si grand nombre dans ces deux derniers rangs, qu’il seroit trop long de les nommer.

Les différens dégrés d’hon-

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& de Morale.

[n]eur à l’égard des sujets, sont[p]remiérement d’être participes[u]rarum , c’est-à-dire, du nom-[b]re de ceux sur qui les princes [se] reposent de la plus grande[pa]rtie de leurs affaires : nous [le]s appellons les bras droits[d]es Rois. En second lieu, Duces[e]lli , les grands capitaines,[le]s lieutenans des Rois, ou[c]eux qui leur rendent de grands [se]rvices. Au troisiéme rang,[r]atiofi , les favoris, j’entens[c]eux qui sont agréables aux[p]rinces, sans être rédouttables[a]ux peuples. Enfin, negotiis pa-[ce]s , ceux qui possédent les plus[g]randes charges & qui s’ac-[q]uittent glorieusement de leur[d]evoir. Il y a encore un autre[d]égré d’honneur qui doit être[m]is au plus haut rang, & qui est [d]û à ceux qui se sacrifient pour [la] gloire de leur patrie, comme [M]. Regulus , & les deux Deces.

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Essais de Politique,

DES RICHESSES.

JE ne sçaurois mieux nom- mer les richesses que le ba- gage de la vertu. Le mot impe- dimenta , est encore plus ex- pressif ; car les richesses sont à la vertu ce que le bagage est à l’armée : il est très-nécessaire, mais il empêche la marche, & fait perdre quelquesois l’occa- sion de vaincre.

Les richesses n’ont d’usage réel que dans la distribution : tout le reste est opinion. Salo- mon dit : Ubi multæ sunt opes, multi qui comedunt eas ; & quid prodest pessessori, nisi quòd cernat divitias oculis suis ? On ne joüit donc point des grandes riches- ses, on a simplement la liberté de les garder, ou de s’en défai-

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& de Morale.

re, & la réputation de les pos- séder, mais nul autre usage plus solide ne les accompagne. Les sommes excessives qu’on em- ploye en pièrres précieuses, & à toutes les choses rares ; tant d’ouvrages qu’on entreprend par pure ostentation, & comme pour montrer que les grandes richesses sont de quelque usa- ge, ne prouvent rien pour elles dans le fond. On dira peut-être qu’elles peuvent épargner des peines, & de grands dangers à celui qui les posséde. Les ri- chesses sont une forteresse dans l’imagination de l’homme ri- che, dit Salomon ; mais il dit dans l’imagination, & non pas en effet ; car il est certain que les grandes richesses ont perdu plus de gens, qu’elles n’en ont sauvé.

Ne cherchez point de gran- des richesses, mais celles que

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Essais de Politique,

vous pourrez acquerir juste- ment ; dépensez modérément ; donnez gaiement, & abandon- nez sans peine. Cependant ne méprisez point les richesses, comme si vous aviez fait vœu de pauvreté. Apprenez à vous en servir, comme Rabirius Pos- tumus. Ciceron dit de lui : ln studio rei amplificande apparebat, non avaritiæ prædam, sed instru- mentum honitatis queri. Ecoutez aussi Salomon, & ne courez point après les richesses : qui sestinat ad divitias, non erit insons.

Les poëtes feignent que lorsque Plutus, le dieu des ri- chesses, est envoyé par Jupiter, il vient en boitant & à petits pas ; mais qu’il court lorsqu’il est envoyé par Pluton : voulant dire que les richesses acquises par de bonnes voies, viennent doucement, si elles ne viennent

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& de Morale.

pas par la mort d’autrui, c’est- à-dire, par héritages, legs, tes- tamens, &c. On peut aussi don- ner un autre sens à cette fable, si l’on regarde Pluton comme le démon ; car quand des ri- chesses viennent par des frau- des, par des oppressions, des in- justices, enfin par des voies cri- minelles, alors elles viennent vîte.

Il y a plusieurs moiens d’ac- querir des richesses, mais il y en a fort peu de bons. L’éparg- ne est entre les meilleurs ; ce- pendant elle a des défauts ; elle est contraire aux bonnes œu- vres & à la libéralité. L’agricul- ture est une voie très-légitime ; c’est, pour ainsi dire, la béné- diction de notre mere, la terre. Il est vrai qu’elle est lente ; ce- pendant si des gens riches s’y attachent, ils deviennent ordi- nairement sort puissans. J’ai

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Essais de Politique,

connu un Seigneur Anglois qui avoit acquis de grands biens par cette voie : il étoit riche en troupeaux de gros & menu bétail, en bois, en mines de charbon, de plomb & de fer, en blé, & autres choses de cet- te nature ; de sorte que sa terre paroissoit une mer pour lui par le grand nombre de choses qu’elle lui apportoit. Quel- qu’un remarqua alors, avec rai- son, qu’il en avoit coûté dans le commencement beaucoup de soins à ce Seigneur, pour ac- querir un bien médiocre ; mais que dans la suite, il étoit par- venu sans peine à de grandes richesses ; parce que, quand on a une fois des fonds suffisans pour profiter des bons marchés, & pour acheter chaque chose dans sa faison, on y trouve un gain considérable, que ceux qui ne sont pas en argent comp-

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& de Morale.

[ta]nt, ne sçauroient faire, & qui[en]richit aisément & en peu de[te]ms.

Les profits des métiers sont[h]onnêtes : ils viennent princi- [pa]lement de la diligence, & de[la] réputation que donne la[b]onne foi. Mais je doute que[le]s gains qui se font dans la plû-[pa]rt des marchés, soient bien[lé]gitimes, sur-tout quand la[né]cessité d’autrui (soit à acheter[et] à vendre) fait le plus grand [pr]ofit des marchands. Ordi-[na]irement ces sortes de gens[ve]ulent gagner des deux cotés,[ils] se servent de toute sorte[d’]artifices pour suborner les[co]urtiers, & pour empêcher[qu]e d’autres ne traitent à de[m]eilleures conditions.

Les compagnies enrichissent[lo]rsqu’elles sont formées avec[pr]udence. L’usure est un des[pl]us surs & des plus mauvais

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Essais de Politique,

moiens de s’enrichir. Les usu- riers mangent leur pain in sua dore vultûs alieni , ils travaillent le dimanche. Mais quoique l’u- sure paroisse une voie sûre, elle a cependant ses hazards. Les notaires & les courtiers exa- gerent souvent pour leur inté- rêt particulier, les richesses des gens dont les affaires sont au fond très-dérangées.

Etre le premier qui met en vogue, & qui invente quelque chose de nouveau, ou qui ob- tient un privilége, apportes quelquefois une innondation de richesses comme il arriva à celui qui le premier fit du sucres aux isles Canaries. Lorsqu’un homme fait voir qu’il est véri- ttable logicien, c’est-à-dire lorsqu’il montre qu’il a de l’in- vention & du jugement à pro- portion, il peut devenir fort riche en peu de tems, sur-tout

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& de Morale.

[si] les conjonctures lui sont fa-[v]orables. Mais celui qui ne[ch]erche que des profits cer-[ta]ins, parvient rarement à de[gr]andes richesses ; & celui qui [ri]sque beaucoup, perd ordinai-[re]ment tout. Il faut balancer[av]ec jugement, & connoître si[le] gain est proportionné aux[ri]sques.

On acquiert facilement de[gr]andes richesses par les mono- [p]oles quand les loix le permet- [te]nt, sur-tout si l’on sçait pré- [v]oir quelle sera la marchandi-[se] la plus recherchée.

Les richesses qu’on acquiert[au] service des Rois & des[gr]ands, apportent avec elles[u]ne sorte de dignité ; mais si[el]les sont la récompense de la[fl]atterie & d’un artifice bas,[e]lles doivent être regardées[c]omme les plus viles. Cepen-[d]ant aller à la chasse des testa-

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Essais de Politique,

mens, comme Tacite en accu- se Sénéque, testamenta & cervos tanquam indagine capi , est en- core un plus infame moien de s’enrichir ; car on y emploie les mêmes artifices, & c’est avec des personnes d’un rang bien inférieur à celles que l’on sert.

Ne croiez point facilement à ceux qui semblent mépriser les richesses ; ils méprisent les ri- chesses qu’ils désespérent d’ob- tenir, & vous ne trouverez point de gens qui y soient plus attachès, quand ils en ont une fois acquis.

On ne doit pas être in mi- nutiis tenax . Les richesses ont des ailes : quelquefois elles s’envolent d’elles-mêmes, & quelquesois aussi il faut les en- voier pour en ramener d’autres.

On laisse ses richesses en mourant au public, à ses en- fans, à ses parens, ou à ses amis.

Les

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& de Morale.

[L]es richesses médiocres pros-[p]érent ordinairement davan-[a]ge. De grands biens laissés[à] un héritier, attirent les oy- [s]eaux de proye, s’il n’est pas[d]’un âge mûr & doué d’un bon[ju]gement.

Les fondations magnifiques[p]our le public sont des sacrifi- [c]es sans sel &des aumônes sem-[b]lables aux sepuleres blanchis[q]ui se corrompent bien-tôt en[d]edans. N’affectez pas la quan- [ti]té dans tout ce que vous don- [n]ez, mais la convenance ; &[o]bservez une proportion juste[&] raisonnable. Ne différez[p]oint jusqu’à votre mort à faire [d]es œuvres de charité. Tout[c]onsidéré, celui qui en use de[la] sorte, est plutôt libéral du [b]ien d’autrui, que du sien pro- [p]re.

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Essais de Politique,

DES CEREMONIES, ET DES COMPLIMENS.

IL est nécessaire pour celui qui n’a qu’une vertu brute qu’elle soit d’un grand poids, comme la pierre doit être riche lorsqu’elle est montée sans feüille. Il en est de la loüange, si on y fait attention, comme du gain ; les gains legers, suivant se proverbe, rendent la bourse pésante ; car ils reviennent sou- vent : mais les grands gains ar- rivent rarement. De même les petites choses attirent de gran des loüanges : l’usage en est con- tinuel, & elles se font remar- quer à chaque instant : au con- traire on a rarement l’occasion de mettre en œuvre quelque grande vertu. Il est donc cer-

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& de Morale.

[t]ain qu’avoir des attentions,[d]e la politesse, & s’acquitter[d]es cérémonies convenables,[c]ontribuë beaucoup à nous at-[t]irer des loüanges. Ces manié-[r]es polies & engageantes (com-[m]e disoit la reine Isabelle de[C]astille) sont de perpétuelles[l]ettres de récommandation[p]our celui qui les a. Il suffit [p]our s’en instruire de ne pas les [m]épriser, & d’être actentif aux [m]anières des autres. Au reste[o]n peut s’en fier à soi-même.[C]ar si l’on se donne trop de[p]eine pour ne rien omettre à[c]et égard, on perd ce qu’il y a [d]e plus estimable, qui est de pa- [r]oître naturel & sans affecta-[t]ion. Les maniéres de quelques[p]ersonnes ressemblent aux vers[d]ont toutes les syllabes sont[c]omptées. Lorsqu’on s’attache[à] de si petites choses, on ne[s]çauroit se rendre capable des

Gij

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Essais de Politique,

grandes : mais négliger les cérémonies convenables avec les autres, leur apprend à les négliger avec nous, & quel- quefois leur fait perdre le res- pect ; sur-tout il ne faut pas s’en dispenser à l’égard de ceux avec qui on n’est pas en familiarité, ni avec les formalistes. Cepen- dant trop de cérémonies, & des complimens outrés, peuvent diminuer la foi qu’on auroit en nous. Il y a une maniére adroite de s’insinuer dans les esprits, même avec des complimens ordinaires : elle est d’une gran- de utilité, quand on peut l’at- traper.

Comme on est sûr de la fami- liarité entre personnes de mê- mê rang, il est bon de conser- ver la dignité ; mais on peut quelquefois se relâcher un peu à l’égard des inférieurs qui nous respectent.

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& de Morale.

Celui qui veut tenir le dé[d]ans la conversation & dans les [a]ffaires, fatigue & se rend[m]oins estimable. De suivre[s]implement les autres, peut[ê]tre bon, pourvû qu’on le fasse [d]’une maniére qui prouve que[c]’est par attention & par poli- [t]esse, & non pas par noncha-[l]ance & par trop de facilité. Il [n]’est pas mauvais d’ajoûter quel- [q]ue chose du sien, lorsqu’on se [r]ange au sentiment d’un autre : [s]i vous vous rendez à son opi-[n]ion, que ce soit avec quelque[d]istinction : si vous acceptez[s]on conseil, que ce soit en ajoû- [t]ant quelques raisons aux sien- [n]es. Ne soiez pas trop compli-[m]enteur ; quelques bonnes[q]ualités que vous eussiez, vos[e]nvieux diroient au préjudice[d]e vos vertus : Ce n’est qu’un com-[p]limenteur & un affecté. On n’a-[v]ance point aussi dans les affai-

G iij

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Essais de Politique,

res, lorsqu’on est trop cérémo- nieux, & qu’on regarde trop au tems & à l’occasion. Salo- mon dit : Celui qui observe le vent, ne semera point ; & celui qui regarde aux nuages, ne moissonnera pas. Un homme prudent sçaura faire naître plus d’occasions, qu’il ne s’en pré- senteroit naturellement, & doit être libre & aisé dans ses ma- niéres, comme dans ses habits.

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& de Morale.

DE L’ENVIE.

DE toutes les passions de l’ame, il n’y a que l’a- mour & l’envie qu’on croit qui ensorcelent. Toutes deux ont des désirs véhémens, & toutes deux ont leur source dans l’i- magination. Ce sont là les cho- ses qui contribuent aux en- chantemens & aux maléfices, suposé qu’il y en ait dans le monde. Nous voions aussi que l’Ecriture-sainte appelle l’en- vie un mauvais œil, & les As- trologues appellent les influen- ces malignes des planettes, mauvais aspects : de maniére qu’il semble qu’on convienne qu’il y a dans les regards de l’envieux, une vertu secrete & invisible, qui peut offenser la

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Essais de Politique,

personne enviée. Il y a eu des gens assez curieux pour remar- quer que le tems où le coup d’œil de l’envieux est le plus rédouttable, est principale- ment lorsque la personne en- viée est vuë dans un état de gloire & de triomphe. L’envie est alors plus envénimée & plus maligne, outre que dans ces momens, les esprits de la personne enviée s’épanoüissent davantage, & viennent à la rencontre du coup. Mais lais- sons ces curiosités, quoiqu’el- les ne soient pas indignes de remarque, elles conviennent mieux dans un autre ouvrage.

Nous allons considérer trois choses :

Quels sont ceux qui sont sujets à porter envie.

Quels sont ceux qui sont les plus exposés à l’envie.

Et quelle différence il y a

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& de Morale.

[e]ntre l’envie du public, & celle[d]es particuliers.

Celui qui n’a aucune vertu,[p]orte toûjours envie à celle des [a]utres. L’esprit de l’homme se[p]laît & se nourrit du bon qui[e]st en lui, ou du mal qui est en [a]utrui. Si l’un lui manque, il se [r]assasie de l’autre. S’il n’aspire[p]as à une vertu qu’on ad-[m]ire, il tâchera du moins de[n]uire à celui qui la posséde,[p]our diminuer l’inégalité qui[e]st entr’eux.

Un homme curieux qui veut[t]out sçavoir & qui s’ingere dans des affaires qui ne le regardent point, est pour l’ordinaire en- vieux, n’étant pas utile à ses in- térêts d’être si pleinement ins- truit de ceux des autres. Il est vraisemblable qu’il trouve du plaisir à épiloguer leur condui- te, & qu ‘il s’en fait une espéce de comedie. Celui qui ne pense

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Essais de Politique,

qu’à ses affaires propres, n’est point sujet à envier autrui. L’envie est une passion sans re- pos : une coureuse toûjours dans l’agitation. Non est curio- sus, quin idem sit malevolus.

Les personnes d’une naissan- ce distinguée, portent ordinai- rement envie aux hommes nou- veaux qui s’elévent ; parce que la distance entr’eux n’est plus la même : & comme il arrive quelquefois sur une riviére, lorsqu’un objet passe près de nous & qu’il s’avance avec ra- pidité, que l’œil qui suit cet ob- jet nous déçoit & nous persua- de que nous reculons, de mê- me ils s’imaginent reculer, par- ce que les autres avancent.

Les personnes difformes, les bâtards, les eunuques & les vieillards sont sujets à l’envie. Celui qui ne peut remédier à son état, fait ordinairement de

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& de Morale.

[so]n mieux pour avilir celui des[a]utres, à moins que ces imper-[f]ections de la nature ne se trou- [v]ent jointes à une ame géné-[r]euse & héroïque, qui cherche[e]n quelque sorte à les tourner[à] son avantage, & qui veut fai- [r]e dire, comme si c’étoit un mi- [r]acle, qu’un eunuque ou qu’un[b]oiteux a fait de grandes cho-[s]es. Tel fut Narsés l’eunuque,[A]gesilaüs & Tamerlan, qui[é]toient boiteux.

Les hommes à qui il en coû-[t]e beaucoup pour sortir de leur [é]tat & s’élever à quelque chose [d]e mieux, sont aussi sujets à[p]orter envie. La mauvaise hu-[m]eur où ils sont depuis long-[t]ems contre la fortune leur fait [r]egarder les malheurs d’autrui comme un dédommagement des peines qu’ils ont souffertes eux-mêmes.

Ceux qui par légéreté ou par

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Essais de Politique,

une vaine ostentation se pi- quent d’exceller en plusieurs choses, sont ordinairement en- vieux ; ils trouvent à chaque instant matiére à envie, par la possibilité que quelqu’un ne les surpasse en l’une des choses qu’ils affectent de sça- voir. Tel étoit l’Empereur Adrien qui portoit une envie mortelle aux poëtes, aux pein- tres, aux artistes, & enfin à toutes les personnes habiles dans les sciences qu’il croioit posséder.

Les parens, les associés en charge, & ceux qui ont été éle- vés ensemble, portent envie or- dinairement à la fortune de leurs camarades. lls regardent leur élévation comme un sujet de reproche qui met entre eux une distinction desavantageuse qui est toujours présente à leur esprit. Les autres aussi remar-

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& de Morale.

[q] uent davantage la différence [q] ui se trouve entre eux.

L’envie s’augmente par les [a] pports & par la renommée. [C] elle de Caïn contre Abel étoit [d’] autant plus basse & inexcusa- [b] le, que personne ne vît lors- [q] ue le sacrifice de son frere fut [p] réferé au sien.

A l’égard de ceux qui sont [p] lus ou moins sujets à être en- [v] iés, nous dirons premiére- [m] ent que les personnes d’une [v] ertu éminente, lorsqu’elles [s] ’élevent, ont moins à craindre [l] ’envie, parce qu’on est persua- [d] é que cette fortune leur est [d] uë ; & on n’envie pas ordinai- [r] ement le paiement d’une det- [t] e, mais plûtôt les largesses & [l] es libéralités. L’envie aussi naît [t] oûjours de la comparaison que [l] ’on fait des autres avec soi-mé- me : où il n’y a point de com- paraison, il n’y a point d’en-

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Essais de Politique,

vie : c’est pour cela que les Rois ne sont pas enviés par les Rois. On doit cependant remarquer que les gens de peu de mérite sont plus enviés au commence- ment de leur fortune, que dans la suite ; & le contraire arrive à ceux qui en ont beaucoup : car quoique leur vertu soit toûjours la même, elle ne con- serve pas toûjours le même éclat ; il paroît de nouveaux venus qui l’obscurcissent.

Les personnes d’une naissance illustre sont moins sujetes à ê- tre enviées. Il semble que quand elles s’élevent c’est un droit de leur naissance. Il ne paroît pas même que leur fortune soit fort augmentée ; & l’envie est semblable aux rayons du soleil qui donnent avec plus de force sur les côteaux, que sur une plaine. Ainsi ceux qui s’avan- cent insensiblement, sont

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& de Morale.

[m]oins enviés que ceux qui s’é-[l]event tout d’un coup.

Lorsque les honneurs sont[a]ccompagnés de soins, de tra-[v]aux & de périls, on envie[m]oins ceux qui en joüissent.[O]n trouve qu’ils achetent assez [c]her la gloire qui leur en re-[v]ient. Quelquefois même on[l]es plaint, & la pitié guérit[l]’envie. Aussi les gens sages & politiques qui sont élevés aux dignités se plaignent ordinaire- ment de la vie qu’ils menent, & disent souvent ; Quantum [p ] atimur , non qu’ils le sentent en effet, mais pour émousser[l]’envie, c’est-à-dire, lorsqu’on les emploie dans les affaires, sans qu’ils paroissent le souhai- ter. Car rien au contraire n’aug- mente plus l’envie qu’un désir plus ambitieux que bien sensé, d’être chargé d’un grand nom- bre d’affaires ; & rien ne la di-

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Essais de Politique,

minue davantage, que lors- qu’un homme qui occupe les premieres charges, conserver dans leurs places tous ceux qui sont sous lui, & qu’il ne touche point aux droits, ni aux privi- léges de leurs emplois. Ce sont alors autant d’écrans qui le ga- rantissent de l’envie.

Il n’y a point de gens plus sujets à être enviés que ceux qui portent leur fortune avec orgueil, qui ne paroissent con- tens qu’autant qu’ils font para- de de leur crédit, ou de leur pouvoir, soit par une magnifi- cence extérieure, ou en triom- phant de toute opposition, & de tout compétiteur. Un hom- me prudent facrisie quelquefois à l’envie, & se laisse vaincre dans les choses qu’il n’a pas fort à cœur. Il est cependant vrai que joüir de sa fortune d’une maniére ouverte & sans dissi-

mulation

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& de Morale.

mulation, pourvû que ce soit sans arrogance, donne moins de prise à l’envie que si on mar- choit avec artifice, & comme à la dérobée. il semble alors qu’un homme désavoue la for- tune, comme s’il reconnoissoit lui-même qu’il n’est pas digne de ses faveurs ; & c’est pour les autres un nouveau sujet de lui porter envie.

Enfin comme nous avons dit au commencement que l’envie tenoit quelque chose de la sor- célerie, il faut la guérir comme l’on guérit les possédés ; c est à- dire, transferer le sort, & le détourner sur un autre sujet. Aussi voit-on que ceux qui sont en possession des premieres dig- nités, introduisent par cette raison des personnages sur le théatre pour être chargés de l’envie, qui, sans cela, tombe- roit sur eux. Ils la rejettent

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Essais de Politique,

quelquefois sur ceux qui les servent, & quelquesois sur leur collégue. lls ne manquent jamais, pour joüer ce rôle, de personnes d’un caractére vio- lent & ambitieux, qui cher- chent à être emploiés à quel- que prix que ce puisse être.

Pour parler à présent de l’en- vie publique, elle a en soi quel- que chose de bon. Mais l’envie des particuliers n’a rien que de mauvais. L’envie publique est une espéce d’ostracisme qui ar- rête ceux qui s’élevent trop, & qui met un frein aux grands pour les retenir dans de justes bornes.

Cette envie, en latin invidia , que nous appellons méconten- tement, & dont nous traite- ront plus au long en parlant des séditions, est dans un Etat comme une maladie contagieu- se. Car comme la contagion se

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& de Morale.

glisse dans les parties saines & les corrompt, de même l’envie tourne en haine & en mécon- tentement les ordres les plus justes, & les démarches les plus louables du gouvernement. Ainsi l’on gagne peu d’entre- mêler des actions plausibles & populaires à des actions odieu- ses. C’est montrer de la foiblesse & craindre l’envie, qui, com- me les mêmes maux conta- gieux, attaque plûtôt & plus violemment ceux qui la craig- nent.

Les ministres sont plus ex- posés à cette sorte d’envie que les Rois même. Mais voici une regle presque infaillible. Si l’envie contre le ministre est grande, quoique les motifs en soient légers ; ou, si l’envie est presque générale contre tous les ministres, l’envie alors en veur secretement au Roi ou à l’Etat.

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Essais de Politique,

Nous pouvons ajoûter de l’en- vie en général, que c’est la plus importune, & la plus constan- te des passions. Les autres ne trouvent l’occasion de se mon- trer que de tems en tems ; mais on a raison de dire : lnvidia festos dies non agit. L’envie travaille toûjours, & l’on a remarqué que l’envie & l’amour font lan- guir ; effet que les autres pas- sions ne produisent point, par- ce qu’elles nous laissent toutes des relâches. C’est aussi la plus basse & la plus indigne des pas- sions, & le propre attribut du démon qui est appellé l’envieux qui seme pendant la nuit l’i- vraye parmi le bon grain. Car l’envie travaille toûjours secre- tement & dans l’obscurité au préjudice des bonnes choses, telles que le froment.

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& de Morale.

[D]E CE QU’ON APPELLE NATURE DANS LES HOMMES.

SOUVENT la nature se tient cachée ; quelquefois[e]lle est vaincue ; mais rarement [o]n peut la détruire : la con-[t]rainte même redouble sa for-[c]e, si elle reprend le dessus.[l]’attention & les bons précep-[t]es peuvent l’arrêter quelque[t]ems ; mais l’habitude seule a[l]e pouvoir de la réprimer & de[l]a surmonter.

Celui qui cherche à corriger[l]es imperfections naturelles, ne [d]oit se tailler ni trop, ni trop peu[d]e besogne ; il courroit risque [d]e perdre courage en man-[q]uant souvent d’arriver où il se [s]eroit proposé, ou bien il n’a- [v]anceroit pas assez, quoiqu’il

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Essais de Politique,

y arrivat. Il doit s’exercer au, commencement avec des ai- des, comme ceux qui appren- nent à nager en se soutenant sur des liéges ; mais qu’il s’exer- ce ensuite avec désavantage, comme les danseurs avec des souliers lourds. Lorsque l’exer- cice est au dessus de l’usage, on se rend plus parfait ; ou la natu- re est forte, & par conséquent la victoire difficile, il faut aller par dégrés. Premierement arrê- ter la nature seulement pour quelque tems, comme celui qui s’étoit accoûtumé, lorsqu’il se sentoit en colére, de répéter les lettres de l’alphabet avant : que de rien faire : il faut ensuite la modérer & la réduire peu à peu, comme quelqu’un, qui ayant envie de quitter le vin, au lieu de plusieurs coups, com- menceroit à n’en boire qu’un à chaque repas, & dans la suite

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& de Morale.

[s]’en sévreroit tout-à-fait. Mais[c]ependant si un homme avoit[l]a force & la résolution de s’af- [f]ranchir tout d’un coup, ce se- [r]oit assurément le mieux.

Optimus ille animi vindex lædentia pectus Vincula qui rupit, dedo- luitque semel.

[L]’ancienne regle aussi n’est[p]as mauvaise de plier la nature [d]ans l’extrémité contraire,[c]omme un bâton qu’on veut[r]edresser, pourvu que le con-[t]raire ne soit pas un vice.

Ne vous forcez pas à une ha-[b]itude par un usage trop conti- [n]uel ; prenez quelque relâche. Les relâches donnent plus de force à la nouvelle attaque. Ce- lui qui n’est pas parfait dans ce qu’il pratique continuellement, court risque de comber toû-

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Essais de Politique,

jours dans les mêmes défauts, & de se faire une habitude de ce qu’il fait mal, comme de ce qu’il pratique le mieux. Le meilleur reméde contre cet in- convenient, est une intermis- sion à propos. Mais qu’on ne se fie pas trop à sa victoire sur la nature ; elle restera long-tems ensevelie, & reprendra tout à coup ses premieres inclina- tions, dans quelque occasion qui viendra la tenter ; sembla- ble à la chate de la sable d’Eso-pe, qui, ayant été changée en femme, se tenoit fort bien as- sise à ttable jusqu’à ce qu’une souris vînt à passer. Evitez donc avec un grand soin telles occasions ; ou, faites-vous une habitude si parfaite de les sur- monter, qu’elles ne fassent plus, la même impression sur vous.

Le penchant de la nature se remarque mieux dans le train

ordinaire,

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& de Morale.

ordinaire, & dans les affaires journaliéres, où on agit avec moins d’étude : il se remarque mieux aussi dans l’emporte- ment, qui fait oublier toutes les regles & tous les précep- tes. Enfin dans quelque cas su- bit, nouveau & imprévû, alors l’habitude même n’a point de lieu ; heureux ceux dont le tempérament s’accorde avec leur vocation : autrement on peut dire, multùm incola fuit anima mea.

Dans les études, on doit prendre des heures fixes pour les donner a ce qui n’est pas si agréable, suivant son penchant naturel. Mais pour les choses qui nous plaisent, il ne faut pas s’embarrasser d’heures fixes. Nos pensées y voleront d’elles- mêmes ; & le tems qu’on n’a destiné à aucun travail, y sera employé.

I

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Essais de Politique,

La nature a mis en nous de bonnes & de mauvaises cho- ses. Cultivons donc avec soin les premieres, & déracinons les autres.

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& de Morale.

DE LA DISSIMULATION.

LA dissimulation est la plus foible partie de la politi- que, & de la prudence. Il faut beaucoup d’esprit pour sçavoir dire à propos la vérité, & il faut du courage pour la dire. Ce sont donc les moins esti- mables des politiques qui sont les plus dissimulés. Tacite dit que Livie sçavoit s’accommo- der aux artifices de son mari, & à la dissimulation de son fils, at- tribuant l’habileté & la politi- que à Auguste, & la dissimula- tion à Tibére ; & quand Mu- cien conseille à Vespasien de prendre les armes contre Vi- tellius, nous n’avons pas, dit-il,

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Essais de Politique,

à combattre le grand discerne- ment d’Auguste, ni l’adresse consommée de Tibére. Il est certain que l’art de se condui- re, & la dissimulation sont deux facultés bien différentes. Si un homme a assez de pénétration & de jugement, pour discer- ner ce qu’il doit découvrir, ce qu’il doit cacher, ce qu’il ne doit laisser voir qu’en partie, à quelles gens, & dans quelles occasions ; ce qui est en effet la vérittable politique, ou l’art de la vie (comme Tacite l’appelle avec raison) ; dans un tel hom- me la dissimulation seroit un embarras & une petitesse. Mais lorsque ses lumiéres ne sont pas si étendues, qu’il soit caché & dissimulé. Quand on ne peut arriver à l’excellent, il faut s’attacher au plus sûr dans le médiocre. Les aveugles ne doi- vent pas faire un pas sans beau-

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& de Morale.

coup de précaution. Il est cer- tain que les habiles gens pa- roissent toûjours vérittables & ouverts dans leur maniére d’a- gir ; mais ils sont en même tems comme les chevaux bien dres- sés, sçachant quand il faut tourner & s’arrêter : & s’il ar- rivoit une nécessité de dissimu- ler, l’opinion déja établie de leur bonne foi les rendroit im- pénétrables.

