Transcription Transcription des fichiers de la notice - <em>Le Journal</em>, 28 novembre 1895 Clergé, Henri 1895-11-28 chargé d'édition/chercheur Hirchwald, Gabrielle (édition scientifique) Gabrielle Hirchwald (ATILF-CNRS) ; projet Entretiens d'écrivains dans la presse (1850-1914) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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1895-11-28 Fiche et transcription : Gabrielle Hirchwald (ATILF-CNRS) ; projet Entretiens d'écrivains dans la presse (1850-1914) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
<div style="text-align: justify;">Alexandre Dumas fils meurt le 27 novembre 1895. <em>Le Journal</em> lui consacre deux pleines pages. En outre, plusieurs artistes sont sollicités à cette occasion dont Zola, Alphonse Daudet, Jules Claretie, Catulle Mendès, Edmond Got, ex-doyen de la Comédie-Française et Eugénie Doche, actrice ayant joué à de multiples reprises <em>La Dame aux camélias</em>.</div> <div style="text-align: justify;">Se pose aussi la question de la succession de Dumas à l'Académie française. </div> Français <div style="text-align: justify;">Alexandre Dumas fils meurt le 27 novembre 1895. <em>Le Journal</em> lui consacre deux pleines pages. En outre, plusieurs artistes sont sollicités à cette occasion dont Zola, Alphonse Daudet, Jules Claretie, Catulle Mendès, Edmond Got, ex-doyen de la Comédie-Française et Eugénie Doche, actrice ayant joué à de multiples reprises <em>La Dame aux camélias</em>.</div> <div style="text-align: justify;">Se pose aussi la question de la succession de Dumas à l'Académie française. </div>
MORT D'ALEXANDRE DUMAS
Chez Alphonse Daudet

— J’ai, à la vérité, peu connu Dumas, me dit Daudet. Je l’ai rencontré à dîner, souvent, et en particulier chez Labiche, où je me souviens qu’on nous avait mis côte à côte pour que nous fassions feu l’un sur l’autre, et où nous avons passé tout le temps à nous faire des niches. Mais comme tout se rapetisse en face de la mort !... Avec Dumas et Augier, il me semble que les deux grandes lumières du théâtre contemporain se sont éteintes. J’ai déjà eu cette impression au lendemain de la mort d’un autre grand homme, cette impression presque physique d’une éclipse... Il me semble qu’il n’y a plus qu’une demi-clarté, le demi-feu de la rampe pendant l’entracte, et cet intraduisible silence qui, pendant une seconde à peine, contient comme l’étonnement de ce qui vient de finir, et précède la reprise de la vie, l’agitation, les papotages des couloirs.

Pendant que tombe sur lui, dans le cercle de l’abat-jour, la lumière sourde et douce d’une lampe qu’on vient d’allumer, Daudet reste pensif une seconde, le front dans sa main pâle et nerveuse, qui bientôt se déplace, bouge, furette sur la table, revient tirer sa barbe qui grisonne. Et dans ses yeux qui ont la douceur brouillée de la myopie, dans sa physionomie toute magnétique d’intelligence, passe en un éclair comme le regret de choses menues et spirituelles, que le causeur aimerait à dire, mais sait taire par bienséance.

L’impression particulière que m’a toujours donnée Dumas est celle de la combativité. Je ne pouvais le voir sans avoir aussitôt envie de discuter, de jouter avec ce merveilleux esprit que je sentais comme à l’antipode de mes idées. Ainsi, ce qui chez lui me donnait envie de batailler, c’était sa haine de Goethe. Je n’ai jamais compris comment il pouvait nier Goethe. Et tenez, c’est comme son ignorance de la famille... Ah ! Cela, par exemple, me blessait, moi, dont c’est le côté provincial, ce sentiment du foyer que j’ai toujours gardé et qui s’éteindra avec moi. Dumas ne l’avait pas, lui, il ne comprenait pas la famille ; et c’était là une marque de son parisianisme.

Et après un court silence :

— J’ai encore le souvenir d’une discussion terrible entre Gambetta et moi, au sujet de Dumas. Gambetta ne pouvait lui pardonner de l’avoir appelé Gaudissart, et moi je trouvais une telle rancune indigne d’un homme de sa trempe. Alors Gambetta : — Fais donc le malin, toi ; j’étais, hier, ton voisin, à une première de Dumas, et tu avais tout le temps ta tête de Christ de campagne. Ah ! tu avais l’air de t’ennuyer ! Eh ! bien, c’était vrai, j’avais, ce soir-là, la tête à l’envers, parce que je venais d’apprendre la mort de ce grand Flaubert, et ce fut la seule fois où, contraint, par nécessité professionnelle, d’écouter une pièce de Dumas dont je devais faire la critique au Journal Officiel, je n’en écoutai pas un seul mot, et demeurai toute la soirée l’esprit absent... Mais je vous parle, je vous parle... Et je m’aperçois que tout cela est bien déplacé à cet instant. Il y a dans cette fabrication à la grosse de couronnes mortuaires, dans cette utilisation hâtive de verroteries funèbres, quelque chose qui choque et gêne la pensée. Vous me comprenez ?

Mais Daudet, qui visiblement, a présent à la mémoire quelques traits saillants de Dumas, que son observation subtile a su saisir, ne serait pas le fin causeur qu’il est s’il m’avait laissé partir sans m’en citer un entre cent :

— Tenez, pour finir avec toutes ces choses décousues. Une manie que je surpris chez lui, était d’essayer son quatrième acte sur un auditoire. Il vous racontait comme un fait récent de la vie le sujet de sa pièce. Telle femme du monde était dans tel cas. Puis il s’arrêtait : — Et que croyez-vous qu’il est advenu ? Il attendait un instant qu’on répondît. Et je me disais : toi, mon bonhomme, tu cherches ton dénouement !

Mais Daudet s’arrête :

— Qu’est-ce que je vous dis là ? Voulez-vous bien vous en aller, vous m’en faites dire de belles ! A-t-on jamais vu ? Vous êtes là, les oreilles ouvertes, et je bavarde ! Non, ces reporters, c’est extraordinaire !

HENRI CLERGÉ