[illis.]
E. 882.
+ B.
25544406
A
Chez
v
AVERTISSEMENT
DU
LIBRAIRE.
LE petit ouvrage que
nous donnons au pu-
blic, est une traduc-
tion élegante d’un excellent
original anglois. Nous igno-
rons le nom du traducteur :
pour l’auteur c'est le célé-
bre
lam
ban
d’
ã iij
vj
Avertissement.
tembourg
lens, & les services qu’il a ren-
dus à la
nus, ayant apporté cette tra-
duction au retour de son am-
bassade d’
s’en désaisir en notre faveur,
& pour l’utilité du public.
Nous avons répondu a ses
vœux, en la faisant imprimer,
& nous croïons que l’on nous
en saura quelque gré. On voit
dans ce petit ouvrage, com-
me en racourci, tout le gé-
nie de
aisé, un jugement sain, le
philosophe sensé, l’homme
de réflexions, y brillent tour
à tour. C’étoit un des fruits
vij
Avertissement.
de la retraite d’un homme
qui avoit quitté le monde,
après en avoir soûtenu long-
tems les prosperités & les dis-
graces. Si les maximes de
été si long-tems goûtées par
ce qu’il y a de plus sensé :
si elles font encore les délices
de ceux qui aiment les ou-
vrages où le vrai & le judi-
cieux sont substitués à la pla-
ce des traits brillans de l’i-
magination souvent faux, &
presque toujours peu solides,
nous avons droit d’esperer,
que ces
ã iiij
viij
Avertissement.
nable, que chacun croit pen-
ser de lui-même ce qu’il trou-
ve exprimé dans son auteur.
La politique n’y est point
contraire à la religion, &
celle-ci y soûtient à son tour
la politique. C’est un livre
de principes qui peuvent é-
galement servir a l’homme
d’Etat, & au philosophe. Ce
ne sont point des maximes
de spiritualité, mais des ré-
flexions saines, judicieuses,
solides. L’auteur parle libre-
ment : c’étoit assés le caracté-
re des anglois ; & c’est encore
celui de leurs auteurs : mais
quand cette liberté n’a rien
que de conforme au bon sens
& à la raison ; quand elle res-
ix
Avertissement.
pecte la Religion & la pieté
qui doivent être raisonnables
elles-mêmes ; loin d’être blâ-
mable, c’est l’assaisonne-
ment le meilleur qu’on puisse
donner à un écrit, aujour-
d’hui sur-tout que ce goût
paroît regner de plus en plus
en
presque toute l’
écrit qui a ce caractére, ne
peut manquer de plaire &
d’être utile. Un ouvrage qui
renferme plus de choses que
de mots, peut ennuier un es-
prit superficiel, qui n’aime
que ce qui flatte son imagi-
nation, & qui cherche plus
ce qui brille, que ce qui in-
struit Mais la gloire d’un
x
Avertissement.
auteur est-elle de n’être
agréable qu’à ces sortes de
lecteurs ? L’homme sensé,
l’auteur judicieux, ne met-
tent leur honneur qu’à être
goûtés par ceux qui leur res-
semblent ; & puisque nous
sommes tous faits pour rai-
sonner, & pour raisonner
juste, pourquoi chercheroit-
on autre chole dans un ou-
vrage ? Celui-ci d’ailleurs
donne en peu de mots tant
de regles lumineuses d’une
sage conduite, qu’il plaît,
qu’il instruit, qu’il charme
ceux qui aiment à se con-
noître, & qui craignent de
se tromper. S’il reprend des
défauts, c’est pour appren-
xj
Avertissement.
dre à les corriger ; s’il atta-
que des abus, c’est pour
montrer à les éviter ; s’il don-
ne des préceptes, c’est pour
faire discerner ce qui est de
devoir, & fuir ce qui n’est
que de caprice & de fantai-
sie.
coup de défauts, ne laisse pas
que d’avoir connu ce qui
n’etoit que préjugé, & d’avoir
fait quelquefois une guerre
assés heureuse à beaucoup de
préventions, avoit raison
d’estimer cet écrit. Il loüe
beaucoup ces
xij
Avertissement.
plaudiront à cet égard au ju-
gement de ce critique qu’il
faut abandonner sur tant
d’autres points.
doin
bres de l’Academie Françoi-
se, en avoit déja publié une
traduction en
l’avons parcourue, & nous y
avons trouve une difference.
énorme entre elle & celle que
nous publions. Style mau-
vais dans la première, addi-
tions peu dignes de l’auteur,
expressions louches, suran-
nées & souvent bizarres,
c’est le caractére de cette
traduction. L’élégance, la
pureté du langage, la pré-
cision, forment au contraire
xiij
Avertissement.
le caractére de celle-ci. Si
notre jugement semble sus-
pect, parce qu’il paroît in-
teressé, qu’on lise cet ou-
vrage, & nous sommes assu-
rés que l’on ira encore plus
loin que nous dans les élo-
ges que nous donnons à cet
écrit. Il est vrai que nous
avons fait quelques retran-
chemens dans la traduction
que nous publions ; mais ou-
tre qu’ils sont en très-petit
nombre, nous ne les avons
faits que sur l’avis d’un hom-
me d’esprit qui les a jugé
nécessaires pour se confor-
mer à nos mœurs & aux loix
reçues dans le royaume ;
& par respect pour la vérité
xiv
Avertissement.
qui s’y trouvoit blessée. La li-
berté de penser est soufferte
en
terre
rée dans les bornes de la sa-
gesse & de la moderation, au
lieu que l’on n’ignore pas
qu’elle est souvent portée à
un excès condamnable en
plus judicieux ne font pas dif-
ficulté d’en convenir, & de
souhaiter que l’on imitât à
cet égard notre prudence &
notre reserve.
xv
TABLE
DES TRAITEZ
contenus dans ces
DE l’Habitude, & de l’Education. Pag. 1.
xvj
TABLE
Du Sage en apparence. pag. 44.
De la Colere. pag. 48.
De la Loüange. pag. 54.
De la Gloire & de la Réputa- tion. pag. 59.
De la
xvij
TABLE
De la Dépense. pag. 115.
Des Graces, & de ceux qui y prétendent. pag. 120.
ẽ
xviij
TABLE.
De l’Adversité. pag. 229.
De la Vengeance. pag. 232.
De l’Athéisme. pag. 236.
De la Superstition. pag. 243.
De la Bonté naturelle & ac- quise. pag. 245.
xix
TABLE
De l’Etude. pag. 278.
De la Vanité. pag. 284.
De l’Ambition. pag. 289.
De la Fortune. pag. 296.
De l’Empire. pag. 302.
De la vérittable Grandeur des Royaumes & des Etats. pag.
ẽ ij
xx
TABLE.
De l’Expedition dans les affai- res. pag. 374.
Fin de la Table.
DE L’HABITUDE,
ET DE L’EDUCATION.
LES pensées des hom-
mes naissent de leurs
inclinations ; leurs dis-
cours sont proportion-
nés à leur sçavoir & aux opi-
nions qu’ils ont embrassées,
A
2
mais l’habitude seule regle &
détermine leurs actions, com-
me
beaucoup de bon sens, mais
dans un cas odieux.
On voit bien clairement la
forme, ou pour mieux dire le
triomphe de l’habitude, en ce
que nous entendons tous les
jours des hommes, promettre,
s’engager & donner des paro-
les autentiques, sans que cela
fasse aucune impression sur eux,
ni qu’ils changent en rien leur
conduite, comme s’ils étoient
des statuës, ou des machines
que la seule habitude fait mou-
voir. Voici plusieurs exemples
de son pouvoir & de sa ti-
rannie.
Les lndiens (je parle des
Gymnosophistes) se mettent
tranquillement sur un bûcher,
& se sacrifient par le feu. Les
femmes même se sont brûler
3
avec le corps de leurs maris.
Les enfans de
coûtumés à se laisser foüeter sur
l’autel de
Je me souviens qu’au commen-
cement du regne de la
Elisabeth
qui fut condamné, présenta un
placer au Viceroi, demandant
à être pendu avec une branche
d’ozier retorse, & non pas
avec une corde, parce que ç’a-
voit été la coûtume dans son
païs de pendre les rebelles de
cette maniére. En
il y a des moines qui se met-
tent l’hyver dans l’eau par, pé-
nitence, & qui y demeurent
jusqu’à ce qu’elle soit gélée
autour d’eux. Puis donc que
l’habitude a tant de pouvoir
sur nous, tâchons d’en con-
tracter de bonnes. Celles qu’on
prend dans la jeunesse, sont
certainement les plus fortes,
A ij
4
& ce que nous appellons édu-
cation, n’est en effet qu’une
habitude prise de bonne heure.
Nous voyons à l’égard des lan-
gues que la prononciation ou
l’accent s’apprend bien mieux
dans la jeunesse ; alors la langue
est plus déliée, les nerfs sont
aussi plus souples ; ceux qui ap-
prennent tard ne peuvent pas
si facilement prendre un pli
nouveau, à moins que ce ne
soit de ces hommes rares qui se
tiennent toûjours en exercice,
& qui conservent par ce moïen
la faculté nécessaire pour ap-
prendre tout ce qu’ils veulent
sçavoir ; mais si la coûtume
simple & pour ainsi dire, pri-
vée, a tant de force, elle en
aura bien davantage étant as-
sociée & conjointe comme el-
le l’est dans les collèges; car
alors l’exemple instruit, la so-
cieté encourage, l’émulation &
5
les honneurs élevent l’esprit :
de sorte que dans ces lieux la
force de la coûtume est portée
à son plus haut période. Cer-
tainement la multiplication des
vertus naît de la bonne insti-
tution & de la bonne discipline
des societés. Car les societés,
& les bons gouvernemens cul-
tivent la vertu naissante, mais
ils n’en corrigent pas la sé-
mence ; & le malheur est qu’on
employe souvent les moyens
les plus efficaces pour la fin la
moins désirable.
A iij
6
DU MARIAGE, ET DU CELIBAT.
CELUI qui a une femme
& des enfans, a donné des
ôtages à la fortune. Ce sont
des entraves pour les grandes
entreprises, soit que la vertu
ou le vice nous y porte. Tout
ce qui s’est fait de plus recom-
mandable en saveur de la so-
cieté, a été fait par des gens
qui n’avoient point d’enfans,
& qui ont, pour ainsi dire,
épousé & donné toute leur
affection au bien public. Il pa-
roîtroit cependant naturel que
ceux qui ont des enfans, eussent
plus de soin que les autres de
l’avenir, auquel ils doivent
transmettre leurs plus chers
dépôts.
7
Il y a des gens indépendam-
ment de tout cela qui ne pen-
sent point à faire passer leur
mémoire à la postérité. lls re-
gardent comme une folie de
se donner des soins, & de se
tourmenter pour un tems, où
ils ne seront plus. Quelques-
uns regardent une femme &
des enfans seulement comme
un sujet de dépense ; & qui plus
est, il ya des avares assez fols
pour tirer vanité de n’avoir
point d’enfans, parce que peut-
être ils ont entendu dire à quel-
qu’un en parlant d’un homme
riche, mais il a beaucoup d’en- fans, comme une chose qui di-
A iiij
8
moindre contrainte, qu’ils re-
gardent presque leurs jarre-
tiéres comme des chaînes.
On trouve parmi les gens
qui ne sont pas mariés les meil-
leurs amis, les meilleurs maî-
tres, & les meilleurs domesti-
ques ; mais non pas toujours
les meilleurs sujets ; car ils se
transplantent aisément, & le
plus grand nombre de fugitifs
est de cette espéce.
Le célibat convient aux ec-
clésiastiques. Il est rare qu’on
soccupe à arroser des plantes,
lorsqu’on a besoin de l’eau pour
soi-même. Mais il me paroît
qu’il est indifférent que les ma-
gistrats soient mariés ; car s’ils
sont corrompus, ils auront un
domestique pire qu’une femme
pour attirer & pour recevoir des
présens. A l’égard des soldats,
je trouve que les généraux,
pour les engager à bien com-
9
battre, les font ordinairement
ressouvenir de leurs femmes &
de leurs enfans. Je crois donc
que le mépris du mariage parmi
les Turcs, peut rendre leurs
simples soldats moins résolus.
Une femme & des enfans
augmentent l’humanité dans
les hommes ; & quoiqu’un gar-
çon soit souvent plus charita-
ble, parce qu’il a moins de dé-
pense à faire, il est cependant
plus cruel, plus dur, & plus
propre à faire la charge d’in-
quisiteur, parce qu’il y a moins
d’occasions qui puissent réveil-
ler en lui sa tendresse, & tou-
cher son cœur.
Les naturels graves conduits
par la coûtume, & qui se pi-
quent de constance, sont ordi-
nairement de bons maris, com-
me qui vetulam suam
10
vent orguëilleuses & de mau-
vaise humeur, enflées du mérite
de leur chasteté. Le meilleur lien
pour retenir une femme dans
son devoir, c’est qu’elle ait opi-
nion de la prudence de son ma-
ri ; opinion qu’elle n aura pas
s’il lui paroît jaloux.
Les femmes sont des maîtres-
ses pour de jeunes gens, pour les
hommes plus âgés des compag-
nes, & pour les vieillards des
nourrices, de maniere qu’on a
tant qu’on veut un prétexte de
prendre une femme. Cepen-
dant celui à qui on demandoit
quand un homme devoit se ma-
rier, & qui répondit : Un jeune
homme, pas encore : Un vieil-
lard, point du tout : celui-là,
dis-je, est mis au nombre des
sages.
On voit souvent que les mau-
vais maris ont de bonnes fem-
mes, ou du moins que leur
11
& de Morale.
tendresse est bien plus estimée,
lorsqu’ils reviennent à elles.
Souvent aussi elles se montrent
patientes par orguëil, sur-tout
si elles ont elles-mêmes choisi
leurs maris contre l’avis de
leurs parens ; car alors elles
veulent (quoiqu’il leur en coû-
te) soutenir leur folie.
12
DES CLIENS,
ET AMIS.
LES cliens à grands airs
ne sont point commodes ;
en faisant sa queuë trop lon-
gue, on racourcit ses aîles. J’en-
tens par grands airs, non seu-
lement ceux qui causent une
grande dépense, mais aussi ceux
qui sont importuns par des sol-
licitations continuelles. Les
cliens ordinaires ne doivent
exiger de leur patron que l’ap-
pui, la récommandation, & la
protection dans le besoin.
Il faut encore éviter de re-
cevoir pour cliens, ou pour
amis, ceux qui ne nous sont
point attachés par amitié, mais,
par mécontentement contre
quelqu’autre ; ils font naître
13
& de Morale.
très-souvent, ou pour le moins
durer, les mésintelligences si
communes parmi les grands.
Les cliens qui ont trop de va-
nité, & qui prônent à grand
bruit leurs patrons, sont aussi
très-facheux ; ils gâtent les affai-
res par leur babil; & loin de se
faire estimer, ils attirent l’envie
sur eux. Mais il y en a d’une
autre espéce bien plus dange-
reuse ; ce sont certains espions
à gages qui cherchent conti-
nuellement à pénétrer dans les
secrets d’une maison pour les
porter dans une autre ; ils sont
souvent en faveur, parce qu’ils
semblent officieux, & parce
qu’ils rapportent ordinaire-
ment des deux côtés.
Quand on est suivi par des
personnes de sa profession, com-
me les gens de guerre qui sui-
vent leur géneral, quoiqu’en
tems de paix ; c’est une maniére
14
Essais de Politique,
convenable, & qui même est ap-
prouvée dans les monarchies,
pourvû que ce soit sans trop de
pompe & de popularité. Mais
de toutes les façons d’avoir
des cliens, la plus honorable
est de se rendre le protecteur
de quiconque a de la vertu. Il
faut avouer cependant que s’il
n’y a pas grande disproportion
de mérite, les personnes d’un
esprit médiocre valent mieux
pour cliens que celles qui ont
trop d’adresse ; & pour dire la
vérité, dans un tems de corrup-
tion un homme actif est sou-
vent plus utile qu’un homme
vertueux.
Dans le gouvernement d’un
Etat, il est bon que le traite-
ment ordinaire soit égal entre
des personnes d’un même rang ;
trop favoriser les uns, les
rend insolens, & mécontente
les autres. Mais dans les graces
15
& de Morale.
qu’on dispense, on doit agir tout
différemment. Il faut user de
distinction & d’élection. Par-là
les uns deviennent plus recon-
noissans, & les autres plus em-
pressés. On ne doit pas cepen-
dant trop favoriser quelqu’un
d’abord, parce qu’il ne seroit
pas possible de continuer avec
proportion.
On fait mal de se laisser
gouverner par un ami ; c’est
montrer de la foiblesse, & don-
ner jour à la médisance. Ceux
qui n’avoient osé nous cen-
surer directement, ne man-
queront pas de médire de celui
qui nous conduit ; ainsi notre
réputation en souffrira. Il est
cependant encore plus dange-
reux d’être livré à plusieurs per-
sonnes à la fois : on devient in-
constant, & sujet à la derniere
impression. Mais il est honora-
ble & utile de prendre conseil
16
Essais de Politique,
d’un petit nombre d’am
Ceux qui regardent voye
mieux que ceux qui joüe
La vérittable amitié est fort
re, & sur-tour entre des égau
c’est cependant celle que
anciens ont le plus célébr
S’il y en a, c’est entre le s
périeur & l’inférieur, par
que la fortune de l’un dépe
de celle de l’autre.
D
17
& de Morale.
DE LA
CONVERSATION.
ON doit éviter dans la con-
versation l’affectation, &
que l’art de s’y bien conduire
marque la décence des mœurs,
& que celui de converser sert
Comme l’action (quoiqu’elle
n’ait rien que de superficiel) est
cependant requise dans un Ora-
parties qui semblent d’une bien
plus grande importance ; ainsi la
conversation, quoiqu’elle ne
prouve rien pour les qualités
de l’ame, si elle n’est pas mise
dans un homme du monde au-
dessus de tout, du moins tient-
elle une très-haute place, &
l’air même du visage a beau-
B
18
Essais de Politique,
coup de poids. Nec vultu destrue dit le poëte. On peut
19
& de Morale.
ses qui appartiennent à la con-
versation.
L’abrégé de la bienséance &
de la politesse, consiste à garder
également notre dignité, &
celle des personnes avec les-
quelles nous conversons.
Live
quoiqu’il parle sur un autre su-
jet. Ne aut arrogans videar, aut D’un autre côté, si on pa-
Bij
20
Essais de Politique,
parler : Amicos esse sures temporis.
Ceux qui sont si extrême-
ment polis, qu’ils paroissent
formés exprès pour la politesse,
se contentent ordinairement
de posseder cette bonne quali-
té, & n’aspirent presque jamais
à des vertus plus élevées &
plus solides. Au contraire ceux
qui connoissent leur défaut à
cet égard, cherchent à s’attirer
l’estime par d’autres voyes.
Presque toutes choses sont
bienséantes à celui qui est véri-
ttablement estimé. Quand ce
point manque, il faut cher-
cher un faux-fuyant (pour
m’exprimer ainsi) dans la com-
plaisance & dans la politesse.
Vous ne trouverez presque
21
& de Morale.
jamais d’empêchement dans les
affaires, plus grand, ni plus
ordinaire que trop de cérémo-
nie, & aussi trop de circonspe-
ction dans le choix du tems &
de l’occasion.
Qui respicit ad nubes, non muter.
La politesse est, pour ainsi
dire, le vêtement de l’esprit ;
elle doit servir comme les ha-
bits de tous les jours qui n’ont
rien de recherché, & qui ne
coûtent pas trop : elle doit aussi,
comme ies habits, faire paroî-
tre ce qu’il y a de mieux, & ca-
cher les défauts : enfin elle ne
doit point gêner, ni empêcher
l’esprit d’agir librement.
22
DE LA NOBLESSE.
NOUS parlerons de la
noblesse, premierement
comme faisant partie d’un Etat,
& ensuite comme d’une condi-
tion de parciculier. Une mo-
narchie où il n’y a point de no-
bles, est toûjours une pure & ab-
soluë tirannie, comme celle du
Turc. La noblesse tempére la
souveraineté, & détourne un
peu les yeux du peuple du sang
royal. Les démocraties n’en
ont pas besoin ; elles sont même
plus tranquilles & moins suje-
tes aux séditions, quand il n’y a
pas de familles nobles. Alors
on regarde à l’affaire proposée,
non pas à celui qui la propose,
ou si on y regarde, ce n’est
qu’autant qu’il peut être utile
pour l’affaire, & non pas pour
23
ses armes, & pour sa génealo-
gie. Nous voyons que la répu-
blique des Suisses se soutient
sort bien malgré la diversité de
la religion & des cantons, par-
ce que l’utilité & non pas le res-
pect fait leur lien. Le gouver-
nement des
des Pays-Bas
l’égalité dans les personnes cau-
se l’égalité dans les conseils, &
fait que les taxes & les contri-
butions sont payées de meil-
leure volonté.
Une noblesse grande & puis-
sante augmente la splendeur
d’un Prince, mais elle diminué
son pouvoir. Elle donne du
cœur au peuple, mais elle rend
sa condition plus utile. Il est
bon pour le Prince & pour la
justice que la noblesse ne soit
pas trop puissante, & qu’elle se
conserve cependant une gran-
deur capable de réprimer l’in-
24
solence populaire, avant qu’el-
le puisse s’attaquer à la majesté
du Prince. Une noblesse nom-
breuse rend ordinairement un
Etat moins puissant ; car outre
que c’est une surcharge de dé-
pense, il arrive nécessairement
que plusieurs nobles devien-
nent pauvres avec le tems : ce
qui fait une espéce de dispro-
portion entre les honneurs &
les biens.
A l’égard de la noblesse dans
les particuliers, on a une espéce
de respect pour un vieux Châ-
teau, ou pour un bâtiment qui
a résisté au tems, ou même pour
un bel & grand arbre qui est
frais & entier malgré sa vieilles-.
se. Combien en doit-on plus
avoir pour une noble & an-
cienne famille qui s’est mainte-
nue contre tous les orages des
tems ? La nouvelle noblesse est
l’ouvrage du pouvoir du Prin-
ce ;
25
ce ; mais l’ancienne est l’ouvra-
ge du tems seul.
Ceux qui sont les premiers
élevés à la noblesse, ont ordi-
nairement de plus grandes qua-
lités, mais moins d’innocence
que leurs descendans. Car rare-
ment on ne s’éleve que par des
bons & des mauvais moïens en-
semble. Il est injuste que la mé-
moire des vertus demeure à la
postérité, & que les défauts
soient ensevelis avec ceux qui
les ont.
Une naissance noble dimi-
nuë ordinairement l’industrie ;
& celui qui n’est pas indus-
trieux, porte envie à celui qui
l’est. Les nobles d’un autre cô-
té n’ont pas tant de chemin à
faire que les autres, pour mon-
ter aux plus hauts dégrés ; & ce-
lui qui est arrêté tandis que les
autres montent, a pour l’ordi-
naire des mouvemens d’envie.
C
26
Mais la noblesse étant dans la
possession de joüir des hon-
neurs, cela éteint l’envie qu’on
lui porteroit si elle en jouissoit
nouvellement. Les Rois qui
peuvent choisit dans leur no-
blesse des gens prudens & ca-
pables, trouvent en les em-
ployant beaucoup d’aisance &
de facilité : le peuple se plie
naturellement sous eux, com-
me étant nés pour commander.
27
DU DISCOURS.
IL y a des gens qui aiment
mieux dans la conversation
paroître doüés d’un esprit faci-
le & qui peut se tirer d’affaires
sur toute sorte de sujets, que
de montrer un discernement
solide, juste, & qui s’attache
au vrai ; comme s’il étoit plus
glorieux de faire voir qu’on
sçait tout ce qui se peut dire
que de montrer qu’on sçait ce
qui se doit penser. Il y a aussi
des gens qui ont des lieux com-
muns & des thémes tout faits,
où ils brillent d’abord ; mais
manquant de varieté, ils en-
nuyent bien-tôt, & paroissent
ridicules aussi-tôt qu’ils sont
découverts.
Le rôle distingué dans une
C ij
28
conversation, c’est de fournir
la matiére, de la diriger, & de
la varier : c’est être la clef de
meutte. Il est bon de diversifier
la conversation, & de montrer
les choses qu’on traite sous plu-
sieurs aspects différens ; de mé-
ler aux argumens, des narra-
tions, des questions, des opi-
nions, du plaisant, & du sé-
rieux. On languit quand la
conversation roule trop long-
tems sur un même sujet.
A l’égard de la plaisanterie,
plusieurs choses doivent être
privilégiées ; la religion, les
matières d’Etat, les grands
hommes, les affaires graves des
particuliers, & tout ce qui est
digne de pitié. Il y a des per-
sonnes qui croient que leur es-
prit s’endormiroit, s’ils ne jet-
toient dans la conversation
quelque chose de piquant. C’est
une habitude qu’on doit répri-
29
mer, parce, puer, stimulis, & Le bon sel n’a
Celui qui fait beaucoup de
questions, apprendra beau-
coup, sur-tout s’il sçait les pro-
portionner à la capacité de la
personne qu’il questionne. Il
lui fournit le plaisir de parler de
ce qu’elle sçait le mieux, & il
apprend toujours quelque cho-
se ; mais il faut se garder d’être
importun par trop de questions.
Laissez parler les autres, & s’il
y a quelqu’un qui empaume la
conversation, semblable à l’in-
strument qui anime ou qui rend
plus graves les pas des dan-
seurs, détournez-le adroite-
ment, afin que celui qui s’est tû
long-tems, puisse, pour ainsi
dire, entrer en danse. Dissimu-
C iij
30
lez quelquefois ce que vous sça-
vez, c’est le moyen qu’on ne
vous croye pas neuf une autre-
fois dans ce que vous ignorez
peut-être.
On doit parler de soi très-ra-
rement & avec bien des ména-
gemens. J’ai connu un homme
qui disoit d’un autre par déri-
sion : Ne faut-il pas qu’il ait
beaucoup d’esprit, puisqu’il
nous en assure si souvent ? Il
n’y a qu’une occasion où l’on
peut se loüer de bonne grace,
c’est en loüant dans un autre
une vertu que l’on posséde soi-
même. Sur-tout gardez-vous
bien soigneusement des dis-
cours railleurs & malins. La
conversation doit être comme
une promenade, & non pas
comme un grand chemin qui
mene à la maison de quelqu’un.
J’ai connu deux personnes de
qualité de l’occident d’
31
& de Morale.
piquante, & faisoit toûjours
très-grande chere, l’autre de-
manda un jour à quelques-uns
de ses amis qui avoient dîné
chez son voisin, s’il n’avoit rien
dit à ttable de piquant. Lors-
qu’on lui eut répondu qu’il
avoit dit telle & telle chose ; je
sçavois bien, répliqua-t’il, qu’il
gâteroit un bon diner.
La discrétion dans les dis-
cours vaut mieux que l’elo-
quence ; & mésurer son dis-
cours à la portée de celui à qui
l’on parle, est préferable à l’or-
nement & à la méthode.
Sçavoir bien parler, & ne
sçavoir pas bien répondre,
montre un esprit lent ; bien re-
pliquer, & ne sçavoir pas faire
un discours de suite, montre peu
de capacité & de sçavoir. On
remarque que les animaux qui
courent le mieux, ne sont pas
C iiij
32
Essais de Politique,
ceux qui tournent avec le plus
d’adresse. Cette différence se
voit entre le lévrier & le lié-
vre.
Entasser beaucoup de cir-
constances avant que de venir
au fait, est une maniére fasti-
dieuse, & qui déplaît. Mais
aussi ne rapporter aucune cir-
constance, rend le discours
sec & peu intéressant.
33
& de Morale.
DES MAGISTRATS,
ET DES DIGNITÉS.
CEUX qui ont les plus
grandes charges sont trois
fois esclaves : esclaves du Prin-
ce ou de l’Etat, esclaves de
leur réputation, esclaves des
affaires ; de maniére qu’ils ne
sont maîtres ni de leurs person-
nes, ni de leurs actions, ni de
leur tems.
C’est une étrange passion que
celle de vouloir dominer sur les
autres, en perdant sa propre li-
berté. On ne monte point sans
peine aux grandes dignités ; on
parvient par le travail à de plus
grands travaux, aux dignités
par les dignités.
Il est difficile de se soutenir
34
dans les grands emplois, & on
n’en est point privé sans essuïer
une chûte, ou pour le moins
une éclipse, qui est toûjours
une chose triste.
qui sueris, non es, cur velis
vivere ?
On ne peut pas toûjours se
retirer quand on le veut ; sou-
vent on ne le veut pas, lors-
qu’on le pourroit. La plûpart
des hommes ne peuvent souffrir.
une vie privée malgré la vieil-
lesse & une mauvaise santé qui
demandent cependant l’ombre
& le repos, & ressemblent à ces
vieux bourgeois, qui, n’ayant
pas la force de se promener
dans la ville, s’asseoient encore
devant leur porte, & se don-
nent en spectacle, quoiqu’ils
courent risque de se faire moc-
quer d’eux.
Ceux qui sont dans les grands
emplois, ont besoin de l’opi-
35
nion des autres pour se trouver
heureux : s’ils jugent par ce
qu’ils sentent eux-mêmes, ils
ne trouveront pas qu’ils le
soient. Mais s’ils font attention
à ce que les autres pensent, &
combien l’on souhaite d’être à
leur place, ils se trouveront
heureux par cette opinion d’au-
trui, & pendant qu’ils sentent
peut-être en eux-mêmes qu’ils
ne le sont pas ; car ils sont les
premiers à sentir leurs dou-
leurs, quoiqu’ils soient les der-
niers à sentir leurs défauts. Les
hommes en grand pouvoir ne se
connoissent pas ordinairement,
parce qu’étant occupés & dis-
traits par les affaires, ils n’ont
pas le tems de penser aux soins
que demandent le corps &
l’esprit.
Qui notus nimis omnibus ;
36
Pendant qu’on a le pouvoir
en main, on a la licence de faire
le bien & le mal. Le dernier
est un malheur ; car le mieux est
de n’avoir pas la volonté de
faire le mal, & ensuite de n’en
avoir pas le pouvoir ; & le vrai
& le légitime but de l’ambition
doit être d’acquerir le pouvoir
de faire le bien ; car d’en avoir
seulement l’intention, quoi-
que ce soit une chose agréable à
Dieu, c’est à peu près a l’égard
des hommes comme de faire de
beaux rèves en dormant, lors-
qu’on ne met pas ses pensées en
exécution, & on ne sçauroit les
y mettre sans le pouvoir ou une
charge publique, qui nous don-
ne de l’autorité au-dessus des au-
tres hommes. Le mérite & les
bonnes œuvres sont la vraie fin
où doit tendre le travail de
37
homme : & une conscience
qui ne se reproche rien, est la
perfection de la tranquillité hu-
maine. Dieu vit que ce qu’il
voit fait étoit bon, après quoi
se reposa.
Dans l’emploi que vous oc-
upez, mettez-vous devant les
eux les meilleurs exemples ;
imitation est un globe de pré-
septes. Proposez-vous dans la
suite votre propre exemple,
pour voir si vous n’avez pas
mieux commencé que vous ne
continuez ; & ne négligez pas
non plus l’exemple de ceux qui
font mal fait dans la même char-
ge, non pas pour en tirer vanité,
mais pour mieux apprendre à
éviter le mal. Que ce que vous
réformez, se fasse sans ostenta-
tion & sans blâmer le tems ni
les personnes ; que votre inten-
tion soit de donner de bons
exemples, aussi-bien que de les
38
imiter. Examinez les choses dès
leur commencement : voyez
en quoi & comment le mal s’est
introduit ; consultez l’antiqui-
té pour connoître ce qu’il y a
de meilleur, & le reste des tems
pour sçavoir ce qu’il y a de plus
commode. Tâchez d’établir des
regles dans votre maniére d’a-
gir, afin qu’on sçache par avan-
ce ce qu’on peut espérer de
vous. Ne soyez pas cependant
trop entier ni trop opiniâtre ;
& lorsque vous ne suivrez pas
votre regle ordinaire, faites
voir clairement la raison qui
vous en empêche. Conservez
les droits de votre charge, mais
ne cherchez point de dispute
là-dessus ; pensez plûtôt à exer-
cer vos droits à la rigueur sans
en parler, que de chercher à
faire du bruit, & vous attirer
des querelles par ostentation.
