MORT DE L’AUTEUR DE
LA FILLE ÉLISA
- Hommage au grand écrivain
- Le dernier banquet de la littérature
- Gentilhomme de lettres
- Deux fois chef d’école
- Une œuvre considérable
Comme il le faisait chaque année, M. Edmond de Goncourt était venu se reposer à Champrosay, dans la villa de M. Alphonse Daudet. Retenu à Paris par des réparations importantes qu’on fait à sa maison d’Auteuil, il s’était rendu chez M. Daudet plus tard que d’habitude.
C’est samedi qu’il venait s’installer chez son ami. Il paraissait être en très bonne santé, très agile encore, malgré ses soixante-quatorze ans. Dimanche, il se plaignit faiblement de malaises du côté du foie.
Personne n’y attacha d’importance, M. Ed. de Goncourt souffrant assez fréquemment du foie. Le dimanche et le lundi, le malaise continua. Mardi matin, l’auteur de
Manette Salomon voulut prendre un bain dont il espérait quelque soulagement pour son mal.
Il resta longtemps dans l’eau et ne quitta sa baignoire que sur les instances de M. Daudet. Il se proposait de rester dans le cabinet de travail de son ami ; mais celui-ci obtint qu’il allât se coucher.
Quand il eut gagné sa chambre, au premier étage de la villa, M. Daudet monta le voir. Il le trouva frissonnant et se plaignant du froid.
— Je vais dormir, dit-il, et ne déjeunerai pas avec vous. Venez me réveiller vers deux heures.
À une heure et demie, Mme A. Daudet monta voir le malade et fut frappée du changement qui s’était opéré en lui. Immédiatement, on télégraphia au docteur Barrier, de l’hôpital Tenon, qui arriva aussitôt.
Congestion pulmonaire
Il constata la gravité de l’état de M. de Goncourt, diagnostiqua une congestion pulmonaire et prescrivit un traitement énergique destiné à provoquer une réaction. Le docteur craignait des complications, notamment une congestion cérébrale.
Grâce à la promptitude de cette médication, la réaction attendue se dessina. Quand le docteur Barrier quitta Champrosay par le dernier train, il laissa à M. Daudet quelque espoir sur le rétablissement du malade.
Malgré tout, le docteur Faure, de Draveil, resta à la villa pour passer la nuit au chevet de M. de Goncourt. À minuit et demi, on fit prévenir la famille Daudet de l’aggravation de la maladie. M. et Mme Daudet s’installèrent dans la chambre de leur ami.
Celui-ci suffoquait, avait à peine sa connaissance. Quelques instants après commençait l’agonie, et, à une heure et demie M. de Goncourt expirait sans s’être vu mourir.
— Ce n’est rien, avait-il dit dans l’après-midi à Mme Daudet. C’est une crise de foie qui me prend. J’en ai l’habitude et je serai vite guéri. Jeudi, je serai debout et pourrai être avec vos amis.
En effet, il devait y avoir, hier, comme tous les jeudis, réception à la villa de Champrosay.
M. Alphonse Daudet prévint ses amis du malheur qui venait d’arriver et télégraphia à M. Lefebvre de Béhaine, ancien ambassadeur de France au Vatican, pour lui annoncer le décès de son cousin.
Bientôt, la nouvelle se répandit à Paris et les télégrammes commencèrent à arriver à Champrosay. M. Lefebvre de Béhaine, qui se trouve au bord de la mer, annonce son arrivée pour aujourd’hui afin de régler les obsèques, de concert avec les amis de M. de Goncourt. Un des premiers télégrammes émane de la princesse Mathilde, demandant des détails sur la douloureuse nouvelle. Plusieurs amis intimes sont venus dans l’après-midi à Champrosay.
M. de Goncourt est resté dans la chambre qu’il occupait, au premier étage de la villa. Sa physionomie est calme et reposée. Pieusement, Mme Daudet a orné le lit de fleurs qu’aimait le défunt.
La déclaration du décès a été faite à la mairie de Draveil, dont dépend Champrosay. C’est M. le docteur Faure qui s’est chargé de cette formalité.
Aujourd’hui, à trois heures, aura lieu la mise en bière. À six heures, le corps sera transporté à Paris dans un fourgon des pompes funèbres. Le curé de la chapelle de Champrosay accompagnera le corps jusqu’à Paris. On l’exposera dans le salon du rez-de-chaussée de l’hôtel du boulevard Montmorency, jusqu’au jour des obsèques. C’est M. Frantz Jourdain, architecte et ami de M. de Goncourt, qui est chargé, en attendant l’arrivée de M. de Béhaine, de régler ces détails.
Avant de fixer la date des funérailles et d’en arrêter le cérémonial, on désire connaître les dispositions testamentaires de M. de Goncourt. On ignore s’il a exprimé quelque vœu relativement à son enterrement.
De toute façon, il sera inhumé au cimetière Montmartre, dans le caveau qu’il a fait construire et où repose déjà son frère Jules de Goncourt, mort, on le sait, en 1869.
Le testament
M. A. Daudet, que nous avons vu, à Champrosay, nous a dit qu’il y a quatre ans, M. Edmond de Goncourt lui avait communiqué le texte de son testament :
— D’après ce document, a-t-il ajouté, Edmond m’instituerait son exécuteur testamentaire. Mais depuis cette date, il ne m’a plus parlé de rien et j’ignore s’il n’a rien changé à ses dispositions.
Néanmoins, je crois que sa fortune ira à la fondation qu’il a toujours rêvée et dont les détails avaient été arrêtés de concert avec son frère, Jules. Elle servira à la fondation de l’Académie de Goncourt, dont tout le monde a entendu parler.
En raison de la méchanceté des gens, j’avais demandé, à mon éminent ami de faire connaître ses résolutions, afin d’éviter toute fausse interprétation des soins affectueux dont je l’entourais. À aucun prix, je ne voulais laisser à la médisance la possibilité de dire que je cultivais l’héritage du « vieux parrain ».
Accédant à mon désir, M. de Goncourt fit connaître l’organisation de son Académie. J’avais encore émis l’avis que le titre de cette réunion fût changé. Je le trouvais un peu emphatique et il me semblait qu’il avait un peu l’allure d’une concurrence superflue à l’autre compagnie. Sur ce point, il fut inflexible et je n’insistai pas.
Vous connaissez les grandes lignes de cette association. Elle se composera d’une dizaine d’écrivains qui recevront une rente de tant et formeront un aréopage chargé de décerner tous les ans un prix de 6000 francs à l’auteur du meilleur roman paru dans l’année et dont les ressources ne seraient pas suffisantes pour continuer ses travaux littéraires.
Mais, je vous le répète, j’ignore si M. de Goncourt a changé ses dispositions depuis quatre ans. Cependant, j’ai lieu d’en douter, car cela avait été arrêté de concert avec Jules de Goncourt, et vous savez quel culte respectueux Edmond professait pour la mémoire de son frère prédécédé.
Avant peu nous serons fixés, car M. Lefebvre de Béhaine, représentant direct de la famille, va se mettre en rapport avec le notaire de notre cher défunt.
Dans l’après-midi d’hier, M. Frantz Jourdain s’est rendu boulevard de Montmorency, 67, à Auteuil, pour prévenir du décès de son maître la vieille servante de M. de Goncourt, qui était à son service depuis plus de vingt ans.
Il est très probable que les obsèques auront lieu dimanche.
NON SIGNÉ