SAPHO UN ENTRETIEN AVEC
M. ALPHONSE DAUDET
- La pièce et le roman
- Comment compose Daudet
- Un scénario
- La collaboration avec Belot
- Une pièce chaste
- Les cinq actes
Dans quelques jours le Gymnase nous donnera la première de
Sapho, la pièce qu’
Alphonse Daudet a tirée de son roman. Quoique le célèbre romancier se soit adjoint la collaboration d’
Adolphe Belot, c’est la première fois qu’il travaille lui-même à une pièce empruntée à un de ses romans, et chacun sait qu’il a appliqué à cette œuvre nouvelle son esthétique particulière du théâtre, qui lui valut jadis tant de critiques violentes.
Un rédacteur du
Matin est allé
hier demander à
M. Alphonse Daudet de vouloir bien conter à nos lecteurs à la fois et les origines du roman qui sont encore inconnues, et celles de la pièce.
Alphonse Daudet, que nous avons trouvé absolument remis de la douloureuse maladie qui l’avait frappé l’été dernier, et très dispos malgré la double fatigue que lui ont causé et les répétitions de la pièce, et l’achèvement de son nouvel ouvrage,
Tartarin sur les Alpes, s’est mis aussitôt à notre disposition, et il nous a conté, avec une verve impossible à rendre dans ce court récit, comment il a fait le roman, comment il a été amené à faire la pièce, enfin comment il travaille.
—
Sapho est une œuvre à part, nous dit-il en commençant. Vous trouverez dans mes contes tous les romans que j’ai faits et presque tous ceux que je ferai. La Mort du duc de M..., c’est l’embryon du Nabab ; La Paye, c’est le point de départ de Jacques . Jadis, à mesure que l’idée d’une œuvre me venait à l’esprit, je la jetais dans un conte rapide, afin de prendre date, afin qu’on ne pût jamais me reprocher d’avoir emprunté mon sujet à quelqu’un.
Mais il n’y a rien qui rappelle
Sapho dans mes contes, bien que l’idée de ce roman me soit venue il y a vingt ans. J’avais écrit une page intitulée : Une rupture dans les bois, mais je la trouvais si poignante, si lugubre, que je ne voulus pas la publier.
La genèse d’un roman
Cependant, je continuais à amasser notes sur notes pour
Sapho.
J’ai une façon particulière de travailler que je vais vous expliquer : non seulement presque chaque jour je prends des notes personnelles, un peu au hasard, sur des cahiers que je refeuillète ensuite quand je commence à faire un roman, mais pour chaque œuvre j’écris une sorte de scénario détaillé, chapitre par chapitre, où de ci de là je jette même une phrase définitive qui passe intacte dans le livre.
Malheureusement, je n’ai plus le cahier de
Sapho, que j’ai donné à Henry Céard, mais voici celui de mon dernier livre Tartarin sur les Alpes.
Très curieux ce petit cahier cartonné que le romancier a bien voulu nous confier, et dans lequel on peut suivre pas à pas le travail mental de l’écrivain. Sur le verso des pages le scénario lui-même — tantôt rapide :
Tantôt très détaillé, presque le livre lui-même :
Sur le recto, des notes au hasard, des dessins, très primitifs, mais qui servent à l’auteur pour fixer la physionomie d’un personnage. Sur la première page, les essais de titres :
Rien d’amusant comme de parcourir ce cahier, c’est presque un voyage dans le cerveau de l’écrivain. On assiste à ses tâtonnements, à ses hésitations, on voit les passages rayés, le mot cherché, biffé, remis, la situation changée. Tantôt l’écriture est posée, achevée, tantôt, dans sa hâte de fixer l’idée jaillissante, on s’aperçoit que c’est à peine si le romancier a esquissé les lettres.
L’Évangéliste et Sapho
Après nous avoir montré ainsi sa méthode de travail, Daudet reprit.