Défendez aussi & protegez
39
d’un accès facile ; rendez-vous
ponctuel à l’heure que vous
avez marquée ; finissez ce que
vous avez entrepris avant que
de commencer autre chose, si
vous n’y êtes pas forcé par une
nécessité indispensable. A l’é-
gard de la corruption, ne liez
pas seulement vos mains, & cel-
40
les de vos domestiques, afin qu’-
ils ne prennent rien, mais liez
aussi celles des solliciteurs pour
qu’ils n’offrent rien. L’inté-
grité sera le premier de ses ef-
fets ; mais pour éviter l’au-
tre, il faut montrer haute-
ment toute l’horreur que vous
avez des ames venales. Evitez
non seulement de vous laisser
corrompre mais même qu’on
ne puisse pas vous en soupçon-
ner. Quiconque change faci-
lement d’avis & sans une rai-
son manifeste, fait soupçonner
qu’il s’est laissé corrompre. Ain-
si quand vous changez d’opi-
nion & de manière d’agir, dites
clairement vos raisons, & ne
cherchez pas à le faire furtive-
ment. Si vous montrez de l’esti-
me pour un domestique favori,
qui ne soit pas fondée sur de
bonnes raisons, on le regardera
comme la porte secrete pour
intro-
41
introduire la corruption. La
brutalité est un vice dont on ne
tire jamais avantage, & qui mé-
contente tout le monde. La sé-
vérité inspire la crainte, mais la
brutalité attire la haine. Les ré-
primandes d’un homme en pla-
ce doivent être graves & point
piquantes. Celui qui se laisse
gagner par l’importunité ou par
des petites considérations, en
trouvera qui l’arrêteront à cha-
que instant ; avoir des égards est
une chose condamnable, dit
lomon
le mal pour un morceau de
pain. Cette pensée est juste. La
charge montre l’homme, les
uns en beau, les autres à leur
avantage. Omnium consensu ca- dit
D
42
Essais de Politique,
regner pour l’un ; des maniéres
& des affections pour l’autre-
C’est une marque certaine de
grandeur d’ame, lorsque les
honneurs rendent un homme
meilleur. Les honneurs sont ou
doivent être le centre de la ver-
tu, & comme un corps se meut
plus rapidement allant vers
son centre, & que lorsqu’il y
est, il reste tranquille ; de même
la vertu est violente dans ce
qu’elle désire, & tranquille
aussi dans l’autorité. On monte
aux grands emplois par un es-
calier à deux rampes. S’il y a
des factions, il est bon de se
mettre d’un côté pendant qu’on
monte ; mais quand on est pla-
cé, on doit se tenir sur le repos,
& garder l’équilibre. Il faut res-
pecter la mémoire de ceux qui
nous ont précedés : si vous ne le
faites pas, votre successeur vous
payera de la même
43
exclure, lorsqu’ils ont raison
de s’attendre à être appellés.
Dans votre conversation ordi-
naire, oubliez que vous avez
une charge ; & faites plûtôt
en sorte qu’on dise de vous,C’est un autre homme, quand il est dans l’exercice de sa charge.
D ij
44
DU SAGE
EN APPARENCE.
C’EST une opinion assez
généralement établie que
les François sont plus sages qu’-
ils ne paroissent, & que les Espa-
gnols paroissent plus sages qu’-
ils ne sont. Quoiqu’il en soit des
nations en général, il est certain
que cette distinction peut sou-
vent se faire entre des particu-
liers. On en voit de qui la sa-
gesse ressemble à la sainteté de
ceux dont parle l’Apôtre, lors-
qu’il dit : Speciem pietatis haben-
Il y a des personnes qui s’oc-
cupent à des riens avec beau-
coup d’appareil & de gravité.
Il est plaisant pour un homme
d’esprit, & pour tous ceux qui
45
les apperçoivent, de voir les
tours de ces prétendus sages,
& de quelle maniére ils se met-
tent, pour ainsi dire, en per-
spective, pour donner à une
simple superficie l’apparance
d’un corps solide. Les uns
sont si retenus & si discrets,
qu’ils n’étalent jamais leur
marchandise au grand jour,
& qu’ils sont toûjours sem-
blant d’avoir quelque cho-
se en réserve. S’ils sentent que
ce qu’ils disent ne s’entend pas,
ils tâchent de persuader qu’ils
ne se permettent pas de dire ce
qu’ils sçavent. Il y en a d’autres
qui ont recours aux gestes &
aux grimaces. Ils sont sages en
signes, comme
de
frontem sublato, altero ad men-
tum depresso supercilio, crudelita-
tem tibi non placere.
Ils croient quelquefois en
46
imposer par une sentence pro-
noncée d’un air décisif & sans
s’arrêter. Ils prennent pour
admis ce qu’ils ne sçauroient
prouver. D’autres encore font
semblant de mépriser ou de né-
gliger tout ce qui est au-dessus
de leur capacité, comme des
choses impertinentes, ou de
trop petite conséquence, &
veulent que leur ignorance soit
réputée pour jugement ; en
vous amusant par quelque sub-
tilité, ils coulent sur l’essentiel
de la question.
ceux-là : Hominem delirum qui Et
47
trouver & de prédire des diffi-
cultés. Car lorsque la proposi-
tion est rejettée, ils sont hors
d’intrigue ; mais s’il falloit la
discuter, comment s’en tire-
roient-ils ?
Cette fausse prudence ruine
les affaires. Il n’y a point de
marchand endetté qui use de
tant d’artifices pour soutenir
son crédit, que ces gens vuides
de sens pour maintenir une
opinion de prudence qui leur
donne quelquefois de la répu-
tation parmi le peuple. Mais
qu’on se garde bien de les em-
ployer dans les affaires. Tout
autre, fut-il cent sois plus sot &
plus fol, vaut encore mieux
qu’un de ces prétendus sages.
48
DE LA COLERE.
C’EST une pure ostenta-
tion de stoïcien que de
prétendre étouffer en nous
toute semence de colére. Nous
avons un meilleur oracle : Iras-
Nous dirons comment on
peut tempérer & adoucir l’in-
clination naturelle & l’habitu-
de à la colére. Comment ces
mouvemens particuliers peu-
vent être réprimés, ou du
moins les moyens d’empêcher
les mauvais effets qu’ils pro-
duisent ordinairement. Enfin
comment
49
& de Morale.
comment on peut exciter ou
calmer la colére dans un autre.
Pour la tempérer & l’adou-
cir, le meilleur reméde est de
réfléchir sur les effets qu’elle
produit, quel désordre elle cau-
se dans la vie. Le meilleur tems
pour ces réfléxions, c’est lors-
que l’accès de la colére est pas-
sé.
lram ruinæ similem esse, quæ in L’ecriture sainte
E
50
Lorsqu’on est en colére, il vaut
mieux montrer du mépris que
de la crainte, afin de paroître
plûtôt au-dessus qu’au-dessous
de l’injure : cela est facile, si
l’on est capable de garder quel-
que regle dans sa colére.
A l’égard de ses causes & de
ses motifs, il y en a trois princi-
paux : D’être trop sensible aux
injures. Personne ne se met
en colére s’il ne se croit offensé ;
c’est pour cela que les gens dé-
licats y sont sujets. Il y a bien
des choses qui les blessent,
qu’une nature plus forte ne
sentiroit pas.
S’imaginer que l’injure qu’-
on nous a faite étoit accom-
pagnée de mépris ; le mépris
porte à la colére autant ou
plus que l’injure même. Quand
donc on est ingénieux à trou-
ver des circonstances de mé-
pris, la colère en est enflammée.
51
Enfin l’opinion que sa répu-
tation est blessée, l’augmente
encore infiniment. Le reméde
à tout cela est d’avoir, comme
disoit cutem honoris Mais le meilleur
A l’égard des moyens d’em-
pêcher que la colére ne produi-
se de mauvais effets, c’est pre-
mierement de se garder des pa-
roles dures, sur-tout de celles
qui peuvent irriter avec raison
la personne à qui elles sont
adressées. Communia maledicta,
E ij
52
cieté. Il faut encore avoir at-
tention de ne pas rompre une
affaire par colére, & ne rien
faire d’irrévocable.
Pour exciter dans un autre
ou pour calmer la colére, c’est
particulierement par le choix
du tems qu’on en vient à bout.
On l’excite facilement, lorsque
la personne est déja de mauvaise
humeur, ou en trouvant moyen
de lui persuader qu’on a tout le
mépris possible pour elle, com-
me je l’ai déja dit. Ces deux
moyens pris en différentes ma-
niéres, peuvent servir égale-
ment pour les effets contraires ;
car pour éviter qu’une person-
ne se mette en colére, il faut
choisir le tems de sa bonne hu-
meur : alors on peut lui dire ce
qu’elle n’écouteroit peut-être
pas dans un autre moment. La
premiere impression fait beau-
coup. Il est aussi très-important
53
de séparer tant qu’on peut, l’in-
jure du mépris, & de faire en
sorte qu’on l’attribue à une mé-
prise, à la crainte, à la passion,
ou à quelqu’autre chose, selon
le cas.
E iij
54
DE LA LOUANGE.
LA loüange est la réflexion
de la vertu ; & comme la
réflexion est peu juste, si la gla-
ce a des vices, de même la
loüange, si elle vient du peuple,
est ordinairement fausse, &
plûtôt le partage de la présomp-
tion que de la vertu.
La capacité du peuple ne s’é-
tend pas jusqu’à sçavoir distin-
guer dans un seul homme plu-
sieurs vertus excellentes. Les
petites vertus attirent sa loüan-
ge ; les moïennes le remplissent
d’admiration & d’étonnement ;
mais les plus sublimes le pas-
sent. L’apparence de la vertu,
ou species virtutibus similes, est
55
à l’eau de la riviére qui éléve ce
qui est leger & enflé, & qui
laisse aller à fond ce qui est de
poids & solide. Lorsque les per-
sonnes de qualité & de mérite
sont d’accord avec le peuple
sur la réputation de quelqu’un,
alors, comme dit l’ecriture,
nomen bonum instar unguenti fra- elle s’étend par-tout,
Il entre tant de fausseté dans
les loüanges, qu’il n’est pas
étonnant qu’on ait de la peine
à y ajoûter foi, & quelquefois
elles viennent uniquement de
la flatterie. Si c’est un flatteur
ordinaire, il aura des lieux com-
muns pour tout le monde ; si
c’est un flatteur adroit, il se con-
duira suivant le génie du grand
flatteur, c’est-à-dire, de celui
qui se plaît à être flatté, & se
contentera de le confirmer
dans les idées qu’il se sera for-
E iiij
56
mées lui-même de sa capacité.
Mais si c’est un flatteur effron-
té, il vous loüera sur les cho-
ses que vous sçavez vous-mê-
me, spretâ conscientiâ, qui vous
Il y a des loüanges qui par-
tent d’une vraie inclination
jointe à beaucoup de respect :
mais celles qu’on donne aux
princes & aux grands, ne sont
souvent qu’une sorte d’hom-
mage qu’on s’imagine leur de-
voir. Quelquefois aussi ce sont
moins des loüanges que des
instructions ; ce qui s’appelle laudando præcipere, lorsqu’on
Quelquefois les loüanges sont
données par malice pour exci-
ter l’envie & la jalousie : Pessi- Les Grecs disoient qu’il
57
un mensonge.
Une loüange modérée &
qu’on nous donne à propos, est
celle qui rend le plus de service.
vant de grand matin loüe son
ami à haute voix, est sembla-
ble à celui qui en dit du mal.
Trop loüer quelqu’un ou quel-
que chose, réveille la contra-
diction & l’envie. Il ne sied pas
de se loüer soi-même, si ce n’est
en certains cas qui sont sort ra-
res. Mais on peut loüer son em-
ploi & sa profession. Il y’a même
une espéce de magnanimité à
le faire. Ceux d’entre les cardi-
naux romains, qui ont été moi-
nes, théologiens, ou scholas-
tiques ont une maniére de s’ex-
58
primer pleine de mépris, quand
ils parlent des affaires tempo-
relles, comme des ambassades,
de ce qui a rapport à la guerre,
ou à la judicature. Ils les ap-
pellent des sbireries, comme si
c’étoient des choses qu’on dût
abandonner à des commissaires
ou à des sergens ; cependant ces
sbireries leur sont plus utiles
que leurs profondes spécula-
tions.
lui, dit quelquefois : Je parle
comme un insensé ; mais en
parlant de sa vocation : Magni-
59
DE LA GLOIRE,
ET DE LA REPUTATION.
RIEN ne sert plus pour
acquerir de la gloire &
de la réputation, qu’un certain
art de faire connoître sans af-
fectation nos talens & nos ver-
tus. Ceux qui courent après
la gloire trop ouvertement,
sont ordinairement plus parler
d’eux, qu’ils ne se font admirer
ou estimer au fond. D’autres
au contraire ne sçavent point
montrer leur vertu dans son
plus beau jour, & ne sont pas
estimés autant qu’ils sont dig-
nes de l’être.
Lorsqu’un homme vient à
bout de quelque chose que per-
sonne n’avoit entrepris avant
lui, ou qui avoit été entrepris,
60
& ensuite abandonné, ou en-
fin qui avoit été achevé, mais
non pas dans une si grande per-
fection, il acquiert plus d’hon-
neur & de réputation que s’il
eût terminé (en suivant sim-
plement les pas d’un autre)
quelque entreprise beaucoup
plus difficile. Car l’honneur qui
s’acquiert par la comparaison
de nous à d’autres, de même
qu’un diamant qui a été taillé à
facétes, a toûjours quelque
chose de plus brillant. Tâchez
donc de surpasser vos compéti-
teurs dans les choses mêmes qui
les rendent plus récommanda-
bles. Ce n’est pas ménager sa
réputation en habile homme,
que d’entreprendre une affaire
qui causera plus de honte, si on
la manque, que de gloire, si
on réussit.
Les amis intimes & les do-
mestiques, lorsqu’ils sont pru-
61
Omnis sama à do- dit Q.
Il y a divers dégrés d’hon-
sieur qui sont affectés aux seuls
souverains. Premierement d’ê-
tre fondateurs de roïaumes ou
de républiques, comme
mulus
man
législateurs qu’on appelle aussi
seconds fondateurs ou princes
perpétuels, parce qu’ils gou-
vernent par leurs loix & par
62
leurs ordonnances, même après,
leur mort. Tel que
fonse de
las siete Partidas, les sept part-
Les différens dégrés d’hon-
63
participes, c’est-à-dire, du nom-
64
DES RICHESSES.
JE ne sçaurois mieux nom-
mer les richesses que le ba-
gage de la vertu. Le mot impe-, est encore plus ex-
Les richesses n’ont d’usage
réel que dans la distribution :
tout le reste est opinion.
mon Ubi multæ sunt opes, On ne joüit
65
re, & la réputation de les pos-
séder, mais nul autre usage plus
solide ne les accompagne. Les
sommes excessives qu’on em-
ploye en pièrres précieuses, &
à toutes les choses rares ; tant
d’ouvrages qu’on entreprend
par pure ostentation, & comme
pour montrer que les grandes
richesses sont de quelque usa-
ge, ne prouvent rien pour elles
dans le fond. On dira peut-être
qu’elles peuvent épargner des
peines, & de grands dangers à
celui qui les posséde. Les ri-
chesses sont une forteresse dans
l’imagination de l’homme ri-
che, dit
dans l’imagination, & non pas
en effet ; car il est certain que
les grandes richesses ont perdu
plus de gens, qu’elles n’en ont
sauvé.
Ne cherchez point de gran-
des richesses, mais celles que
F
66
vous pourrez acquerir juste-
ment ; dépensez modérément ;
donnez gaiement, & abandon-
nez sans peine. Cependant
ne méprisez point les richesses,
comme si vous aviez fait vœu
de pauvreté. Apprenez à vous
en servir, comme
tumus ln Ecoutez
Les poëtes feignent que
lorsque
chesses, est envoyé par
il vient en boitant & à petits
pas ; mais qu’il court lorsqu’il
est envoyé par
dire que les richesses acquises
par de bonnes voies, viennent
doucement, si elles ne viennent
67
& de Morale.
pas par la mort d’autrui, c’est-
à-dire, par héritages, legs, tes-
tamens, &c. On peut aussi don-
ner un autre sens à cette fable,
si l’on regarde
le démon ; car quand des ri-
chesses viennent par des frau-
des, par des oppressions, des in-
justices, enfin par des voies cri-
minelles, alors elles viennent
vîte.
Il y a plusieurs moiens d’ac-
querir des richesses, mais il y
en a fort peu de bons. L’éparg-
ne est entre les meilleurs ; ce-
pendant elle a des défauts ; elle
est contraire aux bonnes œu-
vres & à la libéralité. L’agricul-
ture est une voie très-légitime ;
c’est, pour ainsi dire, la béné-
diction de notre mere, la terre.
Il est vrai qu’elle est lente ; ce-
pendant si des gens riches s’y
attachent, ils deviennent ordi-
nairement sort puissans. J’ai
F ij
68
connu un Seigneur Anglois
qui avoit acquis de grands biens
par cette voie : il étoit riche
en troupeaux de gros & menu
bétail, en bois, en mines de
charbon, de plomb & de fer,
en blé, & autres choses de cet-
te nature ; de sorte que sa terre
paroissoit une mer pour lui par
le grand nombre de choses
qu’elle lui apportoit. Quel-
qu’un remarqua alors, avec rai-
son, qu’il en avoit coûté dans
le commencement beaucoup
de soins à ce Seigneur, pour ac-
querir un bien médiocre ; mais
que dans la suite, il étoit par-
venu sans peine à de grandes
richesses ; parce que, quand on
a une fois des fonds suffisans
pour profiter des bons marchés,
& pour acheter chaque chose
dans sa faison, on y trouve
un gain considérable, que ceux
qui ne sont pas en argent comp-
69
Les profits des métiers sont
Les compagnies enrichissent
70
moiens de s’enrichir. Les usu-
riers mangent leur pain in sua, ils travaillent
Etre le premier qui met en
vogue, & qui invente quelque
chose de nouveau, ou qui ob-
tient un privilége, apportes
quelquefois une innondation
de richesses comme il arriva à
celui qui le premier fit du sucres
aux
homme fait voir qu’il est véri-
ttable logicien, c’est-à-dire
lorsqu’il montre qu’il a de l’in-
vention & du jugement à pro-
portion, il peut devenir fort
riche en peu de tems, sur-tout
71
On acquiert facilement de
Les richesses qu’on acquiert
72
mens, comme
se testamenta & cervos, est en-
Ne croiez point facilement à
ceux qui semblent mépriser les
richesses ; ils méprisent les ri-
chesses qu’ils désespérent d’ob-
tenir, & vous ne trouverez
point de gens qui y soient plus
attachès, quand ils en ont une
fois acquis.
On ne doit pas être in mi-. Les richesses ont
On laisse ses richesses en
mourant au public, à ses en-
fans, à ses parens, ou à ses amis.
Les
73
Les fondations magnifiques
G
74
DES CEREMONIES,
ET DES COMPLIMENS.
IL est nécessaire pour celui
qui n’a qu’une vertu brute
qu’elle soit d’un grand poids,
comme la pierre doit être riche
lorsqu’elle est montée sans
feüille. Il en est de la loüange,
si on y fait attention, comme du
gain ; les gains legers, suivant
se proverbe, rendent la bourse
pésante ; car ils reviennent sou-
vent : mais les grands gains ar-
rivent rarement. De même les
petites choses attirent de gran
des loüanges : l’usage en est con-
tinuel, & elles se font remar-
quer à chaque instant : au con-
traire on a rarement l’occasion
de mettre en œuvre quelque
grande vertu. Il est donc cer-
75
Gij
76
grandes : mais négliger les
cérémonies convenables avec
les autres, leur apprend à les
négliger avec nous, & quel-
quefois leur fait perdre le res-
pect ; sur-tout il ne faut pas s’en
dispenser à l’égard de ceux avec
qui on n’est pas en familiarité,
ni avec les formalistes. Cepen-
dant trop de cérémonies, & des
complimens outrés, peuvent
diminuer la foi qu’on auroit en
nous. Il y a une maniére adroite
de s’insinuer dans les esprits,
même avec des complimens
ordinaires : elle est d’une gran-
de utilité, quand on peut l’at-
traper.
Comme on est sûr de la fami-
liarité entre personnes de mê-
mê rang, il est bon de conser-
ver la dignité ; mais on peut
quelquefois se relâcher un peu
à l’égard des inférieurs qui nous
respectent.
77
Celui qui veut tenir le déCe n’est qu’un com-
G iij
78
res, lorsqu’on est trop cérémo-
nieux, & qu’on regarde trop
au tems & à l’occasion.
mon
vent, ne semera point ; & celui
qui regarde aux nuages, ne
moissonnera pas. Un homme
prudent sçaura faire naître plus
d’occasions, qu’il ne s’en pré-
senteroit naturellement, & doit
être libre & aisé dans ses ma-
niéres, comme dans ses habits.
79
DE L’ENVIE.
DE toutes les passions de
l’ame, il n’y a que l’a-
mour & l’envie qu’on croit qui
ensorcelent. Toutes deux ont
des désirs véhémens, & toutes
deux ont leur source dans l’i-
magination. Ce sont là les cho-
ses qui contribuent aux en-
chantemens & aux maléfices,
suposé qu’il y en ait dans le
monde. Nous voions aussi que
l’Ecriture-sainte appelle l’en-
vie un mauvais œil, & les As-
trologues appellent les influen-
ces malignes des planettes,
mauvais aspects : de maniére
qu’il semble qu’on convienne
qu’il y a dans les regards de
l’envieux, une vertu secrete &
invisible, qui peut offenser la
G iiij
80
personne enviée. Il y a eu des
gens assez curieux pour remar-
quer que le tems où le coup
d’œil de l’envieux est le plus
rédouttable, est principale-
ment lorsque la personne en-
viée est vuë dans un état de
gloire & de triomphe. L’envie
est alors plus envénimée &
plus maligne, outre que dans
ces momens, les esprits de la
personne enviée s’épanoüissent
davantage, & viennent à la
rencontre du coup. Mais lais-
sons ces curiosités, quoiqu’el-
les ne soient pas indignes de
remarque, elles conviennent
mieux dans un autre ouvrage.
Nous allons considérer trois
choses :
Quels sont ceux qui sont
sujets à porter envie.
Quels sont ceux qui sont les
plus exposés à l’envie.
Et quelle différence il y a
81
Celui qui n’a aucune vertu,
Un homme curieux qui veut
des affaires qui ne le regardent
point, est pour l’ordinaire en-
vieux, n’étant pas utile à ses in-
térêts d’être si pleinement ins-
truit de ceux des autres. Il est
vraisemblable qu’il trouve du
plaisir à épiloguer leur condui-
te, & qu ‘il s’en fait une espéce
de comedie. Celui qui ne pense
82
qu’à ses affaires propres, n’est
point sujet à envier autrui.
L’envie est une passion sans re-
pos : une coureuse toûjours
dans l’agitation. Non est curio-
Les personnes d’une naissan-
ce distinguée, portent ordinai-
rement envie aux hommes nou-
veaux qui s’elévent ; parce que
la distance entr’eux n’est plus
la même : & comme il arrive
quelquefois sur une riviére,
lorsqu’un objet passe près de
nous & qu’il s’avance avec ra-
pidité, que l’œil qui suit cet ob-
jet nous déçoit & nous persua-
de que nous reculons, de mê-
me ils s’imaginent reculer, par-
ce que les autres avancent.
Les personnes difformes, les
bâtards, les eunuques & les
vieillards sont sujets à l’envie.
Celui qui ne peut remédier à
son état, fait ordinairement de
83
Les hommes à qui il en coû-
comme un dédommagement
des peines qu’ils ont souffertes
eux-mêmes.
Ceux qui par légéreté ou par
84
une vaine ostentation se pi-
quent d’exceller en plusieurs
choses, sont ordinairement en-
vieux ; ils trouvent à chaque
instant matiére à envie, par
la possibilité que quelqu’un
ne les surpasse en l’une des
choses qu’ils affectent de sça-
voir. Tel étoit l’
Adrien
mortelle aux poëtes, aux pein-
tres, aux artistes, & enfin à
toutes les personnes habiles
dans les sciences qu’il croioit
posséder.
Les parens, les associés en
charge, & ceux qui ont été éle-
vés ensemble, portent envie or-
dinairement à la fortune de
leurs camarades. lls regardent
leur élévation comme un sujet
de reproche qui met entre eux
une distinction desavantageuse
qui est toujours présente à leur
esprit. Les autres aussi remar-
85
& de Morale.
L’envie s’augmente par les
A l’égard de ceux qui sont
me : où il n’y a point de com-
paraison, il n’y a point d’en-
86
vie : c’est pour cela que les Rois
ne sont pas enviés par les Rois.
On doit cependant remarquer
que les gens de peu de mérite
sont plus enviés au commence-
ment de leur fortune, que dans
la suite ; & le contraire arrive
à ceux qui en ont beaucoup :
car quoique leur vertu soit
toûjours la même, elle ne con-
serve pas toûjours le même
éclat ; il paroît de nouveaux
venus qui l’obscurcissent.
Les personnes d’une naissance
illustre sont moins sujetes à ê-
tre enviées. Il semble que quand
elles s’élevent c’est un droit
de leur naissance. Il ne paroît
pas même que leur fortune soit
fort augmentée ; & l’envie est
semblable aux rayons du soleil
qui donnent avec plus de force
sur les côteaux, que sur une
plaine. Ainsi ceux qui s’avan-
cent insensiblement, sont
87
Lorsque les honneurs sont
politiques qui sont élevés aux
dignités se plaignent ordinaire-
ment de la vie qu’ils menent,
& disent souvent ; Quantum p ] atimur
en effet, mais pour émousser
les emploie dans les affaires,
sans qu’ils paroissent le souhai-
ter. Car rien au contraire n’aug-
mente plus l’envie qu’un désir
plus ambitieux que bien sensé,
d’être chargé d’un grand nom-
bre d’affaires ; & rien ne la di-
88
minue davantage, que lors-
qu’un homme qui occupe les
premieres charges, conserver
dans leurs places tous ceux qui
sont sous lui, & qu’il ne touche
point aux droits, ni aux privi-
léges de leurs emplois. Ce sont
alors autant d’écrans qui le ga-
rantissent de l’envie.
Il n’y a point de gens plus
sujets à être enviés que ceux
qui portent leur fortune avec
orgueil, qui ne paroissent con-
tens qu’autant qu’ils font para-
de de leur crédit, ou de leur
pouvoir, soit par une magnifi-
cence extérieure, ou en triom-
phant de toute opposition, &
de tout compétiteur. Un hom-
me prudent facrisie quelquefois
à l’envie, & se laisse vaincre
dans les choses qu’il n’a pas fort
à cœur. Il est cependant vrai
que joüir de sa fortune d’une
maniére ouverte & sans dissi-
mulation
89
mulation, pourvû que ce soit
sans arrogance, donne moins
de prise à l’envie que si on mar-
choit avec artifice, & comme à
la dérobée. il semble alors
qu’un homme désavoue la for-
tune, comme s’il reconnoissoit
lui-même qu’il n’est pas digne
de ses faveurs ; & c’est pour les
autres un nouveau sujet de lui
porter envie.
Enfin comme nous avons dit
au commencement que l’envie
tenoit quelque chose de la sor-
célerie, il faut la guérir comme
l’on guérit les possédés ; c est à-
dire, transferer le sort, & le
détourner sur un autre sujet.
Aussi voit-on que ceux qui sont
en possession des premieres dig-
nités, introduisent par cette
raison des personnages sur le
théatre pour être chargés de
l’envie, qui, sans cela, tombe-
roit sur eux. Ils la rejettent
H
90
quelquefois sur ceux qui les
servent, & quelquesois sur
leur collégue. lls ne manquent
jamais, pour joüer ce rôle, de
personnes d’un caractére vio-
lent & ambitieux, qui cher-
chent à être emploiés à quel-
que prix que ce puisse être.
Pour parler à présent de l’en-
vie publique, elle a en soi quel-
que chose de bon. Mais l’envie
des particuliers n’a rien que de
mauvais. L’envie publique est
une espéce d’ostracisme qui ar-
rête ceux qui s’élevent trop, &
qui met un frein aux grands
pour les retenir dans de justes
bornes.
Cette envie, en latin invidia ,
91
glisse dans les parties saines &
les corrompt, de même l’envie
tourne en haine & en mécon-
tentement les ordres les plus
justes, & les démarches les plus
louables du gouvernement.
Ainsi l’on gagne peu d’entre-
mêler des actions plausibles &
populaires à des actions odieu-
ses. C’est montrer de la foiblesse
& craindre l’envie, qui, com-
me les mêmes maux conta-
gieux, attaque plûtôt & plus
violemment ceux qui la craig-
nent.
Les ministres sont plus ex-
posés à cette sorte d’envie que
les Rois même. Mais voici une
regle presque infaillible. Si
l’envie contre le ministre est
grande, quoique les motifs en
soient légers ; ou, si l’envie est
presque générale contre tous
les ministres, l’envie alors en
veur secretement au Roi ou à
l’Etat.
H ij
92
Nous pouvons ajoûter de l’en-
vie en général, que c’est la plus
importune, & la plus constan-
te des passions. Les autres ne
trouvent l’occasion de se mon-
trer que de tems en tems ; mais
on a raison de dire : lnvidia festos L’envie travaille
93
NATURE DANS LES HOMMES.
SOUVENT la nature se
tient cachée ; quelquefois
Celui qui cherche à corriger
94
y arrivat. Il doit s’exercer au,
commencement avec des ai-
des, comme ceux qui appren-
nent à nager en se soutenant
sur des liéges ; mais qu’il s’exer-
ce ensuite avec désavantage,
comme les danseurs avec des
souliers lourds. Lorsque l’exer-
cice est au dessus de l’usage, on
se rend plus parfait ; ou la natu-
re est forte, & par conséquent
la victoire difficile, il faut aller
par dégrés. Premierement arrê-
ter la nature seulement pour
quelque tems, comme celui
qui s’étoit accoûtumé, lorsqu’il
se sentoit en colére, de répéter
les lettres de l’alphabet avant :
que de rien faire : il faut ensuite
la modérer & la réduire peu à
peu, comme quelqu’un, qui
ayant envie de quitter le vin, au
lieu de plusieurs coups, com-
menceroit à n’en boire qu’un à
chaque repas, & dans la suite
95
lædentia pectus
Vincula qui rupit, dedo-
luitque semel.
Ne vous forcez pas à une ha-
Les relâches donnent plus de
force à la nouvelle attaque. Ce-
lui qui n’est pas parfait dans ce
qu’il pratique continuellement,
court risque de comber toû-
96
jours dans les mêmes défauts,
& de se faire une habitude de
ce qu’il fait mal, comme de ce
qu’il pratique le mieux. Le
meilleur reméde contre cet in-
convenient, est une intermis-
sion à propos. Mais qu’on ne se
fie pas trop à sa victoire sur la
nature ; elle restera long-tems
ensevelie, & reprendra tout à
coup ses premieres inclina-
tions, dans quelque occasion
qui viendra la tenter ; sembla-
ble à la chate de la sable d’
pe
femme, se tenoit fort bien as-
sise à ttable jusqu’à ce qu’une
souris vînt à passer. Evitez
donc avec un grand soin telles
occasions ; ou, faites-vous une
habitude si parfaite de les sur-
monter, qu’elles ne fassent plus,
la même impression sur vous.
Le penchant de la nature se
remarque mieux dans le train
ordinaire,
97
ordinaire, & dans les affaires
journaliéres, où on agit avec
moins d’étude : il se remarque
mieux aussi dans l’emporte-
ment, qui fait oublier toutes
les regles & tous les précep-
tes. Enfin dans quelque cas su-
bit, nouveau & imprévû, alors
l’habitude même n’a point de
lieu ; heureux ceux dont le
tempérament s’accorde avec
leur vocation : autrement on
peut dire, multùm incola fuit
Dans les études, on doit
prendre des heures fixes pour
les donner a ce qui n’est pas si
agréable, suivant son penchant
naturel. Mais pour les choses
qui nous plaisent, il ne faut pas
s’embarrasser d’heures fixes.
