met en scène le directeur d'une feuille à scandale, journaliste sans foi ni loi, n'ayant d'autre préoccupation que celle de l'augmentation du tirage de son journal.
Le personnage est solidement campé — en chair et en os. Je ne dis point qu'il soit facile à reconnaître, sous les traits fantaisistes de Sagnier, car M. Zola s'est défendu à juste titre d'avoir fait ce qu'on appelle un roman « à clef ». Sagnier n'est le portrait de personne. Il représente simplement une catégorie, une espèce, celle qui déshonore une profession respectable lorsque l'on exerce avec une rigoureuse honnêteté, sinon avec une conviction ardente.
a relaté récemment le singulier incident auxquelles a donné lieu choisi par l'auteur de
pour désigner ce condottiere et de la presse.
— Tous les romanciers, tous mes collègues sont exposés à pareilles mésaventures, me disait hier M. Zola, en ce salon encombré de jolies choses, où déjà il m'avait reçu il y a trois semaines, lorsqu'on lui prêtait l'intention de présenter sa candidature aux prochaines élections législatives. Ce n'est point notre faute q'il y a sur la terre tant de fous, tant d'imbéciles. Notez bien que je ne fais ici aucune responsabilité.
Pour ma part, ce n'est pas par hasard que je choisis les noms de mes personnages. J'attache au contraire une grande importance à cette question ; non seulement au point de vue de l'euphonie, mais encore pour plusieurs autres raisons qui me sont personnelles.
Lorsqu'on travaille à une œuvre pendant six mois, pendant un an, on vit pendant six mois, pendant un an avec ses personnages. Ils évoluent dans votre cerveau comme s'ils étaient vivants. Vous êtes tellement habitués à les désigner par leur nom que, si vous changiez ce nom, votre personnage ne vous paraîtrait plus le même.
Je proclame, pour le littérateur, le droit d'employer dans ses œuvres n'importe quel nom, puisque ces personnages sont fictifs. À qui donc peut-il porter préjudice ? Qui donc se trouve fondé à se plaindre d'une homonymie inoffensive ?
Les tribunaux, lorsqu'ils ont été saisis de réclamation, ont rendu pourtant des jugements contradictoires. Tantôt, ils ont confirmé notre droit. Tantôt, et cela est bien regrettable, ils nous ont donné tort. Il en est résulté pour nos éditeurs, et par conséquent pour nous, de graves inconvénients, des pertes considérables, des éditions entières à faire disparaître, à détruire.
Lorsqu'une réclamation paraît de peu d'importance, on se contraint à certaines concessions, plutôt que de courir les risques d'un procès dispendieux. En présence d'une réclamation semblable à celle de M. Sagnier, on ne répond pas et, discrètement, on opère dans le nom une petite transformation sans conséquence, qui oblige le plaignant à se taire.
Le directeur de
La Voix du Peuple ne s'appellera plus dorénavant Sagnier. J'ai enlevé le g. Sagnier est devenu Sanier. La consonance est la même, et me plaît tout autant.
En semblable circonstance, une légère modification importe peu. Sanier, d'ailleurs, n'est dans
Paris qu'un personnage épisodique, toujours à la cantonade ; un individu dont on parle beaucoup et qu'on ne voit jamais. Mais il y a des noms, dans mes romans pour lesquels je subirais tous les procès plutôt que de consentir bénévolement à les remplacer par d'autres.
M. Émile Zola prononça cette dernière phrase d'une voix forte, sur le ton d'une résolution inébranlable.
— Mon grand ami Gustave Flaubert était encore plus rigoureux que moi sur ce chapitre des noms, continua l'auteur de
Paris. Une réclamation comme celle de M. Sagnier l'aurait rendu malade. Il se serait mis au lit, j'en suis sûr. C'est que ces noms n'étaient pas non plus choisis à la légère. Il les cherchait longtemps et, lorsqu'il les avait enfin trouvés, il les gardait secrets pour ses meilleurs amis jusqu'au jour où le livre paraissait. À ce sujet, laissez-moi vous raconter une anecdote. Elle ne date pas d'hier, puisque le petit Paul venait de naître, et, vous le savez, il est mort à vingt ans.
Flaubert travaillait, dans le plus grand mystère, à son
Bouvard et Pécuchet. Jamais il n'avait prononcé devant personne les noms des deux héros enfantés par son imagination. Il les appelait : « Mes deux bonshommes ». Dans ses lettres les plus intimes, il allait jusqu'à les désigner par leurs initiales : B. et P. C'était là une preuve d'affection profonde qu'il donnait à ceux à qui ces lettres étaient adressées.
Un matin, je déjeunais avec Flaubert chez Charpentier. La conversation était tombée sur nos travaux respectifs, je dis que mon prochain ouvrage s'appellerait
Son Excellence Eugène Rougon. Je racontai brièvement le sujet de mon livre et je prononçai le nom d'un de mes personnages il s'appelait Bouvard. En entendant ce mot, le pauvre Flaubert pâlit et, quand le repas fut terminé, il me prit à part :
— Vous me faites un profond chagrin me dit-il.
— Comment cela ? m'écriai-je
— Je vais vous le dire, répondit-il, mon B...
— Eh bien ?
— Mon B... s'appelle Bouvard. Je n'ai plus qu'à brûler mon manuscrit !...
— Qu'à cela ne tienne, dis-je, mon Bouvard va disparaître...
Et voilà pourquoi, conclut M. Émile Zola, il y a un Bouchard au lieu d'un Bouvard dans
Son Excellence Eugène Rougon.
Avant de quitter l'auteur de
Paris, je l'ai questionné sur ses travaux actuels, sur ses projets d'avenir.
— En ce moment je me repose, fit-il. J'attends l'apparition de mon livre et je ne m'occupe guère que de broutilles. J'ai bien deux ou trois idées, mais je ne suis pas encore fixé sur celle que je réaliserai.
Philippe Dubois