Transcription Transcription des fichiers de la notice - <em>Le Matin</em>, 29 mai 1895 Non signé 1895-05-29 chargé d'édition/chercheur Hirchwald, Gabrielle (édition scientifique) Gabrielle Hirchwald (ATILF-CNRS) ; projet Entretiens d'écrivains dans la presse (1850-1914) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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1895-05-29 Fiche et transcription : Gabrielle Hirchwald (ATILF-CNRS) ; projet Entretiens d'écrivains dans la presse (1850-1914) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
<div style="text-align: justify;">Accompagné de sa famille, Alphonse Daudet séjourne en Angleterre durant le printemps 1895. Henry James leur sert de guide et organise l'ensemble de leur voyage.</div> <div style="text-align: justify;">Daudet complète ses recherches pour son roman <em>Soutien de famille</em> dont une partie se déroule au Royaume-Uni. Quant à Julia, elle publiera un petit livre, <em>Notes sur Londres, mai 1895</em>.</div> <div style="text-align: justify;">Ces interviews permettent de mieux appréhender la réception de Daudet à l'étranger.</div> Français <div style="text-align: justify;">Accompagné de sa famille, Alphonse Daudet séjourne en Angleterre durant le printemps 1895. Henry James leur sert de guide et organise l'ensemble de leur voyage.</div> <div style="text-align: justify;">Daudet complète ses recherches pour son roman <em>Soutien de famille</em> dont une partie se déroule au Royaume-Uni. Quant à Julia, elle publiera un petit livre, <em>Notes sur Londres, mai 1895</em>.</div> <div style="text-align: justify;">Ces interviews permettent de mieux appréhender la réception de Daudet à l'étranger.</div>
RETOUR DE LONDRES
UN ENTRETIEN AVEC M. ALPHONSE DAUDET

Voyage interrompu Trop de célébrité nuit Faubourg Saint-Germain d’outre-Manche Jugement par comparaison Vivent les Parisiennes !

M. Alphonse Daudet est rentré de Londres lundi soir, à sept heures et demie.

Ce retour subit et que rien ne faisait prévoir a produit une certaine émotion parmi les amis et les admirateurs de l’illustre écrivain. On craignait quelque accident fâcheux, quelque mauvaise nouvelle et, bien que de temps à autre nos confrères anglais eussent pris le soin de nous tenir au courant des faits et gestes de leur hôte, nous n’avons été complètement rassurés qu’en pénétrant, hier, dans le cabinet de travail du maître, où nous l’avons trouvé en excellente santé, et d’humeur fort gaie, quoique légèrement fatigué de son voyage.

M. Daudet nous fait asseoir en face de lui et, sans nous laisser le temps de lui poser une question, nous raconte avec beaucoup d’amabilité les causes qui ont précipité son retour.

— Nous devions, dit-il, quitter Londres, et nous rendre en Écosse dans un yacht que j’avais frété ; cette promenade le long des côtes, avec escales dans les principaux ports, promettait d’être très intéressante et me réservait, à moi en particulier, qui n’avais jamais mis le pied en Angleterre, des surprises et des impressions dont je me réjouissais fort, lorsque subitement ma petite fille a été prise de violents maux de gorge.

Nous embarquer dans ces conditions devenait difficile et désagréable ; ou bien nous aurions dû nous résigner à ne jamais mettre le nez dehors et à vivre quinze jours au fond de nos cabines ; ou bien il aurait fallu gagner l’Écosse en chemin de fer et par conséquent renoncer à tous les charmes du voyage projeté.

Vous savez, de plus, que dans ces pays de montagnes la saison n’est guère favorable aux excursions et aux promenades avant le 15 juin ; en attendant, il aurait fallu vivre à l’hôtel et on nous avait prévenus que les hôtels d’Écosse étaient loin de réaliser le confortable, même le plus élémentaire.

Une troisième alternative se présentait à nous : rester à Londres et y attendre le rétablissement de ma petite fille...

— Et pourquoi n’avez-vous pas choisi cette alternative, mon cher maître ?

— C’est que le séjour à Londres m’était devenu insupportable.

L’envers de la gloire

— Malgré toutes les précautions que j’avais prises pour demeurer dans mon coin et pour me concentrer uniquement dans l’observation des choses nouvelles que j’étais venu voir et étudier, dès qu’on a su que j’étais à Londres, une foule de reporters, munis tous de lettres de recommandation, ont assiégé mon antichambre ; leur amabilité et leur insistance me mettaient dans l’obligation de les recevoir.

