Transcription Transcription des fichiers de la notice - DAUDET PION (Le Journal, 12 octobre 1892) Robert, Louis (de) 1892-10-12 chargé d'édition/chercheur Hirchwald, Gabrielle (édition scientifique) Gabrielle Hirchwald (Atilf) & Jean-Sébastien Macke (ITEM), projet Entretiens d'écrivains dans la presse (1850-1914) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1892-10-12 Texte : Domaine public
Français
DAUDET PION

Les vacances sont closes depuis quelques jours. C’est le recommencement immuable de cette vie d’étude qui fait penser aux écoliers : — Mon Dieu ! que je voudrais en avoir fini ! — et à ceux qui en ont fini : — Mon Dieu ! que je voudrais redevenir écolier ! — Et toute notre attention se porte en ce moment vers ces enfants, ces adolescents qui vont devenir des hommes, et aussi vers ces sacrifiés de l’enseignement, vers ces maîtres d’études, ces pions, qui, dociles, passifs, viennent de reprendre la tâche toujours pareille, toujours monotone et sans espoir jamais !

Mon camarade Docquois, dans son article sur ce même sujet, vous a conté l’histoire d’un brave homme, le doyen du maître d’études ; et il évoquait cette figure, si douce, si belle, si attendrissante du Petit Chose qu’a peint Alphonse Daudet.

Le Petit Chose ! Qui, parmi ceux qui lisent n’a point pensé à lui, au moment de la rentrée des classes ? Qui ne s’est souvenu de ce timide enfant dont les premiers pas dans l’existence furent si pénibles, si navrants, ce petit pion dont l’histoire est un long poème de souffrance et de détresse ?

C’est le premier livre que j’ai lu de Daudet, à seize ans, à l’âge où l’on se donne tout entier à celui qui touche votre cœur. Et j’ai pleuré... Et j’ai aimé Daudet...

Rue de Bellechasse, dans son cabinet de travail où les meubles, la couleur douce des tentures, tout s’harmonise avec le silence, la paix délicieuse du lieu, j’ai trouvé le maître écrivain, à qui je suis allé demander quelques instants de causerie sur son Petit Chose, sur ces existences de reclus de collège, de répétiteurs, d’honnêtes et braves gens qui emplissent la cervelle comme on emplit d’eau une fontaine, puis, enseignent, déversent à petites doses leur érudition dans la cervelle de leurs élèves, de même qu’on ouvre un robinet pour emplir de petits flacons.

Comme je me rencontrai là avec notre distingué collaborateur Paul Hervieu, dont la pièce au Vaudeville doit succéder au Prince d’Aurec, Daudet avec son amabilité coutumière, commença par nous féliciter de la tentative vaillante, du caractère très littéraire du Journal, qu’il lit attentivement et avec beaucoup d’intérêt depuis son apparition. Puis, à la première question que je lui posai :

— Oh ! mon Dieu, que voulez-vous que je vous dise ? J’ai raconté toutes mes misères du début, toutes mes souffrances, dit toutes mes rancœurs... Voulez-vous savoir qu’aujourd’hui, à cinquante ans, ce que j’ai, ce que je suis, je l’abandonnerais, volontiers, pour retourner à cette époque si malheureuse de ma vie, mais où j’étais jeune... JEUNE !

Daudet était assis contre la fenêtre, et le jour filait sur les contours de sa figure ombrée une ligne de lumière. Il me parlait de sa voix douce et nette ; et, de sa canne à petits coups sur le tapis, il scandait ses paroles. — Il continua :

