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L’opinion de
M. Alphonse Daudet
Je me souviendrai longtemps de l’exquise conversation que j’ai eue, hier jeudi, avec M. Alphonse Daudet.
J’étais allé demander au Maître de me tracer un portrait de M. Henri Rochefort.
L’auteur de
Sapho et de tant d’autres chefs-d’œuvre, au premier rang desquels je placerai cette merveilleuse étude de mœurs contemporaines qui s’appelle
Fromont Jeune et Risler aîné, est pendant l’été à
Champrosay, à deux pas de la station de
Ris-Orangis.
Pour aller le voir, il faut courir jusqu’à la gare de Lyon, ce qui est un long chemin pour un Parisien, même pour un Parisien qui, comme moi, est tout frais débarqué de Londres, et de la gare de Lyon, il ne faut pas moins de trois quarts d’heure pour arriver. Plus longue encore est la route quand il vous arrive de manquer un train et quand vous tentez, comme je l’ai fait, de rattraper le temps perdu en prenant le chemin de fer à la gare d’Orléans à destination de Juvisy, pour ensuite se rendre de Juvisy à pied jusqu’à Champrosay.
Mais le temps était radieux, hier après-midi, et je ne regrettais pas d’avoir manqué mon train en m’acheminant de Juvisy à Champrosay, après avoir passé la Seine en pont de bateau. Ces jolis coteaux que vous apercevez à votre droite en longeant le chemin, cette riante nature qui égaie l’âme et qui l’enchante, vous font oublier l’heure qu’il vous faut marcher pour arriver jusqu’à la maison de M. Alphonse Daudet.
Attenant à une petite chapelle, vous apercevez de longues grilles blanchies. C’est là que demeure le Maître. Je sonne, je passe ma carte, et j’entends du cabinet de travail où on m’a fait entrer, la voix du célèbre romancier dire :
— Faites venir Monsieur au jardin.
Je descends le perron, et j’aperçois M. Daudet s’avancer vers moi, appuyé sur le bras de son fils.
Autour d’une table, dans le jardin, sur des bancs, sur des chaises, je vois quelques amis assis. Au milieu d’un essaim de jolies femmes, je distingue M. de Goncourt, un ami fidèle de la maison, et deux de nos plus sympathiques et plus distingués confrères de la presse étrangère, M. Rowland Strong, correspondant du
Morning Post, et
M. Sherard, correspondant de la
Pall Mall Gazette.
Avec M. Daudet, je remonte dans le cabinet de travail pour causer à l’aise.
— J’ai lu votre article de ce matin à propos de M. Henri Rochefort, me dit le Maître. Vous le défendez très bien.
Je le remercie de cette trop flatteuse appréciation et je lui demande s’il veut bien me donner son opinion sur le rédacteur en chef de
L’Intransigeant.
— Mais, très volontiers, me répond-il, et je lui laisse la parole.
Je commence par vous dire, me déclare M. Alphonse Daudet, que je n’adopte pas les critiques de M. Émile Zola. Rochefort, mais... c’est l’esprit le plus fin que je connaisse, c’est tout ce que, dans ce grand Paris, je trouve de plus rapidement intelligent. Son œil vide ? Que non pas. Il est des plus profonds, il révèle un caractère de première marque. Je l’aime comme homme et je l’estime comme caractère. Au point de vue du talent, je ne comprends pas comment on pourrait lui en contester un... énorme. Il parle une excellente langue, très correcte, pleine de vie, d’action, et souvent d’élégance qu’il rencontre naturellement. Et puis, ce qui m’étonne et ce que j’admire, c’est la durée de son talent. Pour moi, je lis tous les jours
L’Intransigeant et je n’aperçois aucune décroissance dans la vigueur de l’esprit du polémiste, ni de faiblesse dans la pensée. Il est toujours aussi jeune, aussi vaillant. Oui, il m’étonne... et je l’admire. Quelle lucidité il a toujours ! comme il voit promptement et juste !
— Voilà pour l’esprit et le talent, cher Maître, mais que pensez-vous de M. Rochefort, homme politique ?
