Chez M. Alphonse Daudet
Le maître ignorait la nouvelle de la mort de Taine. Je la lui appris.
Tout de suite, sa figure fine aux traits aiguisés de souffrance, sa belle figure au regard doux et bon exprima une grande tristesse :
— Vous me faites beaucoup de peine, me dit-il. Taine était une grande intelligence que j’admirais sans réserves ; c’était aussi un homme exquis que j’aimais profondément.
Et, après un silence, où il se recueillit un instant, il poursuivit :
— J’ai connu Taine chez Flaubert. C’était à un dîner du grand écrivain. Taine s’y était montré le causeur brillant qu’il savait être quand il le daignait. Car Taine était un homme du monde, il avait la grâce et l’aisance naturelles. Même, à ce propos, Sainte-Beuve le raillait un peu de sa tournure galante et de ses prétentions féminines...
Je revis Taine par la suite et il me témoigna beaucoup d’amitié. Je me souviens surtout d’un article qu’il fit dans les
Débats et où il se montrait très bienveillant pour moi.
Taine est une de mes admirations dans la littérature française. Je le place bien au-dessus de Renan et comme philosophe et comme écrivain. Il y a dans son
Histoire de la littérature anglaise, des pages admirables, des pages inoubliables... Tenez, pour vous donner la mesure de sa patience et de la pénétration de son esprit, je me rappelle cette anecdote qu’il cite dans son merveilleux ouvrage De l’intelligence :
... Taine était un travailleur, un travailleur infatigable. Il semble que c’est à coups de volonté que son talent ait été fait. Il aimait le travail isolé, il aimait qu’on le laissât tranquille, et le bruit l’effrayait. C’est ce qui explique que tout le tapage fait autour de Zola, cette popularité un peu bruyante ne lui aient point plu. Mais s’il est un écrivain que Taine aimait, par exemple, c’était Bourget. Bourget, c’était l’élève favori, tandis que Zola était l’élève indiscipliné.
Pour moi, l’amitié de Taine me fut toujours précieuse. Quand il fut question de me pousser à me présenter à l’Académie, il s’employa très activement en ma faveur : il était un de mes plus chauds partisans. Mais vous savez, n’est-ce pas, mon opinion au sujet de l’Académie ?
Et gravement, le maître ajouta :
— En un mot, Taine était une de nos grandes figures. Son influence a été considérable sur une très grande catégorie de penseurs et d’écrivains. Son intelligence était une lumière qui brillait très claire, très haute... Maintenant qu’elle vient de s’éteindre, il semble qu’on y voie moins, qu’un peu plus de ténèbres soit autour de nous...
Et le maître me serra la main en silence.
MARCEL PRADIER