ROMANCIERS FRANÇAIS & CONTREFACTEURS ALLEMANDS
- Chez M. Alphonse Daudet
- Grosses supercheries
- « Madame Putiphar », « Lili », « La Petite Poupée »
- Un éditeur candide
Il n’est bruit en ce moment dans le monde des lettres que de l’impudente supercherie dont M. Alphonse Daudet vient d’être victime en Allemagne.
Il y a quelque temps, M. Georges Art, un jeune écrivain que M. Daudet reçoit dans son intimité, découvrait, dans la boîte d’un bouquiniste du quai Voltaire, une brochure portant ce titre : Frau Putiphar, von Alphonse Daudet, traduction allemande de Paul Heichem. Il ouvrit le volume, étonné, sachant bien que M. Alphonse Daudet n’avait signé aucun ouvrage de ce genre. Cependant, voulant en avoir le cœur net, il courut porter sa découverte à l’éminent romancier.
Ce dernier ne manifesta pas moins d’étonnement. Il se fit traduire quelques pages du livre pour se rendre compte si l’un de ses romans n’aurait pas été copié, puis baptisé d’un titre différent, ainsi que cela se pratique fréquemment chez nos voisins. Mais c’était pis encore qu’un plagiat de cette espèce ;
Frau Putiphar ne représente qu’une pauvre nouvelle, écrite sans aucun sentiment artistique, dont la donnée est due tout entière à l’imagination d’un écrivain de troisième ordre.
Nous hésitions nous-mêmes à croire à un pareil acte de piraterie, et nous nous sommes rendu chez M. Alphonse Daudet, afin de connaître la vérité.
Une usine de falsification
— Rien n’est plus exact, nous répond l’auteur de
Sapho, et je crois qu’il y a là, en effet, un incident digne qu’on s’en occupe — non point parce que je suis en cause, mais parce que j’ai la conviction de ne pas être la seule victime et que le hasard vient de me faire découvrir une véritable piste. Ce Paul Heichem...
— C’est un nom de guerre ?
— C’est le cas de le dire, Paul Heichem est le pseudonyme du chef d’une association de brigands détrousseurs d’écrivains en vogue. C’est la raison sociale d’une vaste entreprise de contrefaçon littéraire. Soyez sûr qu’il existe une usine de falsification fonctionnant depuis longtemps déjà et dirigée d’une façon aussi active que méthodique. Tel ouvrier est chargé des romans genre Émile Zola, tel autre des romans genre de Goncourt ; celui-ci tourne à la roue des cas de psychologie signés Bourget ; tel autre distille la liqueur Marcel Prévost, etc. Il se trouve à la suite de
Madame Putiphar, le volume qui m’est attribué, quelques nouvelles assez gentilles, rappelant très imparfaitement le genre de ce dernier écrivain. Il y a eu probablement une confusion de rouages dans l’ajustement des machines ou une mauvaise répartition du travail entre les ouvriers.
Regardez plutôt, ajoute M. Daudet, en nous tendant le fameux livre de M. Paul Heichem. Examinez ce qui est mentionné au dos de la couverture.
Autres supercheries
Et nous voyons écrits en gros caractères qui tirent l’œil :
Et plus bas :
— N’avais-je pas raison, continue M. Daudet, de vous dire que tout le monde était atteint ? Nous savons tous que M. Émile Zola n’a jamais écrit aucune
Lili, et je ne crois pas que M. Adolphe Belot ait publié un roman sous le titre : La Petite Poupée.
— Et, devant ces faits, que comptez-vous faire, cher maître ? demandons-nous.
— Mais j’ai déjà agi. Vous pensez bien que je n’ai point caché ma façon de penser à l’éditeur de
Frau Putiphar, qui est M. Jacobsthal, à Berlin. Je lui ai écrit que M. Paul Heichem était un misérable gredin qui exerçait le plus odieux des métiers et salissait le nom de son éditeur... Sur quoi il m’a répondu la lettre suivante... Tenez ! je vous la confie et je vous autorise à la reproduire dans Le Matin. Lisez-la ! Vous verrez combien sa teneur est hypocrite et combien ou flaire là-dessous quelque chose de louche.
Une lettre extraordinaire
Voici, en effet, le texte exact de cette lettre :
— Et vous comptez en rester là ?
— Mon Dieu, peut-être !... Est-il bien sûr qu’il y ait des juges à Berlin ?... D’ailleurs, ce n’est pas la première supercherie dont j’ai été victime. Il y a quelques années, dans un dîner chez M. Duclerc, alors ministre des affaires étrangères, un monsieur ne se fit-il point passer auprès de son voisin de table pour être M. Alphonse Daudet. Du potage au dessert, ce joyeux fumiste entretint son naïf voisin de ses derniers succès et de ses œuvres prochaines. Mais s’il y avait là peut-être une plaisanterie, il est certain qu’il n’en est pas de même cette fois... Je n’ai pas vu M. Zola, mais je voudrais bien savoir ce qu’il pensera lui-même des filous qui font éditer à Berlin une traduction allemande d’une œuvre qu’il n’a jamais écrite :
Lili.
— Il faut avouer, concluons-nous, que M. Jacobsthal est un bien candide éditeur, pour laisser aussi facilement surprendre sa bonne foi.
Et nous nous retirons, en remerciant M. Daudet d’avoir bien voulu fournir au
Matin ces intéressants détails.
NON SIGNÉ