Quand ils sortaient de chez moi, c’est à peine s’il me restait le temps de dépouiller la nombreuse correspondance que je recevais journellement et qui se composait presque exclusivement de lettres d’invitation à des dîners, à des soirées, à des lunchs, à des concerts, à des garden-parties... que sais-je encore ?

Tous les soirs, il me fallait mettre mon habit et ma cravate blanche, courir de l’un chez l’autre et sourire à tous. Je n’avais passé le détroit que pour me retrouver dans un nouveau faubourg Saint-Germain !

— Mais toutes ces relations, toutes ces marques de sympathie, nous pouvons dire d’admiration, ont dû flatter votre légitime amour-propre ?

— Je vous avoue, sans ambages, que j’ai été aussi surpris qu’heureux de rencontrer à Londres, où je me croyais tout à fait ignoré, la célébrité réservée aux hommes connus.

Je savais fort bien qu’en Allemagne je jouissais d’une certaine réputation ; car cette réputation se traduit annuellement par la vente d’un grand nombre d’éditions de mes œuvres, pour lesquelles je touche de respectables droits d’auteur.

Mais en Angleterre, où la protection littéraire n’existe pas, on a traduit, remanié, illustré, popularisé mes œuvres sans que jamais j’en aie rien su, et, je vous le répète, mon étonnement a été grand en constatant que j’étais lu et connu autant en Angleterre qu’en Allemagne et en France.

— Alors, vous n’avez guère eu le loisir de recueillir des notes suffisantes pour nous faire espérer l’apparition d’un nouveau volume ? Tout au moins la fréquentation de la haute société anglaise vous a-t-elle fourni matière à un roman, à des nouvelles ?

Un livre prochain

— Certes ! je me propose bien de réunir mes impressions et de les soumettre au public.

— Peut-on, sans crainte de déflorer votre sujet, vous demander ce que vous pensez des Anglais ?

— Je les ai surtout jugés par comparaison, et ce que je n’ai pas osé leur dire, de peur d’être taxé de flagornerie, je vous le dis à vous. Le peuple anglais est un peuple merveilleux, et j’ai souffert horriblement en constatant sa supériorité sur le peuple français. Les Anglais, moins bien doués que les Français, moins intelligents, moins habiles, ont, outre leur sens pratique, un orgueil et une volonté qui les font réussir partout où nous échouons ; le Français se dégoûte vite de tout, et les aptitudes extraordinaires dont il est doué, il ne les utilise que pour se faire du tort.

Savez-vous à quoi j’ai pensé en comparant l’Anglais et le Français ? Je me suis représenté ce dernier comme un bel enfant qui s’amuserait à se défigurer en s’arrachant un œil, en se brisant une dent, en se cognant le nez contre un mur.

— Et les femmes ?

— Ah ! nous répond le maître avec un sourire de satisfaction, cela c’est une autre affaire. Je ne crois pas qu’on puisse comparer aucune femme à la Française ; mais, à coup sûr, ce n’est pas l’Anglaise qui lui fera jamais du tort.

Sévère, mais juste

— Non seulement elle n’est pas belle et n’a rien de séduisant dans sa forme physique, mais elle n’a ni goût ni élégance. L’Anglaise que vous rencontrez à Paris dans les voitures de l’agence Cook, celle que vous frôlez dans les musées avec ses lunettes, son chignon plat et ses grands pieds, ne diffère en rien de la grande dame anglaise avec laquelle vous vous trouvez dans les salons, sur le turf ou dans les théâtres.

En débarquant à Paris lundi soir, j’ai éprouvé un véritable sentiment de plaisir en considérant nos jolies Parisiennes, avec leurs toilettes ravissantes qu’éclairaient des rayons de soleil inconnus à Londres. Et je les préfère à toutes les Anglaises, quand bien même celles-ci sont plus sérieuses, lisent davantage et dépensent moins !

— Enfin, cher maître, avez-vous profité de votre séjour dans le Royaume-Uni pour apprendre l’anglais ?

— Je crois bien ! Hier, en descendant de mon wagon, j’ai dit pour la première fois yes.

Qui ne reconnaîtrait, à cette réponse, l’aimable historien des Tartarins de Tarascon ?

NON SIGNÉ