— Vous savez que je ne m’occupe pas de politique, réplique M. Daudet, mais comme tout citoyen, je m’occupe de mon pays. Eh bien ! Mon avis est qu’Henri Rochefort nous dit toujours la vérité, et je ne m’occupe ici que de politique étrangère. Oui, il est à Londres, dans un poste d’observation merveilleux. Il nous voit de loin... ramassés. Il aperçoit nos fautes, nos sottises, et il crie casse-cou... C’est un conseilleur à écouter. Pour ma part, si j’étais ministre des affaires étrangères, je ferais éplucher les articles où il parle de nos devoirs et de nos droits dans les questions intéressant la patrie. On ne réfléchit pas assez, selon moi, à l’expérience que cet homme a des hommes et des choses. Je ne sache pas une seule classe de la société qu’il ne lui ait été donné d’étudier de près. Il a une situation vraiment à part, parmi nos contemporains, ne serait-ce que par les hommes et les choses qu’il lui a été donné de voir. Il a été en prison, il a été au bagne, à la Nouvelle-Calédonie, il a eu aussi les rênes du pouvoir pendant la Défense nationale. Aujourd’hui, il est de nouveau en exil... Et cependant, il est toujours debout. Voyez-vous, quand on n’a que de l’esprit, on ne peut pas jouer si longtemps le rôle qu’a joué, que joue encore Rochefort. Est-ce que, s’il n’avait que de l’esprit, on verrait les députés à la Chambre, les sénateurs au Sénat, lire chaque matin l’article d’Henri Rochefort ?
— Et ses romans, ses pièces de théâtre, comment les appréciez-vous ?
— Ses pièces ne me sont pas bien présentes à la mémoire, au moment où vous me parlez, mais je les ai lues : elles étaient pleines du meilleur sel gaulois, elles étaient remplies de gaieté, de pure gaieté française. Quant à ses romans, on y rencontre beaucoup, beaucoup de talent. Il y en a un, entre autres, dont toute l’action se passe à Nouméa, qui est un pur chef-d’œuvre. Il y a un sentiment de la nature de ce pays de la Nouvelle-Calédonie qui est rendu avec une force et une saveur dramatique de tout premier ordre.
Je savais que M. Alphonse Daudet avait un grand nombre de souvenirs sur Henri Rochefort. Je le priai de vouloir bien m’en conter un inédit, ou tout au moins inconnu du grand public.
Le grand romancier réfléchit un instant, puis me dit :
— Tenez, en voici un qui donnera à ceux qui ne connaissent pas le vrai Rochefort, ou qui affectent de ne pas le connaître, une idée de son caractère. J’avais alors vingt ans, ou à peu près. Comme vous le voyez, il y a bien longtemps de cela. Je n’étais pas, alors, torturé par cette mystérieuse maladie nerveuse qui m’empêche de travailler des journées entières. Morny m’avait pris pour son secrétaire particulier, aux appointements de trois mille francs par an. Aux côtés de Morny, j’appris naturellement bien des choses. L’idée de Morny, l’idée fixe, était de faire la connaissance d’Henri Rochefort. Morny avait fait une pièce, il désirait que Rochefort en parlât. On le lui fit savoir..., au
Figaro, où collaborait alors le rédacteur en chef de L’Intransigeant. Rochefort en parla, en effet, mais ce fut pour diriger contre l’auteur, le ministre d’État omnipotent d’alors, une de ces diatribes mordantes, comme seul un maître journaliste comme lui pouvait en écrire.
Grand émoi chez Morny et dans son entourage. Villemessant leva les bras en l’air en signe de désespoir... Au fond, le spirituel directeur du
Figaro n’était nullement désespéré ; il était, au contraire, enchanté de l’article — qui fit grand bruit — de son distingué collaborateur. Morny, par l’intermédiaire d’amis, fit sonder Jouvin, chargé alors par Le Figaro de la critique dramatique, pour répondre par des éloges à l’article agressif d’Henri Rochefort. M. Jouvin ne voulut rien écouter, et ce fut un échec complet. Alors, on vint dire au ministre des horreurs du fameux pamphlétaire ; quelqu’un, sans rire, osa affirmer que Rochefort avait été boursier au coup d’État...
Ce ne fut pas la seule tentative de Morny pour arriver à voir Rochefort, à lui parler. Un jour, au théâtre des Variétés, le ministre se mit à faire une véritable chasse au rédacteur de
La Lanterne. Rochefort, averti, joua merveilleusement à cache-cache avec le ministre, si bien, que le ministre ne put le joindre.
Enfin, Morny avait une merveilleuse galerie de tableaux. On savait Henri Rochefort grand amateur d’œuvres d’art. Le plus habilement possible, on voulut l’attirer dans la fameuse galerie, où l’aurait rencontré, comme par hasard, Morny. Il sentit le piège, et n’y alla pas. Et M. Zola appelle M. Rochefort gobeur
! Rochefort gobeur ! termine en riant M. Daudet. Alors, on me l’aurait bien changé !
Tout en me serrant la main, l’auteur de
Sapho, — et ce furent ses dernières paroles, — me dit :
— Quelle belle ressource il a, ce Rochefort, de dire les choses sérieuses en riant, à la française ! Du reste, son exil ne l’a pas aigri. Je me souviens que ce brave Vallès, que j’aimais beaucoup, m’écrivait, lorsqu’il était en Angleterre, des lettres de lamentations. Rochefort, lui, sait sourire même à l’infortune...
M. SISLEY-LEUDET