Il y a trois maniéres de ca- cher ses desseins. La premiere, d’être silencieux & secret, & de ne pas donner occasion d’ob- server ce qu’on pense. La se- conde, la dissimulation dans la négative lorsqu’on donne a- droitement lieu de croire qu’on ne pense pas tout ce qu’on pen- se en effet. La troisiéme, est la fausseté pure, lorsqu’un hom- me feint d’être, & prétend qu’on le croye tout différent

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Essais de Politique,

de ce qu’il est vérittablement dans le fond. La premiere, est la vertu d’un confesseur, & sûrement celui qui sçait bien garder un secret, entend bien des confessions. Personne ne s’ouvre à un étourdi ; mais quand un homme a la réputa- tion d’être sûr dans le commer- ce, on a envie de lui découvrir ce qu’on pense ; & comme la consession n’est pas seulement une utilité, mais un soulage- ment pour le cœur de l’hom- me, ceux qui sont secrets ap- prennent bien des choses qu’on ne leur dit pas pour s’ouvrir l’esprit mais pour se déchar- ger d’un fardeau. En un mot les mystéres sont du domaine de l’homme discret. La nudité est méséante à l’esprit comme au corps. N’être pas trop dé- couvert, attire l’estime. Les grands parleurs sont ordinaire-

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& de Morale.

ment vains & crédules. Celui qui dit ce qu’il sçait, dira aussi ce qu’il ne sçait pas : l’habitude d’être secret est morale aussi- bien que politique. Il est bon aussi que le visage ne démente pas la langue. C’est une grande imperfection que de se laisser découvrir par des marques ex- térieures qu’on examine & qu- on croit souvent plus que les paroles.

La seconde maniere, qui est la dissimulation dans la negati- ve est souvent indispensable. Il faut nécessairement qu’un homme secret soit aussi dissimu- lé à certain dégré. Les hommes sont trop fins : on ne sçauroit garder un milieu si juste, qu’ils n’apperçoivent de quel côté on incline. Par la maniere dont on répond à leurs questions, ils se mettent sur les voyes, & vont bien-tôt jusqu’au senti-

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Essais de Politique,

ment qu’on voudroit leur ca- cher. Si vous gardez le silence, ils jugent par votre silence mê- me ; & pour les équivoques, elles ne sçauroient durer long-tems : de maniére que pour garder un secret, il faut nécessairement se donner la liberté d’être un peu dissimulé, seulement comme une conséquence du secret.

Mais la troisiéme maniére, qui est le faux semblant, je la regarde comme la plus crimi- nelle & la moins politique, si ce n’est dans les grandes affai- res, & qui sont rares. L’habi- tude de feindre ce qui n’est point vient d’une fausseté na- turelle, d’un cœur bas & timi- de, ou de quelqu’autre grand défaut qu’il est absolument né- cessaire de déguiser, & on con- tinue à être faux en tout, pour se tenir en habitude.

On retire trois grands avan-

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& de Morale.

tages de la dissimulation ; d’en- dormir l’opposition, & de sur- prendre ses adversaires qui sont en garde lorsqu’on marche à découvert ; de s’assurer une ré- traite, car si l’on est engagé par sa déclaration propre, il faut venir à bout de son entreprise, ou l’on perd sa réputation ; & enfin de découvrir plus facile- ment les desseins des autres. On s’ouvre volontiers à ceux qui ont l’ait ouvert ; à la place de leurs paroles, on leur fait part de ses pensées ; & le pro- verbe espagnol est très vrai : Dites un mensonge, & vous sçau- rez, une vérité.

Il y a aussi trois inconveniens qui balancent ces trois avanta ges. Celui qui dissimule paroît manquer de confiance ; & c’est un empêchement considé- rable dans les affaires. En se- cond lieu, il fait naître des

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Essais de Politique,

doutes & de l’embarras dans l’esprit de ceux qui pourroient lui être utiles, & il est obligé de faire tout lui seul. Enfin le troisiéme est le plus grand des inconveniens, c’est qu’il se pri- ve du secours le plus utile dans l’action, qui est l’autorité & le crédit que donne l’opinion de bonne foi.

Un composé parfait, seroit d’avoir la réputation d’être ou- vert, l’habitude du secret, la dissimulation dans son tems, & le faux-semblant en son pou- voir, lorsqu’il n’y a pas d’autre reméde.

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& de Morale.

DES VOYAGES.

LES voyages dans les pays étrangers sont dans la jeu- nesse une partie de l’éducation, & une partie de l’expérience dans les vieillards. Mais on peut dire de celui qui entre- prend de voyager avant que d’avoir fait quelques progrès dans la langue du pays où il entre, qu’il va dans une école de grammaire, & non pas voya- ger. Il est nécessaire que les jeunes gens voyagent sous la direction d’un gouverneur, ou du moins de quelque domesti- que qui connoisse le pays où ils se proposent d’aller, qui en sçache la langue, & qui puisse les instruire de ce qui est digne

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Essais de Politique,

d’être remarqué ; quelles liai- sons, & quelles amitiés ils doi- vent contracter ; & enfin quels exercices, quels arts, quelles sciences y sont les plus en vi- gueur ; car autrement les jeunes gens voyageront les yeux ban- dés, & quoique hors de chez eux, ils ne remarqueront rien.

C’est une chose très-éton- nante que dans les voyages de mer, où l’on ne voit que le ciel & l’eau, les hommes ont cepen- dant la coûtume de faire des journaux ; & dans les voyages de terre, où il s’offre tant de di- verses choses à remarquer, ils n’en sont point la plûpart du tems, comme si les cas fortuits, & quelque chose qui arrive sans qu’on s’y soit attendu, méritoit moins d’être marqué sur des ttablettes que des observations qu’on fait par une délibération

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& de Morale.

préméditée. On doit donc faire usage d’un journal, & voici les choses qu’il faut observer.

Les cours des princes, sur- tout dans le tems que les minis- tres étrangers sont admis à l’au- diance, les cours de justice, quand elles agitent des causes considérables, les assemblées du clergé ou consistoires ecclé- siastiques, les temples & les monastéres, avec les monu- mens qui y sont, les murailles & les fortifications des grandes & petites villes, leurs ports & leurs havres, les antiquités & les ruines, les bibliothéques, les colléges, & les lieux où l’on soutient des théses, les vais- seaux & leurs chantiers, les pa- lais les plus magnisiques, les promenades aux environs des grandes villes, les arsenaux de mer & de terre, les gréniers publics, les changes, les bour-

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Essais de Politique,

ses, les magasins de marchandi- ses, les académies à monter à cheval & à faire des armes la levée des soldats & leur disci- pline, les spectacles où se rend la meilleure compagnie, les trésors des pierreries, les gar- des-meubles, les cabinets des curieux ; & enfin tout ce qu’il y a de plus digne de remarque dans les lieux par où l’on passe. il faut que les gouverneurs s’informent avec attention de toutes ces choses. A l’égard des joutes, des bals en masque, des festins, des nôces, des pom- pes funébres, des exécutions & autres spectacles de cette espé- ce, il n est pas ordinairement nécessaire d’en faire ressouve- nir les jeunes gens, & il ne se- roit pas bien aussi qu’ils les né- gligeassent tout-à-fait.

Si vous avez grande envie qu’un jeune homme réduise en

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& de Morale.

abrégé le fruit de son voyage, & qu’il recueille beaucoup en peu de tems, voici ce qu’il faut faire. Premierement il est né- cessaire (comme nous l’avons dit) qu’il ait fait avant que d’en- treprendre son voyage quelque progrès dans la langue du pays où il va, & que son gouver- neur (comme il a été dit aussi) ait connoissance de ce pays. Il faut encore qu’il soit muni de quelque livre ou carte géogra- phique du pays où il voyage, qui lui servira comme de chef pour s’informer des principales choses ; qu’il fasse un journal, qu’il ne séjourne pas trop long- tems dans un même endroit mais plus ou moins selon que le lieu le mérite. Sans tomber dans l’excès, tandis qu’il restera dans quelque ville capitale, il doit changer souvent de demeure d’une extrémité de la ville à

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Essais de Politique,

l’autre ; car c’est le vrai moien de faire diverses connoissances, & de s’instruire plus parfaite- ment des coûtumes du pays ; qu’il évite la compagnie de ses compatriotes, qu’il mange dans les mêmes endroits où vien- nent aussi manger les person- nes de la meilleure conversa- tion. Lorsqu’il part d’un lieu pour aller dans un autre, qu’il tâche d’avoir des lettres de récommandation pour quel- ques personnes considérables, afin que par leur crédit, il puis- se plus facilement voir & con- noître les choses dignes de cu- riosité. Ce sont là les plus surs moyens d’avancer l’utilité de son voyage. A l’égard des ami- tiés & des connoissances qu’il doit rechercher, la plus utile de toutes est celle des ministres des pays étrangers ; par ce moyen en voyageant dans un

pays

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& de Morale.

pays il peut prendre la con- noissance, & s’instruire de ce qui regarde plusieurs autres na- tions ; qu’il visite les personnes rémarquables, & qui sont ré- nommées chez les etrangers, afin qu’il puisse juger par lui- même si leur air & leurs ma- niéres répondent à la réputa- tion qu’elles se sont acquises. Il faur fuir les quérelles & les disputes avec tout le soin ima- ginable : elles naissent le plus souvent dans des débauches & pour des maîtresses, pour le pas, pour des paroles offençantes ; qu’on prenne donc bien garde de ne point fréquenter les qué- relleurs, ni les personnes qui se font des ennemis, car ils nous mêleront infailliblement dans leurs disputes.

Quand notre voyageur re- tourne dans sa patrie, qu’il n’oublie pas totalement les pays

K

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Essais de Politique,

qu’il a parcourus ; mais qu’il ob- serve & qu’il cultive par un commerce de lettres, l’amitié de ceux avec qui il a fait con- noissance, j’entens de ceux qui sont les plus distingués, & qu’on s’apperçoive plûtôt par ses discours, qu’il a voyagé, que par ses façons, & par la maniére de se mettre. Cepen- dant qu’il paroisse modeste & retenu, bien loin de faire le conteur, afin qu’on puisse connoître qu’il n’a pas quitté les coûtumes de sa nation, pour faire parade de celles des etrangers, mais plûtôt qu’il a cueilli des fleurs dans son voyage, pour les transplanter en son pays.

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& de Morale.

DE LA DEPENSE.

LE bien n’est fait que pour s’en servir, mais on doit l’emploier à des choses honnê- tes & qui fassent honneur. Les plus grandes dépenses doivent donc se mésurer suivant la di- gnité de la chose & de l’occa- sion ; c’est pour cela qu’on s’en dépoüille non seulement pour mériter le ciel, mais quelque- sois aussi pour le service de sa patrie. Quant à la dépense jour- naliére, chacun la doit propor- tionner à ses biens, & la ména- ver suivant son revenu, sans se faisser aller à la nonchalance sur ses affaires, ni donner occa- sion aux domestiques de voler.

K ij

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Essais de Politique,

Il est bon aussi de la regler dans son imagination sur un pied plus haut qu’on ne sçauroit en effet dépenser, pour que le compte se trouve à la fin moins fort qu’on n’auroit pensé.

Celui qui ne voudra pas voir diminuer ses biens, doit se faire une loi de ne dépenser que la moitié de son revenu, & met- tre l’autre à part. Celui qui veut augmenter son bien, n’en doit dépenser que le tiers. Ce n’est pas une bassesse aux plus grands seigneurs d’entrer dans le dé- tail de leurs affaires ; plusieurs y ont de la répugnance, non pas tant par nonchalance que par l’appréhension de les trou- ver si dérangées, que cela ne les mette de mauvaise humeur. Mais on ne sçauroit guérir des blessures sans les sonder. Ceux qui n’ont pas la patience d’en- trer dans le détail de leurs affai-

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& de Morale.

[r]es, n’ont d’autre ressource que[d]e choisir de bons intendans,[a]vec la précaution de les chan- [g]er de tems en tems, parce que[l]es nouveaux venus sont plus[t]imides & moins rusés. Celui[q]ui ne peut point absolument[d]onner un certain tems à ses[a]ffaires, doit affermer ses biens, & mettre sa dépense à prix fait.[I]l faut que celui qui dépense[b]eaucoup sur un article, soit fort œconome sur un autre. Par exemple, s’il aime à tenir une bonne ttable, il faut qu’il soit modeste en ses habits ; s’il don- ne dans les meubles, il faut qu’il retranche de son écurie, ainsi du reste : car celui qui veur donner dans tout, se rui- nera indubittablement.

Celui qui songe à liquider son bien, en voulant le faire trop promptement, va contre ses intérêts, de même que ce-

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Essais de Politique,

lui qui y apporte trop de délai ; car l’on s’incommode autant en se hâtant trop de vendre, qu’à emprunter de l’argent à gros intérêt. D’ailleurs si la plûpart du tems nous voyons qu’un grand dépensier revient toujours à son premier train, que lui sert-il d’être si prompt à vouloir débroüiller & raccommoder ses affaires ? Au lieu que ceux qui se débar- rassent peu à peu & comme par dégrés, prennent l’habitude de se regler & d’épargner ; & par ce moien ils remédient à leurs biens & à leurs désordres en même tems. Celui qui a un vrai désir d’apporter reméde au dé- labrement de ses affaires, ne doit pas négliger les moindres bagatelles. Il y a moins de bas- sesse, la plûpart du tems, a re- trancher les petites dépenses, qu’à s’abaisser à de petits gains.

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& de Morale.

A l’égard de la dépense jour- nalière, il faut la regler de fa- con qu’on puisse toujours la soutenir sur le même pied qu- on a commencé. Il est vrai que dans certaines occasions, qui n’arrivent que rarement on peut être plus magnifique qu’à l’ordinaire.

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Essais de Politique,

DES GRACES, ET DE CEUX QUI Y PRETENDENT.

ON entreprend beaucoup d’affaires ; on forme beau- coup de projets ; & les brigues des particuliers nuisent au bien public. On entreprend aussi plusieurs affaires bonnes en elles-mêmes, avec de mau- vaises intentions : j’entens non seulement des intentions cor- rompues, mais aussi où il entre beaucoup de mauvaise foi, c’est-à-dire, qu’on les entre- prend sans avoir la moindre in- rention de les finir.

On trouve souvent des gens qui se chargent de vos déman-

des,

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& de Morale.

[d]es, qui vous promettent de[v]ous servir avec ardeur, sans se [s]oucier d’effectuer jamais leur [p]romesse. Cependant s’ils s’ap- [p]erçoivent que l’affaire soit en [t]rain de réussir par un autre ca- [n]al, ils voudront avoir part au [s]uccès, & chercheront avec[s]oin quelque détour pour s’en[f]aire honneur, & pour en tirer[q]uelque récompense ; ou en-[f]in pendant que l’affaire est[p]endante, ils seront leurs ef-[f]orts pour tirer profit des espé- [r]ances.

Il y a aussi des personnes qui[s]e chargent des prétentions des [p]articuliers, dans la seule vûe [d]e porter quelque empêche-[m]ent aux affaires des autres, & [p]our s’instruire en passant de[q]uelque chose dont ils ne pour- [r]oient pas sans cela être infor- [m]és, mais au fond sans nulle[i]nquiétude de ce que deviendra

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Essais de Politique,

l’affaire dans laquelle ils ont uniquement songé à leur inté- rêt particulier.

Il y en a encore d’autres qui agissent de si mauvaise foi, qu’ils se chargeront de vos af- faires avec un propos délibéré de les faire échoüer, pour ren- dre un bon office à votre com- pétiteur qu’ils protégent.

Il est certain que dans les choses que plusieurs personnes demandent en même tems, l’égalité ne peut être si parfaite entr’eux que la balance ne panche de quelque côté. Si c’est une demande de justice, il y aura d’une part plus d’équité ou même plus de mérite. Si c’est une demande de grace, lorsque l’inclination porte quelqu’un à favoriser le parti le moins équi- ttable, qu’il se serve plûtôt de son crédit pour accommoder que pour emporter l’affaire ; &

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& de Morale.

si quelqu’un en matiére de gra- ce panche pour celui qui la mé- rite moins, qu’il s’abstienne sur- tout de médire du plus digne, & de le calomnier.

Lorsque vous n’êtes pas bien au fait de certaines demandes, rapportez-vous-en au jugement de quelque ami intelligent & fidéle, qui vous instruise de ce que vous pouvez faire avec honneur ; mais il faut bien de la prudence & de la circonspec- tion pour le choix d’un tel ami : autrement vous courez risque qu’on vous en impose sur tout, & d’être méné par le nés.

Aujourd’hui ceux qui sollici- tent des graces, sont si sujets à essuier de fâcheux retarde- mens & des renvois perpétuels que la vérité simple & sans dé- guisement, soit en réfusant da- bord de faire la chose, ou en disant naturellement l’état dans

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Essais de Politique,

lequel elle se trouve, ou en n’exigeant de reconnoissance que celle qui est due ; que cette franchise, dis-je, est devenue non seulement loüable, mais encore agréable aux parties. Si prévenir les autres dans la de- mande d’une grace, & donner des éclaircissemens sur la chose demandée, ne sont pas des rai- sons qui seules suffisent pour l’emporter sur les autres com- pétiteurs, du moins est-il juste que la diligence de celui qui a demandé le premier soit comp- tée pour quelque chose, & sur- tout de ne pas se servir à son préjudice des avis qu’il a don- nés.

C’est une simplicité d’igno- rer le prix de ce que l’on de- mande ; & c’est l’effet d’une mauvaise conscience, de ne pas faire fond principalement sur la justice de sa demande.

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& de Morale.

Il est très-important de ne pas laisser pénétrer les deman- des que l’on veut faire ; car quoique l’on puisse rebuter plu- sieurs des pretendans, en dé- couvrant ses justes espérances, il est certain néanmoins que cela en excite d’autres, & les anime aux mêmes prétentions ; sur-tout si l’occasion l’emporte dans les graces que l’on deman- de : je dis l’occasion, non seule- ment à l’égard de ceux qui sont en droit de réfuser ou d’accor- der les graces, mais encore à l’égard de ceux qui pourroient entrer en concurrence, ou vous être contraires.

Dans le choix que vous ferez d’une personne que vous vou- drez charger du soin de vos af- faires, regardez plutôt à la con- venance, qu’au rang qu’elle tient ; & choisissez plûtôt celui qui se mêle de peu d’affaires

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Essais de Politique,

que celui qui les embrasse toutes.

Quelquefois le fruit d’un ré- fus est aussi avantageux que la grace qu’on demandoit, pour- vu qu’on ne laisse pas apperce- voir qu’on a le courage abattu, & qu’on est dépité, iniquum pe- tas ut equum siras. Cette maxi- me n’est pas mauvaise pour ceux qui ont de la faveur ; autrement il vaudroit beaucoup mieux parvenir par dégrés à ce que nous demandons, & obtenir toujours quelque chose en at- tendant : car celui qui dans le commencement n’a pas paru faire cas de l’affection de celui qui le sollicitoit, aura de la peine à se resoudre dans la sui- te à perdre l’affection du sup- pliant, & les vraces qu’il lui a déja accordées.

Il semble qu’il soit établi qu’on accorde les lettres de re-

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& de Morale.

commandation sans beaucoup de considération : cependant si elles sont prodiguées pour des choses injustes & peu convena- bles, la réputation de celui qui les écrit en souffre.

L’espéce d’hommes la plus dangereuse dans une républi- que, sont en général tous ceux qui fardent & qui ajustent les prétentions d’un chacun, & qui leur donnent un air de jus- tice & d’équité. C’est une vraie peste dans un Etat, & la cor- ruption totale des affaires.

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Essais de Politique,

DES PERES, ET DES ENFANS.

LA joie des peres est inté- rieure, & reste cachée de même que leurs craintes & leurs afflictions. Ils ne peuvent exprimer leurs plaisirs, & ne veulent pas découvrir leurs cha- grins. Il est sûr que d’un côté les ensans adoucissent les tra- vaux, & de l’autre rendent les malheurs bien plus cuisans ; ils multiplient les soins & les in- quiétudes ; mais en récompen- se ils adoucissent le souvenir de la mort. La génération est commune aux bêtes ; mais la réputation qui reste de foi, le mérite, & les belles actions, sont un tribut particulier à

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& de Morale.

[l]’homme. On peut remarquer que les ouvrages les plus no- bles, & les plus vrandes fonda- tions ont été faites par ceux qui n’avoient point d’enfans. Ils semblent avoir emploié tous leurs soins à exprimer l’image de leur pensée, & rien ne prou- ve plus clairement que ceux qui n’ont point d’enfans tra- vaillent davantage à faire passer leur mémoire à la postérité.

Les hommes qui ont illustré & fait connoître leurs familles, sont ordinairement très-indul- gens envers leurs enfans ; ils les regardent non seulement com- me ceux qui doivent perpétuer leur race, mais encore comme les héritiers de leurs glorieuses actions: ils les considérent comme leurs enfans, & en mê- me tems comme leurs créatu- res.

Les peres qui ont plusieurs

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Essais de Politique,

enfans n’ont pas pour tous une égale tendresse : souvent ils sont injustes, & les meres sur- tout tombent communément dans ce défaut ; ce qui a fait di- re à Salomon, filius sapiens læti- ficat patrem, filius verò stultus mœstitie est matri suæ. On re- marque presque toûjours dans une nombreuse famille, qu’on fait grand cas d’un des aînés, & qu’il y en a un autre parmi les plus jeunes qui fait les déli- ces du pere & de la mere : ceux qui sont dans le milieu sont presque oubliés, quoiqu’ordi- nairement ils se tournent plus au bien que les autres.

L’avarice des peres envers leurs enfans est très-condam- nable ; elle abat le courage des jeunes gens, les porte à trom- per, les engage à fréquenter les mauvaises compagnies ; & quand ils sont une fois maîtres,

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& de Morale.

[d]e leurs biens, ils en ont plus[l]e penchant pour le luxe, & il[a]rrive pour l’ordinaire qu’ils se [r]uinent en peu de tems. Le[m]eilleur parti pour les peres est [d]’user de libéralité à l’égard de [l]eurs enfans, en conservant[t]oûjours pour eux leur autorité [n]aturelle.

C’est une coûtume ordinaire[&] fort mauvaise des peres, des[p]récepteurs, & des domesti-[q]ues, de faire naître & d’en-[t]retenir entre les freres dans[l]eur enfance une certaine ému-[l]ation qui produit souvent des[d]iscordes, lorsqu’ils sont dans [u]n âge avancé, & qui cause des[d]ivisions dans les familles.

Les Italiens ne mettent pas grande différence entre les fils, les neveux, & les proches pa- rens ; pourvû qu’ils soient de la même famille, ils ne s’embar- rassent guéres qu’ils descendent

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Essais de Politique,

de la ligne directe ou collatera- le ; à dire vrai, c’est toûjours le même sang. Nous voïons même très-souvent que le neveu res- semble plus à un de ses oncles ou à un proche parent, qu’à son propre pere, comme si le sang se perpétuoit par un cer- tain hazard sans suite.

C’est dans l’âge le plus ten- dre des enfans que les parens doivent songer à quel état ils veulent les destiner, parce qu’a- lors ils sont plus souples & plus dociles. Ils ne doivent pas trop regarder à l’inclination des en- fans dans le choix qu’ils feront pour eux, ni penser qu’ils réus- siront mieux du côté où ils pa- roissent s’incliner. Il est vrai ce- pendant que si les enfans ont un désir ardent & une grande faci- lité pour de certaines études, il ne convient pas de s’opposer à la nature, ni au penchant qui

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& de Morale.

[les] y porte ; mais pour l’ordinai-[re] le meilleur précepte à suivre [c’]est, optimum elige, suave & fa-le illud faciet consuetudo.

La plûpart du tems les cadets[so]nt les enfans de la fortune ; [m]ais ils réussissent très-rare- [m]ent, ou pour mieux dire, ils[ne] réussissent jamais, lorsqu’on [a] pour l’amour d’eux deshérité[le]urs aînés.

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Essais de Politique,

DE L’USURE.

ON a imaginé plusieurs sortes d’invectives contre les usuriers. On dit qu’il est bien triste que le diable vole la part de Dieu, sçavoir, la dîme ; que les usuriers sont les plus grands profanateurs du jour du sabbat, puisque leur travail n’a point de relâche le jour même du dimanche : que l’usurier est semblable à la guê- pe dont parle Virgile : lgnavum sucos pecus à præsepibus arcent. Que les usuriers se soustraient à la première loi que Dieu don- na à l’homme après sa chûte, qui fut : ln sudore vultûs tui co- medes panem tuum, & non pas in sudore vultûs alieni ; que les

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& de Morale.

[u]suriers devroient porter des[m]arques de même que les Juifs,[p]arce qu’ils leur ressemblent[d]ans la maniere de faire leur[c]ommerce : enfin que c’est une[c]hose contre nature, que l’ar-[g]ent produise l’argent. Et pour [m]oi je dis que l’usure est tole- [r]ée à cause de la dureté du cœur [d]es hommes ; & qu’il faut la[p]ermettre, puisque c’est une[n]écessité que les hommes en-[t]r’eux prêtent & empruntent[r]éciproquement, & qu’ils sont[t]rop intéressés pour prêter sans [r]étribution. Plusieurs person-[n]es ont imaginé des banques,[d]es changes publics, & autres[i]nventions de cette espéce, sub- [t]iles & peu solides ; mais peu de [g]ens ont raisonné fonciére-

NOTA. Par l’usure que l’auteur semble ici[a]pprouver, il n’entend que l’interêt que le prêteur tire de son argent, conformément aux loix & aux usages qui sont autorisés par le gouvernement.

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Essais de Politique,

ment & utilement sur l’usure. Il seroit très-utile de nous met- tre devant les yeux ses abus & ses avantages, pour en con- noître le bon & le mauvais, & en faire la distinction ; & sur- tout prendre bien garde qu’en permettant l’usure pour le moins mauvais, nous ne nous abusions & ne tombions dans le pire.

Les inconveniens de l’usure sont ceux-ci : premiérement, elle diminue le nombre des marchands ; car si l’on abolis- soit ce lâche commerce de l’u- sure, l’argent ne croupiroit pas dans l’oisiveté, & la plus grande partie seroit emploiée en marchandises, qui sont dans chaque état, comme la veine porte, pour introduire l’opulen- ce. Secondement l’usure rend les marchands pauvres. Comme un fermier ne peut pas si bien

culti-

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& de Morale.

[c]ultiver sa terre, s’il est obligé de paier une trop grosse rente, de même le marchand ne peut pas faire son négoce avec com- modité & profit, s’il est obligé de se servir d’un argent qu’il a emprunté à gros interêt. Le troisiéme inconvenient est comme attaché aux deux pre- miers ; sçavoir, la diminution des doüanes publiques, qui ont leur flux & reflux suivant le commerce. Le quatriéme qu’elle rassemble l’argent d’un roiaume & d’une république dans les mains d’un petit nom- bre de personnes ; car le gain de l’usurier étant certain, & celui des autres très-casuel, il arrive certainement à la fin ce qui ar- rive au jeu, où la plus grande partie de l’argent reste a celui qui fournit les cartes ; & il est indubittable qu’un Etat fleurit, lorsque l’argent est dispersé

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Essais de Politique,

dans le public, & qu’il n’est point reservé. Le cinquiéme, qu’elle abaisse le prix des ter- res, & des immeubles ; car pour l’ordinaire, l’emploi de l’argent est tout en marchandises, ou en terres, & l’usure semble s’op- poser à tous les deux. Sixiéme- ment, qu’elle détourne du tra- vail, qu’elle empêche l’indus- trie, & les nouvelles inven- tions : l’argent se remueroit pour toutes ces choses, s’il n’é- toit retenu par cet engourdisse- ment. Enfin pour tout dire, l’usure est un ver, une teigne qui suce le plus pur du sang d’une infinité de personnes, & qui produit dans la suite du tems une misére générale.

Voici d’un autre côté les avantages de l’usure. Premiére- ment, supposé qu’elle nuise au commerce de quelques-uns, elle est sort utile à d’autres.

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& de Morale.

[C]ar il est très-certain que la[p]lus grande partie du commer-[c]e se fait par les jeunes mar-[c]hands qui empruntent à inté-[r]êt ; de façon que si l’usurier [v]eut retirer, ou ne pas prêter[s]on argent, il s’ensuivra né-[c]essairement la suspension & la [r]uine totale du commerce. En[s]econd lieu, si l’argent qu’on[e]mprunte à interêt manquoit[a]ux hommes dans leurs pres-[s]ans besoins, ils seroient bien- [t]ôt réduits aux derniéres extré- mités, puisqu’ils seroient for- cés de vendre à fort vil prix leurs biens, soit meubles ou immeubles. Ainsi au lieu que l’usure ne fait que les miner peu a peu, les promts rem- boursemens les renverseroient tout d’un coup ; les hipothé- ques, ou ce qu’on appelle obli- gations mortes, ne remédie- roient pas à ce mal : car, ou

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Essais de Politique,

ceux qui prètent à hipothéque veulent qu’on leur paie des in- térêts, ou bien, s’ils ne sont pas remboursés au jour préfix, ils en agissent à toute rigueur, & ne cherchent qu’à se faire ad- juger la confiscation. Je me souviens sur ce sujet d’un cer- tain campagnard très-riche & très-avare, qui avoit coûtume de dire ; in malam crucem abeat ista fœneratio, impedimento est quo minùs pignorum & obligatio- num pœnas exigere possimus. Voi- ci le troisiéme & le dernier in- convenient. C’est un conte que de s’imaginer qu’on puisse éta- blir les choses de maniére qu’on prête de l’argent sans intérêt. Il est donc impossible de con- cevoir tous les inconveniens qui en résulteroient, si on vou- loit décruire l’usage établi de retirer un intérêt de l’argent que l’on prête ; c’est pour cela

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& de Morale.

[q]u’il y auroit de la folie à vou-[l]oir entiérement abolir l’usure. Toutes les républiques l’ont[t]olerée, mais en la fixant ; &[p]uisque l’entiére abolition de[l]’usure est impraticable, par-[l]ons maintenant des modifica-[t]ions & de la regle qu’on y[p]eut mettre, par quels moiens on peut en éviter les inconve- niens, & en conserver les avan- tages. Il me paroît qu’en pe- sant les uns & les autres, & les confrontant entre eux, ce que nous avons déja fait, nous trouverons des choses qui se peuvent concilier. La premiere est de limer les dents de l’u- surier, de peur qu’il ne morde trop fort. La seconde est d’ou- vrir une route à ceux qui ont de l’argent qui les invite à prê- ter aux marchands, afin que le commerce ne tombe ni ne lan- guisse ; & ceci ne sçauroit s’exé-

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Essais de Politique,

cuter, à moins que vous ne mettiez deux taux différens à l’usure, l’un plus bas, & l’autre plus haut ; car si vous les rédui- sez généralement au plus petit, vous soulagerez un peu, je l’a- voue celui qui emprunte ; mais un marchand ne trouvera pas de l’argent avec facilité ; & il faut encore remarquer que comme le métier des commerçans est le plus lucratif de tous, il peut par conséquent soutenir des emprunts à un denier plus haut ; au lieu que les autres ne le peu- vent pas. Voici ce qu’il faut faire pour ajuster ces deux points : qu’il y ait deux taxes pour l’usure ; l’une libre & gé- nérale pour tout le monde, l’autre seulement permise à certaines personnes & en cer- tains lieux de la république ou le négoce fleurit. Premiére- rement donc, si vous voulez

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& de Morale.

[m]’en croire, que tout intérêt[g]énéral se réduise à cinq pour[c]ent par an ; & que cette taxe[s]oit publiée par édit & déclarée [l]ibre à tout le monde ; & que le Prince ou la république rénon- ce à toute amende envers ceux qui retireront seulement ce bé- néfice. Par-là les emprunts au- ront un libre cours, & ce sera un grand soulagement pour une infinité de personnes qui habitent la campagne : le prix des terres en sera aussi fort aug- menté, puisqu’en Angleterre lieur valeur annuelle va à six pour cent, & qu’elle excedera par conséquent la taxe de l’usu- re qui ne monte qu’à cinq. Par ce moien encore, l’industrie sera excitée ; & ceux qui s’at- tacheront au négoce, pourront facilement en tirer un profit plus considérable que celui que nous venons de fixer à l’usure.

