Transcription Transcription des fichiers de la notice - UN PSEUDONYME (La Lanterne. Supplément hebdomadaire, 3 janvier 1885) Pechkau, J. 1885-01-03 chargé d'édition/chercheur Hirchwald, Gabrielle (édition scientifique) Gabrielle Hirchwald (Atilf) & Jean-Sébastien Macke (ITEM), projet Entretiens d'écrivains dans la presse (1850-1914) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1885-01-03 Texte : Domaine public
Français
UN PSEUDONYME

Une petite société était réunie au printemps de 18. dans l’élégante villa de M. Alphonse. Elle était composée de l’élite de nos contemporains.

La sympathique figure de l’hôte s’effaçait derrière les larges épaules de M. Émile Zola, tout auprès se détachait le spirituel profil de M. Edmond de Goncourt à côté de la blonde crinière de lion de M. Frédéric-Guillaume Schultz.

Ce dernier, si célèbre en Allemagne sous son pseudonyme français, avait depuis longtemps abandonné sa patrie, dégoûté par la pauvreté de la littérature allemande du jour. Il eut le mérite pour se rendre maître de la langue de ses voisins d’y consacrer des années d’études patientes et finit par pouvoir écrire en français avec un certain agrément.

Bientôt les quatre émules se plurent à évoquer leurs souvenirs de jeunesse.

Schultz commença ses plaintes en harcelant de ses sarcasmes le public de son pays, les éditeurs, les revues qui ont pour devise, la quantité plutôt que la qualité, il tonna contre les journaux qui ne sont plus de la littérature et par-dessus tout contre l’insipidité de la critique.

— Écoute, lui dit enfin l’illustre auteur du Nabab, tu n’es pas juste envers ta patrie. Il est vrai que malgré ton talent et tes peines tu n’es pas arrivé à te faire un nom chez toi. Mais tu étais encore trop jeune, tu ne pouvais produire une œuvre de maturité. Nous autres nous n’avions pas moins d’obstacles à surmonter pour parvenir où nous en sommes. Pourquoi vos écrivains n’analysent-ils pas la vie aussi profondément que nous ? Pourquoi se contentent-ils de varier le thème éternel de Hans et de Gretchen ? Tu vois comme nos œuvres sont lues en Allemagne, comme mes romans et les tiens sont payés au poids de l’or ?

— C’est que nous avons pour nous la vogue, mon cher ami, dit Schultz. C’est que la France bien qu’elle soit vaincue règne chez nous par la mode jusque dans les lettres. C’est le même fait qui se reproduit toujours. C’est pour cela que Lessing a dû amoindrir Corneille afin de le rendre moins dangereux pour nous. C’est pour cela que Frédéric II protégeait Voltaire et que les lions de notre littérature ont sucé le lait des œuvres de Rousseau. C’est pour la même raison que Dumas père et Eugène Sue ont rempli leurs poches de nos thalers et que Scribe est devenu le roi de nos théâtres. La même chose se passe encore aujourd’hui au temps des Sardou et des Alexandre Dumas fils, au temps de Jules Verne et ... pardonne-moi le rapprochement, au temps d’Alphonse Daudet ! Cache ton nom sous un pseudonyme allemand et tu verras quel succès t’attend ! Si tes romans étaient anonymes même à Paris ils ne te rapporteraient pas grand-chose. Ils seraient lus, on parlerait d’eux, tu serais le personnage du jour, oublié le lendemain. Chez nous, le goût de la littérature n’existe que dans un cercle d’élite très restreint. Chez nous, on lit pour tuer le temps, et pour cela les messieurs barbouilleurs sont plus utiles que les fils de Balzac. N’importe quel ouvrage s’il n’est pas soutenu par une coterie puissante ou si le hasard ne l’a pas favorisé, passera inaperçu. Il est vrai, au bout de plusieurs années il sera exhumé, mais alors l’auteur sera mort de faim ou exténué par les privations et les luttes il ne sera plus une accusation pour la littérature. Si tu ne me crois pas, essaye de placer en Allemagne une de tes œuvres sous le voile de l’anonyme. Les Bohémiens sont presque finis et j’en ai déjà presque terminé la traduction. Envoie-les « au pays des poètes et des penseurs ».

Il y eut une pause. Zola réfléchissait le front contracté par l’effort de la pensée. Goncourt avec un long soupir jeta un regard sombre dans le jardin où les arbres se couvraient de bourgeons. Daudet semblait méditer, tout d’un coup un sourire agréable éclaira son visage et tendant la main à Schultz il lui dit :

— Soit, nous enverrons sous un pseudonyme Les Bohémiens dans ta patrie. Dans la mienne je n’aurai rien à craindre, d’autant plus que je ne suis pas un démolisseur comme vous ; je ne jette pas toutes les bonnes vieilles habitudes par-dessus les moulins. Oui, Zola pourrait courir quelques risques, mais moi je ne redoute pas de tenter cette épreuve.