— Oh ! mon entrée dans la vie a été bien triste, bien noire ! Ce collège de Lyon où j’ai fait mes études, loin de mes parents, était une affreuse maison, une maison lugubre, si noire, si effrayante qu’on a dû la démolir depuis, tant elle épouvantait les élèves. C’est là, dans cette grande boîte, cloîtré, muré, enterré, que j’ai grandi jusqu’à seize ans... Et ce que j’ai été traité en cancre. Jamais je n’ai pu voir le tableau noir. Vous savez que je suis myope ; de tout temps, j’ai eu besoin de verres du numéro 2, ce qui est un degré de myopie que bien peu atteignent. Or, j’avais alors des lunettes beaucoup trop faibles, les oculistes prétendant qu’on m’abîmerait totalement les yeux en me donnant les verres correspondant exactement à ma vue. Et quand je disais que je ne voyais rien, mes maîtres ne me croyaient pas. On m’accablait de mauvaises notes, de pensums ; et j’étais, je restais malgré moi, malgré ma bonne volonté, un mauvais élève, un vrai cancre...

Pendant que Daudet parlait, peu à peu, je regardais ses traits dans l’ombre. Je regardais les grandes boucles libres de ses cheveux, son nez fin et mobile, ses yeux doux et bons. Et je l’écoutais sans rien dire, gagné au charme de sa voix, et de ses mots qu’il faudrait sténographier pour reproduire dans leur netteté, avec leur couleur, le dessin délicat et original de leur assemblage. À mesure, il se plongeait davantage dans ce passé qu’il évoquait ; et comme des roseaux que le flot submerge et plie, et qui résistent sans cesse, jamais déracinés, des souvenirs se levaient qu’il saisissait un à un :

— Cette myopie, comme j’ai dû en souffrir, quand je suis devenu pion, que je me suis trouvé, à seize ans et demi, en butte aux tracasseries, à la méchanceté cruelle des élèves, des adolescents que j’avais à surveiller. Je devais le soir garder un dortoir, et mon service consistait, après le coucher, à me promener de long en large au milieu des petits lits blancs, en attendant que tout le monde dormît. N’ont-ils pas imaginé, un soir, sachant que je n’y voyais pas, de placer sur mon passage une lourde malle ? En commençant ma garde, j’allai buter contre elle ; et je dus m’aliter pour quatre semaines... Oh ! des faits de ce genre, comme j’en retrouve dans les souvenirs de ma vie de pion ! Tenez, je me rappelle une déception qui me fit bien souffrir, dont je pleurai seul longtemps. J’avais un petit élève que j’aimais beaucoup ; je le pris à part, je le fis travailler, je le poussai, j’y mis tous mes efforts et tout mon courage, et j’arrivai à lui faire remporter les premiers prix. Toujours il me promettait, par gratitude, de m’emmener passer les vacances chez ses parents, de gros propriétaires de province, et vous jugez comme j’étais content ! Rester tout seul au collège, dans ces bâtiments, ces cours vides, comme c’était triste pour moi, le temps des vacances ! J’espérai donc prendre un peu de plaisir, goûter un peu de joie, me réchauffer dans un milieu ami, je sentais que je les aimerais bien, ces gens qui allaient m’accueillir, me faire partager les vacances de leur fils ; je sentais que je leur serais dévoué, à eux qui me tendaient la main. Et le jour des prix arriva, et les parents de mon ami vinrent. Je tremblais, j’étais tout ému... Ils me regardèrent à peine, ils ne me remercièrent pas, ils me tournèrent le dos. Et je vis mon petit ami partir, me laisser seul, tout seul, sans une pensée d’amitié pour moi. Oh ! je l’ai connue de bonne heure, l’ingratitude des petits hommes.

Daudet m’a raconté cela de sa voix douce, sans amertume. Et il faudrait le lui entendre dire, le lui entendre raconter pour être ému et pour aimer ce grand artiste dont le début dans la vie fut marqué par tant de misères et tant de déboires, et qui, aujourd’hui, accueille si généreusement tous ces jeunes gens timides, solliciteurs de ses conseils et de son appui, — qui se sent remué, touché, quand on lui signale une infortune, une détresse, — qui, la gloire atteinte, reste le même, bon et tendre, aimant les petits, les modestes et les humbles...

LOUIS DE ROBERT