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Essais de Politique,

Secondement, qu’on donne permission à cerraines person- nes de prêter de l’argent à des marchands connus, & non d quelqu’autre personne que ca puisse être, mais que cela se fasse à cette condition ; que l’u- sure, même celle dont nous parlons actuellement, sera un peu plus moderéé que celles qu’ils payoient auparavant. De cette maniére, marchands & autres y trouveront du soula- gement ; mais que cet établisse- ment ne se fasse pas par une banque ni par aucun autre fonds public ; que chacun au contraire soit le maître de son argent, non que je desaprou- ve entiérement les banques, mais parce qu’on y prendroit difficilement de la confiance. Que le Prince ou la républi- que exige quelque rétribution pour les permissions qu’on ac-

cordera

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& de Morale.

cordera, & que le surplus du bénéfice aille a celui qui prête ; si on se contente de ne dimi- nuer qu’un peu le profit de l’u- surier, il ne sera pas détourné de continuer son métier ; car celui qui par son exemple avoit accoûtumé de prendre neuf ou dix pour cent par an, se con- tentera de huit plûtôt que d’a- bandonner l’usure, ou autre- ment il hazardera le certain pour l’incertain. Que le nom- bre de ceux à qui on accordera la permission d’emprunter, ne soit pas limité ; mais qu’on ne l’accorde que dans les villes où le commerce fleurit : car de cet- te maniere ils n’auront pas la commodité, sous prétexte de permissions, de prêter l’argent d’autrui au lieu du leur ; & la taxe de huit ou neuf par permis- sion, n’empêchera pas la taxe courante de cinq pour cent,

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Essais de Politique,

parce qu’on n'aime pas à en- voier son argent bien loin de soi, ni à le mettre en des mains inconnues.

Si quelqu’un trouve que ceci autorise en quelque maniere l’usure, qui n’étoit auparavant permise qu’en certains en- droits, je répons, qu’il vaut beaucoup mieux permettre une usure ouverte & déclarée, que de souffrir par connivence tous les ravages qu’elle fait.

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& de Morale.

DU DEVOIR DES JUGES.

LES juges doivent se res- souvenir que leur devoir est jus dicere, & non pas jus dare ; c’est-à-dire, d’interprêter la loi, & non pas de la faire. Il faut qu’un juge soit plûtôt sçavant que subtil, plus vénérable que populaire, plus grave que pré- somptueux ; mais sur toutes choses il doit être intégre, c’est la vertu qui lui convient. Male- dictus sit, dit la loi, qui termi- num terræ mutat antiquum. Mau- dit celui qui change les an- ciennes limites de la terre. Sans doute celui qui transporte la pièrre qui marque les confins, est très-coupable, mais un ju-

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Essais de Politique,

ge injuste, c’est celui principa- lement qui change les bornes, lorsqu’il prononce une senten- ce inique, sur une terre, ou sur la propriété d’un bien : un seul jugement mal rendu, cause plus de mal que plusieurs autres mauvais exemples ; ceux-ci cor- rompent les petits ruisseaux, mais l’autre empoisonne la source. Le devoir d’un juge est rélatif en partie aux plaideurs, en partie aux avocats, & aux ministres de justice qui leur sont subordonnés, ou enfin au Prince & au gouvernement.

Premiérement, pour ce qui regarde les causes & les parties. l’ecricure dit, sunt qui judicium vertunt in absentum. On peut dire en effet que l’injustice rend une sentence amére ; & on peut dire aussi qu’elle s’aigrit par les délais.

Un bon juge s’attache prin-

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& de Morale.

cipalement à réprimer la vio- lence & la fraude. Plus la pre- miere est manifeste, & plus l’autre est couverte & dégui- sée, plus elles sont pernicieu- ses. Ajoûtez aussi les procès contentieux que les cours de justice devroient rejetter com- me une viande empoisonnée. Il sied bien à un juge d’applanir les chemins à une juste senten- ce. C’est ainsi que Dieu en use,valles exaltando, colles deprimen- do. Ainsi quand le juge s’ap- perçoit qu’une des deux parties est favorisée par quelque puis- sance, soit en persécutant l’au- tre avec opiniatreté, soit par des artifices, par des cabales, par la protection des personnes en place, ou par l’inégalité des avocats ; pour lors la vertu du juge doit se montrer en égali- sant les choses inégales ; de ma- niere que le jugement puisse

N iij

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Essais de Politique,

rester ferme & inébranlable, comme sur un terrein plein & uni.

Qui fortiter emungit, elicit sanguinem. Le pressoir trop ser- ré, rend le vin âpre & de mau- vais goût. Le juge ne doit donc pas se laisser aller à de dures in- terprétations des loix, ni à tirer des consequences trop recher- chées, puisqu’il n’y a point de pire gêne que de violenter les loix : sur-tout il doit prendre garde dans les loix penales, de ne pas interprêter avec plus de sévérité celles qui n’ont été fai- tes que pour épouvanter, & de ne pas verser sur le peuple la pluie dont parle l’écriture :Pluet super eos laqueos. En effet si les loix penales sont suivies sans miséricorde, on peut les comparer à une pluie de cor- des & de lacs qui tomberont sur les peuples ; c’est pour cela que

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& de Morale.

si ces loix ne sont plus en usa- ge, ou qu’elles conviennent peu au tems présent, il est de la prudence des juges d’en res- traindre l’exécution. Judicis officium est, ut res, ita tempora rerum, &c. Il convient aux ju- ges dans les crimes de mort de se laisser fléchir à la miséricor- de autant que les loix le peu- vent permettre ; d’envisager l’exemple avec sévérité, & le criminel avec compassion : la patience & la gravité à écouter les plaidoiers, sont des parties essentielles à la justice. Le juge qui se plaît à interrompre, n’est pas cymbalum benè sonans. Un juge est blamable de prévenir par trop de vivacité ce que l’a- vocat doit dire, & dont il au- roit été mieux instruit en se donnant la patience d’écouter : il ne doit point aussi interrom- pre trop-tôt les preuves ou les

N iiij

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Essais de Politique,

conclusions des avocats, ni prévenir les informations par des questions, quand même elles seroient nécessaires au sujet.

Les obligations d’un juge à l’audience, se réduisent à quatre : A regler la suite des preuves ; à modérer la lon- gueur des plaidoiers, ou ce qui n’a aucun rapport à l’affaire en question ; à rassembler, trier, & récapituler les points princi- paux qu’on a avancés, & enfin à prononcer la sentence. Tout ce qu’on fait au-delà est de trop, & est produit par la va- nité, par le désir de parler, par l’impatience d’écouter, & vient d’une foiblesse de mémoire ; ou enfin de n’avoir pas prêté une attention égale & tranquille. C’est une chose étonnante que de voir la plupart du tems jus- qu’où va l’audace des avocats à

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& de Morale.

l’égard des juges, qui doivent, à l’exemple de Dieu, au tribunal duquel ils sont assis, abattre les orgueilleux & élever les hum- bles ; mais il est encore bien plus étonnant de voir des ju- ges favoriser certains avocats ouvertement & sans garder au- cune mésure ; ce qui contribue à rencherir leur travail & aug- menter les épices, & qui don- ne en même tems des soupçons de corruption, & qui persuade qu’ils ont accès chez les juges. Lorsqu’une cause a été bien plaidée & dans l’ordre requis, le juge doit donner des louanges à l’avocat, sur-tout s’il a per- du la cause ; c’est un moien de soutenir son crédit auprès de ses cliens, & en même tems lui faire perdre l’opinion qu’il a- voit de l’affaire. Il faut aussi pour le bien public faire une légere réprimande aux avo-

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Essais de Politique,

cats, lorsqu’ils donnent des conseils trop rusés, quand on apperçoit de la négligence ou de la nonchalance de leur part, quand les informations sont trop légéres, ou enfin lorsqu’ils, montrent une importunité in- discréte ou de l’imprudence à défendre leur cause.

Un avocat doit avoir atten- tion à ne pas importuner les ju- ges, à ne pas faire trop de bruit ; & il ne lui est point permis d’u- ser de finesse pour remettre en- core sur le tapis une affaire déja jugée. D’un autre côté le juge ne doit point interrompre son plaidoier, pour ne pas donner occasion à la partie de se plain- dre que son avocat, ni ses preu- ves n’ont pas été entierement ouïes. Troisiémement, pour ce qui regarde les greffiers, les notaires & autres bas officiers, le tribunal de la justice est com-

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& de Morale.

me un lieu sacré, dont non seu- lement le tribunal, mais encore les bancs & l’enceinte doivent être exemts de scandale & de corruption ; car, comme dit l’ecriture, non colligentur uvæ ex spinis. De même la justice ne sçauroit produire de bons fruits parmi les ronces & les buissons, c’est-à-dire, parmi tous ces gens de plume trop avides du gain.

Il y a dans le barreau quatre espéces d’hommes pernicieux.

Ceux qui en semant des pro- cês, engraissent les cours, & maigrissent les peuples.

Ceux qui engagent les cours dans des conflits de jurisdic- tion, & qui ne sont point (quoiqu’ils le paroissent) amis de la cour ; mais ils en sont comme les parasites, ils font naître & entretiennent chez elle l’orgüeil par leurs discours

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Essais de Politique,

flatteurs & seduisans plus, qu’il ne conviendroit à ses propres intérêts.

Ceux qu’on peut regarder comme la main gauche des cours, qui par des subterfuges & des échapatoires font pren- dre de mauvais biais aux procé- dures, & entraînent la justice vers des routes écartées & dans des labyrinthes.

Enfin les voleurs ou exac- teurs impitoiables qui rendent juste la comparaison qu’on fait des cours aux buissons, sous lesquels les brebis se retirent pendant l’orage, & qui y lais- sent ordinairement une partie de leur toison. Au contraire, un greffier ancien & honnête homme, expert dans les actes qu’on a déja passés, circonspect dans ceux qu’on couche de nouveau, & entendu pour les intérêts de la cour, est un ex-

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& de Morale.

cellent guide pour elle, & montre souvent aux juges mê- mes la route qu’ils doivent te- nir.

Quatriémement, pour ce qui regarde le prince ou l’Etat, les juges doivent avant tout se rappeller la conclusion des dou- ze ttables Romaines, salus popu- li, suprema Lex ; & établir pour regle certaine, que si les loix ne tendent pas à ce but, on doit les regarder comme captieuses, & comme de faux oracles. C’est pour cela que tout est en ordre & bien conduit, lorsque le prince délibére souvent avec les juges, & que les juges aussi consultent souvent l’Etat & le souverain. Le Prince, lorsqu’il se rencontre une question de droit dans les délibérations po- litiques ; & les juges, lorsqu’il se présente des raisons d’État dans des matiéres de droit. Car

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Essais de Politique,

il arrive souvent qu’une affaire portée en justice, qui ne roule que sur le mien ou le tien, a ce- pendant des conséquences qui peuvent intéresser l’Etat ; & l’entens par raison d’Etat, non seulement ce qui attaque les droits roiaux, mais encore ce qui peut causer quelque nou- veauté, ou quelque exemple dangereux ; ou enfin ce qui peut vraisemblablement être à charge à la plus grande partie du peuple. Que personne n’ait l’esprit assez faux ni assez sim- ple, pour s’imaginer que les loix justes ne peuvent pas sim- patiser avec la saine politique ; car ces deux choses sont com- me les esprits vitaux & les nerfs qui se meuvent les uns dans les autres. Le juges doivent aussi se ressouvenir que le trône deSalomon étoit soutenu par des lions. Qu’ils soient donc des

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& de Morale.

[l]ions, mais des lions pour le trône ; qu’ils veillent, pour qu’on n’attaque & qu’on ne préjudicie en rien aux droits roiaux. Enfin que les juges ne oient pas assez peu instruits de leurs droits & de leurs préroga- tives, pour ignorer que ce point capital leur reste, qui est l’auto- rité de faire un sage & prudent usage, & une application rai- sonnable des loix. En effet ils peuvent se rappeller dans l’es- prit, ce discours de l’apôtre de la loi, qui surpasse les loix humaines. Nos scimus quia lex bona est, modò qui eâ utatur legi- timè.

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Essais de Politique,

DE LA VICISSITUDE DES CHOSES.

SAlomon dit : Nihil novum super terram. Ce qui se rap- porte à l’idée de Platon, qui pensoit, omnem scientiam nihil aliud esse, quàm reminiscentiam ; & à ce que Salomon décide aussi dans un autre endroit :Omnem novitatem nihil alind esse, quàm oblivionem. De tout cela on peut conclure que le fleuveLethé coule sur la terre, aussi- bien que dans les enfers.

Il est certain que la matiére est dans un mouvement perpé- tuel, & qu’elle ne s’arrete ja- mais ; mais les déluges & les tremblemens de terre, sont les grands voiles de la mort qui en-

sevelissent

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& de Morale.

[s]évelissent tout dans l’oubli. A [l]’égard des incendies & des[g]randes sécheresses, elles n’ab- [s]orbent ni ne décruisent pas un [p]euple de fond en comble. La<lb class="yes lb null" data="Retour à la ligne" break="yes"/><unclear class="none unclear null" data="Texte incertain">[f]</unclear>able de <persname class="Personnage mythologique persname null" data="Nom de personne" type="Personnage mythologique" ref="Phaéton">Phaëton</persname> nous représen- [t]e la briéveté d’un embrase- ment, qui n’a duré que l’espace d’un jour ; & la sécheresse de trois années du tems d’Elie, fut particuliére, & elle n’emporta pas tout le monde. A l’égard des embrasemens qui arrivent assez communément dans leslndes Orientales par des éclats de foudre, ils n’embrasent pas une vaste étendue du pays. Je passe aussi sous silence les rava- ges de la peste, parce qu’elle ne ravit pas tout ; mais pour les deux grandes calamités, des déluges, & des tremblemens de terre, il faut remarquer que ceux qui en échappent, sont ordinairement des gens gros-

O

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Essais de Politique,

siers qui ont vêcu dans les mon- tagnes, & qui sont incapables de donner une tradition des tems : de maniére que toutes choses restent ensevelies, dans l’oubli, comme si aucun hom- me n’avoit survêcu.

Si quelqu’un veut considé- rer avec attention la conduite des Indiens de l’Amerique, il trouvera de la probabilité à les regarder comme un peuple plus neuf & plus jeune que celui de l’ancien monde ; mais il n’est pas vraisemblable que leur des- truction soit anciennement ve- nue d’un tremblement de ter- re, comme un prêtre Egyptien le contoit à Solon, à l’égard de l’isle atlantique qu’il disoit avoir été engloutie par un de ces tremblemens ; mais bien plutôt que c’est un déluge par- ticulier qui avoit détruit le nouveau monde. Car en effet

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& de Morale.

les tremblemens de terre y sont peu fréquens ; mais en revan- che il y a de si vastes fleuves & si profonds, que ceux de l’Asie, de l’Afrique, & de l’Europe ne sont que des pe- tits ruisseaux en comparaison. Leurs montagnes sont aussi plus hautes que les nôtres : d’où l’on peut conjecturer que les res- tes de leurs races se sont con- servés dans ces montagnes, pen- dant & après leur déluge par- ticulier. Mais quant à l’obser- vation de Machiavel, qui pré- tend que la jalousie & l’émula- tion des sectes contribuent beaucoup à abolir la mémoire des choses, & qui voudroit noircir la réputation de Gré- goire le Grand pour avoir tra- vaillé de toutes ses forces à dé- truire les antiquités payennes, je ne trouve pas qu’un pareil zéle puisse produire un si grand

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Essais de Politique,

effet ni être de durée, com- me l’on peut le remarquer dans Fabianus, successeur de Gré- goire, qui fit, pour ainsi dire, ressusciter les mêmes antiqui- tés ensevelies par son prédé- cesseur.

Les vicissitudes ou les muta- tions dans les globes célestes, n’est pas une matiére à traiter ici bien au long. Si le monde n’avoit pas été destiné de tout tems à finir, peut-être que la grande année de Platon auroit produit quelque effet, non pas en renouvellant les corps des individus, car c’est une folie, & même une vanité à ceux qui pensent que les corps celestes ont de grandes influences sur chacun de nous en particulier, mais en renouvellant le total & la masse des choses. Les come- tes influent sans doute un peu sur cette masse entiére ; mais

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& de Morale.

les hommes sont à présent trop négligens & trop peu curieux pour faire des observations là- dessus ; ils regardent plûtôt avec étonnement leurs cours, qu’ils n’en observent avec sa- gesse les effets ; sur-tout ceux qui pourroient se comparer entr’eux : par exemple, une comete d’une telle grandeur, d’une telle couleur & clarté, d’un tel circuit de rayons, dans une celle assiette par rap- port à la région du ciel, dans quel tems de l’année elle a pa- ru, de sa route, ou de son cours, de sa durée, & enfin quels effets elle a produit.

Ce que j’ai ouï dire ancien- nement, ne me paroît pas une chose d’un grand poids : je ne voudrois pas cependant qu’on la méprisât entiérement. On disoit qu’on avoit remarqué dans le Pays-Bas que tous les

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Essais de Politique,

trente-cinq ans on y voioit renouveller la même tempéra- ture, les mêmes suites & ré- volutions des faisons, comme des grandes gélées, des gran- des innondations, des grandes sécheresses, des hyvers plus doux, des étés plus froids, &c. lls appellent cette petite révo- lution d’années, la prime. Au reste le rapporte ceci, parce qu’en me rappellant le passé, j’y ai trouvé un rapport, non pas tout-à-fait exact, mais fort peu différent.

Mais laissons ces observa- tions de la nature, pour venir à ce qui regarde les hommes. La plus grande vicissitude qu’on remarque parmi eux, est celle des religions & des sectes ; car ces phénomenes do- minent principalement sur l’es- prit des hommes. La vraie reli- gion est bâtie sur la pierre soli-

167

& de Morale.

de, les autres sur un sablon mouvant en butte aux flots du tems. Touchons donc un mot des causes des nouvelles sectes, & donnons là-dessus quelques avis, autant que la foiblesse & l’esprit humain peut espérer d’en arrêter le cours, ou de trouver des remédes à de si grandes révolutions.

Quand la religion reçue est déchirée par des factions & des discordes, quand la sainteté de ceux qui la professent ne s’attire plus le même respect, ou qu’elle est exposée au scan- dale, & lorsqu’enfin en même tems on voit regner la grossie- reté, l’ignorance, & la barba- rie, c’est pour lors qu’on doit craindre la naissance de quel- que nouvelle secte ; sur-tout s’il se présente dans le même tems quelque esprit fougueux, qui ne respire que des parado-

168

Essais de Politique,

xes, ou des sentimens contrai- res à l’opinion commune. Tou- ces ces choses se rencontrerent, quand Mahomet publia sa loi. Mais ne craignez point une nouvelle secte (quorqu’elle pa- roisse s’augmenter) ; elle ne s’étendra pas beaucoup, si elle n’a pas les deux supports que je vais dire. Le premier, est d’attaquer la souveraineté, ou l’autorité établie, car rien n’est plus propre à séduire le peuple, que de demander des change- mens & des nouveautés dans le gouvernement. L’autre, est d’ouvrir la porte aux plaisirs & à la volupté. Les hérésies spé- culatives telle que fut autre- sois celle des ariens, & aujour- d’hui celle des Arminiens quoiqu’elles puissent prendre beaucoup de crédit sur l’esprit des hommes, ne sçauroient ce- pendant causer de grandes al-

térations

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& de Morale.

[t]érations dans les États, si ce [n]’est à la saveur de quelque[é]meute publique.

Il y a trois moiens pour in-[t]roduire de nouvelles sectes[p]ar de prétendus miracles, par[u]ne éloquence sublime, & par[l]e fer ; & je pense de même d’une [v]ie singulière & sainte en appa- [c]ence. Certainement le moien[l]e plus propre pour arreter dans [l]eur naissance les schismes &[l]es nouvelles sectes en la ré-[f]ormation des abus, & la pa-[c]ification des plus petits diffé- [r]ends, est de proceder dans les [c]ommencemens avec douceur,[&] de s’abstenir des persécu-[c]ions sanguinaires ; & enfin[d]e faire des essorts pour attirer [&] ramener les chefs, en leur[a]ccordant des dignités & des[g]races, plûtôt que de les irriter par la violence & la cruauté.

Les changemens qui arri-

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Essais de Politique,

vent dans la guerre, ne sont pas en petit nombre ; ils rou- lent principalement sur trois points : sur le théatre, ou le lieu où la guerre se fait ; sur la qualité des armes, & sur la discipline militaire. Les guer- res anciennement paroissoient venir principalement de l’O- rient à l’Occident. Les Perses, les Assyriens, les Arabes, les Scythes, qui tous firent des in- vasions, étoient Orientaux. Il est vrai que les Gaulois habi- toient une partie de l’Occi- dent ; mais nous lisons aussi que de deux irruptions qu’ils firent, une fut dans la Grèce Gauloi- se, & l’autre contre les Ro- mains. Il est certain que l’O- rient & l’Occident n’ont au- cun point fixe dans le ciel. Il est vrai aussi qu’on ne sçauroit faire aucune observation bien certaine dans le mouvement

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& de Morale.

[l]es guerres d’Orient & d’Oc-[c]ident ; mais le midi & le nord [s]ont fixes de leur nature & de[t]out tems. Il est rare de voir[q]ue ceux qui habitent bien[a]vant vers le midi, aient en-[v]ahi les septentrionaux ; mais[l]e contraire s’est vû bien des[f]ois : ce qui démontre claire-[m]ent que les contrées du nord[s]ont de leur nature plus belli- [q]ueuses, soit que cela vienne[d]e l’influence des astres qui les [d]ominent, ou de l’étendue des[t]erres qu’il y a du côté du nord ;[a]u lieu que les parties austra- [l]es, par ce que nous sçavons,[s]e sont presque occupées que[p]ar les mers, ou que cela vien- [n]e enfin (ce qui est le plus appa-[r]ent) des grands froids des pays [s]eptentrionaux ; car cela seul[e]ndurcit les corps & allume[l]es courages. On peut le remar- [q]uer dans les peuples Araucos,

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Essais de Politique,

qui étant placés au fond desterres Australes, l’emportent en courage sur tous les Perou- siens.

Lorsqu’un grand Empire est sur sa décadence & qu’il man- que de forces, on peut avec certitude conjecturer les guer- res : car, tandis que les grands Etats sont dans leur vigueur ils énervent & détruisent les forces naturelles des provinces qu’ils ont conquises, mettant toute leur confiance en leurs propres troupes ; mais aussi quand les troupes viennent à manquer, tout est perdu, & ils sont en proie à leurs ennemis. C’est ce qui arriva dans la dé- cadence de l’Empire Romain & dans l’Empire d’Occident après la mort de Charlemagne lorsque chaque oiseau reprit ses plumes. Semblable chose pourroit bien arriver à la mo

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& de Morale.

[n]archie d’Espagne, si ses forces[v]enoient à décheoir. D’un autre [c]ôté les grands accroissemens[d]es puissances & les unions des [r]oyaumes, suscitent aussi des[g]uerres. En effet, lorsque la[p]uissance d’un État s’augmen-[t]e à certain point, on peut fort [b]ien le comparer à un fleuve[q]ui s’enfle, qui grossit, & qui [m]énace d’une prompte inon-[d]ation, comme on a pu voir[à] l’égard des Romains, des Turcs, des Espagnols & au-[t]res.

On remarque une chose, que[l]orsqu’il y a dans le monde peu [d]e nations barbares, & qu’au[c]ontraire presque toutes sont[p]olicées, les hommes y regar-[d]ent à deux fois avant que de se [m]arier, & ne veulent point a-[v]oir d’enfans, à moins qu’ils ne [p]révoient qu’ils auront de quoi [f]ournir à leur subsistance & à

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Essais de Politique,

leur entretien. C’est à quoi re- gardent aujourd’hui presque toutes les nations, excepté les Tartares ; & en ce cas, il n’y a pas à craindre des inonda- tions ni des transplantations. Mais lorsqu’un peuple est très nombreux, & qu’il multiplie beaucoup, sans s’embarrasser de la subsistance de ses descen- dans, il est absolument néces- saire qu’au bout d’un ou de deux siécles, il se débarrasse d’u- ne partie de son monde, qu’il cherche des habitations nou- velles, & qu’il envahisse d’au- tres nations. C’est ce que les an- ciens peuples du Nord avoient accoûtumé de faire, en tirant au sort entr’eux, pour décider quels resteroient chez eux, & quels iroient chercher fortune ailleurs. Lorsqu’une nation belliqueuse perd de son espri guerrier, qu’elle s’adonne

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& de Morale.

la mollesse & au luxe, elle peut être assurée de la guerre ; car de tels Etats pour l’ordinai- re, deviennent riches pendant qu’ils dégénérent : & le désir du gain, joint au mépris qu’on a de ses forces, invite & ani- me les autres nations à les envahir.

A l’égard de la qualité des ar- mes, à peine peut-on en obser- ver les changemens ; cepen- dant elles essuient aussi leurs vi- cissitudes : car il est certain qu’on se servit du tems d’Ale- xandre dans la ville des Oc- cidraques d’une sorte d’artil- lerie, que les Macédoniens appellerent foudre, tonnerre, ou art magique ; on ne peut pas douter non plus que chez les Chinois, la poudre à canon, & les canons n’y aient été connus depuis plus de deux mille ans. Voici quelles sont les qualités

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Essais de Politique,

des armes à tirer, & leurs chan- gemens en mieux. Premiére- ment, il faut qu’elles portent très loin, car cela augmente le danger de l’ennemi : ce que font justement les canons & les grands mousquets. Seconde- ment, que l’impétuosité don- ne plus de force au coup ; & à cet égard l’artillerie surpasse tous les beliers & toutes les an- ciennes machines de guerre. En troisiéme lieu, que la ma- niére de s’en servir soit sans em- barras ; ce qui est encore une des propriétés des plus gran- des piéces d’artillerie : & afin qu’elles puissent servir en tout tems, qu’elles soient faciles à porter, aisées à mouvoir.

A l’égard de la maniére de faire la guerre, les hommes dans les premiers tems s’atta- choient principalement au nombre ; & se fiant en la va-

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& de Morale.

leur de leurs soldats, ils déci- doient leurs guerres par des ba- tailles rangées, en assignant le jour du combat. La plûpart étoient fort ignorans dans la tactique, ou l’art de ranger les troupes. Dans la suite on s’attacha plûtôt à un nombre commode que trop étendu : on chercha les avantages du ter- rein, on fit des diversions, & on inventa beaucoup d’autres ruses : enfin on devint plus ha- bile dans l’ordre & l’arrange- ment.

Les armes fleurissent dans la naissance d’un Etat ; les lettres dans sa maturité, & quelque tems après les deux ensemble ; les armes & les lettres, le com- merce, & les arts mécaniques dans sa décadence. Les lettres ont leur enfance & ensuite leur jeunesse, à laquelle succede l’â- ge mûr, plus solide, & plus exact ;

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Essais de Politique,

& enfin elles ont leur vieillesse ; elles perdent leur force & leur vigueur ; il ne leur reste que du babil. Mais il ne faut pas contempler si long-tems la vi- cissitude des choses, de peur de se donner des vertiges. A l’égard de la philologie, ce n’est qu’un amas de contes, & de vaines narrations ; & par con- séquent on n’en doit faire ici aucune mention.

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& de Morale.

DU CONSEIL.

LA plus grande marque de confiance qu’on puisse donner à un homme, c’est de le choisir pour son conseil ; on peut remettre entre les mains d’un autre, sa personne, son bien, ses enfans, & même son honneur ; mais nous remet- tons toutes ces choses ensem- ble à la discrétion de ceux que nous choisissons pour nous conseiller. Il est juste que de leur côté ils soient intégres, & qu’ils nous gardent une fidélité à toute épreuve.

Lorsqu’un Prince sage se for- me un conseil de personnes d’élite, il ne doit pas craindre que son autorité en soit affoi-

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Essais de Politique,

blie, ni sa capacité soupçon- née, puisque Dieu même a son conseil ; & que le nom le plus recommandable qu’il ait don- né à son fils, est celui de con- seiller. Salomon nous dit sur ce sujet : ln consilio stabilitas. Il est certain que les affaires doi- vent être agitées & débatues plus d’une sois dans un con- seil ; sans quoi elles ne sont point fermes ni sttables, & mar- chent, pour ainsi dire, d’un pas chancelant comme les person- nes yvres.

L’expérience apprit au fils de Salomon quelle etoit la for- ce du conseil, de même que son pere en avoit senti la né- cessité ; car ce royaume chéri de Dieu ne fut d’abord déchiré & ensuite ruiné que par un mauvais conseil, sur lequel il y a deux remarques à faire pour notre instruction, & qui nous

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& de Morale.

serviront à déméler & à con- noître quels sont les mauvais conseils. La premiére, est que ce conseil fut formé de jeunes gens. La seconde, qu’il fut très- violent dans ses délibérations.

La sagesse des anciens paroît dans une fable qui a été inven- tée, pour montrer que les rois ne doivent point agir sans con- seil, & qui nous apprend en même tems la maniére sage & politique dont ils doivent s’en servir. Ils disent que Jupiter épousa Métis, qui signifie con- seil ; & par-là ils nous donnent premierement à entendre que la souveraineté & le conseil doivent être mariés ensemble. En second lieu, voici comme ils s’expriment : Quand Jupiter ent épousé Métis, elle devint grosse de lui ; & ce dieu n’aiant pû attendre qu’elle accouchât la dévora, après quoi il accou-

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Essais de Politique,

cha lui-même ; de façon quePallas sortit de sa tête toute armée. Cette fable, quelque monstrueuse qu’elle paroisse, renferme un des secrets du gouvernement, & nous ap- prend de quelle maniére les rois doivent se comporter avec leurs conseils d’Etat. Premié- rement ils doivent laisser débat- tre les affaires ; ce qui se rap- porte à la première conception. En second lieu, lorsqu’elles auront été discutées & dige- rées, comme dans le sein du conseil, & qu’elles seront en état d’être mises au jour, alors le prince ne doit pas permettre à son conseil de passer outre ni de rien résoudre de sa seule autorité : au contraire il faut qu’il ramene toute l’affaire à lui, & que le public soit per- suadé que les ordonnances & les arrêts qu’on peut comparer

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& de Morale.

à Pallas armée, parce qu’ils sont prononcés avec prudence & autorité, émanent unique- ment du chef ; & il faut non- seulement pour l’honneur de la puissance qu’il a en main, mais aussi pour relever sa ré- putation, que le peuple soit per- suadé que tout se fait de sa pu- re volonté, & par son propre jugement.

Voions maintenant les in- conveniens d’un conseil, & les remédes qu’on peut y apporter. Les inconvéniens qui se pré- sentent sont au nombre de trois. Le premier, que les affai- res en sont moins secretes. Le second, que l’autorité du prin- ce en paroit affoiblie, comme s’il ne se sentoit pas une capa- cité suffisante pour se conduire sans conseil. Et enfin le troisié- me, est le danger des conseils perfides qui tendent à l’avan-

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Essais de Politique,

tage de celui qui les donne, plus qu’à celui du maître qui les reçoit.

