Transcription Transcription des fichiers de la notice - <em>Le Figaro</em>, 17 juillet 1896 Béhenne, Georges 1896-07-17 chargé d'édition/chercheur Hirchwald, Gabrielle (édition scientifique) Gabrielle Hirchwald (ATILF-CNRS) ; projet Entretiens d'écrivains dans la presse (1850-1914) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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1896-07-17 Fiche et transcription : Gabrielle Hirchwald (ATILF-CNRS) ; projet Entretiens d'écrivains dans la presse (1850-1914) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
<div style="text-align: justify;">La mort d'Edmond de Goncourt chez son ami Alphonse Daudet à Champrosay le 16 juillet 1896 a donné lieu à de très nombreux articles. Au-delà du reportage sur la disparition soudaine du romancier, c'est la question de la future Académie Goncourt qui occupe alors tous les esprits.</div> Français <div style="text-align: justify;">La mort d'Edmond de Goncourt chez son ami Alphonse Daudet à Champrosay le 16 juillet 1896 a donné lieu à de très nombreux articles. Au-delà du reportage sur la disparition soudaine du romancier, c'est la question de la future Académie Goncourt qui occupe alors tous les esprits.</div>
LA MORT D'EDMOND DE GONCOURT
Notes intimes

Dans un lit semé de fleurs pâles qui lui font comme un cadre de pureté, un grand corps repose rigide dans sa redingote noire, les mains jointes ornées de bagues, la tête puissante, solide, blanche par les cheveux, blanche par la forte moustache, blanche de la chaude et sereine blancheur des cadavres : c’est Edmond de Goncourt. Edmond de Goncourt, colosse indomptable il y a quelques heures, en un instant abattu et détruit par la plus détestable et la plus imprévue catastrophe.

Depuis samedi, il était à Champrosay, parmi les arbres et les fleurs, que tant il aima, dans la riante et rouge maison de son vieil et inséparable ami Alphonse Daudet, confident de ses rêves, de ses ambitions, de ses passions d’art, avec qui, chaque année, il passait ainsi quelques semaines dans le repos fécond, et c’est là, au milieu de ces fleurs et de ces arbres, sous l’abri de cette chaude amitié, qu’il est venu mourir. Et cette sèche préface de deux lignes qu’il écrivait, il y a quatre mois à peine, en tête du dernier volume de son Journal : Le neuvième volume du Journal des <persName type="auteur">Goncourt</persName> est le dernier volume que je publierai de mon vivant, il ne pouvait pas deviner que, ces mots rapides, la mort viendrait si tôt les rendre si douloureusement prophétiques !

Dimanche, il commença de souffrir de sa maladie de foie, qui, depuis tant d’années, lui donnait assaut, et dont on peut suivre les progrès à chaque page de son journal. Il ne s’en inquiétait pas : le mal lui avait fait un corps docile. Cependant, lui qui, à Champrosay comme partout où il vivait, donnait le meilleur de son temps au travail, à côté de son « cher Daudet », il ne travaillait plus. Il allait, à grandes enjambées, à travers le jardin parfumé, et il songeait. Daudet, tenu à sa table par des travaux pressants, s’en excusait auprès de lui ; il avait un remords de laisser seul son ami désœuvré, et il lui avait dit :

— Eh bien, je vous consacrerai toute ma journée de mardi.

Et, ce mardi-là, il y a trois jours, ils l’avaient passé tout entier ensemble, Goncourt rapetissant son pas pour ne pas fatiguer Daudet, qui s’appuyait sur son bras dans les allées du jardin. La maladie, pourtant, ne désarmait pas. Mercredi matin, Goncourt se sentit plus souffrant. Il voulut prendre un bain. Déjà, l’an dernier, dans une crise pareille, il avait fallu que Mme Daudet luttât contre lui pour l’empêcher de se mettre au bain ; mais, cette fois, sa volonté fut plus forte que les affectueuses remontrances de ses amis, et il fallut céder. Tandis qu’il se baignait, Daudet vint frapper à la porte :

— Êtes-vous mieux ?

— Un peu faible, mon ami. Dites-moi donc quelle heure il est : je n’ai pas la force d’atteindre ma montre.

Il voulait descendre à table, mais on le força de se recoucher. Alors il se sentit tout à fait mal. Il avait pris froid : il eut un commencement de congestion pulmonaire. Ses amis, inquiets, mandèrent par télégraphe son médecin, le docteur Barrier, qui arriva après déjeuner, presque en même temps qu’un de ses confrères de Draveil.

Mais, dès ce moment, tout était dit. La congestion pulmonaire se déclara, il fut impossible de l’enrayer, et la faiblesse s’accrut d’heure en heure. À six heures, le corps robuste de Goncourt était terrassé : souffle par souffle, toute la force de ce géant s’était échappée, il s’éteignait sans bruit, sans révolte, et la vie demeurée en lui s’exprimait par des murmures plaintifs où il nommait ses amis.