Nos pensées y voleront d’elles-
mêmes ; & le tems qu’on n’a
destiné à aucun travail, y sera
employé.
I
98
La nature a mis en nous de
bonnes & de mauvaises cho-
ses. Cultivons donc avec soin
les premieres, & déracinons les
autres.
99
& de Morale.
DE LA DISSIMULATION.
LA dissimulation est la plus
foible partie de la politi-
que, & de la prudence. Il faut
beaucoup d’esprit pour sçavoir
dire à propos la vérité, & il
faut du courage pour la dire.
Ce sont donc les moins esti-
mables des politiques qui sont
les plus dissimulés.
que
der aux artifices de
à la dissimulation de
tribuant l’habileté & la politi-
que à
tion à
cien
prendre les armes contre
tellius
I ij
100
Essais de Politique,
à combattre le grand discerne-
ment d’
consommée de
certain que l’art de se condui-
re, & la dissimulation sont deux
facultés bien différentes. Si un
homme a assez de pénétration
& de jugement, pour discer-
ner ce qu’il doit découvrir, ce
qu’il doit cacher, ce qu’il ne
doit laisser voir qu’en partie, à
quelles gens, & dans quelles
occasions ; ce qui est en effet la
vérittable politique, ou l’art de
la vie (comme
avec raison) ; dans un tel hom-
me la dissimulation seroit un
embarras & une petitesse. Mais
lorsque ses lumiéres ne sont pas
si étendues, qu’il soit caché &
dissimulé. Quand on ne peut
arriver à l’excellent, il faut
s’attacher au plus sûr dans le
médiocre. Les aveugles ne doi-
vent pas faire un pas sans beau-
101
coup de précaution. Il est cer-
tain que les habiles gens pa-
roissent toûjours vérittables &
ouverts dans leur maniére d’a-
gir ; mais ils sont en même tems
comme les chevaux bien dres-
sés, sçachant quand il faut
tourner & s’arrêter : & s’il ar-
rivoit une nécessité de dissimu-
ler, l’opinion déja établie de
leur bonne foi les rendroit im-
pénétrables.
Il y a trois maniéres de ca-
cher ses desseins. La premiere,
d’être silencieux & secret, &
de ne pas donner occasion d’ob-
server ce qu’on pense. La se-
conde, la dissimulation dans la
négative lorsqu’on donne a-
droitement lieu de croire qu’on
ne pense pas tout ce qu’on pen-
se en effet. La troisiéme, est la
fausseté pure, lorsqu’un hom-
me feint d’être, & prétend
qu’on le croye tout différent
I iij
102
de ce qu’il est vérittablement
dans le fond. La premiere,
est la vertu d’un confesseur,
& sûrement celui qui sçait bien
garder un secret, entend bien
des confessions. Personne ne
s’ouvre à un étourdi ; mais
quand un homme a la réputa-
tion d’être sûr dans le commer-
ce, on a envie de lui découvrir
ce qu’on pense ; & comme la
consession n’est pas seulement
une utilité, mais un soulage-
ment pour le cœur de l’hom-
me, ceux qui sont secrets ap-
prennent bien des choses qu’on
ne leur dit pas pour s’ouvrir
l’esprit mais pour se déchar-
ger d’un fardeau. En un mot
les mystéres sont du domaine
de l’homme discret. La nudité
est méséante à l’esprit comme
au corps. N’être pas trop dé-
couvert, attire l’estime. Les
grands parleurs sont ordinaire-
103
ment vains & crédules. Celui
qui dit ce qu’il sçait, dira aussi
ce qu’il ne sçait pas : l’habitude
d’être secret est morale aussi-
bien que politique. Il est bon
aussi que le visage ne démente
pas la langue. C’est une grande
imperfection que de se laisser
découvrir par des marques ex-
térieures qu’on examine & qu-
on croit souvent plus que les
paroles.
La seconde maniere, qui est
la dissimulation dans la negati-
ve est souvent indispensable.
Il faut nécessairement qu’un
homme secret soit aussi dissimu-
lé à certain dégré. Les hommes
sont trop fins : on ne sçauroit
garder un milieu si juste, qu’ils
n’apperçoivent de quel côté on
incline. Par la maniere dont
on répond à leurs questions, ils
se mettent sur les voyes, &
vont bien-tôt jusqu’au senti-
I iiij
104
ment qu’on voudroit leur ca-
cher. Si vous gardez le silence,
ils jugent par votre silence mê-
me ; & pour les équivoques, elles
ne sçauroient durer long-tems :
de maniére que pour garder un
secret, il faut nécessairement se
donner la liberté d’être un peu
dissimulé, seulement comme
une conséquence du secret.
Mais la troisiéme maniére,
qui est le faux semblant, je la
regarde comme la plus crimi-
nelle & la moins politique, si
ce n’est dans les grandes affai-
res, & qui sont rares. L’habi-
tude de feindre ce qui n’est
point vient d’une fausseté na-
turelle, d’un cœur bas & timi-
de, ou de quelqu’autre grand
défaut qu’il est absolument né-
cessaire de déguiser, & on con-
tinue à être faux en tout, pour
se tenir en habitude.
On retire trois grands avan-
105
tages de la dissimulation ; d’en-
dormir l’opposition, & de sur-
prendre ses adversaires qui sont
en garde lorsqu’on marche à
découvert ; de s’assurer une ré-
traite, car si l’on est engagé par
sa déclaration propre, il faut
venir à bout de son entreprise,
ou l’on perd sa réputation ; &
enfin de découvrir plus facile-
ment les desseins des autres.
On s’ouvre volontiers à ceux
qui ont l’ait ouvert ; à la place
de leurs paroles, on leur fait
part de ses pensées ; & le pro-
verbe espagnol est très vrai :
Dites un mensonge, & vous sçau- rez, une vérité.
Il y a aussi trois inconveniens
qui balancent ces trois avanta
ges. Celui qui dissimule paroît
manquer de confiance ; &
c’est un empêchement considé-
rable dans les affaires. En se-
cond lieu, il fait naître des
106
doutes & de l’embarras dans
l’esprit de ceux qui pourroient
lui être utiles, & il est obligé
de faire tout lui seul. Enfin le
troisiéme est le plus grand des
inconveniens, c’est qu’il se pri-
ve du secours le plus utile dans
l’action, qui est l’autorité & le
crédit que donne l’opinion de
bonne foi.
Un composé parfait, seroit
d’avoir la réputation d’être ou-
vert, l’habitude du secret, la
dissimulation dans son tems, &
le faux-semblant en son pou-
voir, lorsqu’il n’y a pas d’autre
reméde.
107
DES VOYAGES.
LES voyages dans les pays
étrangers sont dans la jeu-
nesse une partie de l’éducation,
& une partie de l’expérience
dans les vieillards. Mais on
peut dire de celui qui entre-
prend de voyager avant que
d’avoir fait quelques progrès
dans la langue du pays où il
entre, qu’il va dans une école
de grammaire, & non pas voya-
ger. Il est nécessaire que les
jeunes gens voyagent sous la
direction d’un gouverneur, ou
du moins de quelque domesti-
que qui connoisse le pays où ils
se proposent d’aller, qui en
sçache la langue, & qui puisse
les instruire de ce qui est digne
108
d’être remarqué ; quelles liai-
sons, & quelles amitiés ils doi-
vent contracter ; & enfin quels
exercices, quels arts, quelles
sciences y sont les plus en vi-
gueur ; car autrement les jeunes
gens voyageront les yeux ban-
dés, & quoique hors de chez
eux, ils ne remarqueront
rien.
C’est une chose très-éton-
nante que dans les voyages de
mer, où l’on ne voit que le ciel
& l’eau, les hommes ont cepen-
dant la coûtume de faire des
journaux ; & dans les voyages
de terre, où il s’offre tant de di-
verses choses à remarquer, ils
n’en sont point la plûpart du
tems, comme si les cas fortuits,
& quelque chose qui arrive sans
qu’on s’y soit attendu, méritoit
moins d’être marqué sur des
ttablettes que des observations
qu’on fait par une délibération
109
préméditée. On doit donc faire
usage d’un journal, & voici les
choses qu’il faut observer.
Les cours des princes, sur-
tout dans le tems que les minis-
tres étrangers sont admis à l’au-
diance, les cours de justice,
quand elles agitent des causes
considérables, les assemblées
du clergé ou consistoires ecclé-
siastiques, les temples & les
monastéres, avec les monu-
mens qui y sont, les murailles
& les fortifications des grandes
& petites villes, leurs ports
& leurs havres, les antiquités
& les ruines, les bibliothéques,
les colléges, & les lieux où l’on
soutient des théses, les vais-
seaux & leurs chantiers, les pa-
lais les plus magnisiques, les
promenades aux environs des
grandes villes, les arsenaux de
mer & de terre, les gréniers
publics, les changes, les bour-
110
ses, les magasins de marchandi-
ses, les académies à monter à
cheval & à faire des armes
la levée des soldats & leur disci-
pline, les spectacles où se rend
la meilleure compagnie, les
trésors des pierreries, les gar-
des-meubles, les cabinets des
curieux ; & enfin tout ce qu’il y
a de plus digne de remarque
dans les lieux par où l’on passe.
il faut que les gouverneurs
s’informent avec attention de
toutes ces choses. A l’égard
des joutes, des bals en masque,
des festins, des nôces, des pom-
pes funébres, des exécutions &
autres spectacles de cette espé-
ce, il n est pas ordinairement
nécessaire d’en faire ressouve-
nir les jeunes gens, & il ne se-
roit pas bien aussi qu’ils les né-
gligeassent tout-à-fait.
Si vous avez grande envie
qu’un jeune homme réduise en
111
abrégé le fruit de son voyage,
& qu’il recueille beaucoup en
peu de tems, voici ce qu’il faut
faire. Premierement il est né-
cessaire (comme nous l’avons
dit) qu’il ait fait avant que d’en-
treprendre son voyage quelque
progrès dans la langue du pays
où il va, & que son gouver-
neur (comme il a été dit aussi)
ait connoissance de ce pays. Il
faut encore qu’il soit muni de
quelque livre ou carte géogra-
phique du pays où il voyage,
qui lui servira comme de chef
pour s’informer des principales
choses ; qu’il fasse un journal,
qu’il ne séjourne pas trop long-
tems dans un même endroit
mais plus ou moins selon que le
lieu le mérite. Sans tomber dans
l’excès, tandis qu’il restera dans
quelque ville capitale, il doit
changer souvent de demeure
d’une extrémité de la ville à
112
Essais de Politique,
l’autre ; car c’est le vrai moien
de faire diverses connoissances,
& de s’instruire plus parfaite-
ment des coûtumes du pays ;
qu’il évite la compagnie de ses
compatriotes, qu’il mange dans
les mêmes endroits où vien-
nent aussi manger les person-
nes de la meilleure conversa-
tion. Lorsqu’il part d’un lieu
pour aller dans un autre,
qu’il tâche d’avoir des lettres de
récommandation pour quel-
ques personnes considérables,
afin que par leur crédit, il puis-
se plus facilement voir & con-
noître les choses dignes de cu-
riosité. Ce sont là les plus surs
moyens d’avancer l’utilité de
son voyage. A l’égard des ami-
tiés & des connoissances qu’il
doit rechercher, la plus utile
de toutes est celle des ministres
des pays étrangers ; par ce
moyen en voyageant dans un
pays
113
pays il peut prendre la con-
noissance, & s’instruire de ce
qui regarde plusieurs autres na-
tions ; qu’il visite les personnes
rémarquables, & qui sont ré-
nommées chez les etrangers,
afin qu’il puisse juger par lui-
même si leur air & leurs ma-
niéres répondent à la réputa-
tion qu’elles se sont acquises.
Il faur fuir les quérelles & les
disputes avec tout le soin ima-
ginable : elles naissent le plus
souvent dans des débauches &
pour des maîtresses, pour le pas,
pour des paroles offençantes ;
qu’on prenne donc bien garde
de ne point fréquenter les qué-
relleurs, ni les personnes qui
se font des ennemis, car ils
nous mêleront infailliblement
dans leurs disputes.
Quand notre voyageur re-
tourne dans sa patrie, qu’il
n’oublie pas totalement les pays
K
114
qu’il a parcourus ; mais qu’il ob-
serve & qu’il cultive par un
commerce de lettres, l’amitié
de ceux avec qui il a fait con-
noissance, j’entens de ceux
qui sont les plus distingués,
& qu’on s’apperçoive plûtôt
par ses discours, qu’il a voyagé,
que par ses façons, & par la
maniére de se mettre. Cepen-
dant qu’il paroisse modeste
& retenu, bien loin de faire
le conteur, afin qu’on puisse
connoître qu’il n’a pas quitté
les coûtumes de sa nation,
pour faire parade de celles des
etrangers, mais plûtôt qu’il
a cueilli des fleurs dans son
voyage, pour les transplanter
en son pays.
115
DE LA DEPENSE.
LE bien n’est fait que pour
s’en servir, mais on doit
l’emploier à des choses honnê-
tes & qui fassent honneur. Les
plus grandes dépenses doivent
donc se mésurer suivant la di-
gnité de la chose & de l’occa-
sion ; c’est pour cela qu’on s’en
dépoüille non seulement pour
mériter le ciel, mais quelque-
sois aussi pour le service de sa
patrie. Quant à la dépense jour-
naliére, chacun la doit propor-
tionner à ses biens, & la ména-
ver suivant son revenu, sans se
faisser aller à la nonchalance
sur ses affaires, ni donner occa-
sion aux domestiques de voler.
K ij
116
Il est bon aussi de la regler dans
son imagination sur un pied
plus haut qu’on ne sçauroit
en effet dépenser, pour que le
compte se trouve à la fin moins
fort qu’on n’auroit pensé.
Celui qui ne voudra pas voir
diminuer ses biens, doit se faire
une loi de ne dépenser que la
moitié de son revenu, & met-
tre l’autre à part. Celui qui veut
augmenter son bien, n’en doit
dépenser que le tiers. Ce n’est
pas une bassesse aux plus grands
seigneurs d’entrer dans le dé-
tail de leurs affaires ; plusieurs
y ont de la répugnance, non
pas tant par nonchalance que
par l’appréhension de les trou-
ver si dérangées, que cela ne
les mette de mauvaise humeur.
Mais on ne sçauroit guérir des
blessures sans les sonder. Ceux
qui n’ont pas la patience d’en-
trer dans le détail de leurs affai-
117
& mettre sa dépense à prix fait.
fort œconome sur un autre. Par
exemple, s’il aime à tenir une
bonne ttable, il faut qu’il soit
modeste en ses habits ; s’il don-
ne dans les meubles, il faut
qu’il retranche de son écurie,
ainsi du reste : car celui qui
veur donner dans tout, se rui-
nera indubittablement.
Celui qui songe à liquider
son bien, en voulant le faire
trop promptement, va contre
ses intérêts, de même que ce-
118
lui qui y apporte trop de délai ;
car l’on s’incommode autant
en se hâtant trop de vendre,
qu’à emprunter de l’argent à
gros intérêt. D’ailleurs si la
plûpart du tems nous voyons
qu’un grand dépensier revient
toujours à son premier train,
que lui sert-il d’être si
prompt à vouloir débroüiller
& raccommoder ses affaires ?
Au lieu que ceux qui se débar-
rassent peu à peu & comme par
dégrés, prennent l’habitude de
se regler & d’épargner ; & par
ce moien ils remédient à leurs
biens & à leurs désordres en
même tems. Celui qui a un vrai
désir d’apporter reméde au dé-
labrement de ses affaires, ne
doit pas négliger les moindres
bagatelles. Il y a moins de bas-
sesse, la plûpart du tems, a re-
trancher les petites dépenses,
qu’à s’abaisser à de petits gains.
119
A l’égard de la dépense jour-
nalière, il faut la regler de fa-
con qu’on puisse toujours la
soutenir sur le même pied qu-
on a commencé. Il est vrai
que dans certaines occasions,
qui n’arrivent que rarement
on peut être plus magnifique
qu’à l’ordinaire.
120
DES GRACES,
ET DE CEUX
QUI Y PRETENDENT.
ON entreprend beaucoup
d’affaires ; on forme beau-
coup de projets ; & les brigues
des particuliers nuisent au
bien public. On entreprend
aussi plusieurs affaires bonnes
en elles-mêmes, avec de mau-
vaises intentions : j’entens non
seulement des intentions cor-
rompues, mais aussi où il entre
beaucoup de mauvaise foi,
c’est-à-dire, qu’on les entre-
prend sans avoir la moindre in-
rention de les finir.
On trouve souvent des gens
qui se chargent de vos déman-
des,
121
Il y a aussi des personnes qui
L
122
l’affaire dans laquelle ils ont
uniquement songé à leur inté-
rêt particulier.
Il y en a encore d’autres qui
agissent de si mauvaise foi,
qu’ils se chargeront de vos af-
faires avec un propos délibéré
de les faire échoüer, pour ren-
dre un bon office à votre com-
pétiteur qu’ils protégent.
Il est certain que dans les
choses que plusieurs personnes
demandent en même tems,
l’égalité ne peut être si parfaite
entr’eux que la balance ne
panche de quelque côté. Si c’est
une demande de justice, il y
aura d’une part plus d’équité ou
même plus de mérite. Si c’est
une demande de grace, lorsque
l’inclination porte quelqu’un à
favoriser le parti le moins équi-
ttable, qu’il se serve plûtôt de
son crédit pour accommoder
que pour emporter l’affaire ; &
123
si quelqu’un en matiére de gra-
ce panche pour celui qui la mé-
rite moins, qu’il s’abstienne sur-
tout de médire du plus digne,
& de le calomnier.
Lorsque vous n’êtes pas bien
au fait de certaines demandes,
rapportez-vous-en au jugement
de quelque ami intelligent &
fidéle, qui vous instruise de ce
que vous pouvez faire avec
honneur ; mais il faut bien de la
prudence & de la circonspec-
tion pour le choix d’un tel ami :
autrement vous courez risque
qu’on vous en impose sur tout,
& d’être méné par le nés.
Aujourd’hui ceux qui sollici-
tent des graces, sont si sujets à
essuier de fâcheux retarde-
mens & des renvois perpétuels
que la vérité simple & sans dé-
guisement, soit en réfusant da-
bord de faire la chose, ou en
disant naturellement l’état dans
Lij
124
lequel elle se trouve, ou en
n’exigeant de reconnoissance
que celle qui est due ; que cette
franchise, dis-je, est devenue
non seulement loüable, mais
encore agréable aux parties. Si
prévenir les autres dans la de-
mande d’une grace, & donner
des éclaircissemens sur la chose
demandée, ne sont pas des rai-
sons qui seules suffisent pour
l’emporter sur les autres com-
pétiteurs, du moins est-il juste
que la diligence de celui qui a
demandé le premier soit comp-
tée pour quelque chose, & sur-
tout de ne pas se servir à son
préjudice des avis qu’il a don-
nés.
C’est une simplicité d’igno-
rer le prix de ce que l’on de-
mande ; & c’est l’effet d’une
mauvaise conscience, de ne pas
faire fond principalement sur
la justice de sa demande.
125
Il est très-important de ne
pas laisser pénétrer les deman-
des que l’on veut faire ; car
quoique l’on puisse rebuter plu-
sieurs des pretendans, en dé-
couvrant ses justes espérances,
il est certain néanmoins que
cela en excite d’autres, & les
anime aux mêmes prétentions ;
sur-tout si l’occasion l’emporte
dans les graces que l’on deman-
de : je dis l’occasion, non seule-
ment à l’égard de ceux qui sont
en droit de réfuser ou d’accor-
der les graces, mais encore à
l’égard de ceux qui pourroient
entrer en concurrence, ou vous
être contraires.
Dans le choix que vous ferez
d’une personne que vous vou-
drez charger du soin de vos af-
faires, regardez plutôt à la con-
venance, qu’au rang qu’elle
tient ; & choisissez plûtôt celui
qui se mêle de peu d’affaires
L iij
126
que celui qui les embrasse
toutes.
Quelquefois le fruit d’un ré-
fus est aussi avantageux que la
grace qu’on demandoit, pour-
vu qu’on ne laisse pas apperce-
voir qu’on a le courage abattu,
& qu’on est dépité, iniquum pe- Cette maxi-
Il semble qu’il soit établi
qu’on accorde les lettres de re-
127
commandation sans beaucoup
de considération : cependant si
elles sont prodiguées pour des
choses injustes & peu convena-
bles, la réputation de celui qui
les écrit en souffre.
L’espéce d’hommes la plus
dangereuse dans une républi-
que, sont en général tous ceux
qui fardent & qui ajustent les
prétentions d’un chacun, &
qui leur donnent un air de jus-
tice & d’équité. C’est une vraie
peste dans un Etat, & la cor-
ruption totale des affaires.
L iiij
128
DES PERES,
ET DES ENFANS.
LA joie des peres est inté-
rieure, & reste cachée de
même que leurs craintes &
leurs afflictions. Ils ne peuvent
exprimer leurs plaisirs, & ne
veulent pas découvrir leurs cha-
grins. Il est sûr que d’un côté
les ensans adoucissent les tra-
vaux, & de l’autre rendent les
malheurs bien plus cuisans ; ils
multiplient les soins & les in-
quiétudes ; mais en récompen-
se ils adoucissent le souvenir
de la mort. La génération est
commune aux bêtes ; mais la
réputation qui reste de foi, le
mérite, & les belles actions,
sont un tribut particulier à
129
que les ouvrages les plus no-
bles, & les plus vrandes fonda-
tions ont été faites par ceux
qui n’avoient point d’enfans.
Ils semblent avoir emploié tous
leurs soins à exprimer l’image
de leur pensée, & rien ne prou-
ve plus clairement que ceux
qui n’ont point d’enfans tra-
vaillent davantage à faire passer
leur mémoire à la postérité.
Les hommes qui ont illustré
& fait connoître leurs familles,
sont ordinairement très-indul-
gens envers leurs enfans ; ils les
regardent non seulement com-
me ceux qui doivent perpétuer
leur race, mais encore comme
les héritiers de leurs glorieuses
actions: ils les considérent
comme leurs enfans, & en mê-
me tems comme leurs créatu-
res.
Les peres qui ont plusieurs
130
enfans n’ont pas pour tous une
égale tendresse : souvent ils
sont injustes, & les meres sur-
tout tombent communément
dans ce défaut ; ce qui a fait di-
re à filius sapiens læti- On re-
L’avarice des peres envers
leurs enfans est très-condam-
nable ; elle abat le courage des
jeunes gens, les porte à trom-
per, les engage à fréquenter
les mauvaises compagnies ; &
quand ils sont une fois maîtres,
131
C’est une coûtume ordinaire
Les Italiens ne mettent pas
grande différence entre les fils,
les neveux, & les proches pa-
rens ; pourvû qu’ils soient de la
même famille, ils ne s’embar-
rassent guéres qu’ils descendent
132
de la ligne directe ou collatera-
le ; à dire vrai, c’est toûjours le
même sang. Nous voïons même
très-souvent que le neveu res-
semble plus à un de ses oncles
ou à un proche parent, qu’à
son propre pere, comme si le
sang se perpétuoit par un cer-
tain hazard sans suite.
C’est dans l’âge le plus ten-
dre des enfans que les parens
doivent songer à quel état ils
veulent les destiner, parce qu’a-
lors ils sont plus souples & plus
dociles. Ils ne doivent pas trop
regarder à l’inclination des en-
fans dans le choix qu’ils feront
pour eux, ni penser qu’ils réus-
siront mieux du côté où ils pa-
roissent s’incliner. Il est vrai ce-
pendant que si les enfans ont un
désir ardent & une grande faci-
lité pour de certaines études, il
ne convient pas de s’opposer à
la nature, ni au penchant qui
133
optimum elige, suave & fa-
La plûpart du tems les cadets
134
DE L’USURE.
ON a imaginé plusieurs
sortes d’invectives contre
les usuriers. On dit qu’il est
bien triste que le diable vole
la part de Dieu, sçavoir, la
dîme ; que les usuriers sont les
plus grands profanateurs du
jour du sabbat, puisque leur
travail n’a point de relâche le
jour même du dimanche : que
l’usurier est semblable à la guê-
pe dont parle lgnavum
135
NOTA. Par l’usure que l’auteur semble ici
prêteur tire de son argent, conformément aux
loix & aux usages qui sont autorisés par le
gouvernement.
136
ment & utilement sur l’usure.
Il seroit très-utile de nous met-
tre devant les yeux ses abus &
ses avantages, pour en con-
noître le bon & le mauvais, &
en faire la distinction ; & sur-
tout prendre bien garde qu’en
permettant l’usure pour le
moins mauvais, nous ne nous
abusions & ne tombions dans le
pire.
Les inconveniens de l’usure
sont ceux-ci : premiérement,
elle diminue le nombre des
marchands ; car si l’on abolis-
soit ce lâche commerce de l’u-
sure, l’argent ne croupiroit
pas dans l’oisiveté, & la plus
grande partie seroit emploiée
en marchandises, qui sont dans
chaque état, comme la veine
porte, pour introduire l’opulen-
ce. Secondement l’usure rend
les marchands pauvres. Comme
un fermier ne peut pas si bien
culti-
137
de paier une trop grosse rente,
de même le marchand ne peut
pas faire son négoce avec com-
modité & profit, s’il est obligé
de se servir d’un argent qu’il
a emprunté à gros interêt.
Le troisiéme inconvenient est
comme attaché aux deux pre-
miers ; sçavoir, la diminution
des doüanes publiques, qui
ont leur flux & reflux suivant
le commerce. Le quatriéme
qu’elle rassemble l’argent d’un
roiaume & d’une république
dans les mains d’un petit nom-
bre de personnes ; car le gain de
l’usurier étant certain, & celui
des autres très-casuel, il arrive
certainement à la fin ce qui ar-
rive au jeu, où la plus grande
partie de l’argent reste a celui
qui fournit les cartes ; & il est
indubittable qu’un Etat fleurit,
lorsque l’argent est dispersé
M
138
dans le public, & qu’il n’est
point reservé. Le cinquiéme,
qu’elle abaisse le prix des ter-
res, & des immeubles ; car pour
l’ordinaire, l’emploi de l’argent
est tout en marchandises, ou en
terres, & l’usure semble s’op-
poser à tous les deux. Sixiéme-
ment, qu’elle détourne du tra-
vail, qu’elle empêche l’indus-
trie, & les nouvelles inven-
tions : l’argent se remueroit
pour toutes ces choses, s’il n’é-
toit retenu par cet engourdisse-
ment. Enfin pour tout dire,
l’usure est un ver, une teigne
qui suce le plus pur du sang
d’une infinité de personnes, &
qui produit dans la suite du
tems une misére générale.
Voici d’un autre côté les
avantages de l’usure. Premiére-
ment, supposé qu’elle nuise au
commerce de quelques-uns,
elle est sort utile à d’autres.
139
mités, puisqu’ils seroient for-
cés de vendre à fort vil prix
leurs biens, soit meubles ou
immeubles. Ainsi au lieu que
l’usure ne fait que les miner
peu a peu, les promts rem-
boursemens les renverseroient
tout d’un coup ; les hipothé-
ques, ou ce qu’on appelle obli-
gations mortes, ne remédie-
roient pas à ce mal : car, ou
M ij
140
ceux qui prètent à hipothéque
veulent qu’on leur paie des in-
térêts, ou bien, s’ils ne sont
pas remboursés au jour préfix,
ils en agissent à toute rigueur,
& ne cherchent qu’à se faire ad-
juger la confiscation. Je me
souviens sur ce sujet d’un cer-
tain campagnard très-riche &
très-avare, qui avoit coûtume
de dire ; in malam crucem abeat Voi-
141
Toutes les républiques l’ont
on peut en éviter les inconve-
niens, & en conserver les avan-
tages. Il me paroît qu’en pe-
sant les uns & les autres, & les
confrontant entre eux, ce que
nous avons déja fait, nous
trouverons des choses qui se
peuvent concilier. La premiere
est de limer les dents de l’u-
surier, de peur qu’il ne morde
trop fort. La seconde est d’ou-
vrir une route à ceux qui ont
de l’argent qui les invite à prê-
ter aux marchands, afin que le
commerce ne tombe ni ne lan-
guisse ; & ceci ne sçauroit s’exé-
142
cuter, à moins que vous ne
mettiez deux taux différens à
l’usure, l’un plus bas, & l’autre
plus haut ; car si vous les rédui-
sez généralement au plus petit,
vous soulagerez un peu, je l’a-
voue celui qui emprunte ; mais
un marchand ne trouvera pas de
l’argent avec facilité ; & il faut
encore remarquer que comme
le métier des commerçans est
le plus lucratif de tous, il peut
par conséquent soutenir des
emprunts à un denier plus haut ;
au lieu que les autres ne le peu-
vent pas. Voici ce qu’il faut
faire pour ajuster ces deux
points : qu’il y ait deux taxes
pour l’usure ; l’une libre & gé-
nérale pour tout le monde,
l’autre seulement permise à
certaines personnes & en cer-
tains lieux de la république
ou le négoce fleurit. Premiére-
rement donc, si vous voulez
143
Prince ou la république rénon-
ce à toute amende envers ceux
qui retireront seulement ce bé-
néfice. Par-là les emprunts au-
ront un libre cours, & ce sera
un grand soulagement pour
une infinité de personnes qui
habitent la campagne : le prix
des terres en sera aussi fort aug-
menté, puisqu’en
lieur valeur annuelle va à six
pour cent, & qu’elle excedera
par conséquent la taxe de l’usu-
re qui ne monte qu’à cinq. Par
ce moien encore, l’industrie
sera excitée ; & ceux qui s’at-
tacheront au négoce, pourront
facilement en tirer un profit
plus considérable que celui que
nous venons de fixer à l’usure.
144
Secondement, qu’on donne
permission à cerraines person-
nes de prêter de l’argent à des
marchands connus, & non d
quelqu’autre personne que ca
puisse être, mais que cela se
fasse à cette condition ; que l’u-
sure, même celle dont nous
parlons actuellement, sera un
peu plus moderéé que celles
qu’ils payoient auparavant. De
cette maniére, marchands &
autres y trouveront du soula-
gement ; mais que cet établisse-
ment ne se fasse pas par une
banque ni par aucun autre
fonds public ; que chacun au
contraire soit le maître de son
argent, non que je desaprou-
ve entiérement les banques,
mais parce qu’on y prendroit
difficilement de la confiance.
Que le Prince ou la républi-
que exige quelque rétribution
pour les permissions qu’on ac-
cordera
145
cordera, & que le surplus du
bénéfice aille a celui qui prête ;
si on se contente de ne dimi-
nuer qu’un peu le profit de l’u-
surier, il ne sera pas détourné
de continuer son métier ; car
celui qui par son exemple avoit
accoûtumé de prendre neuf ou
dix pour cent par an, se con-
tentera de huit plûtôt que d’a-
bandonner l’usure, ou autre-
ment il hazardera le certain
pour l’incertain. Que le nom-
bre de ceux à qui on accordera
la permission d’emprunter, ne
soit pas limité ; mais qu’on ne
l’accorde que dans les villes où
le commerce fleurit : car de cet-
te maniere ils n’auront pas la
commodité, sous prétexte de
permissions, de prêter l’argent
d’autrui au lieu du leur ; & la
taxe de huit ou neuf par permis-
sion, n’empêchera pas la taxe
courante de cinq pour cent,
N
146
parce qu’on n'aime pas à en-
voier son argent bien loin de
soi, ni à le mettre en des mains
inconnues.
Si quelqu’un trouve que ceci
autorise en quelque maniere
l’usure, qui n’étoit auparavant
permise qu’en certains en-
droits, je répons, qu’il vaut
beaucoup mieux permettre une
usure ouverte & déclarée, que
de souffrir par connivence tous
les ravages qu’elle fait.
147
DU DEVOIR
DES JUGES.