Pour éviter ces inconvé- niens, quelques Italiens & les François sous le regne de quel- ques-uns de leurs rois, ont in- troduit des conseils secrets, qu’on nomme ordinairement du cabinet : reméde souvent beaucoup plus dangereux que le mal.

A l’égard du secret, les prin- ces ne sont pas obligés de le communiquer ; & il n’est pas nécessaire, lorsqu’ils mettent une affaire en délibération, qu’ils fassent connoître ce qu’ils ont envie de résoudre : au con- traire, ils doivent bien pren- dre garde de ne pas se laisser pé- nétrer.

pour ce qui regarde le con- seil, que nous appellons du ca- binet, on peut lui appliquer

ces

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& de Morale.

ces paroles : Plenus rimarum sum. Et certainement une per- sonne qui tirera vanité de sça- voir le secret des affaires, est un conseiller seul plus dange- reux que plusieurs autres, qui parmi beaucoup d’autres im- perfections, n’auroit pas celle- là. Il est bien vrai qu’il y a cer- taines affaires qui exigent un très-grand secret : en ce cas la connoissance n’en doit venir qu’à une ou deux personnes, outre le maître, & ordinaire- ment ces sortes d’affaires ont un heureux succès ; car outre qu’elles sont menées secrete- ment, elles s’exécutent avec fermeté, & se dirigent pres- que par le même esprit & una- nimement ; mais il faut que le roi soit prudent & ferme ; il faut aussi que ceux qui entrent dans ce conseil, soient sages, & sur toutes choses fidéles aux

Q

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Essais de Politique,

vûes que le maître se propo- se. C’est précisément ce qui ar- riva sous le regne d’Henri VII. Roi d’Angleterre, qui ne confioit jamais ses affaires les plus importantes qu’à deux personnes, Morton & Fox.

A l’égard de l’affoiblissement de l’autorité, la fable apprend le moien d’y remédier ; & il est certain que si les rois assistent en personne aux conseils, la majesté en reçoit plûtôt de l’é- clat, qu’elle n’en est affoiblie ; ajoûtez aussi qu’on n’a jamais vû qu’un conseil diminuat l’au- torité d’un souverain, à moins qu’un seul n’ait pris trop de crédit, ou qu’il ne regne une trop grande intelligence en- tre plusieurs ; mais ces deux maux sont bien-tôt découverts & il est aisé d’y remédier.

A l’égard du dernier inconvé- nient, sçavoir, que les minis-

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& de Morale.

tres en donnant leurs avis, au- ront plus d’égard à leurs pro- pres intérêts qu’à ceux de leur maître, ce passage de l’ecritu- re, non inveniet sidem super ter- ram, se doit entendre de la na- ture des tems, & non pas de chaque personne en particu- lier ; car il se trouve des sujets fidéles, sincéres, vrais, sans dé- tours, & sans ruses. Les Prin- ces avant tout, doivent s’atta- cher de tels personnages : d’ail- leurs on voit rarement des mi- nistres si unis entr’eux, qu’ils ne s’examinent de près l’un l’autre ; de sorte que s’il y en a quelqu’un qui donne des con- seils captieux, ou qui tendent à ses fins particuliéres, le maî- tre en sera bien-tôt instruit. Le reméde sera que les princes s’at- tachent à connoître leurs mi- nistres, de même que ceux-ci s’appliquent à le pénétrer. Prin-

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Essais de Politique,

cipis est virtus maxima nosse suos. Sans compter qu’il n’est ni convenable, ni décent à des sujets que le prince honore de sa confiance, de chercher à le pénétrer, il est de leur devoir de s’appliquer davantage au bien de ses affaires, qu’à déve- lopper ses mœurs & ses in- clinations ; & sur ce principe, ils travailleront à lui donner de bons conseils, plûtôt qu’à le flatter & à lui complaire.

Si les princes reçoivent les avis le chacun de leurs conseil- lers séparement, aussi-bien qu’en corps, cela peut leur être d’un très-grand fruit. Un avis donné en particulier, est bien plus libre ; au lieu qu’en pu- blic, on a plus d’égards & de circonspection. En particu- lier chacun se laisse aller à son propre sentiment. En public on est plus sujet à l’humeur

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& de Morale.

d’autrui : c’est pour cela qu’il est à propos de s’aider de ces deux moiens : traiter les affai- res avec ceux qui ne sont pas du premier rang en particu- lier, pour ne rien ôter à leur liberté ; & en plein conseil avec les grands, pour les mieux tenir dans les bornes du respect.

Il n’est d’aucune utilité à un prince d’être conseillé sur l’é- tat de ses affaires, s’il ne fait en même tems réfléxion sur les personnes qu’il emploie. Tou- tes les affaires sont comme des images muetes ; mais l’ame de l’action est principalement dans le choix des sujets ; & il ne suf- fit pas de délibérer sur le choix des personnes, selon les espé- ces, comme dans certaines idées, ou descriptions mathé- matiques : par exemple, quel doit etre le caractére & la con-

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Essais de Politique,

dition de la personne ; car par- là il en résulteroit plusieurs, abus : au lieu que le vrai juge- ment doit principalement rou- ler sur le choix des individus. Il ne faut pas oublier ceci non plus, Optimi Consiliarii mortui. Les livres ne fardent point la vérité ; au lieu que ceux qui donnent des conseils, peuvent facilement se laisser entraîner à la flatterie. Il sera donc très- utile de lire beaucoup, sur- tout les auteurs qui ont eû en- tre leurs mains le maniement des affaires.

Aujourd’hui les conseils dans beaucoup d’endroits, ne sont qu’une espéce d’assemblée, ou une conversation familiére, où l’on discourt des affaires, plû- tôt qu’on ne les discute ; & la plûpart du tems, on se hâte trop d’aller à la conclusion. Il vau- droit beaucoup mieux dans les

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& de Morale.

[a]ffaires de grande importance,[q]u’on prit un jour pour les [p]roposer, & que la décision fût [r]envoiée au lendemain, In nocte Consilium. C’est ainsi qu’on en usa dans le traité d’union proposé entre l’Angleterre & l’Écosse. Cette assemblée se passa avec toute la régularité & tout l’ordre possible. J’ap- prouve fort aussi qu’on desti- ne certain jour fixe pour les requêtes des particuliers ; par-là les demandeurs auront un tems marqué, auquel il leur sera facile de s’ajuster, & où ils se rendront plus com- modément. Par ce moien aussi les assemblées qui doivent trai- ter des grandes affaires, ne seront point distraites par les petites, & pourront tranquil- lement hoc agere.

Dans le choix des commis- faires qui doivent rapporter des

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Essais de Politique,

affaires au conseil, il vaut mieux emploier ceux qui sont indifférens, & qui ne panchent pour aucun parti, que de pré- tendre établir une sorte d’éga- lité en chargeant différentes personnes de défendre chacun son parti.

J’approuve aussi les commis- saires, non seulement pour un tems ou pour une affaire non entendue, mais pour celles qui sont perpétuelles & ordinai- res, comme par exemple, cel- les qui regardent le commerce, les finances, la guerre, les gra- tifications, les requêtes, & les provinces particuliéres. Dans presque tous les pays où il y a plusieurs conseils subordonnés & un seul conseil suprême, com- me en Espagne, ces sortes de conseils ne sont que des com- missions perpétuelles, ainsi que nous l’avons dit, mais revêtues

d’une

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& de Morale.

d’une plus grande autorité.

S’il arrive que le conseil ait besoin d’être informé par des personnes de différentes profes- sions, comme par des juriscon- sultes, des gens de mer, des trai- tans, des marchands, des arti- sans, &c. il faut que ces gens- là soient ouïs premiérement par les commissaires, & ensuite par le conseil, suivant que l’occa- sion le demandera. Au surplus il ne doit pas leur être permis de paroître en foule ; car ce se- roit plûtôt fatiguer l’assemblée, que l’instruire.

Une ttable longue ou ovale des siéges autour de la chambre, sont des choses essentielles, quoiqu’elles ne semblent ap- partenir qu’à la forme ; car à une ttable longue, ceux qui sont assis au haut bout, emporrent bien souvent l’affaire ; au lieu qu’à une ttable ovale, ceux qui sié-

R

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Essais de Politique,

gent les derniers, sont aussi à portée que les autres de faire valoir leurs avis.

Lorsque le roi assistera au conseil en personne, qu’il prenne garde de ne point don- ner à connoître plûtôt qu’il ne faut, son sentiment sur l’affaire dont il s’agit. S’il se laisse pé- nêtrer, tous les assistans s’ap- pliqueront à lui plaire ; & au lieu de donner des avis sincéres & libres, ils chanteront, Pla- cebo.

LA POLITIQUE DU CHEVALIER BACON, CHANCELIER D'ANGLETERRE. SECONDE PARTIE. A LONDRES ; Chez Jacques Tonsso 1740.

& de Morale. 195

DE L'AMITIE'.

CELUI qui a dit qu'il faut que l’homme qui cherche la solitude, soit une bête sauvage, ou un dieu, ne pouvoit guéres en moins de pa- roles mettre ensemble plus de vérités & plus de mensonges ; car il est certain que celui qui a de l'aversion pour la société des hommes, tient en quelque fa- çon de la bête. Mais aussi il est très-faux qu'il entre quelque chose de divin dans le caractére de celui qui montre un si grand éloignement pour les hommes, à moins que ce ne soit l'effet, non du contentement qu'il trouve dans la solitude, mais d'un extrême désir de se séparer

R ij

196 Essais de Politique,

de toute compagnie mortelle, pour chercher une communi- cation plus digne & plus re- levée : c'est de cette forte d'en- tretien céleste dont quelques payens se sont vantés fausse- ment de joüir. De ce nombre ont été Epimenides de Crête, Empedocles de Sicile, & Apol- lonsus de Thyanée ; mais nous pouvons dire avec vérité, que plusieurs des anciens anacho- retes & des pères de l'Eglise, ont joüi en effet dans les dé- serts de cette felicité. La plû- part des hommes ne compren- ment guéres ce que c'est que la solitude, ni en quoi elle consis- te ; car une foule de peuple & de différens visages, peut se re- garder comme une galerie or- née de quantité de portraits. Il en est de même des discours de tant de personnes qui n'ont pour nous ni affection ni ami-

& de Morale. 197

tié, qui ne flattent pas plus l'oreille que les sons d'un mau- vais instrument ; & tout ceci se rapporte assez au proverbe qui dit, qu'une grande ville est une grande solitude ; parce que sou- vent dans une grande ville, les amis sont écartés les uns des autres, & ne peuvent se voir que difficilement. A cela nous pouvons ajoûter qu'il n'y a point de solitude pareille à cel- le de l’homme qui n'a point d'amis, sans lesquels le monde n'est proprement qu'un désert : ainsi il faut nécessairement que celui qui n'est pas capable d'a- mitié, tienne de la bête beau- coup plus que de l’homme. Les fruits principaux de l'a- mitié, sont de soulager les dou- leurs & de calmer les inquiétu- des. Les obstructions & les suffocations, sont les plus dan- gereuses maladies pour le

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Essais de Politique,

corps, & de même aussi pour l'esprit. On peut prendre de la teinture de rose, pour l'opila- tion du soye ; de l'acier, pour la rate ; de la fleur de soufre, pour les poulmons; du casto- reum, pour fortifier le cerveau : mais pour remettre & entre- tenir le cœur dans son état na- turel, il n'est de meilleur re- méde qu'un vérittable ami, au- quel on puisse communiquer ses douleurs, ses joies, ses af- flictions, ses appréhensions, ses soupçons, & généralement tout ce qu'on ressent avec plus de vivacité.

Il est merveilleux de voir combien les Princes & les Rois sont cas de cette amitié dont nous parlons. C'est souvent au point de mettre au hazard leur vie & leur autorité, dans le dé- sir qu'ils ont de s'en assurer ; car les Princes ne peuvent l'acque-

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& de Morale.

rir par la différence qu'il y a de leur fortune à celle de leurs su- jets, s'ils n'en élevent quelqu'- un à leur portée, & s'ils n'en sont, pour ainsi dire, leur égal, & leur compagnon ; ce qui est sujet pour eux a bien des incon- veniens. Les langues modernes appellent les amis des princes, favoris, ou Privados, comme si elles vouloient marquer que ce n'est de leur part qu'une grace ou faveur, ou une sim- ple permission d'approcher de leur personne avec plus de li- berté : mais le terme des ro- mains en marque bien mieux l'usage & la vraie cause. lls les nomment, participes curarum, & en effet c'est ce qui resserre particuliérement le nœud de l'amitié, & nous voions claire- ment, que non seulement les Princes foibles & sujets aux passions ont recherché cette

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Essais de Politique,

amitié, mais aussi les plus sages & les plus grands politiques. Il y en a eu qui ont favorisé quel- ques-uns de leurs serviteurs à un si haut point, qu'ils leur ont donné, & ont reçu réciproque- ment le nom d'ami. lls ont mê- me permis qu'on usât de même terme en leur présence, & pour les désigner l'un à l'autre. Du tems que Sylla comman- doit à Rome , il éleva Pom- pée, qui depuis eut le nom de Grand, à un si haut point d'au- torité, que Pompée osa se van- ter dans la suite, d'être plus puissant que Sylla ; car, après qu'il eût obtenu le consulat pour un de ses amis, contre la volonté & malgré les brigues de Sylla, celui-ci en ayant marqué son dépit en parlant à Pompée, Pompée lui imposa silence en quelque sorte ; car il termina la conversation en lui disant

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& de Morale.

que la plûpart des hommes adoroient le soleil levant, plû- tôt que le couchant. Decius Brutus eut tant de part à l'ami- tié de César, qu'il le nomma son héritier après son neveu, & il eut le crédit de l'attirer au Sénat où les conjurés l'at- tendoient pour lui donner la mort ; car César étoit dans le dessein de renvoier le Sénat, à cause de quelques mauvais présages, & sur-tout d'un son- ge de sa femme Calpurnie : mais Brutus le soulevant dou- cement de sa chaise, lui dit ; qu'il espéroit qu'il n'attendroit pas que sa femme fît de bons songes pour aller au Sénat. Il étoit si avant dans les bonnes graces de César, qu'Antoine dans une lettre rapportée mot à mot par Cicéron, l'appelle l'Enchanteur, le Sorcier, com- me s'il eût voulu dire, qu'il

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Essais de Politique,

avoit charmé César. L’histoire remarque qu'Auguste éleva Agrippa, quoique d'une nais- sance obscure, à un si haut dé- gré d'honneur, qu'aiant con- sulté un jour avec Mecénas sur le choix qu'il vouloit faire d'un mari pour sa fille Julie, Mecé- nas prit la liberté de lui dire qu'il falloit qu'il la mariât avec Agrippa, ou qu'il le fît mou- rir ; qu'il n'y avoit point de mi- lieu, au point d'élevation où il l'avoit mis. Séjan étoit parve- nu à une si grande amitié avec Tibére, qu'on parloit de l'un & de l'autre, comme s'ils n'a- voient été qu'une même per- sonne : & l'on trouve dans une lettre que Tibére lui écrivit, hæc pro amicitia nostra non occul- tavi , Aussi le Sénat pour con- sacrer cette grande assection de l'Empereur pour Sejan, fit élever un autel à l'amitié, com-

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& de Morale.

me à une Déesse. Il y eut enco- re une extrême amitié entre Septimus Severus & Plantia- nus ; car Septimus obligea son fils ainé à épouser la fille de Plantianus qu'il soutenoit en toutes occasions, pendant mê- me qu'il maltraitoit extrême- ment son fils. Il écrivit aussi une lettre au Sénat, dans la- quelle il y avoit ces paroles : J'aime tant cet homme, que je soubaite qu'il me survive. Si ces princes eussent été de l’humeur de Trajan ou de Marc-Aurele, on pourroit attribuer cette ten- dresse à un excès de bon natu- rel: mais ceux dont je parle, étant si politiques & si sevéres, on peut juger qu'ils trouverent que leur félicité, quoique mon- tée en apparence au plus haut point, seroit cependant impar- faite, s'ils ne faisoient choix d'un ami. Et ce qu'il y a en-

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Essais de Politique,

core de plus remarquable, c'est que ces Princes avoient des femmes, des fils, & des ne- veux ; tout cela cependant ne peut pas suppléer à la douceur qui se trouve dans le commer- ce d'un vérittable ami.

Je ne dois pas oublier ici ce que Philippe de Comines remarque du duc Charles le Hardy son premier maître ; il ne voulut jamais, dit-il, com- muniquer ses affaires à person- ne qui vive, & encore moins les choses qui le travailloient dans l'ame. Il ajoûte que cette hu- meur cachée augmenta encore dans les derniers tems de sa vie, & contribua à déranger son en- tendement : mais vraisembla- blement Comines ne se fut pas trompé, s'il eût encore porté le même jugement de Louis XI, son second maître, à qui cecte humeur sombre & cachée

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& de Morale.

servit de bourreau sur la fin de ses jours.

Je trouve cette expression symbolique de Pitagore fort obscure, & cependant vérita- ble : Cor ne edito, ne mange point ton œur ; comme s'il vouloit dire par cette maniére sauvage de s'expliquer, que ceux qui manquent de vrais amis avec lesquels ils puissent communiquer, sont des can- nibales de leur propre cœur. Il y une chose admirable dans ce commerce de l'amitié ; c'est que cette union, & cette commu- nion d'un ami produit deux effets contraires, qui font de redoubler la joie, & de dimi- nuer les afflictions ; car il n'y a personne qui en faisant part à son ami de ce qui lui arri- ve d’heureux, ne sente aug- menter sa joie par le recit qu'il en fait : & au contraire celui

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Essais de Politique,

qui, pour ainsi dire, verse son cœur dans le sein de son ami, en lui racontant ses douleurs & ses afflictions, en sent dimi- nuer le poids. Cela supposé, on peut dire avec raison que l'amitié produit dans l'esprit de l’homme les mêmes effets que les Alchimistes attribuent ordi- nairement à leurs poudres, & à leurs élixirs, dont les opé- rations (si on les en veut croi- re) bien que contraires en elles-mêmes, sont cependant toûjours utiles à la santé & à la conservation de la nature. Mais pour prouver les avanta- ges de l'amitié, nous n'avons pas besoin de recourir aux opé- rations de l'alchimie ; le cours ordinaire des choses naturelles peut en servir de preuve suffi- sante car nous voions que dans le corps, l'union nourrit & for- tisie les actions naturelles, &

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& de Morale.

au contraire elle affoiblit & ar- rête les impulsions violentes. L'union des esprits produit le même effet.

Le second fruit de l'amitié est aussi utile pour éclairer l'en- tendement, que le premier pour calmer les passions de l'ame. C'est l'amitié seule qui dissipe les nuages & les broüil- lards qui nous offusquent. C'est elle qui donne une vraie lu- miére à l'esprit, en chassant bien loin la confusion & l'obs- curité de nos pensées ; & ceci ne doit pas s'entendre seule- ment d'un sage & fidele conseil qu'un homme reçoit de son ami. Mais il est certain que ce- lui qui a l'esprit agité & broüil- lé de plusieurs pensées, sentira fortifier son entendement & sa raison, quand il ne seroit sim- plement que discourir avec son ami, & lui rendre compte de

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Essais de Politique,

ce qui l'occupe ; car il débat ses pensées, il les range avec plus d'ordre, il voit mieux quelle face elles ont, quand elles sont exprimées par des paroles : en- fin il devient, pour ainsi dire, plus prudent que soi-même; & un raisonnement d'une heure sera plus d'effet sur son enten- dement, que la méditation d'un jour entier.

Thémistocles eut raison de dire au Roi de Perse, que les discours des hommes sont sem- blables à des tapisseries dé- ploiées & tendues, où l'on voit sans peine les figures & les portraits qu'elles contiennent ; mais que leurs pensées ressem- blent à des tapisseries ploiées & enpaquetées. Ce second fruit de l'amitié qui consiste à nous ouvrir l'esprit, ne paroît avoir lieu qu'avec les amis d'un juge- ment supérieur. Cependant

l’hom-

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& de Morale.

l’homme en se communiquant à un autre, peut s'instruire lui-même, en mettant ses pen- sées au jour : il les voit mieux il éguise, pour ainsi dire, son esprit contre une pierre qui ne coupe point. En un mot, il se- roit plus avantageux à l’hom- me de découvrir aux arbres & aux statuës ce qui l'afflige dans l'ame, que de garder un obstiné silence. A présent pour mettre dans toute sa perfection ce se- cond fruit de l'amitié, ajoûtez ce dont nous avons déja parlé, & qui est ce qui tombe le plus ordinairement sous les sens du vulgaire, ie veux dire, le fidéle conseil d'un vérittable & sage a- mi. Héraclite a eu raison de di- re dans une de ses enigmes, que la lumiére séche étoit la meil- leure ; & il est certain que la lumiére que l'on reçoit par le conseil d'un ami, est ordinai-

S

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Essais de Politique,

rement plus séche & plus pure que celle qu'on peut tirer de son propre entendement, qui est toûjours arrosé ou teint par nos passions : de maniére qu'il y a autant de différence entre les conseils qu'on reçoit d'autrui & celui qu'on se donne à soi-mê- me, qu'il y en a entre le con- seil d'un ami, & celui d'un flatteur : car l’homme est toû- jours à lui-même son plus grand flatteur ; & il n'est point de meilleur reméde contre cette flatterie, que la liberté d'un ami.

Il y a deux sortes de conseils ; l'un pour les mœurs, & l'autre pour les affaires. A l'égard du premier, les avis sincéres d'une personne qui nous aime, est le meilleur préservatif dont on puisse user pour conserver un cœur sain. Se rendie à soi-mê- me un compte trop exact & trop sevére de ses propres ac-

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& de Morale.

tions, est quelquefois une mé- decine plus violente qu'il ne faut, & trop corrosive. La lec- ture des livres de morale n'a pas souvent la force nécessaire pour nous instruire à fond. Obser- ver nos fautes, & les considé- rer en autrui, comme dans un miroir, a aussi l'inconvenient du miroir qui ne rend pas toû- jours les images justes. Mais le conseil d'un vérittable ami, est sans comparaison le meilleur antidote qu'on puisse prendre. C'est une chose étonnante de considérer dans combien de fautes grossiéres & d'absurdités tombent beaucoup de person- nes, & principalement les grands, pour n'avoir pas un ami qui les avertisse à propos. Telles gens, dit saint Jacques, imitent ceux qui se regardent dans un miroir, & qui oublient aussi-tôt leur propre figure.

S ij

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Essais de Politique,

A l'égard des affaires, c'est un vieux proverbe, que deux yeux voient mieux qu'un. Il est certain aussi que celui qui regarde joüer, voit mieux les fautes que celui qui joue ; enfin qu'on tire mieux d'un mous- quet appuié sur une fourchet- te, que s'il étoit appuié sur le bras ; & de même qu'on est mieux conseillé par un ami que si on avoit la folle imagi- nation de se croire seul capa- ble de tout, & qu'on ne voulût être aidé de personne ; car il est indubittable que le conseil dirige & assure les affaires. Mais si quelqu'un s'avise de prendre conseil par parties, c'est-à-dire, de différentes per- sonnes, ou sans exposer toute l'affaire, je ne dirai pas qu'il fasse mal absolument, c'est-à- dire, qu'il ne fasse peut-être mieux que celui qui ne prend

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& de Morale.

conseil de personne, mais il s'expose à deux grands dangers : l'un de n'être pas conseillé fi- délement, parce que celui à qui il s adresse n'étant pas vé- rittablement son ami, il ne pen- sera qu'à son intérêt particu- lier ; l'autre de recevoir des conseils nuisibles ou qui seront pour le moins mêlés de bien & de mal, & peut-être sans que celui qui les donne le fasse par mauvaise intention : de même que si nous appellons un mé- decin expert dans la maladie que nous avons, mais qui ne connoisse pas notre tempéra- ment, nous courons risque qu en nous soulageant d'un cô- té, il ne nous nuise de l'autre ; & que pour guérir la maladie, il ne tue le malade. Un véri- ttable ami n'en use point ainsi : au contraire, nous connoissant à fond, il aura soin de nous

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Essais de Politique,

donner des remédes si convena- bles à notre compelxion, qu'ils ne nous seront pas comber dans de nouveaux accidens. Tout cela sont des raisons pour ne pas compter sur ces derniers con- seils qui sont plus propres à sé duire ou à ébloüir, qu'à remé- dier en effet aux affaires.

A ces deux excellens effets de l'amitié qui sont l'union des affections & le support de l'en- tendement, se joint le troisié- me que je compare à une gre- nade pleine de plusieurs petits grains ; car on trouvera dans l'amitié plusieurs petits secours dans toutes les occurrences de la vie. Mais la meilleure ma- niére d'en comprendre tous les divers usages, c'est d'examiner combien de choses nous ne pou- vons pas faire par nous-mêmes ; & par-là nous appercevrons que les anciens ne dirent pas

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& de Morale.

assez en disant ; qu'un ami étoit un autre soi-même, puisque très- souvent un ami peut faire plus pour nous, que nous-mêmes.

Les hommes sont mortels, & souvent leur vie ne dure pas as- sez pour voir l'accomplissement des desseins qu'ils ont eû le plus à cœur ; comme d'établir leurs familles, de mettre la derniére main à quelque ouvrage, & au- tres choses semblables. Mais celui qui a un vérittable ami, peut s'assurer que ce qu’il a souhaité ne sera pas oublié après lui ; & de cette maniére un homme a, pour ainsi dire, deux vies en sa puissance. Un corps ne peut occuper qu'une certaine place : cependant par le moien de l'amitie, il semble que chaque faculté se double & se multiplie. Combien y a- t'il de choses qu'un homme ne sçauroit faire ni dire lui-même

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Essais de Politique,

avec bienséance ? On ne peut parler de son propre mérite, ni se loüer soi-même sans être ac- cusé de vanité ; on ne sçauroit aussi quelquefois s'abaisser jus- qu'à demander une grace à quelqu'un, & plusieurs autres choses de cette nature : mais ce qui seroit rougir celui que l'af- faire regarde directement, a toûjours bonne grace dans la bouche de son ami. Il y a enco- re d'autres bienséances qu'un homme est obligé de garder. Il ne peut parler à son fils, qu'en qualité de pere ; à sa femme, que comme mari ; à son enne- mi, que comme ennemi, au lieu qu'un ami parle suivant que l'occasion le demande, sans que rien l'arrête ni l'embar- rasse. Mais je ne finirois ja- mais, si ie voulois mettre ici tous les services qu'on peut tirer de l'amitié. Cette dernière

maxime

217

& de Morale.

maxime le fera comprendre. Lorsqu'un homme ne peut pas joüer seul son personnage, & qu'il n'a point d'ami, il faut de nécessité qu'il abandonne la partie.

T

218

Essais de Politique,

DE LA DIFFORMITE'.

LES personnes difformes se vangent ordinairement de la nature. La nature leur a été contraire ; ils sont à leur tour contraires à la nature, com- me dit l'ecriture, & ils n'ont aucune affection naturelle. Il est certain qu'il se trouve toû- jours beaucoup de rapport en- tre le corps & l'esprit. Lorsque la nature erre dans l'un, il est rare qu'elle n'erre aussi dans l'autre. Ubi peccat in uno, peri- clitatur in altero. Mais comme il y a élection dans l’homme pour la forme de son esprit, & nécessité pour celle de son

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& de Morale.

corps, les inclinations natu- relles peuvent être vaincues par l'application & par la ver- tu. On ne doit donc pas regar- der la difformité comme un signe assuré d'un mauvais na- turel, mais comme une cause qui manque rarement son effet. Quiconque a un défaut per- sonnel qui l'expose au mépris, a aussi un éguillon qui le presse continuellement de se délivrer du mépris ; c'est pour cela que les difformes sont toûjours au- dacieux, d'abord pour leur pro- pre défense, & ensuite par ha- bitude. lls ont aussi beaucoup d'adresse à découvrir les défauts & les foiblesses des autres, pour trouver de quoi se vanger. La difformité qui les fait re- garder avec mépris par leurs supérieurs, diminue la jalousie & les soupçons qu'ils pour- roient conserver contre eux ;

T ij

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Essais de Politique,

elle endort aussi l'émulation de leurs compétiteurs, qui ne sçauroient s'imaginer qu'ils puissent s'avancer jusqu'a ce qu'ils les voient tout d'un coup en place. Ainsi avec un grand génie, la difformité est un avan- tage pour s'élever.

Les Rois avoient ancienne- ment & ont encore aujourd’hui dans quelque pays beaucoup de confiance aux eunuques, parce que ceux qui sont mé- prisables à tous, ont ordinai- rement plus de fidélité pour un seul ; mais on les regarde plûtôt comme de bons espions & des rapporteurs adroits, que com- me des gens propres pour le ministére ou pour la magistra- ture. Les difformes leur res- semblent : & ceci se rapporte à ce que nous avons déja dit, qu'il est certain, lorsqu'ils ont de l'esprit, qu'ils ne négligent

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& de Morale.

rien pour se délivrer du mépris, soit par la vertu, ou par le cri- me. On ne doit donc pas s'é- tonner s'il s'en trouve quelque- fois qui sont des hommes ex- cellens, comme Agesilaus, Zon- ger fils de Soliman, Esope, Gisca président du Perou. On pourroit peut-être ajoûter So- crate & beaucoup d'autres.

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Essais de Politique,

DE LA VERITE'.

QU'EST-CE que la vérité, disoit Pilate en se moc- quant, & sans vouloir écouter la réponse ? Il y a des gens qui aiment le doute & qui regar- deroient comme un esclavage d'être assurés de la vérité. lls veulent joüir du libre arbitre à l'égard de leurs pensées, de même qu'à l'égard de leurs ac- tions. Quoique cette secte de philosophes qui faisoient pro- fession de douter de toutes cho- ses ne subsiste plus à présent, on voit encore certains es- prits qui semblent attachés aux mêmes principes, & dont l'in- clination est pareille, mais ils n'ont pas la force des anciens ;

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& de Morale.

ce n'est pas la difficulté & le travail extrême qu'il en coûte pour trouver la vérité, ni le frein qu'elle met à nos pensées, lorsqu'on l'a trouvée, qui don- ne le goût pour le mensonge, mais un amour naturel, quoi- que dépravé, pour le menson- ge même. Un philosophe des plus modernes de l'école Grec- que examine & paroît embar- rassé à trouver la raison pour quoi les hommes aiment le mensonge qui ne leur donne pas du plaisir, comme ceux des poëtes, ni du profit, comme ceux des marchands, mais uni- quement pour le mensonge même. Pour moi ie crois que comme le grand jour convient moins pour les jeux du théa- tre que la lumiére des flam- beaux, ainsi la vérité n'est pas si propre que le mensonge pour les bagatelles de ce monde, &

T iiij

224

Essais de Politique,

plaît moins par conséquent à la plupart des hommes. La vé- rité est une belle perle qui a beaucoup d'éclat ; mais si on ne la met pas dans son jour, elle brille moins que les pierres du plus bas prix. Certainement un mêlange de mensonge ajoûte toûjours quelque plaisir. Il n'est pas douteux que si l'on ôtoit de l'esprit de l’homme les vai- nes opinions, les espérances flatteuses, les fausses préven- tions, les imaginations faites à plaisir, il ne tombât dans la mé- lancolie, le chagrin, & l'en- nui. Un des peres dont la sé- vérité me semble extrême dans cette occasion appelle la poë- sie, vinum demonum , parce qu'elle remplit l'imagination de choses vaines ; elle n'est ce- pendant que l'ombre du men- songe. Mais ce n’est pas le men- songe qui passe par l'esprit qui

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& de Morale.

fait le mal, c'est celui qui y entre, & qui s'y fixe, comme celui dont nous avons parlé. De quelque maniére qu'il en soit du jugement & des affec- tions dépravées de l’homme, la vérité qui est seule son juge nous apprend que celui qui comme son amant la recher- che, la connoît, la souhaite, & en jouit, posséde le plus grand bien de la nature hu- maine.