Quelques jours après Schultz envoya Les Bohémiens sous le titre de Clarissa signé Johannes Lorbeer.

Il s’adressa selon le désir exprimé par Daudet, à l’éditeur J... à Berlin.

Trois mois après le manuscrit fut renvoyé sans réponse et non-affranchi.

Alors on l’expédia à R... à Leipzig qui répondit : — Je regrette de ne pouvoir accepter ce roman car je suis harcelé de propositions. En même temps je vous envoie un catalogue de mes dernières publications pour que vous puissiez faire votre choix.

Un grand nombre d’éditeurs signifièrent un refus sans autre explication, sauf un qui écrivit qu’il n’éditait point de romans parce qu’en Allemagne personne ne les achetait plus. Le lecteur se contente des feuilletons des journaux et ne se procure que des livres utiles ou de ceux qui peuvent servir d’objets de luxe dans un salon, par exemple les éditions modernes des auteurs célèbres.

Daudet était indigné :

— Essaie dans les journaux dit-il, c’est leur devoir sacré de former le goût littéraire du public. À V... se publie La Morgenglocke, c’est un bon journal, il accepte toujours des romans de notre bord, je lui ai déjà donné quelques petites nouvelles, il m’a toujours largement payé.

Schultz envoya Les Bohémiens à cette feuille.

Trois mois plus tard il reçut le manuscrit avec une circulaire conçue dans ces termes :

Daudet roula nerveusement entre les doigts sa jolie moustache et dit en haussant les épaules :

— Je suis convaincu qu’on n’a pas lu le roman. Attends, nous allons coller quelques feuilles ensemble et nous enverrons le manuscrit à quelque autre journal.

Quatre semaines se passèrent et Clarissa revint de nouveau à son auteur. Les feuilles n’étaient pas décollées, cependant la lettre ci-jointe l’accompagnait :

— Tu as des relations avec différents journaux ? dit Daudet d’un ton contrarié, peut-être qu’une recommandation de toi décidera messieurs les rédacteurs à lire mon roman.

Schultz l’envoya au Journal hebdomadaire intitulé : Dans toutes les zones et deux mois après il reçut la réponse suivante :

Daudet et son ami accueillirent cette critique par un rire homérique.

L’auteur de Fromont jeune et Risler aîné encadra cette lettre et en décora les murs de son cabinet de travail.

Le manuscrit recommença ses pérégrinations en Allemagne et revint chaque fois avec un refus imprimé.

Il n’y eut qu’un seul directeur d’un nouveau journal qui reconnut quelque talent à M. Lorbeer et lui demanda d’envoyer quelque autre chose. Il le priait de tenir compte que la rédaction ne pouvait accepter que des travaux tenant de vingt à trente colonnes ou de cent cinquante à deux cents exempts de toutes tendances politiques ou religieuses et surtout décents.

Des nouvelles historiques remplissant les conditions déjà indiquées, écrites d’un style très simple auraient le plus de chances d’être acceptées.

— N’en n’avons-nous pas assez ? demanda Schultz.

— Si nous tentions encore une épreuve, répliqua Daudet, S... est un éditeur dégourdi...

— Oui, vous avez raison, il n’y a pas de jour où il n’édite quelque nouveauté. On ne peut pas dire que ses publications ne soient pas nuisibles à la littérature, ces nouvelles graveleuses se vendent bien grâce aux réclames, remplissent nos bibliothèques et rapportent beaucoup d’argent à l’éditeur.

Cette fois-ci le paquet ne revint pas et l’expéditeur reçut une lettre dans laquelle S... lui faisait savoir qu’il consentait à faire l’achat de la première édition du roman, et priait M. Lorbeer de dire quelles seraient ses conditions.

— Combien te rapporte en général un de tes romans ? demanda Schultz.

— De 30000 à 40000 francs.

— Eh bien ! laissons S... faire lui-même son prix.

Quelques jours plus tard S... leur écrivait en ces termes :

C’est un grand sacrifice que je fais en vous accordant une rémunération pour votre roman. (En général les premières œuvres ne sont jamais payées). Pourtant, je suis prêt à faire une exception en votre faveur et je vous offre 70 marks. Je le fais pour vous encourager et j’espère que vous m’enverrez de nouveaux travaux.

En attendant etc., etc.

Après avoir parcouru cette lettre Daudet la froissa entre ses doigts et la jeta par la fenêtre.

— Au diable ! s’écria-t-il, voilà bientôt une année que ce roman voyage, j’aurais eu le temps de mourir de faim en attendant. Je vais tout de suite télégraphier à La Morgenglocke qu’Alphonse Daudet vient d’achever son dernier roman : Les Bohémiens et voudrait savoir combien la rédaction lui offrirait pour la première édition en allemand.

Le même soir il reçut par télégramme la réponse suivante :

J. PECHKAU(Traduit par MICKAÏL ACHKINASI)