LES juges doivent se res-
souvenir que leur devoir
est jus dicere, & non pas
N ij
148
ge injuste, c’est celui principa-
lement qui change les bornes,
lorsqu’il prononce une senten-
ce inique, sur une terre, ou sur
la propriété d’un bien : un seul
jugement mal rendu, cause
plus de mal que plusieurs autres
mauvais exemples ; ceux-ci cor-
rompent les petits ruisseaux,
mais l’autre empoisonne la
source. Le devoir d’un juge est
rélatif en partie aux plaideurs,
en partie aux avocats, & aux
ministres de justice qui leur
sont subordonnés, ou enfin au
Prince & au gouvernement.
Premiérement, pour ce qui
regarde les causes & les parties.
l’ecricure dit, sunt qui judicium On peut
Un bon juge s’attache prin-
149
cipalement à réprimer la vio-
lence & la fraude. Plus la pre-
miere est manifeste, & plus
l’autre est couverte & dégui-
sée, plus elles sont pernicieu-
ses. Ajoûtez aussi les procès
contentieux que les cours de
justice devroient rejetter com-
me une viande empoisonnée. Il
sied bien à un juge d’applanir
les chemins à une juste senten-
ce. C’est ainsi que Dieu en use, valles exaltando, colles deprimen- Ainsi quand le juge s’ap-
N iij
150
rester ferme & inébranlable,
comme sur un terrein plein &
uni.
Qui fortiter emungit, elicit Le pressoir trop ser-
151
si ces loix ne sont plus en usa-
ge, ou qu’elles conviennent
peu au tems présent, il est de
la prudence des juges d’en res-
traindre l’exécution. Judicis Il convient aux ju-
N iiij
152
conclusions des avocats, ni
prévenir les informations par
des questions, quand même
elles seroient nécessaires au
sujet.
Les obligations d’un juge
à l’audience, se réduisent à
quatre : A regler la suite des
preuves ; à modérer la lon-
gueur des plaidoiers, ou ce qui
n’a aucun rapport à l’affaire en
question ; à rassembler, trier,
& récapituler les points princi-
paux qu’on a avancés, & enfin
à prononcer la sentence. Tout
ce qu’on fait au-delà est de
trop, & est produit par la va-
nité, par le désir de parler, par
l’impatience d’écouter, & vient
d’une foiblesse de mémoire ; ou
enfin de n’avoir pas prêté une
attention égale & tranquille.
C’est une chose étonnante que
de voir la plupart du tems jus-
qu’où va l’audace des avocats à
153
l’égard des juges, qui doivent,
à l’exemple de Dieu, au tribunal
duquel ils sont assis, abattre les
orgueilleux & élever les hum-
bles ; mais il est encore bien
plus étonnant de voir des ju-
ges favoriser certains avocats
ouvertement & sans garder au-
cune mésure ; ce qui contribue
à rencherir leur travail & aug-
menter les épices, & qui don-
ne en même tems des soupçons
de corruption, & qui persuade
qu’ils ont accès chez les juges.
Lorsqu’une cause a été bien
plaidée & dans l’ordre requis, le
juge doit donner des louanges
à l’avocat, sur-tout s’il a per-
du la cause ; c’est un moien de
soutenir son crédit auprès de
ses cliens, & en même tems lui
faire perdre l’opinion qu’il a-
voit de l’affaire. Il faut aussi
pour le bien public faire une
légere réprimande aux avo-
154
cats, lorsqu’ils donnent des
conseils trop rusés, quand on
apperçoit de la négligence ou
de la nonchalance de leur part,
quand les informations sont
trop légéres, ou enfin lorsqu’ils,
montrent une importunité in-
discréte ou de l’imprudence à
défendre leur cause.
Un avocat doit avoir atten-
tion à ne pas importuner les ju-
ges, à ne pas faire trop de bruit ;
& il ne lui est point permis d’u-
ser de finesse pour remettre en-
core sur le tapis une affaire déja
jugée. D’un autre côté le juge
ne doit point interrompre son
plaidoier, pour ne pas donner
occasion à la partie de se plain-
dre que son avocat, ni ses preu-
ves n’ont pas été entierement
ouïes. Troisiémement, pour ce
qui regarde les greffiers, les
notaires & autres bas officiers,
le tribunal de la justice est com-
155
me un lieu sacré, dont non seu-
lement le tribunal, mais encore
les bancs & l’enceinte doivent
être exemts de scandale & de
corruption ; car, comme dit
l’ecriture, non colligentur uvæ De même la justice ne
Il y a dans le barreau quatre
espéces d’hommes pernicieux.
Ceux qui en semant des pro-
cês, engraissent les cours, &
maigrissent les peuples.
Ceux qui engagent les cours
dans des conflits de jurisdic-
tion, & qui ne sont point
(quoiqu’ils le paroissent) amis
de la cour ; mais ils en sont
comme les parasites, ils font
naître & entretiennent chez
elle l’orgüeil par leurs discours
156
flatteurs & seduisans plus, qu’il
ne conviendroit à ses propres
intérêts.
Ceux qu’on peut regarder
comme la main gauche des
cours, qui par des subterfuges
& des échapatoires font pren-
dre de mauvais biais aux procé-
dures, & entraînent la justice
vers des routes écartées & dans
des labyrinthes.
Enfin les voleurs ou exac-
teurs impitoiables qui rendent
juste la comparaison qu’on fait
des cours aux buissons, sous
lesquels les brebis se retirent
pendant l’orage, & qui y lais-
sent ordinairement une partie
de leur toison. Au contraire,
un greffier ancien & honnête
homme, expert dans les actes
qu’on a déja passés, circonspect
dans ceux qu’on couche de
nouveau, & entendu pour les
intérêts de la cour, est un ex-
157
cellent guide pour elle, &
montre souvent aux juges mê-
mes la route qu’ils doivent te-
nir.
Quatriémement, pour ce
qui regarde le prince ou l’Etat,
les juges doivent avant tout se
rappeller la conclusion des dou-
ze ttables Romaines, salus popu- & établir pour
158
il arrive souvent qu’une affaire
portée en justice, qui ne roule
que sur le mien ou le tien, a ce-
pendant des conséquences qui
peuvent intéresser l’Etat ; &
l’entens par raison d’Etat, non
seulement ce qui attaque les
droits roiaux, mais encore ce
qui peut causer quelque nou-
veauté, ou quelque exemple
dangereux ; ou enfin ce qui
peut vraisemblablement être à
charge à la plus grande partie
du peuple. Que personne n’ait
l’esprit assez faux ni assez sim-
ple, pour s’imaginer que les
loix justes ne peuvent pas sim-
patiser avec la saine politique ;
car ces deux choses sont com-
me les esprits vitaux & les nerfs
qui se meuvent les uns dans les
autres. Le juges doivent aussi
se ressouvenir que le trône de
lions. Qu’ils soient donc des
159
trône ; qu’ils veillent, pour
qu’on n’attaque & qu’on ne
préjudicie en rien aux droits
roiaux. Enfin que les juges ne
oient pas assez peu instruits de
leurs droits & de leurs préroga-
tives, pour ignorer que ce point
capital leur reste, qui est l’auto-
rité de faire un sage & prudent
usage, & une application rai-
sonnable des loix. En effet ils
peuvent se rappeller dans l’es-
prit, ce discours de l’apôtre de
la loi, qui surpasse les loix
humaines. Nos scimus quia lex
160
DE LA VICISSITUDE
DES CHOSES.
Nihil novum Ce qui se rap-
Il est certain que la matiére
est dans un mouvement perpé-
tuel, & qu’elle ne s’arrete ja-
mais ; mais les déluges & les
tremblemens de terre, sont les
grands voiles de la mort qui en-
sevelissent
161
O
162
siers qui ont vêcu dans les mon-
tagnes, & qui sont incapables
de donner une tradition des
tems : de maniére que toutes
choses restent ensevelies, dans
l’oubli, comme si aucun hom-
me n’avoit survêcu.
Si quelqu’un veut considé-
rer avec attention la conduite
des Indiens de l’
trouvera de la probabilité à les
regarder comme un peuple plus
neuf & plus jeune que celui de
l’
pas vraisemblable que leur des-
truction soit anciennement ve-
nue d’un tremblement de ter-
re, comme un prêtre Egyptien
le contoit à
de
avoir été engloutie par un de
ces tremblemens ; mais bien
plutôt que c’est un déluge par-
ticulier qui avoit détruit le
nouveau monde. Car en effet
163
les tremblemens de terre y sont
peu fréquens ; mais en revan-
che il y a de si vastes fleuves
& si profonds, que ceux de
l’
l’
tits ruisseaux en comparaison.
Leurs montagnes sont aussi plus
hautes que les nôtres : d’où l’on
peut conjecturer que les res-
tes de leurs races se sont con-
servés dans ces montagnes, pen-
dant & après leur déluge par-
ticulier. Mais quant à l’obser-
vation de
tend que la jalousie & l’émula-
tion des sectes contribuent
beaucoup à abolir la mémoire
des choses, & qui voudroit
noircir la réputation de
goire le Grand
vaillé de toutes ses forces à dé-
truire les antiquités payennes,
je ne trouve pas qu’un pareil
zéle puisse produire un si grand
O ij
164
Essais de Politique,
effet ni être de durée, com-
me l’on peut le remarquer dans
goire
ressusciter les mêmes antiqui-
tés ensevelies par son prédé-
cesseur.
Les vicissitudes ou les muta-
tions dans les globes célestes,
n’est pas une matiére à traiter
ici bien au long. Si le monde
n’avoit pas été destiné de tout
tems à finir, peut-être que la
grande année de
produit quelque effet, non pas
en renouvellant les corps des
individus, car c’est une folie,
& même une vanité à ceux qui
pensent que les corps celestes
ont de grandes influences sur
chacun de nous en particulier,
mais en renouvellant le total &
la masse des choses. Les come-
tes influent sans doute un peu
sur cette masse entiére ; mais
165
les hommes sont à présent trop
négligens & trop peu curieux
pour faire des observations là-
dessus ; ils regardent plûtôt
avec étonnement leurs cours,
qu’ils n’en observent avec sa-
gesse les effets ; sur-tout ceux
qui pourroient se comparer
entr’eux : par exemple, une
comete d’une telle grandeur,
d’une telle couleur & clarté,
d’un tel circuit de rayons,
dans une celle assiette par rap-
port à la région du ciel, dans
quel tems de l’année elle a pa-
ru, de sa route, ou de son
cours, de sa durée, & enfin
quels effets elle a produit.
Ce que j’ai ouï dire ancien-
nement, ne me paroît pas une
chose d’un grand poids : je ne
voudrois pas cependant qu’on
la méprisât entiérement. On
disoit qu’on avoit remarqué
dans le
166
trente-cinq ans on y voioit
renouveller la même tempéra-
ture, les mêmes suites & ré-
volutions des faisons, comme
des grandes gélées, des gran-
des innondations, des grandes
sécheresses, des hyvers plus
doux, des étés plus froids, &c.
lls appellent cette petite révo-
lution d’années, la prime. Au
reste le rapporte ceci, parce
qu’en me rappellant le passé,
j’y ai trouvé un rapport, non
pas tout-à-fait exact, mais fort
peu différent.
Mais laissons ces observa-
tions de la nature, pour venir
à ce qui regarde les hommes.
La plus grande vicissitude
qu’on remarque parmi eux,
est celle des religions & des
sectes ; car ces phénomenes do-
minent principalement sur l’es-
prit des hommes. La vraie reli-
gion est bâtie sur la pierre soli-
167
de, les autres sur un sablon
mouvant en butte aux flots du
tems. Touchons donc un mot
des causes des nouvelles sectes,
& donnons là-dessus quelques
avis, autant que la foiblesse &
l’esprit humain peut espérer
d’en arrêter le cours, ou de
trouver des remédes à de si
grandes révolutions.
Quand la religion reçue est
déchirée par des factions & des
discordes, quand la sainteté
de ceux qui la professent ne
s’attire plus le même respect,
ou qu’elle est exposée au scan-
dale, & lorsqu’enfin en même
tems on voit regner la grossie-
reté, l’ignorance, & la barba-
rie, c’est pour lors qu’on doit
craindre la naissance de quel-
que nouvelle secte ; sur-tout
s’il se présente dans le même
tems quelque esprit fougueux,
qui ne respire que des parado-
168
xes, ou des sentimens contrai-
res à l’opinion commune. Tou-
ces ces choses se rencontrerent,
quand
Mais ne craignez point une
nouvelle secte (quorqu’elle pa-
roisse s’augmenter) ; elle ne
s’étendra pas beaucoup, si elle
n’a pas les deux supports que
je vais dire. Le premier, est
d’attaquer la souveraineté, ou
l’autorité établie, car rien n’est
plus propre à séduire le peuple,
que de demander des change-
mens & des nouveautés dans
le gouvernement. L’autre, est
d’ouvrir la porte aux plaisirs &
à la volupté. Les hérésies spé-
culatives telle que fut autre-
sois celle des ariens, & aujour-
d’hui celle des Arminiens
quoiqu’elles puissent prendre
beaucoup de crédit sur l’esprit
des hommes, ne sçauroient ce-
pendant causer de grandes al-
térations
169
Il y a trois moiens pour in-
par la violence & la cruauté.
Les changemens qui arri-
P
170
vent dans la guerre, ne sont
pas en petit nombre ; ils rou-
lent principalement sur trois
points : sur le théatre, ou le
lieu où la guerre se fait ; sur la
qualité des armes, & sur la
discipline militaire. Les guer-
res anciennement paroissoient
venir principalement de l’
rient
les Assyriens, les Arabes, les
Scythes, qui tous firent des in-
vasions, étoient Orientaux. Il
est vrai que les Gaulois habi-
toient une partie de l’
dent
de deux irruptions qu’ils firent,
une fut dans la
se
mains. Il est certain que l’
rient
cun point fixe dans le ciel. Il
est vrai aussi qu’on ne sçauroit
faire aucune observation bien
certaine dans le mouvement
171
P ij
172
qui étant placés au fond des
en courage sur tous les Perou-
siens.
Lorsqu’un grand Empire est
sur sa décadence & qu’il man-
que de forces, on peut avec
certitude conjecturer les guer-
res : car, tandis que les grands
Etats sont dans leur vigueur
ils énervent & détruisent les
forces naturelles des provinces
qu’ils ont conquises, mettant
toute leur confiance en leurs
propres troupes ; mais aussi
quand les troupes viennent à
manquer, tout est perdu, & ils
sont en proie à leurs ennemis.
C’est ce qui arriva dans la dé-
cadence de l’Empire Romain
& dans l’Empire d’
après la mort de
lorsque chaque oiseau reprit
ses plumes. Semblable chose
pourroit bien arriver à la mo
173
Turcs, des Espagnols & au-
On remarque une chose, que
P iij
174
leur entretien. C’est à quoi re-
gardent aujourd’hui presque
toutes les nations, excepté les
Tartares ; & en ce cas, il n’y a
pas à craindre des inonda-
tions ni des transplantations.
Mais lorsqu’un peuple est très
nombreux, & qu’il multiplie
beaucoup, sans s’embarrasser
de la subsistance de ses descen-
dans, il est absolument néces-
saire qu’au bout d’un ou de
deux siécles, il se débarrasse d’u-
ne partie de son monde, qu’il
cherche des habitations nou-
velles, & qu’il envahisse d’au-
tres nations. C’est ce que les an-
ciens peuples du Nord avoient
accoûtumé de faire, en tirant
au sort entr’eux, pour décider
quels resteroient chez eux, &
quels iroient chercher fortune
ailleurs. Lorsqu’une nation
belliqueuse perd de son espri
guerrier, qu’elle s’adonne
175
la mollesse & au luxe, elle
peut être assurée de la guerre ;
car de tels Etats pour l’ordinai-
re, deviennent riches pendant
qu’ils dégénérent : & le désir
du gain, joint au mépris qu’on
a de ses forces, invite & ani-
me les autres nations à les
envahir.
A l’égard de la qualité des ar-
mes, à peine peut-on en obser-
ver les changemens ; cepen-
dant elles essuient aussi leurs vi-
cissitudes : car il est certain
qu’on se servit du tems d’
xandre
cidraques d’une sorte d’artil-
lerie, que les Macédoniens
appellerent foudre, tonnerre,
ou art magique ; on ne peut pas
douter non plus que chez les
Chinois, la poudre à canon, &
les canons n’y aient été connus
depuis plus de deux mille ans.
Voici quelles sont les qualités
P iiij
176
des armes à tirer, & leurs chan-
gemens en mieux. Premiére-
ment, il faut qu’elles portent
très loin, car cela augmente le
danger de l’ennemi : ce que font
justement les canons & les
grands mousquets. Seconde-
ment, que l’impétuosité don-
ne plus de force au coup ; & à
cet égard l’artillerie surpasse
tous les beliers & toutes les an-
ciennes machines de guerre.
En troisiéme lieu, que la ma-
niére de s’en servir soit sans em-
barras ; ce qui est encore une
des propriétés des plus gran-
des piéces d’artillerie : & afin
qu’elles puissent servir en tout
tems, qu’elles soient faciles à
porter, aisées à mouvoir.
A l’égard de la maniére de
faire la guerre, les hommes
dans les premiers tems s’atta-
choient principalement au
nombre ; & se fiant en la va-
177
leur de leurs soldats, ils déci-
doient leurs guerres par des ba-
tailles rangées, en assignant le
jour du combat. La plûpart
étoient fort ignorans dans la
tactique, ou l’art de ranger
les troupes. Dans la suite on
s’attacha plûtôt à un nombre
commode que trop étendu : on
chercha les avantages du ter-
rein, on fit des diversions, &
on inventa beaucoup d’autres
ruses : enfin on devint plus ha-
bile dans l’ordre & l’arrange-
ment.
Les armes fleurissent dans la
naissance d’un Etat ; les lettres
dans sa maturité, & quelque
tems après les deux ensemble ;
les armes & les lettres, le com-
merce, & les arts mécaniques
dans sa décadence. Les lettres
ont leur enfance & ensuite leur
jeunesse, à laquelle succede l’â-
ge mûr, plus solide, & plus exact ;
178
& enfin elles ont leur vieillesse ;
elles perdent leur force & leur
vigueur ; il ne leur reste que
du babil. Mais il ne faut pas
contempler si long-tems la vi-
cissitude des choses, de peur
de se donner des vertiges. A
l’égard de la philologie, ce n’est
qu’un amas de contes, & de
vaines narrations ; & par con-
séquent on n’en doit faire ici
aucune mention.
179
DU CONSEIL.
LA plus grande marque
de confiance qu’on puisse
donner à un homme, c’est de
le choisir pour son conseil ; on
peut remettre entre les mains
d’un autre, sa personne, son
bien, ses enfans, & même son
honneur ; mais nous remet-
tons toutes ces choses ensem-
ble à la discrétion de ceux que
nous choisissons pour nous
conseiller. Il est juste que de
leur côté ils soient intégres, &
qu’ils nous gardent une fidélité
à toute épreuve.
Lorsqu’un Prince sage se for-
me un conseil de personnes
d’élite, il ne doit pas craindre
que son autorité en soit affoi-
180
blie, ni sa capacité soupçon-
née, puisque Dieu même a son
conseil ; & que le nom le plus
recommandable qu’il ait don-
né à son fils, est celui de con-
seiller.
ce sujet : ln consilio stabilitas. Il
L’expérience apprit au fils
de
ce du conseil, de même que
son pere en avoit senti la né-
cessité ; car ce royaume chéri
de Dieu ne fut d’abord déchiré
& ensuite ruiné que par un
mauvais conseil, sur lequel il y
a deux remarques à faire pour
notre instruction, & qui nous
181
serviront à déméler & à con-
noître quels sont les mauvais
conseils. La premiére, est que
ce conseil fut formé de jeunes
gens. La seconde, qu’il fut très-
violent dans ses délibérations.
La sagesse des anciens paroît
dans une fable qui a été inven-
tée, pour montrer que les rois
ne doivent point agir sans con-
seil, & qui nous apprend en
même tems la maniére sage &
politique dont ils doivent s’en
servir. Ils disent que
épousa
seil ; & par-là ils nous donnent
premierement à entendre que
la souveraineté & le conseil
doivent être mariés ensemble.
En second lieu, voici comme
ils s’expriment : Quand
ent épousé
grosse de lui ; & ce dieu n’aiant
pû attendre qu’elle accouchât
la dévora, après quoi il accou-
182
cha lui-même ; de façon que
armée. Cette fable, quelque
monstrueuse qu’elle paroisse,
renferme un des secrets du
gouvernement, & nous ap-
prend de quelle maniére les
rois doivent se comporter avec
leurs conseils d’Etat. Premié-
rement ils doivent laisser débat-
tre les affaires ; ce qui se rap-
porte à la première conception.
En second lieu, lorsqu’elles
auront été discutées & dige-
rées, comme dans le sein du
conseil, & qu’elles seront en
état d’être mises au jour, alors
le prince ne doit pas permettre
à son conseil de passer outre
ni de rien résoudre de sa seule
autorité : au contraire il faut
qu’il ramene toute l’affaire à
lui, & que le public soit per-
suadé que les ordonnances &
les arrêts qu’on peut comparer
183
à
prononcés avec prudence &
autorité, émanent unique-
ment du chef ; & il faut non-
seulement pour l’honneur de
la puissance qu’il a en main,
mais aussi pour relever sa ré-
putation, que le peuple soit per-
suadé que tout se fait de sa pu-
re volonté, & par son propre
jugement.
Voions maintenant les in-
conveniens d’un conseil, & les
remédes qu’on peut y apporter.
Les inconvéniens qui se pré-
sentent sont au nombre de
trois. Le premier, que les affai-
res en sont moins secretes. Le
second, que l’autorité du prin-
ce en paroit affoiblie, comme
s’il ne se sentoit pas une capa-
cité suffisante pour se conduire
sans conseil. Et enfin le troisié-
me, est le danger des conseils
perfides qui tendent à l’avan-
184
tage de celui qui les donne,
plus qu’à celui du maître qui
les reçoit.
Pour éviter ces inconvé-
niens, quelques Italiens & les
François sous le regne de quel-
ques-uns de leurs rois, ont in-
troduit des conseils secrets,
qu’on nomme ordinairement
du cabinet : reméde souvent
beaucoup plus dangereux que
le mal.
A l’égard du secret, les prin-
ces ne sont pas obligés de le
communiquer ; & il n’est pas
nécessaire, lorsqu’ils mettent
une affaire en délibération,
qu’ils fassent connoître ce qu’ils
ont envie de résoudre : au con-
traire, ils doivent bien pren-
dre garde de ne pas se laisser pé-
nétrer.
pour ce qui regarde le con-
seil, que nous appellons du ca-
binet, on peut lui appliquer
ces
185
ces paroles : Plenus rimarum Et certainement une per-
Q
186
vûes que le maître se propo-
se. C’est précisément ce qui ar-
riva sous le regne d’
VII
ne confioit jamais ses affaires
les plus importantes qu’à deux
personnes,
A l’égard de l’affoiblissement
de l’autorité, la fable apprend
le moien d’y remédier ; & il est
certain que si les rois assistent
en personne aux conseils, la
majesté en reçoit plûtôt de l’é-
clat, qu’elle n’en est affoiblie ;
ajoûtez aussi qu’on n’a jamais
vû qu’un conseil diminuat l’au-
torité d’un souverain, à moins
qu’un seul n’ait pris trop de
crédit, ou qu’il ne regne une
trop grande intelligence en-
tre plusieurs ; mais ces deux
maux sont bien-tôt découverts
& il est aisé d’y remédier.
A l’égard du dernier inconvé-
nient, sçavoir, que les minis-
187
tres en donnant leurs avis, au-
ront plus d’égard à leurs pro-
pres intérêts qu’à ceux de leur
maître, ce passage de l’ecritu-
re, non inveniet sidem super ter- se doit entendre de la na-
Q ij
188
cipis est virtus maxima nosse Sans compter qu’il n’est
Si les princes reçoivent les
avis le chacun de leurs conseil-
lers séparement, aussi-bien
qu’en corps, cela peut leur être
d’un très-grand fruit. Un avis
donné en particulier, est bien
plus libre ; au lieu qu’en pu-
blic, on a plus d’égards & de
circonspection. En particu-
lier chacun se laisse aller à son
propre sentiment. En public
on est plus sujet à l’humeur
189
d’autrui : c’est pour cela qu’il
est à propos de s’aider de ces
deux moiens : traiter les affai-
res avec ceux qui ne sont pas
du premier rang en particu-
lier, pour ne rien ôter à leur
liberté ; & en plein conseil
avec les grands, pour les
mieux tenir dans les bornes du
respect.
Il n’est d’aucune utilité à un
prince d’être conseillé sur l’é-
tat de ses affaires, s’il ne fait en
même tems réfléxion sur les
personnes qu’il emploie. Tou-
tes les affaires sont comme des
images muetes ; mais l’ame de
l’action est principalement dans
le choix des sujets ; & il ne suf-
fit pas de délibérer sur le choix
des personnes, selon les espé-
ces, comme dans certaines
idées, ou descriptions mathé-
matiques : par exemple, quel
doit etre le caractére & la con-
190
dition de la personne ; car par-
là il en résulteroit plusieurs,
abus : au lieu que le vrai juge-
ment doit principalement rou-
ler sur le choix des individus.
Il ne faut pas oublier ceci non
plus, Optimi Consiliarii mortui.
Aujourd’hui les conseils dans
beaucoup d’endroits, ne sont
qu’une espéce d’assemblée, ou
une conversation familiére, où
l’on discourt des affaires, plû-
tôt qu’on ne les discute ; & la
plûpart du tems, on se hâte trop
d’aller à la conclusion. Il vau-
droit beaucoup mieux dans les
191
In C’est ainsi qu’on
Dans le choix des commis-
faires qui doivent rapporter des
192
affaires au conseil, il vaut
mieux emploier ceux qui sont
indifférens, & qui ne panchent
pour aucun parti, que de pré-
tendre établir une sorte d’éga-
lité en chargeant différentes
personnes de défendre chacun
son parti.
J’approuve aussi les commis-
saires, non seulement pour un
tems ou pour une affaire non
entendue, mais pour celles qui
sont perpétuelles & ordinai-
res, comme par exemple, cel-
les qui regardent le commerce,
les finances, la guerre, les gra-
tifications, les requêtes, & les
provinces particuliéres. Dans
presque tous les pays où il y a
plusieurs conseils subordonnés
& un seul conseil suprême, com-
me en
conseils ne sont que des com-
missions perpétuelles, ainsi que
nous l’avons dit, mais revêtues
d’une
193
d’une plus grande autorité.
S’il arrive que le conseil ait
besoin d’être informé par des
personnes de différentes profes-
sions, comme par des juriscon-
sultes, des gens de mer, des trai-
tans, des marchands, des arti-
sans, &c. il faut que ces gens-
là soient ouïs premiérement par
les commissaires, & ensuite par
le conseil, suivant que l’occa-
sion le demandera. Au surplus
il ne doit pas leur être permis
de paroître en foule ; car ce se-
roit plûtôt fatiguer l’assemblée,
que l’instruire.
Une ttable longue ou ovale
des siéges autour de la chambre,
sont des choses essentielles,
quoiqu’elles ne semblent ap-
partenir qu’à la forme ; car à une
ttable longue, ceux qui sont assis
au haut bout, emporrent bien
souvent l’affaire ; au lieu qu’à
une ttable ovale, ceux qui sié-
R
194
Essais de Politique,
gent les derniers, sont aussi à
portée que les autres de faire
valoir leurs avis.
Lorsque le roi assistera au
conseil en personne, qu’il
prenne garde de ne point don-
ner à connoître plûtôt qu’il ne
faut, son sentiment sur l’affaire
dont il s’agit. S’il se laisse pé-
nêtrer, tous les assistans s’ap-
pliqueront à lui plaire ; & au
lieu de donner des avis sincéres
& libres, ils chanteront, Pla-
LA POLITIQUE
DU CHEVALIER
BACON,
CHANCELIER D'ANGLETERRE.
SECONDE PARTIE.
A
Chez
& de Morale. 195
DE L'AMITIE'.
CELUI qui a dit qu'il
faut que l’homme qui
cherche la solitude, soit une
bête sauvage, ou un dieu, ne
pouvoit guéres en moins de pa-
roles mettre ensemble plus de
vérités & plus de mensonges ;
car il est certain que celui qui a
de l'aversion pour la société des
hommes, tient en quelque fa-
çon de la bête. Mais aussi il est
très-faux qu'il entre quelque
chose de divin dans le caractére
de celui qui montre un si grand
éloignement pour les hommes,
à moins que ce ne soit l'effet,
non du contentement qu'il
trouve dans la solitude, mais
d'un extrême désir de se séparer
R ij
196
de toute compagnie mortelle,
pour chercher une communi-
cation plus digne & plus re-
levée : c'est de cette forte d'en-
tretien céleste dont quelques
payens se sont vantés fausse-
ment de joüir. De ce nombre
ont été
lonsus de
pouvons dire avec vérité, que
plusieurs des anciens anacho-
retes & des pères de l'Eglise,
ont joüi en effet dans les dé-
serts de cette felicité. La plû-
part des hommes ne compren-
ment guéres ce que c'est que la
solitude, ni en quoi elle consis-
te ; car une foule de peuple &
de différens visages, peut se re-
garder comme une galerie or-
née de quantité de portraits. Il
en est de même des discours
de tant de personnes qui n'ont
pour nous ni affection ni ami-
& de Morale. 197
tié, qui ne flattent pas plus
l'oreille que les sons d'un mau-
vais instrument ; & tout ceci se
rapporte assez au proverbe qui
dit, qu'une grande ville est une grande solitude ; parce que sou-
R iij
198
Essais de Politique,
corps, & de même aussi pour
l'esprit. On peut prendre de la
teinture de rose, pour l'opila-
tion du soye ; de l'acier, pour
la rate ; de la fleur de soufre,
pour les poulmons; du casto- reum, pour fortifier le cerveau :
Il est merveilleux de voir
combien les Princes & les Rois
sont cas de cette amitié dont
nous parlons. C'est souvent au
point de mettre au hazard leur
vie & leur autorité, dans le dé-
sir qu'ils ont de s'en assurer ; car
les Princes ne peuvent l'acque-
199
rir par la différence qu'il y a de
leur fortune à celle de leurs su-
jets, s'ils n'en élevent quelqu'-
un à leur portée, & s'ils n'en
sont, pour ainsi dire, leur égal,
& leur compagnon ; ce qui est
sujet pour eux a bien des incon-
veniens. Les langues modernes
appellent les amis des princes,
favoris, ou Privados, comme
si elles vouloient marquer que
ce n'est de leur part qu'une
grace ou faveur, ou une sim-
ple permission d'approcher de
leur personne avec plus de li-
berté : mais le terme des ro-
mains en marque bien mieux
l'usage & la vraie cause. lls les
nomment, participes curarum,
& en effet c'est ce qui resserre
particuliérement le nœud de
l'amitié, & nous voions claire-
ment, que non seulement les
Princes foibles & sujets aux
passions ont recherché cette
R iiij
200
Essais de Politique,
amitié, mais aussi les plus sages
& les plus grands politiques. Il
y en a eu qui ont favorisé quel-
ques-uns de leurs serviteurs à
un si haut point, qu'ils leur ont
donné, & ont reçu réciproque-
ment le nom d'ami. lls ont mê-
me permis qu'on usât de même
terme en leur présence, &
pour les désigner l'un à l'autre.
Du tems que
doit à
pée
Grand, à un si haut point d'au-
torité, que
ter dans la suite, d'être plus
puissant que
qu'il eût obtenu le consulat
pour un de ses amis, contre la
volonté & malgré les brigues de
son dépit en parlant à
quelque sorte ; car il termina
la conversation en lui disant
201
& de Morale.
que la plûpart des hommes
adoroient le soleil levant, plû-
tôt que le couchant.