La premiére chose que Dieu créa dans l'univers fut la lumié- re des sens, & la dernière celle de la raison ; l'illumination de l'esprit de l’homme est son ou- vrage perpétuel. Il créa pre- miérement la lumière sur la face de la matiére, & puis sur la face de l’homme, & il répan- dit toûjours de la lumiére sur ses élûs. Un poëte qui a été l'ornement d'une secte de phi-

226 Essais de Politique, losophes, d'ailleurs inférieure aux autres, dit avec raison : Quel plaisir de contempler du rivage des vaisseaux battus de la tem- pête ? Quel plaisir de voir du haut d'un château une bataille, & ses divers événemens ? Mais quel plaisir est égal à celui d'ê- tre sur le sommet de la vérité, montagne presque inaccessi- ble, où l'air est toûjours serein ; & considérer de-là les erreurs, les égaremens, les broüillards, & les tempêtes, pourvû qu'on les regarde d'un œil compatis- sant, & non pas avec orgueil. Certainement lorsque l'esprit humain est mû de la charité, qu'il se repose sur la providen- ce, & qu'il tourne sur l'axe de la vérité, il s'éleve jusqu'au ciel pendant cette vie. Mais passons de la vérité théologi- que & philosophique, à la véri- te, ou plûtôt à la bonne foi

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& de Morale.

dans les affaires. Ceux-mêmes qui ne la pratiquent pas, ne peuvent nier qu'elle ne soit le plus grand honneur de la natu- re humaine.

La fausseté dans les affaires ressemble au plomb qu'on mê- le à l'or, qui rend l'or plus fa- cile à travailler, mais qui dimi- nue de sa valeur. Quoi de plus honteux que d'être juge faux & perfide! Aussi lorsque Mon- tagne cherche la raison pour laquelle les menteurs sont si méprisés, il dit avec beaucoup d'esprit ; que c'est parce que celui qui ment fait le brave avec Dieu, & le poltron avec les hommes. En effet, un menteur insulte Dieu & s’humilie devant les hom- mes.

On ne peut mieux exprimer l'énormité de la fausseté & de la perfidie, qu'en disant que ces vices combleront la mésure,

228

Essais de Politique,

& seront, pour ainsi dire, les derniéres trompettes qui ap- pelleront le jugement de Dieu sur les hommes. Il est écrit, lorsque le Sauveur du monde reviendra, non reperturum sidem super terram.

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& de Morale.

DE L'ADVERSITE'.

CECI est une des plus belles sentences de Sené- que, & digne d'un vrai Stoï- cien. Les biens qui nous vien- nent de la prospérité, se font souhaiter ; mais ceux qui vien- nent de l'adversité, attirent l'admiration. Bona rerum secun- darum optabilia, adversarum mi- rabilia. Si tout ce qui est au-des- sus de la nature s'appelle mi- racle, il est certain que c'est principalement dans l'adversité qu'on en voit.

Cette autre pensée de Sené- que est encore fort belle (trop belle pour un payen) : La vraie grandeur est d'avoir en même tems la foiblesse de l’homme, la & force

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Essais de Politique,

de Dieu. C'est une pensée poëti- que, & la poësie fait briller da- vantage cette forte de sublime : aussi les poëtes s'en sont-ils servis. Leur fiction d'Hercule, qui semble nous peindre l'état du chrétien, est en effet la mê- me pensée. lls disent que lors- qu'Hercule fut détacher Pro- methée, qui représente la na- ture humaine, il traversa l'o- céan dans un vase de terre. C'est donner une vive idée de la résolution, qui, dans la chair fragile, surmonte les tempêtes de ce monde. Mais laissons ces images si relevées.

La vertu de la prospérité est la tempérance ; la force est celle de l'adversité ; & dans la mora- le, la force est la plus héroïque des vertus. La prospérité est la bénédiction du vieux Testa- ment : l'adversité celle du nou- veau, comme une marque plus

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& de Morale.

assurée de la saveur de Dieu : & même dans le vieux Testament, si on regarde aux poësies de David, on y trouve plus d'E- legies que de réjoüissances. Et le pinceau du saint-Esprit a plus travaillé à peindre les af- flictions de Job, que la félicité de Salomon.

La prospérité n'est jamais sans crainte & sans dégoûts. L'adversité a ses consolations & ses espérances. On remarque dans la peinture qu'un ouvrage gai sur un fond obscur plaît davantage, qu'un ouvrage obs- cur & sombre sur un fond clair. Le plaisir du cœur a du rapport à celui des yeux. La vertu est semblable aux parfums qui ren- dent une odeur plus agréable, quand ils sont agités & broyés. La prospérité découvre mieux les vices, & l'adversité les ver- tus.

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Essais de Politique,

DE LA VENGEANCE.

LA vengeance est une sorte de justice injuste ; plus elle est naturelle, plus les loix doi- vent s'attacher à la déraciner. L'injure offense la loi, mais la vengeance de l'injure em- piéte & s'arroge le droit de la justice. En se vengeant, on se rend égal à son ennemi ; en lui pardonnant, on se montre son supérieur. C'est une vertu de Prince de sçavoir pardonner. Salomon dit : Il est glorieux de mépriser une offense, ce qui est passé est sans reméde ; le présent & l'avenir, fournissent aux hommes sages assez d'occupa- tion. Ceux qui s'occupent de

ce

233

& de Morale.

ce qui est passé, s'occupent de bagatelles & de choses inutiles. Personne ne fait une injure pour l'injure même; mais pour le profit, pour le plaisir, ou pour l’honneur qu'il compte qu'il lui en reviendra. Me fâ- cherai-je donc contie un hom- me, parce qu'il s'aime mieux que moi ? Mais s'il m'offense uniquement par mauvais na- turel, il est en cela semblable aux épines qui piquent, par- ce qu'elles ne peuvent faire au- trement.

La vengeance contre les offenses où les loix ne remé- dient point, est la plus permise. Mais qu'on prenne garde aussi qu'elle soit telle, qu'il n'y ait point de punition par les loix ; autrement votre ennemi aura double avantage.

Il y a des personnes qui né- gligent une vengeance obscu-

V

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Essais de Politique,

re, & qui veulent que leur en- nemi sçache d'où lui vient le coup. Cette vengeance est la plus généreuse. Alors il paroît que vous cherchez moins à faire du mal à votre ennemi, qu'à l'obliger à se repentir. Mais ceux qui sont d'une natu- re basse & poltrone, ressem- blent à des fléches tirées pen- dant la nuit. Cosme duc de Florence trouvoit que les of- fenses d'un ami perfide étoient impardonnables. Il nous est commandé, disoit-il, de pardon- ner à nos ennemis, mais nullement à nos amis. L'esprit de Job est plus digne de loüange. Il dit, qu'ayant reçu le bien de la main de Dieu, nous devons, sans nous plaindre, en receroir le mal ; & c'est ce que nous pouvons dire en quelque forte des amis qui nous abandonnent. Celui qui médite une vengeance, empê-

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& de Morale.

che ses propres blessures de se fermer.

Le public est ordinairement heureux dans ses vengeances. La mort de César, celle de Per- tinax, & de plusieurs autres, en sont des preuves. Mais il n'en est pas de même des ven- geances particuliéres. Les per- sonnes d'un esprit vindicatif, sont la plûpart comme les sor- ciers, qui sont des malheureux ; mais qui à la fin sont malheu- reux eux-mêmes.

V ij

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Essais de Politique,

DE L'ATHEISME.

JE croirois plûtôt toutes les fables de l'Alcoran & du Talmuth, que de croire qu'il n'y a pas un Esprit qui a créé & qui gouverne le monde. Aussi Dieu n'a jamais fait de miracles pour convaincre les athées, parce que ses ouvrages doivent suffire. Il est vrai qu'un peu de philosophie fait incliner a l'athéisme ; mais un plus grand sçavoir dans la philoso- phie, ramene l'esprit à la con- noissance d'un Dieu. Celui qui considérera les causes secondes separées & desunies, pourra s'y borner & n'aller pas plus loin ; mais s'il les observe liées & enchaînées les unes aux autres,

237

& de Morale.

il est forcé d'avoir recours à une sagesse infinie qui a créé le tout, & qui en maintient l'arrangement. Enfin il est obli- gé de reconnoître un Dieu. L'école la plus suspecte d'a- théisme est celle en quelque sorte qui prouve davantage qu'il y a un Dieu, je veux dire l'école de Leucippe, de Dé- mocrite, & d'Epicure ; car il nie paroît moins absurde de penser que quatre élemens changeans & muables, & une cinquiéme essence immuable, placée dûment & de toute éternité, puisse se passer d'un Dieu, que de me figurer sui- vant leur opinion, qu'un nom- bre infini d'atômes & de semen ces, par un secours purement fortuit, ont pû sans la direc- tion d'un Dieu, produire cet ordre & cette beauté de l'u- nivers.

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Essais de Politique,

La sainte ecriture dit : Dixit ansipiens in corde suo, non est Deus. Elle ne dit pas qu'il le pense, mais qu'il se le dit lui- même, plutôt comme une cho- se qu'il souhaite, que comme une chose dont il est persuadé. Personne ne nie la divinité que ceux qui croient avoir in- térêt qu'il n y en ait point ; & rien ne prouve davantage que l'athéisme est plutôt sur les lé- vres que dans le cœur, que de voir que tous les athées ai- ment a parler de leur opinion, comme s'ils cherchoient l'ap- probation des autres pour s'y fortifier. On en voit aussi qui tâchent de se faire des disci- ples de même que les autres sectes ; & il s'en est trouvé, ce qui est plus encore, qui ont mieux aimé mourir, que de ré- noncer à leur opinion. S'ils croient qu'il n'y a pas de Dieu,

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& de Morale.

de quoi se mettent-ils en peine ? On pretend qu'Épicure n'en- seigna qu'il y avoit des êtres heureux qui joüissent d'eux- mêmes sans prendre part à ce qui se passe dans le monde, que pour ne pas hazarder sa réputation ; mais qu'au fond il ne croioit pas en Dieu, & qu'il voulût cependant s'ac- commoder au tems. On l'ac- cuse à tort. Ces paroles de lui sont divines : Non deos vulgi<lb class="yes lb null" data="" break="yes"/> negare prophanum, sed vulgi opt-<lb class="yes lb null" data="" break="yes"/> niones diis applicare prophanum. Platon même n'eût pas pû mieux dire. D'où il paroît que quoiqu'Épicure eût l'audace de nier l'administration des dieux, il ne pouvoit cependant nier leur nature. Les americains n'ont point de terme qui si- gnifie Dieu, quoiqu'ils aient des noms pour chacun de leurs dieux. On peut inferer de-là

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Essais de Politique,

que les nations les plus barba- res, sans comprendre la gran- deur de la Divinité, en ont cependant une idée imparfaite ; de sorte que les sauvages s'u- nissent avec les plus grands philosophes contre les athées.

Un athée contemplatif ne se trouve guéres ; il y a Diago- re, Bion, Lucien peut-être, & peu d'autres, encore que sçait-on s'ils ne le paroissent pas plus qu'ils ne le sont ? En effet tous ceux qui combattent une religion, ou une superstition reçue, sont toûjours accusés d'Athéisme par le parti contrai- re. Mais les plus grands athées sont les hipocrites qui manient les choses saintes sans aucun sentiment de religion : de ma- niére qu'il faut à la fin que leur conscience se cauterise.

Ceux qui nient la divinité, détruisent ce qu'il y a de plus

noble

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& de Morale.

noble en l’homme. Certaine- ment l’homme ressemble aux bêtes par le corps ; & si par son ame il ne ressembloit pas à Dieu, ce seroit un animal vil & méprisable : ils détruisent aussi l'élevation & la magnani- mité de la nature humaine. Re- gardez un chien, combien il montre de courage & de géné- rosité, lorsqu'il se trouve sou- tenu de son maître qui lui tient lieu de Dieu, ou d'une nature supérieure. Son courage est manisestement tel, qu'il ne sçauroit l'avoir à ce point sans la confiance qu'il a en une na- ture meilleure que la sienne. De même, l’homme qui se re- pose & qui met ses espérances en Dieu, en tire une force & une vigueur, à laquelle sans cette confiance il ne sçauroit atteindre. Ainsi comme l'athéis- me est digne de haine en tou-

X

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Essais de Politique,

tes choses, il la mérite en- core plus en ce qu'il prive la nature humaine de l'unique moien qu'elle a de s'élever au- dessus ae sa foiblesse. Com- me il produit cet effet sur les particuliers, il le produit de même sur les nations entiéres. Jamais peuple n'a égalé celui de Rome en magnanimité. Écoutez ce que dit Ciceron : Quam volumus licèt, Patres Cons- cripti, nos amemus, tamen nec numero Hispanos, nec robore Gal- los, nec calliditate Pœnos, nec ar- tibus Græcos, nec denique hoc ipso hujus Gentis & terre domestico, nativoque sensu ltalos & Latinos, sed pietate ac religione, at que hâc unâ sapientiâ quod deorum im- mortalium nomine omnia regi, gubernarique perspeximus omnes Gentes, Nationesque superavimus.

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& de Morale.

DE LA SUPERSTITION.

LA superstition sans voile est difforme : & comme la ressemblance d'un singe avec un homme fait paroître cet ani- mal plus laid, la ressemblance de la superstition avec la reli- gion la fait paroître aussi plus difforme. De même encore que les meilleures viandes se cor- rompent & se changent en petits vers, la superstition change la bonne discipline, & les coûtumes vénérables en momeries & en cérémonies superficielles.

Quelquefois on tombe dans une sorte de superstition pour vouloir éviter la superstition.

X ij

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Essais de Politique,

C'est ce qui arrive lorsqu'on cherche à s'éloigner de celle qui est déja reçue. Il faut tâcher d'éviter l'effet des mauvaises médecines qui détruisent les bonnes humeurs en même tems que les mauvaises. Cela arrive ordinairement quand le peuple est le réformateur.

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& de Morale.

DE LA BONTE' NATURELLE, ET ACQUISE.

J'ENTENS par bonté une qualité naturelle qui fai[t] qu'on souhaite du bien aux hommes. Les Grecs l'appellen[s] philantropia. Le terme d’huma- nité ne l'exprime pas assez. J'appelle bonté, l’habitude de faire du bien ; & bonté na- turelle, l'inclination à faire du bien. Celle-ci est la plus grande de toutes les vertus, & le ca- ractére de la divinité. Sans elle l’homme ne seroit qu'un ani- mal inquiet, méchant, malheu- reux, une espéce d'insecte nui- sible.

La bonté morale répond à la

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Essais de Politique,

charité chrétienne ; elle n'est point sujette à l'excès, mais à l'erreur. Une ambition excessi- ve a causé la chûte des anges. Un désir de science excessif a fait chasser l’homme du para- dis ; mais dans la charité, il ne sçauroit y avoir d'excès. Par elle les anges ni les hommes ne courent aucun risque.

L'inclination à la bonté est enracinée dans la nature hu- maine : lorsqu'elle ne trouve pas à s'exercer envers les hom- mes, elle s'exerce envers les bêtes. On peut le remarquer chex les Turcs, ils font des aumônes aux chiens & aux oiseaux. Busbecq rapporte là- dessus, qu'un orfévre venitien courut risque à Constantinople d'être lapidé par le peuple, pour avoir mis un baillon au long bec d'un oiseau. Cependant cette vertu de bonté & de cha-

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& de Morale.

rité a ses erreurs. Les italiens ont un mauvais proverbe, qui dit : Tanto buono che non vale niente.

Pour éviter le scandale & le danger, il est bon de sçavoir les erreurs d'une habitude si excellente. Chercher les biens d'autrui sans se laisser sédui- re à son air composé ; c'est une foiblesse dont une ame timorée se rend quelquefois esclave. Ne jettez pas une perle au cocq d'Esope, qui seroit plus content & plus heureux avec un grain de blé. Vous avez l'exemple de Dieu pour vous instruire. Plu- viâ suâ rigat, sole suo irradiat instos ac injustos. Mais il ne dis- pense pas également sur tous les hommes les richesses & les honneurs. Des bienfaits com- muns doivent être communi- qués à tout le monde ; muis il faut du choix pour les particu-

X iiij

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Essais de Politique,

liers. En faisant la copie, prenez garde de ne pas rompre l'origi- nal : l'amour de nous-mêmes est l'original. Suivant la théo- logie, celui du prochain est la copie. Vende omne quod habes, atque elargire pauperibus & se quere me. Mais ne vendez pas tout ce que vous avez sans ve- nir à ma suite : c'est-à-dire, si ce que vous attendez, n'est pas pour vous un bien plus consi- dérable, que ce que vous aban- donnez autrement pour gros- sir le ruisseau, vous taririez la source.

Non seulement il y a une habitude de bonté dirigée par la raison, mais il y a aussi dans quelques personnes une dispo- sition naturelle à faire du bien, comme en d'autres une envie naturelle de nuire.

La malignité simple consiste à paroître de mauvaise humeur,

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& de Morale.

à avoir l'esprit chagrin être sujet à contredire, difficile à manier, &c.

Mais l'autre espèce de ma- lignité qui est plus forte, porte à l'envie. Ceux qui y sont su- jets, tirent leur plus grand plai- sir des malheurs d'autrui, & les augmentent autant qu'il leur est possible, pires que les chiens qui léchoient les plaies du La- zare, & semblables aux mou- ches qui s'artachent sur les bles- sures, & les corrompent davan- tage. Ce sont des misantropes qui sans avoir dans leur jardin cet arbre si commode de Ti- mon, voudroient cependant mener pendre tous les hommes ; mais on peut en faire de bons politiques, de même que le bois courbé est propre pour fai- re des vaisseaux destinés à être agités, mais non pas pour des maisons qui restent en place.

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Essais de Politique,

Il y a plusieurs marques dif- férentes de bonté. Si un homme est empressé & obligeant pour les etrangers, il fait voir qu'il est citoyen du monde. S'il a de la compassion pour les afflic- tions des autres, il montre que son cœur est semblable à cet arbre noble qui est blessé lui- même, lorsqu'il donne le bau- me ; s'il pardonne & s'il ou- blie facilement les offenses, c'est une marque que son ame est au-dessus des injures : s'il est sensible aux petites graces, c'est une preuve qu'il ne re- garde qu'a l'intention. Mais sur-tout s’il a la persection de saint Paul, qui souhaitoit d'être anathême en Jesus-Christ pour sauver ses freres, c'est une mar- que d'une nature divine, & une espéce de conformité à Jesus- Christ même.

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& de Morale.

DE LA MORT.

LES hommes craignent la mort comme les enfans l'obscurité ; & comme cette crainte naturelle dans les en- fans est augmentée par les fa- bles qu'on leur raconte, on augmente de la même maniére dans l'esprit des hommes la crainte qu'ils ont de la mort.

C'est une chose louable de méditer sur la mort, si on la re- garde comme une punition du péché, ou comme un passage a une autre vie. Mais c'est une foiblesse de la craindre, si on la regarde simplement comme le tribut qui est dû à la nature. Il entre souvent de la vanité & de la superstition dans les

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Essais de Politique,

méditations pieuses. Il y a des spéculatifs qui ont écrit qu'un homme doit juger par la dou- leur qu'il souffre quelquefois par un petit mal au doigt, com- bien est grande la douleur que cause la mort, lorsque tout le corps se corrompe & se dissout. Mais souvent la fracture d'un membre cause plus de douleur que la mort même : les parties les plus vitales ne sont pas les plus sensibles.

Celui qui a dit (en parlant simplement comme philoso- phe) que l'appareil de la mort effraie plus que la mort même, a eu raison à mon sens. Les gémissemens, les convulsions, la pâleur, les pleurs de nos amis, & la noire préparation des obséques, c'est ce qui rend la mort terrible.

On doit remarquer que tou- tes les passions ont plus de force

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& de Morale.

sur l'esprit de l’homme que la crainte de la mort ; elle ne doit pas être un ennemi si redouta- ble, puisque nous avons toû- jours en nous de quoi la vain- cre. La vengeance triomphe de la mort, l'amour la méprise, l’honneur la recherche, la dou- leur la souhaite comme un refu- ge, la peur la dévance, & la foi la reçoit avec joie. Nous lisons même que lorsqu'Othon se fût tué, la pitié qui est la plus foi- ble des passions engagea plu- sieurs de ceux qui lui étoient attachés de se tuer par compas- sion pour lui. Senéque ajoûte à ceci l'ennui & le chagrin. Son- gez, dit-il, combien de tems vous avez fait la même chose. Parmi les anciens payens les hommes couraceux & d'un genie supé- rieur se préparoient de changer peu à l'approche de la mort : ils conservoient jusqu'au der-

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Essais de Politique,

nier moment le même caracté- re d'esprit. Auguste mourut en disant une politesse : Livia con- jugii nostri memor, Vive & vale. Tibére en dissimulant : Les for- ces, dit Tacite, manquoient à Tibére, mais non pas la dissimula- tion. Vespasien en raillant, étant à sa chaise, & se sentant défaillir, dit : Vraiement, je crois que je deviens un dieu. Les der- niers mots de Galba furent une sencence : Frappez, si c'est pour le bien du peuple romain ; & en même tems il tendit le col. Sévére en faisant ses dépêches : Allons dépéchons, si j'ai encore quelque cbose à faire. Il en est de même de beaucoup d'autres.

Les stoïciens se donnent trop de soins pour nous soulager de la crainte de la mort. lls l'ont rendue plus terrible par leurs grands préparatifs. J'approuve davantage celui qui place tout

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& de Morale.

simplement la fin de la vie entre les offices de la nature. Il est aus- si naturel de mourir que de vi- vre, & peut-être on souffre au- tant en naissant qu'en mourant. Celui qui meurt occupé de quelque grand dessein, dont il souhaite avec passion l'accom- plissement, peut se comparer à celui qui ne sent pas la douleur d'une blessure dans la chaleur d'une bataille Mais sur-tout il n'y a rien de plus doux que de pouvoir chanter nunc dimittis , quand on est parvenu à un but digne d'estime & de gloire. La mort produit encore ce bon ef- fet : elle ouvre la porte à la ré- nommée, & détruit l'envie. Ex- tinctus amabitur idem. Le même homme sera aimé après sa mort. Ainsi pensoient les philosophes du paganisme. Mais malheur à celui qui à la mort n'auroit que de telles consolations, puis-

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Essais de Politique,

qu'il n'y a que la vraie reli- gion qui puisse en procurer de solides.

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& de Morale.

DE LA JEUNESSE, ET DE LA VIEILLESSE.

UN homme peut être jeune en années & vieux en heu- res, s'il n'a pas perdu son tems. Cela arrive rarement. La jeu- nesse ressemble aux premiéres pensées qui le cedent en pru- dence aux secondes. Car les pensées ont aussi leur jeunesse.

La jeunesse est fertile en in- ventions plus que la vieillesse. Elle est aussi féconde en imagi- nations vives, & qu'on pren- droit quelquefois pour des ins- pirations.

Les esprits très-vifs, pleins

Y

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Essais de Politique,

d'ardeur & de désirs violens, ne sont propres pour les affai- res qu'après que leur jeunesse est passée, comme on peut le remarquer de Jules César, & de Septime Sévére. On dit du dernier : Juventam egit erroribus, imò favoribus plenam. Il a été cependant un des plus grands Empereurs. Mais un esprit flegmatique & rassis peut fleu- rir dès sa jeunesse : nous avons pour exemple, Auguste, Cosme de Medicis, Gaston de Foix, & d'autres. Quand le feu & la vi- vacité de la jeunesse se trouvent joints à un âge mûr, c'est une excellente composition pour les affaires. La jeunesse est plus propre à imaginer, qu'à raison- ner ; à exécuter qu'à délibérer ; & pour les nouveaux projets, que pour les affaires établies : car il y a des cas où les person- nes d'un âge avancé peuvent

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& de Morale.

tirer avantage de leur expérien- ce ; mais dans les affaires toutes neuves, elles les préoccupent & les arrêtent.

Les erreurs des jeunes gens les portent souvent à la destruc- tion; celles des vieillards sont différentes. Ils manquent ordi- nairement en ne faisant pas assez, ou assez-tôt.

Les jeunes gens embrassent plus qu'ils ne peuvent attein- dre, ils émeuvent plus qu'ils ne sçauroient résoudre, ils vo- lent au fait sans examiner assez les moiens, ils suivent en aveu- gles des principes qu'ils ont pris par hazard, ils tentent les remédes extrêmes dès le com- mencement, ils introduisent des nouveautés qui attirent des inconveniens qu'ils n'ont pas prévûs, ils ne veulent point avoüer ni retracter leurs er- reurs ; & par-là ils les redou-

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Essais de Politique,

blent, & se jettent plus vîte dans le précipice, comme un cheval qui ne veut ni tourner ni arrêter.

Les vieillards font trop d'ob- jections, consultent trop long- tems, craignent trop les dan- gers, chancelent, & se repen- tent avant d'avoir failli, & menent rarement une affaire à sa persection. lls se conten- tent d'un succès médiocre. Un mélange des deux auroit de grands avantages ; pour le pré- sent, les qualités des uns sup- pléeroient au défaut des autres ; pour l'avenir, la modération des vieux seroit une instruction pour les jeunes. Enfin cet as- semblage si bon en lui-même produiroit encore de bons ef- fets à l'extérieur, parce que les vieillards ont l'autorité pour eux, & les jeunes gens la fa- veur, & plus de popularité.

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& de Morale.

Peut-être la jeunesse a-t'elle l'avantage dans la morale, & les vieillards dans la politique. Un certain Rabin sur le texte juvenes vestri videbunt visiones, & senes vestri somniabunt somnia , infére que les jeunes gens sont admis plus près de Dieu que les vieillards, parce qu'une vision est une révolution plus mani- feste qu'un songe.

Plus on s’imbibe du monde, plus on doit s'en enyvrer. La vieillesse perfectionne le rai- sonnement, plus qu'elle ne corrige les désirs ou la volonté.

Il y a des esprits prématurés qui deviennent insipides dans la suite, qui sont trop aigus, & qui perdent leur pointe, com- me il arriva au rhéteur Her- mogene, qui a fait des livres très-subtils, & qui devint en- suite hebêté. De même encore ceux dont les facultés natu-

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Essais de Politique,

relles conviennent mieux à la jeunesse qu'à un âge avancé, comme une éloquence trop fleurie. Ciceron le remarque d'Hortensius sur sa maniére de haranguer. Idem manebat, neque idem dicebat. Et ceux enfin qui s'élevent trop au commence- ment, & qui se trouvent dans la suite surchargés de leur pro- pre crandeur, comme Scipion l'africain duquel Tite-Live a dit : Ultima primis cedebant.

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& de Morale.

DES SOUPÇONS.

LES soupçons sont entre nos pensées ce que sont les chauves-souris parmi les oi- seaux, & comme elles ils ne volent que dans l'obscurité. On ne doit pas les écouter, ou du moins y ajoûter foi trop faci- lement ; ils obscurcissent l'es- prit éloignent les amis, & empêchent qu'on agisse cons- tamment & avec assurance dans les affaires. Ils disposent les Rois à la tirannie, les maris à être jaloux, & les sages à la mélancolie & à l'irrésolution. Ce défaut vient plûtôt de l'es- prit que du cœur, & souvent il trouve place dans des ames courageuses. Henri VII. Roi

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Essais de Politique ,

d'Angleterre en est un exemple. Jamais personne n'a été plus courageux, ni plus soupçon- neux que lui. Dans un esprit de cette trempe, les soupçons n'y sont point tant de mal ; ils n'y sont reçus qu'après qu'on a exa- miné leur probabilité ; mais sur les esprits timides, ils prennent trop d'empire.

Rien ne rend un homme plus soupçonneux que de sçavoir peu. On doit donc chercher à s'instruire, comme un moien de guérir ses soupçons. Les soupçons sont nourris de fu- mée & dans les ténébres ; mais les hommes ne sont point des anges, chacun va a ses fins particuliéres, & chacun est attentif & inquiet sur ce qui le regarde. Le meilleur moien de modérer sa défiance, est de préparer des remédes contre les dangers dont nous nous

croions

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& de Morale.

croions ménacés, comme s'ils devoient indubittablement arri- ver & en même tems de ne pas trop s'abandonner à ses soupçons, parce qu'ils peuvent être faux & trompeurs : de cette maniére il n'est pas im- possible qu'ils nous deviennent même utiles.

Ceux que nous formons nous-mêmes ne sont pas à beaucoup près si fâcheux que ceux qui nous sont inspirés par l'artifice, & le mauvais caracté- re d'autrui ; ceux-là nous pi- quent bien davantage. La meil- leure maniére de se tirer du labyrinthe des soupçons, c'est de les avouer franchement à la partie suspecte : par-là on découvre plus aisément la vé- rité, & on rend celui qui est soupçonné plus circonspect à l'avenir. Mais il ne faut pas user de ce reméde avec des

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Essais de Politique,

ames basses. Quand des gens d'un mauvais caractére se voient une fois soupconnés, ils ne sont jamais fidéles. Les italiens disent, sospetto licencia sede , comme si le soupçon con- gédioit & chassoit la bonne foi ; mais il devroit plûtôt la rap- peller & l'obliger à se montrer plus ouvertement.

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& de Morale.

DE L'AMOUR.

L'AMOUR est une passion plus utile au théatre, qu'à la vie de l’homme : aussi sert- elle de sujet ordinairement aux comedies & aux tragédies ; mais elle est toujours également dan- gereuse pour les hommes, en ce qu'elle est quelquefois comme une syréne, quelquefois com- me une furie.

On peut remarquer que par- mi les grands hommes, soit de l'Antiquité ou des modernes, pas un ne s'est laissé transporter a un excès d'amour insensé . c'est une preuve que les grands génies & les grandes affaires n'admettent point cette foi- blesse. Il faut cependant ex- cepter Marc-Antoine, & Ap- pius Claudius le Décemvir. Le

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Essais de Politique,

premier étoit adonné à ses plaisirs, mais l'autre avoit me- né une vie sage & austére. Preuve certaine que l'amour peut quelquefois s'emparer d'un cœur bien fortifié, si l'on n'y fait pas bonne garde.

L'idée d'Épicure est basse quand il dit : Satis magnum al- ter alteri theatrum sumus. Com- me si l’homme qui est formé pour contempler le ciel devoit se créer une idole, l'adorer ici bas, & mettre sa plus grande félicité (si ce n'est à satisfaire ses appetits gloutons comme les bêtes) du moins à joüir avec avidité des objets les plus capables de recréer ses yeux, qui lui ont été donnés cepen- dant pour des sujets d'une plus haute dignité.

On doit considérer qu'il naît de cette passion des excès offen- çans pour toute la nature,

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& de Morale.

