Transcription Transcription des fichiers de la notice - L'ACADÉMIE PLÉBISCITÉE (III) (Le Journal, 17 octobre 1892) Brulat, Paul 1892-10-17 chargé d'édition/chercheur Hirchwald, Gabrielle (édition scientifique) Gabrielle Hirchwald (Atilf) & Jean-Sébastien Macke (ITEM), projet Entretiens d'écrivains dans la presse (1850-1914) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1892-10-17 Texte : Domaine public
Français
L’ACADÉMIE PLÉBISCITÉE (III)

C’est d’abord Monsieur Alphonse Daudet qui paraît vouloir m’interviewer.

— Votre nom, mon ami ?

Je dis mon nom.

— De quel pays êtes-vous ? Quel âge avez-vous ? Quelle est votre ambition ?

Je réponds à toutes ces questions, très touché de l’intérêt que me porte le grand romancier que j’admire, mais j’ai hâte d’aborder le sujet qui m’amène.

Je parviens, enfin, à exposer au Maître l’objet de ma visite, et la conversation s’engage sur le problème du plébiscite académique. Assis dans son fauteuil, devant son bureau, Daudet parle d’abondance, raconte des anecdotes, s’écarte de la question, y revient, l’abandonne de nouveau. Debout, en face de lui et de l’autre côté du bureau, je cherche à dégager, dans le décousu de cet entretien, ce qui, de près ou de loin, se rapporte à mon sujet, mais avec le regret de ne pouvoir tout reproduire dans l’interview que je vais rédiger tout à l’heure.

— Mon Dieu ! me dit Daudet, je vous déclarerai, tout d’abord, que je suis, en principe, l’ennemi de toutes les Académies. Je ne veux faire partie d’aucune de celles qui existent ou qui pourront exister, un jour. Je tiens à conserver mon indépendance absolue. Je serais depuis longtemps immortel, si j’avais voulu l’être. Des amis m’ont tâté autrefois, m’affirmant que je n’aurais qu’à me présenter pour être élu. J’ai toujours refusé, car j’estime qu’on peut exister, en art, sans être académicien. Je me contenterai d’occuper le quarante-et-unième fauteuil.

Le grand romancier nous parle ensuite de son célèbre ouvrage, L’Immortel, qui fit le bruit que l’on sait. Et, à ce propos, il nous raconte, en imitant à la perfection l’accent anglais, la charmante anecdote que voici :

— Il y a quelque temps, je recevais la visite d’un journaliste anglais. Il venait m’interviewer au sujet de L’Immortel : Je viens de voir, me dit-il, quelques académiciens ; nous avons causé de votre ouvrage. — Que vous ont-ils dit ? — Que votre roman était grotesque et faux d’un bout à l’autre. Eh ! bien, Monsieur, lui répondis-je, je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai pas écrit une seule ligne de L’Immortel, qui ne reposât sur un renseignement précis. Même, dans la crainte de me tromper, quant aux détails, j’ai consulté un académicien qui m’a fourni la plupart de mes documents ; il a été mon collaborateur ; je lui soumettais toutes les pages de mon œuvre au fur et à mesure que je les écrivais. Vous voyez ? Sur cette affirmation, mon Anglais se retira, très satisfait.

— Mais, que pensez-vous, Maître, de notre plébiscite ? Croyez-vous qu’une Académie élue par le suffrage universel des lettrés contiendrait plus de vraies gloires...

— Je n’en sais rien, interrompit Daudet. Mais il est certain que cette Académie-là aurait, du moins, sur l’autre, un avantage, une supériorité. D’abord, elle épargnerait à ses candidats l’humiliation des visites, car je considère comme une véritable humiliation l’obligation à laquelle sont soumis tous ceux qui aspirent à entrer à l’Académie, d’aller solliciter les suffrages de tous les membres de cette assemblée. Il est pénible, par exemple, de voir un homme de la valeur de mon ami Zola s’incliner devant de vieilles ganaches comme ce Xavier Marmier qui vient de mourir. Souvent, Zola venait me voir après ses visites : il paraissait las, découragé, humilié : Ah ! mon cher ami, me disait-il, quelle corvée et quelle tristesse !

Ensuite, je crois que les membres d’une Académie qui relèverait du suffrage universel des lettrés auraient à la fois, aux yeux de tous, plus de prestige, d’autorité et d’indépendance.

Daudet me parle, enfin, de l’Académie Goncourt :

— Tenez, voilà qui est bien. Goncourt a une intention, au moins, et une intention noble, généreuse. Son Académie n’a, en effet, d’autre but que de venir en aide à des hommes de talent, sans fortune, et de les sauver du journalisme pour leur permettre de produire de belles œuvres. Tel est le cas de Rosny...

Daudet s’arrête ; il semble ne pas vouloir en dire davantage. Mais le temps presse et nous prenons congé de lui.

PAUL BRULAT