Brutus
tié de
son héritier après son neveu,
& il eut le crédit de l'attirer
au Sénat où les conjurés l'at-
tendoient pour lui donner la
mort ; car
dessein de renvoier le Sénat,
à cause de quelques mauvais
présages, & sur-tout d'un son-
ge de sa femme
mais
cement de sa chaise, lui dit ;
qu'il espéroit qu'il n'attendroit
pas que sa femme fît de bons
songes pour aller au Sénat. Il
étoit si avant dans les bonnes
graces de
dans une lettre rapportée mot
à mot par
l'Enchanteur, le Sorcier, com-
me s'il eût voulu dire, qu'il
202
Essais de Politique,
avoit charmé
remarque qu'
sance obscure, à un si haut dé-
gré d'honneur, qu'aiant con-
sulté un jour avec
le choix qu'il vouloit faire d'un
mari pour sa fille
nas
qu'il falloit qu'il la mariât avec
rir ; qu'il n'y avoit point de mi-
lieu, au point d'élevation où il
l'avoit mis.
nu à une si grande amitié avec
& de l'autre, comme s'ils n'a-
voient été qu'une même per-
sonne : & l'on trouve dans une
lettre que
hæc pro amicitia nostra non occul-, Aussi le Sénat pour con-
203
& de Morale.
me à une Déesse. Il y eut enco-
re une extrême amitié entre
nus
fils ainé à épouser
Plantianus
toutes occasions, pendant mê-
me qu'il maltraitoit extrême-
ment son fils. Il écrivit aussi
une lettre au Sénat, dans la-
quelle il y avoit ces paroles :
J'aime tant cet homme, que je
soubaite qu'il me survive. Si ces
princes eussent été de l’humeur
de
on pourroit attribuer cette ten-
dresse à un excès de bon natu-
rel: mais ceux dont je parle,
étant si politiques & si sevéres,
on peut juger qu'ils trouverent
que leur félicité, quoique mon-
tée en apparence au plus haut
point, seroit cependant impar-
faite, s'ils ne faisoient choix
d'un ami. Et ce qu'il y a en-
204
Essais de Politique,
core de plus remarquable, c'est
que ces Princes avoient des
femmes, des fils, & des ne-
veux ; tout cela cependant ne
peut pas suppléer à la douceur
qui se trouve dans le commer-
ce d'un vérittable ami.
Je ne dois pas oublier ici
ce que
remarque du
Hardy
ne voulut jamais, dit-il, com-
muniquer ses affaires à person-
ne qui vive, & encore moins les
choses qui le travailloient dans
l'ame. Il ajoûte que cette hu-
meur cachée augmenta encore
dans les derniers tems de sa vie,
& contribua à déranger son en-
tendement : mais vraisembla-
blement
trompé, s'il eût encore porté
le même jugement de
XI
cecte humeur sombre & cachée
205
& de Morale.
servit de bourreau sur la fin de
ses jours.
Je trouve cette expression
symbolique de
obscure, & cependant vérita-
ble : Cor ne edito, ne mange
206
Essais de Politique,
qui, pour ainsi dire, verse son
cœur dans le sein de son ami,
en lui racontant ses douleurs &
ses afflictions, en sent dimi-
nuer le poids. Cela supposé,
on peut dire avec raison que
l'amitié produit dans l'esprit de
l’homme les mêmes effets que
les Alchimistes attribuent ordi-
nairement à leurs poudres, &
à leurs élixirs, dont les opé-
rations (si on les en veut croi-
re) bien que contraires en
elles-mêmes, sont cependant
toûjours utiles à la santé & à
la conservation de la nature.
Mais pour prouver les avanta-
ges de l'amitié, nous n'avons
pas besoin de recourir aux opé-
rations de l'alchimie ; le cours
ordinaire des choses naturelles
peut en servir de preuve suffi-
sante car nous voions que dans
le corps, l'union nourrit & for-
tisie les actions naturelles, &
207
& de Morale.
au contraire elle affoiblit & ar-
rête les impulsions violentes.
L'union des esprits produit le
même effet.
Le second fruit de l'amitié
est aussi utile pour éclairer l'en-
tendement, que le premier
pour calmer les passions de
l'ame. C'est l'amitié seule qui
dissipe les nuages & les broüil-
lards qui nous offusquent. C'est
elle qui donne une vraie lu-
miére à l'esprit, en chassant
bien loin la confusion & l'obs-
curité de nos pensées ; & ceci
ne doit pas s'entendre seule-
ment d'un sage & fidele conseil
qu'un homme reçoit de son
ami. Mais il est certain que ce-
lui qui a l'esprit agité & broüil-
lé de plusieurs pensées, sentira
fortifier son entendement & sa
raison, quand il ne seroit sim-
plement que discourir avec son
ami, & lui rendre compte de
208
Essais de Politique,
ce qui l'occupe ; car il débat ses
pensées, il les range avec plus
d'ordre, il voit mieux quelle
face elles ont, quand elles sont
exprimées par des paroles : en-
fin il devient, pour ainsi dire,
plus prudent que soi-même; &
un raisonnement d'une heure
sera plus d'effet sur son enten-
dement, que la méditation
d'un jour entier.
dire au Roi de Perse, que les
discours des hommes sont sem-
blables à des tapisseries dé-
ploiées & tendues, où l'on voit
sans peine les figures & les
portraits qu'elles contiennent ;
mais que leurs pensées ressem-
blent à des tapisseries ploiées
& enpaquetées. Ce second fruit
de l'amitié qui consiste à nous
ouvrir l'esprit, ne paroît avoir
lieu qu'avec les amis d'un juge-
ment supérieur. Cependant
l’hom-
209
& de Morale.
l’homme en se communiquant
à un autre, peut s'instruire
lui-même, en mettant ses pen-
sées au jour : il les voit mieux
il éguise, pour ainsi dire, son
esprit contre une pierre qui ne
coupe point. En un mot, il se-
roit plus avantageux à l’hom-
me de découvrir aux arbres &
aux statuës ce qui l'afflige dans
l'ame, que de garder un obstiné
silence. A présent pour mettre
dans toute sa perfection ce se-
cond fruit de l'amitié, ajoûtez
ce dont nous avons déja parlé,
& qui est ce qui tombe le plus
ordinairement sous les sens du
vulgaire, ie veux dire, le fidéle
conseil d'un vérittable & sage a-
mi.
re dans une de ses enigmes, que
la lumiére séche étoit la meil-
leure ; & il est certain que la
lumiére que l'on reçoit par le
conseil d'un ami, est ordinai-
S
210
rement plus séche & plus pure
que celle qu'on peut tirer de
son propre entendement, qui
est toûjours arrosé ou teint par
nos passions : de maniére qu'il y
a autant de différence entre les
conseils qu'on reçoit d'autrui &
celui qu'on se donne à soi-mê-
me, qu'il y en a entre le con-
seil d'un ami, & celui d'un
flatteur : car l’homme est toû-
jours à lui-même son plus grand
flatteur ; & il n'est point de
meilleur reméde contre cette
flatterie, que la liberté d'un ami.
Il y a deux sortes de conseils ;
l'un pour les mœurs, & l'autre
pour les affaires. A l'égard du
premier, les avis sincéres d'une
personne qui nous aime, est le
meilleur préservatif dont on
puisse user pour conserver un
cœur sain. Se rendie à soi-mê-
me un compte trop exact &
trop sevére de ses propres ac-
211
tions, est quelquefois une mé-
decine plus violente qu'il ne
faut, & trop corrosive. La lec-
ture des livres de morale n'a pas
souvent la force nécessaire pour
nous instruire à fond. Obser-
ver nos fautes, & les considé-
rer en autrui, comme dans un
miroir, a aussi l'inconvenient
du miroir qui ne rend pas toû-
jours les images justes. Mais le
conseil d'un vérittable ami, est
sans comparaison le meilleur
antidote qu'on puisse prendre.
C'est une chose étonnante de
considérer dans combien de
fautes grossiéres & d'absurdités
tombent beaucoup de person-
nes, & principalement les
grands, pour n'avoir pas un
ami qui les avertisse à propos.
Telles gens, dit
imitent ceux qui se regardent
dans un miroir, & qui oublient
aussi-tôt leur propre figure.
S ij
212
A l'égard des affaires, c'est
un vieux proverbe, que deux yeux voient mieux qu'un. Il
213
conseil de personne, mais il
s'expose à deux grands dangers :
l'un de n'être pas conseillé fi-
délement, parce que celui à
qui il s adresse n'étant pas vé-
rittablement son ami, il ne pen-
sera qu'à son intérêt particu-
lier ; l'autre de recevoir des
conseils nuisibles ou qui seront
pour le moins mêlés de bien &
de mal, & peut-être sans que
celui qui les donne le fasse par
mauvaise intention : de même
que si nous appellons un mé-
decin expert dans la maladie
que nous avons, mais qui ne
connoisse pas notre tempéra-
ment, nous courons risque
qu en nous soulageant d'un cô-
té, il ne nous nuise de l'autre ;
& que pour guérir la maladie,
il ne tue le malade. Un véri-
ttable ami n'en use point ainsi :
au contraire, nous connoissant
à fond, il aura soin de nous
214
Essais de Politique,
donner des remédes si convena-
bles à notre compelxion, qu'ils
ne nous seront pas comber dans
de nouveaux accidens. Tout
cela sont des raisons pour ne pas
compter sur ces derniers con-
seils qui sont plus propres à sé
duire ou à ébloüir, qu'à remé-
dier en effet aux affaires.
A ces deux excellens effets
de l'amitié qui sont l'union des
affections & le support de l'en-
tendement, se joint le troisié-
me que je compare à une gre-
nade pleine de plusieurs petits
grains ; car on trouvera dans
l'amitié plusieurs petits secours
dans toutes les occurrences de
la vie. Mais la meilleure ma-
niére d'en comprendre tous les
divers usages, c'est d'examiner
combien de choses nous ne pou-
vons pas faire par nous-mêmes ;
& par-là nous appercevrons
que les anciens ne dirent pas
215
& de Morale.
assez en disant ; qu'un ami étoit un autre soi-même, puisque très-
Les hommes sont mortels, &
souvent leur vie ne dure pas as-
sez pour voir l'accomplissement
des desseins qu'ils ont eû le plus
à cœur ; comme d'établir leurs
familles, de mettre la derniére
main à quelque ouvrage, & au-
tres choses semblables. Mais
celui qui a un vérittable ami,
peut s'assurer que ce qu’il a
souhaité ne sera pas oublié
après lui ; & de cette maniére
un homme a, pour ainsi dire,
deux vies en sa puissance. Un
corps ne peut occuper qu'une
certaine place : cependant par
le moien de l'amitie, il semble
que chaque faculté se double
& se multiplie. Combien y a-
t'il de choses qu'un homme ne
sçauroit faire ni dire lui-même
216
avec bienséance ? On ne peut
parler de son propre mérite, ni
se loüer soi-même sans être ac-
cusé de vanité ; on ne sçauroit
aussi quelquefois s'abaisser jus-
qu'à demander une grace à
quelqu'un, & plusieurs autres
choses de cette nature : mais ce
qui seroit rougir celui que l'af-
faire regarde directement, a
toûjours bonne grace dans la
bouche de son ami. Il y a enco-
re d'autres bienséances qu'un
homme est obligé de garder. Il
ne peut parler à son fils, qu'en
qualité de pere ; à sa femme,
que comme mari ; à son enne-
mi, que comme ennemi, au
lieu qu'un ami parle suivant
que l'occasion le demande, sans
que rien l'arrête ni l'embar-
rasse. Mais je ne finirois ja-
mais, si ie voulois mettre ici
tous les services qu'on peut
tirer de l'amitié. Cette dernière
maxime
217
maxime le fera comprendre.
Lorsqu'un homme ne peut pas
joüer seul son personnage, &
qu'il n'a point d'ami, il faut de
nécessité qu'il abandonne la
partie.
T
218
Essais de Politique,
DE LA
DIFFORMITE'.
LES personnes difformes se
vangent ordinairement de
la nature. La nature leur a été
contraire ; ils sont à leur tour
contraires à la nature, com-
me dit l'ecriture, & ils n'ont
aucune affection naturelle. Il
est certain qu'il se trouve toû-
jours beaucoup de rapport en-
tre le corps & l'esprit. Lorsque
la nature erre dans l'un, il est
rare qu'elle n'erre aussi dans
l'autre. Ubi peccat in uno, peri- Mais comme
219
corps, les inclinations natu-
relles peuvent être vaincues
par l'application & par la ver-
tu. On ne doit donc pas regar-
der la difformité comme un
signe assuré d'un mauvais na-
turel, mais comme une cause
qui manque rarement son effet.
Quiconque a un défaut per-
sonnel qui l'expose au mépris,
a aussi un éguillon qui le presse
continuellement de se délivrer
du mépris ; c'est pour cela que
les difformes sont toûjours au-
dacieux, d'abord pour leur pro-
pre défense, & ensuite par ha-
bitude. lls ont aussi beaucoup
d'adresse à découvrir les défauts
& les foiblesses des autres,
pour trouver de quoi se vanger.
La difformité qui les fait re-
garder avec mépris par leurs
supérieurs, diminue la jalousie
& les soupçons qu'ils pour-
roient conserver contre eux ;
T ij
220
elle endort aussi l'émulation de
leurs compétiteurs, qui ne
sçauroient s'imaginer qu'ils
puissent s'avancer jusqu'a ce
qu'ils les voient tout d'un coup
en place. Ainsi avec un grand
génie, la difformité est un avan-
tage pour s'élever.
Les Rois avoient ancienne-
ment & ont encore aujourd’hui
dans quelque pays beaucoup
de confiance aux eunuques,
parce que ceux qui sont mé-
prisables à tous, ont ordinai-
rement plus de fidélité pour un
seul ; mais on les regarde plûtôt
comme de bons espions & des
rapporteurs adroits, que com-
me des gens propres pour le
ministére ou pour la magistra-
ture. Les difformes leur res-
semblent : & ceci se rapporte
à ce que nous avons déja dit,
qu'il est certain, lorsqu'ils ont
de l'esprit, qu'ils ne négligent
221
& de Morale.
rien pour se délivrer du mépris,
soit par la vertu, ou par le cri-
me. On ne doit donc pas s'é-
tonner s'il s'en trouve quelque-
fois qui sont des hommes ex-
cellens, comme
ger
pourroit peut-être ajoûter
crate
T iij
222
Essais de Politique,
DE LA VERITE'.
QU'EST-CE que la vérité,
disoit Pilate en se moc-
quant, & sans vouloir écouter
la réponse ? Il y a des gens qui
aiment le doute & qui regar-
deroient comme un esclavage
d'être assurés de la vérité. lls
veulent joüir du libre arbitre à
l'égard de leurs pensées, de
même qu'à l'égard de leurs ac-
tions. Quoique cette secte de
philosophes qui faisoient pro-
fession de douter de toutes cho-
ses ne subsiste plus à présent,
on voit encore certains es-
prits qui semblent attachés aux
mêmes principes, & dont l'in-
clination est pareille, mais ils
n'ont pas la force des anciens ;
223
& de Morale.
ce n'est pas la difficulté & le
travail extrême qu'il en coûte
pour trouver la vérité, ni le
frein qu'elle met à nos pensées,
lorsqu'on l'a trouvée, qui don-
ne le goût pour le mensonge,
mais un amour naturel, quoi-
que dépravé, pour le menson-
ge même. Un philosophe des
plus modernes de l'école Grec-
que examine & paroît embar-
rassé à trouver la raison pour
quoi les hommes aiment le
mensonge qui ne leur donne
pas du plaisir, comme ceux des
poëtes, ni du profit, comme
ceux des marchands, mais uni-
quement pour le mensonge
même. Pour moi ie crois que
comme le grand jour convient
moins pour les jeux du théa-
tre que la lumiére des flam-
beaux, ainsi la vérité n'est pas
si propre que le mensonge pour
les bagatelles de ce monde, &
T iiij
224
Essais de Politique,
plaît moins par conséquent à
la plupart des hommes. La vé-
rité est une belle perle qui a
beaucoup d'éclat ; mais si on ne
la met pas dans son jour, elle
brille moins que les pierres du
plus bas prix. Certainement un
mêlange de mensonge ajoûte
toûjours quelque plaisir. Il n'est
pas douteux que si l'on ôtoit
de l'esprit de l’homme les vai-
nes opinions, les espérances
flatteuses, les fausses préven-
tions, les imaginations faites à
plaisir, il ne tombât dans la mé-
lancolie, le chagrin, & l'en-
nui. Un des peres dont la sé-
vérité me semble extrême dans
cette occasion appelle la poë-
sie, vinum demonum , parce
225
& de Morale.
fait le mal, c'est celui qui y
entre, & qui s'y fixe, comme
celui dont nous avons parlé.
De quelque maniére qu'il en
soit du jugement & des affec-
tions dépravées de l’homme, la
vérité qui est seule son juge
nous apprend que celui qui
comme son amant la recher-
che, la connoît, la souhaite,
& en jouit, posséde le plus
grand bien de la nature hu-
maine.
La premiére chose que Dieu
créa dans l'univers fut la lumié-
re des sens, & la dernière celle
de la raison ; l'illumination de
l'esprit de l’homme est son ou-
vrage perpétuel. Il créa pre-
miérement la lumière sur la
face de la matiére, & puis sur
la face de l’homme, & il répan-
dit toûjours de la lumiére sur
ses élûs. Un poëte qui a été
l'ornement d'une secte de phi-
Essais de Politique,
227
& de Morale.
dans les affaires. Ceux-mêmes
qui ne la pratiquent pas, ne
peuvent nier qu'elle ne soit le
plus grand honneur de la natu-
re humaine.
La fausseté dans les affaires
ressemble au plomb qu'on mê-
le à l'or, qui rend l'or plus fa-
cile à travailler, mais qui dimi-
nue de sa valeur. Quoi de plus
honteux que d'être juge faux
& perfide! Aussi lorsque
tagne
laquelle les menteurs sont si
méprisés, il dit avec beaucoup
d'esprit ; que c'est parce que celui qui ment fait le brave avec Dieu, & le poltron avec les hommes. En
On ne peut mieux exprimer
l'énormité de la fausseté & de
la perfidie, qu'en disant que ces
vices combleront la mésure,
228
Essais de Politique,
& seront, pour ainsi dire, les
derniéres trompettes qui ap-
pelleront le jugement de Dieu
sur les hommes. Il est écrit,
lorsque le Sauveur du monde
reviendra, non reperturum sidem
229
& de Morale.
DE L'ADVERSITE'.
CECI est une des plus
belles sentences de
que
cien. Les biens qui nous vien-
nent de la prospérité, se font
souhaiter ; mais ceux qui vien-
nent de l'adversité, attirent
l'admiration. Bona rerum secun- Si tout ce qui est au-des-
Cette autre pensée de
que
belle pour un payen) : La vraie grandeur est d'avoir en même tems la foiblesse de l’homme, la & force
230
Essais de Politique,
de Dieu. C'est une pensée poëti-
que, & la poësie fait briller da-
vantage cette forte de sublime :
aussi les poëtes s'en sont-ils
servis. Leur fiction d'
qui semble nous peindre l'état
du chrétien, est en effet la mê-
me pensée. lls disent que lors-
qu'
methée
ture humaine, il traversa l'o-
céan dans un vase de terre.
C'est donner une vive idée de
la résolution, qui, dans la chair
fragile, surmonte les tempêtes
de ce monde. Mais laissons ces
images si relevées.
La vertu de la prospérité est
la tempérance ; la force est celle
de l'adversité ; & dans la mora-
le, la force est la plus héroïque
des vertus. La prospérité est la
bénédiction du vieux Testa-
ment : l'adversité celle du nou-
veau, comme une marque plus
231
& de Morale.
assurée de la saveur de Dieu : &
même dans le vieux Testament,
si on regarde aux poësies de
legies que de réjoüissances. Et
le pinceau du saint-Esprit a
plus travaillé à peindre les af-
flictions de
de
La prospérité n'est jamais
sans crainte & sans dégoûts.
L'adversité a ses consolations
& ses espérances. On remarque
dans la peinture qu'un ouvrage
gai sur un fond obscur plaît
davantage, qu'un ouvrage obs-
cur & sombre sur un fond clair.
Le plaisir du cœur a du rapport
à celui des yeux. La vertu est
semblable aux parfums qui ren-
dent une odeur plus agréable,
quand ils sont agités & broyés.
La prospérité découvre mieux
les vices, & l'adversité les ver-
tus.
232
Essais de Politique,
DE LA
VENGEANCE.
LA vengeance est une sorte
de justice injuste ; plus elle
est naturelle, plus les loix doi-
vent s'attacher à la déraciner.
L'injure offense la loi, mais
la vengeance de l'injure em-
piéte & s'arroge le droit de
la justice. En se vengeant, on
se rend égal à son ennemi ;
en lui pardonnant, on se
montre son supérieur. C'est
une vertu de Prince de sçavoir
pardonner. Il est glorieux de mépriser une offense, ce qui est passé est sans reméde ; le présent & l'avenir, fournissent aux hommes sages assez d'occupa- tion. Ceux qui s'occupent de
ce
233
& de Morale.
ce qui est passé, s'occupent de
bagatelles & de choses inutiles.
Personne ne fait une injure
pour l'injure même; mais pour
le profit, pour le plaisir, ou
pour l’honneur qu'il compte
qu'il lui en reviendra. Me fâ-
cherai-je donc contie un hom-
me, parce qu'il s'aime mieux
que moi ? Mais s'il m'offense
uniquement par mauvais na-
turel, il est en cela semblable
aux épines qui piquent, par-
ce qu'elles ne peuvent faire au-
trement.
La vengeance contre les
offenses où les loix ne remé-
dient point, est la plus permise.
Mais qu'on prenne garde aussi
qu'elle soit telle, qu'il n'y ait
point de punition par les loix ;
autrement votre ennemi aura
double avantage.
Il y a des personnes qui né-
gligent une vengeance obscu-
V
234
Essais de Politique,
re, & qui veulent que leur en-
nemi sçache d'où lui vient le
coup. Cette vengeance est la
plus généreuse. Alors il paroît
que vous cherchez moins à
faire du mal à votre ennemi,
qu'à l'obliger à se repentir.
Mais ceux qui sont d'une natu-
re basse & poltrone, ressem-
blent à des fléches tirées pen-
dant la nuit.
Florence
fenses d'un ami perfide étoient
impardonnables. Il nous est commandé, disoit-il, de pardon- ner à nos ennemis, mais nullement à nos amis. L'esprit de
235
& de Morale.
che ses propres blessures de se
fermer.
Le public est ordinairement
heureux dans ses vengeances.
La mort de César, celle de
tinax
en sont des preuves. Mais il
n'en est pas de même des ven-
geances particuliéres. Les per-
sonnes d'un esprit vindicatif,
sont la plûpart comme les sor-
ciers, qui sont des malheureux ;
mais qui à la fin sont malheu-
reux eux-mêmes.
V ij
236
Essais de Politique,
DE L'ATHEISME.
JE croirois plûtôt toutes les
fables de l'
237
& de Morale.
il est forcé d'avoir recours à
une sagesse infinie qui a créé
le tout, & qui en maintient
l'arrangement. Enfin il est obli-
gé de reconnoître un Dieu.
L'école la plus suspecte d'a-
théisme est celle en quelque
sorte qui prouve davantage
qu'il y a un Dieu, je veux dire
l'école de
mocrite
nie paroît moins absurde de
penser que quatre élemens
changeans & muables, & une
cinquiéme essence immuable,
placée dûment & de toute
éternité, puisse se passer d'un
Dieu, que de me figurer sui-
vant leur opinion, qu'un nom-
bre infini d'atômes & de semen
ces, par un secours purement
fortuit, ont pû sans la direc-
tion d'un Dieu, produire cet
ordre & cette beauté de l'u-
nivers.
238
Essais de Politique,
La sainte ecriture dit : Dixit Elle ne dit pas qu'il le
239
& de Morale.
de quoi se mettent-ils en peine ?
On pretend qu'
seigna qu'il y avoit des êtres
heureux qui joüissent d'eux-
mêmes sans prendre part à ce
qui se passe dans le monde,
que pour ne pas hazarder sa
réputation ; mais qu'au fond
il ne croioit pas en Dieu, &
qu'il voulût cependant s'ac-
commoder au tems. On l'ac-
cuse à tort. Ces paroles de lui
sont divines : Non deos vulgi
240
Essais de Politique,
que les nations les plus barba-
res, sans comprendre la gran-
deur de la Divinité, en ont
cependant une idée imparfaite ;
de sorte que les sauvages s'u-
nissent avec les plus grands
philosophes contre les athées.
Un athée contemplatif ne
se trouve guéres ; il y a
re
& peu d'autres, encore que
sçait-on s'ils ne le paroissent pas
plus qu'ils ne le sont ? En effet
tous ceux qui combattent une
religion, ou une superstition
reçue, sont toûjours accusés
d'Athéisme par le parti contrai-
re. Mais les plus grands athées
sont les hipocrites qui manient
les choses saintes sans aucun
sentiment de religion : de ma-
niére qu'il faut à la fin que leur
conscience se cauterise.
Ceux qui nient la divinité,
détruisent ce qu'il y a de plus
noble
241
& de Morale.
noble en l’homme. Certaine-
ment l’homme ressemble aux
bêtes par le corps ; & si par son
ame il ne ressembloit pas à
Dieu, ce seroit un animal vil
& méprisable : ils détruisent
aussi l'élevation & la magnani-
mité de la nature humaine. Re-
gardez un chien, combien il
montre de courage & de géné-
rosité, lorsqu'il se trouve sou-
tenu de son maître qui lui tient
lieu de Dieu, ou d'une nature
supérieure. Son courage est
manisestement tel, qu'il ne
sçauroit l'avoir à ce point sans
la confiance qu'il a en une na-
ture meilleure que la sienne.
De même, l’homme qui se re-
pose & qui met ses espérances
en Dieu, en tire une force &
une vigueur, à laquelle sans
cette confiance il ne sçauroit
atteindre. Ainsi comme l'athéis-
me est digne de haine en tou-
X
242
Essais de Politique,
tes choses, il la mérite en-
core plus en ce qu'il prive la
nature humaine de l'unique
moien qu'elle a de s'élever au-
dessus ae sa foiblesse. Com-
me il produit cet effet sur les
particuliers, il le produit de
même sur les nations entiéres.
Jamais peuple n'a égalé celui
de
Écoutez ce que dit
Quam volumus licèt, Patres Cons-
243
& de Morale.
DE LA
SUPERSTITION.
LA superstition sans voile
est difforme : & comme la
ressemblance d'un singe avec
un homme fait paroître cet ani-
mal plus laid, la ressemblance
de la superstition avec la reli-
gion la fait paroître aussi plus
difforme. De même encore que
les meilleures viandes se cor-
rompent & se changent en
petits vers, la superstition
change la bonne discipline, &
les coûtumes vénérables en
momeries & en cérémonies
superficielles.
Quelquefois on tombe dans
une sorte de superstition pour
vouloir éviter la superstition.
X ij
244
Essais de Politique,
C'est ce qui arrive lorsqu'on
cherche à s'éloigner de celle
qui est déja reçue. Il faut tâcher
d'éviter l'effet des mauvaises
médecines qui détruisent les
bonnes humeurs en même tems
que les mauvaises. Cela arrive
ordinairement quand le peuple
est le réformateur.
245
& de Morale.
DE LA
BONTE' NATURELLE,
ET ACQUISE.
J'ENTENS par bonté une
qualité naturelle qui fai[t]
qu'on souhaite du bien aux
hommes. Les Grecs l'appellen[s]
philantropia. Le terme d’huma-
nité ne l'exprime pas assez.
J'appelle bonté, l’habitude de
faire du bien ; & bonté na-
turelle, l'inclination à faire du
bien. Celle-ci est la plus grande
de toutes les vertus, & le ca-
ractére de la divinité. Sans elle
l’homme ne seroit qu'un ani-
mal inquiet, méchant, malheu-
reux, une espéce d'insecte nui-
sible.
La bonté morale répond à la
X iij
246
Essais de Politique,
charité chrétienne ; elle n'est
point sujette à l'excès, mais à
l'erreur. Une ambition excessi-
ve a causé la chûte des anges.
Un désir de science excessif a
fait chasser l’homme du para-
dis ; mais dans la charité, il ne
sçauroit y avoir d'excès. Par
elle les anges ni les hommes ne
courent aucun risque.
L'inclination à la bonté est
enracinée dans la nature hu-
maine : lorsqu'elle ne trouve
pas à s'exercer envers les hom-
mes, elle s'exerce envers les
bêtes. On peut le remarquer
chex les Turcs, ils font des
aumônes aux chiens & aux
oiseaux.
dessus, qu'un orfévre venitien
courut risque à
d'être lapidé par le peuple, pour
avoir mis un baillon au long
bec d'un oiseau. Cependant
cette vertu de bonté & de cha-
247
& de Morale.
rité a ses erreurs. Les italiens
ont un mauvais proverbe, qui
dit : Tanto buono che non vale
Pour éviter le scandale &
le danger, il est bon de sçavoir
les erreurs d'une habitude si
excellente. Chercher les biens
d'autrui sans se laisser sédui-
re à son air composé ; c'est une
foiblesse dont une ame timorée
se rend quelquefois esclave. Ne
jettez pas une perle au cocq
d'Esope, qui seroit plus content
& plus heureux avec un grain
de blé. Vous avez l'exemple de
Dieu pour vous instruire. Plu- Mais il ne dis-
X iiij
248
Essais de Politique,
liers. En faisant la copie, prenez
garde de ne pas rompre l'origi-
nal : l'amour de nous-mêmes
est l'original. Suivant la théo-
logie, celui du prochain est la
copie. Vende omne quod habes, Mais ne vendez pas
Non seulement il y a une
habitude de bonté dirigée par
la raison, mais il y a aussi dans
quelques personnes une dispo-
sition naturelle à faire du bien,
comme en d'autres une envie
naturelle de nuire.
La malignité simple consiste
à paroître de mauvaise humeur,
249
& de Morale.
à avoir l'esprit chagrin être
sujet à contredire, difficile à
manier, &c.
Mais l'autre espèce de ma-
lignité qui est plus forte, porte
à l'envie. Ceux qui y sont su-
jets, tirent leur plus grand plai-
sir des malheurs d'autrui, & les
augmentent autant qu'il leur
est possible, pires que les chiens
qui léchoient les plaies du La-
zare, & semblables aux mou-
ches qui s'artachent sur les bles-
sures, & les corrompent davan-
tage. Ce sont des misantropes
qui sans avoir dans leur jardin
cet arbre si commode de Ti-
mon, voudroient cependant
mener pendre tous les hommes ;
mais on peut en faire de bons
politiques, de même que le
bois courbé est propre pour fai-
re des vaisseaux destinés à être
agités, mais non pas pour des
maisons qui restent en place.
250
Essais de Politique,
Il y a plusieurs marques dif-
férentes de bonté. Si un homme
est empressé & obligeant pour
les etrangers, il fait voir qu'il
est citoyen du monde. S'il a de
la compassion pour les afflic-
tions des autres, il montre que
son cœur est semblable à cet
arbre noble qui est blessé lui-
même, lorsqu'il donne le bau-
me ; s'il pardonne & s'il ou-
blie facilement les offenses,
c'est une marque que son ame
est au-dessus des injures : s'il est
sensible aux petites graces,
c'est une preuve qu'il ne re-
garde qu'a l'intention. Mais
sur-tout s’il a la persection de
anathême en
sauver ses freres, c'est une mar-
que d'une nature divine, & une
espéce de conformité à
Christ
251
& de Morale.
DE LA MORT.
LES hommes craignent la
mort comme les enfans
l'obscurité ; & comme cette
crainte naturelle dans les en-
fans est augmentée par les fa-
bles qu'on leur raconte, on
augmente de la même maniére
dans l'esprit des hommes la
crainte qu'ils ont de la mort.
C'est une chose louable de
méditer sur la mort, si on la re-
garde comme une punition du
péché, ou comme un passage
a une autre vie. Mais c'est une
foiblesse de la craindre, si on
la regarde simplement comme
le tribut qui est dû à la nature.
Il entre souvent de la vanité
& de la superstition dans les
252
Essais de Politique,
méditations pieuses. Il y a des
spéculatifs qui ont écrit qu'un
homme doit juger par la dou-
leur qu'il souffre quelquefois
par un petit mal au doigt, com-
bien est grande la douleur que
cause la mort, lorsque tout le
corps se corrompe & se dissout.
Mais souvent la fracture d'un
membre cause plus de douleur
que la mort même : les parties
les plus vitales ne sont pas les
plus sensibles.
Celui qui a dit (en parlant
simplement comme philoso-
phe) que l'appareil de la mort
effraie plus que la mort même,
a eu raison à mon sens. Les
gémissemens, les convulsions,
la pâleur, les pleurs de nos
amis, & la noire préparation
des obséques, c'est ce qui rend
la mort terrible.