& qu'elle dégrade toutes cho- ses jusqu'à vouloir établir pour regle infaillible, que l’hyper- bole ne convient qu'à l'amour. On a eu raison de dire ; adula- torum Principem, quocum cæteri adulatores minores conspirant esse unum quæ sibi ipsi. Mais un amant est encore un plus grand flatteur. L'opinion que peut avoir de lui-même l’homme le plus vain, n'approche pas de celle d'un amant pour la per- sonne qu'il aime : aussi rien n'est plus vrai que ce qu'on a dit ; qu'il étoit impossible d'être amoureux & sage en même tems. Cette frénésie paroît non seulé- ment ridicule à ceux qu'elle ne regarde pas ; mais si l'amour n’est pas reciproque, elle le paroît encore davantage à la personne aimée, & qui n'aime point. Il est certain, ou que l'amour se paie par l'amour, ou

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Essais de Politique,

qu'il est très-méprisé ; & c'est encore une raison pour se tenir mieux en garde contre cette passion, qui nous fait perdre non seulement les choses les plus désirables, mais qui s'avilit aussi elle-même. Pour les autres pertes qu'elle cause, la fable nous les représente d'une ma- niére très-claire, quand elle dit que celui qui donna la préférence à Venus, perdit les dons de Junon & de Pallas. Quiconque se livre à l'amour, renonce aux gran- deurs & à la sagesse.

Nous sommes ordinairement surpris des accès de cette pas- sion, lorsque notre esprit est le moins à lui même, c'est-à-dire, dans la grande prospérité, ou dans une extrême adversité. Ces deux tems (quoiqu'on n'ait pas fait encore cette remarque à l'égard du dernier) sont favo- rables à la naissance de l'amour,

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& de Morale.

& c'est une des preuves qu'il est l'enfant de la folie. Ceux qui ne peuvent pas se délivrer de l'amour, doivent du moins se separer de leurs affaires sérieuses. S'il y est une sois admis, il mettra tout en défordre, & l'on ne travail- lera plus pour le but qu'on s'étoit proposé.

Je ne sçai pas pourquoi les guerriers sont si fort adonnés à l'amour, si ce n'est par la même raison qu'ils se livrent au vin ; c'est-à-dire, parce que les périls veulent être paiés par les plaisirs.

Il y a dans la nature humaine une inclination secrete qui porte à l'amour. Si cette in- clination ne se fixe pas sur une personne seule, elle s'étend naturellement sur plusieurs, & rend les hommes humains & charittables.

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Essais de Politique,

L'amour conjugal produit le genre humain ; l'amour ou l'amitié le rendent plus parfait ; mais l'amour débauché l'avilit & le corrompt.

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& de Morale.

DE L'AMOUR PROPRE, OU DE L'INTEREST PARTICULIER.

LA fourmi est un animal sibi sapiens , qui entend son intérêt particulier ; mais elle est nuisible dans un jardin. Certai- nement ceux qui s'aiment trop sont comme elle incommodes au public. Suivez un milieu raisonnable entre votre intérêt & celui de la societé. Soiez attentif à ce qui vous regarde sans contrecarrer ni oublier les intérêts des autres ; sur-tout ceux de votre patrie & de votre Roi. Il y a de la bassesse à faire de son intérêt particulier le centre de toutes ses actions ; rien n'est plus terrestre : car la

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Essais de Politique,

terre est fixe & arrêtée sur son centre. Mais tout ce qui a de l'affinité avec les cieux, se meut sur un centre étranger auquel il est de quelque se- cours. Il est plus tolerable dans les Princes de rapporter tout à eux-mêmes, parce qu'un grand nombre de personnes sont atta- chées à leur sort, & que le bien & le mal qui leur arrivent, se partagent, pour ainsi dire, avec le public. Mais ce défaut est pernicieux dans ceux qui ser- vent un Prince ou un Etat. Toutes les affaires qui passent par leurs mains, sont tournées a leurs fins particuliéres, qui sont le plus souvent sort éloig- nées de celles de leur maître. Les Princes & les Etats doi- vent donc choisir des ministres exemts de ce vice, sans cela leurs affaires ne seront seulement qu'- accessoires. Ce qui rend enco-

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& de Morale.

re ces sortes de caractéres plus dangereux, c'est qu'avec eux toutes sortes de propositions sont perdues. Il est injuste que les avantages de ceux qui ser- vent soient préferés à ceux du maître qui est servi. Mais il est encore bien plus condamnable qu'un petit intérêt de celui qui sert, soit préferé à un grand intérêt du maître. C'est cepen- dant ce qui arrive souvent par la mauvaise foi d'une sorte de ministres comme trésoriers ambassadeurs, généraux d'ar- mées, & tous autres ministres qui manquent de fidélité. Les gens de ce caractére donnent un biais à leur boule pour at- traper en passant leurs petits avantages & renversent par- là de grandes & importantes af- faires. Ordinairement le profit qui leur en revient, est propor- tionné à leur état & à leur

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Essais de Politique,

fortune ; mais le mal qu'ils font en échange est proportionné à l'état ou à la fortune de leur maître. Le naturel de ces gens qui s'aiment par-dessus tout, ne les porte point à mettre le feu à la maison de leur voisin, s'ils n'ont envie de faire cuire un œuf. Cependant les minis- tres de cette humeur sont sou- vent en crédit, parce qu'après leur intérêt particulier, ils n'en ont point de plus cher que de plaire à leur maître ; & pour ces deux choses qui ont souvent du rappoit ensemble, ils tra- hissent les affaires dont ils sont chargés.

Ce grand amour de soi-même a diverses propriétés toutes per- nicieuses. On croiroit quelque- fois que les personnes qui s'y livrent ont le même instinct des rats qui leur fait déserter une maison avant qu'elle ne

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& de Morale.

s'écroule. Quelquefois aussi ils ressemblent au renard qui chasse le blereau du trou qu'il avoit creusé pour lui-même, & quelquefois enfin, pareils aux crocodiles, ils pleurent & gé- missent pour dévorer.

On remarque que ceux qui sont du caractére que Ciceron attribuoit à Pompée, c'est-à- dire, amans d'eux-mêmes & or- dinairement sans rivaux, finis- sent presque tous par être mal- heureux. lls n'ont sacrifié toute leur vie qu'à eux-mêmes, ils deviennent enfin des victimes pour la fortune, à laquelle ce- pendant ils croient avoir coupé les aîles par leur rare prudence.

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Essais de Politique,

DE L'ETUDE

L'ETUDE sert à récréer l'esprit, ou à l'orner, ou à se rendre plus habile dans les affaires. A l'égard de la récréa- tion ou du plaisir que fournit l'étude, ce n'est que dans une vie privée & retirée qu'on peut s'y livrer. L'ornement s'em- ploie dans le discours, & l’ha- bileté paroit par la solidité du jugement, & par la maniére de conduire les affaires. On peut se rendre par l'expérience pro- pre pour l'exécution & pour le détail d'une affaire en particu- lier ; mais le conseil en général, les projets, & la bonne admi- nistration, viennent plus sûre- ment du sçavoir.

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& de Morale.

Emploier trop de tems à la lecture ou à l'étude, n'est qu'une paresse qui a bonne mine. S'en servir trop pour orner son discours, est une affectation. Former son juge- ment purement sur les précep- tes tirés des livres, est trop scolastique & très-incertain. Les lettres perfectionnent la nature, & sont perfectionnées par l'expérience. Les talens naturels, de même que les plantes, ont besoin de culture ; mais les lettres apprennent les choses d'une maniére trop va- gue, si elles ne sont détermi- nées par l'expérience.

Les personnes adroites & artificieuses méprisent les let- tres, les simples les admirent, les sages en sont usage. Ce qu'on ne sçauroit tirer des let- tres seules, c'est la prudence qui n'est pas en elles, qui est

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Essais de Politique,

au-dessus d'elles, & qu'on n'acquiert que par de sages réflexions.

Ne lisez point un livre avec un esprit critique pour en dispu- ter, ni avec trop de crédulité, ni enfin pour faire usage dans vos discours de ce que vous au rez retenu ; mais lisez pour exa- miner & pour penser. Il y a des livres dont il faut seulement goûter, d'autres qu'il faut dévo- rer, & d'autres (mais en petit nombre) qu'il faut mâcher & digerer. J'ai voulu dire qu'il y a des livres dont il ne faut lire que des morceaux ; d'autres qu'il faut lire tous entiers, mais en passant ; & quelques autres, mais qui sont rares, qu'il faut lire & relire avec une extrême application. Il y en a aussi plu- sieurs dont on peut faire tirer des extraits ; mais ce sont ceux qui ne traitent pas des sujets

importans,

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& de Morale.

importans, & qui ne sont pas écrits par de bons auteurs.

La lecture instruit, la dispute & la conférence réveillent & donnent de la vivacité. En écrivant, on devient exact, & on retient mieux ce qu'on lit. Celui donc qui est paresseux à faire des notes, a besoin d'une bonne mémoire. Celui qui con- fére rarement, a besoin d'une grande vivacité naturelle ; & il faut beaucoup d'adresse à celui qui lit peu, pour cacher son ig- norance.

L'étude de l’histoire rend un homme prudent ; la poësie, spi- rituel ; les mathématiques, subtil ; la philosophie naturel- le, profond : la morale regle les mœurs ; la dialectique & la rhétorique le rendent habile & disposé à disputer : Abeunt studia in mores. Il n'y a presque point de défaut naturel qu'on

A a

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Essais de Politique,

ne puisse corriger par quelqu'é- tude propre pour cet effet, de même qu'on remédie aux ma- ladies du corps par quelque exercice convenable. Jouer à la boule est bon pour la gravel- le & pour les reins ; tirer de l'arc, pour les poûmons & pour la poitrine ; se promener doucement, pour l'estomac ; monter à cheval, pour la tête ; de même il est bon qu'un homme qui n'a pas l'esprit posé & at- tentif, s'applique aux mathé- matiques ; car s'il est distrait dans la démonstration, il fau- dra qu'il recommence. S'il est broüillé & peu exact dans ses distinctions, qu'il étudie les scolastiques, ils sont Cymini sectores. S'il ne sçait pas bien discourir d'une affaire, prou- ver & démontrer une chose pour une autre, qu'il étudie les jurisconsultes. C'est ainsi

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& de Morale.

qu'on peut trouver dans l'é- tude des remédes à tous les défauts de l'esprit.

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Essais de Politique,

DE LA VANITE'.

ESOPE a imaginé plai- samment qu'une mouche posée sur l'essieu d'une roue, disoit ; Combien de poussiére j'éle- ve ! Il y a des gens si vains & si présomptueux, que lors- qu'une chose va d'elle-même, ou par un pouvoir supérieur, s'ils y ont eû la moindre part, ils s'imaginent qu'ils ont tout fait.

Les personnes qui ont beau- coup de vanité ont toûjours l'esprit inquiet & entreprenant, parce qu'il n'y a point d'osten- tation sans une comparaison de soi-même. Il faut aussi qu'ils

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& de Morale.

soient violens pour soutenir leurs fanfaronades ; mais ils ne sçauroient garder de secret : ce qui les rend moins dangereux. lls font plus de bruit que de besogne, suivant le proverbe françois. On peut cependant en tirer quelquefois de l'utilité dans les affaires, sur-tout pour répandre des bruits, ce sont d'excellentes trompettes. Ils sont bons aussi, comme Tite- Live l'a remarqué, dans le cas d'Antiochus & des œtoliens ; car il y a des occasions où les mensonges & les exagerations peuvent servir. Par exemple, si un homme veut engager deux puissances dans une guerre contre une troisiéme, & qu'il éleve outre mesure la puissance de chacun des deux, quand il parle à l'un ou à l'autre, cela peut avancer son dessein. Quel- quefois encore celui qui mé-

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Essais de Politique,

nage une affaire entre deux particuliers, & qui exagere son pouvoir sur l'esprit de l'un & de l'autre, peut l'augmenter réellement sur tous les deux ; & ainsi il arrive dans des cas pareils, que quelque chose est produit de rien : car un men- fonge produit une opinion, & l'opinion une substance.

Il est à propos que les gens de guerre soient glorieux. Com- me le fer aiguise le fer, la gloire des uns aiguise & réveille celle des autres.

Dans des affaires de parti- culiers dangereuses & difficiles, les esprits vains & présomp- tueux y donnent le branle, & mertent les autres en train. Les esprits plus solides & plus mo- destes ont plus de lest que de voile.

La réputation aussi des sça- vans ne vole pas si haut sans

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& de Morale.

que la vanité y fournisse quel- que plume. Qui de contemnenda gloria libres scribunt, nomen suum inscribunt. Socrate, Aris- tote, Galien, étoient glorieux. La gloire contribue à perpétuer la mémoire ; & la vertu pour être célébrée, doit moins atten- dre des hommes, que d'elle- même. La réputation de Cice- ron, de Senéque, & de Pline le jeune, n'auroit pas duré jusqu'à présent, du moins avec tant de force, s'ils n'avoient pas eû un peu de vanité : elle est semblable au vernis qui fait durer le bois, & qui lui donne aussi du lustre Mais je ne pré- tens pas parler de la qualité que Tacite attribue à Mutien : Omnium que dixerat, feceratque, arte quadam ostentator. Ce n'est pas une vanité, mais une pru- dence jointe à beaucoup de grandeur d'ame qui est agréa-

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Essais de Politique,

ble & qui sied bien à certaines personnes. Car dans les excu- ses, dans les soumissions, & même dans la modestie bien ménagée, il se mêle souvent de l'ostentation & de la vanité.

Le moien le plus adroit pour flatter sa vanité, c'est celui, dont parle Pline le jeune, qui est de loüer d'un autre une bonne qualité que l'on posséde soi-même. En loüant ainsi un autre vous vous servez vous- même ; car il est supérieur ou inférieur à vous dans la chose que vous loüez. S'il est infé- rieur & qu'il mérite la loüange, vous la méritez bien davantage. S'il est supérieur, & qu'il ne la mérite pas, vous la méritez encore bien moins.

Les personnes vaines sont méprisées des sages, admirées des fols, les idoles & la proye des parasites, & les esclaves de leurs propres défauts.

DE

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& de Morale.

DE L'AMBITION.

L'Ambition ressemble à la colére. La colére rend un homme déterminé, actif, re- muant, si elle n'est pas arrêtée ; mais si on l'arrête dans son cours, elle s'aigrit & devient, pour ainsi dire, aduste, par conséquent plus dangereuse & plus maligne. Il en est de même de l'ambition. Si un ambitieux trouve le chemin ouvert pour s'élever, & qu'il aille toûjours en avançant, il est plus agissant que dangereux. Mais si ses dé- sirs sont arrêtés, il devient mé- content en secrer, il regarde de mauvais œil les hommes & les affaires, & n'est bien satisfait que lorsque tout va de travers :

Bb

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Essais de Politique,

ce qui est le plus grand de tous les défauts pour un ministre. Il est donc bon, lorsqu'un Prince se sert d'un ambitieux, qu'il le conduise de maniére qu'il aille en avançant sans jamais recu- ler ; sans quoi c'est donner lieu à bien des inconveniens, & il vaudroit beaucoup mieux ne le point emploier ; car si ses ser- vices ne le sont pas monter, il sera en sorte que ses services tomberont avec lui.

Puisque nous avons dit qu'il seroit a propos de ne point emploier des ambitieux, au moins sans nécessité, il faut examiner en quel cas il peut être nécessaire de s'en servir. On doit à la guerre choisir par préference les bons géné- raux, quelque ambitieux qu'ils soient. L'utilité de leurs servi- ces l'emporte sur tout le reste ; & vouloir qu'un homme de

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& de Morale.

guerre n'ait pas d'ambition, c'est vouloir lui ôter les épe- rons. On peut encore tirer un bon usage des ambitieux en les faisant servir comme des boucliers pour les Princes, contre les dangers & contre l'envie. Personne ne jouera ce rôle qu'il ne soit semblable à un oiseau qui a les yeux crévés & qui va toûjours en montant, parce qu'il ne voit pas autour de lui. On peut encore faire usage d'un ambitieux, en se ser- vant de lui pour en abaisser un autre qui s'éleve trop ; c'est ainsi que Tibére pour abattre Séjan se servit de Macron. Puis- que les ambitieux sont nécessai- res dans tous ces cas, il reste à dire comment on peut les rete- nir, de maniére qu'ils soient moins dangereux. Ils le sont moins lorsqu'ils manquent de naissance , & lorsqu'ils sont

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Essais de Politique,

d'une humeur brusque & rude, que s'ils étoient affables & po- pulaires ; lorsqu'ils sont nouvel- lement élevés, que s'ils étoient assurés dans leur grandeur, & qu'ils y eussent, pour ainsi dire, pris racine.

Quelques personnes regar- dent comme une foiblesse dans un Prince d'avoir un favori. Mais c'est le meilleur de tous les remédes contre l'ambition des grands & des magistrats. Car si le pouvoir d'avancer & de nuire est entre les mains d'un favori, il est très-rare qu'un autre s'éleve trop. Un moien encore de les tenir en bride, c'est de leur opposer quel- qu'un aussi ambitieux qu'eux- mêmes ; mais il faut en ce cas des modérateurs qui tiennent le milieu entre les deux, pour eviter les factions & le défor- dre. Sans ce lest, le vaisseau

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& de Morale.

rouleroit trop. Enfin le Prince peut au moins protéger & en- hardir quelqu'un d'un ordre inférieur, qui servira comme de foüet aux ambitieux. Il peut encore être utile, pour les re- tenir s'ils sont timides, de leur faire envisager une ruine pro- chaine. Mais ce parti est dan- gereux s'ils sont audacieux & entreprenans, & peut, loin de les arrêter, précipiter leurs desseins. Il est absolument né- cessaire de les abattre, & quoi- qu'on ne puisse pas le faire tout d'un coup avec sureté, le meil- leur parti est d'entremêler con- tinuellement les faveurs & les disgraces, pour qu'ils ne sça- chent ce qu'ils ont à espérer ou à craindre, & qu'ils se trouvent comme perdus dans un laby- rinthe.

L'ambition ou l'envie de l'emporter dans les grandes

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Essais de Politique,

choses, cause moins d'embar- ras dans les affaires, que celle de se mêler de toutes choses. Celle-ci engendre beaucoup de confusion & de désordre ; ce- pendant un ambitieux qui est remuant dans les affaires, est moins dangereux que celui qui est puissant par le nombre de personnes qui dépendent de lui. Celui qui veut briller par- mi les habiles gens entreprend des choses grandes, & c'est du moins un avantage pour le public. Mais celui qui veut être le seul chiffre entre plusieurs zéros, est la peste de son tems.

Les honneurs apportent trois avantages : de pouvoir faire du bien, d'approcher des Princes & des grands, & de faire sa propre fortune. Le sujet qui ne cherche dans son ambition que le premier de ces avantages, est un homme de bien ; & le Prince

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& de Morale.

est prudent s'il fait distinguer parmi ceux qui le servent, ce- lui qui agit par un tel motif. Que les Princes & les Etats choisissent donc, autant qu'il leur sera possible, des ministres qui soient plus touchés de leur devoir, que de leur éleva- tion ; qui entrent dans les affai- res, plûtôt par conscience que par ostentation ; & qu'ils tâchent aussi de distinguer un naturel remuant d'avec un homme qui n'est rempli que de bonne volonté.

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Essais de Politique,

DE LA FORTUNE.

ON ne sçauroit nier qu'il n'y ait des accidens étran- gers, ou des hazards qui ne dépendent point de nous, qui contribuent beaucoup à la for- tune. La faveur des grands, une conjoncture heureuse, la mort des autres, ou enfin une occasion favorable à la vertu qui nous est propre. Mais il est sûr cependant que chacun a en lui-même le pouvoir de faire sa fortune : Faber quisque fortu- næ suæ, dit le poëte. La faute d'un homme est la cause étran- gére la plus commune de la fortune d'un autre ; & c'est par cette voie qu'on avance le plus

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& de Morale.

vîte. Serpens nisi serpentem co- mederit, non fit draco.

Les vertus éminentes & qui ont beaucoup d’éclat, attirent les loüanges. Mais il y a des vertus qui s’apperçoivent à pei- ne, & qui sont la fortune ; telles sont certaines maniéres déliées qu’on ne sçauroit trop estimer, & que les Espagnols appellent, desenboltura . Il ne faut pas qu'un homme soit d'un caractére rude ni difficile : au contraire son esprit doit être souple & propre à tourner avec la roue de la fortune. Tite-Live après avoir dit que le vieux Ca- ton avoit une telle force d’es- prit & de corps, qu’il eût fait fortune en quelque pays qu’il fût né, ajoute qu’il avoit inge- nium versatile , un esprit ploia- ble à tout.

Si on regarde fixement & avec attention, on verra que

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Essais de Politique,

la fortune est aveugle ; mais non pas invisible. Le chemin de la fortune est semblable à la voie lactée ; c'est un assemblage de plusieurs petites étoiles, qu'on n'apperçoit pas étant sé- parées, mais qui jointes en- semble sont claires & apparen- tes. De même il y a beaucoup de petites vertus qu'on ne peut presque pas appercevoir, ou, pour mieux dire, de certaines facultés ou habitudes commo- des, qui rendent les hommes fortunés. Les Italiens en re- marquent quelques-unes qu'on n'imagineroit pas : lorsqu'ils parlent d'un homme propre à faire fortune, ils demandent qu'il ait entr'autres qualités, un poco di matto (qu'il tienne un peu du fou.) En effet il n'y a point de qualité plus nécessai- re pour parvenir, que ces deux- ci : d'avoir un grain de folie, &

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& de Morale.

de n'être pas trop honnête homme. C'est pour cela que ceux qui aiment trop leur pa- trie, ou leur Prince, n'ont ja- mais été, & ne sçauroient être bien fortunés. Lorsqu'un hom- me détourne ses regards & sa pensée sur un objet étranger, il s'égare, & perd immanqua- blement son vrai chemin.

Une fortune rapide rend un homme audacieux & remuant ; mais une fortune exercée, le rend habile. On doit respecter la fortune, quand ce ne seroit que pour la confiance & pour la réputation qu'elle nous don- ne. La premiére est en nous- mêmes, la seconde est dans les autres.

Les hommes prudens, pour éviter l'envie qui est attachée à la vertu, attribuent tout ce qui leur arrive d’heureux à la for- tune ou à la providence, com-

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Essais de Politique,

me le meilleur moien de joüir de leur grandeur avec plus de tranquillité. Rien aussi n'attire à un homme plus de considéra- tion, que lorsqu'on s’imagine que quelque puissance supé- rieure prend soin de le con- duire. César dans une tempête dit à son pilote : Tu portes César & sa fortune , & Sylla a prése- ré le nom d’heureux à celui de Grand.

On remarque que ceux qui ont trop attribué à leur sagesse ou à leur politique, ont fini malheureusement. Timothée l'athénien ne prospéra pas de- puis que dans une harangue où il rendoit compte de son gou- vernement, il répéta plus d'une fois : & dans ceci la fortune n'y eut point de part.

Il y a des personnes dont la fortune est semblable aux vers d'Homére, qui sont plus aisés

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& de Morale.

& plus coulans que ceux des autres poëtes, comme Plutar- que le remarque dans la com- paraison qu'il fait de la fortune de Timoléon avec celle d'Age- silaüs ou d'Epaminondas. Mais il dépend beaucoup des hom- mes de la rendre telle.

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Essais de Politique,

DE L'EMPIRE.

LA condition de ceux qui ont peu à désirer & beau- coup à craindre, est miserable, c'est cependant celle de pres- que tous les Rois. Placés au plus haut dégré, ils ne sçavent à quoi aspirer pendant que des idées continuelles de fantômes & de dangers ménaçans, remplissent leur esprit de troubles & d'agi- tation. Ceci démontre ce que dit l'Ecriture, que le cœur des Rois est impénétrable : car, un nombre infini d'inquiétudes & quelque désir qui prédomine & qui dirige les autres, rend le cœur de l’homme difficile à connoître. De-là vient aussi que les Princes ont des goûts

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& de Morale.

qui leur sont particuliers, & qu'ils donnent souvent tous leurs soins à des choses frivo- les & peu dignes de leur gran- deur. La chasse, les bâtimens, l'élevation d'un favori, quel- quefois même un art mécani- que, les occupent uniquement. Néron joüoit de la harpe, Do- mitien tiroit de l'arc, Commo- de travailloit à des armes, Ca- racalla menoit un char : ceci paroît étrange à ceux qui ne connoissent pas cet axiôme : Que l'esprit de l’homme se plaît bien plus à avancer dans les peti- tes choses, qu'à s'arrêter dans les grandes. Nous voions aussi que les Rois qui ont commencé par faire des conquêtes, & qui dans la suite se sont vus arrêtés par l'impossibilité d'avancer à l'infini, se sont à la fin tournés à la superstition & à la mélan- colie, comme Alexandre le

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Essais de Politique,

Grand, Dioclétien, & de notre tems Charles-Quint. Car lors- que celui qui est accoûtumé d'avancer toûjours se voit ar- rêté dans sa course, il n'est plus content de lui-même, & de- vient tout différent de ce qu'il étoit. Il est bien difficile de conoître à fond le vrai tempé- rament d'un Empire, & de sçavoir exactement le régime qui lui convient. Tout tempé- ramment (bon ou mauvais) est toûjours composé de contrai- res ; mais il y a bien de la diffé- rence entre sçavoir faire un mêlange de contraires, ou sça- voir les emploier à propos al- ternativement. La réponse d'A- pollonius à Vespasien est pleine d'instructions. Vespasien lui demandoit ce qui avoit causé la perte de Néron. Néron , dit-il, sçavoit bien accorder sa harpe ; mais dans le gouvernement, quel-

quefois

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& de Morale.

quefois il montoit les cordes trop haut, & quelquefois trop bas. Il est certain que rien n'affoiblit tant l'autorité, que ce mauvais accord du pouvoir quelque- fois porté trop haut, & quelque- sois trop relâché.

Il semble que les ministres de notre tems ne soient occu- pés qu'à chercher de promts remédes pour échapper aux dangers prochains, au lieu de songer à les prévenir par des moiens solides & bien fondés. Celui qui les attend, semble défier la fortune & vouloir lut- ter contre elle ; mais qui est-ce qui peut éviter l'éticelle & dire de quel côté elle partira ?

Les difficultés dans les affai- res des Princes sont grandes & en grand nombre ; mais la plus grande de toutes vient de leur propre caractére. Il est ordinaire aux Princes, dit Tacite, de sou-

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Essais de Politique,

haiter des choses qui se contra- rient : Sunt plerumque Regum vo- luntates vehementes, & inter se contrariæ. C'est le solecisme or- dinaire du pouvoir : comman- der & vouloir la fin, sans per- mettre les moiens.

Les affaires des Rois sont avec leurs voisins, leurs fem- mes, leurs enfans, leurs pré- lats ou le clergé, les grands la noblesse, les marchands, le peuple, & les soldats ; & sans les soins nécessaires, tout cela est à redouter.

Premiérement pour leurs voisins, on ne peut donner de regle générale : les occasions sont trop variables. Il y en a une cependant qui est toûjours bonne ; c'est que les Princes veillent continuellement, pour que pas un de leurs voisins de- vienne plus puissant & plus en état de nuire, qu'il n'étoit au-

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& de Morale.

paravant, en augmentant ses Etats, en s'approchant plus près de leur coté, en s'attirant le commerce, &c.

Les Rois Henri VIII. d'An- gleterre, François I. Roi de France, & l'Empereur Char- les-Quint pendant leur Trium- virat, veillerent tellement les uns sur les autres, que pas un des trois ne pouvoit gagner un pouce de terrein, que les deux autres aussi-tôt ne se liguassent pour rétablir l'équilibre ; & ils ne faisoient point la paix, qu'ils n'en fussent venus à bout. Il en fut de même de cette ligue en- tre Ferdinand Roi de Naples, Laurens de Médicis, & Louis Sforce, qui fut la sûreré de l'I- talie, au rapport de Guichar- din. L'opinion de quelques scolastiques doit être rejettée ; qu'il n'est pas permis de faire la guerre, si l'on n'a point reçu

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Essais de Politique,

d'injure auparavant ; car une crainte légitime d'un danger éminent, est une occasion lici- te de prendre les armes, sans qu'aucune autre violence ait précedé.

A l'égard de leurs femmes, il y a des exemples cruels. Livie est infame pour avoir empoi- sonné son mari. Roxelane fem- me de Soliman a perdu Musta- pha ce Prince célébre, & a causé de grands troubles dans la maison, & dans la succession de son mari. La femme d'E- doüard II. contribua beaucoup à le faire chasser, & à sa mort : ces dangers sont principale- ment à craindre quand leurs femmes ont des enfans d'un premier mari, ou quand elles ont des amans.

Les enfans des Rois font joüer souvent de cruelles tragedies, & souvent aussi les soupçons des

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& de Morale.

peres ont causé de très-grands malheurs. La mort de Musta- pha, dont nous avons parlé, fut si fatale à la race de Soli- man, que la succession des Turcs est fort suspecte depuis ce tems ; car on a soupçonné Selim II. d'avoir été supposé. La mort de Crispe, jeune Prince de grande espérance, que son pere Constantin le Grand fit mourir, a aussi été fatale à sa maison ; deux autres de ses fils moururent de mort violente, & le troisiéme Constantin ne fut guéres plus heureux : il mourut de maladie, mais après que Julien eut pris les armes contre lui. La mort de Déme- trius fils de Philippe II. Roi de Macédoine, retomba sur son pere qui en mourut de chagrin & de repentir. Il y a beaucoup d'exemples sembla- bles à ceux-ci, & il n'y en a

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Essais de Politique,

presque point où il soit revenu quelque bien aux peres d'avoir attenté à la vie de leurs fils, à moins qu'ils n'eussent pris les armes contr'eux, comme Se- lim I. contre Bajazet, & les trois fils d'Henri II. Roi d'An- gleterre.

Pour les prelats, il y a du danger lorsqu'ils sont puis- sans, comme les archevêques de Cantorbery Anselme, & Thomas Becket, qui éleverent leur crosse contre l'épée Roia- le, quoiqu'ils eussent affaire à des Rois fiers & d'un grand courage, Guillaume le Roux, Henri I. & Henri II. Mais ils ne sont pas à craindre, lors- que ce n'est pas le peuple, mais le Roi ou des patrons particuliers, qui nomment aux bénéfices.

pour les grands, il est bon de les tenir dans une distance pro-

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& de Morale.

portionnée à ce qu'ils doivent au Roi. En les abattant, on pour- ra rendre le Roi plus absolu ; mais aussi il sera moins assuré & moins en état de venir à bout de ses desseins. Je l'ai remarqué dans mon Histoire de Henri VII. Roi d'Angleterre, qui les opprimoit. De-là sont venus les troubles & les difficulcés de son tems ; car quoiqu'ils fussent fi- déles, & qu'ils restassent dans le devoir, cependant ne tra- vaillant pas de concert avec lui dans les assaires, il étoit obligé de faire tout par lui-même.

La noblesse étant un corps dispersé, n'est pas dangereu- se ; elle peut parler haut, mais sans faire grand mal : elle sert de contrepoids aux grands, & les empêche de devenir trop puissans ; & comme elle tou- che au peuple de plus près, elle a aussi plus d'autorité sur

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Essais de Politique,

lui, & elle est plus propre à tempérer les commotions po- pulaires.

