- Pour ou contre l’Académie
- L’indépendance des romanciers peintres de mœurs
- Deux générations
- Le « struggle for life» et la jeunesse contemporaine
- Œuvres futures
- Le roman de la douleur
Le public vient d’apprendre la prochaine publication de
L’Immortel, le nouveau roman de
M. Alphonse Daudet. Un livre de l’auteur de
Sapho et de
Numa Roumestan est toujours impatiemment attendu, et aujourd’hui plus que jamais. Il y a longtemps, en effet, que
M. Daudet n’a rien publié de considérable.
Tartarin sur les Alpes, toute charmante que soit cette fantaisie, n’a été pour l’auteur qu’une manière de repos entre deux études de vie moderne — une sorte de divertissement, dirait
Renan. La curiosité est donc éveillée, et ce qui la pique encore davantage, c’est que le nouveau roman (comme on peut le deviner par le titre) traite de mœurs littéraires et touche à l’
Académie. Or, on sait que, depuis fort longtemps, l’
Académie est très engageante et très coquette avec
M. Daudet, qui résiste de toute sa force et ne veut rien entendre à ces avances. Quelle sera alors à ce point de vue la signification de
L’Immortel ? Sera-ce la rupture décisive ou le gage de paix ? Questions.
Pour satisfaire la curiosité de nos lecteurs, nous sommes allés demander quelques renseignements à M. Daudet lui-même, qui nous a reçu chez lui, rue de Bellechasse, dans son cabinet de travail dont les fenêtres ouvrent sur des jardins pleins d’une gaie verdure printanière. Nous avons remarqué qu’à cette date de notre visite — 1er mai — un feu de bûches flambait dans la cheminée. Est-ce la faute au printemps tardif, ou est-ce M. Daudet qui est trop frileux ?
L’objet de notre visite exposé, le maître nous répond aussitôt avec un charmant abandon.
Contre l’Académie
— Tout d’abord, nous dit-il, je voudrais bien qu’aucun doute ne subsistât pour personne. Mon livre ne sera pas le chemin qui, cette fois-ci, me mènera à l’Académie, pour ce bon motif que je ne veux pas être de l’Académie et que je n’en serai jamais. Ah ! il y a pourtant longtemps que je me suis nettement expliqué sur ce point et que j’ai donné mes mille raisons. Premièrement, toutes les démarches préalables me font horreur, et c’est plus encore à mon indolence naturelle qu’à ma fierté qu’elles répugnent. Je suis un lazzarone ; j’adore flâner, rêvasser et je ne sais subir aucune contrainte. Je suis bien du Midi en cela. Irai-je donc me soumettre à tant de corvées mondaines, et tout cela pour quoi, grands dieux ? pour la médiocre gloriole de porter un habit à palmes vertes et de faire partie d’une institution surannée, absolument étrangère aux goûts, aux désirs, aux tendances modernes, si bien qu’une distribution de prix à Louis-le-Grand, où nous avons nos enfants, a bien de quoi nous intéresser davantage que toutes ces cérémonies. D’ailleurs, je n’ai aucun penchant à entrer dans n’importe quel groupe, de même que j’ai toujours refusé de m’inscrire dans une école littéraire. Je pense qu’il n’y a ni groupes, ni écoles ; il y a des individualités et des talents, voilà tout.
— Mais, dis-je, abordant une question délicate, on a laissé entendre que vous n’aviez pas de prévention à faire partie de l’académie Goncourt.
— L’académie Goncourt est tout autre chose. Ce n’est qu’un jury chargé de décerner un prix et de venir en aide aux écrivains indépendants. Je sais que je suis membre titulaire, mais je ne souhaite rien tant que de n’entrer jamais en fonctions ou le plus tard possible, et heureusement mon ami Goncourt est fort comme un chêne. D’ailleurs, notez que mon aversion contre l’Académie est un sentiment tout personnel. Zola et Goncourt, je crois, le partagent, mais nous n’avons jamais eu d’accord là-dessus. Bien au contraire. J’ai failli céder autrefois, lors de la mort de Sandeau, et j’allais me décider à commencer les démarches. Eh bien ! Zola et Goncourt étaient les plus chauds à m’y pousser. Au moins, disaient-ils, nous pourrons assister à une séance et entendre un discours où nous ne serons pas insultés selon l’usage.