On doit remarquer que tou-
tes les passions ont plus de force
253
& de Morale.
sur l'esprit de l’homme que la
crainte de la mort ; elle ne doit
pas être un ennemi si redouta-
ble, puisque nous avons toû-
jours en nous de quoi la vain-
cre. La vengeance triomphe de
la mort, l'amour la méprise,
l’honneur la recherche, la dou-
leur la souhaite comme un refu-
ge, la peur la dévance, & la foi
la reçoit avec joie. Nous lisons
même que lorsqu'
tué, la pitié qui est la plus foi-
ble des passions engagea plu-
sieurs de ceux qui lui étoient
attachés de se tuer par compas-
sion pour lui.
ceci l'ennui & le chagrin. Son- gez, dit-il,
254
Essais de Politique,
nier moment le même caracté-
re d'esprit.
disant une politesse : Livia con- jugii nostri memor, Vive & vale.
Les stoïciens se donnent trop
de soins pour nous soulager de
la crainte de la mort. lls l'ont
rendue plus terrible par leurs
grands préparatifs. J'approuve
davantage celui qui place tout
255
& de Morale.
simplement la fin de la vie entre
les offices de la nature. Il est aus-
si naturel de mourir que de vi-
vre, & peut-être on souffre au-
tant en naissant qu'en mourant.
Celui qui meurt occupé de
quelque grand dessein, dont il
souhaite avec passion l'accom-
plissement, peut se comparer à
celui qui ne sent pas la douleur
d'une blessure dans la chaleur
d'une bataille Mais sur-tout il
n'y a rien de plus doux que de
pouvoir chanter nunc dimittis ,
256
Essais de Politique,
qu'il n'y a que la vraie reli-
gion qui puisse en procurer de
solides.
DE
257
& de Morale.
DE LA
JEUNESSE,
ET DE LA
VIEILLESSE.
UN homme peut être jeune
en années & vieux en heu-
res, s'il n'a pas perdu son tems.
Cela arrive rarement. La jeu-
nesse ressemble aux premiéres
pensées qui le cedent en pru-
dence aux secondes. Car les
pensées ont aussi leur jeunesse.
La jeunesse est fertile en in-
ventions plus que la vieillesse.
Elle est aussi féconde en imagi-
nations vives, & qu'on pren-
droit quelquefois pour des ins-
pirations.
Les esprits très-vifs, pleins
Y
258
Essais de Politique,
d'ardeur & de désirs violens,
ne sont propres pour les affai-
res qu'après que leur jeunesse
est passée, comme on peut le
remarquer de
de
dernier : Juventam egit erroribus, Il a été
259
& de Morale.
tirer avantage de leur expérien-
ce ; mais dans les affaires toutes
neuves, elles les préoccupent
& les arrêtent.
Les erreurs des jeunes gens
les portent souvent à la destruc-
tion; celles des vieillards sont
différentes. Ils manquent ordi-
nairement en ne faisant pas
assez, ou assez-tôt.
Les jeunes gens embrassent
plus qu'ils ne peuvent attein-
dre, ils émeuvent plus qu'ils
ne sçauroient résoudre, ils vo-
lent au fait sans examiner assez
les moiens, ils suivent en aveu-
gles des principes qu'ils ont
pris par hazard, ils tentent les
remédes extrêmes dès le com-
mencement, ils introduisent
des nouveautés qui attirent des
inconveniens qu'ils n'ont pas
prévûs, ils ne veulent point
avoüer ni retracter leurs er-
reurs ; & par-là ils les redou-
Y ij
260
Essais de Politique,
blent, & se jettent plus vîte
dans le précipice, comme un
cheval qui ne veut ni tourner
ni arrêter.
Les vieillards font trop d'ob-
jections, consultent trop long-
tems, craignent trop les dan-
gers, chancelent, & se repen-
tent avant d'avoir failli, &
menent rarement une affaire
à sa persection. lls se conten-
tent d'un succès médiocre. Un
mélange des deux auroit de
grands avantages ; pour le pré-
sent, les qualités des uns sup-
pléeroient au défaut des autres ;
pour l'avenir, la modération
des vieux seroit une instruction
pour les jeunes. Enfin cet as-
semblage si bon en lui-même
produiroit encore de bons ef-
fets à l'extérieur, parce que les
vieillards ont l'autorité pour
eux, & les jeunes gens la fa-
veur, & plus de popularité.
261
& de Morale.
Peut-être la jeunesse a-t'elle
l'avantage dans la morale, &
les vieillards dans la politique.
Un certain Rabin sur le texte
juvenes vestri videbunt visiones,,
Plus on s’imbibe du monde,
plus on doit s'en enyvrer. La
vieillesse perfectionne le rai-
sonnement, plus qu'elle ne
corrige les désirs ou la volonté.
Il y a des esprits prématurés
qui deviennent insipides dans
la suite, qui sont trop aigus, &
qui perdent leur pointe, com-
me il arriva au rhéteur
mogene
très-subtils, & qui devint en-
suite hebêté. De même encore
ceux dont les facultés natu-
262
Essais de Politique,
relles conviennent mieux à la
jeunesse qu'à un âge avancé,
comme une éloquence trop
fleurie.
d'
haranguer. Idem manebat, neque Et ceux enfin qui
263
& de Morale.
DES SOUPÇONS.
LES soupçons sont entre
nos pensées ce que sont les
chauves-souris parmi les oi-
seaux, & comme elles ils ne
volent que dans l'obscurité. On
ne doit pas les écouter, ou du
moins y ajoûter foi trop faci-
lement ; ils obscurcissent l'es-
prit éloignent les amis, &
empêchent qu'on agisse cons-
tamment & avec assurance
dans les affaires. Ils disposent
les Rois à la tirannie, les maris
à être jaloux, & les sages à la
mélancolie & à l'irrésolution.
Ce défaut vient plûtôt de l'es-
prit que du cœur, & souvent
il trouve place dans des ames
courageuses.
264
Essais de Politique ,
d'
Jamais personne n'a été plus
courageux, ni plus soupçon-
neux que lui. Dans un esprit de
cette trempe, les soupçons n'y
sont point tant de mal ; ils n'y
sont reçus qu'après qu'on a exa-
miné leur probabilité ; mais sur
les esprits timides, ils prennent
trop d'empire.
Rien ne rend un homme plus
soupçonneux que de sçavoir
peu. On doit donc chercher à
s'instruire, comme un moien
de guérir ses soupçons. Les
soupçons sont nourris de fu-
mée & dans les ténébres ; mais
les hommes ne sont point des
anges, chacun va a ses fins
particuliéres, & chacun est
attentif & inquiet sur ce qui le
regarde. Le meilleur moien de
modérer sa défiance, est de
préparer des remédes contre
les dangers dont nous nous
croions
265
& de Morale.
croions ménacés, comme s'ils
devoient indubittablement arri-
ver & en même tems de ne
pas trop s'abandonner à ses
soupçons, parce qu'ils peuvent
être faux & trompeurs : de
cette maniére il n'est pas im-
possible qu'ils nous deviennent
même utiles.
Ceux que nous formons
nous-mêmes ne sont pas à
beaucoup près si fâcheux que
ceux qui nous sont inspirés par
l'artifice, & le mauvais caracté-
re d'autrui ; ceux-là nous pi-
quent bien davantage. La meil-
leure maniére de se tirer du
labyrinthe des soupçons, c'est
de les avouer franchement à
la partie suspecte : par-là on
découvre plus aisément la vé-
rité, & on rend celui qui est
soupçonné plus circonspect à
l'avenir. Mais il ne faut pas
user de ce reméde avec des
Z
266
Essais de Politique,
ames basses. Quand des gens
d'un mauvais caractére se
voient une fois soupconnés,
ils ne sont jamais fidéles. Les
italiens disent, sospetto licencia, comme si le soupçon con-
267
& de Morale.
DE L'AMOUR.
L'AMOUR est une passion
plus utile au théatre, qu'à
la vie de l’homme : aussi sert-
elle de sujet ordinairement aux
comedies & aux tragédies ; mais
elle est toujours également dan-
gereuse pour les hommes, en ce
qu'elle est quelquefois comme
une syréne, quelquefois com-
me une furie.
On peut remarquer que par-
mi les grands hommes, soit de
l'Antiquité ou des modernes,
pas un ne s'est laissé transporter
a un excès d'amour insensé .
c'est une preuve que les grands
génies & les grandes affaires
n'admettent point cette foi-
blesse. Il faut cependant ex-
cepter
pius Claudius le Décemvir
Z ij
268
Essais de Politique,
premier étoit adonné à ses
plaisirs, mais l'autre avoit me-
né une vie sage & austére.
Preuve certaine que l'amour
peut quelquefois s'emparer
d'un cœur bien fortifié, si l'on
n'y fait pas bonne garde.
L'idée d'
quand il dit : Satis magnum al- Com-
On doit considérer qu'il naît
de cette passion des excès offen-
çans pour toute la nature,
269
& de Morale.
& qu'elle dégrade toutes cho-
ses jusqu'à vouloir établir pour
regle infaillible, que l’hyper-
bole ne convient qu'à l'amour.
On a eu raison de dire ; adula- Mais un
Z iij
270
Essais de Politique,
qu'il est très-méprisé ; & c'est
encore une raison pour se tenir
mieux en garde contre cette
passion, qui nous fait perdre
non seulement les choses les
plus désirables, mais qui s'avilit
aussi elle-même. Pour les autres
pertes qu'elle cause, la fable
nous les représente d'une ma-
niére très-claire, quand elle dit
que celui qui donna la préférence à Venus, perdit les dons de Junon & de Pallas. Quiconque se livre à
Nous sommes ordinairement
surpris des accès de cette pas-
sion, lorsque notre esprit est le
moins à lui même, c'est-à-dire,
dans la grande prospérité, ou
dans une extrême adversité. Ces
deux tems (quoiqu'on n'ait pas
fait encore cette remarque à
l'égard du dernier) sont favo-
rables à la naissance de l'amour,
271
& de Morale.
& c'est une des preuves qu'il
est l'enfant de la folie.
Ceux qui ne peuvent pas se
délivrer de l'amour, doivent
du moins se separer de leurs
affaires sérieuses. S'il y est une
sois admis, il mettra tout en
défordre, & l'on ne travail-
lera plus pour le but qu'on
s'étoit proposé.
Je ne sçai pas pourquoi les
guerriers sont si fort adonnés
à l'amour, si ce n'est par la
même raison qu'ils se livrent
au vin ; c'est-à-dire, parce que
les périls veulent être paiés par
les plaisirs.
Il y a dans la nature humaine
une inclination secrete qui
porte à l'amour. Si cette in-
clination ne se fixe pas sur une
personne seule, elle s'étend
naturellement sur plusieurs,
& rend les hommes humains
& charittables.
Z iiij
272
Essais de Politique,
L'amour conjugal produit
le genre humain ; l'amour ou
l'amitié le rendent plus parfait ;
mais l'amour débauché l'avilit
& le corrompt.
273
& de Morale.
DE
L'AMOUR PROPRE,
OU DE
L'INTEREST PARTICULIER.
LA fourmi est un animal
sibi sapiens , qui entend son
274
Essais de Politique,
terre est fixe & arrêtée sur
son centre. Mais tout ce qui a
de l'affinité avec les cieux, se
meut sur un centre étranger
auquel il est de quelque se-
cours. Il est plus tolerable dans
les Princes de rapporter tout à
eux-mêmes, parce qu'un grand
nombre de personnes sont atta-
chées à leur sort, & que le bien
& le mal qui leur arrivent, se
partagent, pour ainsi dire, avec
le public. Mais ce défaut est
pernicieux dans ceux qui ser-
vent un Prince ou un Etat.
Toutes les affaires qui passent
par leurs mains, sont tournées
a leurs fins particuliéres, qui
sont le plus souvent sort éloig-
nées de celles de leur maître.
Les Princes & les Etats doi-
vent donc choisir des ministres
exemts de ce vice, sans cela leurs
affaires ne seront seulement qu'-
accessoires. Ce qui rend enco-
275
& de Morale.
re ces sortes de caractéres plus
dangereux, c'est qu'avec eux
toutes sortes de propositions
sont perdues. Il est injuste que
les avantages de ceux qui ser-
vent soient préferés à ceux du
maître qui est servi. Mais il est
encore bien plus condamnable
qu'un petit intérêt de celui qui
sert, soit préferé à un grand
intérêt du maître. C'est cepen-
dant ce qui arrive souvent par
la mauvaise foi d'une sorte de
ministres comme trésoriers
ambassadeurs, généraux d'ar-
mées, & tous autres ministres
qui manquent de fidélité. Les
gens de ce caractére donnent
un biais à leur boule pour at-
traper en passant leurs petits
avantages & renversent par-
là de grandes & importantes af-
faires. Ordinairement le profit
qui leur en revient, est propor-
tionné à leur état & à leur
276
Essais de Politique,
fortune ; mais le mal qu'ils font
en échange est proportionné à
l'état ou à la fortune de leur
maître. Le naturel de ces gens
qui s'aiment par-dessus tout,
ne les porte point à mettre le
feu à la maison de leur voisin,
s'ils n'ont envie de faire cuire
un œuf. Cependant les minis-
tres de cette humeur sont sou-
vent en crédit, parce qu'après
leur intérêt particulier, ils n'en
ont point de plus cher que de
plaire à leur maître ; & pour
ces deux choses qui ont souvent
du rappoit ensemble, ils tra-
hissent les affaires dont ils sont
chargés.
Ce grand amour de soi-même
a diverses propriétés toutes per-
nicieuses. On croiroit quelque-
fois que les personnes qui s'y
livrent ont le même instinct
des rats qui leur fait déserter
une maison avant qu'elle ne
277
& de Morale.
chasse le blereau du trou qu'il
avoit creusé pour lui-même, &
quelquefois enfin, pareils aux
crocodiles, ils pleurent & gé-
missent pour dévorer.
On remarque que ceux qui
sont du caractére que
attribuoit à
dire, amans d'eux-mêmes & or-
dinairement sans rivaux, finis-
sent presque tous par être mal-
heureux. lls n'ont sacrifié toute
leur vie qu'à eux-mêmes, ils
deviennent enfin des victimes
pour la fortune, à laquelle ce-
pendant ils croient avoir coupé
les aîles par leur rare prudence.
278
Essais de Politique,
DE L'ETUDE
L'ETUDE sert à récréer
l'esprit, ou à l'orner, ou à
se rendre plus habile dans les
affaires. A l'égard de la récréa-
tion ou du plaisir que fournit
l'étude, ce n'est que dans une
vie privée & retirée qu'on peut
s'y livrer. L'ornement s'em-
ploie dans le discours, & l’ha-
bileté paroit par la solidité du
jugement, & par la maniére de
conduire les affaires. On peut
se rendre par l'expérience pro-
pre pour l'exécution & pour le
détail d'une affaire en particu-
lier ; mais le conseil en général,
les projets, & la bonne admi-
nistration, viennent plus sûre-
ment du sçavoir.
279
& de Morale.
Emploier trop de tems à la
lecture ou à l'étude, n'est
qu'une paresse qui a bonne
mine. S'en servir trop pour
orner son discours, est une
affectation. Former son juge-
ment purement sur les précep-
tes tirés des livres, est trop
scolastique & très-incertain.
Les lettres perfectionnent la
nature, & sont perfectionnées
par l'expérience. Les talens
naturels, de même que les
plantes, ont besoin de culture ;
mais les lettres apprennent les
choses d'une maniére trop va-
gue, si elles ne sont détermi-
nées par l'expérience.
Les personnes adroites &
artificieuses méprisent les let-
tres, les simples les admirent,
les sages en sont usage. Ce
qu'on ne sçauroit tirer des let-
tres seules, c'est la prudence
qui n'est pas en elles, qui est
280
Essais de Politique,
au-dessus d'elles, & qu'on
n'acquiert que par de sages
réflexions.
Ne lisez point un livre avec un
esprit critique pour en dispu-
ter, ni avec trop de crédulité,
ni enfin pour faire usage dans
vos discours de ce que vous au
rez retenu ; mais lisez pour exa-
miner & pour penser. Il y a des
livres dont il faut seulement
goûter, d'autres qu'il faut dévo-
rer, & d'autres (mais en petit
nombre) qu'il faut mâcher &
digerer. J'ai voulu dire qu'il y a
des livres dont il ne faut lire que
des morceaux ; d'autres qu'il
faut lire tous entiers, mais en
passant ; & quelques autres,
mais qui sont rares, qu'il faut
lire & relire avec une extrême
application. Il y en a aussi plu-
sieurs dont on peut faire tirer
des extraits ; mais ce sont ceux
qui ne traitent pas des sujets
importans,
281
& de Morale.
importans, & qui ne sont pas
écrits par de bons auteurs.
La lecture instruit, la dispute
& la conférence réveillent &
donnent de la vivacité. En
écrivant, on devient exact, &
on retient mieux ce qu'on lit.
Celui donc qui est paresseux à
faire des notes, a besoin d'une
bonne mémoire. Celui qui con-
fére rarement, a besoin d'une
grande vivacité naturelle ; & il
faut beaucoup d'adresse à celui
qui lit peu, pour cacher son ig-
norance.
L'étude de l’histoire rend un
homme prudent ; la poësie, spi-
rituel ; les mathématiques,
subtil ; la philosophie naturel-
le, profond : la morale regle
les mœurs ; la dialectique & la
rhétorique le rendent habile
& disposé à disputer : Abeunt Il n'y a presque
A a
282
Essais de Politique,
ne puisse corriger par quelqu'é-
tude propre pour cet effet, de
même qu'on remédie aux ma-
ladies du corps par quelque
exercice convenable. Jouer à
la boule est bon pour la gravel-
le & pour les reins ; tirer de
l'arc, pour les poûmons &
pour la poitrine ; se promener
doucement, pour l'estomac ;
monter à cheval, pour la tête ; de
même il est bon qu'un homme
qui n'a pas l'esprit posé & at-
tentif, s'applique aux mathé-
matiques ; car s'il est distrait
dans la démonstration, il fau-
dra qu'il recommence. S'il est
broüillé & peu exact dans
ses distinctions, qu'il étudie les
scolastiques, ils sont Cymini S'il ne sçait pas bien
283
& de Morale.
qu'on peut trouver dans l'é-
tude des remédes à tous les
défauts de l'esprit.
Aa ij
284
Essais de Politique,
DE LA
VANITE'.
samment qu'une mouche
posée sur l'essieu d'une roue,
disoit ; Combien de poussiére j'éle- ve ! Il y a des gens si vains &
Les personnes qui ont beau-
coup de vanité ont toûjours
l'esprit inquiet & entreprenant,
parce qu'il n'y a point d'osten-
tation sans une comparaison de
soi-même. Il faut aussi qu'ils
285
& de Morale.
soient violens pour soutenir
leurs fanfaronades ; mais ils ne
sçauroient garder de secret : ce
qui les rend moins dangereux.
lls font plus de bruit que de
besogne, suivant le proverbe
françois. On peut cependant
en tirer quelquefois de l'utilité
dans les affaires, sur-tout pour
répandre des bruits, ce sont
d'excellentes trompettes. Ils
sont bons aussi, comme
Live
d'
car il y a des occasions où les
mensonges & les exagerations
peuvent servir. Par exemple,
si un homme veut engager deux
puissances dans une guerre
contre une troisiéme, & qu'il
éleve outre mesure la puissance
de chacun des deux, quand il
parle à l'un ou à l'autre, cela
peut avancer son dessein. Quel-
quefois encore celui qui mé-
286
Essais de Politique,
nage une affaire entre deux
particuliers, & qui exagere son
pouvoir sur l'esprit de l'un &
de l'autre, peut l'augmenter
réellement sur tous les deux ;
& ainsi il arrive dans des cas
pareils, que quelque chose est
produit de rien : car un men-
fonge produit une opinion, &
l'opinion une substance.
Il est à propos que les gens
de guerre soient glorieux. Com-
me le fer aiguise le fer, la gloire
des uns aiguise & réveille celle
des autres.
Dans des affaires de parti-
culiers dangereuses & difficiles,
les esprits vains & présomp-
tueux y donnent le branle, &
mertent les autres en train. Les
esprits plus solides & plus mo-
destes ont plus de lest que de
voile.
La réputation aussi des sça-
vans ne vole pas si haut sans
287
& de Morale.
que la vanité y fournisse quel-
que plume. Qui de contemnenda
288
Essais de Politique,
ble & qui sied bien à certaines
personnes. Car dans les excu-
ses, dans les soumissions, &
même dans la modestie bien
ménagée, il se mêle souvent de
l'ostentation & de la vanité.
Le moien le plus adroit pour
flatter sa vanité, c'est celui,
dont parle
est de loüer d'un autre une
bonne qualité que l'on posséde
soi-même. En loüant ainsi un
autre vous vous servez vous-
même ; car il est supérieur ou
inférieur à vous dans la chose
que vous loüez. S'il est infé-
rieur & qu'il mérite la loüange,
vous la méritez bien davantage.
S'il est supérieur, & qu'il ne
la mérite pas, vous la méritez
encore bien moins.
Les personnes vaines sont
méprisées des sages, admirées
des fols, les idoles & la proye
des parasites, & les esclaves de
leurs propres défauts.
DE
289
& de Morale.
DE L'AMBITION.
L'Ambition ressemble à la
colére. La colére rend un
homme déterminé, actif, re-
muant, si elle n'est pas arrêtée ;
mais si on l'arrête dans son
cours, elle s'aigrit & devient,
pour ainsi dire, aduste, par
conséquent plus dangereuse &
plus maligne. Il en est de même
de l'ambition. Si un ambitieux
trouve le chemin ouvert pour
s'élever, & qu'il aille toûjours
en avançant, il est plus agissant
que dangereux. Mais si ses dé-
sirs sont arrêtés, il devient mé-
content en secrer, il regarde de
mauvais œil les hommes & les
affaires, & n'est bien satisfait
que lorsque tout va de travers :
Bb
290
Essais de Politique,
ce qui est le plus grand de tous
les défauts pour un ministre. Il
est donc bon, lorsqu'un Prince
se sert d'un ambitieux, qu'il le
conduise de maniére qu'il aille
en avançant sans jamais recu-
ler ; sans quoi c'est donner lieu
à bien des inconveniens, & il
vaudroit beaucoup mieux ne le
point emploier ; car si ses ser-
vices ne le sont pas monter, il
sera en sorte que ses services
tomberont avec lui.
Puisque nous avons dit qu'il
seroit a propos de ne point
emploier des ambitieux, au
moins sans nécessité, il faut
examiner en quel cas il peut
être nécessaire de s'en servir.
On doit à la guerre choisir par
préference les bons géné-
raux, quelque ambitieux qu'ils
soient. L'utilité de leurs servi-
ces l'emporte sur tout le reste ;
& vouloir qu'un homme de
291
& de Morale.
guerre n'ait pas d'ambition,
c'est vouloir lui ôter les épe-
rons. On peut encore tirer un
bon usage des ambitieux en
les faisant servir comme des
boucliers pour les Princes,
contre les dangers & contre
l'envie. Personne ne jouera ce
rôle qu'il ne soit semblable à
un oiseau qui a les yeux crévés
& qui va toûjours en montant,
parce qu'il ne voit pas autour
de lui. On peut encore faire
usage d'un ambitieux, en se ser-
vant de lui pour en abaisser un
autre qui s'éleve trop ; c'est
ainsi que
que les ambitieux sont nécessai-
res dans tous ces cas, il reste à
dire comment on peut les rete-
nir, de maniére qu'ils soient
moins dangereux. Ils le sont
moins lorsqu'ils manquent de
naissance , & lorsqu'ils sont
Bb ij
292
Essais de Politique,
d'une humeur brusque & rude,
que s'ils étoient affables & po-
pulaires ; lorsqu'ils sont nouvel-
lement élevés, que s'ils étoient
assurés dans leur grandeur, &
qu'ils y eussent, pour ainsi dire,
pris racine.
Quelques personnes regar-
dent comme une foiblesse dans
un Prince d'avoir un favori.
Mais c'est le meilleur de tous
les remédes contre l'ambition
des grands & des magistrats.
Car si le pouvoir d'avancer &
de nuire est entre les mains
d'un favori, il est très-rare
qu'un autre s'éleve trop. Un
moien encore de les tenir en
bride, c'est de leur opposer quel-
qu'un aussi ambitieux qu'eux-
mêmes ; mais il faut en ce cas
des modérateurs qui tiennent
le milieu entre les deux, pour
eviter les factions & le défor-
dre. Sans ce lest, le vaisseau
293
& de Morale.
rouleroit trop. Enfin le Prince
peut au moins protéger & en-
hardir quelqu'un d'un ordre
inférieur, qui servira comme
de foüet aux ambitieux. Il peut
encore être utile, pour les re-
tenir s'ils sont timides, de leur
faire envisager une ruine pro-
chaine. Mais ce parti est dan-
gereux s'ils sont audacieux &
entreprenans, & peut, loin de
les arrêter, précipiter leurs
desseins. Il est absolument né-
cessaire de les abattre, & quoi-
qu'on ne puisse pas le faire tout
d'un coup avec sureté, le meil-
leur parti est d'entremêler con-
tinuellement les faveurs & les
disgraces, pour qu'ils ne sça-
chent ce qu'ils ont à espérer ou
à craindre, & qu'ils se trouvent
comme perdus dans un laby-
rinthe.
L'ambition ou l'envie de
l'emporter dans les grandes
Bb iij
294
Essais de Politique,
choses, cause moins d'embar-
ras dans les affaires, que celle
de se mêler de toutes choses.
Celle-ci engendre beaucoup de
confusion & de désordre ; ce-
pendant un ambitieux qui est
remuant dans les affaires, est
moins dangereux que celui qui
est puissant par le nombre de
personnes qui dépendent de
lui. Celui qui veut briller par-
mi les habiles gens entreprend
des choses grandes, & c'est du
moins un avantage pour le
public. Mais celui qui veut être
le seul chiffre entre plusieurs
zéros, est la peste de son tems.
Les honneurs apportent trois
avantages : de pouvoir faire du
bien, d'approcher des Princes
& des grands, & de faire sa
propre fortune. Le sujet qui ne
cherche dans son ambition que
le premier de ces avantages, est
un homme de bien ; & le Prince
295
& de Morale.
est prudent s'il fait distinguer
parmi ceux qui le servent, ce-
lui qui agit par un tel motif.
Que les Princes & les Etats
choisissent donc, autant qu'il
leur sera possible, des ministres
qui soient plus touchés de
leur devoir, que de leur éleva-
tion ; qui entrent dans les affai-
res, plûtôt par conscience
que par ostentation ; & qu'ils
tâchent aussi de distinguer un
naturel remuant d'avec un
homme qui n'est rempli que
de bonne volonté.
Bb iiij
296
Essais de Politique,
DE LA
FORTUNE.
ON ne sçauroit nier qu'il
n'y ait des accidens étran-
gers, ou des hazards qui ne
dépendent point de nous, qui
contribuent beaucoup à la for-
tune. La faveur des grands,
une conjoncture heureuse, la
mort des autres, ou enfin une
occasion favorable à la vertu
qui nous est propre. Mais il est
sûr cependant que chacun a en
lui-même le pouvoir de faire
sa fortune : Faber quisque fortu-
næ suæ, dit le poëte. La faute
d'un homme est la cause étran-
gére la plus commune de la
fortune d'un autre ; & c'est par
cette voie qu'on avance le plus
297
& de Morale.
vîte. Serpens nisi serpentem co-
Les vertus éminentes & qui
ont beaucoup d’éclat, attirent
les loüanges. Mais il y a des
vertus qui s’apperçoivent à pei-
ne, & qui sont la fortune ;
telles sont certaines maniéres
déliées qu’on ne sçauroit trop
estimer, & que les Espagnols
appellent, desenboltura . Il ne
Si on regarde fixement &
avec attention, on verra que
298
Essais de Politique,
la fortune est aveugle ; mais
non pas invisible. Le chemin
de la fortune est semblable à la
voie lactée ; c'est un assemblage
de plusieurs petites étoiles,
qu'on n'apperçoit pas étant sé-
parées, mais qui jointes en-
semble sont claires & apparen-
tes. De même il y a beaucoup
de petites vertus qu'on ne peut
presque pas appercevoir, ou,
pour mieux dire, de certaines
facultés ou habitudes commo-
des, qui rendent les hommes
fortunés. Les Italiens en re-
marquent quelques-unes qu'on
n'imagineroit pas : lorsqu'ils
parlent d'un homme propre à
faire fortune, ils demandent
qu'il ait entr'autres qualités,
un poco di matto (qu'il tienne un
299
& de Morale.
de n'être pas trop honnête
homme. C'est pour cela que
ceux qui aiment trop leur pa-
trie, ou leur Prince, n'ont ja-
mais été, & ne sçauroient être
bien fortunés. Lorsqu'un hom-
me détourne ses regards & sa
pensée sur un objet étranger,
il s'égare, & perd immanqua-
blement son vrai chemin.
Une fortune rapide rend un
homme audacieux & remuant ;
mais une fortune exercée, le
rend habile. On doit respecter
la fortune, quand ce ne seroit
que pour la confiance & pour
la réputation qu'elle nous don-
ne. La premiére est en nous-
mêmes, la seconde est dans les
autres.
Les hommes prudens, pour
éviter l'envie qui est attachée à
la vertu, attribuent tout ce qui
leur arrive d’heureux à la for-
tune ou à la providence, com-
300
Essais de Politique,
me le meilleur moien de joüir
de leur grandeur avec plus de
tranquillité. Rien aussi n'attire
à un homme plus de considéra-
tion, que lorsqu'on s’imagine
que quelque puissance supé-
rieure prend soin de le con-
duire. César dans une tempête
dit à son pilote : Tu portes César & sa fortune , &
On remarque que ceux qui
ont trop attribué à leur sagesse
ou à leur politique, ont fini
malheureusement.
l'athénien
puis que dans une harangue où
il rendoit compte de son gou-
vernement, il répéta plus d'une
fois : & dans ceci la fortune n'y eut point de part.
Il y a des personnes dont la
fortune est semblable aux vers
d'
301
& de Morale.
& plus coulans que ceux des
autres poëtes, comme
que
paraison qu'il fait de la fortune
de
silaüs
il dépend beaucoup des hom-
mes de la rendre telle.
302
Essais de Politique,
DE L'EMPIRE.
LA condition de ceux qui
ont peu à désirer & beau-
coup à craindre, est miserable,
c'est cependant celle de pres-
que tous les Rois. Placés au plus
haut dégré, ils ne sçavent à quoi
aspirer pendant que des idées
continuelles de fantômes & de
dangers ménaçans, remplissent
leur esprit de troubles & d'agi-
tation. Ceci démontre ce que
dit l'Ecriture, que le cœur des Rois est impénétrable : car, un
303
& de Morale.
qui leur sont particuliers, &
qu'ils donnent souvent tous
leurs soins à des choses frivo-
les & peu dignes de leur gran-
deur. La chasse, les bâtimens,
l'élevation d'un favori, quel-
quefois même un art mécani-
que, les occupent uniquement.
Néron joüoit de la harpe, Do-
mitien tiroit de l'arc, Commo-
de travailloit à des armes, Ca-
racalla menoit un char : ceci
paroît étrange à ceux qui ne
connoissent pas cet axiôme :
Que l'esprit de l’homme se plaît bien plus à avancer dans les peti- tes choses, qu'à s'arrêter dans les grandes. Nous voions aussi
304
Essais de Politique,
Grand,
tems
que celui qui est accoûtumé
d'avancer toûjours se voit ar-
rêté dans sa course, il n'est plus
content de lui-même, & de-
vient tout différent de ce qu'il
étoit. Il est bien difficile de
conoître à fond le vrai tempé-
rament d'un Empire, & de
sçavoir exactement le régime
qui lui convient. Tout tempé-
ramment (bon ou mauvais) est
toûjours composé de contrai-
res ; mais il y a bien de la diffé-
rence entre sçavoir faire un
mêlange de contraires, ou sça-
voir les emploier à propos al-
ternativement. La réponse d'
pollonius
d'instructions.
demandoit ce qui avoit causé
la perte de Néron , dit-il,
quefois
305
& de Morale.
quefois il montoit les cordes trop haut, & quelquefois trop bas. Il
Il semble que les ministres
de notre tems ne soient occu-
pés qu'à chercher de promts
remédes pour échapper aux
dangers prochains, au lieu de
songer à les prévenir par des
moiens solides & bien fondés.