— Ce ne fut cependant qu’après
L’Évangéliste que je me mis définitivement à Sapho. En écrivant L’Évangéliste, ce roman du protestantisme, je savais fort bien que je faisais une œuvre que ne voudrait pas lire le grand public, et j’ai été bien étonné quand j’en ai vu vendre 40000. J’avais obéi à un cri d’indignation de mon cœur, je voulais venger une honnête vieille dame, Mme B... la maîtresse d’allemand de mes enfants, de toutes les injustices et de toutes les ingratitudes dont on l’avait accablée. Et c’est pour cela que j’ai écrit L’Évangéliste, que pendant des mois, moi qui ne suis d’aucune religion et qui ne crois à aucune, j’ai étudié le protestantisme.
Mais, après, je pensai que le moment était venu de publier
Sapho, pour bien montrer aux lecteurs que ce roman évangélique n’impliquait nullement ma conversion.
Jamais livre ne me donna autant de mal. J’ai horreur de l’obscénité, du mot cru ; Zola et moi nous avons souvent des discussions à ce sujet. Je ne le comprends qu’exceptionnellement, quand il est tellement dans la situation que ce serait mentir que de ne pas le mettre. Aussi, pour
Sapho, était-ce un combat, une lutte de tous les instants, afin de rester dans le vrai, sans tomber dans l’obscène. Du reste, pour Le Nabab, je suis resté trois jours à trouver le récit de la noyade des lettres de Morny. J’avais assisté à cette scène, j’avais noyé les lettres moi-même, et pourtant je ne trouvais que des mots trop crus.
Les titres du roman
Mais ce qui me donna le plus de mal, ce fut le titre de
Sapho. Je voulais un titre exprimant une idée de souillure, mon premier : Les Ruptures, ne me satisfaisait pas. J’intitulai alors mon livre : Le Faune. Sapho jeune, à seize ans, maîtresse de Caoudal, lui servait de modèle pour une statue d’un sexe indéterminé... Mais cela tombait fatalement dans des détails... que je ne voulais pas mettre. Enfin, après vingt titres, je trouvais... Sapho !
Malheureusement, au moment même où j’allais terminer, on annonça
Sapho, la reprise de l’opéra de Gounod. Quelle malechance ! Je rencontrais Gounod et lui racontai mon ennui. Écrivez-moi, me dit-il.
Ma foi je n’ai pas écrit !
— Mais, demanda alors le rédacteur du
Matin, Sapho est-elle une histoire connue de vous, vue par vous ?
— Vous savez bien, reprit vivement Daudet, que je n’écris que ce que je vois. Je ne comprends pas le roman autrement.
Sapho, c’est cent histoires que j’ai vues, que j’ai vécues. Même les mots heureux du livre sont des mots entendus. Ainsi, le cri de Gaussin : — Sapho... toute la lyre
est comme un souvenir que j’adressais au grand Flaubert qui m’aima tant.
Quand, dans mes emportements de méridional, je m’ouvrais tout entier devant lui, lui contant mes douleurs, mes déceptions, lui disant mes angoisses, mes confessions, il levait les bras au ciel et s’écriait : — Ce Daudet ! toute la lyre !
L’idée de la pièce
— Maintenant, comment l’idée de tirer une pièce de
Sapho vous est-elle venue ?
— Je rencontrai Belot, il me proposa de faire la pièce, j’acceptai...
— Adolphe Belot est un de vos plus anciens camarades ?
— Nous sommes liés par une assez ancienne camaraderie, dont le début fut piquant. Belot était l’ami de mon frère, et nous ne nous parlions pas.
Après la guerre, nous nous rencontrâmes dans le cabinet de Billion, le directeur de L’Ambigu. Nous avions un conflit d’intérêt, j’avais un drame en 7 actes que je voulais voir mettre à la scène, lui voulait qu’on continuât à jouer son
Article 47. La discussion s’envenima, s’envenima si bien, que bientôt nous échangions nos cartes, avec de grands éclats de voix, et des allures très batailleuses..., si batailleuses, que Billion, effrayé, effaré, s’enfuit chercher Hostein pour nous séparer..., et nous enferma dans son cabinet.