La peinture de mœurs
— Le vrai, continua M. Daudet, la raison décisive, c’est que dès l’instant où l’on fait partie d’une pareille institution, on a une foule d’intérêts à ménager, de soucis à prendre. Or, un romancier qui prétend à être peintre de mœurs ne peut, à aucun prix, aliéner son indépendance et entraver sa liberté de jugement. Voyez, il n’y a pas un seul exemple, un seul, de romancier peintre de mœurs et véridique qui soit entré à l’Académie. Ni Stendhal, ni Balzac, ni Flaubert ; Zola, Goncourt, Maupassant n’en veulent pas entendre parler. Weiss a dit un jour de moi : sans qu’on y prenne garde, c’est le plus intrépide des écrivains contemporains.
Je n’ai jamais reçu un éloge dont je sois plus fier que de celui-là. C’est vous dire si je tiens à demeurer libre de toute attache.
Le roman
— Vous voudriez savoir, maintenant, ce qu’est mon roman. Voici à peu près :
j’ai tâché de peindre un coin de la société, dans un milieu académique, mais je n’ai pas eu l’ambition de faire la moindre synthèse et encore moins quelque chose qui ait l’air d’un pamphlet. Ces sortes d’ouvrages doivent être écrits dans une crise de nerfs, dans la verve que peuvent donner des mouvements de haine ou une blessure d’amour-propre. Tel n’est pas mon cas. Mon livre, je l’ai écrit dans la paix du cœur, lentement, tranquillement, tantôt ici et tantôt à la campagne, à Champrosay, et je ne l’ai écrit en quelque sorte que par acquit de conscience, pour remplir un engagement envers moi-même et tenir une parole que j’avais dite. Ce sont, la plupart du temps, des esquisses rapides de quelques salons curieux, et j’ai mis dans ce livre assez court tout un grouillement de personnages. Les deux principaux sont académiciens. Cet Astier-Réhu, qui figure déjà dans
Tartarin sur les Alpes, est un assez bon homme, à la mode antique, et son fils, un terrible gaillard qui n’a rien des goûts désintéressés du père. C’est, au contraire, un esprit férocement pratique, à qui toute distinction honorifique aussi bien que tout idéal ne disent rien. Il y a une scène violente entre le père et le fils, qui a lieu sous la coupole même de l’Institut.
— Ah ! continue M. Daudet avec une certaine gravité, nous assistons à un grand déménagement. La famille constituée comme autrefois achève de se dissoudre. Le principe romain de l’autorité paternelle est, je crois bien, tout à fait perdu. Au moins, j’espère que le principe de l’autorité sera remplacé par les liens de la tendresse, de la charité ou de la pitié. Si j’étais d’un caractère plus facile à l’inquiétude, j’aurais souvent lieu de m’alarmer. J’ai observé que, dans la jeunesse contemporaine, les espèces de bêtes féroces comme est mon héros, âpres à l’argent, sans scrupules, impatients de jouir, sont de plus en plus nombreux. Jamais on n’a mis une telle fureur dans la concurrence vitale. La cause de ce déchaînement d’appétits est, j’imagine, dans l’influence des théories darwiniennes. Aujourd’hui, les jeunes gens étouffent en eux tout scrupule et vont au bout de leur caprice en s’excusant par la fatalité du tempérament. J’avais commencé un livre sur Lebiez et Barré, ces étudiants assassins, où je comptais étudier ces ravages de la conscience ; mais l’apparition de
Crime et Châtiment, de Dostoïevski me fit suspendre mon travail. Sans doute, le reprendrai-je un jour ou l’autre.
Œuvres futures
— Et, demandâmes-nous, quelles œuvres comptez-vous donner après
L’Immortel ?
— J’ai un roman de passion,
La Petite Paroisse. Mais avant, j’achèverai un grand roman sur la douleur. Le titre de mon ouvrage sera La Doulou. Ce sera le nom d’une station balnéaire. Il y a près de Montpellier la ville d’eaux de Lamalou, qui, en languedocien, signifie la douleur. J’ai traduit ce nom là en provençal.
Nous prîmes congé de M. Daudet en le remerciant.
NON SIGNÉ