Celui qui les attend, semble
défier la fortune & vouloir lut-
ter contre elle ; mais qui est-ce
qui peut éviter l'éticelle &
dire de quel côté elle partira ?
Les difficultés dans les affai-
res des Princes sont grandes &
en grand nombre ; mais la plus
grande de toutes vient de leur
propre caractére. Il est ordinaire
aux Princes, dit
C c
306
Essais de Politique,
haiter des choses qui se contra-
rient : Sunt plerumque Regum vo- C'est le solecisme or-
Les affaires des Rois sont
avec leurs voisins, leurs fem-
mes, leurs enfans, leurs pré-
lats ou le clergé, les grands
la noblesse, les marchands, le
peuple, & les soldats ; & sans
les soins nécessaires, tout cela
est à redouter.
Premiérement pour leurs
voisins, on ne peut donner de
regle générale : les occasions
sont trop variables. Il y en a
une cependant qui est toûjours
bonne ; c'est que les Princes
veillent continuellement, pour
que pas un de leurs voisins de-
vienne plus puissant & plus en
état de nuire, qu'il n'étoit au-
307
& de Morale.
paravant, en augmentant ses
Etats, en s'approchant plus
près de leur coté, en s'attirant
le commerce, &c.
Les Rois
gleterre
les-Quint
virat, veillerent tellement les
uns sur les autres, que pas un
des trois ne pouvoit gagner un
pouce de terrein, que les deux
autres aussi-tôt ne se liguassent
pour rétablir l'équilibre ; & ils
ne faisoient point la paix, qu'ils
n'en fussent venus à bout. Il en
fut de même de cette ligue en-
tre
Sforce
talie
din
scolastiques doit être rejettée ;
qu'il n'est pas permis de faire la
guerre, si l'on n'a point reçu
C c ij
308
Essais de Politique,
d'injure auparavant ; car une
crainte légitime d'un danger
éminent, est une occasion lici-
te de prendre les armes, sans
qu'aucune autre violence ait
précedé.
A l'égard de leurs femmes,
il y a des exemples cruels.
est infame pour avoir empoi-
sonné
me de
pha
causé de grands troubles dans
la maison, & dans la succession
de son mari.
doüard II
à le faire chasser, & à sa mort :
ces dangers sont principale-
ment à craindre quand leurs
femmes ont des enfans d'un
premier mari, ou quand elles
ont des amans.
Les enfans des Rois font joüer
souvent de cruelles tragedies,
& souvent aussi les soupçons des
309
& de Morale.
peres ont causé de très-grands
malheurs. La mort de
pha
fut si fatale à la race de
man
Turcs est fort suspecte depuis
ce tems ; car on a soupçonné
mort de
de grande espérance, que son
pere
mourir, a aussi été fatale à sa
maison ; deux autres de ses fils
moururent de mort violente,
& le troisiéme
fut guéres plus heureux : il
mourut de maladie, mais après
que
contre lui. La mort de
trius
de
son pere qui en mourut de
chagrin & de repentir. Il y a
beaucoup d'exemples sembla-
bles à ceux-ci, & il n'y en a
310
Essais de Politique,
presque point où il soit revenu
quelque bien aux peres d'avoir
attenté à la vie de leurs fils, à
moins qu'ils n'eussent pris les
armes contr'eux, comme
lim I
trois fils d'
gleterre.
Pour les prelats, il y a du
danger lorsqu'ils sont puis-
sans, comme les archevêques
de
leur crosse contre l'épée Roia-
le, quoiqu'ils eussent affaire
à des Rois fiers & d'un grand
courage,
ils ne sont pas à craindre, lors-
que ce n'est pas le peuple,
mais le Roi ou des patrons
particuliers, qui nomment aux
bénéfices.
pour les grands, il est bon de
les tenir dans une distance pro-
311
& de Morale.
portionnée à ce qu'ils doivent
au Roi. En les abattant, on pour-
ra rendre le Roi plus absolu ;
mais aussi il sera moins assuré &
moins en état de venir à bout de
ses desseins. Je l'ai remarqué
dans mon Histoire de
VII
opprimoit. De-là sont venus les
troubles & les difficulcés de son
tems ; car quoiqu'ils fussent fi-
déles, & qu'ils restassent dans
le devoir, cependant ne tra-
vaillant pas de concert avec lui
dans les assaires, il étoit obligé
de faire tout par lui-même.
La noblesse étant un corps
dispersé, n'est pas dangereu-
se ; elle peut parler haut, mais
sans faire grand mal : elle sert
de contrepoids aux grands, &
les empêche de devenir trop
puissans ; & comme elle tou-
che au peuple de plus près,
elle a aussi plus d'autorité sur
312
Essais de Politique,
lui, & elle est plus propre à
tempérer les commotions po-
pulaires.
A l'égard des marchands, ils
sont comme la veine porte ; &
s'ils ne fleurissent pas, un Roiau-
me peut avoir les membres &
les jointures bonnes, mais ses
veines seront vuides & le nour-
riront mal. Les taxes qu'on im-
pose sur eux ne sont point un
profit pour le Prince; ce qu'il
gagne par le menu, il le perd
en gros ; les impôts en sont aug-
mentés, mais le commerce est
diminué.
Le peuple n'est point à re-
douter, s'il n'a pas de grands &
puissans chefs, ou si on ne tou-
che point à sa religion, à ses
anciennes coûtumes, & à ce
qui le fait vivre.
Les soldats sont dangereux
quand on les garde sur pied &
en corps, ou qu'ils sont accoû-
tumés
313
& de Morale.
tumés à des largesses. Nous en
voions l'exemple dans les ja-
nissaires, & dans les gardes
prétoriennes de
on peut lever des hommes &
les discipliner dans des endroits
différens & sous divers chefs
sans aucun danger ; & c'est un
usage fort utile pour défendre
l'Etat.
Les Rois sont semblables aux
corps célestes, qui rendent le
tems heureux ou malheureux,
qui sont très-brillans & dans
une grande élevation ; mais
sans aucun repos, tous les pré-
cepres qu'on peut leur donner
sont compris dans ces deux
avis : Memento quod es homo, & L'un pour servir de frein
D d
314
Essais de Politique,
DE LA
VERITABLE GRANDEUR
DES ROYAUMES,
ET DES ETATS.
IL entroit trop de présomp-
tion & de vanité dans ce que
en parlant de lui-même ; mais
s'il eût parlé de quelqu'autre,
sa réponse eût été très-estima-
ble. Quoi qu'il en soit, elle peut
servir de matiére à de sages ré-
flexions. On le pria dans un
festin de joüer du luth, il ré-
pondit qu'il ne sçavoit point joüer de cet instrument ; mais que d'un petit bourg il en sçauroit faire une grande ville. Ces paroles peu-
315
& de Morale.
re) deux talens fort différens
dans ceux qui sont employés
aux affaires d'Etat. Car si l'on
examine avec attention les
conseillers & les ministres des
Rois, on en trouvera peut-être
quelqu'un qui sera capable d'a-
grandir un petit Etat, mais qui
ne sçaura point joüer du luth ;
& au contraire on en trouvera
beaucoup qui sçavent joüer du
luth & du violon, c'est-à-dire,
qui sont experts dans les arts
de la cour, mais qui ont si peu
de capacité nécessaire pour ac-
croître un petit Etat, qu'il
semble même que la nature les
ait formés exprès pour ruiner
& pour détruire les Etats les
plus florissans. Certainement
ces arts vils & bas par lesquels
les conseillers & les ministres
gagnent souvent la faveur de
leur maître, & une sorte de ré-
putation parmi le peuple, ne
Dd ij
316
Essais de Politique,
méritent pas un autre titre que
celui de menétriers ou de vio-
lons ; car ces sortes de talens
sont seulement propres à amu-
ser, & plûtôt une espéce d'or-
nement dans celui qui les a,
qu'ils ne peuvent être utiles &
avantageux pour l'agrandisse-
ment d'un Etat ou d'un Roiau-
me. Il est vrai cependant qu'on
voit quelquefois des ministres
qui ne sont point au-dessous
des affaises, qui sont même ca-
pables de les bien conduire,
d'éviter les dangers, & les in-
conveniens manifestes, & qui
avec tout cela sont fort éloig-
nés de l’habileté nécessaire pour
étendre un petit Etat. Mais de
quelque espéce que soient les
ouvriers, considérons l'ouvra-
ge, & voions quelle est la véri-
ttable grandeur d'un Etat, &
quels sont les moiens de le ren-
dre florissant. C'est une chose
317
& de Morale.
sur laquelle les Princes doivent
réfléchir sans cesse, pour ne pas
s'engager dans des entreprises
vaines & téméraires, en présu-
mant trop de leurs forces ; &
aussi pour ne pas se prêter à des
conseils bas & timides, en ne
présumant pas assez de leur
puissance.
A l'égard de l'étendue d'un
Etat, elle peut se mésurer ; ses
finances & ses revenus se calcu-
lent ; le peuple se dénombre,
& l'on voit les plans des villes.
Mais il n'y a rien de plus diffi-
cile & de plus sujet à erreur
que de vouloir juger de la véri-
ttable force, de la puissance, &
de la valeur intrinseque d'un
Etat. Le Roiaume du ciel est
comparé, non pas a une grosse
noix, mais à un grain de mou-
tarde, qui est un des plus pétits
grains. Mais il a la propriété de
s'élever & de s'étendre en peu.
D d iij
318
Essais de Politique,
de tems. De même il y a des
Etats d'une grandeur considé-
rable qui ne sont point cepen-
dant propres à s'accroître, &
d'autres quoique petits, qui
peuvent servir de fondement à
de très-grands Roiaumes. Des
villes fortes, des arsenaux bien
fournis, de bons haras, des cha-
riots, des élephans, des ca-
nons, & d'autres machines de
guerre, ne sont que des mou-
tons couverts de la peau du
lion , lorsque la nation n'est
point naturellement brave &
guerriere : le nombre même ne
se doit pas considérer, si les sol-
dats manquent de courage ; car,
comme dit Lupus nu- ; le
319
d& de Morale.
mondation d’hommes ; de sorte
que les généraux étonnés re-
présenterent à
péril où étoit son armée, d& lui
conseillerent d'atraquer les Per-
ses pendant la nuit. Mais il ré-
pondit qu'il ne vouloit pas déro- ber la victoire, d& qu'elle étoit plus facile qu'ils ne pensoient. Tigra-
D d iiij
320
Essais de Politique,
l'emporte sur le nombre, &
l'on doit convenir que le cou-
rage du peuple est le point capi-
tal de la grandeur d'un Etat. Il
est bien plus ordinaire, qu'il
n'est vrai, de dire que l'argent
est le nerf de la guerre. A quoi
sert-il quand les nerfs des bras
manquent, & que le peuple est
effeminé ?
répondre à
soit voir son or : Si quelqu'un vient qui ait de meilleur fer, il vous enlevera tout cet or. Qu'un
A l'égard des troupes auxi-
liaires, qui sont ordinairement
le reméde pour une nation qui
n'est point aguerrie, tous les
321
& de Morale.
exemples montrent que qui se
repose dessus, pourra bien pour
un tems étendre ses aîles ; mais
qu'à la fin il perdra de ses
plumes.
La bénédiction de
celle d'
ront jamais ensemble, c'est-à-
dire, que le même peuple soit
à la fois le jeune lion & l'âne
sous le fardeau. Un peuple trop
chargé de taxes ne sera jamais
guerrier ; mais celles qui sont
mises par le consentement de
l'Etat, abattent moins son cou-
rage, que celles qui sont impo-
sées par un pouvoir despotique,
comme on peut le remarquer
par les ascises des
les subsides d'
parle du courage, & non pas
des richesses ; car je sçai bien
que les taxes étant les mêmes,
qu'elles soient mises par le con-
sentement de l'Etat, ou par un
322
Essais de Politique,
pouvoir absolu, elles apauvris-
sent également : mais elles se-
ront un effet différent sur l'es-
prit des sujets ; & de-là nous
pouvons conclure qu'un peu-
ple surchargé d'impôts n’est pas
propre pour l'Empire.
Les Roiaumes & les Etats
qui aspirent à s'agrandir, doi-
vent prendre garde que la no-
blesse ou les gentilshommes ne
se multiplient pas trop. Le peu-
ple devient trop abattu, & es-
clave en effet des gentilshom-
mes. Comme un taillis où l'on
a laissé trop de baliveaux ne
repousse pas bien, & dégenére
en buisson, de même dans un
Etat, s'il y a trop de Gentils-
hommes, le peuple sera sans
force & sans courage. De cent
têtes, pas une ne sera propre
pour le casque ; sur-tout pour
servir dans l'insanterie, qui est
la force d'une armée. Vous au-
323
& de Morale.
rez donc beaucoup de monde
& peu de forces. Ce fut avec
une sagesse admirable que
ri VII
quel j'ai parlé au long dans
l’histoire que j'ai écrit de son
regne) ordonna des terres &
des maisons d'une valeur cer-
taine & modérée pour mainte-
nir un sujet dans une abon-
dance sufsisante, & dans une
condition qui ne fut pas servile.
Il voulut aussi que ce fût le pro-
priétaire, ou du moins l'usu-
fruitier, & non pas des mé-
tayers qui tinssent la charrue,
& qui cultivassent le champ.
Cela produit dans un Etat ce
que
Terra potens armis, atque ubere glebæ. Certe partie du peu-
324
Essais de Politique,
veux dire ce grand nombre de
valets qui suivent les nobles ; &
sans doute que la magnificen-
ce, la splendeur de l’hospitali-
té, & un grand cortége de do-
mestiques, comme si c'étoit des
gardes (suivant la maniére des
seigneurs d'
tribue beaucoup à la puissance
d'un Etat militaire ; & au con-
traire une maniére de vivre
obscure & privée parmi la no-
blesse, ternit l'éclat des armes.
Il faut avoir soin que le tronc
de l'arbre de la monarchie de
grand, & qu'il ait assez de for-
ce pour porter les branches,
c'est-à-dire, que les sujets na-
turels soient en assez grand
nombre pour contenir les e-
trangers. C'est pour cela que les
Etats qui accordent facilement
des lettres de naturalité, sont
propres pour l'Empire. Il seroit
225
& de Morale.
ridicule de penser qu'une poi-
gnée de gens, quelque capacité
& quelque courage qu'ils eus-
sent, pussent retenir sous leur
domination une grande éten-
due de pays, du moins pour
long-tems. Les lacédemoniens
accordoient difficilement des
lettres de naturalité ; ce qui
fut cause que pendant que leur
Etat ne s'accrût pas, leurs affai-
res se conserverent en bon or-
dre : mais si-tôt qu'ils s'éten-
dirent, & qu'ils devinrent trop
grands pour le nombre des su-
jets naturels qu'ils avoient, ils
tomberent en décadence. Ja-
mais Etat n'a naturalisé les e-
trangers si facilement que les
romains, & leur fortune répon-
dit à cette prudente maxime ;
Puisque leur Empire a été le
plus grand qui fût jamais. lls ac-
cordoient facilement ce qu'on
appelle jus civitatis, & dans le
326
Essais de Politique,
plus haut dégré ; c'est-à-dire, non
seulement jus commercii, jus con-, mais aussi
327
& de Morale.
mens ; & quoiqu’il arrive rare-
ment que les espagnols accor-
dent des lettres de naturalité,
ils font ce qui en approche da-
vantage, en prenant indiffé-
remment des soldats de toutes
les nations, & même souvent
leurs généraux sont étran-
gers. Il paroît par la pragmati-
que sanction publiée cette an-
née, qu'ils sont fâchés de man-
quer d’habitans, & qu'ils veu-
lent y remédier.
Il est certain que les arts
sédentaires & casaniers qui
s'exercent plûtôt avec les doigts
qu'avec les bras, sont contrai-
res de leur nature à une dispo-
sition militaire. Les peuples
belliqueux aiment ordinaire-
ment l'oisiveté, & préserent le
danger au travail. On ne doit
pas trop réprimer cette inclina-
tion, si l'on veut conserver
328
Essais de Politique,
leur courage. C'étoit un grand
avantage à Sparte, à
de partie de leurs ouvriers
étoient des esclaves. Mais la
loi chrétienne a presque aboli
cet usage. Ce qui en approche
le plus, c'est d'avoir des etran-
gers pour ces sortes d'ouvrages ;
de tâcher de les attirer, ou pour
le moins de les bien recevoir
quand ils viennent. Mais les
sujets naturels doivent être de
trois espèces : des laboureurs,
des valets, & des ouvriers ;
c'est-à-dire, de ceux qui se ser-
vent de leurs bras & de leurs
forces, comme forgerons, ma-
çons, charpentiers, &c. sans
compter les soldats. Sur-tout
rien ne contribue davantage à
la grandeur d'une nation, que
lorsqu'elle est portée aux ar-
mes par son inclination ; qu'elle
les regarde comme son plus
grand
329
& de Morale.
grand honneur ; qu’elle en fait
sa principale occupation, &
sa première étude. Car ce que
nous avons dit jusqu’à présent,
sert seulement à rendre une
Nation capable de faire la guer-
re ; mais à quoi sert la capacité
& le pouvoir, sans l’inclina-
tion & l’action ? Les Romains
prétendoient que
après sa mort leur avoit envoié
cet oracle & cette instruction :
Qu’ils s’appliquassent aux armes sur toutes choses, s’ils vouloient parvenir à l’Empire du monde.
E e
330
Essais de Politique,
Normands, & quelques au-
tres, ont eu durant long-tems
la même intention ; & les Turcs
la témoignent encore aujour-
d’hui, quoiqu'ils soient fort
déchus. Mais dans la chrétien-
té, les Espagnols paroissent les
seuls qui y pensent. Il est évi-
dent que chacun profite dans
la chose à laquelle il s'applique
le plus ; & c'est assez d'avoir
fait remarquer que toute Na-
tion qui ne s'adonne pas aux
armes, doit attendre que la
vrandeur vienne s'offrir ; &
qu'il est sûr au contraire que
les Nations qui s'y attachent
avec constance, sont de très-
grands progrès, comme on
peut le voir par l'exemple des
romains & des turcs ; & ceux
même qui ne se sont adonnés à
la guerre que pendant un sié-
cle, sont parvenus à une gran-
deur qui les a soutenus long-
331
& de Morale.
tems, après avoir négligé
l'exercice des armes. Il est donc
nécessaire, suivant ces précep-
tes, qu'un Etat ait des loix &
des coûtumes qui puissent four-
nir communément de justes
occasions (ou pour le moins des
prétextes plausibles) de faire la
guerre. Car les hommes ont na-
turellement de la vénération
pour la justice, & n'entrepren-
nent pas volontiers la guerre
qui entraîne après elle un si
grand nombre de maux, excep-
té qu'elle ne soit fondée sur un
bon, ou du moins sur un spé-
cieux prétexte. Les Turcs en
ont toûjours un quand ils veu-
lent s'en servir qui est la pro-
pagation de leur foi ; & quoi-
que la république romaine
accordât de grands honneurs
aux généraux, qui par leurs
victoires donnoient plus d'é-
tendue à son Empire, cepen-
E e ij
332
Essais de Politique,
dant elle n'a jamais (du moins
en apparence) entrepris une
guerre dans le seul dessein de
s'agrandir. Il faut donc qu'une
nation qui songe à l'Empire
soit sort alerte sur les différends
qui naîtront à l'égard de ses
limites, de son commerce, ou
du traitement de ses ambassa-
deurs, d& qu'elle ne temporise
point quand on la provoque :
il faut aussi qu'elle soit promte
à envoier du secours à ses alliés.
C'est ainsi que les romains en
ont toûjours usé, si un de leurs
alliés étoit attaqué, d& qu'il eût
aussi une ligue défensive avec
d'autres nations ; s'il deman-
doit du secours, les romains
vouloient toûjours être les pre-
miers à lui en envoier, ne se
laissant jamais prévenir dans
l’honneur du bienfait.
A l'égard des guerres qui se
faisoient anciennement en fa-
333
& de Morale.
veur de la conformité des gou-
vernemens, & par une corres-
pondance tacite, je ne vois pas
sur quels droits elles étoient
fondées, comme celle des ro-
mains, pour la liberté de la
Gréce ; & celle des Lacedémo-
niens & des Athéniens, pour
établir, ou pour détruire les
démocraties & les oligar-
chies. Telles sont encore celles
que font les Princes ou les ré-
publiques pour délivrer de la
tirannie les sujets d'autrui.
Mais il suffit à cet égard d'a-
vertir qu'une nation ne doit
pas aspirer à la grandeur, si elle
ne se réveille sur toutes les
occasions de s'armer qui pour-
ront s'offrir.
Nul corps, soit naturel ou
politique, ne peut se conserver
en santé sans exercice. Une
guerre juste & honorable est
pour un Roiaume, ou pour un
334
Essais de Politique,
Etat l'exercice le plus salutai-
re. Une guerre civile est sem-
blable à la chaleur de la fiévre ;
mais une guerre étrangére peut
se comparer à la chaleur causée
par l'exercice, qui conserve le
corps en santé. Une longue
paix amollit les courages, &
corrompt les mœurs. Il est
avantageux, ie ne dis pas pour
la commodité, mais pour la
grandeur d'un Etat, qu'il soit
presque toûjours en armes ; &
quoiqu'il en coûte beaucoup
pour avoir perpétuellement
une armée sur pied, c'est ce-
pendant ce qui rend un Prince
ou un Etat l'arbitre de ses voi-
sins, ou qui le met pour le
moins en une grande estime ; &
l'
elle a toûjours eu depuis six
vingts ans une armée entrete-
nue d'un côté, ou d'un autre.
Celui qui se rend maître sur
335
& de Morale.
mer, va à la monarchie uni-
verselle par le plus court che-
min.
cus
paratiss de
sar Consilium Pompei planè The-. Et
Nous voions les grands effets
des batailles navales par celle
d'
pire du monde, & par celle de
des Turcs. Il arrive souvent
qu'un combat naval met fin à
une guerre ; mais c'est quand
les puissances ennemies veul-
lent remettre à une bataille la
décision de leur querelle. Car
il est certain que celui qui est le
maître de la mer, joüit d'une
336
Essais de Politique,
grande liberté, & qu'il met à la
guerre les bornes qu'il lui plaît ;
au lieu que par terre, celui
même qui est supérieur, a ce-
pendant quelquefois beaucoup
de difficultés à surmonter pour
en venir à une affaire décisive.
La puissance navale de la gran-
de-Bretagne est aujourd’hui
d'une extrême importance
pour elle, non seulement par-
ce que le plus grand nombre
des Etats de l'
presque environnés de la mer,
ou du moins qu'elle les touche
de quelque côté ; mais aussi
parce que les trésors des
paroissent un accessoire à l'Em-
pire de la mer. il semble que
les guerres d'à présent soient
faites dans l'obscurité, en com-
paraison de toute cette gloire
ancienne, & de tout cet hon-
neur qui réjaillissoit autrefois
sur les gens de guerre. Nous n'a-
vons
337
& de Morale.
vons pour exciter le courage
que quelques ordres militaires,
& qu'on a encore rendus com-
muns à la robe & à l'épée ;
quelques marques sur les ar-
mes, & quelques hôpitaux pour
les soldats hors d'état de servir
par leur âge ou par leurs blessu-
res. Mais anciennement les
trophées dressés sur les champs
de bataille, les oraisons funé-
bres à la loüange de ceux qui
avoient été tués, & les tom-
beaux magnifiques qu'on leur
élevoit, les couronnes civiques
& murales, le nom d'Empe-
reur que les plus grands Rois
ont pris dans la suite, les célé-
bres triomphes des généraux
victorieux, les grandes libéra-
lirés que l'on faisoit aux armées
avant que de les congédier ; tou-
tes ces choses, dis-je, étoient si
grandes, en si grand nombre,
& si brillantes, qu'elles suffi-
F f
338
Essais de Politique,
soient pour donner du coura-
ge & porter à la guerre les
cœurs les plus timides. Mais
sur-tout la coûtume des triom-
phes chez les Romains, n'étoit
point un vain spectacle, mais
un établissement noble & pru-
dent, qui renfermoit en lui ces
trois points essentiels : la gloire
& l’honneur des généraux,
l'augmentation du trésor pu-
blic, & des gratifications pour
les soldats. Mais peut-être que
cet honneur éclatant du triom-
phe ne convient pas dans les
Etat monarchiques, si ce n'est
en la personne des Rois ou de
leurs fils. C'est ainsi que les ro-
mains en userent dans le tems
des Empereurs qui se réser-
voient & à leurs fils l’honneur
du triomphe pour les guerres
qu'ils avoient achevées en per-
sonne, & n'accordoient aux
généraux que la robe, & quel-
339
& de Morale.
ques autres marques de triom-
phe.
Pour finir ce discours, per-
sonne (comme l'Écriture-sain-
te le dit) ne peut ajoûter par
ses soins une coudée à sa statu-
re ; mais dans la fabrique des
Roiaumes & des Etats, il est au
pouvoir des Princes & de ceux
qui gouvernent, d'augmenter
& d'étendre leur Empire. Car
en introduisant avec prudence
des loix & des coûtumes sem-
blables ou peu différentes de
celles que nous avons proposées
ici, il est sûr qu'ils jetteront
sur leur postérité une semen-
ce de grandeur Mais ordinai-
rement les Princes ne pensent
pas à ces choses, & laissent à la
fortune d'en décider.
F f ij
340
Essais de Politique,
DES TROUBLES,
ET DES
SEDITIONS.
IL faut que ceux qui ont en
main le timon du gouverne-
ment sçachent prévoir les tem-
pêtes d'Etat : elles sont ordi-
nairement plus à craindre, lors-
que les choses approchent de
l'égalité, comme les tempêtes
naturelles sont plus fréquentes
vers les equinoxes, & de même
encore qu'il y a quelquefois des
coups de vent creux, & que la
mer s'enfle secretement ; quel-
quefois aussi l'Etat s'émeut &
se trouble sans qu'on en con-
noisse la cause.
.... Ille etiam cœcos instare tu-
341
& de Morale.
Sæpè monet fraudes, & operta
Les libelles, les discours li-
centieux contre l'Etat, quand
ils sont fréquens & publics, des
bruits desavantageux contre
ceux qui gouvernent répandus
de tous côtés & bien reçus, sont
les présages des troubles.
le
des géants.
Illa terra parens ira irritatœ
Extremamut perhibent Cœo
Comme si elle étoit un reste
de ces anciennes rebellions que
les poëtes ont chantées. Il est
sûr du moins qu'elle annonce,
& qu'elle précede ordinaire-
ment toutes les séditions. Il
F f iij
342
Essais de Politique,
remarque aussi avec raison que
les bruits séditieux & les sédi-
tions ne différent ensemble que
comme frere & sœur, mâle &
femelle. S’il arrive sur-tout que
les actions les plus loüables qui
mériteroient l'applaudissement
du peuple, & qui devroient
gagner son affection soient ca-
lomniées & interprétées en
mal, c'est une preuve certaine
que les esprits sont pleins de
venin & d'envie, comme dit
Conslata magna invidia,
343
& de Morale.
On doit aussi avoir pour sus- pecte cette obéissance, dont parle Erant in officio, sed tamen qui mallent mandata impe- rantium interpretari quàm exequi. Les contrariétés, les excuses, les échapatoires aux ordres que donne le gouvernement, est une maniére de secoüer le joug & un essai de désobéissance ; sur-tout si ceux qui donnent les ordres parlent avec timidi- té ; & ceux qui les reçoivent avec audace.
Il est certain aussi (comme
F f iiij
344
Essais de Politique,
mencement à la ligue pour en-
tretenir les protestans, & bien-
tôt après la même l igue se tour-
na contre lui. Quand l'autorité
du Prince devient un accessoi-
re à une autre cause, & qu'une
obligation plus forte que le lien
du gouvernement occupe cet-
te place, c'est le premier pas
de la décadence du souverain.
Quand aussi les discordes, les
querelles, & les factions écla-
tent ouvertement, c'est une
marque que le respect pour le
gouvernement est entiérement
perdu. Les mouvemens des
grands doivent être comme
celui des planettes qui se tour-
nent avec rapidité par l'impul-
sion du premier mobile, &
doucement de leur propre
mouvement. Il s'ensuit donc
que si les grands agissent de
leur chef avec violence, &
comme dit liberius
345
& de Morale.
quàm ut imperantium meminis-, c'est une marque infailli-
La matiére des séditions mé-
rite d'être considérée ; car le
moien le plus sûr de prévenir le
mal (si le tems le permet) c'est
346
Essais de Politique,
d'enlever cette matiére. Quand
les matiéres combustibles sont
préparées, il est difficile de pré-
voir de quel côté viendra l'é-
tincelle qui doit y mettre le feu.
Il y a deux matiéres diffé-
rentes de séditions ; une indi-
gence excessive & un grand
mécontentement. Chaque for-
tune ruinée est une voix pour
le trouble.
bien quel étoit l'état de
avant la guerre civile.
Hinc usura vorax, rapidumque
utile bellum.
Ce multis utile bellum est une
347
& de Morale.
tre, sont les pires de toutes. Le
mécontentement du peuple
dans le corps politique est sem-
blable à l’humeur bilieuse dans
le corps naturel qui s'échauffe
& s'enflamme aisément. Mais
le Prince ne doit pas mésurer le
danger par la justice, ou l'injus-
tice de la cause qui irrite le
peuple ; ce seroit l'estimer trop
raisonnable, lui qui ne connoît
pas son propre bien, & qui s'y
oppose souvent : il ne doit pas
aussi s'arrêter à la grandeur ou
à la petitesse de la cause qui pro-
duit le mécontentement. Car
les mécontentemens les plus
dangereux sont ceux où l'on
craint plus, qu'on ne ressent ;
dolendi modus timendi non idem :
348
Essais de Politique,
férent. On ne doit point au
mépriser les mécontentemen
parce qu'ils ont subsisté lon
tems sans éclater. Si toutes le
vapeurs ne produisent pas u
grand orage, & qu'elles paroi
sent quelquefois se dissiper, i
est sûr cependant qu'elles tom-
beront en quelque endroit ; &
suivant le proverbe espagnol,
Les causes des séditions sont,
des innovations dans la reli-
gion, les taxes, les change-
mens des loix & des coûtu-
mes, le violement des priviléges,
une oppression universelle, l'é-
levation de gens indignes, les
etrangers, les famines, les
soldats congédiés, les factions
jettées dans le désespoir, &
tout ce qui en offençant unit
en même tems.
A l'égard des remédes, on
peut donner en général quel-
349
& de Morale.
particulier : & c'est plûtôt au
conseil, qu'au précepte, d'en
ordonner la composition.
Le premier reméde, ou plû-
tôt la premiere précaution
qu'on doit prendre, c'est d'ô-
ter, s'il est possible, cette cause
principale des séditions (dont
nous avons parlé), qui est l'in-
digence & la pauvreté. Les
meilleurs moiens pour cela sont
de faciliter, & de bien établir
le commerce, d'encourager les
manufactures, de ne pas souf-
frir de fainéantise, de réprimer
le luxe par les loix somptuai-
res, de faire valoir les terres en
les cultivant avec grand soin
d'établir des prix sur les mar-
chandises, de modérer les ta-
xes & les impôts, &c. Il faut
avoir aussi la précaution que le
350
Essais de Politique,
nombre des habitans, sur-tout
en tems de paix, ne soit pas
trop grand par proportion au
produit du pays qui les doit
nourrir, & ce n'est pas seule-
ment au nombre qu'il faut re-
garder ; car un petit nombre
d’hommes qui dépense beau-
coup & qui gagne peu, épui-
se plus un État qu'un plus
grand nombre qui dépensent
beaucoup moins & qui gagnent
davantage.
Multiplier trop la nobles-
se en comparaison du peu-
ple, appauvrit bien-tôt un
Etat ; de même qu'un clergé
nombreux qui dépense le reve-
nu sans cultiver le fonds. C'est
aussi un défaut lorsqu'il y a
dans un Etat plus de gens qui
s'appliquent aux sciences, qu'il
n'y a de places à leur donner.