J’étais assis sur le bureau, en proie à une colère folle, Belot marchait dans la pièce comme un animal féroce dans sa cage, mais quand nous nous vîmes enfermés, nous partîmes tous deux d’un éclat de rire tel... qu’à dater de ce jour nous nous sommes liés et que Belot est devenu mon collaborateur.
Quand tous deux nous eûmes décidé de faire la pièce, Belot vint chez moi, à Champrosay, et nous nous mîmes au scénario, avec le livre devant nous, le suivant page par page. Puis Belot se mit en campagne et m’avertit que Koning nous attendait à déjeuner.
J’arrivai, très incrédule, connaissant les habitudes de pudeur du Gymnase, et je commençai par dire à Koning : — Vous en serez pour votre déjeuner, jamais vous ne jouerez cela !
Enfin, le déjeuner fini, je lus mon scénario.
Voilà Koning enthousiasmé et qui, tout de suite, signe un traité, avec dédit, de 20000 francs.
Le reste, vous le savez, Belot et moi nous nous sommes remis au travail. J’ai travaillé ensuite seul à Lamalou, la pièce est entrée en répétitions et la voilà mise au point. Ce n’est pas à moi d’en dire du mal... ni du bien !
À mon avis, Mme Hading sera très remarquable, et Damala sera un Gaussin blond très curieux, très intéressant, jouant avec sa nature et donnant la réalité de la vie sur le théâtre.
— Tout le roman est dans la pièce ?
— Oui, toutes les scènes importantes, et c’est une œuvre que peuvent entendre les oreilles les plus chastes. Il n’y a pas un mot qui puisse les blesser. Dame ! pour quiconque connaît la vie, en revanche, tous les sous-entendus y sont, et je n’ai rien sacrifié de mon œuvre. — Sapho est plus jeune, voilà tout, et au théâtre c’était une nécessité.
— On a dit que vous aviez été obligé de changer quelques scènes ou quelques mots.
— Koning et moi nous avons eu d’amicales discussions pour quelques passages qu’il trouvait trop raides. Mais alors, c’est Mme Daudet qu’il a voulu prendre pour arbitre. Je dois déclarer qu’elle lui a donné raison. En revanche, Mme Koning ne voulait rien abandonner de l’œuvre pour laquelle elle s’est prise d’un généreux enthousiasme.
Les cinq actes de la pièce
— Puis-je vous demander la nomenclature des actes ?
— J’ai résisté absolument à Koning, je n’ai pas voulu commencer par le bal chez Déchelette. Koning m’offrait de dépenser vingt-cinq mille francs pour ce tableau. J’ai refusé. — Un décor, du faux esprit, des costumes, l’action pas engagée, le public se morfondait à regarder sans écouter. — Le premier acte se passe chez Gaussin, la liaison commencée.
— Bref, au commencement du collage ?
— Parfaitement ; le second acte, au restaurant à Ville-d’Avray. Le déjeuner avec Caoudal. C’est là que Gaussin apprend ce qu’est sa maîtresse, Sapho ! toute la lyre !
Le troisième acte, en ménage ! Le quatrième acte, dans la famille de Gaussin, avec Divonne et le Féniat.
Le cinquième acte
— Le dénouement est le même que dans le livre ?
— ... À peu près ! Maintenant que vous dirais-je ? Qu’il n’y a aucun rapport, même entre la façon dont cette pièce a été écrite, et
L’Arlésienne. L’Arlésienne est un drame lyrique. Sapho est un drame de la vie brutale. Je l’ai écrit avec une horreur cherchée de toute période lyrique, de toute affectation littéraire. J’ai cherché la langue de tout le monde, la vraie langue parlée. L’aurais-je trouvée ?
Au moment où nous allions quitter le romancier, il nous parla de son prochain roman.
Le prochain roman
Le prochain roman de Daudet sera le pendant de
Sapho, tout en se passant dans un tout autre milieu. Titre provisoire qui dit bien ce que sera l’œuvre :
Une Rupture dans le monde.
L’écrivain veut, cette fois, peindre le drame d’une rupture, avec l’hypocrisie mondaine, qui le rend plus poignant.
NON SIGNÉ