UNE VISITE À L’AUTEUR DE
SAPHO
- Derrière le Luxembourg
- Pourquoi Daudet ne sera jamais de l’Académie...
- Son prochain roman
- La préface des Rois en exil
La lettre d’Alphonse Daudet publiée, hier , et par laquelle le grand romancier affirme sa résolution, tout comme Béranger, de ne jamais être de l’Académie, a produit une vive émotion dans le monde littéraire. Déjà des polémiques assez vives sont engagées pour ou contre l’auteur de
Sapho. Aussi avons-nous pensé qu’il serait intéressant de connaître de la bouche même de
Daudet ce qui avait pu le pousser à prendre une aussi grave détermination.
Avenue de l’Observatoire
Derrière le Luxembourg, au troisième étage d’une maison toute neuve, demeure celui qui a déclaré que jamais il n’entrerait à l’Institut. Un appartement très simple, et qui ne rappelle en rien les beaux hôtels de certains romanciers. On nous introduit dans un salon encombré de bibelots, et où l’œil est attiré par un grand portrait du maître par Feyen-Perrin.
Le maître vient à nous la main tendue. On connaît cette physionomie si parisienne, cette tête étrange d’une beauté antique qui faisait dire jadis, au bon temps du Parnasse, que Daudet et Catulle Mendès étaient les plus beaux des enfants des hommes ; ces longs cheveux retombant en désordre sur la nuque et sur le front, mais dans un désordre qui semble le plus bel effet d’art ; ce monocle vissé dans l’orbite de l’œil gauche, et qui complète l’ensemble de cette figure curieuse de poète.
Le cabinet de Daudet
Alphonse Daudet nous introduit dans son cabinet et nous présente à Mme Daudet, une lettrée comme moi, dit l’auteur du
Nabab, en parlant de sa femme, et aussi ma
Minerve ; je ne fais rien sans son conseil.
Ce cabinet de travail est encore plus simple que le salon. Quelques vieux bahuts, une longue bibliothèque, et la table où a été écrit
Sapho.
Nous exposons à Daudet le but de notre visite, et, tout en allumant une longue pipe d’écume de mer, le maître nous répond :
— Je ne m’attendais pas, certes, au bruit qu’a fait ma lettre, et j’ai été très étonné, ce soir, en lisant les journaux ; mais je l’ai écrite après mûre réflexion, et je n’ai pas pris cette résolution et cet engagement à la légère.
— Alors, c’est bien un engagement définitif ?
— Absolument.
Pourquoi Daudet ne sera pas de l’Académie
— Mais, mon cher maître, qui vous a poussé à prendre cette résolution ?
— L’Académie m’a déjà causé bien des chagrins. C’est à cause d’elle que, l’an dernier, j’ai donné un coup d’épée à Albert Delpit. Je n’ai pas voulu être un candidat perpétuel et ennuyer le public avec mon nom. Cela agace les lecteurs des journaux de voir répété par des milliers de feuilles : M. Daudet se présente à l’Académie, M. Daudet n’est pas nommé, et quand cela se reproduit quelques dizaines de fois, l’agacement du public devient de l’énervement. J’ai des amis à l’Académie ; bien des fois ils m’ont demandé de poser ma candidature. Puis, tout à coup, quand j’ai paru prendre au sérieux leur invitation, je les ai trouvés embarrassés, gênés. J’ai vu bien vite ce que c’était qu’une élection académique. La littérature n’y est pour rien. C’est une pure affaire de passion politique et de coterie. Je n’avais que faire dans cette galère.
L’indépendance de l’écrivain
— Est-ce la seule raison ?
— Non, il y en a une autre. J’ai réfléchi ; j’ai compris que si j’avais été de l’Académie, je n’aurais pu écrire ni
Les Rois en exil, ni Sapho. Or, j’ai encore quelques œuvres à publier, qui feraient bondir toutes les colères académiques. Ma place n’est pas sous la coupole de l’Institut. Je ne veux, ni ne dois aliéner mon indépendance d’écrivain.
Enfin, j’ai un exemple sous les yeux, qui, plus que le reste, a décidé ma résolution.
— Lequel ?
— Ce pauvre Halévy ! Cet homme de valeur obligé de se plier à toutes les exigences académiques. Je ne me suis pas senti le courage de faire comme lui. Vous n’ignorez pas, à ce propos, que ce repenti des joyeusetés a jadis habité l’Académie. C’est sous la coupole vénérable de l’Institut qu’il a écrit
La Belle Hélène et tant d’autres choses qu’il renie aujourd’hui.
Le prochain livre de Daudet
— Quand, mon cher maître, publierez-vous une nouvelle œuvre ?
— Pas avant un an.
— On dit que dans votre prochain roman l’Académie sera fort malmenée.
— J’ai deux ouvrages en train. Je ne sais lequel paraîtra le premier, mais il y en a un qui est une étude des coteries académiques. Je ne sais si elle sera dure, mais j’espère qu’elle sera vraie, car moi qui n’ai jamais prononcé le mot naturalisme, je ne sais écrire que d’après nature.
Puis, nous parlons de Zola, de Goncourt, des amis du maître qui lui ont écrit aujourd’hui même, très étonnés de sa lettre.
— En effet, dit Daudet, Zola et Goncourt bien souvent m’avaient dit : Il faut que vous soyez de l’Académie, il faut qu’une fois au moins nous puissions y aller entendre un discours où l’on ne nous dise pas des choses désagréables.
L’histoire des Rois en exil
— Mais du reste, continue l’auteur de
Sapho, j’espère que tout ce bruit s’apaisera vite et je vais continuer à écrire l’histoire de mes livres. Ainsi, en ce moment, j’écris l’histoire des Rois en exil.
Une longue conversation s’engage sur cette œuvre célèbre. Daudet nous conte que son grand chagrin a été de ne pouvoir y mettre un épisode vu par lui, l’enterrement du roi de Hanovre conduit par le prince de Galles. Ces obsèques royales dans le Paris républicain avaient vivement frappé le romancier, mais ayant déjà les funérailles de Morny dans
Le Nabab, l’enterrement de la petite
Delobelle dans
Fromont jeune, il a craint de passer pour un grand
enterreur... Mais notre entretien s’étant très longuement prolongé nous prenons congé de l’auteur de
Sapho.
NON SIGNÉ