Il faut encore se souvenir que
l'augmentation des richesses
351
& de Morale.
d'un Etat vient des etrangers,
parce que ce que l'un gagne,
les autres le perdent. Il n'y a
que trois choses par le moien
desquelles une nation tire de
l'argent d'une autre nation ; le
produit du pays, celui des ma-
nufactures, & les voitures. Si
ces trois choses vont bien, les
richesses viennent vîte. Il arri-
vera louvent que materiam supe- ; c'est-à-dire, que la
352
Essais de Politique,
possédant beaucoup de riches-
ses. L'argent est semblable au
fumier qui ne fait aucun bien,
s'il n'est dispersé sur la terre.
On parvient à ce qui est néces-
faire à cet égard, en suppri-
mant ou du moins en bridant
le dévorant commerce de l'u-
sure, celui des monopoles, &
en ne permettant pas qu'on
mette en pâturage un trop
grand nombre de terres.
A l'égard des moiens d'ap-
paiser les mécontentemens, ou
du moins de diminuer les dan-
gers qui en naissent, chaque
Etat, comme nous sçavons, est
composé de deux sortes de gens ;
la noblesse, & le peuple. Le
mécontentement de chacun
des deux en particulier, n'est
pas fort dangereux ; car le mou-
vement du peuple sans l'insti-
ration de la noblesse, est lent ;
& la noblesse est foible, si le
peuple
353
& de Morale.
peuple ne se trouve pas disposé
aux troubles. Le plus grand
danger, c'est quand la noblesse
attend seulement pour se dé-
clarer, que le peuple fasse écla-
ter son mécontentement. Les
poëtes feignent que les habi-
tans du ciel aiant conjuré con-
tre
appellerent
par le conseil de
sans doute une emblême pour
faire concevoir aux Rois, com-
bien il est utile pour eux de
gagner la bonne volonté du
peuple, & que toute leur sûre-
té en dépend. Il est bon de per-
mettre a la douleur & au mé-
contentement de s'exhaler un
peu, pourvû que ce soit sans
insolence & sans audace.
Quand on fait rentrer les hu-
meurs, & que la playe saigne
en dedans, il en sort des ulcé-
res & des apostumes très-dan-
G g
354
Essais de Politique,
gereuses. La ressource d'Epime-
thée conviendroit fort à
thée
reméde pour prévenir le déses-
poir. Quand
vert la boëte de
tous les maux furent sortis, il la
ferma à la fin, & garda l'espé-
rance dans le fond. Quand on
sçait nourrir adroitement l'es-
perance dans les hommes, & les
mener d'une espérance à l'au-
tre, c'est le meilleur antidote
contre le venin du méconten-
tement. Il n'y a point de plus
Sure marque de la prudence
d'un gouvernement, que lors-
qu'il sçait retenir les hommes
par l'espérance, & quand dans
l'impossibilité de les satisfaire
il menage cependant les choses,
de maniére que le mal ne pa-
roisse pas si pressant qu'il ne
leur reste encore une lueur
d'espérance. Non seulement
355
& de Morale.
les particuliers, mais même les
factions s'en laissent flatter,
ou du moins elles veulent sou-
vent pour leur gloire braver
des dangers qu'elles ne croient
pas bien certains.
Une excellente précaution
& très-connue contre le dan-
ger du mécontentement, c'est
d'éviter avec soin qu'un peuple
révolté n'ait point de chef con-
venable ; j'appelle un chef con-
venable, celui qui a de la nais-
sance & de la réputation, qui
est agréable aux mécontens, &
qui est regarde lui-même com-
me mécontent. Un tel homme
doit être gagné sûrement &
solidement par le gouverne-
ment, ou du moins il doit faire
en sorte que quelqu'autre de
même parti, s'oppose à lui,
partage sa réputation, & l'af-
fection du peuple. Ce n'est
point encore un reméde à mé-
G g ij
356
Essais de Politique,
priser, que de semer des divi-
sions, ou du moins faire naître
des défiances parmi les ennemis
du gouvernement, qui est en
grand danger, si les bien-in-
tentionnés sont en discorde,
& qu'il y ait beaucoup d'union
entre les mécontens.
J'ai remarqué que des bons
mots & des réparties vives de
la part des Princes, ont été
souvent des étincelles dessédi-
tion.
ce mot qu'il laissa échapper
inconsidérement :
litteras, dictare non potuit.
Quand il fut le maître à
on n'espéra plus qu'il se démit
de la dictature.
pour avoir dit, legi à se militem car par-là le soldats
357
& de Morale.
perio militibus ; ce qui mit les
358
Essais de Politique, >
plures vellent, omnes paterentur. Mais on doit être assuré de la fidélité & de la probité des généraux. Ils ne doivent être ni facheux ni trop populaires ; & il est nécessaire aussi qu'ils vivent en bonne intelligence avec les autres grands, autre- ment le reméde seroit pire que le mal.
359
& de Morale.
DES
FACTIONS,
ET DES
PARTIS.
PLusieurs politiques sont
d'un sentiment que je ne
sçaurois approuver. lls pensent
qu'un Prince dans le gouverne-
ment de son Etat, ou un grand
dans la conduite de ses actions,
doit ménager par préference la
faction ou le parti le plus puis-
sant. Il me semble au contraire
qu'une prudence plus rafinée
demande qu'on s'attache à dis-
poser des choses qui sont géné-
rales, & sur lesquelles les diffé-
rens partis s'accordent, ou à
traiter avec les factieux, & les
360
Essais de Politique,
gagner chacun en particulier ;
je ne dis point cependant qu'il
ne soit pas avantageux en géné-
ral de s'attirer la considération
des factions & des partis.
Lorsque les personnes sans for-
tune veulent s'élever, elles doi-
vent s'attacher à un parti ; mais
les grands & ceux qui ont déja
du pouvoir, seront plus sage-
ment de se tenir neutres. Ceux
qui ne cherchent que leurs
avantages particuliers, se font,
pour ainsi dire, un chemin à
travers les factions, en s'atta-
chant à l'une avec la précau-
tion de ne se point rendre
odieux à l'autre.
La faction la plus foible s'u-
nit ordinairement d'une ma-
niére plus ferme & plus cons-
tante ; & on peut remarquer
qu'un petit nombre résolu &
opiniâtre, l'emporte assez sou-
vent sur un grand nombre plus
modéré.
Quand
361
& de Morale.
Quand une des factions est
éteinte, l'autre se divise en
deux factions nouvelles, com-
me celle de
principaux du Sénat, qui se
soutint quelque tems avec assez
de vigueur, contre celle de
que l'autorité du Sénat & des
grands fut tombée, la faction
de
Il en fut de même de la faction
d'
aussi-tôt que la faction contrai-
re fut abattue. Ce sont des exem-
ples de factions qui ont fait une
guerre ouverte ; mais il en est
de même de toutes les factions.
Celui qui est le second dans
un parti, devient quelquefois
le premier, quand le parti se
divise. Quelquefois aussi il perd
entiérement son crédit. Car, si
H h
362
Essais de Politique,
sa force vient de l'opposition,
comme il arrive souvent, & que
cette opposition manque, il
n'est plus d'aucune utilité.
On voit des gens qui chan-
gent de parti, quand ils sont
une sois en place, croiant peut-
être être assurés du premier, &
qu'il est à propos de faire de
nouveaux amis. Il arrive aussi
assex souvent qu'un traître
avance ses affaires, parce que
si l'équilibre entre les deux se
trouve égal pendant un tems,
celui qui passe de l'un à l'autre
fait pancher la balance, & don-
ne un avantage considérable,
dont on lui a toute l'obliga-
tion.
Une conduite modeste &
mésurée entre deux factions
ennemies, n’est pas toûjours un
effet de modération ; souvent
c'est un dessein artificieux de
tirer avantage des deux partis
363
& de Morale.
pour son intérêt particulier.
Lorsqu'en
me le Pape siégeant Padre com-, c'est une marque, qu'on
Les Rois doivent bien se
garder de se joindre à aucune
des factions de leurs sujets ; el-
les sont toûjours pernicieuses
aux monarchies ; elles intro-
duisent des obligations plus for
tes que l'obéissance dûe à la
souveraineté, & rendent le
souverain tanquam unum ex, comme on a vû du tems
Le mouvement des factions
H h ij
364
Essais de Politique.
& des partis dans un Etat mo-
narchique, doivent dépendre
du Prince, il doit en être le pre-
mier mobile, c'est-à-dire, que
leur mouvement doit ressem-
bler à celui des globes infé-
rieurs (ainsi que s'expriment
les astronomes) qui ont leur
mouvement propre ; mais qui
obéissent, & qui sont détermi-
nés par le premier mobile.
365
& de Morale.
DES COLONIES.
LES colonies sont les
plus héroïques ouvrages
de l'Antiquité. Le monde dans
sa jeunesse faisoit plus d'enfans
qu'il n'en fait à présent qu'il est
vieux ; car le crois qu'on peut
appeller les nouvelles colonies
les enfans des plus anciennes
nations. Il faut prendre garde
quand on envoie des colonies
de ne pas dépeupler un pays
pour en peupler un autre ; ce
seroit une extirpation, plûtôt
qu'une transplantation.
Il en est d'une colonie com-
me d'un bois qu'on plante ; on
ne doit pas espérer d'en tirer
aucun fruit avant vingt ans,
& on ne peut en attendre de
H h iij
366
Essais de Politique,
grands profits, qu'après un très-
long terme. L'avidité du gain
précoce a ruiné la plûpart des
colonies dés leur commence-
ment ; cependant on ne doit
pas négliger un profit qui vient
vîte, lorsque le fonds qui le
produit, c'est-à-dire, la colonie,
n'en souffre pas.
C'est une chose honteuse &
très-mal entendue, de former
les colonies de la lie du peuple,
comme des malfaiteurs, des
bannis, & des condamnés ; c'est
la corrompre & la perdre d'a-
vance : ces gens-là vivent toû-
jours mal, sont paresseux, ne
s'emploient à rien d'utile, com-
mettent des crimes, consument
les provisions, s'ennuient d'a-
bord, & ne manquent pas d'en-
voier de fausses rélations dans
leur pays, au préjudice de la
colonie. Les gens qu'on doit
choisir par preférence, sont,
367
& de Morale.
des jardiniers, des laboureurs,
des forgerons, des charpen-
tiers, des chasseurs, des pê-
cheurs, quelques aporicaires
& chirurgiens, des cuisiniers,
des boulangers, des brasseurs,
&c.
Commencez par observer
quelles denrées le pays produit
naturellement, & sans cultu-
re ; sçavoir ou des chataignes,
ou des pommes, ou des noix,
ou des olives, ou des dattes,
ou des pommes de pin, ou des
prunes, ou des cerises, ou du
miel sauvage, &c. & faites d'a-
bord usage de toutes ces choses.
Examinez ensuite ce qu'il peut
produire de ce qui se recueille
le plus vite, comme des panets,
des oignons, des navets & des
raves ; du blé de turquie ou
mays, des artichaux, &c. Le
froment, l'orge, & l'avoine de-
mandent trop de travail dans
H h iiij
368
Essais de Politique,
les commencemens ; mais on
peut semer des féves & des
poids qui viennent sans beau-
coup de culture, & qui dans le
besoin, peuvent tenir lieu de
pain & de viande ; le ris a aussi
la même qualité & produit
beaucoup : sur-tout on doit s'ê-
tre muni d'une grande provi-
sion de biscuit, & de toutes sor-
tes de farine pour nourrir la
colonie, jusqu'à ce qu'elle
puisse recueillir du blé dans le
pays.
A l'égard des bêtes & des
oiseaux, prenez ceux qui sont
le moins sujets aux maladies &
qui multiplient davantage,
comme des cochons, des ché-
vres, des poules, des oyes, des
dindons, des pigeons, des la-
pins, &c. Les provisions dor-
vent être distribuées par ration,
& comme dans une ville assié-
gée.
369
& de Morale.
Il faut que le terrein qu'on
emploie au jardinage & au la-
bour soit un bien commun, &
qu'on fasse des magasins de ce
qu'il produira. On peut cepen-
dant en excepter quelques pe-
tits morceaux, & en laisser la
joüissance à des particuliers
pour exercer leur industrie.
Examinez aussi les denrées que
le pays produit naturellement,
pour en faire des transports au
profit de la colonie ; comme
l'on a fait à l'égard du tabac à
la Virginie. Mais prenez garde,
comme je vous l'ai déja dit, de
ne pas faire ces entreprises au
détriment de la colonie.
On ne trouve ordinairement
que trop de bois ; mais c'est une
bonne marchandise, s'il y a des
mines de fer, & de l'eau pour
les moulins ; & lorsqu'il y a des
pins & des sapins, on en tire
du godron & de la poix : les
370
Essais de Politique,
drogues & les bois de senteur
rendent beaucoup. Il en est de
même du sel, de la soye, & de
la soude. Il y a encore plusieurs
autres choses ; mais ne songez
pas trop aux mines, sur-tout
dans le commencement : elles
coûtent trop, elles sont trom-
peuses ; on est flatté de l'espé-
rance d'un grand profit, & on
néglige les autres affaires.
A l'égard du gouvernement ;
il est bon qu'il soit entre les
mains d'un seul, mais avec un
conseil. Il faut aussi qu'il y ait
des loix militaires avec quel-
ques restrictions ; sur-tout on
doit tirer cet avantage, en vi-
vant dans le désert, d'avoir sans
cesse devant les yeux le culte
du Seigneur.
Ne laissez pas le gouverne-
ment entre les mains d'un trop
grand nombre de gens intéres-
sés dans la colonie, & qu'elle
371
& de Morale.
soit plûtôt gouvernée par des
gentilshommes, que par des
marchands ; car ceux-ci n'ont
d'attention qu'aux gains pré-
sens. Qu'il y ait exemption de
toutes taxes, jusqu'à ce que la
colonie soit bien accrûe ; &
que non seulement elle soit
exemte de taxes, mais qu'il lui
soit aussi permis (s'il n y a quel-
que raison contraire très-forte)
de transporter ses denrées où
bon lui semblera.
Ne surchargez pas la colonie
de trop d’hommes en les en-
voiant par grosses troupes ; mais
apportez-y des hommes suivant
qu'elle diminue, ou qu'elle se
soutient, & des provisions au
prorata. Plusieurs colonies se
sont perdues pour avoir fait
leur établissement trop près de
la mer ou des riviéres. Il est bon
dans le commencement de ne
pas trop s'en éloigner, pour
372
Essais de Politique,
épargner les transports & d'au-
tres inconveniens ; mais il vaut
mieux ensuite bâtir plus en de-
dans du pays dans une situation
saine, que de se placer dans des
lieux marécageux, & de mau-
vais air. Il est aussi très-impor-
tant que la colonie ait une
bonne provision de sel pour sa-
ler les viandes.
Si vous faites votre colonie
dans un pays de sauvages, il ne
suffit pas de les amuser avec des
bagatelles ; il faut en user avec
eux honnêtement & équittable-
ment, sans négliger cependant
de pourvoir à votre sureté : ne
gagnez point leur amitié en
leur aidant à attaquer leurs en-
nemis ; mais vous pouvez les
proteger & les défendre.
Aiez soin d'envoier souvent
quelques-uns des sauvages dans
le pays d'où est venue la colo-
nie, afin de leur faire voir des
373
& de Morale.
hommes policés, qui vivent
dans une condition plus heu-
reuse que la leur, & pour qu'ils
puissent en loüer à leur retour
la maniére de vivre.
Quand une fois la colonie
est en force, il est à propos d'y
envoier des femmes pour peu-
pler, afin de ne pas toûjours
dépendre de déhors. Il n'y a
rien de plus horrible, que d'a-
bandonner une colonie déja
plantée ; outre la honte, c'est la
perte infaillible de plusieurs
malheureux.
374
Essais de Politique,
DE L'EXPEDITION
DANS LES AFFAIRES.
UNE diligence affectée est
pernicieuse dans les affai-
res ; on peut la comparer à ce
que les médecins appellent
fausse digestion, qui remplit l'es-
tomac de crudites & d’humeurs
propres à causer des maladies.
Ne comptez donc pas par le
tems que vous emploiez, mais
par le progrès de l'affaire ; car
comme la vîtesse de la course
ne dépend point de faire de
grands pas, ni de lever beau-
coup les jambes, mais de courir
également & sans relache : de
même l'expédition dans les af-
faires ne vient point d'em-
brasser trop de matiéres, mais
375
& de Morale.
de s'appliquer à bien suivre cel-
le que l'on a prise.
Il y a des gens qui se piquent
d'être des grands travailleurs &
sort expéditifs, & qui ne cher-
chent qu'à avancer. Mais c'est
une chose d'épargner du tems
en abrégeant la matiére, & une
autre en la tronquant. Quand
les affaires qui demandent plu-
sieurs séances sont ménagées de
cette maniére, on est ordinaire-
ment obligé d'y revenir à plu-
sieurs fois. J'ai connu un hom-
me d'esprit qui ne manquoit
guéres de dire, quand il voioit
qu'on se pressoit trop pour fi-
nir, attendez un peu, vous ache-
verez plus vîte. D'un autre côté
la vraie expédition est certaine-
ment une chose très-précieuse ;
le tems est le prix des affaires,
comme l'argent est le prix des
marchandises. Les affaires de-
viennent cheres, quand l'ex-
376
Essais de Politique,
pédition n'est pas prompte. Les
lacédémoniens & les espag-
nols sont remarquables par leur
lenteur : Me venga la muerte de , alors elle arrivera tard.
Prêtez bien l'oreille à ceux
qui vous donnent les premiers
avertissemens d'une affaire ; ai-
dez-les à s'expliquer sans inter-
rompre le fil de leur discours.
Celui qu'on empêche de suivre
l'ordre qu'il s'étoit proposé, ne
va plus que par fauts & par
bonds ; & pour se donner le
tems de rappeller ses idées, il
devient plus long qu'il ne l'eût
été, s'il avoit suivi sa route :
quelquefois celui qui veut re-
dresser est plus ennuieux que
celui qui s'égare. Les répéti-
tions font perdre du tems ; mais
on en gagne par la répétition de
l'état de la question qui éparg-
ne dans une affaire beaucoup
d'autres discours inutiles. Les
discours
377
& de Morale.
discours prolixes sont aussi con-
traires à l'expédition, qu'une ro-
be longue à la course.
Les discours préliminaires,
les digressions, les excuses,
les complimens, & ce qui ne
regarde enfin que la personne
qui parle, fait perdre beaucoup
de tems ; & quoique tout cela
paroisse un esset de modestie,
la vanité y a toute la part. Pre-
nez garde cependant de ne pas
trop vous enfoncer d'abord
dans l'essentiel de l'affaire, sur-
tout si vous remarquez qu'elle
ne soit pas goûtée par les au-
tres. Car pour un esprit préoc-
cupé, il est besoin de préface,
comme de fomentation, pour
que l'onguent pénétre ; sur-
tout l'ordre, la distribution, &
la juste division des parties de
l'affaire, est la vie de l'expédi-
tion, pourvû que la distribu-
tion ne soit pas trop subdivisée.
I i
378
Essais de Politique,
Celui qui ne divise pas, n'en-
trera jamais au fond de l'affaire ;
& celui qui la divise trop, n'en
sortira jamais bien. Rien n'é-
pargne plus le tems que de le
sçavoir bien prendre ; une pro-
position faite à contre-tems
s'en va en fumée.
Il y a trois parties dans les
affaires ; la préparation, l'exa-
men, & la persection. L'exa-
men seul doit être l'ouvrage de
plusieurs jours, & les deux au-
tres d'un petit nombre.
Mettre par écrit quelques
points principaux de l'affaire,
contribue ordinairement à l'ex-
pédition ; car, quand on rejet-
teroit votre écrit, cette espéce
de négative vaut cependant
mieux pour en tirer conseil,
comme les cendres sont plus
génératives que la poussiére.
379
& de Morale.
DU DELAI
DANS LES AFFAIRES.
LA fortune est souvent com-
me le marché où l'on ache-
te à plus bas prix en attendant
un peu ; quelquefois aussi elle
est comme les livres de
le
tout au même prix qu'elle de-
mande : dans la suite pour une
partie ; car l'occasion, suivant
ce qu'on en dit communément,
est chauve par derriére, ou sem-
blable à une bouteille qui écha-
pe des mains, si on ne la faisit
par le col.
Le sublime de la prudence
consiste à connoître l'instant
où l'on doit commencer.
Les dangers en sont plus
Ii ij
380
Essais de Politique,
grands, lorsqu'ils paroissent pe-
tits. lls trompent plus souvent
qu'ils ne forcent. Il vaut quel-
quefois mieux aller à leur ren-
contre que d'être trop long-
tems sur ses gardes. Celui qui
veille trop, court risque de s'as-
soupir ; mais celui qui par des
précautions prématurées attire,
pour ainsi dire, le danger, com-
met une faute dans l'autre ex-
trémité. Il lui peut arriver,
comme à ceux qui se laissant
abuser par la lueur de la lune
qui donnoit au dos de leurs en-
nemis & jettoit leur ombre en
avant, les faisoit paroître plus
près & qui tirerent leur coup
trop-tôt. Il faut bien examiner,
comme je l'ai déja dit, si l'affai-
re est dans sa maturité. Il est bon
dans celles qui sont d'une gran-
de importance qu'
charge du commencement, &
381
& de Morale.
examiner veiller, & ensuite
agir promptement. Le casque
de
invincible, n'est autre chose
que le secret dans les desseins,
& la diligence dans l'exécution ;
car dans l'exécution, le secret
n’est pas comparable à la dili-
gence : quelquefois même la
promptitude emporte le secret
avec soi, de même que la bale
de mousquet se dérobe aux
veux par sa vîtesse.
382
Essais de Politique,
DE LA NEGOCIATION.
IL vaut mieux généralement
négocier de bouche, que par
lettres ; & plutôt par personnes
tierces, que par soi-même. Les
lettres sont bonnes, lorsqu'on
veur s'attirer une réponse par
écrit, ou quand il peut être
utile de garder par devers soi
les copies de celles qu'on a écri-
tes pour les représenter en tems
& lieu ; ou enfin lorsqu'on
peut craindre d'être interrom-
pu dans son discours. Au con-
traire, quand la présence de
celui qui négocie imprime du
respect, & qu'il traite avec son
inférieur, il vaut mieux qu'il
parle & qu'il négocie lui-même.
383
& de Morale.
il est bon aussi que celui qui a
envie qu'on lise dans ses yeux
ce qu'il ne veut pas dire, négo-
cie par lui-même ; ou enfin lors-
qu'il veut se réserver la liberté
de dire & d'interpréter ce qu'il
a dit.
Quand on négocie par un
tiers, il vaut mieux choisir quel-
qu'un d'un esprit simple, qui
exécutera vraisemblablement
les ordres qu'il aura reçus, &
qui rendra fidélement la con-
versation, que de se servir de
personnes adroites à s'attirer
l’honneur, ou le profit par les
affaires des autres ; & qui dans
leurs réponses, ajoûteront pour
se faire valoir, ce qu'ils jugeront
qui pourra plaire davantage.
Prenez aussi par préference
ceux qui souhaitent l'affaire
pour laquelle ils sont emploiés ;
cela aiguise l'industrie. Cher-
chez encore avec soin ceux de
384
Essais de Politique,
qui le caractére convient le plus
pour l'affaire dont vous les vou-
lez charger, comme un auda-
cieux pour faire des plaintes &
des reproches, un homme doux
pour persuader, un homme fin
pour découvrir & observer, un
homme fantasque, entier, &
point trop poli pour une affaire
qui a quelque chose de dérai-
sonnable & d'injuste. Emploiez
par préference ceux qui ont dé-
ja réussi dans vos affaires ; ils
auront plus de confiance, &
feront tout leur possible pour
soutenir l'opinion déja établie
de leur capacité. Il vaut mieux
sonder de loin celui à qui vous
avez à faire, que d'entrer en
matiére tout d'un coup, à
moins que vous n'aiez dessein
de le surprendre par quelque
question courte & imprévue. Il
vaut mieux aussi négocier avec
ceux qui désirent & qui cher-
chent
385
& de Morale.
chent quelque chose, qu'avec
ceux qui sont contens de leur
fortune. Dans un traité où les
demandes sont réciproques, ce-
lui qui obtient le premier ce
qu'il a souhaité, a quinze sur la
partie. Mais il ne peut raisonna-
blement exiger cette grace, si
la nature de l'affaire ne le de-
mande elle-même, ou s'il n'a
pas l'adresse de faire voir à ce-
lui avec lequel il traite, qu'il
pourroit à son tour avoir be-
soin de lui dans d'autres occa-
sions ; ou enfin s'il n'est regardé
comme un homme d’une bon-
ne foi, & d'une intégrité par-
faite. Le but de toutes les négo-
ciations est, de découvrir ou
d'obtenir quelque chose. Les
hommes se découvrent ou par
confiance, ou par colére, ou par
surprise, ou par nécessité ; c'est-
à-dire, lorsqu'on met quel-
qu'un dans l'impossibilité de
K k
386
Essais de Politique,
trouver des faux-fuians, ni d'al-
ler à ses fins sans se laisser voir à
découvert. Pour gagner un
homme, il faut connoître son
naturel & ses maniéres ; pour le
persuader, il faut sçavoir la fin
où il bute ; & pour lui faire peur,
il faut connoître ses foiblesses,
& ses désavantages : ou enfin il
faut gagner les personnes qui
ont le plus de pouvoir sur l'es-
prit de celui a qui vous avez à
faire, afin de le gouverner
par cette voie. Lorsqu'on négo-
cie avec des gens artificieux, il
est important de considérer
leurs desseins, pour interpréter
leurs paroles. Il est bon aussi de
ne leur dire que peu de chose,
& ce à quoi ils s'attendent le
moins. Mais on ne doit pas pen-
ser dans les négociations diffici-
les, qu'il soit possible de semer
& de recueillir aussi-tôt. Car il
faut préparer les affaires, &
qu'elles murissent par dégrés.
387
& de Morale.
DE L'AUDACE
CECI est une proposition
scolastique & de petite
conséquence ; mais si on l'exa-
mine d'un certain côté, elle
peut mériter la considération
d'un homme sage. On deman-
doit à
la partie principale d'un ora-
teur ? Il répondit : L'action.
Quelle est la seconde ? L'action.
Quelle est la troisiéme ? L'action.
Personne n'a mieux connu que
lui le pouvoir de cette faculté ;
cependant il n'avoit pas natu-
rellement ce qu'il trouvoit si
nécessaire dans un orateur. Il
est étonnant qu'une partie su-
perficielle, & qui sembleroit
plûtôt la vertu d'un comédien,
K k ij
388
Essais de Politique,
soit cependant placée au-dessus
de l'invention, de l'éloquence,
& des autres qualités qui pa-
roissent bien plus nobles, &
que la seule action soit comme
le tout dans un orateur. Cela
vient de ce qu'il y a dans les
hommes beaucoup plus de folie
que de sagesse ; & par consé-
quent les facultés qui touchent
leur folie, sont bien plus pro-
pres à faire impression sur eux.
Il en est de l'audace dans les af-
faires, comme de l'action dans
le discours. Quelle est la pre-
mière chose nécessaire dans les
affaires ? L'audace. La seconde ?
L'audace, & de même la troi-
siéme. L'audace vient cepen-
dant de l'ignorance & du petit
génie, mais elle entraîne ceux
qui ont peu de jugement ou
peu de courage, qui sont toû-
jours le plus grand nombre ; &
même fort souvent elle gagne
389
& de Morale.
les plus sages, sur-tout dans le
tems où ils sont encore en dou-
te. C'est pour cela que dans
les Etats populaires nous lui
voions quelquefois faire des
miracles. Mais elle a ordinaire-
ment moins de crédit sur un Sé-
nat ou sur un Prince.
Un audacieux brille toûjours
plus dans le commencement
des affaires, que dans la fuite ;
car il lui arrive souvent de ne
pas tenir sa promesse. Comme
il y a des charlatans pour le
corps naturel, il y en a de même
pour le corps politique ; des
gens entreprenans qui par ha-
zard ont réussi deux ou trois
sois, mais qui manquant de
fonds, demeurent en chemin à
la fin. Vous verrez souvent un
audacieux faire le miracle de
Mahomet. Il avoit promis &
persuadé au peuple qu'il alloit
obliger une montagne de venir
K k iij
390
Essais de Politique,
à lui ; il devoit prier sur cette
montagne pour ceux qui gar-
deroient fidélement sa loi. Le
peuple assemblé, Mahomet ap-
pelle la montagne ; mais voiant
qu'elle restoit au même lieu,
sans se montrer embarrassé en
aucune façon : Puisque la mon- tagne, dit-il, ne veut pas venir à Les gens de cette es-
391
& de Morale.
exemte. Sur-tout rien n'est plus
propre à faire rire qu'un auda-
cieux déconcerté. L'effet ordi-
naire de l'embarras, est d'agiter
les esprits, mais pour un auda-
cieux, il reste immobile, inter-
dit, comme un joüeur d'échets,
qu'on a fait échec & mat au mi-
lieu de ses piéces. Mais ceci
convient davantage à la satire,
qu'à des réfléxions sérieuses. Il
faut considérer que l'audace est
aveugle ; qu 'elle ne voit point
les dangers, ni les inconve-
niens. C'est pout cela qu'un
audacieux peut être bon en se-
cond ; mais jamais pour les pre-
miéres places. Il est bon de voir
les dangers pendant qu'on dé-
libére, & de ne les point voir
dans l'exécution, à moins qu'ils
ne soient très-éminens.
392
Essais de Politique,
DES
NOUVEAUTES.
LES nouveautés que le
tems fait éclore, ressem-
blent aux animaux qui ne sont
pas encore bien formés à leur
naissance. Cependant comme
les premiers qui introduisent
des honneurs dans leurs famil-
les sont presque toûjours plus
illustres que leurs successeurs,
de même aussi tous les bons
commencemens ne se soutien-
nent pas dans la suite. Car, dans
la nature humaine, le mal de-
vient plus considérable par la
continuation ; mais le bien,
comme une chose surnaturelle,
est plus puissant dans son com-
mencement.
393
& de Morale.
Toute médecine est une
nouveauté. Celui qui ne veut
pas de nouveaux remédes,
doit s'attendre à de nouveaux
maux. Le tems est le grand in-
novateur ; mais si le tems par sa
course empire toutes choses, &
que la prudence & l'industrie
n'apportent pas des remédes,
quelle fin le mal aura-t'il ?
Ce qui est établi par coûtume,
sans être trop bon, peut cepen-
dant convenir ; parce que le
tems & les choses qui ont mar-
ché long-tems ensemble, ont
contracté, pour ainsi dire, une
alliance : au lieu que les nou-
veautés, quoique bonnes &
utiles, ne quadrent pas si bien,
& sont incommodes par la non-
conformité. Elles ressemblent
aux etrangers qui sont plus ad-
mirés & moins aimés. Tout ceci
seroit sans replique, si le tems
s'arrêtoit ; mais il marche toû-
394
Essais de Politique,
jours. Son instabilité fait qu'une
coûtume fixe est aussi propre à
troubler, qu'une nouveauté ; &
souvent le siécle présent trouve
ridicule & méprise les usages du
siécle passé.
Il seroit prudent de suivre
l'exemple du tems. Il introduit
des choses nouvelles ; mais peu
à peu & presque insensible-
ment. Sans cela tout ce qui est
nouveau surprend & boulever-
se. Celui qui gagne au change-
ment, remercie la fortune & le
tems ; mais celui qui y perd, s'en
prend à l'auteur de la nouveau-
té. Il est bon de ne pas faire de
nouvelles expériences pour rac-
commoder un Etat sans une ex-
trême nécessité & un avantage
visible. Il faut aussi prendre gar-
de que ce soit le désir de réfor-
mer qui attire le changement,
& non pas le désir du change-
ment qui attire la réforme.
395
& de Morale.
Toute nouveauté, si elle n'est
pas rejettée, doit du moins être
suspecte. L'Ecriture sainte dit :
Stemus super vias antiquas, at-
FIN.