A l'égard des marchands, ils sont comme la veine porte ; & s'ils ne fleurissent pas, un Roiau- me peut avoir les membres & les jointures bonnes, mais ses veines seront vuides & le nour- riront mal. Les taxes qu'on im- pose sur eux ne sont point un profit pour le Prince; ce qu'il gagne par le menu, il le perd en gros ; les impôts en sont aug- mentés, mais le commerce est diminué.

Le peuple n'est point à re- douter, s'il n'a pas de grands & puissans chefs, ou si on ne tou- che point à sa religion, à ses anciennes coûtumes, & à ce qui le fait vivre.

Les soldats sont dangereux quand on les garde sur pied & en corps, ou qu'ils sont accoû-

tumés

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& de Morale.

tumés à des largesses. Nous en voions l'exemple dans les ja- nissaires, & dans les gardes prétoriennes de Rome ; mais on peut lever des hommes & les discipliner dans des endroits différens & sous divers chefs sans aucun danger ; & c'est un usage fort utile pour défendre l'Etat.

Les Rois sont semblables aux corps célestes, qui rendent le tems heureux ou malheureux, qui sont très-brillans & dans une grande élevation ; mais sans aucun repos, tous les pré- cepres qu'on peut leur donner sont compris dans ces deux avis : Memento quod es homo, & memento quod es Deus, aut Vice- Deus ? L'un pour servir de frein à leur pouvoir, & l'autre à leur volonté.

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Essais de Politique,

DE LA VERITABLE GRANDEUR DES ROYAUMES, ET DES ETATS.

IL entroit trop de présomp- tion & de vanité dans ce que Thémistocle répondit un jour en parlant de lui-même ; mais s'il eût parlé de quelqu'autre, sa réponse eût été très-estima- ble. Quoi qu'il en soit, elle peut servir de matiére à de sages ré- flexions. On le pria dans un festin de joüer du luth, il ré- pondit qu'il ne sçavoit point joüer de cet instrument ; mais que d'un petit bourg il en sçauroit faire une grande ville. Ces paroles peu- vent exprimer (par mérapho-

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& de Morale.

re) deux talens fort différens dans ceux qui sont employés aux affaires d'Etat. Car si l'on examine avec attention les conseillers & les ministres des Rois, on en trouvera peut-être quelqu'un qui sera capable d'a- grandir un petit Etat, mais qui ne sçaura point joüer du luth ; & au contraire on en trouvera beaucoup qui sçavent joüer du luth & du violon, c'est-à-dire, qui sont experts dans les arts de la cour, mais qui ont si peu de capacité nécessaire pour ac- croître un petit Etat, qu'il semble même que la nature les ait formés exprès pour ruiner & pour détruire les Etats les plus florissans. Certainement ces arts vils & bas par lesquels les conseillers & les ministres gagnent souvent la faveur de leur maître, & une sorte de ré- putation parmi le peuple, ne

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Essais de Politique,

méritent pas un autre titre que celui de menétriers ou de vio- lons ; car ces sortes de talens sont seulement propres à amu- ser, & plûtôt une espéce d'or- nement dans celui qui les a, qu'ils ne peuvent être utiles & avantageux pour l'agrandisse- ment d'un Etat ou d'un Roiau- me. Il est vrai cependant qu'on voit quelquefois des ministres qui ne sont point au-dessous des affaises, qui sont même ca- pables de les bien conduire, d'éviter les dangers, & les in- conveniens manifestes, & qui avec tout cela sont fort éloig- nés de l’habileté nécessaire pour étendre un petit Etat. Mais de quelque espéce que soient les ouvriers, considérons l'ouvra- ge, & voions quelle est la véri- ttable grandeur d'un Etat, & quels sont les moiens de le ren- dre florissant. C'est une chose

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& de Morale.

sur laquelle les Princes doivent réfléchir sans cesse, pour ne pas s'engager dans des entreprises vaines & téméraires, en présu- mant trop de leurs forces ; & aussi pour ne pas se prêter à des conseils bas & timides, en ne présumant pas assez de leur puissance.

A l'égard de l'étendue d'un Etat, elle peut se mésurer ; ses finances & ses revenus se calcu- lent ; le peuple se dénombre, & l'on voit les plans des villes. Mais il n'y a rien de plus diffi- cile & de plus sujet à erreur que de vouloir juger de la véri- ttable force, de la puissance, & de la valeur intrinseque d'un Etat. Le Roiaume du ciel est comparé, non pas a une grosse noix, mais à un grain de mou- tarde, qui est un des plus pétits grains. Mais il a la propriété de s'élever & de s'étendre en peu.

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Essais de Politique,

de tems. De même il y a des Etats d'une grandeur considé- rable qui ne sont point cepen- dant propres à s'accroître, & d'autres quoique petits, qui peuvent servir de fondement à de très-grands Roiaumes. Des villes fortes, des arsenaux bien fournis, de bons haras, des cha- riots, des élephans, des ca- nons, & d'autres machines de guerre, ne sont que des mou- tons couverts de la peau du lion , lorsque la nation n'est point naturellement brave & guerriere : le nombre même ne se doit pas considérer, si les sol- dats manquent de courage ; car, comme dit Virgile, Lupus nu- merum pecorum non curat ; le loup ne se met pas en peine du grand nombre des moutons. L'armée des Perses se présenta aux Macédoniens dans les plaines d'Arbelles comme une

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d& de Morale.

mondation d’hommes ; de sorte que les généraux étonnés re- présenterent à Alexandre le péril où étoit son armée, d& lui conseillerent d'atraquer les Per- ses pendant la nuit. Mais il ré- pondit qu'il ne vouloit pas déro- ber la victoire, d& qu'elle étoit plus facile qu'ils ne pensoient. Tigra- ne l'arménien étant campésur une hauteur à la tête d'une ar- mée de quatre cent mille hom- mes, & voyant avancer celle des romains qui n'étoit en tout que de quatorze mille combat- tans, dit en plaisantant de ce perit nombre : S'ils viennent pour une ambassade, ils sont trop : si c'est pour combattre, ils sont trop peu. Cependant avant la nuit il se trouva qu'ils étoient assez pour le mettre en fuite, d& faire un grand carnage de-ses trou- pes. Il y a une infinité d'exem- ples qui font voir que la valeur

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Essais de Politique,

l'emporte sur le nombre, & l'on doit convenir que le cou- rage du peuple est le point capi- tal de la grandeur d'un Etat. Il est bien plus ordinaire, qu'il n'est vrai, de dire que l'argent est le nerf de la guerre. A quoi sert-il quand les nerfs des bras manquent, & que le peuple est effeminé ? Solon eut raison de répondre à Crésus qui lui fai- soit voir son or : Si quelqu'un vient qui ait de meilleur fer, il vous enlevera tout cet or. Qu'un Prince donc ne compte pas sur ses forces, si son peuple n'est pas belliqueux ; & au contraire si son peuple est guerrier, qu'il sçache qu'il est puissant, pour- vû qu'il ne se manque pas à lui- même.

A l'égard des troupes auxi- liaires, qui sont ordinairement le reméde pour une nation qui n'est point aguerrie, tous les

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& de Morale.

exemples montrent que qui se repose dessus, pourra bien pour un tems étendre ses aîles ; mais qu'à la fin il perdra de ses plumes.

La bénédiction de Juda & celle d'Issachar ne se trouve- ront jamais ensemble, c'est-à- dire, que le même peuple soit à la fois le jeune lion & l'âne sous le fardeau. Un peuple trop chargé de taxes ne sera jamais guerrier ; mais celles qui sont mises par le consentement de l'Etat, abattent moins son cou- rage, que celles qui sont impo- sées par un pouvoir despotique, comme on peut le remarquer par les ascises des Pays-Bas, & les subsides d'Angleterre. Je parle du courage, & non pas des richesses ; car je sçai bien que les taxes étant les mêmes, qu'elles soient mises par le con- sentement de l'Etat, ou par un

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Essais de Politique,

pouvoir absolu, elles apauvris- sent également : mais elles se- ront un effet différent sur l'es- prit des sujets ; & de-là nous pouvons conclure qu'un peu- ple surchargé d'impôts n’est pas propre pour l'Empire.

Les Roiaumes & les Etats qui aspirent à s'agrandir, doi- vent prendre garde que la no- blesse ou les gentilshommes ne se multiplient pas trop. Le peu- ple devient trop abattu, & es- clave en effet des gentilshom- mes. Comme un taillis où l'on a laissé trop de baliveaux ne repousse pas bien, & dégenére en buisson, de même dans un Etat, s'il y a trop de Gentils- hommes, le peuple sera sans force & sans courage. De cent têtes, pas une ne sera propre pour le casque ; sur-tout pour servir dans l'insanterie, qui est la force d'une armée. Vous au-

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& de Morale.

rez donc beaucoup de monde & peu de forces. Ce fut avec une sagesse admirable que Hen- ri VII. Roi d'Angleterre (du- quel j'ai parlé au long dans l’histoire que j'ai écrit de son regne) ordonna des terres & des maisons d'une valeur cer- taine & modérée pour mainte- nir un sujet dans une abon- dance sufsisante, & dans une condition qui ne fut pas servile. Il voulut aussi que ce fût le pro- priétaire, ou du moins l'usu- fruitier, & non pas des mé- tayers qui tinssent la charrue, & qui cultivassent le champ. Cela produit dans un Etat ce que Virgile dit de l'ancienne Italie : Terra potens armis, atque ubere glebæ. Certe partie du peu- ple, qui n'est je crois qu'en Angleterre & en Pologne, a aussi son utilité pour la guerre, & ne doit pas être négligée, je

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Essais de Politique,

veux dire ce grand nombre de valets qui suivent les nobles ; & sans doute que la magnificen- ce, la splendeur de l’hospitali- té, & un grand cortége de do- mestiques, comme si c'étoit des gardes (suivant la maniére des seigneurs d'Angleterre), con- tribue beaucoup à la puissance d'un Etat militaire ; & au con- traire une maniére de vivre obscure & privée parmi la no- blesse, ternit l'éclat des armes.

Il faut avoir soin que le tronc de l'arbre de la monarchie de Nabuchodonosor soit assez grand, & qu'il ait assez de for- ce pour porter les branches, c'est-à-dire, que les sujets na- turels soient en assez grand nombre pour contenir les e- trangers. C'est pour cela que les Etats qui accordent facilement des lettres de naturalité, sont propres pour l'Empire. Il seroit

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& de Morale.

ridicule de penser qu'une poi- gnée de gens, quelque capacité & quelque courage qu'ils eus- sent, pussent retenir sous leur domination une grande éten- due de pays, du moins pour long-tems. Les lacédemoniens accordoient difficilement des lettres de naturalité ; ce qui fut cause que pendant que leur Etat ne s'accrût pas, leurs affai- res se conserverent en bon or- dre : mais si-tôt qu'ils s'éten- dirent, & qu'ils devinrent trop grands pour le nombre des su- jets naturels qu'ils avoient, ils tomberent en décadence. Ja- mais Etat n'a naturalisé les e- trangers si facilement que les romains, & leur fortune répon- dit à cette prudente maxime ; Puisque leur Empire a été le plus grand qui fût jamais. lls ac- cordoient facilement ce qu'on appelle jus civitatis, & dans le

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Essais de Politique,

plus haut dégré ; c'est-à-dire, non seulement jus commercii, jus con- nubii, jus hæreditatis, mais aussi jus suffragii, & jus petitionis sive honorum, le droit des honneurs ; & non seulement à quelques personnes en particulier, mais à des familles entiéres, à des villes, & quelquefois à des nations. Ajoûtez à cela leur coûtume d'envoier des colonies parmi les autres peuples. Si vous faites attention à ces ma- ximes vous ne direz plus que les romains ont couvert toute la terre, mais que toute la terre s'est couverte de romains; & c'étoit la meilleure voie pour arriver à la grandeur. Je me suis souvent étonné comment l'Es- pagne avec si peu de sujets na- turels pouvoit conserver sous sa domination tant d'Etats & de provinces. Mais l'Espagne est bien plus grande que n'étoit

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& de Morale.

Sparte dans ses commence- mens ; & quoiqu’il arrive rare- ment que les espagnols accor- dent des lettres de naturalité, ils font ce qui en approche da- vantage, en prenant indiffé- remment des soldats de toutes les nations, & même souvent leurs généraux sont étran- gers. Il paroît par la pragmati- que sanction publiée cette an- née, qu'ils sont fâchés de man- quer d’habitans, & qu'ils veu- lent y remédier.

Il est certain que les arts sédentaires & casaniers qui s'exercent plûtôt avec les doigts qu'avec les bras, sont contrai- res de leur nature à une dispo- sition militaire. Les peuples belliqueux aiment ordinaire- ment l'oisiveté, & préserent le danger au travail. On ne doit pas trop réprimer cette inclina- tion, si l'on veut conserver

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Essais de Politique,

leur courage. C'étoit un grand avantage à Sparte, à Rome, à Athénes de ce que la plus gran- de partie de leurs ouvriers étoient des esclaves. Mais la loi chrétienne a presque aboli cet usage. Ce qui en approche le plus, c'est d'avoir des etran- gers pour ces sortes d'ouvrages ; de tâcher de les attirer, ou pour le moins de les bien recevoir quand ils viennent. Mais les sujets naturels doivent être de trois espèces : des laboureurs, des valets, & des ouvriers ; c'est-à-dire, de ceux qui se ser- vent de leurs bras & de leurs forces, comme forgerons, ma- çons, charpentiers, &c. sans compter les soldats. Sur-tout rien ne contribue davantage à la grandeur d'une nation, que lorsqu'elle est portée aux ar- mes par son inclination ; qu'elle les regarde comme son plus

grand

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& de Morale.

grand honneur ; qu’elle en fait sa principale occupation, & sa première étude. Car ce que nous avons dit jusqu’à présent, sert seulement à rendre une Nation capable de faire la guer- re ; mais à quoi sert la capacité & le pouvoir, sans l’inclina- tion & l’action ? Les Romains prétendoient que Romulus après sa mort leur avoit envoié cet oracle & cette instruction : Qu’ils s’appliquassent aux armes sur toutes choses, s’ils vouloient parvenir à l’Empire du monde. Toute la constitution du Gou- vernement de Sparte tendoit aussi à ce point ; que ses Citoyens devinssent guerriers, mais avec une intention plus sage que bien digerée. Celui des Perses & des Macédoniens visoit encore pendant quelque tems à ce but. Les Gaulois, les Allemands, les Scythes, les Saxons, les

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Essais de Politique,

Normands, & quelques au- tres, ont eu durant long-tems la même intention ; & les Turcs la témoignent encore aujour- d’hui, quoiqu'ils soient fort déchus. Mais dans la chrétien- té, les Espagnols paroissent les seuls qui y pensent. Il est évi- dent que chacun profite dans la chose à laquelle il s'applique le plus ; & c'est assez d'avoir fait remarquer que toute Na- tion qui ne s'adonne pas aux armes, doit attendre que la vrandeur vienne s'offrir ; & qu'il est sûr au contraire que les Nations qui s'y attachent avec constance, sont de très- grands progrès, comme on peut le voir par l'exemple des romains & des turcs ; & ceux même qui ne se sont adonnés à la guerre que pendant un sié- cle, sont parvenus à une gran- deur qui les a soutenus long-

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& de Morale.

tems, après avoir négligé l'exercice des armes. Il est donc nécessaire, suivant ces précep- tes, qu'un Etat ait des loix & des coûtumes qui puissent four- nir communément de justes occasions (ou pour le moins des prétextes plausibles) de faire la guerre. Car les hommes ont na- turellement de la vénération pour la justice, & n'entrepren- nent pas volontiers la guerre qui entraîne après elle un si grand nombre de maux, excep- té qu'elle ne soit fondée sur un bon, ou du moins sur un spé- cieux prétexte. Les Turcs en ont toûjours un quand ils veu- lent s'en servir qui est la pro- pagation de leur foi ; & quoi- que la république romaine accordât de grands honneurs aux généraux, qui par leurs victoires donnoient plus d'é- tendue à son Empire, cepen-

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Essais de Politique,

dant elle n'a jamais (du moins en apparence) entrepris une guerre dans le seul dessein de s'agrandir. Il faut donc qu'une nation qui songe à l'Empire soit sort alerte sur les différends qui naîtront à l'égard de ses limites, de son commerce, ou du traitement de ses ambassa- deurs, d& qu'elle ne temporise point quand on la provoque : il faut aussi qu'elle soit promte à envoier du secours à ses alliés. C'est ainsi que les romains en ont toûjours usé, si un de leurs alliés étoit attaqué, d& qu'il eût aussi une ligue défensive avec d'autres nations ; s'il deman- doit du secours, les romains vouloient toûjours être les pre- miers à lui en envoier, ne se laissant jamais prévenir dans l’honneur du bienfait.

A l'égard des guerres qui se faisoient anciennement en fa-

333

& de Morale.

veur de la conformité des gou- vernemens, & par une corres- pondance tacite, je ne vois pas sur quels droits elles étoient fondées, comme celle des ro- mains, pour la liberté de la Gréce ; & celle des Lacedémo- niens & des Athéniens, pour établir, ou pour détruire les démocraties & les oligar- chies. Telles sont encore celles que font les Princes ou les ré- publiques pour délivrer de la tirannie les sujets d'autrui. Mais il suffit à cet égard d'a- vertir qu'une nation ne doit pas aspirer à la grandeur, si elle ne se réveille sur toutes les occasions de s'armer qui pour- ront s'offrir.

Nul corps, soit naturel ou politique, ne peut se conserver en santé sans exercice. Une guerre juste & honorable est pour un Roiaume, ou pour un

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Essais de Politique,

Etat l'exercice le plus salutai- re. Une guerre civile est sem- blable à la chaleur de la fiévre ; mais une guerre étrangére peut se comparer à la chaleur causée par l'exercice, qui conserve le corps en santé. Une longue paix amollit les courages, & corrompt les mœurs. Il est avantageux, ie ne dis pas pour la commodité, mais pour la grandeur d'un Etat, qu'il soit presque toûjours en armes ; & quoiqu'il en coûte beaucoup pour avoir perpétuellement une armée sur pied, c'est ce- pendant ce qui rend un Prince ou un Etat l'arbitre de ses voi- sins, ou qui le met pour le moins en une grande estime ; & l'Espagne en est une preuve, elle a toûjours eu depuis six vingts ans une armée entrete- nue d'un côté, ou d'un autre.

Celui qui se rend maître sur

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& de Morale.

mer, va à la monarchie uni- verselle par le plus court che- min. Cicéron écrivant à Atti- cus lui mande au sujet des pré- paratiss de Pompée contre Cé- sar : Consilium Pompei planè The- mistocleum est, putat enim qui mari potitur eum rerum potiri. Et sans doute Pompée auroit à la fin lassé César, si par une con- fiance trop vaine il n'eût pas changé son premier plan.

Nous voions les grands effets des batailles navales par celle d'Actium qui décida de l'Em- pire du monde, & par celle de Lépante qui a arrêté les progrès des Turcs. Il arrive souvent qu'un combat naval met fin à une guerre ; mais c'est quand les puissances ennemies veul- lent remettre à une bataille la décision de leur querelle. Car il est certain que celui qui est le maître de la mer, joüit d'une

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Essais de Politique,

grande liberté, & qu'il met à la guerre les bornes qu'il lui plaît ; au lieu que par terre, celui même qui est supérieur, a ce- pendant quelquefois beaucoup de difficultés à surmonter pour en venir à une affaire décisive. La puissance navale de la gran- de-Bretagne est aujourd’hui d'une extrême importance pour elle, non seulement par- ce que le plus grand nombre des Etats de l'Europe sont presque environnés de la mer, ou du moins qu'elle les touche de quelque côté ; mais aussi parce que les trésors des Indes paroissent un accessoire à l'Em- pire de la mer. il semble que les guerres d'à présent soient faites dans l'obscurité, en com- paraison de toute cette gloire ancienne, & de tout cet hon- neur qui réjaillissoit autrefois sur les gens de guerre. Nous n'a-

vons

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& de Morale.

vons pour exciter le courage que quelques ordres militaires, & qu'on a encore rendus com- muns à la robe & à l'épée ; quelques marques sur les ar- mes, & quelques hôpitaux pour les soldats hors d'état de servir par leur âge ou par leurs blessu- res. Mais anciennement les trophées dressés sur les champs de bataille, les oraisons funé- bres à la loüange de ceux qui avoient été tués, & les tom- beaux magnifiques qu'on leur élevoit, les couronnes civiques & murales, le nom d'Empe- reur que les plus grands Rois ont pris dans la suite, les célé- bres triomphes des généraux victorieux, les grandes libéra- lirés que l'on faisoit aux armées avant que de les congédier ; tou- tes ces choses, dis-je, étoient si grandes, en si grand nombre, & si brillantes, qu'elles suffi-

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Essais de Politique,

soient pour donner du coura- ge & porter à la guerre les cœurs les plus timides. Mais sur-tout la coûtume des triom- phes chez les Romains, n'étoit point un vain spectacle, mais un établissement noble & pru- dent, qui renfermoit en lui ces trois points essentiels : la gloire & l’honneur des généraux, l'augmentation du trésor pu- blic, & des gratifications pour les soldats. Mais peut-être que cet honneur éclatant du triom- phe ne convient pas dans les Etat monarchiques, si ce n'est en la personne des Rois ou de leurs fils. C'est ainsi que les ro- mains en userent dans le tems des Empereurs qui se réser- voient & à leurs fils l’honneur du triomphe pour les guerres qu'ils avoient achevées en per- sonne, & n'accordoient aux généraux que la robe, & quel-

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& de Morale.

ques autres marques de triom- phe.

Pour finir ce discours, per- sonne (comme l'Écriture-sain- te le dit) ne peut ajoûter par ses soins une coudée à sa statu- re ; mais dans la fabrique des Roiaumes & des Etats, il est au pouvoir des Princes & de ceux qui gouvernent, d'augmenter & d'étendre leur Empire. Car en introduisant avec prudence des loix & des coûtumes sem- blables ou peu différentes de celles que nous avons proposées ici, il est sûr qu'ils jetteront sur leur postérité une semen- ce de grandeur Mais ordinai- rement les Princes ne pensent pas à ces choses, & laissent à la fortune d'en décider.

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Essais de Politique,

DES TROUBLES, ET DES SEDITIONS.

IL faut que ceux qui ont en main le timon du gouverne- ment sçachent prévoir les tem- pêtes d'Etat : elles sont ordi- nairement plus à craindre, lors- que les choses approchent de l'égalité, comme les tempêtes naturelles sont plus fréquentes vers les equinoxes, & de même encore qu'il y a quelquefois des coups de vent creux, & que la mer s'enfle secretement ; quel- quefois aussi l'Etat s'émeut & se trouble sans qu'on en con- noisse la cause.

.... Ille etiam cœcos instare tu- multus

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& de Morale.

Sæpè monet fraudes, & operta tumescere bella.

Les libelles, les discours li- centieux contre l'Etat, quand ils sont fréquens & publics, des bruits desavantageux contre ceux qui gouvernent répandus de tous côtés & bien reçus, sont les présages des troubles. Virgi- le appelle la rénommée la sœur des géants.

Illa terra parens ira irritatœ Deorum

Extremamut perhibent Cœo Enceladoque fororem, &c.

Comme si elle étoit un reste de ces anciennes rebellions que les poëtes ont chantées. Il est sûr du moins qu'elle annonce, & qu'elle précede ordinaire- ment toutes les séditions. Il

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Essais de Politique,

remarque aussi avec raison que les bruits séditieux & les sédi- tions ne différent ensemble que comme frere & sœur, mâle & femelle. S’il arrive sur-tout que les actions les plus loüables qui mériteroient l'applaudissement du peuple, & qui devroient gagner son affection soient ca- lomniées & interprétées en mal, c'est une preuve certaine que les esprits sont pleins de venin & d'envie, comme dit Tacite : Conslata magna invidia, seu benè, sen malè gesta premunt. Mais quoique la rénommée pronostique les troubles, ce n’est pas à dire qu'en lui impo- sant silence, on soit sûr de les étouffer : souvent même le mé- pris qu'on montre pour les bruits qu'elle répand, les fait évanoüir ; & le soin qu'on se donne pour les appaiser, fait qu'ils durent davantage.

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& de Morale.

On doit aussi avoir pour sus- pecte cette obéissance, dont parle Tacite : Erant in officio, sed tamen qui mallent mandata impe- rantium interpretari quàm exequi. Les contrariétés, les excuses, les échapatoires aux ordres que donne le gouvernement, est une maniére de secoüer le joug & un essai de désobéissance ; sur-tout si ceux qui donnent les ordres parlent avec timidi- té ; & ceux qui les reçoivent avec audace.

Il est certain aussi (comme Machiavel le remarque) que lorsque les Princes qui doi- vent être les peres communs se joignent à une faction, l'E- tat est en danger de périr ; de même qu'un batteau qu'on au- roit trop chargé d'un côté. L'exemple sur ce sujet d'Henri III. Roi de France est très- nottable ; il se joignit au com-

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Essais de Politique,

mencement à la ligue pour en- tretenir les protestans, & bien- tôt après la même l igue se tour- na contre lui. Quand l'autorité du Prince devient un accessoi- re à une autre cause, & qu'une obligation plus forte que le lien du gouvernement occupe cet- te place, c'est le premier pas de la décadence du souverain. Quand aussi les discordes, les querelles, & les factions écla- tent ouvertement, c'est une marque que le respect pour le gouvernement est entiérement perdu. Les mouvemens des grands doivent être comme celui des planettes qui se tour- nent avec rapidité par l'impul- sion du premier mobile, & doucement de leur propre mouvement. Il s'ensuit donc que si les grands agissent de leur chef avec violence, & comme dit Tacite, liberius

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& de Morale.

quàm ut imperantium meminis- sent , c'est une marque infailli- ble qu'ils ne sont point dans leur sphere naturelle. Dieu a ceint les Rois de la ceinture de la vénération, qu'il ménace quel- quefois de rompre : Solvam an- gula Regum . Si l'un des quatre piliers du gouvernement est é- branlé, c'est-à-dire, la religion, la justice, le conseil, ou le tré- sor, on doit bien prier pour le calme. Mais laissons pour le présent ces pronostiques des troubles, sur lesquels nous ajoûterons encore quelques éclaircissemens dans la suite, & parlons de la matiére qui for- me la sédition, de leurs causes de leurs motifs, & enfin des remédes qu'on peut y apporter.

La matiére des séditions mé- rite d'être considérée ; car le moien le plus sûr de prévenir le mal (si le tems le permet) c'est

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Essais de Politique,

d'enlever cette matiére. Quand les matiéres combustibles sont préparées, il est difficile de pré- voir de quel côté viendra l'é- tincelle qui doit y mettre le feu.

Il y a deux matiéres diffé- rentes de séditions ; une indi- gence excessive & un grand mécontentement. Chaque for- tune ruinée est une voix pour le trouble. Lucain représente bien quel étoit l'état de Rome avant la guerre civile.

Hinc usura vorax, rapidumque in tempore fœnus ;

Hinc concussa sides, & multis utile bellum.

Ce multis utile bellum est une marque certaine qu'un Etat est disposé au trouble, & à la sédi- tion ; si l'indigence des grands se joint a la misère du peuple, le danger est éminent. Les ré- bellions qui viennent du ven-

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& de Morale.

tre, sont les pires de toutes. Le mécontentement du peuple dans le corps politique est sem- blable à l’humeur bilieuse dans le corps naturel qui s'échauffe & s'enflamme aisément. Mais le Prince ne doit pas mésurer le danger par la justice, ou l'injus- tice de la cause qui irrite le peuple ; ce seroit l'estimer trop raisonnable, lui qui ne connoît pas son propre bien, & qui s'y oppose souvent : il ne doit pas aussi s'arrêter à la grandeur ou à la petitesse de la cause qui pro- duit le mécontentement. Car les mécontentemens les plus dangereux sont ceux où l'on craint plus, qu'on ne ressent ; dolendi modus timendi non idem : outre que dans les grandes op- pressions, ce qui irrite la patien- ce, affoiblit le courage. Mais ce qui augmente la crainte, peut produire un effet tout dif-

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Essais de Politique,

férent. On ne doit point aussi mépriser les mécontentemens, parce qu'ils ont subsisté long- tems sans éclater. Si toutes les vapeurs ne produisent pas un grand orage, & qu'elles parois- sent quelquefois se dissiper, il est sûr cependant qu'elles tom- beront en quelque endroit ; & suivant le proverbe espagnol, à la fin un rien rompra la corde.

Les causes des séditions sont, des innovations dans la reli- gion, les taxes, les change- mens des loix & des coûtu- mes, le violement des priviléges, une oppression universelle, l'é- levation de gens indignes, les etrangers, les famines, les soldats congédiés, les factions jettées dans le désespoir, & tout ce qui en offençant unit en même tems.

A l'égard des remédes, on peut donner en général quel-

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& de Morale.

ques préservatifs dont nousparlerons ; mais le vrai remédedoit être proportionné au mal particulier : & c'est plûtôt au conseil, qu'au précepte, d'en ordonner la composition.

Le premier reméde, ou plû- tôt la premiere précaution qu'on doit prendre, c'est d'ô- ter, s'il est possible, cette cause principale des séditions (dont nous avons parlé), qui est l'in- digence & la pauvreté. Les meilleurs moiens pour cela sont de faciliter, & de bien établir le commerce, d'encourager les manufactures, de ne pas souf- frir de fainéantise, de réprimer le luxe par les loix somptuai- res, de faire valoir les terres en les cultivant avec grand soin d'établir des prix sur les mar- chandises, de modérer les ta- xes & les impôts, &c. Il faut avoir aussi la précaution que le

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Essais de Politique,

nombre des habitans, sur-tout en tems de paix, ne soit pas trop grand par proportion au produit du pays qui les doit nourrir, & ce n'est pas seule- ment au nombre qu'il faut re- garder ; car un petit nombre d’hommes qui dépense beau- coup & qui gagne peu, épui- se plus un État qu'un plus grand nombre qui dépensent beaucoup moins & qui gagnent davantage.

Multiplier trop la nobles- se en comparaison du peu- ple, appauvrit bien-tôt un Etat ; de même qu'un clergé nombreux qui dépense le reve- nu sans cultiver le fonds. C'est aussi un défaut lorsqu'il y a dans un Etat plus de gens qui s'appliquent aux sciences, qu'il n'y a de places à leur donner. Il faut encore se souvenir que l'augmentation des richesses

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& de Morale.

d'un Etat vient des etrangers, parce que ce que l'un gagne, les autres le perdent. Il n'y a que trois choses par le moien desquelles une nation tire de l'argent d'une autre nation ; le produit du pays, celui des ma- nufactures, & les voitures. Si ces trois choses vont bien, les richesses viennent vîte. Il arri- vera louvent que materiam supe- rabit opus ; c'est-à-dire, que la main de l'ouvrier & le trans- port vaudront plus que la ma- tiére, & enrichiront davantage un Etat, comme on le voit dans les Pays-Bas, qui ont de ces sortes de mines, qui sans être sous terre, sont les plus riches du monde. Sur-tout il faut que le gouvernement prenne soin que le trésor ne tombe pas entre les mains de peu de personnes, sans quoi l'Etat peut périr par la faim en

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Essais de Politique,

possédant beaucoup de riches- ses. L'argent est semblable au fumier qui ne fait aucun bien, s'il n'est dispersé sur la terre. On parvient à ce qui est néces- faire à cet égard, en suppri- mant ou du moins en bridant le dévorant commerce de l'u- sure, celui des monopoles, & en ne permettant pas qu'on mette en pâturage un trop grand nombre de terres.