À minuit, on appela Daudet. Il monta au second étage dans la claire chambre où gémissait son ami. Goncourt avait perdu connaissance. Le docteur Barrier lui dit :

— Savez-vous où vous êtes ?

Il sourit sans répondre. Il ne pouvait plus parler. Et l’agonie commença.

— Ce fut, nous dit Alphonse Daudet, un râle d’abord continu, puis saccadé, puis très lent, qui se termina en spirale plaintive.

Puis il se tut : c’était fini.

Autour de son lit, M. et Mme Alphonse Daudet, leur plus jeune fils Lucien et le docteur.

ALPHONSE DAUDET

Dans son sévère cabinet de travail du rez-de-chaussée, assis à sa large table, M. Alphonse Daudet penche tristement la tête, les yeux vagues perdus dans le lointain des arbres, par la fenêtre ouverte.

— Une catastrophe si soudaine, si effroyable nous dit-il. C’est l’irrévocable, il faut s’incliner, il faut dire : — C’est fini. Et pourtant je ne puis pas le croire. En six jours, je perds mes deux meilleurs amis !... Lui, avant-hier, il était là, nous causions ; jamais il n’avait été si gai, si plein de trouvailles, d’imprévu, d’anecdotes ; nous parlions du dernier livre qu’il ait lu, un bouquin russe sur l’incendie de Moscou, que je lui avais prêté... et maintenant, il est là-haut, et tout est fini !... Je suis suffoqué, abattu, je n’ai plus la force de me souvenir... Vingt-quatre ans d’amitié fraternelle comme la nôtre, brisés d’un coup !

Et, comme je fais discrètement allusion aux méchants bruits de leur brouille répandus il y a quelques semaines :

— La réponse, la voilà : il est mort chez moi. Il a beaucoup souffert de tous ces potins, exagérément sensible, comme il l’était, à la critique et au blâme. Nous en avons ri ensemble, c’est au moins ce qu’ils nous ont rapporté de bon ; mais, au fond, il en gardait de l’amertume et de l’aigreur. Ce qui est vrai, c’est que nous nous sommes tendrement aimés, c’est que, depuis vingt-quatre ans, nos vies se sont mêlées et confondues, c’est que nous avons été l’un pour l’autre les confidents de nos mutuelles pensées.

Alphonse Daudet s’arrête, repris par sa triste rêverie. Et, comme s’il se parlait à lui-même, il ajoute :

— Ce, soir, nous avions invité des amis à dîner. Nous devions être une trentaine à table. À cet instant-ci, la maison aurait été pleine de joie. Goncourt s’en faisait une fête. Il me disait : — Demain, je veux être levé. Il avait dit à ma femme : — Il faut me faire une compote de pêches, j’y compte, vous savez ! Il aimait tant les pêches ! Nous en faisait-il des affaires, tous les ans, avec ses pêches !... Et voilà, aujourd’hui, nous le veillons !

L’ACADÉMIE

Je prononce le nom de la célèbre « Académie des Goncourt ». On sait que M. de Goncourt énonça maintes fois le projet de fonder après sa mort une académie qui porterait son nom. La fortune qu’il laisse, les admirables collections d’art qui occupent cette petite maison d’Auteuil, qu’il appelait son « grenier », où il a réuni des meubles, des objets d’art, des toiles, des dessins, des gouaches du XVIIIe siècle, des étoffes, des soies, des gravures, des kakémonos du Japon, et qui en font un musée d’une inappréciable valeur, tout cela doit constituer le capital dont le revenu assurera l’existence de l’Académie. Une Académie inconnue encore, où s’accomplira ce miracle, que l’on n’y rencontrera que des hommes de lettres — une Académie qui ne consacrera pas quarante immortels, mais une dizaine seulement. Chacun d’eux recevra une rente annuelle de dix mille francs, et, tous les ans, ils décerneront un prix à un écrivain qui ne soit pas des leurs. Unique condition pour y entrer : ne pas faire partie de l’autre, celle du Pont des Arts. Les noms des dix premiers membres sont inscrits dans le testament de Goncourt : l’Académie se recrutera ensuite elle-même au fur et à mesure des extinctions. La liste primitivement arrêtée s’est modifiée. Flaubert, Maupassant, Loti, Coppée devaient en être ; mais les uns ont passé le pont des Arts, les autres sont morts.

— J’ignore, nous dit M. Alphonse Daudet, les noms qui demeurent désignés par Goncourt. Lui-même, du reste, n’en parlait jamais. Des confidences sur un tel sujet eussent été trop gênantes pour les familiers du « grenier ». Nous saurons tout cela à l’ouverture de son testament, déposé à Paris chez un notaire. Il en avait fait un il y a quatre ans qu’il m’a lu. C’est ce jour-là que nous avons connu l’emploi qu’il comptait faire de sa fortune, et il m’a soulagé d’un grand poids. Les mauvaises langues ne manquaient pas pour insinuer que j’étais son légataire universel, et mon amitié en était gênée. Dieu merci ! On sait maintenant ce que deviendront ses collections ! Je ne puis rien vous dire non plus du Journal définitif des Goncourt, qui ne doit être publié qu’après la mort d’Edmond. Il s’ouvrait peu de ces projets littéraires. Mais nous saurons tout bientôt.

On peut citer toutefois parmi les dix écrivains marqués pour l’Académie, outre M. Alphonse Daudet, MM. Huysmans, Gustave Geffroy, Jean Lorrain.

D’œuvres inédites, Edmond de Goncourt n’en laisse pas, sinon une pièce, La Faustin, achevée depuis plus de deux ans, et qui avait tenté l’intelligente initiative de MM. Ginisty et Antoine, et des fragments d’un roman ébauché sur la Camargo. C’est tout.

LES VISITES. LES OBSÈQUES

Peu de personnes sont allées hier à Champrosay. Deux visiteurs seulement, MM. Frantz Jourdain et Pierre de Nolhac, amis fidèles de Goncourt et de Daudet. En revanche, un grand nombre de télégrammes y sont arrivés ; je cite au hasard ceux de la princesse Mathilde et de MM. É. Zola, Mirbeau, Masson, Charpentier.

Le corps sera transporté aujourd’hui au grenier d’Auteuil, et l’enterrement aura lieu demain sans doute — car rien n’est encore fixé — au cimetière Montmartre, où la même pierre couvrira le sommeil d’Edmond et de Jules de Goncourt, unis dans la mort comme ils le furent dans la vie.

LA CARRIÈRE DES GONCOURT

Ce n’est pas en ces brèves notes que je puis songer à retracer la carrière littéraire des Goncourt, appréciée comme il convient en tête de ce journal. Edmond était né à Nancy le 26 mai 1822 ; son grand-père était député du Tiers à l’Assemblée nationale, et il sortait d’une vieille famille lorraine alliée à celle de M. Lefebvre de Béhaine, hier ambassadeur de France à Rome. On sait trop l’étroite intimité des deux frères pour que je m’y appesantisse. Ce détail, que nous citait M. Alphonse Daudet, en dira assez :

— Leur vie à tous deux était liée au point que, plus de quinze ans après la mort de son aîné, Edmond croyait encore vivre avec lui. Dans les rêves qu’il faisait la nuit, il ne se voyait jamais seul, mais toujours avec lui : il ne disait pas « je », mais « nous ».

Et peu à peu, l’ombre avait disparu, sa propre personnalité s’était enfin dégagée, il rêvait des actes de sa vie propre. Mais, depuis cinq ou six mois, comme si l’autre venait le chercher, la vision évanouie était revenue, et de nouveau la dualité de leur vie se continuait en songe. Et leur amitié fut si fraternelle que, tandis qu’il agonisait, le dernier mot que lui dit M. Alphonse Daudet fut celui-ci :

— Allons, mon pauvre ami, va le rejoindre.

Leur commune carrière avait commencé, en 1851, par un roman intitulé En 18..., qui fut peu remarqué. Ils se donnèrent alors tout entiers au dix-huitième siècle, à l’étude duquel leurs travaux ont apporté une inoubliable contribution. Ils font paraître une Histoire de la Société française pendant la Révolution et sous le Directoire ; des Portraits intimes du dix-huitième siècle ; Sophie Arnould ; Histoire de Marie-Antoinette ; Les Maîtresses de Louis XV ; puis La Femme au dix-huitième siècle ; Les Actrices du dix-huitième siècle ; L’Art du dix-huitième siècle et L’Œuvre de Watteau.

Ils avaient aussi publié : le Salon de <date>1852</date>, les Mystères des théâtres, La Lorette, La Révolution dans les mœurs, Les Actrices, Une voiture de masques.

En 1869, commence la série de leurs romans d’observation du temps présent, dont je citerai seulement les principaux : Charles Demailly, Sœur Philomène, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Manette Salomon, Madame Gervaisais.

Après la mort de Jules de Goncourt, son frère, usant de notes recueillies en commun, publie : La Fille Élisa, Les Frères Zemganno, La Faustin, Chérie, Gavarni, Pages retrouvées, puis Henriette Maréchal, sifflée au Français, applaudie plus tard à l’Odéon.

Et enfin voici le Journal des <persName type="auteur">Goncourt</persName>, dont le neuvième volume paraissait en mars dernier (1892-1895) ; La Maison d’un artiste, Outamaro, et des pièces de théâtre : La Patrie en danger et À bas le progrès, au Théâtre-Libre ; Germinie Lacerteux, à l’Odéon ; et, cet hiver, Manette Salomon, au Vaudeville.

Œuvre nombreuse, forte, digne de respect.

— Ce fut, nous disait encore M. A. Daudet, un vrai littérateur, le plus vrai écrivain que je sache, passionné des lettres, qu’il aima toujours et par-dessus tout au monde.

Et je crois bien que ce sont ces mots-là, ou de pareils, qu’il faudrait inscrire au fronton de son tombeau.

GEORGES BÉHENNE