A l'égard des moiens d'ap- paiser les mécontentemens, ou du moins de diminuer les dan- gers qui en naissent, chaque Etat, comme nous sçavons, est composé de deux sortes de gens ; la noblesse, & le peuple. Le mécontentement de chacun des deux en particulier, n'est pas fort dangereux ; car le mou- vement du peuple sans l'insti- ration de la noblesse, est lent ; & la noblesse est foible, si le

peuple

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& de Morale.

peuple ne se trouve pas disposé aux troubles. Le plus grand danger, c'est quand la noblesse attend seulement pour se dé- clarer, que le peuple fasse écla- ter son mécontentement. Les poëtes feignent que les habi- tans du ciel aiant conjuré con- tre Jupiter, & résolu de le lier, appellerent Briarée à leur aide par le conseil de Minerve. C'est sans doute une emblême pour faire concevoir aux Rois, com- bien il est utile pour eux de gagner la bonne volonté du peuple, & que toute leur sûre- té en dépend. Il est bon de per- mettre a la douleur & au mé- contentement de s'exhaler un peu, pourvû que ce soit sans insolence & sans audace. Quand on fait rentrer les hu- meurs, & que la playe saigne en dedans, il en sort des ulcé- res & des apostumes très-dan-

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Essais de Politique,

gereuses. La ressource d'Epime- thée conviendroit fort à Prome- thée ; il n'y a point de meilleur reméde pour prévenir le déses- poir. Quand Epimethée eut ou- vert la boëte de Pandore, & que tous les maux furent sortis, il la ferma à la fin, & garda l'espé- rance dans le fond. Quand on sçait nourrir adroitement l'es- perance dans les hommes, & les mener d'une espérance à l'au- tre, c'est le meilleur antidote contre le venin du méconten- tement. Il n'y a point de plus Sure marque de la prudence d'un gouvernement, que lors- qu'il sçait retenir les hommes par l'espérance, & quand dans l'impossibilité de les satisfaire il menage cependant les choses, de maniére que le mal ne pa- roisse pas si pressant qu'il ne leur reste encore une lueur d'espérance. Non seulement

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& de Morale.

les particuliers, mais même les factions s'en laissent flatter, ou du moins elles veulent sou- vent pour leur gloire braver des dangers qu'elles ne croient pas bien certains.

Une excellente précaution & très-connue contre le dan- ger du mécontentement, c'est d'éviter avec soin qu'un peuple révolté n'ait point de chef con- venable ; j'appelle un chef con- venable, celui qui a de la nais- sance & de la réputation, qui est agréable aux mécontens, & qui est regarde lui-même com- me mécontent. Un tel homme doit être gagné sûrement & solidement par le gouverne- ment, ou du moins il doit faire en sorte que quelqu'autre de même parti, s'oppose à lui, partage sa réputation, & l'af- fection du peuple. Ce n'est point encore un reméde à mé-

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Essais de Politique,

priser, que de semer des divi- sions, ou du moins faire naître des défiances parmi les ennemis du gouvernement, qui est en grand danger, si les bien-in- tentionnés sont en discorde, & qu'il y ait beaucoup d'union entre les mécontens.

J'ai remarqué que des bons mots & des réparties vives de la part des Princes, ont été souvent des étincelles dessédi- tion. César se fit grand tort par ce mot qu'il laissa échapper inconsidérement : Sylla nescivit litteras, dictare non potuit. Quand il fut le maître à Rome, on n'espéra plus qu'il se démit de la dictature. Galba se perdit pour avoir dit, legi à se militem non emi ; car par-là le soldats n'espérerent plus de faire paier leurs suffrages. Probus de mê- me pour avoir dit : Si vixero, non opus erit amplius Remano lm-

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& de Morale.

perio militibus ; ce qui mit les soldats au désespoir. Il y a encore de pareils exemples. Les Princes doivent bien prendre garde à ce qu'ils disent dans ces tems délicats & difficiles, sur- tout à l'égard de ces mots qui échappent par vivacité, & qui partent ordinairement du cœur. Les longs discours ne sont pas tant d’impression, & sont moins remarqués. Finale- ment les Princes doivent toû- jours avoir auprès d'eux quel- ques personnes d'un courage distingué & d'une grande expé- rience à la guerre, pour répri- mer les séditions dans leurs commencemens ; sans quoi il y a ordinairement dans les cours beaucoup de confusion & d'é- pouvante qui mettent l'Etat en danger. Tacite dit : Atque is animorum habitus fuit, ut pessi- mum facinus auderent pauci,

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Essais de Politique, >

plures vellent, omnes paterentur. Mais on doit être assuré de la fidélité & de la probité des généraux. Ils ne doivent être ni facheux ni trop populaires ; & il est nécessaire aussi qu'ils vivent en bonne intelligence avec les autres grands, autre- ment le reméde seroit pire que le mal.

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& de Morale.

DES FACTIONS, ET DES PARTIS.

PLusieurs politiques sont d'un sentiment que je ne sçaurois approuver. lls pensent qu'un Prince dans le gouverne- ment de son Etat, ou un grand dans la conduite de ses actions, doit ménager par préference la faction ou le parti le plus puis- sant. Il me semble au contraire qu'une prudence plus rafinée demande qu'on s'attache à dis- poser des choses qui sont géné- rales, & sur lesquelles les diffé- rens partis s'accordent, ou à traiter avec les factieux, & les

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Essais de Politique,

gagner chacun en particulier ; je ne dis point cependant qu'il ne soit pas avantageux en géné- ral de s'attirer la considération des factions & des partis.

Lorsque les personnes sans for- tune veulent s'élever, elles doi- vent s'attacher à un parti ; mais les grands & ceux qui ont déja du pouvoir, seront plus sage- ment de se tenir neutres. Ceux qui ne cherchent que leurs avantages particuliers, se font, pour ainsi dire, un chemin à travers les factions, en s'atta- chant à l'une avec la précau- tion de ne se point rendre odieux à l'autre.

La faction la plus foible s'u- nit ordinairement d'une ma- niére plus ferme & plus cons- tante ; & on peut remarquer qu'un petit nombre résolu & opiniâtre, l'emporte assez sou- vent sur un grand nombre plus modéré.

Quand

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& de Morale.

Quand une des factions est éteinte, l'autre se divise en deux factions nouvelles, com- me celle de Luculle, & des principaux du Sénat, qui se soutint quelque tems avec assez de vigueur, contre celle de Pompée & de César. Mais lors- que l'autorité du Sénat & des grands fut tombée, la faction de César & de Pompée se divisa. Il en fut de même de la faction d'Antoine & d'Auguste, contre Brutus & Cassius ; Auguste & Antoine rompirent ensemble aussi-tôt que la faction contrai- re fut abattue. Ce sont des exem- ples de factions qui ont fait une guerre ouverte ; mais il en est de même de toutes les factions.

Celui qui est le second dans un parti, devient quelquefois le premier, quand le parti se divise. Quelquefois aussi il perd entiérement son crédit. Car, si

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Essais de Politique,

sa force vient de l'opposition, comme il arrive souvent, & que cette opposition manque, il n'est plus d'aucune utilité.

On voit des gens qui chan- gent de parti, quand ils sont une sois en place, croiant peut- être être assurés du premier, & qu'il est à propos de faire de nouveaux amis. Il arrive aussi assex souvent qu'un traître avance ses affaires, parce que si l'équilibre entre les deux se trouve égal pendant un tems, celui qui passe de l'un à l'autre fait pancher la balance, & don- ne un avantage considérable, dont on lui a toute l'obliga- tion.

Une conduite modeste & mésurée entre deux factions ennemies, n’est pas toûjours un effet de modération ; souvent c'est un dessein artificieux de tirer avantage des deux partis

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& de Morale.

pour son intérêt particulier. Lorsqu'en Italie le public nom- me le Pape siégeant Padre com- mune , c'est une marque, qu'on le soupçonne d'être occupé, preférablement à tout, de la grandeur de sa famille.

Les Rois doivent bien se garder de se joindre à aucune des factions de leurs sujets ; el- les sont toûjours pernicieuses aux monarchies ; elles intro- duisent des obligations plus for tes que l'obéissance dûe à la souveraineté, & rendent le souverain tanquam unum ex nobis , comme on a vû du tems de la ligue de France. C'est une marque de foiblesse dans le Prince, lorsque les factions de- viennent trop puissantes, & qu'elles font trop d'éclat, & rien n'est plus préjudiciable à ses affaires & à son autorité.

Le mouvement des factions

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Essais de Politique.

& des partis dans un Etat mo- narchique, doivent dépendre du Prince, il doit en être le pre- mier mobile, c'est-à-dire, que leur mouvement doit ressem- bler à celui des globes infé- rieurs (ainsi que s'expriment les astronomes) qui ont leur mouvement propre ; mais qui obéissent, & qui sont détermi- nés par le premier mobile.

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& de Morale.

DES COLONIES.

LES colonies sont les plus héroïques ouvrages de l'Antiquité. Le monde dans sa jeunesse faisoit plus d'enfans qu'il n'en fait à présent qu'il est vieux ; car le crois qu'on peut appeller les nouvelles colonies les enfans des plus anciennes nations. Il faut prendre garde quand on envoie des colonies de ne pas dépeupler un pays pour en peupler un autre ; ce seroit une extirpation, plûtôt qu'une transplantation.

Il en est d'une colonie com- me d'un bois qu'on plante ; on ne doit pas espérer d'en tirer aucun fruit avant vingt ans, & on ne peut en attendre de

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Essais de Politique,

grands profits, qu'après un très- long terme. L'avidité du gain précoce a ruiné la plûpart des colonies dés leur commence- ment ; cependant on ne doit pas négliger un profit qui vient vîte, lorsque le fonds qui le produit, c'est-à-dire, la colonie, n'en souffre pas.

C'est une chose honteuse & très-mal entendue, de former les colonies de la lie du peuple, comme des malfaiteurs, des bannis, & des condamnés ; c'est la corrompre & la perdre d'a- vance : ces gens-là vivent toû- jours mal, sont paresseux, ne s'emploient à rien d'utile, com- mettent des crimes, consument les provisions, s'ennuient d'a- bord, & ne manquent pas d'en- voier de fausses rélations dans leur pays, au préjudice de la colonie. Les gens qu'on doit choisir par preférence, sont,

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& de Morale.

des jardiniers, des laboureurs, des forgerons, des charpen- tiers, des chasseurs, des pê- cheurs, quelques aporicaires & chirurgiens, des cuisiniers, des boulangers, des brasseurs, &c.

Commencez par observer quelles denrées le pays produit naturellement, & sans cultu- re ; sçavoir ou des chataignes, ou des pommes, ou des noix, ou des olives, ou des dattes, ou des pommes de pin, ou des prunes, ou des cerises, ou du miel sauvage, &c. & faites d'a- bord usage de toutes ces choses. Examinez ensuite ce qu'il peut produire de ce qui se recueille le plus vite, comme des panets, des oignons, des navets & des raves ; du blé de turquie ou mays, des artichaux, &c. Le froment, l'orge, & l'avoine de- mandent trop de travail dans

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Essais de Politique,

les commencemens ; mais on peut semer des féves & des poids qui viennent sans beau- coup de culture, & qui dans le besoin, peuvent tenir lieu de pain & de viande ; le ris a aussi la même qualité & produit beaucoup : sur-tout on doit s'ê- tre muni d'une grande provi- sion de biscuit, & de toutes sor- tes de farine pour nourrir la colonie, jusqu'à ce qu'elle puisse recueillir du blé dans le pays.

A l'égard des bêtes & des oiseaux, prenez ceux qui sont le moins sujets aux maladies & qui multiplient davantage, comme des cochons, des ché- vres, des poules, des oyes, des dindons, des pigeons, des la- pins, &c. Les provisions dor- vent être distribuées par ration, & comme dans une ville assié- gée.

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& de Morale.

Il faut que le terrein qu'on emploie au jardinage & au la- bour soit un bien commun, & qu'on fasse des magasins de ce qu'il produira. On peut cepen- dant en excepter quelques pe- tits morceaux, & en laisser la joüissance à des particuliers pour exercer leur industrie. Examinez aussi les denrées que le pays produit naturellement, pour en faire des transports au profit de la colonie ; comme l'on a fait à l'égard du tabac à la Virginie. Mais prenez garde, comme je vous l'ai déja dit, de ne pas faire ces entreprises au détriment de la colonie.

On ne trouve ordinairement que trop de bois ; mais c'est une bonne marchandise, s'il y a des mines de fer, & de l'eau pour les moulins ; & lorsqu'il y a des pins & des sapins, on en tire du godron & de la poix : les

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Essais de Politique,

drogues & les bois de senteur rendent beaucoup. Il en est de même du sel, de la soye, & de la soude. Il y a encore plusieurs autres choses ; mais ne songez pas trop aux mines, sur-tout dans le commencement : elles coûtent trop, elles sont trom- peuses ; on est flatté de l'espé- rance d'un grand profit, & on néglige les autres affaires.

A l'égard du gouvernement ; il est bon qu'il soit entre les mains d'un seul, mais avec un conseil. Il faut aussi qu'il y ait des loix militaires avec quel- ques restrictions ; sur-tout on doit tirer cet avantage, en vi- vant dans le désert, d'avoir sans cesse devant les yeux le culte du Seigneur.

Ne laissez pas le gouverne- ment entre les mains d'un trop grand nombre de gens intéres- sés dans la colonie, & qu'elle

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& de Morale.

soit plûtôt gouvernée par des gentilshommes, que par des marchands ; car ceux-ci n'ont d'attention qu'aux gains pré- sens. Qu'il y ait exemption de toutes taxes, jusqu'à ce que la colonie soit bien accrûe ; & que non seulement elle soit exemte de taxes, mais qu'il lui soit aussi permis (s'il n y a quel- que raison contraire très-forte) de transporter ses denrées où bon lui semblera.

Ne surchargez pas la colonie de trop d’hommes en les en- voiant par grosses troupes ; mais apportez-y des hommes suivant qu'elle diminue, ou qu'elle se soutient, & des provisions au prorata. Plusieurs colonies se sont perdues pour avoir fait leur établissement trop près de la mer ou des riviéres. Il est bon dans le commencement de ne pas trop s'en éloigner, pour

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Essais de Politique,

épargner les transports & d'au- tres inconveniens ; mais il vaut mieux ensuite bâtir plus en de- dans du pays dans une situation saine, que de se placer dans des lieux marécageux, & de mau- vais air. Il est aussi très-impor- tant que la colonie ait une bonne provision de sel pour sa- ler les viandes.

Si vous faites votre colonie dans un pays de sauvages, il ne suffit pas de les amuser avec des bagatelles ; il faut en user avec eux honnêtement & équittable- ment, sans négliger cependant de pourvoir à votre sureté : ne gagnez point leur amitié en leur aidant à attaquer leurs en- nemis ; mais vous pouvez les proteger & les défendre.

Aiez soin d'envoier souvent quelques-uns des sauvages dans le pays d'où est venue la colo- nie, afin de leur faire voir des

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& de Morale.

hommes policés, qui vivent dans une condition plus heu- reuse que la leur, & pour qu'ils puissent en loüer à leur retour la maniére de vivre.

Quand une fois la colonie est en force, il est à propos d'y envoier des femmes pour peu- pler, afin de ne pas toûjours dépendre de déhors. Il n'y a rien de plus horrible, que d'a- bandonner une colonie déja plantée ; outre la honte, c'est la perte infaillible de plusieurs malheureux.

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Essais de Politique,

DE L'EXPEDITION DANS LES AFFAIRES.

UNE diligence affectée est pernicieuse dans les affai- res ; on peut la comparer à ce que les médecins appellent fausse digestion, qui remplit l'es- tomac de crudites & d’humeurs propres à causer des maladies. Ne comptez donc pas par le tems que vous emploiez, mais par le progrès de l'affaire ; car comme la vîtesse de la course ne dépend point de faire de grands pas, ni de lever beau- coup les jambes, mais de courir également & sans relache : de même l'expédition dans les af- faires ne vient point d'em- brasser trop de matiéres, mais

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& de Morale.

de s'appliquer à bien suivre cel- le que l'on a prise.

Il y a des gens qui se piquent d'être des grands travailleurs & sort expéditifs, & qui ne cher- chent qu'à avancer. Mais c'est une chose d'épargner du tems en abrégeant la matiére, & une autre en la tronquant. Quand les affaires qui demandent plu- sieurs séances sont ménagées de cette maniére, on est ordinaire- ment obligé d'y revenir à plu- sieurs fois. J'ai connu un hom- me d'esprit qui ne manquoit guéres de dire, quand il voioit qu'on se pressoit trop pour fi- nir, attendez un peu, vous ache- verez plus vîte. D'un autre côté la vraie expédition est certaine- ment une chose très-précieuse ; le tems est le prix des affaires, comme l'argent est le prix des marchandises. Les affaires de- viennent cheres, quand l'ex-

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Essais de Politique,

pédition n'est pas prompte. Les lacédémoniens & les espag- nols sont remarquables par leur lenteur : Me venga la muerte de Es- panna , alors elle arrivera tard.

Prêtez bien l'oreille à ceux qui vous donnent les premiers avertissemens d'une affaire ; ai- dez-les à s'expliquer sans inter- rompre le fil de leur discours. Celui qu'on empêche de suivre l'ordre qu'il s'étoit proposé, ne va plus que par fauts & par bonds ; & pour se donner le tems de rappeller ses idées, il devient plus long qu'il ne l'eût été, s'il avoit suivi sa route : quelquefois celui qui veut re- dresser est plus ennuieux que celui qui s'égare. Les répéti- tions font perdre du tems ; mais on en gagne par la répétition de l'état de la question qui éparg- ne dans une affaire beaucoup d'autres discours inutiles. Les

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& de Morale.

discours prolixes sont aussi con- traires à l'expédition, qu'une ro- be longue à la course.

Les discours préliminaires, les digressions, les excuses, les complimens, & ce qui ne regarde enfin que la personne qui parle, fait perdre beaucoup de tems ; & quoique tout cela paroisse un esset de modestie, la vanité y a toute la part. Pre- nez garde cependant de ne pas trop vous enfoncer d'abord dans l'essentiel de l'affaire, sur- tout si vous remarquez qu'elle ne soit pas goûtée par les au- tres. Car pour un esprit préoc- cupé, il est besoin de préface, comme de fomentation, pour que l'onguent pénétre ; sur- tout l'ordre, la distribution, & la juste division des parties de l'affaire, est la vie de l'expédi- tion, pourvû que la distribu- tion ne soit pas trop subdivisée.

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Essais de Politique,

Celui qui ne divise pas, n'en- trera jamais au fond de l'affaire ; & celui qui la divise trop, n'en sortira jamais bien. Rien n'é- pargne plus le tems que de le sçavoir bien prendre ; une pro- position faite à contre-tems s'en va en fumée.

Il y a trois parties dans les affaires ; la préparation, l'exa- men, & la persection. L'exa- men seul doit être l'ouvrage de plusieurs jours, & les deux au- tres d'un petit nombre.

Mettre par écrit quelques points principaux de l'affaire, contribue ordinairement à l'ex- pédition ; car, quand on rejet- teroit votre écrit, cette espéce de négative vaut cependant mieux pour en tirer conseil, comme les cendres sont plus génératives que la poussiére.

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& de Morale.

DU DELAI DANS LES AFFAIRES.

LA fortune est souvent com- me le marché où l'on ache- te à plus bas prix en attendant un peu ; quelquefois aussi elle est comme les livres de la Sybi- le : d'abord on peut avoir le tout au même prix qu'elle de- mande : dans la suite pour une partie ; car l'occasion, suivant ce qu'on en dit communément, est chauve par derriére, ou sem- blable à une bouteille qui écha- pe des mains, si on ne la faisit par le col.

Le sublime de la prudence consiste à connoître l'instant où l'on doit commencer.

Les dangers en sont plus

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Essais de Politique,

grands, lorsqu'ils paroissent pe- tits. lls trompent plus souvent qu'ils ne forcent. Il vaut quel- quefois mieux aller à leur ren- contre que d'être trop long- tems sur ses gardes. Celui qui veille trop, court risque de s'as- soupir ; mais celui qui par des précautions prématurées attire, pour ainsi dire, le danger, com- met une faute dans l'autre ex- trémité. Il lui peut arriver, comme à ceux qui se laissant abuser par la lueur de la lune qui donnoit au dos de leurs en- nemis & jettoit leur ombre en avant, les faisoit paroître plus près & qui tirerent leur coup trop-tôt. Il faut bien examiner, comme je l'ai déja dit, si l'affai- re est dans sa maturité. Il est bon dans celles qui sont d'une gran- de importance qu'Argus soit charge du commencement, & Briarée de la fin. Premiérement

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& de Morale.

examiner veiller, & ensuite agir promptement. Le casque de Pluton qui rend la politique invincible, n'est autre chose que le secret dans les desseins, & la diligence dans l'exécution ; car dans l'exécution, le secret n’est pas comparable à la dili- gence : quelquefois même la promptitude emporte le secret avec soi, de même que la bale de mousquet se dérobe aux veux par sa vîtesse.

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Essais de Politique,

DE LA NEGOCIATION.

IL vaut mieux généralement négocier de bouche, que par lettres ; & plutôt par personnes tierces, que par soi-même. Les lettres sont bonnes, lorsqu'on veur s'attirer une réponse par écrit, ou quand il peut être utile de garder par devers soi les copies de celles qu'on a écri- tes pour les représenter en tems & lieu ; ou enfin lorsqu'on peut craindre d'être interrom- pu dans son discours. Au con- traire, quand la présence de celui qui négocie imprime du respect, & qu'il traite avec son inférieur, il vaut mieux qu'il parle & qu'il négocie lui-même.

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& de Morale.

il est bon aussi que celui qui a envie qu'on lise dans ses yeux ce qu'il ne veut pas dire, négo- cie par lui-même ; ou enfin lors- qu'il veut se réserver la liberté de dire & d'interpréter ce qu'il a dit.

Quand on négocie par un tiers, il vaut mieux choisir quel- qu'un d'un esprit simple, qui exécutera vraisemblablement les ordres qu'il aura reçus, & qui rendra fidélement la con- versation, que de se servir de personnes adroites à s'attirer l’honneur, ou le profit par les affaires des autres ; & qui dans leurs réponses, ajoûteront pour se faire valoir, ce qu'ils jugeront qui pourra plaire davantage. Prenez aussi par préference ceux qui souhaitent l'affaire pour laquelle ils sont emploiés ; cela aiguise l'industrie. Cher- chez encore avec soin ceux de

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Essais de Politique,

qui le caractére convient le plus pour l'affaire dont vous les vou- lez charger, comme un auda- cieux pour faire des plaintes & des reproches, un homme doux pour persuader, un homme fin pour découvrir & observer, un homme fantasque, entier, & point trop poli pour une affaire qui a quelque chose de dérai- sonnable & d'injuste. Emploiez par préference ceux qui ont dé- ja réussi dans vos affaires ; ils auront plus de confiance, & feront tout leur possible pour soutenir l'opinion déja établie de leur capacité. Il vaut mieux sonder de loin celui à qui vous avez à faire, que d'entrer en matiére tout d'un coup, à moins que vous n'aiez dessein de le surprendre par quelque question courte & imprévue. Il vaut mieux aussi négocier avec ceux qui désirent & qui cher-

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& de Morale.

chent quelque chose, qu'avec ceux qui sont contens de leur fortune. Dans un traité où les demandes sont réciproques, ce- lui qui obtient le premier ce qu'il a souhaité, a quinze sur la partie. Mais il ne peut raisonna- blement exiger cette grace, si la nature de l'affaire ne le de- mande elle-même, ou s'il n'a pas l'adresse de faire voir à ce- lui avec lequel il traite, qu'il pourroit à son tour avoir be- soin de lui dans d'autres occa- sions ; ou enfin s'il n'est regardé comme un homme d’une bon- ne foi, & d'une intégrité par- faite. Le but de toutes les négo- ciations est, de découvrir ou d'obtenir quelque chose. Les hommes se découvrent ou par confiance, ou par colére, ou par surprise, ou par nécessité ; c'est- à-dire, lorsqu'on met quel- qu'un dans l'impossibilité de

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Essais de Politique,

trouver des faux-fuians, ni d'al- ler à ses fins sans se laisser voir à découvert. Pour gagner un homme, il faut connoître son naturel & ses maniéres ; pour le persuader, il faut sçavoir la fin où il bute ; & pour lui faire peur, il faut connoître ses foiblesses, & ses désavantages : ou enfin il faut gagner les personnes qui ont le plus de pouvoir sur l'es- prit de celui a qui vous avez à faire, afin de le gouverner par cette voie. Lorsqu'on négo- cie avec des gens artificieux, il est important de considérer leurs desseins, pour interpréter leurs paroles. Il est bon aussi de ne leur dire que peu de chose, & ce à quoi ils s'attendent le moins. Mais on ne doit pas pen- ser dans les négociations diffici- les, qu'il soit possible de semer & de recueillir aussi-tôt. Car il faut préparer les affaires, & qu'elles murissent par dégrés.

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& de Morale.

DE L'AUDACE

CECI est une proposition scolastique & de petite conséquence ; mais si on l'exa- mine d'un certain côté, elle peut mériter la considération d'un homme sage. On deman- doit à Demosthéne, quelle étoit la partie principale d'un ora- teur ? Il répondit : L'action. Quelle est la seconde ? L'action. Quelle est la troisiéme ? L'action. Personne n'a mieux connu que lui le pouvoir de cette faculté ; cependant il n'avoit pas natu- rellement ce qu'il trouvoit si nécessaire dans un orateur. Il est étonnant qu'une partie su- perficielle, & qui sembleroit plûtôt la vertu d'un comédien,

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Essais de Politique,

soit cependant placée au-dessus de l'invention, de l'éloquence, & des autres qualités qui pa- roissent bien plus nobles, & que la seule action soit comme le tout dans un orateur. Cela vient de ce qu'il y a dans les hommes beaucoup plus de folie que de sagesse ; & par consé- quent les facultés qui touchent leur folie, sont bien plus pro- pres à faire impression sur eux. Il en est de l'audace dans les af- faires, comme de l'action dans le discours. Quelle est la pre- mière chose nécessaire dans les affaires ? L'audace. La seconde ? L'audace, & de même la troi- siéme. L'audace vient cepen- dant de l'ignorance & du petit génie, mais elle entraîne ceux qui ont peu de jugement ou peu de courage, qui sont toû- jours le plus grand nombre ; & même fort souvent elle gagne

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& de Morale.

les plus sages, sur-tout dans le tems où ils sont encore en dou- te. C'est pour cela que dans les Etats populaires nous lui voions quelquefois faire des miracles. Mais elle a ordinaire- ment moins de crédit sur un Sé- nat ou sur un Prince.

Un audacieux brille toûjours plus dans le commencement des affaires, que dans la fuite ; car il lui arrive souvent de ne pas tenir sa promesse. Comme il y a des charlatans pour le corps naturel, il y en a de même pour le corps politique ; des gens entreprenans qui par ha- zard ont réussi deux ou trois sois, mais qui manquant de fonds, demeurent en chemin à la fin. Vous verrez souvent un audacieux faire le miracle de Mahomet. Il avoit promis & persuadé au peuple qu'il alloit obliger une montagne de venir

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Essais de Politique,

à lui ; il devoit prier sur cette montagne pour ceux qui gar- deroient fidélement sa loi. Le peuple assemblé, Mahomet ap- pelle la montagne ; mais voiant qu'elle restoit au même lieu, sans se montrer embarrassé en aucune façon : Puisque la mon- tagne, dit-il, ne veut pas venir à Mahomet, Mahomet ira à la montagne. Les gens de cette es- péce , lorsqu'ils manquent vi- lainement à ce qu'ils ont pro- mis, s'ils possédent l'audace dans toute son étendue, ne se troublent point du mauvais succès de leur avanture, & vont toûjours leur train ordinaire. Les hommes de jugement se mocquent des audacieux, qui ont même à l'égard de tout le monde quelque chose de ri- dicule ; car l'absurdité est un juste sujet de mocquerie, l'au- dace sans doute n'en est point

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& de Morale.

exemte. Sur-tout rien n'est plus propre à faire rire qu'un auda- cieux déconcerté. L'effet ordi- naire de l'embarras, est d'agiter les esprits, mais pour un auda- cieux, il reste immobile, inter- dit, comme un joüeur d'échets, qu'on a fait échec & mat au mi- lieu de ses piéces. Mais ceci convient davantage à la satire, qu'à des réfléxions sérieuses. Il faut considérer que l'audace est aveugle ; qu 'elle ne voit point les dangers, ni les inconve- niens. C'est pout cela qu'un audacieux peut être bon en se- cond ; mais jamais pour les pre- miéres places. Il est bon de voir les dangers pendant qu'on dé- libére, & de ne les point voir dans l'exécution, à moins qu'ils ne soient très-éminens.

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Essais de Politique,

DES NOUVEAUTES.

LES nouveautés que le tems fait éclore, ressem- blent aux animaux qui ne sont pas encore bien formés à leur naissance. Cependant comme les premiers qui introduisent des honneurs dans leurs famil- les sont presque toûjours plus illustres que leurs successeurs, de même aussi tous les bons commencemens ne se soutien- nent pas dans la suite. Car, dans la nature humaine, le mal de- vient plus considérable par la continuation ; mais le bien, comme une chose surnaturelle, est plus puissant dans son com- mencement.

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& de Morale.

Toute médecine est une nouveauté. Celui qui ne veut pas de nouveaux remédes, doit s'attendre à de nouveaux maux. Le tems est le grand in- novateur ; mais si le tems par sa course empire toutes choses, & que la prudence & l'industrie n'apportent pas des remédes, quelle fin le mal aura-t'il ?

Ce qui est établi par coûtume, sans être trop bon, peut cepen- dant convenir ; parce que le tems & les choses qui ont mar- ché long-tems ensemble, ont contracté, pour ainsi dire, une alliance : au lieu que les nou- veautés, quoique bonnes & utiles, ne quadrent pas si bien, & sont incommodes par la non- conformité. Elles ressemblent aux etrangers qui sont plus ad- mirés & moins aimés. Tout ceci seroit sans replique, si le tems s'arrêtoit ; mais il marche toû-

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Essais de Politique,

jours. Son instabilité fait qu'une coûtume fixe est aussi propre à troubler, qu'une nouveauté ; & souvent le siécle présent trouve ridicule & méprise les usages du siécle passé.

Il seroit prudent de suivre l'exemple du tems. Il introduit des choses nouvelles ; mais peu à peu & presque insensible- ment. Sans cela tout ce qui est nouveau surprend & boulever- se. Celui qui gagne au change- ment, remercie la fortune & le tems ; mais celui qui y perd, s'en prend à l'auteur de la nouveau- té. Il est bon de ne pas faire de nouvelles expériences pour rac- commoder un Etat sans une ex- trême nécessité & un avantage visible. Il faut aussi prendre gar- de que ce soit le désir de réfor- mer qui attire le changement, & non pas le désir du change- ment qui attire la réforme.

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& de Morale.

Toute nouveauté, si elle n'est pas rejettée, doit du moins être suspecte. L'Ecriture sainte dit : Stemus super vias antiquas, at- que circumspiciamus quœ sit via bona & recta, &, ambulemus in ca.

FIN.